HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.
INTRODUCTIONJe me propose d’écrire l’histoire
de Constantin et de ses successeurs jusqu’au temps où leur puissance, ébranlée
au-dehors par les attaques des barbares, affaiblie au-dedans par l’incapacité
des princes, succomba enfin sous les armes des Ottomans. L’empire romain , le
meux et abli qui fût jamais, fut aussi le plus régulier dans ses degrés
d’accroissement et de décadence : ses différons périodes ont un rapport exact
avec les différents âges de la vie humaine. Gouverné dans ses commencements
par des rois qui lui formèrent une
constitution durable, toujours agissant sous les consuls, et
fortifié par l’exercice continuel des combats, il parvint sous Auguste à sa
juste grandeur et soutint sa fortune
pendant trois siècles, malgré les désordres d’un gouvernement tout militaire.
L’ouvrage
que j’entreprends est l’histoire de sa vieillesse. Elle fut d’abord vigoureuse,
et le dépérissement de l’état ne se déclara sensiblement que sous les fils de
Théodose. De là à la chute entière il y a plus de mille ans. La puissance des
Romains avait la même consistance que leurs ouvrages ; il fallut bien des
siècles et des coups réitérés pour l’ébranler et pour l’abattre. Et quand je
considère d’un côté la faiblesse des empereurs, de l’autre les efforts de tant
de peuples qui entament successivement l’empire, et qui sur ses débris
établissent tous les royaumes de l’Europe en-deçà du Rhin et du Danube, je
crois voir un ancien palais qui se soutient encore par sa masse et par la
stabilité de sa structure, mais qu’on ne répare plus, et que des mains étrangères
démolissent peu à peu et détruisent à la longue pour profiter de ses ruines.
Il
est vrai que les siècles antérieurs présentent une scène plus vive et plus
brillante. On y voit des actions plus héroïques et des crimes plus éclatants :
les vertus et les vices étaient des effets ou des excès de vigueur et de force.
Ici les uns et les autres portent un caractère de faiblesse : la politique est
plus timide; les intrigues de cour succèdent à l’audace; le courage militaire
n’est plus dirigé par la discipline; les Romains de ces derniers temps ne
songent qu’à se défendre quand leurs ancêtres osaient attaquer; la scélératesse
devient moins entreprenante, mais plus sombre; la haine et l’ambition
emploient le poison plus souvent que le fer; cet esprit général, cette âme de
l’état qu’on appelait amour de la patrie, et qui en tenait toutes les parties
liées ensemble, s’anéantit et fait place à l’intérêt personnel; tout se désunit, et les barbares pénètrent jusque dans le cœur de l’empire.
Ces
objets, quoique plus obscurs, n’en méritent pas moins l’attention d’un lecteur
judicieux. L’histoire de la décadence de l’empire romain est la meilleure
école des états qui, parvenus à un haut degré de puissance, n’ont plus à
combattre que les vices qui peuvent altérer leur constitution. Il a fallu pour
le détruire toutes les maladies dont une seule peut renverser des gouvernements
moins solidement affermis.
Un
tableau si sombre sera pourtant éclairé par des traits de lumière. Lors même
que toute vertu paraîtra éteinte, et que tout l’empire semblera sans action et
sans âme, on verra quelquefois, pour ainsi dire, du milieu de ces tombeaux
s’élever les héros; et ce qui pourra encore entretenir la curiosité des
lecteurs, et donner quelque chaleur à cette histoire, c’est qu’ils verront de
temps en temps sortir des ruines de l’empire de puissants états, dont les uns
sont aujourd’hui déjà détruits, et les autres subsistent encore avec gloire,
quoiqu’ils n’occupent qu’une petite portion de la vaste étendue que remplissait
la domination romaine.
Le
règne de Constantin est une époque fameuse. La religion chrétienne, arrachée
des mains des bourreaux pour être revêtue de la pourpre impériale, et le siège
des Césars transféré de Rome à Byzance, donnent à l’empire une face toute
nouvelle. Mais, avant que de raconter ces grands événements, je dois exposer
quel était alors l’état des affaires.
Depuis
la bataille d’Actium, qui fixa la souveraineté sur la tête d’Auguste, jusqu’au
règne de Dioclétien , dans l’espace de trois cent quatorze ans , Rome avait vu
une suite de trente-neuf empereurs. Plusieurs de ces princes ne firent que paraitre,
et ne régnèrent que le temps qu’il fallut à leurs rivaux pour monter en leur
place, et leur enlever la couronne et la vie. La succession n’ayant point été
réglée par une loi expresse et fondamentale, chaque prince s’efforçait de
rendre l’empire héréditaire dans sa famille; l’autorité de ceux qui mouraient
paisiblement leur survivait et passait à leurs enfants, ou à ceux qu’ils
avoient adoptés. Mais, dans les révolutions violentes, le sénat et les armées prétendaient
au droit d’élection; et les armes, qui parlent plus haut que les lois, lors même
que celles-ci s’expliquent clairement, décidaient toujours. L’approbation du
sénat n’était qu'une formalité qui ne manquait jamais à ceux à qui la
supériorité des forces donnait un titre redoutable.
Ce
fut par le suffrage des soldats qu’après la mort de Carus et de son fils
Numérien, Dioclétien fut élevé à l’empire l’an de J. C. 284. C’était un Dalmate
né dans l’obscurité, mais qui, s’étant formé au métier de la guerre sous
Aurélien et sous Probus, était parvenu aux premiers emplois. Grand homme d’état
et grand capitaine, intrépide dans les combats, mais timide dans les conseils
par un excès de circonspection et de prudence; d’un génie étendu, pénétrant,
prompt à trouver des expédients, et habile à les mettre en œuvre; doux par
tempérament cruel par politique, et quelquefois par faiblesse; avare et aimant
le faste; ravissant le bien d’autrui pour fournira son luxe sans diminuer ses
trésors; adroit à déguiser ses vices et à rejeter sur les autres tout ce qu’il faisait
d’odieux; et ce qui marque davantage son habileté, c’est qu’ayant communiqué
sa puissance à Maximien et à Galère, qui, féroces et audacieux, semblaient être
de caractère à ne respecter personne , il demeura le maître du premier après
en avoir fait son collègue , et sut longtemps tenir l’autre dans une juste
subordination.
Aussitôt
que par la défaite et par la mort de Carin il vit sa puissance affermie, il
porta ses regards sur toutes les parties de ce vaste domaine. L’empire avait
alors à peu près les mêmes limites dans lesquelles Auguste avait voulu le
renfermer. Il s’étendait d’Occident en Orient, depuis l’Océan atlantique
jusqu’aux frontières de la Perse, toujours aussi impénétrables aux Romains que
l’Océan même : le Rhin , le Danube, le Pont-Euxin et le Caucase le séparaient
des peuples du nord : du côté du midi il avait pour bornes le mont Atlas, les
déserts de la Libye, et les extrémités de l’Egypte vers l’Ethiopie.
Les
barbares, depuis près d’un siècle, tentaient de franchir ces limites; ils les
avoient même quelquefois forcées; mais ce n’était que par des incursions
passagères , et on les avait bientôt repoussés. Au temps de Dioclétien, des
essaims nombreux sortis des glaces du nord, et la plupart inconnus jusqu’alors,
commençaient à se montrer sur les bords du Danube; les Perses et les Sarrasins insultaient
la Mésopotamie et la Syrie; les Blemmyes et les Nubiens attaquaient l’Egypte;
et les barrières de l’empire tremblaient de toutes parts.
A
la vue de tant d’orages près d’éclater, Dioclétien sentit qu’il était
difficile à une seule tête de mettre tout à couvert. L’expérience du passé lui montrait
le danger de multiplier les généraux et les armées. Plusieurs de ses
prédécesseurs avoient été détruits par ces chefs de légions qui, ayant éprouvé le
charme flatteur du commandement, tournoient contre l’empereur les armés qu’ils
avoient reçues de lui pour la défense de l’empire; et les soldats des frontières,
perdant le respect pour le prince à mesure qu’ils le perdaient de vue, ne voulaient
plus avoir pour maître que celui qui les avait accoutumés à obéir. Il fallait
donc pour la sûreté de l’empereur qu’il confiât ses armées à un chef qui lui
fût attaché par un intérêt plus vif que le devoir; qui défendît l’empire comme
son propre bien, et qui servît à assurer la puissance de son bienfaiteur en
maintenant la sienne. Pour remplir toutes ces vues, Dioclétien cherchait un
collègue qui voulût bien se tenir au second rang, et sur qui la supériorité de son
génie lui conservât toujours une autorité insensible.
Il
le trouva dans Maximien. C’était un esprit subalterne, en qui il ne se
rencontrait d’autres qualités éminentes que celles que Dioclétien désirait dans
celui qu’il associerait à l’empire, l’expérience militaire et la valeur. Vain et
présomptueux, mais d’une vanité de soldat, il était très-propre à suivre sans s’en
apercevoir les impressions d’un homme habile. Né en Pannonie près de Sirmium,
dans une extrême pauvreté, nourri et élevé au milieu des alarmes et des courses
des barbares, il n’avait fait d’autre étude que celle de la guerre, dont il
avait partagé toutes les fatigues, et tous les périls avec Dioclétien. La conformité
de condition, et plus encore l’égalité de bravoure, les avoient unis. La
fortune ne les sépara pas; elle les fit monter également aux premiers grades
dans les armées, jusqu’au moment où Dioclétien, prenant l’essor, s’éleva au
rang suprême. Il y appela bientôt son ami, qu’il savait capable de le seconder,
sans lui donner de jalousie. Maximien, honoré du titre d’Auguste, conserva la
rudesse de son pays et de sa première profession. Soldat jusque sur le trône,
il était à la vérité plus franc et plus sincère que son collègue, mais aussi
plus dur et plus grossier. Prodigue plutôt que libéral, il pillait sans
ménagement pour répandre sans mesure: hardi, mais dépourvu de jugement et de
prudence; brutal dans ses débauches; ravisseur, et sans égard aux lois ni à
l’honnêteté publique. Avec ce caractère sauvage, il fut pourtant toujours
gouverné par Dioclétien, qui mit en œuvre sa valeur, et sut même profiter de
ses défauts. Les vices découverts de l’un donnaient du lustre aux fausses
vertus de l’autre; Maximien se prêtait de grand cœur à l’exécution de toutes les
cruautés que Dioclétien jugeait nécessaires; et la comparaison qu’on faisait
des deux princes tournait tout entière à l’avantage du dernier; on disait que
Dioclétien ramenait le siècle d’or, et Maximien le siècle de fer.
Les
deux empereurs soutinrent par leurs victoires les forces et la réputation de
l’empire. Tandis que Dioclétien arrêtait les Perses et les Sarrasins, qu’il terrassait
les Goths et les Sarmates, et qu’il étendait la puissance romaine du côté de la
Germanie, Maximien, chargé de la défense de l’occident et du midi, réduisait
dans les Gaules les paysans révoltés, repoussait au-delà du Rhin les Germains
et les Francs, et veillait à la sûreté de l’Italie, de l’Espagne et de
l’Afrique.
Ces
deux princes infatigables, qui comme des éclairs couraient d’une frontière à
l’autre avec une rapidité que l’histoire même a peine à suivre, auraient
peut-être suffi à défendre l’empire, s’il n’eût pas été troublé au-dedans par
des révoltes, en même temps qu’il était attaqué de tous côtés au-dehors.
Pendant que les Perses menaçaient les bords de l’Euphrate, et les peuples
septentrionaux ceux du Rhin et du Danube, Carause, de simple matelot devenu maître
de l’Océan, s’était emparé de la Grande-Bretagne; et, ayant battu Maximien, qui
n’entendait pas la guerre de mer, il avait forcé les deux empereurs à le reconnaitre
pour leur collègue. Julien en Afrique, Achillée en Egypte, avoient tous deux
usurpé le titre d’Auguste; et les habitants de la Libye pentapolitaine s’étaient
soulevés.
Pour
calmer tous ces mouvements , il fallait partager les forces et leur donner
plusieurs chefs. Dioclétien, suivant son système politique, ne vouloir mettre
à la tête de ses troupes que dés commandants personnellement intéressés à la
prospérité de l’état. Dans ce dessein, il songea à créer deux Césars qui
fussent attachés aux deux Augustes, dont ils seraient les lieutenants. Il n’avait
qu’une fille de sa femme Prisca, et Maximien avait de la sienne, appelée
Eutropie, un fils nommé Maxence. Mais c’était encore un enfant, qui ne pourvoit
être d’aucun secours. Ils jetèrent donc les yeux hors de leurs familles. Deux
officiers avoient alors une haute réputation dans les armées; tous deux avoient
appris le métier des armes dans la même école que Dioclétien et Maximien, et
s’y étaient signalés par mille actions de valeur. Le premier était Constance
Chlore, fils d’Eutrope, noble Dardanien, et de Claudia, fille de Crispus, frère
de Claude le Gothique. Ainsi Constance était, par sa mère, petit neveu de cet
empereur. Il avait d’abord servi dans un corps distingué, qu’on appelait les
protecteurs; c’étaient les gardes du prince. Il parvint ensuite à l’emploi de
tribun. Aussi heureux que vaillant, il fut honoré par Carus du gouvernement
de la Dalmatie. On dit même que ce prince, charmé de son amour pour la justice,
de sa douceur, de son désintéressement, de la régularité de ses mœurs, et de
ses autres belles qualités, relevées par la bonne mine et par une bravoure
éclatante, eut quelque envie de le déclarer César au lieu de son fils Carin,
dont il détestait les débauches.
L’autre
guerrier qui fixa l’attention de Dioclétien se nommait Galère; il était fils
d’un paysan d’auprès de Sardique, dans la Dace d’Aurélien; son père l’avait
occupé dans sa première jeunesse à conduire des troupeaux; ce qui lui fit
donner dans son élévation le surnom d’Armentarius. Rien ne démentait
dans sa personne sa naissance et son éducation. Ses vices laissaient pourtant
entrevoir un certain fonds d’équité, mais aveugle et grossière: haïssant les
lettres, dont il n’avait aucune teinture; fier et intraitable; ignorant les
lois et n’en connaissant point d’autres que son épée; il n’avait de grâce que
dans le maniement des armes. Sa taille était haute, et d’abord assez bien
proportionnée; mais les excès de table lui donnèrent un embonpoint qui le défigurait.
Ses paroles, le son de sa voix, son air, son regard, tout était farouche et
terrible.
La
prudence de Dioclétien fut cette fois trompée; et en donnant à Galère le titre
de César, en même temps qu’il le donna à Constance Chlore l’an de J. C. 292, il
ne prévit pas que sa créature le ferait trembler un jour, et deviendrait le
fléau de sa vieillesse. Dans le partage même qu’il fit des deux Césars, il
laissa Constance à son collègue, et prit pour lieutenant Galère, à qui il
donna le nom de Maximien comme un présage de concorde et de
déférence à ses volontés. Les deux empereurs, par un orgueil frivole, avoient
pris le surnom: Dioclétien, de Jovius; Maximien, d’Herculius.
Chacun d’eux communiqua le sien au César qu’il adoptait. Constance, soit pour son
âge, soit à cause de sa naissance, fut toujours regardé comme le premier, et il
est nommé avant Galère dans les monuments publics.
Pour
se les attacher davantage, les deux Augustes les obligèrent de répudier leurs
femmes. Constance quitta à regret Hélène, qu’il aimait, et dont il avait un
fils âgé de dix-huit ans, qui fut le grand Constantin, pour épouser Théodore,
fille d’Eutropie et d’un premier mari qu’elle avait eu avant Maximien. Galère
épousa Valérie, fille de Dioclétien.
On
avait déjà vu plusieurs fois deux empereurs en même temps; mais ils avoient
toujours gouverné solidairement et sans partage. On croyait même que diviser
l’empire , c’était l’affaiblir et le déshonorer. La raison qui avait déterminé
Dioclétien à se donner un collègue et à nommer deux Césars l’obligeait bien à
partager ses forces, mais non pas à séparer les parties de la souveraineté.
Jusqu’à l’abdication de Dioclétien , il n’y eut point de division; l’autorité
de chacun des deux empereurs et des deux Césars s’étendait surtout l’empire;
mais ils l’exerçaient immédiatement et par eux-mêmes sur un certain nombre de provinces,
dans lesquelles ils fixaient ordinairement leur séjour. Constance,
particulièrement attaché à Maximien, se chargea de veiller sur la
Grande-Bretagne, les Gaules , l’Espagne, et la Mauritanie tingitane; Maximien
gouverna la haute Pannonie, le Norique et tous les pays jusqu’aux Alpes,
l’Italie et l’Afrique, avec les îles qui sont entre deux. Dioclétien laissa à
Galère el soin de la basse Pannonie, de l’Illyrie et de la Thrace, peut-être
encore de la Macédoine et de la Grèce; il se réserva l’Asie, la Syrie et
l’Egypte. Il établit sa résidence à Nicomédie, et répara avec magnificence
cette ville, que les Scythes avoient pillée et brûlée sous Valérien. Galère fit
son séjour ordinaire à Sirmium, Maximien à Milan, et Constance à Trêves.
La
multiplication des souverains soulageait Dioclétien, mais elle surchargeait
l’empire. Chacun de ces princes voulant avoir autant de troupes qu’en avoient
eu avant eux les empereurs qui régnaient seuls, tout devint soldat; ceux qui recevaient
la paie surpassèrent en nombre ceux qui contribuaient à la fournir; les
impositions épuisèrent la source d’où elles étaient tirées, et firent
abandonner la culture des terres. Dans le gouvernement civil, chaque province
ayant été divisée en plusieurs parties, la multitude des tribunaux de
judicature et des bureaux de finances ne fit pas moins de mal. Tant de présidents,
d’officiers, de receveurs et de commis de toute espèce dévoraient la substance
des peuples; et les sujets de l’empire, à force de voir multiplier leurs
défenseurs et leurs juges, parvinrent à ne trouver ni sûreté ni justice.
Il
est vrai que les barbares furent repoussés et les révoltes étouffées. Constance
qui par sa bonté adoucissait les misères de ses sujets, réduisit les Cauques et
les Frisons, bâtit des forts sauf la frontière, ravagea la Germanie depuis le
Rhin jusqu’au Danube, rétablit Autun, ruiné sous le règne de Claude son
grand-oncle, reconquit la Grande-Bretagne par la défaite et la mort du tyran
Allectus, qui avait succédé à
Carause, transplanta des colonies de Francs dans la Belgique, battit les
Allemands toutes les fois qu’ils osèrent passer le Rhin; et sa valeur fut pour
l’empire, du côté de l’occident, une barrière impénétrable.
Maximien
rétablit la paix dans l’Afrique. Il fît rentrer dans le devoir les habitants de
la Pentapole; il réduisit au désespoir l’usurpateur Julien, et força, les
Maures dans leurs montagnes inaccessibles.
Cependant
Dioclétien et Galère se prêtaient la main pour défendre les frontières du
septentrion et de l’orient. Vainqueurs des barbares d’au-delà du Danube, ils
partagèrent entre eux les deux expéditions les plus importantes, celle de Perse
et celle d’Egypte. Galère fut battu d’abord par les Perses , battit à son tour
leur roi Narsès , et l’obligea de céder aux Romains cinq provinces vers la
source du Tigre. Ce fleuve devint dans tout son cours la borne des deux
empires, et la paix, qui fut le fruit de cette victoire, subsista quarante
ans.
Dioclétien
reprit Alexandrie, fît mourir Achillée, qui depuis cinq ans jouissait du nom
d’empereur; remit dans l’obéissance toute l’Egypte, dont il punit la révolte
par des pillages, des massacres, des destructions de villes entières. Il donna
alors à ses successeurs un exemple qui ne fut que trop imité; il traita avec
les Nubiens et les Blemmyes , dont les Courses fréquentes infestaient les frontières
de l’Egypte; il leur céda sept journées de pays le long du Nil au-delà
d’Eléphantine, et s’engagea à leur payer une pension qui flétrissait l’empire
sans faire cesser leurs hostilités.
Jusque-là
Dioclétien n’avait vu que de beaux jours. Adoré, disent les auteurs , par son
collègue et par les deux Césars, il était l’âme de l’état. Il les traitait de
son côté comme ses égaux, et en adoucissant la subordination, il la rendait
plus entière. Mais ayant reconnu l’humeur hautaine de Galère, Dioclétien, pour
rabattre sa fierté, profita de la confusion que lui causa la victoire remportée
sur lui par les Perses; et la première fois que le vaincu se présenta devant
lui, il le laissa courir à pied près de mille pas à côté de son char avec sa
robe de pourpre. Bientôt Galère, ayant effacé sa honte par un succès éclatant,
sut se relever de cette humiliation; il s’enorgueillit jusqu’à prendre le titre
de fils de Mars ; il échappa tout-à-fait à Dioclétien; et
s’ennuyant de rester si long-temps dans un rang inférieur, il songea à dépouiller
de l’empire celui à qui il devait toute sa puissance.
Son
caractère turbulent le porta d’abord à troubler le dedans de l’état. La
religion chrétienne s’était affermie par tous les efforts que les empereurs
précédens avoient faits pour la détruire: les supplices les plus cruels ne
l’avoient rendue que plus féconde, et les chrétiens s’étaient multipliés au
grand avantage de leurs propres persécuteurs. Obligés par une loi intérieure à
obéir aux lois civiles, et accoutumés par le péril de leur profession à
mépriser la vie, c’étaient les sujets les plus fidèles et les meilleurs soldats
des armées. Depuis la mort d’Aurélien, arrivée en 275 , il n’y avait point eu
de persécution générale; mais leur vie restait abandonnée au caprice des
gouverneurs, qui faisaient revivre à leur gré et exécutaient contre eux les
édits des empereurs précédents. Maximien, se livrant à son humeur sanguinaire,
avait, dès les commencements de son règne, fait massacrer une légion entière,
et laissé un libre cours à la cruauté de Rictius Varus, gouverneur de la
Belgique. Constance Chlore au contraire, rempli de douceur et d’humanité, avait
épargné le sang des chrétiens, et, tout païen qu’il était, il les avait même
par préférence approchés de sa personne, admirant leur constance inébranlable
dans le service de leur Dieu, comme un gage certain de leur fidélité à l’égard
de leur prince. Dioclétien, tout occupé de politique et de guerre, ne jetait
sur la religion qu’un regard indifférent; il craignait pourtant le grand nombre
des chrétiens , et les avait exclus de son palais et des armées.
Mais
Galère, fils d’une prêtresse fanatique et envenimée contre les ennemis des
idoles, joignait ensemble deux vices très compatibles, la barbarie et la
superstition. Il fut longtemps à déterminer Dioclétien, qui cherchait le repos
: il fallut faire parler les esclaves de cour, et les oracles, également aisés
à corrompre. Enfin, au mois de février 303, la persécution s’ouvrit par un édit
qui annonçait aux chrétiens les traitements les plus inhumains et les plus
injustes. Il est très vraisemblable que Galère, peu capable de concevoir
jusqu’où allait leur fidélité, s’attendait à des révoltes qui fatigueraient
Dioclétien et le dégoûteraient du gouvernement. Mais les chrétiens persécutés
ne s’avoient que mourir; et quoique leur multitude pût balancer les forces de
tout l’empire, ils ne connaissaient contre leurs maîtres, quelque durs qu’ils
fussent, d’autres armes que la patience. Pour les pousser au désespoir en
aigrissant la cruauté de l’empereur , Galère fit deux fois mettre le feu au
palais de Nicomédie, où était alors Dioclétien : il les accusa d’être les
auteurs de l’incendie , et se sauva lui-même en Syrie pour éviter, disait-il,
d’être brûlé vif par cette race ennemie des dieux et de ses princes.
L’effroi
de ces embrasements produisit pour les chrétiens et pour l’empereur même des
effets funestes. Dioclétien résolut d’exterminer le christianisme, et fit
couler des flots de sang: mais son esprit commença dès lors à s’affaiblir; et
étant allé à Rome, où il entra en triomphe avec Maximien, il n’y put soutenir
les railleries du peuple qui se moquait de l’esprit d’économie qu’il fit paraitre
dans l’appareil de cette fête. Il en sortit au mois de décembre pour aller,
contre l’usage, célébrer à Ravenne la cérémonie de son entrée dans le
consulat. Le froid et les pluies qu’il essuya pendant ce voyage altérèrent sa santé.
Il passa dans un état de langueur toute l’année suivante, renfermé dans son palais,
soit à Ravenne, soit à Nicomédie, où il arriva à la fin de l’été. Le 13
décembre on le crut mort; et il ne revint de cette léthargie que pour tomber de
temps en temps dans des accès de démence qui durèrent jusqu’à la fin de sa
vie.
Il
n’était pas difficile à Galère de subjuguer un vieillard réduit à cet état de
faiblesse. Bien assuré d’y réussir, il courut d’abord en Italie pour engager
Maximien à quitter volontairement la couronne plutôt que de se la voir arracher
par une guerre civile. Après l’avoir épouvanté par les plus terribles menaces, il revient à Nicomédie. Il représente d’abord avec douceur à Dioclétien son âg
, ses infirmités, le besoin qu’il a de repos après des travaux si glorieux,
mais si pénibles; et comme Dioclétien ne paraissait pas assez sentir la force
de ces raisons, il hausse le ton, et lui déclare nettement qu’il s’ennuie de se
voir depuis treize ans relégué sur les bords du Danube, occupé sans cesse à
lutter contre des nations barbares , tandis que ses collègues jouissaient
tranquillement des plus belles provinces de l’empire; et que, si l’on s’obstine
à ne pas lui céder enfin la première place, il saura bien s’en emparer.
Le
faible vieillard, intimidé d’ailleurs par les lettres de Maximien, qui lui avait
communiqué sa terreur, et par les préparatifs de guerre qu’il savait que faisait
Galère, versa des larmes, et se rendit enfin. Pour remplacer les deux Césars
qui allaient devenir Augustes, il proposa Maxence, fils de Maximien, et
Constantin, fils de Constance. Mais Galère les rejeta tous deux : le premier,
qui était pourtant son gendre, parce qu’il n’était pas digne de la couronne;
l’autre, parce qu’il en était trop digne, et qu’il ne serait pas assez souple
et assez soumis à ses volontés. Il mit sur les rangs, en leur place, deux
hommes sans nom et sans honneur, mais dont il s’attendait bien d’être le
maître l’un s’appelait Sévère, né en Illyrie,
d’une famille obscure, sans mœurs et sans autre talent que celui d’être infatigable
dans la débauche, et de passer les nuits à danser et à boire : ce mérite le faisait
estimer de Galère, qui, sans attendre même le consentement de Dioclétien , l’avait
déjà envoyé à Maximien pour recevoir la pourpre. L’autre n’était connu que de
Galère seul, dont il était neveu, fils de sa sœur : il se nommait Daia ou Daza: il avait d’abord été berger comme son oncle, à qui il ressemblait assez par
les mœurs, mais non pas en courage ni en capacité pour le métier des armes.
Galère, qui le crut propre à remplir ses vues, l’avait depuis peu anobli en lui
donnant le nom de Maximin, et le faisant rapidement passer par divers emplois
de la milice jusqu’au tribunat. Dioclétien ne put entendre sans gémir un choix
si indigne; mais comme Galère y paraissait obstiné, il fallut v consentir.
Le
premier jour de mai de l’année 3o5, Dioclétien, ayant assemblé les soldats près
de Nicomédie, leur déclare en pleurant que ses infirmités l’obligent à remettre
le fardeau de l’empire à des princes plus capables de le soutenir : il nomme
Augustes Constance et Galère, et donne le litre de Césars à Sévère et à
Maximin. On s’étonne qu’il préfère à Constantin, chéri et estimé des troupes,
deux hommes inconnus. Mais la surprise même d‘une promotion si bizarre ferme
la bouche à tous les assistants; aucun ne réclame: Dioclétien quitte son
manteau de pourpre, le jette sur les épaules de Maximin, qui était présent; et
cet empereur dépouillé, traversant dans son char Nicomédie, prend le chemin de
Salone sa patrie, où, malgré son affaiblissement, il trouva encore dans son
esprit assez de force pour étouffer, pendant plus de huit ans, des regrets qui
n’éclatèrent que dans les derniers moments de sa vie.
Maximien
fit le même jour à Milan la même cérémonie en faveur de Sévère. Mais, moins
capable que Dioclétien de se contraindre, ne perdant jamais de vue la puissance
souveraine dont l’éclat l’avait ébloui, il alla gémir de son abdication forcée
dans les lieux les plus agréables de la Lucanie.
Constance,
empereur, se contenta des provinces dont il avait pris soin en qualité de
César; il laissa à Sévère le commandement de tous les pays que Maximien avait
gouvernés. Mais l’ambitieux Galère mit l’Asie dans son département, et ne donna
à Maximin que l’Orient. C’est ainsi qu’on appelait alors toute l’étendue des
provinces depuis le mont Amanus jusqu’à l’Egypte, qui y était même quelquefois
comprise, et qui fut aussi dans le partage de Maximin.
Galère
se regardait comme le maître absolu de l’empire; les Césars étaient ses
créatures; il comptait pour rien Constance Chlore, à cause de son humeur
douce et pacifique. D’ailleurs il croyait voir dans la mauvaise santé de ce
prince les annonces d’une mort prochaine; et si la nature tardait trop à servir
ses désirs, il était sûr de trouver dans son audace et dans celle de ses deux
amis assez de ressources pour se défaire d’un collègue qu’il haïssait comme un
rival.
Il
n’eut pas besoin d’avoir recours au crime, Constance Chlore mourut bientôt;
mais il vécut assez pour faire connaitre que l’autorité absolue ne l’avait pas
changé. N’étant que César, il avait osé être vertueux, et courir le risque de
paraitre censurer par sa vie celle des empereurs, à qui il avait intérêt de
plaire; devenu Auguste, il n’eut pas de peine à sauver sa vertu de la séduction
du pouvoir suprême. Également affable, tempéré, modeste, et encore plus,
libéral, il se souciait peu d’enrichir son épargne; il regardait le cœur de ses
peuples comme son véritable trésor. Ce n’est pas qu’il fût ennemi de la
magnificence; il aimait à donner des fêtes publiques; mais la sage économie
dont il usait dans sa dépense ordinaire le mettait en état, sans charger ses
sujets, de représenter avec dignité, et de soutenir la majesté de l’empire.
Il voulut l’étendre par de
nouvelles conquêtes. La Grande-Bretagne appartenait aux Romains jusqu’au mur
bâti par Sévère entre les deux golfes de Clyd et de Forth; mais ce qu’on nomme
aujourd’hui l’Ecosse septentrionale servait de retraite aux Pictes, anciens habitants
du pays, dont les Calédoniens faisaient partie. Constance résolut de les
réduire et d’achever la conquête de l’île. Sa flotte sortait à pleines voiles
du port de Boulogne, lorsque son fils Constantin, qu’il souhaitait ardemment de
revoir, s’étant échappé des mains de Galère, comme je le raconterai dans la
suite, parut sur le rivage et s’embarqua avec son père pour l’accompagner dans
cette expédition périlleuse. Les Pictes furent défaits; mais Constance ne
survécut que peu de jours à sa victoire : il termina sa vie à York, un an et
près de trois mois après avoir été déclaré Auguste. Je vais entrer dans mon
ouvrage par l’histoire de son successeur.
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