HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |
LIVRE QUINZIÈME.
JOVIEN. An. 363-364
La mort de Julien répandit dans tout le camp l’abattement et désespoir. Les
soldats jetaient leurs armes, comme leur étant désormais inutiles; ils se pleuraient
eux-mêmes en pleurant leur empereur; les yeux fixés sur cette terre funeste,
ils la considéraient comme leur tombeau; et pas un n’osait espérer de revoir
jamais sa patrie. Pourquoi Julien n’est-il pas mort, s’écriaient-ils, avant
d’avoir détruit nos ressources en livrant aux flammes notre flotte et nos
vivres? Pourquoi n’a-t-il pas assez vécu pour nous sauver des périls dans
lesquels son imprudence nous a précipités, et dont sa bravoure héroïque pourvoit
seule nous délivrer? On embauma son corps à dessein de l’inhumer à
Tarse comme il l’avait ordonné; et dès
la nuit même les généraux, assemblés avec les principaux officiers,
délibérèrent sur le choix d’un successeur. La maison de Constance Chlore s’éteignait
en la personne de Julien; et dans l’état où se trouvaient les troupes romaines,
enveloppées des plus redoutables ennemis, il faillait sans délai leur donner un
chef.
Deux partis divisaient le conseil. Arinthée,
Victor, et ceux qui restaient de la cour de Constance, cherchaient dans leur
faction un prince capable de gouverner. Névitte, Dagalaïphe et les capitaines gaulois voulaient élever un
étranger à l'empire. Enfin tous les avis se réunirent en faveur de Salluste
Second, préfet d’Orient. Mais ce guerrier magnanime sut relever la gloire de ce
choix en refusant de l’accepter : il s’excusa sur sa vieillesse et sur ses
infirmités. Comme on le pressoir, sans pouvoir vaincre sa résistance, un
officier, s’adressant à tonte l’assemblée, s’écria : Et que feriez-vous si
l'empereur, sans venir lui-même à cette guerre, vous eût chargés de la
conduire? Ne songeriez-vous pas uniquement à sauver l’armée des dangers qui
l’environnent? Quel autre soin doit vous occuper aujourd’hui? Tâchons de
regagner les terres de la domination romaine; il sera temps alors de réunir les
suffrages des deux armées pour créer un empereur. Cet avis partit sans
doute d’un ami de Procope, parent de Julien, qui commandait les troupes de
Mésopotamie, et qui avait de secrètes prétentions, comme il le manifesta dans
la suite. On n’eut aucun égard à ce conseil; et sans délibérer davantage, les consultants,
étourdis par le péril et par les cris de ceux qui pressaient l’élection,
nommèrent Jovien. Il était capitaine des gardes du palais qu’on appelait les domestiques.
Jovien, né à Singidon, dans la haute Mœsie, étroit fils du comte Varronien, qui, s’étant acquis
de la réputation dans le service, l’avait quitté depuis quelque temps pour
passer en repos le reste de sa vieillesse. Il avait épousé Chariton,
fille du général Lucilien; et il en avait un fils encore enfant, nommé
Varronien comme son aïeul. Plus connu par le mérite de son père que par le sien
propre, Jovien n’avait qu’une médiocre considération parmi les troupes. Ce n’était
pas qu’il manquât de capacité, ni de courage; mais, outre qu’il était jeune,
n’ayant encore que trente-deux ans, l’attachement qu’il témoignait à la
religion chrétienne l’avait sans doute éloigné de la faveur et des occasions
qui pouvaient lui procurer de la gloire. Il avait le visage gai, le regard
agréable, la démarche noble, le corps robuste. Quoiqu’un peu courbé, il était
de si grande taille, que, parmi les ornements impériaux on eut peine à en
trouver qui lui fussent propres. Entre les qualités de son esprit, les unes
firent désirer qu’il régnât plus longtemps; et le respect qu’il paraissait
avoir pour la dignité dont il était revêtu faisait espérer qu’il se corrigerait
des autres. Il était affable, généreux, plus ami des gens de lettres que lettré
lui-même : par le petit nombre de magistrats et d’officiers qu’il mit en place,
on jugea de l’attention qu’il aurait apportée à ne faire que de bons choix.
D’ailleurs on lui reproche d’avoir été grand mangeur, adonné au vin et aux femmes.
Dès qu’il eut été choisi, il sortit de sa tente, et, revêtu des habits
impériaux, il traversa le camp pour se, montrer aux troupes, qui se préparaient
à se mettre en marche. Comme le camp occupait une étendue de quatre milles, les
corps les plus éloignés entendant proclamer Jovien Auguste, et croyant entendre
le nom de Julien, se persuadèrent que ce prince n’était pas mort, et qu’il venait
lui-même se faire voir aux soldats pour dissiper leur tristesse. Ils répètent
cent fois le nom de Julien, et se livrent aux transports de la joie la plus
vive. Mais bientôt, à la vue du nouvel empereur, cette agréable illusion
s’étant évanouie, au lieu des acclamations d’allégresse, ils s’abandonnent de
nouveau aux larmes et aux gémissements. Après qu’on eut laissé quelque temps à
leur douleur, on assembla les troupes pour confirmer l’élection par leur
suffrage : on leur présenta Jovien sur un tribunal. Tous lui donnèrent à grands
cris les titres de César et d’Auguste. Alors l’empereur, faisant signe de sa
main: Arrêtez, dit-il, je suis chrétien: je ne puis me résoudre à
commander des idolâtres qui, n’ayant rien à espérer de l’assistance divine, ne
peuvent manquer d’être la proie de leurs ennemis. A ces paroles, les
soldats s’écrièrent d’une voix unanime: Prince, ne craignez rien, vous allez
commander des chrétiens. Les officiers les plus proches de sa personne
achevèrent de le rassurer : Les plus âgés d'entre nous, lui dirent-ils, ont
servi sous Constantin; les plus jeunes ont été nourris dans la religion de Constance
: le régné de Julien a été trop court pour effacer de nos cœurs les premières
instructions. Jovien ajouta à son nom ceux de Flavius Claudius, pour
s’associer en quelque sorte à la famille impériale, qui venait de s’éteindre
dans la personne de Julien.
Cependant Sapor triomphait de joie. Il venait d’apprendre par un transfuge
la mort de Julien. Varronien, père de l’empereur, avait eu le commandement des
Joviens; et c’était sans doute pour cette raison qu’il avait donné ce nom à son
fils. Un enseigne de cette légion, qui avait reçu quelque mécontentement de
Varronien, ne cessant pas de parler mal de lui depuis sa retraite, avait eu à
ce sujet de fréquents démêlés avec Jovien encore particulier. Quand cet
officier vit celui-ci élevé à la puissance souveraine, appréhendant son
ressentiment, il passa dans l’armée des Perses; et, ayant obtenu audience de
Sapor, il lui apprit la mort de Julien, l’élection de Jovien, et lui fit
entendre qu’il n’avait rien à craindre d’un fantôme d’empereur sans activité,
sans courage, qui ne devait son élévation qu’à la cabale des valets de l’armée.
Le roi, délivré du seul ennemi qu’il redoutait, se flattait qu’il lui en couterait
peu pour détruire ce qui restait de Romains. Ayant joint la cavalerie de sa
maison à celle qui venait de combattre, il fit ses dispositions pour charger
l’arrière-garde dès que l’ennemi serait en marche.
Ce n’était pas le temps d’abolir toutes les superstitions du paganisme.
Jovien laissa consulter pour lui les entrailles des victimes : les aruspices
déclarèrent qu’il fallait se résoudre à partir ou à tout perdre. L’empereur
n’eut pas de peine à se rendre à cet avis. Dès qu’on fut sorti du camp, les
Perses, précédés de leurs éléphants, vinrent attaquer la queue de l’armée. Ils
y jetèrent d’abord le désordre; mais bientôt les joviens et les herculiens, placés à l’aile droite et soutenus de deux
autres légions, arrêtèrent l’effort de la cavalerie ennemie, et tuèrent
quelques éléphants. L’aile gauche se battait en retraite; elle fut poussée, jusqu’au
pied d’une éminence où l’on avait retiré les bagages. Alors les troupes qui les
gardaient, jointes aux valets de l’armée, profitant de ce poste avantageux,
décochèrent leurs flèches et lancèrent leurs javelots avec tant de succès,
qu’ils blessèrent plusieurs éléphants. Ces animaux , effarouchés, retournent
avec des cris affreux sur leur propre cavalerie; ils la rompent; ils écrasent
hommes et chevaux. Les Romains les poursuivent, ils tuent un grand nombre d’éléphants
et de cavaliers. Ils perdirent eux-mêmes dans cette journée trois des plus
braves officiers de leur armée, Julien, Macrobe et Maxime, tribuns
légionnaires. Après leur avoir donné la sépulture comme la circonstance pouvait
le permettre, on continua de marcher en diligence; et lorsqu’on approchait sur
le soir d’une forteresse nommée Surnère, on
reconnut le corps d’Anatolius, auquel on rendit les mêmes honneurs. Ce fut là
que les soixante soldats qui s’étaient retirés dans le château de Vaccat revinrent joindre l’armée.
Le lendemain on campa dans un vallon si serré, que les flancs des deux
collines qui le bordaient à droite et à gauche servaient de murailles. On ferma
d’une forte palissade l’entrée et la sortie. Si les Perses avoient su la
guerre, les Romains étaient pris comme dans un piège; et leurs palissades auraient
servi de barrière pour les enfermer. Mais les Perses se contentèrent de lancer
d’en haut des traits et d’accabler les Romains d’injures, les appelant des
perfides, des meurtriers de leur prince. Un gros de leur cavalerie força la
palissade, pénétra dans le camp jusqu’auprès de la tente de l’empereur, et ne
fut repoussé qu’avec peine, après qu’on en eut tué et blessé un grand nombre.
Le jour suivant on continua la marche sans inquiétude, parce que le terrain n’était
pas praticable à une cavalerie pesamment armée telle que celle des Perses. On
s’arrêta sur le soir en un lieu nommé Charca. Le premier de juillet,
après avoir fait environ une lieue et demie de chemin, on se trouva près d’une
ville appelée Dure, comme celle dont on avait rencontré les ruines sur
les bords de l’Euphrate. Les bêtes de somme étant fatiguées, leurs conducteurs marchaient
à pied à la queue de l’armée, lorsqu’ils se virent tout-à-coup environnés d’une
troupe de Sarrasins qui les auraient taillés en pièces, si la cavalerie légère
ne fût promptement accourue au secours. Ces barbares, autrefois alliés de
l’empire, s’étaient joints aux Perses, parce que Julien avait supprimé les
pensions qu’on leur avait payées sous les empereurs précédents; et sur les
plaintes qu’ils en étaient venus faire, il leur avait répondu qu’un empereur
guerrier n’avait que du fer, et non pas de l’or. On passa quelques jours en ce
lieu sans pouvoir avancer. Dès que les troupes se mettaient en marche, les
Perses, les harcelant de toutes parts, les obligeaient de faire halte : dès
qu’elles s’arrêtaient pour combattre, ils reculaient peu à peu ; et avant qu’on
pût les atteindre, ils prenaient la fuite.
Depuis dix-neuf jours que Julien s’était rapproché des bords du Tigre, la
difficulté des chemins, le défaut de vivres, les fréquentes alarmes avoient
tellement ralenti la marche, qu’on n’était pas encore arrivé à la hauteur du
territoire qu’occupaient les Romains dans la Mésopotamie. Cependant, comme dans
les périls extrêmes on prend souvent pour ressource ce qui n’est qu’un nouveau
danger, les Romains voulurent croire qu’ils voyaient sur l’autre bord les
terres de l’empire. Ils demandèrent à grands cris qu’on leur fît passer le
Tigre. En vain l’empereur, secondé des généraux, leur faisait remarquer la
rapidité du cours et l’immense volume des eaux de ce fleuve, qui a coutume de
grossir dans cette saison; en vain il leur représentait que beaucoup d’entre
eux ne savaient pas nager, et qu’ils trouveraient au-delà des troupes ennemies
maîtresses des bords: les soldats s’obstinaient à ne rien entendre; et les
murmures, croissant de plus en plus, faisaient craindre une mutinerie générale.
On eut peine à obtenir d’eux que les Gaulois et les Germains essaieraient le
passage. L’intention de Jovien était de vaincre l’opiniâtreté des soldats, si
ceux-là étaient emportés par la rapidité du fleuve, ou de tenter plus hardiment
l’entreprise, s’ils réussissaient. On fil choix des meilleurs nageurs,
instruits dès leur enfance à traverser dans leur pays les rivières les plus
larges et les plus rapides. Dès que la nuit fut venue, tous, au nombre de cinq
cents, s’élancent en même temps dans le fleuve, et gagnent le bord opposé plus
facilement qu’on ne l’avait espéré. Ils massacrent une garde des Perses qu’ils
trouvent endormie dans une parfaite sécurité, et annoncent leur succès au reste
de l’armée en levant les bras et secouant en l’air leurs casaques. A ce signal,
que le clair de lune faisait apercevoir, les soldats impatiens voulaient se
jeter dans le Tigre: on ne les arrêta qu’en leur promettant d’établir un pont
sur des outres pour assurer le passage.
On employa deux jours à ce travail. La violence des eaux le rendit inutile;
et le soldat, ayant consumé dans cet intervalle tout ce qui pouvait lui servir
de nourriture, mourant de faim et n’étant animé que de sa fureur, demandait la
bataille et la mort, aimant mieux périr par le fer que par famine. Tel était
l’état de l’armée lorsque Sapor, contre toute espérance, songea le premier à finir
la guerre. Ce prince, informé de tout par ses espions et par les déserteurs,
redoutait le désespoir des Romains. Il voyait que l’adversité n’avait pas
abattu leur courage: que leur retraite lui coûtait plus d’éléphants et de
soldats qu’il n’en a voit jamais perdu dans aucune bataille; qu’ils étaient
encore supérieurs dans tous les combats; qu’endurcis par l’habitude des
fatigues, depuis la mort de l’empereur qui leur avait rappris à vaincre, ils s’occupaient
moins de leur propre salut que de la vengeance, il ne doutait pas qu’ils ne
sortissent du péril ou par une victoire éclatante, ou par une mort mémorable,
qui mettrait en deuil tous leurs vainqueurs. Il faisait réflexion qu’ils
avoient en Mésopotamie une armée formidable , et qu’au premier ordre l’empereur
pouvait rassembler des provinces de l’empire un nombre infini de soldats; au
lieu que, pour lui, il avait déjà éprouvé combien il lui serait difficile de
lever de nouvelles troupes dans la Perse dépeuplée, abattue, découragée par
tant de pertes. La hardiesse des cinq cents nageurs et le massacre de ses gens
sur l’autre rive augmentaient encore ses alarmes. Occupé de ces pensées, et
plus assuré de terminer heureusement la guerre par un traité que par une
bataille, il envoya le suréna avec un des seigneurs de sa cour pour
proposer la paix.
Ces députés déclarèrent que le roi, par un sentiment d’humanité et de
clémence, était disposé à laisser les Romains sortir librement de ses états, si
l’empereur, avec ses principaux officiers, s’engageait à remplir les conditions
qui lui seraient proposées. Jovien accepta volontiers cette ouverture. Il
envoya de son côté le préfet Salluste et le général Arinthée pour traiter avec Sapor. Le roi de Perse traîna la négociation en longueur par
des demandes nouvelles, des réponses captieuses, acceptant quelques articles,
en rejetant quelques autres. Ces pourparlers emportèrent quatre jours, pendant
lesquels l’armée romaine éprouva toutes les horreurs de la famine. Ammien
Marcellin prétend que, si l’empereur eut profité de ce temps-là , il n’en aurait
pas fallu davantage pour sortir du pays ennemi, et pour gagner la Carduène, qui n’était pas éloignée de quarante lieues, où
il aurait trouvé des vivres en abondance et des places de sûreté. Enfin Sapor
déclara qu’il n’y avoir point de paix à espérer à moins qu’on ne lui rendît les
cinq provinces d’au-delà du Tigre que Galère avoir en levées à son aïeul
Narsès: c’étaient l’Arzanène, la Moxoène,
la Zabdicène, la Réhimène et la Carduène; Il demandait de plus quinze châteaux
en Mésopotamie, la ville de Nisibe, le territoire de Singare,
et une place très-importante nommée le camp des Maures.
Julien aurait livré dix batailles et se serait enterré dans la Perse avec
toute son armée, plutôt que de céder une seule de ces provinces. Mais les cris
des soldats, réduits à la plus affreuse misère, la difficulté de les contenir,
les instances des courtisans, forcèrent Jovien de souscrire à ces honteuses
conditions. Son intérêt particulier se joignit sans doute aux considérations
publiques. On lui représentait qu’il avait dans Procope un rival encore caché;
mais que, s’il lui laissait le temps d’apprendre la mort de Julien avant le
retour des troupes, ce général, à la tête d’une armée fraîche et entière, soulèverait
en sa faveur tout l’empire sans trouver de résistance. Selon quelques auteurs,
Jovien était impatient d’aller montrer au milieu des provinces romaines la
nouvelle puissance dont il était revêtu , et qu’il n’aurait osé espérer dans le
temps qu’il en était sorti à la suite de Julien. Il n’a pas régné assez longtemps
pour donner lieu de juger avec quelque certitude s’il était capable d’écouter
un sentiment si frivole. Mais il est indubitable qu’il fut moins opiniâtre dans
le péril parce qu’il ne s’y était pas lui-même engagé; et que dans les
situations fâcheuses un successeur succombe sans rougir, et se décharge de la
honte sur l’auteur de l’entreprise. Il accepta donc les propositions de Sapor.
Il demanda seulement, et obtint avec beaucoup de peine que les habitants de
Nisibe sortiraient de leur ville avant qu’elle fût livrée aux Perses, et que
les Romains qui se trouvaient dans les autres places auraient la liberté de se
retirer sur les terres de l’empire. Arsace fut
compris dans le traité, à condition que, s’il survenait désormais quelque sujet
de querelle entre les Arméniens et les Perses, les Romains ne se mêleraient
point de leurs différends. Par cet article, on abandonnait un prince allié et
toujours fidèle: Sapor le punissait des incursions qu’il avait faites dans la
Médie par ordre de Julien; il se réservait le moyen d’envahir l’Arménie sur le
premier prétexte que son ambition lui fournirait. Arsace,
obligé de mettre une de ses filles entre les mains de Sapor (l’histoire ne dit
pas si ce fut en qualité d’otage on d’épouse), fut neuf ans après la victime de
ce traité. Pour en assurer l’exécution, on donna de part et d’autre des otages:
ce furent du côté des Romains trois tribuns des plus distingués, Rémora, Victor
et Bellovède; du côté des Perses, un des principaux
seigneurs , nommé Binésès, et trois satrapes
considérables. La paix fut jurée pour trente ans.
Tous les auteurs conviennent que ce traité était ignominieux. Les chrétiens
en rejettent toute la honte sur Julien, dont la témérité ne laissa pas à Jovien
d’autre voie pour sauver les tristes débris de son armée. En point, ils s’accordent avec Eutrope, qui
avoue que cette paix était aussi nécessaire qu’elle était déshonorante. Mais
cet historien fait un reproche à Jovien d’en avoir rempli les conditions: il
prétend que ce prince aurait dû s’en affranchir, et suivre les anciennes
maximes de la république, qui ne se crut pas engagée par les paroles que ses
généraux avoient données aux Sanmites , aux Numantins, à Jugurtha; et Ammien Marcellin parait être du
même avis. Un écrivain moderne, aussi judicieux qu’élégant et poli, a discuté
ces deux questions avec beaucoup de précision et de justesse. Il prouve par des
raisons solides que, si Jovien est excusable d’avoir consenti à cette paix on
ne peut cependant le disculper tout-à-fait, puisque , selon la remarque
d’Ammien Marcellin, elle n’était pas nécessaire avant les quatre jours que
l’on perdit à négocier au lieu de marcher vers la Carduène.
Pour le second point, qui concerne l’exécution du traité, il convient que les
exemples empruntés de la république ne concluent rien à l’égard d’un souverain;
mais il fait voir que les maximes du droit public rendaient à Jovien la liberté
que la différence du gouvernement semblait lui ôter.
Les monarques romains n’étant qu’usufruitiers, et non pas propriétaires de
l’empire, ils n’en pouvaient aliéner la moindre partie sans l’aveu de la
nation, et surtout des peuples qui habitaient le pays dont ils voulaient se
dessaisir. Ce consentement exprès ou tacite doit être supposé dans les cessions
qu’Adrien, Aurélien, Dioclétien avoient faites de quelques portions de
l’empire; autrement ces cessions n’auraient pas été légitimes. Le traité de
Jovien avec Sapor était donc nul de plein droit: au lieu de le ratifier, Jovien
pouvait et devait faire réclamer le sénat de Rome et celui de Constantinople,
écouler les justes réclamations des habituas de Nisibe, et du moins ne pas ôter
a ces malheureux la liberté de se défendre. Mais les principes du droit public
n’étaient point alors éclaircis; et Jovien, qui ne fut jamais que soldai, les avait
moins étudiés que personne. Les principes généraux sur l’obligation du serment,
combinés avec l’idée vague du pouvoir sans bornes que depuis longtemps à la
cour et dans les armées on attribuait aux empereurs, produisirent dans une âme
religieuse. L’effet qu'ils dévoient naturellement y produire. Le même
auteur observe encore que l’épuisement de l’empire, la faiblesse des habitants
de Nisibe, la supériorité des farces de Sapor, et l’intérêt particulier de
Jovien, durent contribuer à fortifier ses scrupules. Je n’ajouterai à ces
raisons qu’une réflexion qui me parait naturelle. Avant la conclusion du
traité, Jovien n’avait qu’un parti à prendre, s’il était possible; c’était
celui qu’Ammien Marcellin lui reproche de n’avoir pas suivi. Si ce parti était
impraticable, il devait balancer lequel des deux serait plus contraire au bien
et à l’honneur de l’empire, ou de perdre et sa personne et son armée entière,
ou de céder les provinces et les villes que Sapor exigeait comme une rançon.
Mais, le traité étant une fois conclu, quelque parti que prît l’empereur, il ne
pouvait plus agir sans se rendre blâmable, ou d’imprudence, s’il observait une
convention nulle et contraire aux intérêts de l’état, ou de mauvaise foi, si,
en la violant , il faisait connaître qu’il s’était joué des serments, et qu’il avait
promis ce qu’il ne pouvait ni ne devait exécuter.
Délivrés de la crainte des Perses, les Romains s’éloignèrent des bords du
Tigre, où l’inégalité du terrain fatiguait extrêmement les hommes et les
chevaux. Mais ils manquaient d’eau et de vivres. C’était encore une faute de
Jovien de n’avoir pas stipulé que Sapor fournirait des subsistances aux troupes
romaines tant qu’elles seraient sur les terres de la Perse. Plusieurs soldats
moururent de faim ou de soif. Mais le désir de se délivrer de ces deux maux en
fit encore périr un plus grand nombre. Ils se dérobaient pour gagner le fleuve,
et, s’efforçant de le traverser à la nage, une partie était engloutie dans les
eaux : plusieurs, ayant atteint l’autre bord, y trouvaient des coureurs
sarrasins ou perses qui les massacraient ou les traînaient en esclavage. Jovien
prit enfin le parti de passer le Tigre. Au premier signal, tous les soldats
accourent au fleuve avec une ardeur incroyable. Le danger du passage n’a rien
d’effrayant pour eux : chacun veut être le premier à quitter cette terre
malheureuse. Les uns s’exposent sur des claies, d’autres sur des outres, tenant
leurs chevaux par la bride. Il n’est point d’expédient si périlleux dont ils ne
s’avisent. Quelques-uns se noyèrent; les autres, emportés bien loin par la
force du courant, parvinrent à la rive tant désirée. L’empereur passa dans les
barques que Julien avait réservées, et les renvoya à l’autre bord jusqu’à ce
que toute l’armée fût entièrement passée. Ils se trouvaient enfin sur le
terrain de la Mésopotamie; mais ces vastes plaines n’offraient à leur vue que
des sables stériles et de nouveaux malheurs, lorsque les coureurs vinrent leur
donner l’alarme. A quelque distance de là, les Perses travaillaient à jeter un
pont à dessein de profiter de la confiance que le traité inspirait aux Romains,
et de surprendre les traîneurs et les chevaux de bagage, affaiblis par la faim
et accablés de fatigue. On alla les reconnaitre; et dès qu’ils virent leur
perfidie découverte, ils disparurent et renoncèrent à l’entreprise. On arriva
par une marche forcée près de Hatra, ville ancienne, située au milieu d’un
désert, et depuis longtemps abandonnée. Ç’avait été autrefois une place
importante. Trajan et Sévère l’avoient inutilement assiégée; ils avoient manqué
d’y périr avec toutes leurs troupes. De là il fallait traverser vingt-quatre
lieues de sables arides; on n’y trouvait que de l’eau saumâtre et croupissante
et des herbes amères, telles que l’aurone, l’absinthe et la serpentine. On fit
provision d’eau douce; on tua des chameaux et des bêtes de somme, dont la
chair, quoique malsaine, fut pendant six jours l’unique nourriture de l’armée.
Enfin on arriva au château d’Ur, qui appartenait aux Perses : là se rendirent
Cassien, commandant des troupes de Mésopotamie et le tribun Maurice que Jovien avait
envoyé pour ramasser des vivres. Ils apportaient les subsistances que l’armée
de Procope et de Sébastien avait épargnées par une prudente économie.
La mort de Julien était encore ignorée en Occident. Jovien envoya en
Illyrie et en Gaule le secrétaire Procope et le tribun Mémoride pour y porter la nouvelle de son élévation à l’empire. Ils avoient ordre de
mettre entre les mains de Lucilien, son beau-père, le brevet de commandant
général de la cavalerie et de l’infanterie, et de le presser de se rendre en
diligence à Milan, pour être à portée d’étouffer dès leur naissance les
troubles qui pourraient s’élever dans les provinces occidentales. Ce Lucilien était
différent de celui que nous avons vu à la suite de Julien commander sa flotte
sur l’Euphrate. Le beau-père de Jovien était ce commandant des troupes
d’Illyrie que Julien avait surpris près de Sirmium et traité avec mépris.
Toujours attaché à Constance, il avait quitté ses emplois sous son successeur,
et s’était retiré dans cette ville. Par une dépêche secrète, Jovien lui désignait
des officiers d’une capacité et d’une fidélité reconnue, dont il devait se
faire aider dans le détail des affaires. Malaric, cet
officier franc, ami de Sylvain, dont la probité s’était inutilement fait connaître
à la cour de Constance, était alors sans emploi en Italie. L’empereur le nomma
pour remplacer Jovin dans le commandement des troupes de la Gaule. Il y trouvait
un double avantage : il déplaçait un homme puissant, qui se soutenait par
lui-même, et qui pouvait devenir le rival de son maître, et il avançait un
inférieur qui ne pouvait affermir sa fortune qu’en maintenant celle de son
protecteur. Jovien recommanda à ses envoyés de faire valoir sa conduite dans
l’expédition de Perse, de publier partout qu’elle avait été couronnée du succès
le plus favorable, de courir jour et nuit pour intimer ses ordres aux commandants
des troupes et des provinces, de sonder leurs dispositions, et de revenir
promptement avec leurs réponses, afin qu’il pût en conséquence prendre les
mesures les plus sûres pour établir solidement son autorité. Mais, malgré leur
diligence, ils furent prévenus par la renommée, qui ignore tous ces ménagements
politiques, et qui n’est jamais plus rapide que pour annoncer les événements
malheureux.
Pendant que Jovien s’occupait de ces dispositions, on avait consumé le peu
de vivres que Cassien et Maurice avoient apportés au camp. La disette était si
extrême, qu’un boisseau de farine se vendait dix pièces d’or. On prit le parti
de tuer ce qui restait de bêtes de somme, et d’abandonner leur charge dans ce
désert. Après cette triste nourriture, il ne leur restait plus d’autre
ressource que de se manger les uns les autres. Les soldats se trouvaient dénués
de tout, et comme échappés d’un naufrage. Les mieux armés n’a voient conservé
qu’une moitié de bouclier ou un tronçon de leur lance. La plupart étaient languissants
et malades; tous portaient sur un front abattu la honte du traité, l’unique
fruit de leur expédition. En cet état ils arrivèrent à Thilsaphates,
où Procope et Sébastien vinrent joindre l’empereur. Ils lui rendirent leur
hommage à la tête de leurs officiers. Il leur fit un accueil favorable; et les
deux armées réunies se hâtèrent d’arriver à Nisibe. La vue de cette ville
excita dans leurs cœurs un sentiment de joie mêlé de douleur : elle était
depuis longtemps le plus puissant boulevard de l’empire; elle allait devenir un
des remparts de la Perse. Le prince campa hors de la ville; et le sénat étant
sorti pour le supplier de venir loger dans le palais, selon l’usage de ses
prédécesseurs, il n’y voulut pas consentir. Il rougissait sans doute de voir
les Perses prendre sous ses yeux possession d’une ville dont ils n’avoient
jamais pu se rendre maîtres par la force des armes. On exécuta ce jour-là, par
l’ordre de l’empereur, un de ces coups d’état que le despotisme regarde comme
nécessaires, mais qui rendent toujours à la postérité le crime douteux et la
punition odieuse. A l’entrée de la nuit on vint saisir à table dans sa tente
Jovien, premier secrétaire de l’empereur: on le conduisit dans un lieu écarté,
où il fut précipité dans un puits sans eau, qui fut ensuite comblé de pierres.
C’était un de ces trois braves qui étaient sortis les premiers du souterrain au
siège de Maogamalque. Après la mort de Julien,
quelques-uns l’avaient proposé comme digne du diadème. Loin d’effacer par sa
modestie ce crime irrémissible aux yeux d’un prince qui n’a pas l’âme élevée,
il aigrissait la jalousie du souverain par des murmures qu’il croyait secrets,
et par les repas trop fréquents qu’il donnait aux officiers de l’armée.
Dès le lendemain Binésès, chargé par Sapor de
recevoir les places que Jovien devait céder, entra dans Nisibe avec la
permission de l’empereur, et arbora sur la citadelle l’étendard de la Perse. On
signifia aussitôt aux habitants qu’ils eussent à sortir de la ville. Cet ordre
affligeant porta de toutes parts l’alarme et le désespoir. Les uns du haut de
leurs tours et de leurs murailles tendaient les bras vers le camp des Romains;
la plupart, sortant en foule, coururent vers l’empereur; et, les mains jointes,
prosternés à ses pieds , ils le conjuraient avec larmes de ne les pas arracher
du sein de leur patrie. L’empereur, sensible à ces cris, mais inébranlable dans
la résolution de tenir sa parole, répondit avec tristesse qu’il ne pou voit
contenter leurs désirs sans se rendre coupable d’un parjure.
Alors Sabin, distingué entre les habitants par sa naissance et par sa
fortune, élevant sa voix :
«Prince dit-il, écoutez les
dernières paroles de Nisibe. Constance, plusieurs fois vaincu par les Perses,
réduit dans sa fuite à recevoir de la main d’une pauvre femme un morceau de
pain pour conserver sa vie, n’a pourtant jusqu’à sa mort rien cédé aux ennemis.
Trois fois il a vu Nisibe assiégée et près de succomber sous la puissance de Sapor,
trois fois il l’a vue sauvée. Jovien invincible abandonnera-t-il dès les
premiers jours de son règne le plus ferme rempart qui puisse couvrir ses
provinces? Est-ce là ce que l’empire doit à Nisibe pour lui avoir servi de barrière
depuis si longtemps? Faudra-t-il qu’un peuple accoutumé aux lois romaines,
aussi romain que les habitants de la capitale de l’empire, prenne les mœurs et
les coutumes des barbares?! Jour funeste, et tel que Rome n’en a jamais vu
depuis qu’elle subsiste! Quelques empereurs ont resserré les bornes de leur
domination; ils ont abandonné des provinces, mais c’était un abandon volontaire
et politique; ils n’en ont pris la loi que d’eux-mêmes: ils ne les ont pas
cédés à leurs ennemis. Si vous craignez que la défense de notre ville ne vous
coûte trop de sang et de dépenses, laissez Nisibe à elle-même : seule, sans
autre secours que celui du ciel et le courage de ses habitants, elle saura se c
server, comme elle a déjà fait plus d’une fois. Nous ne vous demandons que la
permission de nous défendre : nous la recevrons comme une grâce, qui vous
assurera pour jamais notre obéissance et notre fidélité. »
Jovien, piqué sans doute de ces paroles, qui couvraient tant de reproches
sous une apparence de prières, se retranchait dans l’obligation que lui imposait
la religion du serment. Un trait satirique acheva de l’aigrir. Comme après
plusieurs refus il acceptait avec répugnance une couronne qui lui était
présentée par le sénat et le peuple de Nisibe, un avocat nommé Sylvain s’écria :
Prince, puissiez-vous recevoir des autres villes de votre empire d'aussi
glorieuses couronnes. Aussitôt l’empereur déclara qu’il ne leur donnait que
trois jours pour évacuer la place. Ce fut un spectacle déplorable. Les soldats,
qui avoient ordre de presser les habitants, menaçaient de la mort quiconque passerait
le terme prescrit. Dans cette étrange confusion , tout retentissait de gémissements
et de sanglots. On enlevait à la hâte ce qu’on pouvait emporter. Le luxe et les
richesses avoient perdu pendant ces jours-là leur faux titre de préférence:
faute de chevaux et de voitures, on abandonnait les meubles les plus précieux
pour ne se charger que des effets les plus méprisables, mais les plus
nécessaires à la vie. Il fallait arracher les femmes des tombeaux de leurs
maris, de leurs enfants, de leurs pères, qu’elles arrosaient de leurs larmes,
et qu’elles ne quittaient qu’avec des cris lamentables. Tous les chemins étaient
remplis de ces infortunés fugitifs, qui, tournant cent fois les yeux vers leur
patrie, pleurant, s’embrassant les uns les autres, se disaient un éternel adieu
pour prendre la route de l’exil que chacun avait choisi. La plupart se
retirèrent sur les ruines d’Amide. Ils y portèrent le corps de saint Jacques.
Les reliques de ce saint évêque avoient été conservées comme la sauvegarde de
Nisibe; et quelques miso auparavant, Julien ayant ordonné de les transporter hors
de la ville, on était persuadé que cette place importante avait en même temps
perdu sa plus forte défense. Jovien fit bâtir pour cette malheureuse colonie un
bourg aux portes d’Amide, dont il releva les murailles; il le renferma dans la
même enceinte : on le nomma la nouvelle Nisibe. Le tribun Constantius fut
chargé de remettre aux Perses les provinces et les autres places qui dévoient
leur être livrées en conséquence du traité. Cette cession honteuse est la plus
ancienne époque du démembrement de l’empire. Les cinq provinces alors
abandonnées aux Perses ne revinrent jamais aux Romains. Ce fut, pour ainsi
dire, la première pierre qui se détacha de ce vaste édifice, et qui annonçait
déjà sa chute , quoiqu’elle fût encore éloignée.
Pendant le séjour que Jovien fit aux environs de Nisibe, il envoya Procope
et Mérobaude avec un détachement de ses troupes pour
transporter à Tarse le corps de Julien, suivant les dernières volontés de ce
prince. Julien, pendant sa vie, n’avait point excité de des sentiments médiocres;
il avait été un objet d’admiration ou d’horreur. La nouvelle de sa mort
produisit des effets semblables; elle ne causa que des transports ou d’une joie
immodérée ou d’une excessive douleur. Les chrétiens les moins instruits,
surtout dans Antioche, remplie d’une jeunesse légère et folâtre, oublièrent que
la religion, qui épure et perfectionne l’humanité, oblige d’aimer ses ennemis
et de plaindre leurs malheurs. Ils s’abandonnèrent à une sorte d’ivresse : ce
n’étaient que festins et fêtes publiques. On dansait dans les églises et sur
les tombeaux des martyrs comme sur des théâtres; et, par un échange indécent,
les théâtres étaient devenus des temples où l’on chantait la victoire du
christianisme. Les prédictions dont le malheureux Julien s’était abusé fournissaient
des sujets de comédies; on jouait les prophéties de l’insensé Maxime; et la
religion, si auguste et si majestueuse, fut mêlée à des scènes bouffonnes. Les
païens, de leur côté, poussèrent le désespoir jusqu’à la fureur. A Carrhes, on lapida celui qui apporta le premier cette
triste nouvelle, et on le laissa enseveli sous un monceau de pierres. Libanius
dit qu’au premier bruit de cette mort il fut tenté de s’arracher la vie : mais
sa vanité le sauva; il se crut réservé par ses dieux pour faire le panégyrique
de son héros. Il s’en acquitta par deux discours aussi pleins d’enthousiasme
pour son idole que de rage contre les chrétiens. Ce sophiste fut pendant toute
sa vie dévoué à Julien jusqu’au fanatisme : il lui survécut plus de vingt-sept
ans. On peut dire qu’il s’exposa même à devenir son martyr, s’il avait eu
affaire à des princes moins modérés: il eut la hardiesse d’adresser à
Valentinien et à Valens un discours dans lequel il les blâmait vivement de leur
négligence à venger la mort de Julien; et il osa fatiguer encore des louanges
de ce prince odieux le grand Théodose, le plus zélé destructeur de l’idolâtrie.
Plusieurs villes élevèrent sur leurs autels les images de Julien entre celles
de leurs dieux.
Les funérailles de ce prince donnèrent aux chrétiens un nouveau sujet de
risée. Du temps du paganisme il s’était introduit dans les pompes funèbres un
usage extravagant. Le cercueil était précédé d’une troupe de danseurs et
d’histrions, qui amusaient le peuple comme pour faire diversion à la douleur.
Ils n’épargnaient pas le défunt, ils contrefaisaient ses ridicules, ils lançaient
contre lui des traits satiriques. Cette impertinente cérémonie ne fut pas
oubliée dans les obsèques de Julien, afin qu’il n’y manquât rien de toutes les
superstitieuses’ folies de l’idolâtrie qu’on enterrait avec lui. Ces bouffons,
accoutumés à ne rien respecter et à railler leurs propres divinités, plaisantaient
sur sa philosophie, sur ses mauvais succès en Perse, sur sa mort, et même sur son apostasie. Enfin son corps fut déposé dans
un faubourg de Tarse, à l’entrée du chemin qui conduisit au défilé du mont
Taurus, vis-à-vis du monument de Maximin Daza, dont
il n’était séparé que par ce chemin, la Providence ayant voulu réunir ainsi la
sépulture des deux plus mortels ennemis du christianisme. On grava sur le
tombeau deux vers grecs, dont le dernier est emprunté d’Homère; en voici la
traduction : Ci gît Julien, qui passa le Tigre impétueux : il fut à la fois
excellent prince et vaillant guerrier. D’autres auteurs allongent cette
épitaphe; ils la rapportent en ces ternies : Ci gît Julien, qui, après avoir
conduit son armée au-delà de l'Euphrate, et jusque dans la Perse, abandonné de
la fortune, est revenu recevoir la sépulture sur les bords du Cydnus. Il fut à la fois excellent prince et vaillant
guerrier. On n’est pas obligé de croire ce que saint Grégoire de Nazianze ne raconte que sur un rapport dont il ne se rend
pas garant, que les cendres de ce prince s’agitaient dans son sépulcre , et que
la terre, par une violente secousse, rejeta son corps hors du tombeau. Quelques
auteurs disent qu’il fut dans la suite transféré à Constantinople. Vers la fin
de l’empire grec on montrait sa sépulture dans la galerie septentrionale de
l’église des Saints-Apôtres, auprès de celle de Jovien. Si cette tradition était
plus assurée, un passage du discours où Libanius s’efforce de soupçonner qu’on
doit attribuer cette translation à Valentinien et à Valens. Dès que Procope eut
rendu à son parent ce dernier devoir, il disparut; et, quelque recherche que
l’on pût faire pour découvrir sa retraite, il ne se montra que deux ans après,
revêtu de la pourpre impériale.
L’empereur, après avoir donné à ses troupes le temps de se rétablir de tant
de fatigues prit la route d’Antioche. Il passa par Edesse, où il était le 27 de
septembre. Son armée, sans avoir été vaincue, semblait avoir essuyé plusieurs
défaites : aussi ne reçut-il sur son passage aucun de ces témoignages de joie
que des sujets s’empressent de prodiguer à leur souverain. Il vint à grandes
journées à Antioche, où il fut l’objet des railleries et des traits satiriques
d’une populace insolente. Il était même menacé d’une violente sédition, si le
préfet Salluste , plus respecté que l’empereur, n’eût travaillé à calmer les
esprits.
Jusqu’ici nous avons vu Jovien uniquement occupé à terminer une entreprise
dont il n’était pas l’auteur. Si l’on blâme sa conduite, on doit faire
réflexion que rien n’est si difficile que de suivre un projet compliqué que
l’on n’a pas conçu soi-même, et dont on n’a pu combiner tous les incidents et
préparer toutes les ressources. Nous l’allons voir agir maintenant d’après lui-même
; sa bonté et sa prudence ne laisseront rien à désirer ; et si sa retraite peu
honorable fait penser qu’il a régné trop tôt , la sagesse de son gouvernement
doit faire regretter que son règne n’ait pas été de plus longue durée. Le
changement de souverain causait dans tous les esprits une agitation dangereuse.
Les païens, frappés de terreur, tremblaient aux approches d’un prince qui dès
le premier moment de son règne avait annoncé son attachement au christianisme.
Plusieurs d’entre eux, abandonnant leurs autels et leurs sacrifices, et
redoutant les chrétiens plus que les Perses, prenaient la fuite , et s’allient
cacher dans les pins profondes retraites. La conduite du commun des chrétiens
ne contribuait pas à calmer ces alarmes. Les théâtres, les places publiques retentissaient
de leur joie et de leurs menaces. Ils abattaient les autels, ils fermaient les
temples; quelques-uns même, animés d’un faux zèle, formaient des projets
sanguinaires; et, s’il en faut croire Libanius, ce rhéteur n’évita d’être assommé
que parce qu’il fut averti du complot tramé contre sa vie. C’était cet esprit
de vengeance si contraire aux maximes de l’Evangile que voulait étouffer saint
Grégoire de Nazianze, lorsque, après avoir montré les
effets de la colère divine dans la punition de Julien, il exhortait les fidèles
à la douceur et au pardon des injures, et qu'il les invitait à ne pas perdre
par des représailles illégitimes le mérite de leurs souffrances. D’autre part,
les diverses sectes hérétiques, qui étaient demeurées sans action tant qu’elles
avoient été resserrées et pressées avec l’église catholique par une violence
commune, s’agitant au premier moment de relâche, se divisaient de nouveau
d’avec elle : réunies contre la vérité, elles se déchiraient mutuellement;
chacune d’elle tachait de prévenir le prince et de le séduire.
Dans ce mouvement général de toutes les humeurs de l’empire, Jovien rassura
les païens en déclarant par une loi qu’il laissait à chacun le libre exercice
de sa religion. Il fit rouvrir les temples. Il permit les sacrifices; mais il
défendit les enchantements, les cérémonies magiques. Cette liberté procura au
christianisme un double avantage; elle ramena au sein de l’Eglise ceux qui n’en
étaient sortis que par crainte , et elle laissa au paganisme ceux qui ne s’en seraient
détachés que par hypocrisie. La conviction, unique sorte de contrainte que la
religion commisse, fit seule des chrétiens; elle n’en fit que de véritables;
elle en fit en pins grand nombre, parce qu’elle n’eut point à combattre la
haine et l’opiniâtreté qu’inspirent les persécutions et les supplices. Les
philosophes; voyant leur règne passé, s’étaient bannis de la cour. Ils n’y
régnèrent plus en effet; mais Jovien leur permit d’y reparaître, pourvu qu’il
se dépouillassent de ce qu’il y avait de singulier dans leur extérieur. Il
continua même de les honorer. Il est vrai qu’il ne put les mettre à couvert du
mépris des courtisans, toujours prompts à fouler aux pieds les anciens favoris.
Un ennemi de Libanius conseillait au prince de se défaire de ce rhéteur qui ne cessait
de pleurer la perte de Julien. Un meilleur conseil fit entendre à Jovien que
ces larmes impuissantes lui faisaient beaucoup moins de tort que n’en ferait à
sa gloire le sang d’un malheureux sophiste. Ce que des auteurs anonymes ou
inconnus racontent du temple de Trajan, brûlé dans Antioche par la femme et les
concubines de Jovien, ne mérite pas une réfutation sérieuse.
La religion chrétienne monta avec lui sur le trône pour n’en plus descendre.
Jovien s’appliqua à guérir plaies dont Julien l’avait affligée, et à lui rendre
sa splendeur. Il rappela d’exil tous les évêques bannis par Constance, et que
Julien n’avait pas remis en possession de leurs sièges. Athanase sortit encore
de ses déserts, et reparut de nouveau dans Alexandrie. Les disgrâces de ce grand
homme étaient celles de toute l’Eglise; la foi s’éclipsait avec lui et renaissait
à sa lumière. L’empereur déchargea les églises des taxes dont elles étaient
accablées; il rétablit leurs privilèges; il rendit aux clercs, aux veuves, aux
vierges leurs immunités et tous les bienfaits des empereurs précédons. Il
renouvela par une loi les distributions de blé instituées par Constantin, et
que Julien avait abolies. La disette, qui régnait encore dans l’empire, ne lui
permit d’en rendre que le tiers; mais il promit de les rétablir en entier au
retour de l’abondance. Il ordonna aux gouverneurs des provinces de favoriser
les assemblées des fidèles, de veiller à l’honneur du culte divin et à
l’instruction des peuples. Nous avons une loi par laquelle il défend sur peine
de mort de ravir les vierges consacrées à Dieu, de les séduire, ou même de les
solliciter au mariage. C’était un désordre que l’irréligion, fille ou mère du
libertinage, avait introduit du temps de Julien. Il fit retracer sur le labarum le monogramme de Christ. Un comte nommé Magnus, trésorier de la maison de
l’empereur, avait, sous le règne précèdent, réduit en cendres l’église de
Béryte ; il reçut ordre de la rebâtir à ses dépens, et, sans de puissantes sollicitations
, Jovien lui eût fait trancher la tête.
Les différentes sectes formèrent à l’envi des prétentions sur l’esprit de
empereur. Les purs ariens envoyèrent au-devant de lui jusqu’à Edesse; ils portaient
à leur ordinaire des calomnies contre Athanase. Jovien, sans leur déclarer ses sentiments,
les renvoya à la décision d’un concile où les deux partis seront
entendus.
Dès qu’il fut dans Antioche, les Macédoniens lui présentèrent une requête
par laquelle ils demandaient l’expulsion des purs ariens. Il leur répondit
qu’il détestait les querelles, et qu’il n’accorderait ses bonnes grâces qu’aux
amants de la paix et de la concorde. Acace de Césarée, attaché de tout temps à
l’arianisme, mais plus encore à la faveur, ayant pressenti les dispositions de
l’empereur, se réunit, du moins en apparence, avec les catholiques: il assista
dans Antioche à un concile dont le décret confirmait la foi de Nicée. La lettre
synodale, signée de vingt-huit évêques, fut adressée à l’empereur. Jovien se
contenta de dire qu’il était résolu de n’inquiéter personne sur la croyance, et
défavoriser de tout son pouvoir ceux qui travailleraient à la réunion des
esprits. Ce n’était pas qu’il fût indifférent, ni qu’il balançât sur le parti
qu’il devait prendre f nourri dans les sentiments orthodoxes dès le moment
qu’il était rentré dans les terres de l’empire, au milieu des inquiétudes dont
il était accablé, un de ses premiers soins avait été d’écrire à saint Athanase.
Ne sachant pas encore que ce prélat fût revenu, il le rappelait et le rétablissait
dans son siège. Sa lettre, qui s’est conservée jusqu’à nous, porte le sentiment
de la plus profonde vénération. Lorsqu'il se vit dans la suite exposé à tous
les artifices de tant de sectes diverses, pour s’affermir dans la foi, et ne
point s’écarter du point fixe de la croyance de l’église, il pria le saint
évêque de lui envoyer une exposition nette et précise de la doctrine
catholique. Athanase, de concert avec les prélats les plus éclairés qui se trouvaient
dans Alexandrie , satisfit au désir de l’empereur. Il lui développa la foi de
Nicée et tout le venin de l’arianisme. Jovien le fit venir à Antioche, pour
puiser dans cette source de lumière des instructions plus étendues. Les ariens
en prirent l’alarme. Euxoius, évêque arien
d’Antioche, gagna le grand chambellan Probatius et
les autres eunuques du palais. C’était par le canal de ces vils ministres,
presque toujours pervers et corrompus, que l’hérésie s’était insinuée dans
l’esprit de Constance. On fit venir d’Alexandrie le prêtre Lucius, chef du
parti arien dans cette Ville depuis la mort de George. Les catholiques députèrent
de leur côté pour rompre l’effet de ces intrigues.
Lucius à la tête de sa faction se présenta quatre fois à l’empereur. Il reprochait
au saint prélat que, depuis qu’il avait repris les fonctions de l’épiscopat, il
était sous l’anathème, ayant été condamné pour des crimes dont il ne s’était
pas justifié; qu’il avait été plusieurs fois banni par Constantin et par
Constance; qu’il ne cessait de troubler l’Egypte, et d’y entretenir la discorde
et la sédition. En conséquence, il demandait un autre évêque, tel que
l’empereur voudrait le choisir. Ces accusations étaient appuyées par les
clameurs des autres ariens. Athanase n’eut pas besoin de répondre. Le peuple
catholique soutint sa cause avec chaleur. L’empereur lui-même déconcerta les
calomniateurs par des questions pressantes et de vives reparties. Dans une des
audiences il s’emporta contre eux jusqu’à commander à ses gardes de les frappe
; ce qui cependant ne parait pas avoir été exécuté. Il les congédia
honteusement; il traita surtout avec le dernier mépris Lucius, dont la mauvaise
mine égalait la méchanceté. Pour faire perdre aux eunuques le goût de ces
intrigues de religion, il les fit appliquer à la torture, en menaçant de traiter
avec la même rigueur quiconque oserait calomnier des chrétiens. Cette
conspiration formée contre Athanase le rendit plus cher à l’empereur. Il
retourna en Egypte avec un plein pouvoir de disposer du gouvernement des
églises.
L’empire, attaqué depuis longtemps du côté du septentrion et de l’orient, commençait
à recevoir des atteintes dans ses provinces méridionales. Ce vaste corps sentait
déjà les approches de la vieillesse. Affaibli par les vices qui lui faisaient
perdre de son ressort, il se refroidissait peu à peu dans ses extrémités, et
les gouverneurs des provinces éloignées, plus attentifs à les piller qu’à les
défendre, laissaient aux barbares occasion de les entamer. Tandis que les
Perses enlevaient aux Romains les cinq provinces voisines du Tigre, les Austuriens en Afrique infestaient la Tripolitaine, qui s’étendit
entre les deux Syrtes, dans le pays qu’on appelle encore le royaume de Tripoli.
Ces barbares, qui n’étaient connus que sur cette frontière, exercés à des
incursions soudaines, vivaient de brigandage. On les contenait depuis quelque
temps par un traité fait avec eux, lorsqu’un motif de vengeance leur mit les
armes à la main. Un d’entre eux nommé Stachaon, homme
hardi, rusé, artificieux , parcourant la province à la faveur de la paix, tramait
des intrigues secrètes pour y établir ses compatriotes. On découvrit ses
manœuvres : il fut brûlé vif. Aussitôt toute la nation prend l’alarme; ils
sortent avec rage de leurs montagnes et de leurs déserts; ils accourent en foule
devant Leptis avant qu’on puisse avoir des nouvelles de leur marche. La force
des murailles de cette grande ville et le nombre des habitants la mettant hors
d’insulte, ils restent trois jours campés aux environs, ruinant par le fer et
par le feu ce territoire fertile, et massacrant les paysans qui s’étaient
inutilement cachés dans des cavernes. Après avoir brûlé fout ce qu’ils ne
purent emporter, ils s’en retournèrent avec un riche butin, traînant en
esclavage Sylva, chef du conseil de la ville, qu’ils surprirent dans ses terres
avec toute sa famille. Les habitants de Leptis, effrayés de cette attaque
imprévue, et craignant une nouvelle incursion, eurent recours au comte Romain,
envoyé, depuis peu pour commander en Afrique; cet officier, dur et avare, ne faisait
la guerre que pour s’enrichir. Il vint à la tête d’un corps de troupes; mais
insensible aux larmes et aux prières des habitants, il demanda une prodigieuse
quantité de vivres et quatre mille chameaux, déclarant qu'il ne marcherait aux
ennemis qu’à cette condition. En vain ces infortunés lui représentèrent que le
ravage et l’incendie de leur pays les mettaient dans l’impuissance de
satisfaire à des demandes si exorbitantes; qu’ils n’étaient pas en état
d’acheter si cher un remède à leurs maux, quoiqu’ils fussent extrêmes. Après
avoir passé quarante jours à Leptis, sans faire aucun mouvement pour leur
défense, il abandonna le pays à la merci des barbares.
L’équité de Jovien de donne lieu de penser qu’il aurait puni cette cruelle
avarice. Mais les plaintes des Leptitains n’arrivèrent qu’après sa mort. Croyant qu’il était nécessaire de se rapprocher
de l’Occident, dont il ne recevait aucune nouvelle, il résolut malgré la
rigueur de l’hiver, qui fut très rude cette année , de regagner au plus tôt
Constantinople. Il partit d’Antioche au mois de décembre, sans être arrêté par
de prétendus pronostics que l’événement rendit remarquables, mais qui ne pourvoient
en effet alarmer que des païens superstitieux. Il ne voulut pas sortir de Tarse
sans avoir rendu à Julien quelques honneurs funèbres: il donna ordre d’ajouter
des ornements à son tombeau: ce qui ne fut exécuté que sous le règne de
Valentinien et de Valens.
En arrivant à Tyane, ville de Cappadoce, il y
trouva le secrétaire Procope et le tribun Mémoride,
qui venaient lui rendre compte de ce qui s’était passé dans la Gaule. Lucilien,
selon les ordres de l’empereur, s’était rendu à Milan avec les tribuns Séniauque, et Valentinien, que Jovien avoir rappelé de son
exil; et ayant appris que Malaric refusait le
commandement des troupes de la Gaule, il avait lui-même passé les Alpes, et s’était
transporté dans la ville de Reims. Là, sans considérer que la mort de Julien pouvait
exciter des troubles dans la province, et que l’autorité de son gendre n’était
pas encore assez affermie, il se pressa mal à propos de réformer les abus, et
commença par faire rendre compte à un receveur des deniers publics. Celui-ci,
coupable de plusieurs infidélités dans l’exercice de son emploi, ne pouvant se
justifier que par une révolte, eut recours aux soldats bataves, qui étaient en
quartier aux environs de Reims. Il leur persuada que Julien vivait encore, que
Jovien n’était qu’un rebelle; et ses mensonges produisirent une si violente
mutinerie, que Lucilien et Séniauque furent
massacrés. Valentinien aurait éprouvé le même sort, sans un ami fidèle appelé Primitivus, qui le déroba aux recherches des séditieux. Il
se sauva avec Procope et Mémoride. Un soldat hérule nommé Vitalien, que nous
verrons dans la suite avancé aux premiers emplois, se joignit à eux; et tous
ensemble trouvèrent Jovien à Tyane. Avec cette triste
nouvelle ils en apportaient une autre qui pouvait en adoucir l’amertume. Jovin,
que l’empereur voulait déplacer, loin de se ressentir de cette disgrâce, avait
disposé les troupes à l’obéissance; il envoyait ses principaux officiers pour
présenter à Jovien les hommages de son armée. L’empereur récompensa Valentinien
en le mettant à la tête de la seconde compagnie des écuyer ; il donna à Vitalien une place honorable entre les domestiques :
ces deux corps faisaient partie de la garde du prince. Il dépêcha sur-le-champ Arinthée avec une lettre pour Jovin; il le louait de sa
fidélité, le confirmait dans son emploi, et lui ordonnait de punir l’auteur de
la sédition, de mettre aux fers les plus coupables, et de les envoyer à la
cour. Les députés de l’armée des Gaules arrivèrent bientôt après: ils se
présentèrent à Jovien dans Aspunes, petite ville de
Galatie. Il reçut avec joie les protestations de leur zèle, leur fit des présents,
et les renvoya dans leur province.
Le premier jour de janvier il célébra dans Ancyre la cérémonie de son
entrée au consulat. Il avait désigné Varronien son père pour partager avec lui
cette dignité. Mais, ce vieillard étant mort avant le commencement de l’année,
Jovien prit pour collègue son fils, qui portait aussi le nom de Varronien. Il
lui donna en même temps le titre de nobilissime. On rapporte que ,
lorsqu’on voulut, selon l’usage, asseoir cet enfant sur la chaise curule, il y
résista avec des cris opiniâtres, comme s’il eût pressenti son malheur. Thémistius, que Constance avait honoré d’une place dans le
sénat de Constantinople, orateur sensé et vertueux, député avec plusieurs
autres sénateurs pour complimenter l’empereur sur son consulat, prononça un
discours en sa présence. Nous l’avons encore entre les mains; et nous y voyons
que la vertu du prince et celle de l’orateur ont ensemble beaucoup de peine à
défendre ce panégyrique de la contagion de flatterie, qui fait presque toujours
l’âme de ces sortes de pièces. Quelques historiens prétendent que le discours
dont nous parlons ne fut prononcé qu’à Dadastane six
semaines après, et qu’il le fut encore à Constantinople, en présence du peuple,
après la mort de Jovien.
Tout l’empire s’attendait à goûter sous un gouvernement équitable et
pacifique le repos dont il avait été longtemps privé par la faiblesse et les
soupçons injustes de Constance, et par l’humeur guerrière de Julien. On faisait
à Constantinople les préparatifs de la réception de l’empereur : Rome, qui se flattait
de jouir bientôt de sa présence, frappait déjà des monnaies pour célébrer la joie
de son arrivée. Jovien ne témoignait pas moins d’empressement. Il partit
d’Ancyre par un temps très froid, qui fit périr en chemin plusieurs de ses
soldats. Etant arrivé le 16 de février à Dadastane,
petite bourgade de Galatie, sur les frontières de la Bithynie, il fut trouvé le
lendemain mort dans son lit. Il était âgé de trente-t trois ans, et avait régné
sept mois et vingt jours. La cause de sa mort est restée dans l’incertitude.
Selon l’opinion la plus commune, s’étant couché dans une chambre nouvellement
enduite de chaux, il fut étouffé par la vapeur du charbon qu’on y avait allumé
pour sécher les murailles et pour échauffer le lieu. Selon d’autres, sa mort
fut l’effet d’une indigestion, ou de quelques mauvais champignons qu’il avait
mangés. Quelques-uns l’attribuent simplement à une apoplexie. Enfin on a dit
qu’il avait été empoisonné ou assassiné par ses propres gardes. Ammien
Marcellin semble appuyer ce dernier sentiment, par la remarque qu’il fait que
sa mort ne fut suivie d’aucune information, non plus que celle de Scipion
Emilien. Si ce soupçon avait lieu, il ne pourrait tomber que sur Procope;
Valentinien, comme le prouve l’histoire de son élection, n’avait nulle
prétention à l’empire. Le corps fut porté à Constantinople dans l’église des
Saints-Apôtres, sépulture ordinaire des empereurs depuis Constantin. Les païens
le mirent au nombre des dieux; et les deux empereurs chrétiens qui lui
succédèrent ne s’opposèrent pas à cette sorte d’idolâtrie, qui n’était plus
regardée que comme une cérémonie politique. Sa femme n’eut pas la satisfaction
de le voir empereur. Elle était en chemin pour le venir joindre avec toute la
pompe d’une impératrice lorsqu’elle reçut la nouvelle de sa mort. Elle venait
de perdre en peu de temps et son père et son beau-père; elle eut encore la
douleur de survivre à son époux pendant plusieurs années, mourant, pour ainsi
dire, tous les jours, et tremblant sans cesse sur le sort de son fils, en qui
la qualité de fils d’empereur pouvait tenir lieu de crime auprès des
successeurs. La mort seule fixa pour elle les honneurs dont la lueur rapide n’avait
brillé à ses yeux que pour disparaitre aussitôt : elle eut sa sépulture à côté
de son mari.
|
HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |