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LIBRAIRIE FRANÇAISE

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

 

 

LIVRE QUATORZIÈME.

MORT DE JULIEN L'APOSTATE. An. 363

Julien partit le cinquième de mars; et, après douze lieues de chemin par des marais et des montagnes, il arriva sur le soir à Litarbes, bourg de la dépendance de Chalcis. La plus grande partie des sénateurs d’Antioche l’avoient suivi jusqu’en ce lieu pour tâcher d’apaiser sa colère. Ils ne gagnèrent rien sur ce cœur inflexible : l’empereur les congédia durement en leur répétant qu’il ne rentrerait plus dans leur ville, et qu’il irait passer à Tarse l’hiver suivant. Quoiqu’à son départ d’Antioche il n’eût pas aperçu dans les victimes des signes favorables, cependant, enivré de ses succès et des flatteuses prédictions de Maxime, dont il se fit accompagner dans ce voyage, il tirait d’heureux pronostics de tout ce qu’il rencontrait sur sa route , et il en tenait un registre exact. Il vint le lendemain à Bérée, nommée aujourd’hui Alep, où il s’arrêta pendant un jour. Après avoir solennellement offert à Jupiter un taureau blanc en sacrifice, il assembla le sénat de cette ville, et tâcha de le porter à l’idolâtrie par un discours qui fut applaudi de tous, et qui ne persuada personne.

Il eut lui-même occasion de s’apercevoir du peu de succès de son éloquence. Le chef du conseil de Bérée, irrité contre son fils de ce qu’il avait embrassé la religion du prince, l’avait publiquement déshérité et chassé de sa maison. Comme Julien approchait de la ville, ce jeune homme alla se jeter à ses pieds pour lui demander justice. L’empereur lui promit de le réconcilier avec son père. Dans un repas qu’il donna aux magistrats de Bérée, il fit placer à côté de lui le père et le fils. Après quelques moments d’entretien :

Pour moi, dit-il au père, je ne puis souffrir qu’on Veuille forcer la croyance des autres hommes, et exercer sur leur con­science une sorte de tyrannie. N’exigez pas de votre fils qu’il suive malgré lui votre religion; je ne vous oblige pas d’embrasser la mienne, quoiqu'il me fût aisé de vous y contraindre.

Quoi, seigneur, lui répondit le père, vous me parlez de ce scélérat, de cet impie, qui a préféré le mensonge a la vérité! A cette brusque repartie, l’empereur prenant un air de douceur : Faites trêve à vos invectives, lui dit-il; et, se tournant vers le jeune homme , il ajouta : Je vous tiendrai lieu de père, puis­que le vôtre vous abandonne.

Il fut plus content des habitants de Batnes, où il arriva après une marche de huit lieues. Cette ville , située en Syrie dans une plaine délicieuse, et peuplée de cyprès, était fort adonnée à l’idolâtrie. L’empereur y respira avec plaisir l’odeur de l’encens dont la fumée s’élevait de toutes parts. Il rencontrait à chaque pas des victimes magnifiquement parées. Charmé de ce zèle, il logea dans un palais rustique, qui n’était construit que de bois et de terre. Après des sacrifices dont les signes parurent heureux à son imagination satisfaite, au lieu de prendre le chemin de Samosates, capitale de la Comagène, où il aurait trouvé un pont commode pour passer l’Euphrate , il prit celui d’Hiéraple, qui n’était éloigné de Batnes que de sept lieues. Cette dernière route était plus courte pour arriver au bord de l’Euphrate. D’ailleurs Hiéraple, dont le nom signifie ville sacrée, était fameuse par un ancien temple de Jupiter. Les habitants vinrent en foule à sa rencontre et le reçurent avec joie. Il rendit d’abord ses hommages à Jupiter, et alla loger chez Sopâtre, disciple d’Iamblique. Julien chérissait Sopâtre, parce que ce philosophe, ayant plusieurs fois reçu chez lui Constance et Gallus, avait résisté aux sollicitations de ces deux princes, qui le pressaient de renoncer à l’idolâtrie.

C’était dans cette ville que l’empereur avait marqué le rendez-vous de l’armée. Au moment de son entrée, un portique, sous lequel campait un corps de troupes, s’étant tout à coup écroulé , écrasa cinquante soldats, et en blessa un grand nombre. Pendant les trois jours que Julien passa à Hiéraple, il fit rassembler toutes les barques qui se trouvaient sur l’Euphrate à Samosates et ailleurs. On y transporta les provisions qui seraient nécessaires dans les pays déserts et stériles qu’on aurait à traverser. Il rassembla quantité de chevaux et de mulets; il envoya des exprès aux diverses tribus de Sarrasins, pour les avertir de le venir joindre, s’ils voulaient être traités comme amis des Romains. Son armée, qu’il savait animer par une éloquence militaire, montrait une ardeur extrême ; mais Julien ne comptait pas moins sur le secret de l’exécution. Persuadé que tout ce qui sort de la bouche du chef parvient bientôt aux oreilles des espions, qui se dérobent à la plus exacte vigilance, il n’avait d’autre confident que lui-même, et ne laissait transpirer aucun de ses projets. Il fit prendre les devants à des coureurs, à dessein d’arrêter les transfuges, et d’empêcher qu’ils ne portassent des nouvelles à l’ennemi. Enfin il tenta, pour la dernière fois, d’engager tous ses soldats dans l’idolâtrie. Plusieurs se laissèrent séduire par ses caresses; mais, la plupart étant demeurés fermes, il n’osa congédier ces fidèles chrétiens, de peur d’affaiblir son armée.

Ayant passé l’Euphrate sur un pont de bateaux, avant que les ennemis fussent avertis de sa marche, il vint à la ville de Batnes en Osroène, de même nom que celle de Syrie. On laissa sur la gauche Edesse : le christianisme y fleurissait, c’était assez pour en éloigner Julien.

Etant arrivé à Carrhes, célèbre par la défaite de Crassus, il s’y arrêta quelques jours. En cette ville était un temple de la lune, adorée sous le nom de dieu Lunus. Ces peuples, par une idée bizarre, a voient changé le sexe attribué partout ailleurs à cette divinité. Il y avait selon eux une malédiction attachée à ceux qui adoraient la lune comme déesse : ils vivaient, disaient-ils, dans un perpétuel esclavage, toujours asservis aux caprices de leurs femmes. L’empereur n’oublia pas de visiter ce temple. On dit qu’après le sacrifice, s’étant enfermé seul avec Procope son parent, il lui remit un ' manteau de pourpre, avec ordre de s’en revêtir, et de prendre la qualité d’empereur, supposé qu’il pérît dans la guerre de Perse. Théodoret, copié par d’autres auteurs chrétiens, attribue en cette occasion à Julien une action tout-à-fait horrible. Il rapporte qu’au sortir du temple ce prince en fit fermer les portes, et que, les ayant scellées de son sceau, il y plaça une garde de soldats qui né devait être levée qu’à son retour; qu’ensuite, à la nouvelle de sa mort, lorsqu’on entra dans le temple on y trouva une femme suspendue par les cheveux, les bras étendus, le ventre ouvert, Julien ayant cherché dans ses entrailles des signes de sa victoire. Sozomène, d’ailleurs assez crédule, et contemporain de Théodoret, n’a pas adopté ce récit. On n’en trouve rien dans saint Grégoire de Nazianze, qui, dans les reproches de cruauté qu’il lance avec tant de force contre Julien , n’aurait eu garde de passer sous silence un fait si atroce.

La nuit du 18 au 19 de mars, Julien fut fort agité par des songes fâcheux. A son réveil, ayant consulté les interprètes des songes qu'il menait à sa suite , il jugea que le jour suivant allait être signalé par quelque événement funeste. Le jour se passa sans accident; mais la superstition trouva bientôt de quoi autoriser ses rêveries. On apprit quelque temps après que cette nuit-là le feu avait pris dans Rome au temple d’Apollon Palatin, et que, sans un prompt secours, les oracles des sibylles auraient été la proie des flammes.

Il y avait deux grandes routes pour aller en Perse : l’une à gauche par Nisibe et l’Adiabène, en traversant le Tigre; l’autre à droite par l’Assyrie, le long de l’Euphrate. On appelait alors Assyrie la partie méridionale de la Mésopotamie qui obéissait aux Perses. Julien préféra cette dernière route. Pendant qu’il disposait tout pour son départ, on vint lui annoncer qu’un corps de cavalerie ennemie, ayant forcé les passages, ravageait les environs de Nisibe. L’alarme se répandit dans le camp; mais on apprit bientôt que ce n’étaient que des coureurs, et qu’ils s’étaient retirés après avoir fait quelque pillage. Pour mettre le pays à couvert de ces insultes, il détacha de son armée trente mille hommes sous le commandement de Procope et du comte Sébastien. Ces généraux avaient ordre de veiller à la sûreté de la Mésopotamie, jusqu’à ce que l’empereur eût pénétré dans la Perse; de se réunir ensuite à Arsace, et de venir avec ce prince par la Gorduène, la Moxoène et les frontières de la Médie, rejoindre Julien au-delà du Tigre. Il écrivit en même temps au roi d’Arménie une lettre pleine de vanité, se relevant beaucoup lui-même, taxant Constance de lâcheté et d’impiété, menaçant Arsace; et comme il savait que ce prince était chrétien : N’espérez pas, lui disait-il, que votre dieu puisse vous défendre, si vous négligez de m’obéir. Etant sur le point de partir, il monta sur un lieu élevé pour jouir du spectacle de son armée : c’était la plus large et la plus nombreuse qu’aucun empereur eût conduite contre les Perses. Elle était composée de soixante-cinq mille hommes. Ayant remarqué parmi les bagages un grand nombre de chameaux chargés, il demanda ce qu’ils portaient. On lui répondit que c’était des liqueurs et des vins de plusieurs sortes : Arrêtez-les ici, dit-il aussitôt, je ne veux pas que ces sources de volupté suivent mon armée; un soldat ne doit boire que le vin qu’il s’est procuré par son épée. Je ne suis moi-même qu’un soldat, et je ne prétends pas être mieux traité que le dernier de mes troupes.

On avait préparé des étapes sur les deux routes pour tenir les Perses dans l’incertitude. Ayant fait une fausse marche du côté du Tigre, il tourna sur la droite; et, après avoir passé une nuit sous des tentes, comme il s’était fait amener son cheval, qu’on nommait le Babylonien, cet animal, frappé d’une douleur soudaine, s’abattit tout à coup, et, se roulant à terre, mit son harnois en pièces. Julien s’écria avec joie: C'est Babylone qui tombe dépouillée de tous ses ornements. Ses officiers applaudissent : on fait des sacrifices pour confirmer ce bon présage; et l’on arrive sur le soir au château de Davane, où une rivière, nommée Bélias, prévoit sa source pour s’aller jeter dans l’Euphrate. Le 27 de mars l’armée entra dans Callinique, place forte et commerçante. Julien y pratiqua les mêmes cérémonies qui étaient en usage à Rome ce jour-là en l’honneur de Cybèle. Le lendemain on campa sur les bords de l’Euphrate, qui devient fort large en cet endroit par l’abondance des eaux qui s’y rendent. Ce fut là que plusieurs princes sarrasins vinrent lui rendre hommage, comme au maître du monde et à leur souverain, lui offrant une couronne d’or. Pendant que l’empereur leur donnait audience, on vit passer en pompeux appareil, à la vue du camp, la flotte commandée par le tribun Constantien et par le comte Lucilien. Toute la largeur du fleuve était couverte de mille bâtiments chargés de vivres, d’armes et de machines; sans compter cinquante vaisseaux armés en guerre, et autant de grosses barques, propres à établir des ponts pour le passage de l’armée.

L’empereur, après avoir reçu les troupes des Sarrasins, qui pouvaient être d’un grand secours pour les courses et pour les surprises, entra dans Cercuse au commencement d’avril. C’était la dernière place des Romains de ce côté-là. Elle était forte et bien bâtie, située au confluent de l’Aboras et de l’Euphrate. Dioclétien l’avait fortifiée avec soin, pour servir de boulevard à la Syrie contre les incursions des Perses. Tandis que Julien faisait passer l’Aboras à ses troupes sur un pont de bateaux, il reçut une lettre de Salluste, préfet des Gaules, qui le suppliait de suspendre son expédition jusqu’à ce qu’on eût obtenu des marques plus certaines de la faveur des dieux. Julien, qui s’en croyait assuré, ayant passé le fleuve après son armée , fit rompre le pont pour ôter aux déserteurs toute espérance de retour. Il rassembla ses bataillons et ses escadrons, qu’il fit ranger en cercle autour de lui. Alors, élevé sur un tribunal de gazon, environné des principaux officiers, et montrant sur son visage l’assurance de la victoire, il leur parla en ces termes :

« Braves soldats, vous n'êtes pas les premiers Romains qui soyez entrés dans la Perse. Pour ne pas remonter jusqu’aux exploits de Lucullus, de Pompée, de Ventidius, plusieurs de mes prédécesseurs m’ont prévenu dans cette glorieuse carrière. Trajan, Vérus, Sévère, sont revenus de ces contrées victorieux et triomphants; et le dernier des Gordiens, dont le monument va bientôt se montrer à nos yeux, ayant vaincu le roi de Perse auprès de Résène , aurait rapporté les mêmes lauriers sur les terres de l’empire, si des mains perfides ne lui eussent arraché la vie au pied même de ces trophées. Les héros dont je parle ne furent conduits dans ces lieux que par le désir de la gloire. Mais nous, des motifs plus pressants nous y appellent : nos villes ruinées, tant de nos soldats massacrés, dont les ombres sont errantes autour de nous, implorent notre vengeance. L’empire nous montre sa frontière dévastée; il s’attend que nous guérirons ses plaies, que nous éloignerons le fer et le «eu auxquels il est exposé depuis plus d’un siècle. Nous avons à nous plaindre de nos pères; laissons à notre postérité de quoi nous vanter. Protégé par l’Eternel, vous me verrez partout à votre tête vous commander, vous couvrir de mon corps et de mes armes, combattre avec vous. Tout me fait espérer la victoire ; mais la fortune disposera de ma vie : si elle me l’enlève au milieu des combats, quel honneur pour moi de m’être dévoué à la patrie comme les Mucius, les Curtius; comme la famille des Décius, qui se transmirent avec la vie la gloire de mourir pour Rome! Nos ancêtres s’obstinèrent pendant des siècles entiers à soumettre les puissances ennemies de l’empire. Fidènes, Veïes, Faléries, furent rivales de Rome dans son enfance : Carthage et Numance luttèrent contre elle dans sa vigueur : ces états ne subsistent plus : nous avons peine à croire, sur la foi de nos annales, qu’ils aient jamais osé nous disputer l’empire. Il reste une nation opiniâtre, dont les armes sont encore teintes du sang de nos frères ; c’est à nous à la détruire. Achevons l’ouvrage de nos aïeux. Mais, pour réussir dans ce noble projet, il n’y faut chercher que la gloire. L’amour du pillage fut souvent pour le soldat romain un piège dangereux: que chacun de vous marche en bon ordre sous ses enseignes : si quelqu’un, s'écarte, s’il s’arrête, qu’on lui coupe les jarrets et qu’on le laisse sur la place. Je ne crains que les surprises d’un ennemi qui n’a de force que dans ses ruses. Maintenant je veux être obéi : après le succès, quand nous n’aurons plus à répondre qu’à nous-mêmes, peu jaloux du privilège des princes qui mettent leur volonté à la place de la raison et de la justice, je vous permettrai à tous de me demander compte de toutes mes démarches ; et je serai prêt à vous satisfaire. Elevez votre courage : partagez mes espérances, je partagerai tous vos travaux, tous vos périls. La justice de notre cause est un garant de la victoire.»

Ce discours embrasa le cœur des soldats. Les divers sentiments de Julien paraissaient pénétrer dans leur âme et se peindre sur leur visage. Dès qu’il eut cessé de parler, ils élèvent leurs boucliers au-dessus de leurs têtes ; ils s’écrient qu’ils ne connaissent point de périls, point de travaux sous un capitaine qui en prend sur lui-même plus qu’il n’en laisse à ses soldats. Les Gaulois signalaient leur ardeur au-dessus de tous les autres : ils se souvenaient, ils racontaient avec transport qu’ils l’avoient vu courir entre leurs rangs, se jeter au plus fort de la mêlée; qu’ils avoient vu les nations barbares, ou tomber sons ses coups, ou se prosterner à ses pieds. Julien, pour mieux assurer l’effet de ses paroles, fit distribuer à chaque soldat cent trente pièces d’argent.

Le fleuve Aboras assoit la séparation des terres de l’empire d’avec le pays ennemi. On passa la nuit sur ses bords, et dès le point du jour on sonna la marche. La lumière, qui croissait peu à peu, découvrit aux regards de l’armée les vastes plaines de l’Assyrie; l’empressement et la joie brillaient dans tous les yeux. Julien, le premier à cheval, courant de rang en rang, inspirait aux soldats une nouvelle confiance. Il fit toutes les dispositions qu’on pouvait attendre d’un général expérimenté pour la sûreté de la marche dans un pays inconnu. Il envoya devant quinze cents coureurs pour battre l’estrade. L’armée marchait sur trois colonnes. Celle du centre était Composée de la meilleure infanterie, à la tête de laquelle était Julien. A la droite, le reste des légions côtoyait le fleuve sous les ordres de Névitte; à gauche, la cavalerie, commandée par Arinthée et par Hormisdas, traversait la plaine et couvrit l’infanterie. L’arrière-garde avait pour chefs Dagalaïphe et Victor. Secondin, duc d’Osroène, fermait la marche. Les bagages étaient à couvert entre les deux ailes et le corps de bataille. Pour grossir le nombre des troupes aux yeux des coureurs ennemis, on fit marcher les différents corps à grands intervalles, en sorte qu’il y avait trois lieues entre la queue et la tête de l’armée. La flotte avait ordre de mesurer ses mouvements avec tant de justesse, que, malgré les fréquents détours du fleuve, elle bordât toujours les troupes de terre, sans rester en arrière, ni les devancer.

Le premier pas que fit l’armée lui présenta un objet capable d’alarmer les superstitieux, et d’éveiller la diligence de ceux qui étaient chargés du soin des subsistances. C’était le corps d’un commissaire des vivres, que le préfet Salluste avait fait pendre, parce qu’ayant promis de faire venir au camp, un jour marqué, certaines provisions, il avait manqué de parole. Un accident involontaire avait occasionné ce délai, et les vivres arrivèrent le lendemain de l’exécution. On passa près, du château de Zaïthe, mot qui, dans la langue du pays signifiait olivier. Entre ce lieu et la ville de Dure, on aperçut de loin le tombeau de Gordien, qui était fort élevé. Julien y alla rendre ses hommages à ce prince, qu’on avait placé au rang des dieux. Comme il continuait sa route, une troupe de soldats vint lui présenter un lion monstrueux qui était venu les attaquer, et qu’ils avoient tué. Il s’éleva à ce sujet une vive contestation entre les aruspices toscans et les philosophes qui accompagnaient le prince. Les premiers, qui s’étaient toujours opposés, mais en vain, à l’expédition de Perse, prétendaient prouver par leurs livres que c’était un signe malheureux. Les philosophes tournoient en ridicule et les aruspices et leurs livres. La querelle se renouvela le lendemain à l’occasion d’un soldat qui fut tué d’un coup de foudre, avec deux chevaux qu’il ramenait du fleuve. Les deux partis alléguaient des raisons également chimériques, les uns pour intimider les autres pour tranquilliser le prince. Julien ne balança pas à regarder ces deux événements comme d’heureux présages.

Deux jours après le passage de l’Aboras, on vint à Dure, bâtie autrefois par les Macédoniens sur le bord l’Euphrate. Il n’en restait plus que les ruines. On y trouva une si grande quantité de cerfs, que ceux que l’on tua suffirent pour nourrir toute l’armée. Après quatre jours de marche, on arriva vers le commencement de la nuit à une bourgade nommée Phatuses. Vis-à-vis s’élevait, dans une île de l’Euphrate, la forteresse d’Anatha, fort grande et fort peuplée. Julien fit embarquer mille soldats sous la conduite de Lucilien, qui à la faveur de la nuit approcha de l’île sans être aperçu, et plaça ses vaisseaux dans tous les endroits où la descente était praticable. Au point du jour, un habitant, qui était allé puiser de l’eau, ayant donné l’alarme, tous les autres montèrent sur le mur. Ils furent fort étonnés de voir les bords du fleuve couverts de troupes, et Julien lui-même qui venait à eux avec deux vaisseaux, suivis d’un grand nombre de barques chargées de machines propres à battre les murailles. Comme le siège pouvait être long et meurtrier, Julien leur fit dire qu’ils n’avaient rien à craindre s’ils se rendaient, rien à espérer s’ils faisaient résistance. Ils demandèrent à parler à Hormisdas, qui par ses promesses et ses serments les détermina à ouvrir leurs portes. Ils sortirent à la suite d’un taureau couronné de fleurs; c’était un symbole de paix. L’empereur les reçut avec bonté, leur permit d’emporter tous leurs effets, et leur donna une escorte pour les conduire à Chalcis en Syrie. Parmi eux se trouvait un soldat romain âgé de près de cent ans, que Galère avait, soixante-six ans auparavant, laissé malade dans ces contrées. C’était lui qui avait engagé les habitants à écouter Hormisdas. Courbé de vieillesse et environné d’un grand nombre d’enfants, qu’il avait eus de plusieurs femmes à la fois, selon l’usage du pays, il partait en pleurant de joie, et prenant les habitants à témoin qu’il avait toujours prédit qu’il mourrait sur les terres de l’empire. On mit le feu à la place; Posée, qui en était gouverneur pour Sapor, fut honoré du titre de tribun; il mérita par sa fidélité la confiance de l’empereur, et devint dans la suite commandant des troupes en Egypte. Pendant que Julien toit occupé en ce lieu, les Sarrasins lui amenèrent quelques coureurs ennemis; il les récompensa, et les renvoya pour conti­nuer de battre la campagne.

Le lendemain il s’éleva une horrible tempête. Un vent impétueux renversait les hommes, abattait les tentes. En même temps le fleuve, grossi par les neiges que la chaleur du printemps faisait fondre sur les montagnes d’Arménie, submergea plusieurs barques chargées de blé, et pénétra par toutes les écluses pratiquées le long de ses bords, soit pour arroser les terres, soit pour inonder le pays. On eut lieu de douter si ce fut un effet de la violence des eaux ou de la malice des habitants. L’armée se mit en marche pour échapper à ce déluge. Les canaux dont ce terrain est coupé étant remplis, formaient une infinité d’îles. Les soldats passaient à la nage, ou jetaient des ponts; d’autres se hasardaient à traverser à pied, ayant de l’eau jusqu’au cou; plusieurs périrent dans ces fosses profondes. Tout était dans un affreux désordre; il fallait s’entraider, et sauver à la fois sa personne, ses armes, ses provisions et les bêtes de somme. Quelques-uns défilaient sur la crête des bords du fleuve par un sentier étroit et glissant, où ils couraient risque de se précipiter à tous moments dans les eaux. Ce qu’il y avait de plus remarquable, c’est qu’au milieu de tant de fatigues et de périls, pas un ne plaignit son sort, pas un ne murmurait contre l’empereur : aussi ne cherchait-il pas à se soulager lui-même aux dépens de ses soldats; il ne prenait sur eux d’autre avantage que de leur donner l’exemple; ils le voyaient à leur tête, couvert de boue et de fange, fendre les eaux, et refuser les secours qui ne pouvaient être communiqués à tous.

Après avoir traversé une grande étendue de terrain inondé, on se trouva enfin dans une plaine fertile en fruits, en vignes, en palmiers , et peuplée de bourgs et de villages. C’était le plus beau canton de l’Assyrie. Les habitants s’étaient retirés au-delà du fleuve ; on les apercevait sur les hauteurs, d’où ils regardaient le pillage de leurs campagnes. Julien, escorté d’un corps de cavalerie légère, tantôt à la tête, tantôt à la queue de son armée, prenait les précautions nécessaires dans un pays inconnu. Il faisait fouiller jusqu’aux moindres buissons; il visitait tous les vallons; il empêchait les soldats de s’écarter trop loin; les contenant par une douce persuasion plutôt que par les menaces. L’exemple d’un soldat qui, étant pris de vin, se hasarda à passer l’Euphrate, et qui fut égorgé par les ennemis sur l’autre bord à la vue de l’armée, servit à rendre ses camarades plus sobres et plus circonspects. Julien leur permit d’enlever ce qui était propre à leur subsistance, et fit brûler le reste avec les habitations. L’armée se nourrissait avec plaisir des fruits de sa conquête; elle jouissait de l’abondance, sans toucher aux provisions qu’elle avait en réserve sur le fleuve.

On arriva vis-à-vis du fort de Thilutha, situé dans une île escarpée, et tellement bordée d’une muraille, qu’il ne restait pas au-dehors de quoi asseoir le pied. L’attaque paraissant impraticable, on somma les habitants de se rendre. Ils répondirent qu’il n’en était pas encore temps, qu’ils suivraient le sort de la Perse, et que, quand les Romains seraient maîtres de l’intérieur du pays, ils se soumettraient aux vainqueurs, comme un accessoire de la conquête. Julien se contenta de cette promesse, parce qu’il était persuadé que de s’arrêter c’était servir ses ennemis, et que le temps si précieux, surtout dans la guerre, ne devait s’employer que pour acheter un succès de pareille valeur. Les habitants virent passer la flotte au pied de leurs murailles sans faire aucun acte d’hostilité. On reçut la même réponse devant la forteresse d’Achaïacala, dont la situation était semblable. Le jour suivant on brûla plusieurs châteaux déserts et mal fortifiés. Après une marche de huit ou neuf lieues faite en deux jours, on vint à un lieu nommé Baraxmalcha. On y passa une rivière, à sept milles de laquelle était située, sur la rive droite de l’Euphrate, la ville de Diacire. Les habitants n’y avoient laissé que quelques femmes et de grands magasins de blé et de sel. Les soldats de la flotte passèrent impitoyablement les femmes au fil de l’épée, pillèrent les magasins, et réduisirent la ville en cendres. Sur l’autre bord, l’armée ayant traversé une source de bitume, et laissé sur la gauche deux bourgades nommées Sitha et Mégia, entra dans Ozogardane, qu’elle trouva abandonnée. On y voyait encore le tribunal de Trajan; il était fort élevé et construit de pierres. Cette ville fut pillée et brûlée. L’armée se reposa deux jours en ce lieu. Pendant cet intervalle l’empereur, étonné de n’avoir encore rencontré aucune troupe ennemie, envoya aux nouvelles Hormisdas, qui connaissait le pays. Ce prince pensa être surpris à la fin de la seconde nuit par le généralissime des troupes de Perse, qu’on appelait le suréna. Celui-ci s’était mis en campagne avec un fameux partisan nommé Podosacès, chef des Sarrasins Assanites, qui s’était rendu redoutable par les courses qu’il faisait depuis longtemps sur les terres de l’empire. Hormisdas et sa troupe, marchant sans défiance, aloient tomber dans une embuscade, s’ils n’eussent été arrêtés par un fossé profond, rempli des eaux de l’Euphrate. Au point du jour l’éclat des casques et des cuirasses leur ayant fait découvrir l’ennemi, ils tournèrent le fossé; et, couverts de leurs boucliers, ils fondirent sur lui avec tant de furie, que les Perses, sans avoir eu le temps de décocher leurs flèches, prirent la fuite, laissant plusieurs des leurs sur la place. L’armée encouragée par ce premier avantage, s’avança jusqu’à une bourgade nommée Macépracta, où l’on voyait les ruines d’une ancienne muraille que Sémiramis avait conduite d’un fleuve à l’autre, afin de couvrir la Babylonie. En ce même endroit commençaient les canaux tirés de l’Euphrate au Tigre pour arroser le terrain et pour joindre les deux fleuves. A la tête du premier canal s’élevait une tour qui servait de phare. Le terrain marécageux et la profondeur de l’eau rendaient déjà le passage difficile; mais il devenait tout- à-fait impossible en présence des ennemis, qui, postés sur l’autre bord, se préparaient à le disputer. Les Romains commençaient à perdre courage, lorsque Julien, fécond en ressources et très-instruit de toutes les pratiques de la guerre, résolut de faire attaquer les Perses par derrière. Il pouvait employer à cette diversion les quinze cents batteurs d’estrade, qui, devançant toujours l’armée, avoient déjà passé le canal avant qu’elle y fût arrivée. Mais il était question de leur faire parvenir l’ordre. Julien, ayant attendu la nuit, détacha pour cet effet le général Victor avec une troupe de cavalerie légère. Celui-ci alla passer loin des ennemis, et, s’étant joint aux coureurs, il rabattit avec eux sur les Perses, qui ne l’attendaient pas : une partie fut taillée en pièces, et le reste prit la fuite. Julien fit défiler son infanterie sur plusieurs ponts, tandis que les cavaliers, ayant choisi les endroits où les eaux étaient moins rapides, passèrent sur leurs chevaux à la nage.

Cet heureux succès rendit le chemin libre jusqu’à Pirisabore, la plus grande ville de ce pays après Ctésiphon, bâtie dans une péninsule formée par l’Euphrate et par un large canal tiré du fleuve pour l’usage des habitants. Elle était entourée d’une double muraille flanquée de tours, défendue du côté de l’occident et du midi par le fleuve et par des rochers, à l’orient par un fossé profond et par une forte palissade, au septentrion par le canal. Les tours étaient construites de brique et de bitume jusqu’à la moitié de leur hauteur, le reste n’était que de brique et de plâtre. A l’angle formé par le canal s’élevait une forte citadelle sur une éminence escarpée, qui s’arrondissait jusqu’au fleuve, où le terrain, coupé à pic, ne présentait que des pointes de rochers. On montait de la ville à la citadelle par un sentier rude et difficile. L’empereur, ayant reconnu la force de la place, mit inutilement en usage les promesses et les menaces. Il fallut en venir aux attaques. Son armée, rangée sur trois lignes, passa le premier jour à lancer des pierres et des traits. Les assiégés, pleins de force et de courage, paroissien disposés à faire une longue résistance. Ils tendirent sur leurs murs de grands rideaux de poil de chèvre, lâches et flottants, pour amortir la violence des coups. Leurs Soldats étaient couverts de lames d’acier qui, s’ajustant à la forme et se prêtant au mouvement de leurs membres depuis la tête jusqu’aux pieds, les faisaient paraître des statues d’acier. Leurs boucliers en losange, à la manière des Perses, n’étaient que d’osier revêtu de cuir, mais tissu si fortement, qu’ils étaient à l’épreuve des traits. Ils demandèrent plusieurs fois à parler au prince Hormisdas; ce ne fut que pour l’accabler d’injures, le traitant de perfide, de déserteur, de traître. Le premier jour s’étant passé en pourparlers inutiles, Julien fit pendant la nuit combler le fossé, arracher la palissade et avancer ses machines. Au point du jour, un bélier avait déjà percé une des tours, et les habitants, qui n’étaient pas trois mille hommes (car les autres s’étaient sauvés par le fleuve avant le siège), n’espérant pas pouvoir défendre une si vaste étendue, abandonnèrent la double enceinte et se retirèrent dans la citadelle. Aussitôt l’armée s’étant emparée de la ville, abattit les murs, brûla les maisons, établit ses batteries sur les ruines. On attaquait, on défendit avec une ardeur égale. Les assiégés, courbant avec effort leurs grands arcs, en faisaient partir des flèches armées d’un long fer, qui portaient des coups mortels au travers des boucliers et des cuirasses. Le combat continua sans relâche et sans aucun avantage depuis le matin jusqu’au soir. Il recommençait le troisième jour avec la même fureur, lorsque Julien, rival d’Alexandre, et accoutumé comme ce héros à prodiguer sa vie, prenant avec lui les plus déterminés de ses soldats, court, à l’abri de son bouclier, jusqu’à la porte du château revêtue de plaques de fer fort épaisses; et, au travers d’une grêle de pierres, de traits, de javelots, couvert de sueur et de poussière, il fait battre la porte à coups de pics et de pieux; il crie, il anime sa troupe, il frappe lui-même, et ne se retire qu’au moment qu’il se voit près d’être enseveli sous les masses énormes qu’on fait tomber du haut des murs. Alors, sans avoir reçu aucune atteinte, mais plein de dépit, il se retire avec ses gens, dont quelques-uns étaient seulement légèrement blessés. La situation du lieu ne permettant pas de faire jouer les béliers ni d’élever des terrasses, l’empereur fit dresser en diligence une de ces machines qu’on appelait Hélépoles. L’art n’avait encore rien imaginé de plus terrible pour le siège des villes. C’était une ancienne invention de Démétrius le Macédonien, qui s’en était servi pour forcer plusieurs places; ce qui lui lui avait fait donner le sur­nom de Poliorcète, c’est-à-dire, le preneur de villes. On construisit avec de grosses poutres une tour carrée, divisée en plusieurs étages, dont la hauteur surpassait celle des murailles de la place , et qui s’élevait en diminuant de largeur. On la couvrit de peaux de bœufs nouvellement écorchés, ou d’osier vert enduit de boue, afin qu’elle fût à l’épreuve du feu. La face était garnie de pointes de fer à trois branches, propres à percer et à briser tout ce qu’elles rencontraient. Des soldats placés au-dessous la faisaient avancer sur des roues à force de bras; d’autres la tiraient avec des cordes; et tandis qu’on mettait en branle les béliers suspendus aux divers étages, tandis qu’il partait de toutes les ouvertures des pierres et des javelots lancés à la main et par des machines, la tour, venant heurter avec violence les parties les plus faibles de la muraille, ne manquait guère d’y ouvrir une large brèche. A la vue de ce formidable appareil, les assiégés, saisis d’effroi et désespérant de vaincre l’opiniâtreté des Romains, cessent de combattre; ils tendent les bras en posture de suppliants; ils demandent la permission de conférer avec Hormisdas. Les Romains, de leur côté, suspendent les attaques. On descend du haut du mur, par le moyen d’une corde, le commandant de la place, nommé Mamersidès. Il obtient de l’empereur que les habitants sortiront sans qu’il leur soit fait aucun mal; qu’on leur laissera à chacun un habit et une somme d’argent marquée; et que Julien, quelque traité qu’il fasse dans la suite, ne les livrera jamais aux Perses: ils savaient que, s’ils retombaient entre les mains de ces maîtres cruels, ils ne pourraient éviter d’être écorchés vifs comme des traîtres. Dès que le commandant fut retourné dans la ville, les habitants ouvrirent les portes; ils défilèrent à travers l’armée romaine, louant hautement la valeur et la clémence également héroïques de l’empereur. On trouva dans la place quantité de blé, d’armes, de machines, et de meubles de toute espèce. Le blé fut transporté sur la flotte; on en distribua une partie aux soldats. On leur abandonna les armes qui pouvaient être à leur usage. Le reste fut jeté dans le fleuve, ou consumé par les flammes avec la place.

Le jour suivant, pendant que l’empereur prenait un repas léger à son ordinaire, on vint lui annoncer que le suréna avait surpris trois compagnies de coureurs, qu’il en avait taillé en pièces une partie, et qu’ayant tué un tribun, il avait enlevé un dragon : c’était une enseigne qui portait la figure de cet animal. Il part sur-le-champ, suivi seulement de trois de ses gardes; et ralliant les fuyards qui regagnaient le camp à toute bride, il retourne à leur tête sur le vainqueur, arrache le dragon des mains des ennemis, les terrasse ou les met en fuite. Alors, s’arrêtant sur la place même, presque seul au milieu de cent cavaliers qu’il allait punir, mais sûr d’être obéi, il commence par les deux tribuns qui s’étaient laissé battre : il les dégrade du service en leur ôtant la ceinture militaire; et, suivant la sévérité de l’ancienne discipline, il fait décimer les cavaliers et trancher la tête à dix d’entre eux. Il ramène les autres au camp, ayant presqu’en un même' instant appris, vengé et puni la défaite de sa troupe.

Etant ensuite monté sur un tribunal, il loua ses soldats de la valeur qu’ils avoient montrée au siège de Pirisabore; il les exhorta à conserver une réputation capable d’abréger leurs travaux, et leur promit cent pièces d’argent par tête. Comme il s’aperçut qu’une si modique récompense n’excitait que des murmures, prenant un air majestueux et sévère, et montrant de la main le pays qu’il avait devant lui : « Voilà (dit-il) le domaine des Perses; vous y trouverez des richesses, si vous savez combattre et m’obéir. L’empire fut opulent autrefois; il s’est appauvri par l’avarice des ministres qui ont partagé les trésors de leurs maîtres avec les barbares dont ils achetaient la paix. Les fonds publics sont dissipés, les villes épuisées, les provinces désolées. Quelque noble que je sois, je suis le seul de ma maison; je n’ai de ressource que dans le cœur. Un empereur qui ne connot de trésors que ceux de l’âme sait soutenir l’honneur d’une vertueuse indigence. Les Fabrices, qui firent triompher Rome des plus redoutables ennemis, n’étaient riches que de gloire. Cette gloire vous viendra avec la fortune, si vous suivez sans crainte et sans murmure les ordres.de la Providence et ceux d’un général qui partage avec elle le soin de vos jours. Mais si vous refusez d’obéir, si vous reprenez cet esprit de désordre et de mutinerie qui a déshonoré et affaibli l’empire, retirez-vous, abandonnez mes drapeaux : seul je saurai mourir au bout de ma glorieuse carrière , méprisant la vie, qu’une fièvre me ravirait un jour  sinon, je quitterai la pourpre. De la manière dont j’ai vécu empereur, je pourrai, sans déchoir et sans rougir, vivre particulier. J’aurai du moins l’honneur de laisser à la tête des troupes romaines des généraux pleins de valeur et instruits de toutes les parties «de la guerre. »

A ces paroles, les soldats, touchés et attendris, lui promettent une soumission et un dévouement sans réserve : ils élèvent jusqu’au ciel sa grandeur d’âme, cette autorité plus attachée à sa personne qu’à son diadème. Ils font retentir leurs armes : c’était par ce langage que s’expliquait l’approbation militaire. Remplis de confiance, ils se retirent sous leurs tentes, et prennent leur nourriture, discourant ensemble de leurs espérances, qui les occupent jusque dans le sommeil. Julien ne cessait d’entretenir cette chaleur : c’était l’objet de tous ses discours. Voulait-il affirmer quelque chose, au lieu d’employer les serments ordinaires , il disait, comme avait dit Trajan autrefois : Puissé-je aussi-bien subjuguer la Perse! puissé-je aussi certainement assurer la tranquillité de l’empire !

Pendant que l’armée reposait sous ses tentes, Julien; toujours en haleine, envoyait des troupes légères pour enlever les habitants que la terreur avait dispersés dans les campagnes voisines. On en trouvait un grand nombre cachés dans des retraites souterraines. On emmenait les enfants avec leurs mères; et bientôt le nombre des prisonniers surpassa celui des vainqueurs. Dans une route de quatorze mille pas, le long du fleuve, on rencontra un château et une ville nommée Phissénie, dont les murailles étaient baignées par un canal profond. Julien, ne jugeant pas à propos de s’y arrêter, trouva au-delà un terrain que les Perses avoient inondé à dessein de lui rendre le passage impraticable. Il campa en cet endroit et assembla le conseil. Les avis étaient partagés plusieurs officiers proposaient une autre route, plus longue à la vérité, mais où l’on ne trouvait point d’eau.

Et c’est là ce que je crains, repartit Julien ; je ne vois ici que de la fatigue ; là je vois notre perte. Lequel des deux vaut-il mieux d’avoir la peine de traverser des eaux, ou de n’en pas trouver et mourir de soif? Souvenez-vous de Crassus et d’Antoine. Tous revinrent à son avis. En même temps il ordonna de préparer des outres, de rassembler des bateaux de cuir dont les habitants faisaient grand usage sur les canaux; et comme tout ce terrain était planté de palmiers, il alla lui-même, à la tête d’une troupe de soldats et de charpentiers, abattre des arbres et faire des planches. Il passa cette nuit, le jour suivant, et la nuit d’après, à établir des ponts, à combler des fosses profondes, à raffermir le sol des marais en y jetant de la terre. Au commencement du second jour il fit défiler son armée sur les ponts, qu’il fallait démonter et dresser sans cesse avec un travail incroyable. Marchant lui-même au travers des eaux, il accélérait les ouvrages, et maintenait partout le bon ordre. Après une si pénible journée, on se reposa dans une ville nommée Bithra, où l’on trouva un palais d’une si vaste étendue, que l’empereur y logea toute son armée. Cette ville était habitée par des Juifs, qui s’étaient établis en grand nombre dans ces contrées : ils l’avoient abandonnée; et les soldats, en partant , y mirent le feu. Au sortir de l’inondation , se présenta une plaine charmante, couverte d’arbres fruitiers de toute espèce, et surtout de palmiers, dont les plants, formant de grandes forêts, s’étendaient de là jusqu’au golfe Persique. Les vignes qui croissaient au pied de ces arbres féconds se mariant avec eux, les soldats cueillaient à la fois les dattes et les raisins suspendus aux mêmes branches; et l’on n’avait à craindre que l’abondance dans un lieu où l’on avait appréhendé de trouver la disette. L’armée passa la nuit dans cette délicieuse campagne. Elle essuya le jour suivant quelques décharges de traits d’un parti ennemi qui fut bientôt dissipé. Il fallut encore traverser un grand nombre de ruisseaux : c’étaient autant de saignées de l’Euphrate. Enfin on arriva à la vue d’une grande ville nommée Maogamalque.

Le premier soin de Julien fut de se camper avantageusement, pour n’être pas exposé aux insultes de ta cavalerie des Perses, très-redoutable en pleine campagne. Il alla ensuite lui-même à pied, avec une petite troupe d’infanterie légère , reconnaitre les dehors de la place. Tout le terrain était coupé de canaux, au milieu desquels la ville s’élevait sur un tertre, qui semblait être une île. L’accès en était défendu par des rochers fort hauts, dont la coupe irrégulière formait un labyrinthe tortueux. Elle avait, ainsi que Pirisabore, deux enceintes fermées chacune d’une muraille de briques cimentées de bitume. Le mur extérieur , fort large et fort élevé, à l’épreuve des machines, était bordé d’un fossé profond, et flanqué de seize grosses tours de même construction que les murailles. Une citadelle assise sur le roc occupait le centre de la ville; au-dehors une forêt de roseaux, qui s’étendait depuis les canaux jusqu’au bord du fossé, donnait aux habitants la facilité d’aller puiser de l’eau sans être aperçu. Cette ville, très-peuplée par elle-même, se trouvait alors remplie d’une multitude d’habitants des châteaux voisins, qui s’y étaient retirés comme dans une place de sûreté.

La hardiesse de Julien pensa lui coûter la vie. Dix soldats perses étant sortis de la ville par une porte détournée, se glissèrent au travers des roseaux, et vinrent fondre sur sa troupe. Deux d’entre eux ayant reconnu l’empereur, coururent à lui le sabre à la main. Il se couvrit de son bouclier, et tua l’un, tandis que l’escorte massacrait l’autre. Le reste s’étant sauvé par une prompte fuite, l’empereur revint au camp, où il fut reçu avec beaucoup de joie. L’armée ne respirait que vengeance, et Julien crut ne pouvoir sans péril laisser derrière lui une place si considérable. Ayant jeté des ponts suc les canaux, il fit passer ses troupes, et choisit un lieu sûr et commode pour y asseoir son camp, qu’il fortifia d’une double palissade.

Ce siège ou plutôt cette attaque ne dura que trois jours; mais ce court intervalle présente un spectacle si varié et si rempli d’événements, qu’on y trouverait de quoi marquer chaque journée d’un long siège entrepris et soutenu par des combattants moins actifs. Tout était en mouvement dans la ville, au pied des murailles, sur le terrain des environs, sur les canaux. On avait envoyé les chevaux et les autres bêtes de somme de l’armée paître aux environs dans des bois de palmiers. Le suréna vint pour les enlever; mais Julien, qui connaissait les forces des ennemis comme les siennes propres, avait si bien proportionné l’escorte, qu’elle se trouva en état de les défendre. Tandis que l’infanterie attaquait la place, la cavalerie, divisée en plusieurs pelotons, battit toute la plaine; elle enlevait les grains et les troupeaux, elle nourrissait le reste de l’armée aux dépens des ennemis, elle assommoir ou faisait prisonniers les fuyards dispersés dans la campagne. C’était les habitants des deux villes voisines, dont les uns se sauvaient vers Ctésiphon, les autres s’aloient cacher dans des bois de palmiers; un grand nombre gagnaient les marais, et, se jetant dans des canots légers, faits d’un seul arbre, ils échappaient la cavalerie. Pour les atteindre, les soldats se servaient de bateaux de cuir que Julien avait rassemblés ; et quand ils arrivaient à la portée des traits, des pierres et des feux qu’on leur lançait du haut des murailles , ils renversaient sur leurs têtes ces nacelles, qui leur tenaient alors lieu de toit et de défense.

L’armée, rangée sur trois lignes, environnait les murs. La garnison, nombreuse et composée de troupes d’élite, était déterminée à s’ensevelir sous les ruines plutôt que de se rendre, et les habitants ne montraient pas moins de résolution. Plusieurs aventuriers se hasardaient jusqu’au bord du fossé, d’où ils défiaient les Romains de leur donner bataille en rase campagne : pleins d’ardeur et de rage, ils n’obéissaient qu’avec peine aux ordres du commandant qui les rappelait. Cependant les Romains, moins fanfarons, mais plus actifs, partageaient entre eux les travaux; on élevait des terrasses, on comblait les fossés, on dressait des Laiteries, on creusait de profonds souterrains. Névitte et Dagalaïphe commandaient les travailleurs : Julien se chargea de la conduite des attaques. Tout était prêt, et l’armée demandait le signal, lorsque Victor, envoyé pour reconnaitre le pays, vint rapporter que le chemin était libre et ouvert jusqu’à Ctésiphon, qui n’était éloigné que de quatre lieues. Cette nouvelle augmenta l’empressement des troupes. Les trompettes sonnent de part et d’autre. Les Romains, couverts de leurs boucliers, s’avancent avec un bruit confus et menaçant. Les Perses, revêtus de fer, se montrent sur la muraille. D’abord ce n’était de leur part que des huées, des insultes, des railleries. Mais quand ils voient jouer les machines et les assaillants au pied de leurs murs, à couvert de leurs madriers, battre la muraille à coups de béliers et travaillera la sape, alors ils font pleuvoir sur eux de gros quartiers de pierres, des javelots, des feux, des torrents de bitume enflammé : on redouble les efforts à plusieurs reprises. Enfin, vers l’heure de midi, l’excessive chaleur, qui croissait de plus en plus, obligea les Romains , épuisés et couverts de sueur, de passer le reste du jour sous leurs tentes. L’attaque recommença le lendemain avec une pareille fureur, et se termina avec aussi peu de succès. Un accident rapporté par Ammien Marcellin fait connaitre quelle était la force de l’artillerie de ce temps-là. Un ingénieur se tenait derrière une des pièces employées à foudroyer la ville , et qu’on appelait scorpions. Le soldat qui la servait n’ayant pas bien placé la pierre dans la cuiller d’où elle devait partir, cette pierre, an moment de la détente, rejaillit contre un des montants antérieurs de la machine, et revint frapper l’ingénieur avec tant de violence, que son corps fut mis en pièces sans qu’on pût retrouver ni reconnaitre aucun de ses membres. Le troisième jour Julien s’exposait lui-même dans les endroits les plus hasardeux, animant les soldats, et craignant que la longueur de ce siège ne lui fit manquer des entreprises plus importantes. Mécontent des travailleurs, qui creusaient le souterrain, il les fit retirer avec honte et remplacer par les cohortes renommées. Après une rude attaque et une égale résistance, l’acharnement des deux partis se ralentissait; on était prêt à se séparer, lorsqu’un dernier coup de bélier donné au hasard fit écrouler la plus haute tour, qui entraîna dans sa chute un large pan de muraille. A cette vue l’ardeur se rallume; on saute des deux côtés sur la brèche; les deux partis se disputent le terrain par mille actions de valeur; le dépit et la rage transportent les assiégeants; le péril prête aux assiégés des forces surnaturelles. Enfin la brèche étant inondée de sang et jonchée de morts, la fin du jour força les Romains de s’apercevoir de leur perte et de leur fatigue. Ils se retirèrent pour prendre de la nourriture et du repos.

La nuit était fort avancée, et Julien s’occupait à disposer le plan des attaques pour le lendemain. On vint lui dire que ses mineurs avoient poussé leur travail jusque sous l’intérieur de la place; qu’ils avoient établi leurs galeries, et qu’ils n’attendaient que son ordre pour déboucher dans la ville. Il fait aussitôt sonner la charge; on court aux armes, et pour distraire les assiégés et les empêcher d’entendre le bruit des outils qui ouvraient la mine, il attaque avec toutes ses troupes par l’endroit opposé. Pendant que toute l’attention et tous les efforts se portent de ce côté-là, les travailleurs percent la terre; ils pénètrent dans une maison où une pauvre femme pétrissait son pain : on la tue de peur qu’elle ne donne l’alarme. On va aussitôt à petit bruit surprendre les sentinelles, qui, pour se tenir éveillées, chantaient, selon l’usage du pays, les louanges de leur prince, et disaient dans leurs chansons que les Romains escaladeraient le ciel plutôt que de prendre la ville. Après les avoir égorgés, on se saisit de plusieurs portes, on donne le signal aux troupes du dehors. Tous fondent en foule; et malgré les cris de Julien, qui leur commandait d’épargner le sang et de faire des prisonniers, les soldats, irrités du massacre de leurs camarades et de ce qu’ils avoient souffert eux-mêmes, passent tout au fil de l’épée, sans distinction d’âge ni de sexe. Ils fouillent dans les retraites les plus cachées. Le feu, le fer, tous les genres de mort sont employés à la destruction des habitants. Plusieurs se jettent eux-mêmes du haut des murailles; d’autres y sont conduits par bandes et précipités, tandis que les vainqueurs les reçoivent au pied des murs sur la pointe de leurs lances et de leurs épées: et le soleil en se levant vit cette exécution terrible.

Nabdatès, commandant de la garnison, fut conduit chargé de chaînes à l’empereur, avec quatre-vingts de ses gardes. Il ne devait s’attendra qu’à des traitements rigoureux, parce qu’ayant dès le commencement du siège promis secrètement à Julien de lui livrer la ville, il s’était, contre sa parole, obstiné à la défendre. Cependant l’empereur donna ordre de le garder sans lui faire aucun mal. Ce qu’il put sauver du butin fut distribué aux soldats à proportion de leurs services et de leurs travaux. Il ne se réserva qu’un jeune enfant muet, qui savait par ses gestes énoncer clairement toutes ses idées et parler un langage intelligible à toutes les nations. Les femmes de Perse étaient les plus belles du monde. On avait mis à part plusieurs filles d’une rare beauté. Julien, aussi sage qu’Alexandre, et aussi maître de ses désirs que Scipion l’Africain, n’en voulut voir aucune. A l’exemple de ce qu’avait fait le même Scipion après la prise de Carthagène, il fit assembler son armée, et combla d’éloges la valeur du soldat Exupère, du tribun Magnus, et du secrétaire Jovien. Ces trois vaillants hommes étaient sortis les premiers du souterrain : il les honora d’une couronne. On détruisit la ville de fond en comble. Les Romains étaient eux-mêmes étonnés d’un exploit qui semblait être au-dessus des forces humaines; rien ne leur paraissait désormais difficile. Les Perses, effrayés, n’espéraient plus trouver de défense contre des guerriers qui forçaient les plus invincibles remparts de l’art et de la nature; et Julien, qui d’ordinaire laissait aux autres le soin de le vanter, ne put s’empêcher de dire qu’il venait de préparer une belle matière à l’orateur de Syrie. C’était Libanius, son éternel panégyriste.

L’armée décampait lorsqu’on vint avertir l’empereur qu’aux environs de Maogamalque étaient des grottes souterraines, telles qu’il s’en trouve en grand nombre dans toutes ces contrées, où s’était cachée une multitude de Perses, à dessein de venir le charger par derrière pendant la marche. Il détacha sur-le-champ une troupe de ses meilleurs soldats, qui ne pouvant pénétrer dans ces retraites obscures, ni en faire sortir les ennemis, prirent le parti de les y enfumer, en bouchant les ouvertures avec de la paille et des broussailles, auxquelles on mettait le feu. Ces malheureux y périrent; quelques-uns, forcés de sortir pour n’être pas étouffés, furent aussitôt massacrés. Après les avoir détruits par le feu ou par le fer, les soldats rejoignirent l’armée. Il fallut encore passer sur des ponts plusieurs canaux qui communiquaient ensemble et se coupaient en diverses manières. On arriva près de deux châteaux décorés de superbes édifices. La terreur en a voit banni les habitants. Les valets de l’armée en pillèrent les meubles et les richesses : ils brûlèrent ou jetèrent dans les canaux ce qu’ils ne purent emporter. Ce fut là que le comte Victor, qui devançait l’armée, rencontra le fils du roi. Ce jeune prince était parti de Ctésiphon à la tête d’une troupe de seigneurs perses et de soldats pour disputer le passage des canaux. Mais, dès qu’il aperçut le gros de l’armée, il prit la fuite.

Plus on approchait de Ctésiphon, plus le pays devenait riant et embelli de tous les agréments de la culture. C’étaient les plaisirs du roi de Perse. On rencontrait à chaque pas de magnifiques édifices et des jardins charmants. Le soldat romain marchait le fer et le feu à la main; et, pour se venger d’un peuple qu'il traitait de barbare, il ne laissait lui-même que des traces funestes de barbarie. On n’épargna qu’un seul château, parce qu’il était bâti à la romaine. On arriva dans un grand parc, où étaient renfermés des lions, des sangliers, des ours, plus cruels en Perse que partout ailleurs, et quantité d’autres bêtes féroces. Les rois de Perse y venaient souvent prendre le plaisir de la chasse. On enfonça les portes; on fit brèche en plusieurs endroits aux murailles, et les cavaliers se divertirent à détruire ces animaux à coups d’épieux et de javelots.

La commodité des eaux et du fourrage engagea Julien à faire reposer son armée en ce lieu pendant deux jours. Il fortifia son camp à la hâte, et partit lui-même à la tête de ses coureurs pour aller aux nouvelles. Il s’avança jusqu’à Séleucie. Cette ville, autrefois nommée Zochase, réparée et agrandie par Séleucus Nicator, qui lui avait donné son nom, avait été deux cents ans auparavant ruinée par Cassius, lieutenant de Lucius Vérus. Il n’y restait plus que des masures et un lac qui se déchargeait dans le Tigre. On y trouva un grand nombre de corps attachés à des gibets : c’étaient les parents de Mamersidès, qui avoient rendu Pirisabore. Le roi s’en était vengé sur toute sa famille. Julien, étant retourné au camp, fit brûler vif Nabdatès, qu’il avait épargné jusqu’alors. Ce prisonnier ne cessait au milieu de ses chaînes d’accabler d’injures le prince Hormisdas, comme l’auteur de tous les désastres de sa patrie. L’armée s’étant mise en marche, Arinthée enleva quantité de fugitifs qui s’étaient retirés dans les marais. Les détachements qui sortaient de Ctésiphon commencèrent alors à inquiéter les Romains. Tandis qu’un escadron de Perses était aux mains avec trois compagnies de coureurs, une autre troupe vint fondre sur la queue de l’armée, enleva plusieurs chevaux de bagage, et tailla en pièces quelques fourrageurs répandus dans la campagne. L’empereur résolut de s’en venger sur un château très-fort et très-élevé, nommé Sabatha, à trente states de Séleucie. S’étant avancé lui-même avec une troupe de cavaliers jusqu’à la portée du trait, il fut reconnu. On le salua aussitôt d’une décharge de flèches : une machine plantée sur la muraille fut pointée contre lui avec assez de justesse pour blesser son écuyer à ses côtés. Il se retira à l’abri d’une haie de boucliers. Irrité du risque qu’il venait de courir, il se préparait à forcer la place. La garnison était déterminée à se bien défendre; elle comptait sur la situation du lieu, qui paraissait inaccessible, et sur le secours de Sapor, qu’on attendait à la tête d'une armée formidable. Les Romains étaient campés au pied de l’éminence, et tous les ordres étaient donnés pour commencer l’attaque au point du jour. A la fin de la seconde veille, la garnison, s’étant réunie, sort tout à coup à la faveur de la lune, qui répandit une vive lumière : elle tombe sur un quartier du camp, y fait un grand carnage, et tue un tribun qui mettait les troupes en ordre. En même temps un parti de Perses, ayant passé le fleuve, attaque un autre quartier, égorge ou enlève plusieurs soldats. Les Romains prennent d’abord l’épouvante; ils croient avoir sur les bras toute l’armée des Perses. Mais s’étant bientôt rassurés, honteux de leur surprise, et animés par le son des trompettes, ils marchent l’épée à la main vers l’ennemi qui ne les attendait pas. L’empereur punit sévèrement un corps de cavalerie qui avait mal fait son devoir : il cassa les officiers; il réduisit les cavaliers au service de l’infanterie. Il s’attacha ensuite à l’attaque du château, combattant à la tête de ses troupes, et les animant de ses regards et de son exemple. Cent fois dans cette journée il exposa sa vie avec la témérité d’un simple soldat. L’armée fit des efforts incroyables, et ne revint au camp qu’après avoir pris et brûlé la place. Accablés de fatigue, ils se reposèrent le jour suivant. Julien leur distribua des rafraîchissements en abondance ; et comme il était aux portes de Ctésiphon, d’où il avait à craindre des excursions soudaines, il prit plus de précaution que jamais pour mettre son camp hors d’insulte.

Il fallait passer le Tigre pour arriver à Ctésiphon; mais il se présentait une difficulté presque insurmontable. Laisser la flotte sur l’Euphrate, c’était l’abandonner à la merci de l’ennemi, et exposer l’armée à manquer de provisions et de machines. La faire descendre dans le Tigre par l’endroit où les deux fleuves réunissent leurs eaux au-dessous de Ctésiphon, c’était l’exposer elle-même à une perte certaine. Il aurait fallu lui faire remonter un fleuve très-rapide, et la faire passer entre Ctésiphon et Coqué, qui n’étaient séparées l’une de l’autre que par le Tigre. Julien avait fait une étude des antiquités de ce pays. Voici ce qu’il en avait appris. Les anciens rois de Babylone avoient conduit d’un fleuve à l’autre un canal nommé le Naarmalcha, c’est-à-dire le fleuve royal, qui se déchargeait dans le Tigre assez près de Ctésiphon. Trajan l’avait autrefois voulu déboucher et élargir pour faire passer sa flotte dans le Tigre ; mais il avait renoncé à cette entreprise sur l’avis qu’on lui avait donné que, le lit de l’Euphrate étant plus élevé que celui du Tigre, il était à craindre que l’Euphrate ne se déchargeât tout entier dans ce canal, et qu’il ne restât à sec au-dessous. Sévère avait achevé cet ouvrage dans son expédition de Perse; et, sans tomber dans l’inconvénient qu’on avait appréhendé, il avait réussi à faire passer ses vaisseaux de l’Euphrate dans le Tigre. Ce canal était depuis long­temps à sec et ensemence' comme le reste du terrain. Il s’agissait de le reconnaitre. Julien, à force de questions, tira d’un habitant de ces contrées fort avancé en âge des connaissances qui le guidèrent dans cette découverte. Il le fit nettoyer. On retira les grosses masses de pierres dont les Perses en a voient comblé l’ouverture. Aussitôt les eaux du Naarmalcha reprenant avec rapidité leur ancienne route, y entraînèrent les vaisseaux, qui, après avoir traversé cet espace long de trente stades, débouchèrent sans péril dans le Tigre. Les habitants de Ctésiphon furent avertis du succès de ce travail par l’épouvante que leur causa la crue subite des eaux de leur fleuve, qui ébranla leurs murailles.

L’armée s’arrêta à la vue de Coqué et de Ctésiphon dans une belle campagne plantée d’arbustes, de vignobles et de cyprès, dont la verdure charmait les yeux. Au milieu s’élevait un château de superbe architecture, embelli de jardins, de bocages, et de portiques où les chasses du roi étaient peintes. Les Perses n’employaient la peinture et la sculpture qu'à représenter des chasses ou des combats. Mais le plaisir que l’on ressentit à la vue de tant d’objets agréables était troublé par un autre spectacle tout-à-fait effrayant. Les bords opposés du Tigre étaient hérissés de piques, de javelots, de casques, de boucliers, et d’éléphants armés en guerre. Les Romains, à cette vue, plongés dans un morne silence, se livraient à de tristes réflexions. Ils avoient devant eux une armée formidable, composée des meilleures troupes de la Perse, autour d’eux de larges canaux; à leur droite une autre armée, qu’on disait s’approcher à grandes journées; tout le pays derrière eut saccagé et ruiné : ils ne s’étaient pas ménagé la ressource du retour; et c’est en effet une des grandes fautes qu’on ait à reprocher à Julien dans une expédition si hasardeuse. Il fallait périr en ce lieu, où affronter au travers des eaux du Tigre une mort presque assurée. Pour les distraire de ces sombres pensées, et pour leur inspirer l’allégresse et le mépris des ennemis, Julien, qui connaissait le caractère du soldat, fit aplanir le terrain en forme d’hippodrome; il proposa des prix pour la course des cavaliers. Les troupes d'infanterie, assises alentour comme dans un amphithéâtre, jugeaient avec intérêt du mérite des cavaliers et des chevaux, et faisaient ainsi diversion à leur inquiétude. L’armée des Perses de dessus l’autre bord, et les habitants des deux villes du haut de leurs murailles, spectateurs oisifs du divertissement qui occupait les Romains, s’étonnaient de leur sécurité; ils voyaient avec dépit qu’il leur était impossible de troubler une fête qui semblait être celle de la victoire. Pendant ces jeux, Julien, qui mettait à profit tous les moments, faisait décharger les vaisseaux sous prétexte de visiter le blé et les autres provisions, mais en effet pour y faire embarquer les soldats dès qu’il le jugerait à propos, sans leur laisser le temps de murmurer et de contrôler ses ordres.

La nuit étant arrivée, il assembla dans sa tente les principaux officiers, et leur déclara qu’il fallait passer le Tigre, au-delà duquel ils trouveraient la victoire et l’abondance. Tous gardaient le silence, lorsqu’un des généraux de l’armée, Sextus Rufus,, que l’histoire ne nomme pas, celui-même qui devait commander le passage, élevant la voix, lui représenta la hauteur des bords opposés et la multitude des ennemis. La disposition du terrain le rendra aussi difficile à défendre qu'à attaquer, repartit Julien; il sera favorable à ceux qui en oseront braver les désavantages: quant au nombre des ennemis, depuis quand les Romains ont-ils appris à les compter? En même temps il charge le général Victor de tenter le passage à la place de cet officier timide. Vous en serez quitte, dit-il à Victor, pour quelque légère blessure. Les troupes s’embarquent par divisions de quatre-vingts soldais. Julien, ayant partagé sa flotte en trois escadres, tient pendant quelque temps les yeux fixés vers le ciel, comme s’il en attendait le signal; et tout à coup, élevant un drapeau, il fait partir le comte Victor à la tête de cinq vaisseaux qui traversent rapidement le fleuve. A l’approche du bord, les ennemis lancent des torches et des flèches enflammées. Le feu gagnait déjà, et ce spec­tacle glaçait d’effroi le reste de l’armée, lorsque Julien s’écrie: Courage, soldats, nous sommes maîtres des bords : c'est le signal dont je suis convenu. Le fleuve était fort large, et l’éloignement ne permettait pas de distinguer clairement les objets. Cet heureux mensonge rassure et ranime tous les cœurs. Tous partent, et faisant force de rames, ils dégagent d’abord du péril les cinq premiers vaisseaux; et, malgré une grêle de pierres et de traits, ils se jettent à l’envi dans l’eau dès qu’ils y peuvent assurer le pied. L’ardeur était si grande, que, lorsque la flotte partit, plusieurs soldats, craignant de n’y pas trouver de place, se servirent de leurs boucliers comme de nacelles; et, s'y attachant fortement, les gouvernant comme ils pourvoient, ils passèrent malgré l’impétuosité du fleuve, et arrivèrent aussitôt que les vaisseaux.

On aborda sur le minuit. Il eût été difficile en plein jour, et sans avoir en tête aucun ennemi, de franchir des bords si escarpés. Alors il fallait au milieu des ténèbres forcer à la fois les obstacles de la nature et la résistance d’une armée. Ils les forcèrent; ils parvinrent avec des peines incroyables sur la crête du rivage; ils gagnèrent assez de terrain pour se mettre en bataille. Les Perses leur opposèrent une nombreuse cavalerie , dont les chevaux étaient bardés et caparaçonnés de cuirs épais; sur la seconde ligne était rangée l’infanterie, derrière laquelle les éléphants formaient une barrière, soit pour retenir les fuyards, soit pour arrêter les progrès des ennemis. Le suréna était secondé de deux braves généraux nommés Pigrane et Narsès. Pigrane tenait après Sapor le premier rang entre les Perses, par sa naissance et par la considération due à ses qualités personnelles. Julien rangea son armée sur trois lignes; il plaça dans la seconde les troupes sur lesquelles il comptait le moins, afin qu’elles ne pussent ni se renverser sur l’armée et y jeter le désordre, ni avoir les derrières libres pour prendre la fuite. Les premiers rayons du jour perçoivent déjà les ténèbres; on voyait flotter les aigrettes des casques: les armes commençaient à étinceler. Le combat s’engagea par les escarmouches des troupes légères; en un moment la poussière s’élève: les deux armées donnent le signal, et poussent le cri ordinaire. Les Romains s’avancent d’abord lentement, observant la cadence militaire; mais bientôt, pour éviter les décharges des flèches, en quoi les Perses étaient plus redoutables, ils doublent le pas, et fondent sur eux l’épée à la main. Julien, à la tête d’un peloton de cavalerie, se trouve dans tous les endroits d’où le péril aurait éloigné un général ordinaire. Il soutient par des troupes fraîches celles qui sont rebutées; il ranime ceux dont l’ardeur se ralentit. Le combat dura jusqu’à midi. La première ligne des Perses ayant commencé à plier, toute leur armée recula d’abord à petit pas; enfin, précipitant sa retraite, elle gagna Ctésiphon, qui n’en était pas éloignée. Les Romains, épuisés de fatigue et accablés des ardeurs d’un soleil brûlant, trouvèrent encore des forces pour achever de vaincre. Ils poursuivirent les fuyards l’épée dans les mains jusqu’aux portes de la ville. Ils y seraient entrés avec eux, si le comte Victor, blessé lui-même à l’épaule d’un dard qui était parti du haut de la muraille, ne les eût arrêtés par ses cris et par ses efforts, s’opposant à leur passage, et leur représentant que, dans le désordre où les mettait la pour­suite, ils allaient trouver leur tombeau dans une ville si vaste et si peuplée.

Les Romains avoient fait dans cette mémorable journée des prodiges de valeur. Ils avoient résisté aux plus extrêmes fatigues. Ils s'en récompensèrent par le pillage du camp des Perses, où ils trouvèrent des richesses immenses; de l’or, de l’argent, des meubles précieux, de magnifiques harnois, des lits et des tables d’argent massif. Au retour du combat, encore couverts de sang et de poussière, ils s’assemblèrent autour de la tente de Julien : ils le comblaient de louanges; ils lui rendaient avec de grands cris mille actions de grâces de ce que, n’ayant pas épargné sa personne, il avait su tellement ménager le sang de ses soldats, qu’il n’en était resté que soixante-dix sur le champ de bataille. Il n’est guère moins étonnant qu’un combat si long et si opiniâtre contre des soldats tels que ceux de Julien n’ait coûté aux vaincus que deux mille cinq cents hommes; ce qu’on ne peut guère attribuer qu’à la force de leurs armes défensives. Dès éloges animés d’une si juste reconnaissance étaient pour Julien le fruit le plus doux et le plus glorieux de sa victoire. Il songea de son côté à récompenser ceux qui l’avoient procurée par une brillante valeur. Les appelant lui-même par leurs noms, il leur distribua différentes couronnes, selon le mérite des actions dont il avait été le témoin. Se croyant encore plus redevable à l’assistance divine, il voulut offrir à Mars vengeur un pompeux sacrifice. La cérémonie ne fut pas heureuse. Des dix taureaux choisis, neuf tombèrent d’eux-mêmes avant que d’être arrivés au pied de l’autel; le dixième, ayant rompu ses liens, ne se laissa reprendre qu’après une longue résistance, et ses entrailles n’offrirent aux yeux que de sinistres présages. La dévotion de l’empereur fut rebutée: il jura par Jupiter qu’il n’immolerait de sa vie aucune victime au dieu Mars. Il mourut trop tôt pour être tenté de se dédire. La joie de l’armée était un peu troublée par la blessure du comte Victor le plus estimé des généraux après l’empereur. Mais cet accident n’eut aucune suite fâcheuse; et ce qui fi sans doute le plus d’impression, ce fut la prédiction de Julien, qui, par une parole jetée au hasard, s’était préparé l’avantage d’être regardé de ses troupes comme un prince inspiré des dieux.

C’était un ancien préjugé, que Ctésiphon était pour les Romains le terme fatal de leurs conquêtes. La fin tragique  de l’empereur Carus avait, quatre-vingts ans auparavant, confirmé cette opinion populaire; et ce qui nous reste à raconter de l’expédition de Julien ne servit pas à la détruire. Il semblait que la fortune, lasse de le suivre et de le tirer de tant de périls qu’il affrontait en soldat, l’eût abandonné sur les bords du Tigre. Il ne lui resta que la valeur. Les Romains demeurèrent cinq jours campés dans un lieu nommé Abuzatha. De là Julien, s’étant approché de Ctésiphon jusqu’à la portée de la voix, cria aux sentinelles qui paraissaient sur la muraille qu'il leur offrait la bataille; qu'il ne convenait qu'a des femmes de se tenir cachées derrière des remparts; que des hommes dévoient se montrer et combattre. Ils lui répondirent qu’il allât faire ces remontrances à Sapor; que, pour eux, ils étaient prêts a combattre dès qu’ils en auraient reçu l'ordre. Piqué de cette raillerie, il tint conseil pour décider si l’on devait attaquer Ctésiphon. Les plus sages lui représentèrent que cette entreprise, difficile par elle-même, paraissait trop téméraire lorsqu’on était à la veille d’avoir sur les bras toutes les forces de la Perse conduites par Sapor. Il eut encore assez de prudence pour se rendre à cet avis. Il envoya le général Arinthée avec un corps d’infanterie légère faire le dégât dans les campagnes d’alentour; il lui donna ordre en même temps de poursuivre les ennemis qui s’étaient dispersés après leur défaite. Mais, comme ceux-ci connaissaient parfaitement le pays, ils échappèrent à toutes les poursuites.

Sapor, soit qu’il voulût amuser Julien, soit qu’il fût effrayé de ses succès, lui députa un des grands de sa cour, pour lui proposer de garder ses conquêtes, et de conclure un traité de paix et d’alliance. Ce député s’adressa d’abord à Hormisdas, frère de son maître; et se jetant à ses genoux, il le supplia de porter à Julien les paroles de Sapor. Le prince perse s’en chargea avec joie  la prudence lui persuadait qu’une pareille ouverture ne pouvait être que très-agréable à l’empereur : c’était acquérir une vaste et riche province, et recueillir le plus grand fruit qu’il pût raisonnablement espérer de ses travaux. Mais Julien, séduit par des songes trompeurs et par les prédictions de Maxime, aussi vaines que ces songes, s’était enivré du projet chimérique de camper dans les plaines d’Arbèles et de mêler ses lauriers à ceux d’Alexandre; déjà même il ne parlait que de l’Hyrcanie et des fleuves de l’Inde. Il reçut froidement Hormisdas; il lui commanda de garder un profond silence sur cette ambassade, et de faire courir le bruit que ce n’était qu'une visite que lui rendait un seigneur de ses parents. Il craignait que le seul nom de paix ne ralentît l’ardeur de ses troupes.

On attendait inutilement les secours d’Arsace, et les troupes commandées par Procope et par Sébastien, à qui Julien avait donné ordre de le venir joindre au-delà du Tigre. Arsace s’était contenté de ravager un canton de la Médie nommé Chiliocome, c’est-à-dire, les mille bourgades ; et les deux généraux ne se pressaient pas passer le fleuve. L’accident arrivé à quelques-uns de leurs soldats tués à coup de flèches pendant qu’ils se baignaient leur faisait craindre de trouver sur l’autre bord plus d’ennemis qu’ils n’en cherchaient. D’ailleurs la mésintelligence rompait toutes leurs mesures. Ils faisaient leur cour aux soldats en dépit l’un de l’autre : quand l’un voulait faire marcher l’armée, l’autre trouvait des prétextes pour la retenir. En vain Julien leur dépêchait courriers sur courriers. Il prit enfin le parti de les aller joindre lui-même. Il se disposait à prendre sa route par le Tigre, et à faire remonter sa flotte, lorsqu’un vieillard perse, renouvelant la ruse de ce Zopyre qui avait aidé Darius à se rendre maître de Babylone, vint se jeter entre ses bras. Il feignait de fuir la colère du roi de Perse, qu’il avait, disait-il, offensé. Il suppliait Julien de lui donner asile entre ses troupes. Il sut si bien feindre le désespoir, que l’empereur prit confiance en lui, et l’interrogea sur la route qu’il devait tenir: « Prince, lui dit ce vieillard, vous savez la guerre mieux que moi ; mais je connais mieux que personne le pays où vous êtes. Quel usage prétendez-vous faire de cette flotte qui côtoie votre armée? Elle vous a jusqu’ici occupé plus de vingt mille hommes. Espérez-vous forcer la rapidité du Tigre? La moitié de votre armée ne suffirait pas pour tirer ces barques le long des bords. Quelle diminution de forces, si les ennemis vous attaquent! sans compter ce que vous perdez de courage dans vos soldats, qui, assurés de leur subsistance, en ont moins d’ardeur à s’en procurer à la pointe de leurs épées. Cette flotte vous fait encore un autre mal. C’est un hôpital qui suit votre armée : c’est l’asile des poltrons, qui s’y font transporter sous prétexte de maladie. Retranchez cet obstacle à vos succès ; éloignez-vous des bords du fleuve. Je vous guiderai par une route plus sûre et plus commode jusque dans le cœur de la Perse. Vous n’aurez que trois ou quatre jours au plus de chemin rude et difficile. Ne portez des vivres que pour ce temps-là. Le pays ennemi sera ensuite votre magasin. Je ne vous demande de récompense que quand mon zèle aura mis entre vos mains les gouvernements et les dignités de la Perse. »

Un conseil si singulier était assorti au caractère de l’empereur. Ainsi, loin d’écouter ses officiers, et surtout Hormisdas, qui l’avertissaient de se défier de ce transfuge, il leur reprochait de vouloir sacrifier à leur paresse et au désir du repos une conquête assurée. Il fit donc enlever de la flotte les machines et ce qu’il fallait de vivres pour vingt jours, II réserva douze barques qu’on devait transporter sur des chariots, pour servir de pontons sur les rivières : il mit le feu à tout le reste. Le spectacle de ces flammes qui dévoraient toutes les espérances des Romains, jetait les troupes dans la consternation et le désespoir. On murmure, on s’attroupe, on va crier à la tente de Julien que l’armée est perdue sans ressource, si la sécheresse du pays ou la hauteur des montagnes l’oblige de rebrousser chemin. On demande que l’auteur de ce funeste conseil soit appliqué à la question. Julien y consent enfin, et le transfuge déclare dans les tourments qu’il a trompé les Romains; qu’il s’est dévoué à la mort pour le salut de sa patrie : il défie les bourreaux de l’en faire repentir. L’empereur ordonne aussitôt d’éteindre les flammes; il était trop tard. On ne put sauver que douze vaisseaux.

L’armée, devenue plus nombreuse par la réunion des soldats et des matelots de la flotte, s’éloigna du Tigre à dessein de pénétrer dans l’intérieur du pays. Elle traversa d’abord des campagnes fertiles; mais bientôt elle ne vit plus devant elle que les tristes vestiges d’un vaste incendie. Les Perses avoient consumé par le feu, les arbres, les herbes, et les moissons déjà parvenues à leur maturité. On fut contraint de s’arrêter dans un lieu nommé Noorda, pour attendre que le terrain fût refroidi et la vapeur dissipée. Pendant ce séjour les Perses ne donnaient point de repos : tantôt partagés en petites troupes, ils venaient insulter le camp à coups de flèches; tantôt réunis en gros escadrons, ils jetaient l’alarme. On croyait que le roi était arrivé avec toutes ses forces. L’empereur et les soldats regrettaient la perte de leurs magasins consumés avec leurs vaisseaux. Ils ne pouvaient se garantir des incursions importunes d’une cavalerie plus prompte que l’éclair, qui frappait et disparaissait aussitôt. Cependant on tua et on prit coureurs dans ces diverses attaques; et Julien, pour relever le courage de ses troupes, leur donna le même spectacle qu’Agésilas avait autrefois donné aux Grecs pour leur inspirer le mépris de ces mêmes ennemis. Les Perses étaient naturellement d’une taille grêle, décharnés et sans apparence de vigueur. Il fit dépouiller les prisonniers, et les ayant exposés nus à la vue de l’armée: Voilà, dit-il, ceux que les enfants du dieu Mars regardent comme des adversaires redoutables ; des corps desséchés et livides; des ‘chèvres plutôt que des hommes, qui ne savent que fuir avant même que de combattre.

C’eût été une témérité trop visible de conduire l’armée au travers de ces campagnes brûlées qui n’étaient plus couvertes que de cendres. On délibéra sur le parti qu’on devait prendre. La plupart proposaient de retourner par l’Assyrie, et c’était l’avis des soldats, qui le demandaient, à grands cris. Julien , et avec lui les plus sages, représentaient qu’ils s’étaient eux-mêmes fermé cette route en détruisant les magasins , consumant les grains et les fourrages, ruinant et brûlant les villes et les châteaux; qu’ils n’avoient laissé âpres eux dans ces plaines immenses que la famine et la plus affreuse misère; qu’ils trouveraient les torrents débordés, les digues rompues et tout le terrain noyé par la fonte des glaces et des neiges de l’Arménie; que, pour surcroît de maux, c’était la saison de l’année où la terre, échauffée des ardeurs du soleil, produisait dans ces climats des essaims innombrables de moucherons et d’insectes volants plus opiniâtres et plus dangereux que les Perses. Il était plus aisé de montrer la difficulté de cette route que d’en indiquer une meilleure. Après de longues et inutiles délibérations, on consulta les dieux: on chercha dans les entrailles des victimes s’il valait mieux traverser de nouveau l’Assyrie, ou suivre le pied des montagnes, et tâcher de gagner la Corduène, province de l’empire que borde le Tigre au sortir de l’Arménie. Une partie de cette province appartenait encore aux Perses, qui y entretenaient un satrape. Les victimes furent muettes à leur ordinaire. Selon Ammien Marcellin, elles donnèrent à entendre que ni l’un ni l’autre parti ne réussirait. Cependant on s’en tint au dernier, comme au moins impraticable.

On décampa le seizième de juin. Au point du jour on aperçut dans le lointain un tourbillon épais. Les uns conjecturaient que c’étaient des Sarrasins qui, sur une fausse novelle que l’empereur attaquait Ctésiphon, accouraient pour se joindre aux Romains et prendre leur part du pillage. D’autres se persuadaient que c’étaient les Perses qui venaient encore fermer ce passage. D’autres enfin se moquaient de la timidité de ces derniers : ce n’était, selon eux, que des troupeaux d'ânes sauvages dont ces contrées sont remplies, et qui ne vont jamais qu’en grandes troupes, pour être en état de se défendre contre les attaques des lions. Cependant comme cette nuée de poussière ne s’éclaircissait pas, de crainte de quelque surprise, Julien suspendit la marche, et s’arrêta dans une assez belle prairie, au bord d’une petite rivière nommée Durus.  Il fit camper ses troupes en rond, et les rangs serrés pour plus de sûreté. Le temps était fort couvert, et le soir arriva avant qu’on pût distinguer ce que c’était que cette nuée qui donnait tant d’inquiétude.

La nuit fut noire; la crainte tint les soldats alertes; aucun d’eux ne se permit le sommeil. Les premiers rayons du jour découvrirent une cavalerie innombrable, marchant en bon ordre, toute couverte d’or et d’acier. C’était enfin l’armée du roi de Perse. A celte vue, le courage du soldat romain se réveille; il veut passer la rivière, et courir au-devant de l’ennemi. L’empereur, qui songe à ménager ses troupes, les retient avec peine. Il y eut assez près du camp une vive rencontre entre deux gros partis de coureurs. Un commandant romain nommée Machamée, s’étant jeté au travers des ennemis, en tua quatre, et fut abattu par un escadron qui l’enveloppa, et dont un cavalier le perça d’un coup de lance. Son frère Maurus, qui fut depuis duc de Phénicie, emporté par la vengeance et par la douleur, s’élance dans le plus épais de l’escadron, écarte, renverse tout ce qu’il trouve en son passage, tue celui qui avait porté le coup mortel, et, blessé lui-même, il enlève le corps de son frère, qui n’expira que dans le camp. Le combat fut opiniâtre: on s’attaqua à plusieurs reprises. La chaleur, qui était excessive, et les efforts redoublés, avoient extrêmement fatigué les deux partis, lorsque les Perses se retirèrent avec une grande perte.

Les Romains passèrent la rivière, sur un pont de bateaux, laissèrent à droite l’armée des Perses, et arrivèrent à une ville nommée Barophthas. Les ennemis y avoient brûlé tout le fourrage. On aperçut d’abord une troupe de Sarrasins, qui disparurent à la vue de l’infanterie romaine. Ils revinrent bientôt avec un corps de cavalerie perse, qui faisait mine de vouloir enlever les bagages. L’empereur accourut pour les combattre lui-même: ils ne l’attendirent pas, et prirent la fuite. On se rendit près d’un bourg nommé Hucumbra, entre les deux villes de Nisbara et de Nischanabé, bâties des deux côtés du Tigre. On y trouva les restes d’un pont que les Perses avoient brûlé. Les fourrageurs rencontrèrent quelques escadrons ennemis qu’ils mirent en fuite. Comme ce lieu était fourni de vivres, on s’y reposa pendant deux jours. L’armée, après s’être refaite, emporta ce qu'elle put de provisions, et brûla le reste. Elle avançait à petit pas entre les villes de Danaba et de Synca, lorsque les Perses vinrent fondre sur l’arrière-garde. Ils y auraient fait un grand carnage, si la cavalerie romaine ne fût promptement accourue, et ne les eût vivement repoussés. Dans cette action périt Adacès, satrape distingué, le même que ce Narsès député cinq ans auparavant à Constance, dont il s’était fait aimer par sa modestie et par sa douceur. L’empereur récompensa le soldat qui lui avait ôté la vie, et donna en même temps un exemple de sévérité. Toutes les troupes accusaient une brigade de cavalerie d’avoir tourné bride au fort du combat. Julien, indigné, voulut punir ces fuyards par tous les affronts militaires: il leur ôta leurs étendards, fit briser leurs lances, et les condamna à marcher parmi les bagages et les prisonniers. Comme on rendait témoignage à leur commandant qu’il avait bien fait son devoir, l’empereur le mit à la tête d’une autre brigade, dont le tribun était convaincu d’avoir fui honteusement. Il cassa quatre autres tribuns, coupables de la même lâcheté. Selon la rigueur de la discipline, ils méritaient la mort; mais les circonstances critiques ou se trouvait l’armée l’engagèrent à épargner leur sang, et à leur laisser avec la vie le moyen de réparer leur honneur. Le jour suivant, après avoir fait environ trois lieues, on rencontra près de la ville d’Accéta les ennemis qui mettaient le feu aux moissons et aux arbres fruitiers. On les dissipa, et le soldat sauva des flammes tout ce qu’il eut le temps d’emporter. On campa près d’un lieu nommé Maranga.

Au point du jour on vit les ennemis approcher avec une contenance fière et menaçante. A leur tête paraissait Mérène, général de la cavalerie, deux fils du roi, et un grand nombre de seigneurs. Derrière marchaient les éléphants, dont les guides assis sur leur cou portaient un ciseau tranchant attaché à leur main droite, pour s’en servir si les éléphants venaient à s’effaroucher et à se renverser sur leurs escadrons, comme ils avaient fait quelques années auparavant au siège de Nisibe. On enfonçait ce ciseau d’un coup de marteau dans la jointure du cou et de la tête ; et il n’en fallait pas davantage pour ôter sur-le-champ à la vie ce puissant animal. C’était une invention d’Hasdrubal, frère d’Annibal. Julien, escorté de ses principaux officiers, rangea promptement son armée en forme de croissant, donna le signal, et courut d’abord à l’ennemi pour épargner à ses soldats la décharge meurtrière d’une multitude innombrable de flèches. L’infanterie romaine fond tête baissée et sur le front et sur les flancs des Perses : elle tue les chevaux; elle abat et terrasse les cavaliers. Dès le premier moment la mêlée fut horrible. Le choc des boucliers, le bruit des armes, les cris des vainqueurs et des vaincus portaient l’épouvante où le fer ne pouvait atteindre. Cette manière de combattre déconcerta les Perses. Accoutumés à voltiger, à se battre de loin, et à fuir en tirant des flèches par-derrière , ils ne purent tenir contre une infanterie impétueuse qui les pressait corps à corps, et qui ne leur laissait ni le temps ni l’espace nécessaire pour leurs évolutions. Ils abandonnèrent le champ de bataille, jonché de leurs hommes et de leurs chevaux. Il n’en coûta que peu de sang aux Romains. Leur plus grande perte fut la mort de Vétranion, vaillant officier, qui commandait le bataillon des Zannes: c’étaient des peuples voisins de la Colchide, qui servaient alors dans les armées de l’empire en qualité d’auxiliaires.

Cette victoire releva les espérances des Romains. Ils prirent trois jours de repos pour panser et soulager les blessés. Ils arrivèrent ensuite à Tummare, où ils furent encore harcelés par les ennemis, qu’ils repoussèrent. Les vivres leur manquèrent en ce lieu. Les Perses avoient retiré le blé et les fourrages dans les châteaux fortifiés. On éprouvait déjà les extrémités de la famine. Les bêtes de somme n’étant plus en état de suivre l’armée, on fut réduit à les manger. Les officiers, plus sensibles à la misère de leurs gens qu’à la crainte de manquer eux-mêmes, partagèrent avec eux les vivres qu’ils faisaient porter pour leur propre subsistance. L’empereur, logé sous un pavillon étroit, faisant sa nourriture ordinaire d’une méchante bouillie de gruau, dont un valet d’armée se serait à peine contenté, distribua aux plus pauvres soldats cette chétive provision. Après quelques moments d’un sommeil inquiet et interrompu, il s’assit sur son lit pour rédiger son journal, comme il avait coutume de faire, à l’imitation de Jule César. Là, pendant qu’il était enseveli profondément dans une réflexion philosophique qui était venue le distraire, il crut voir le même génie de l’empire qui lui avait apparu lorsqu’il avait pris en Gaule le titre d’Auguste. Ce spectre, couvert d’un voile, dont sa corne d’abondance était aussi enveloppée, marchait tristement, et sortait du pavillon dans un morne silence. Julien, d’abord saisi de terreur , se rassure, se lève; et ayant fait part à ses amis dé celte vision effrayante, il s’abandonne en tout événement à la volonté des dieux. Cependant, pour détourner leur colère, il leur immola une victime. Durant le sacrifice , il vit en l’air comme une étoile, qui disparut après avoir tracé un sillon de lumière. Frappé de ce nouveau prodige, il craignit que ce ne fût une menace du dieu Mars, qu’il avait outragé. Il consulta les aruspices : tous déclarèrent que ce phénomène l’avertissait de ne point combattre ce jour-là, et de suspendre toute opération de guerre. Comme il parut ne faire aucun cas de leur réponse, ils le prièrent de différer son départ du moins de quelques heures. Il ne voulut rien écouter , et partit au point du jour.

Les Perses , souvent battus, n’osaient plus paraitre devant l’infanterie romaine. Cachés derrière les collines qui bordaient le chemin sur la droite, ils se contentaient de côtoyer l’armée et de l’incommoder par des décharges de flèches et des alarmes fréquentes. Les Romains marchaient en un seul bataillon carré; mais la disposition  des lieux rompait souvent leur ordonnance, et les obligeait de couper leurs rangs. Julien était partout, à la tête, à la queue, sur les flancs, courant à toutes les attaques. conduisant des secours à tous les endroits où il en était besoin. Les Perses étaient rebutés. On dit même que Sapor, craignant que les Romains ne prissent des quartiers d’hiver dans ses états, choisissait déjà des députés pour porter à Julien des propositions de paix, et qu’il préparait des présents entre lesquels était une couronne : il devait les faire partir le lendemain, et laisser Julien maître des conditions du traité. Sur les neuf heures du matin, un tourbillon de vent faisant voler la poussière, et le ciel s’étant couvert de nuages épais , les Perses profitèrent de l’obscurité pour tenter un dernier effort: ils attaquent l’arrière-garde. L’empereur  que la chaleur avait obligé de se défaire de sa cuirasse, s’étant saisi d’un bouclier de fantassin, court au péril. Pendant qu’il s’y livre avec courage, il apprend que la tête qu’il vient de quitter est dans le même danger; il y vole, et la cavalerie des Perses tourne en même temps la queue de l’armée. Bientôt l’aile gauche, enveloppée, accablée de traits, chargée à grands coups de javelines, épouvantée du cri et de la fureur des éléphants, commence à plier. Tandis que l’empereur, accompagné seulement d’un écuyer, court de toutes parts, son infanterie légère prend les Perses par derrière , coupe les jarrets de plusieurs éléphants, et fait un grand carnage. Les Perses fuient; Julien les poursuit avec ardeur, animant ses soldats du geste et de la voix, levant les bras pour leur montrer les ennemis en déroute. En vain les cavaliers de sa garde, se ralliant autour de lui, le conjurent de ménager sa personne: en vain ils l’avertissent que les Perses ne sont jamais plus redoutables que dans leur fuite: en ce moment le javelot d’un cavalier lui effleure le bras droit, et va lui percer le foie. Il s’efforce de l’arracher, et se coupe les doigts : il tombe de cheval, on le relève. Il tâche de cacher sa blessure, et remonte sur son cheval. Mais, ne pouvant arrêter le sang qui sort à gros bouillons de sa plaie, il crie à ses soldats de ne point s’alarmer, que le coup n’est pas mortel. On le porte sur un bouclier dans sa tente, et l’on s’empresse de le secourir. Quand on eut mis l’appareil, et que la douleur fut un peu calmée, il redemande ses armes et son cheval. Plus occupé du péril de ses gens que du sien propre, il veut retourner au combat pour achever la victoire. Les forces manquent à son courage; les efforts qu’il fait pour se relever rouvrent la plaie, d’où le sang jaillit avec violence: il s’évanouit. Etant revenu à lui, il demande le nom du lieu où il se trouve: comme on lui répond que ce lieu s’appelle Phrygie, il juge sa mort prochaine, et s’écrie en soupirant : O soleil, tu as perdu Julien! Le soleil était, comme nous l’avons dit, sa divinité chérie; et l’on raconte qu’étant à Antioche , il avait vu en songe un jeune homme à cheveux blonds, tel qu’on représentait Apollon, qui lui avait déclaré qu’il mourrait en Phrygie.

La chute de Julien avait rendu le courage aux Perses. Le combat continuait avec acharnement. Les Romains, frappant leurs boucliers à grands coups de piques, coudoient déterminément à la mort. Malgré la poussière qui les aveuglait, malgré l’ardeur du soleil dont ils étaient brûlés, croyant, après la perte de leur prince, n’avoir plus d’ordre à prendre que de leur désespoir, et pas un ne voulant lui survivre , ils s’élançaient à travers les dards et les javelots des Perses. Ceux-ci se couvraient d’une nuée de traits qu’ils déchargeaient sans relâche : les éléphants, dont la grandeur et les aigrettes flottantes effrayaient les chevaux, leur servaient de remparts. Julien entendait de sa tente le choc, le cliquetis, les cris, le hennissement des chevaux, jusqu’à ce qu’en fin la nuit sépara les combattants couverts de blessures, épuisés de sang et de forces. Les Perses laissèrent sur le champ de bataille un grand nombre de morts, entre lesquels étaient cinquante seigneurs ou satrapes, et les deux premiers généraux, Mérène et Nohodare. Du côté des Romains, Anatolius, grand-maître des offices, fut tué à la tête de l’aile droite. Salluste, préfet du prétoire d’Orient, s’exposa cent fois à la mort; il vit tomber à côté de lui Sopharius son assesseur: lui-même, renversé par terre, allait être accablé d’une foule d’ennemis, sans la bravoure d’un de ses gardes, qui, sacrifiant sa vie, lui donna son cheval pour se sauver. Deux compagnies de la garde de l’empereur l’escortèrent jusqu’au camp. Il dut son salut à l’amour des troupes, et il devait cet amour à son caractère généreux et bienfaisant. Un corps de Perses, sorti d’un château voisin nommé Vaccat, fondit sur la brigade d’Hormisdas, et lui disputa long­temps la victoire. Dans le même temps une troupe de soixante soldats qui fuyaient, rappelant la valeur romaine, perça les escadrons qui combattaient Hormisdas, s’empara du château, et s’y défendit pendant trois jours contre une multitude de Perses.

Cependant Oribase ayant déclaré que la blessure de l’empereur était mortelle, cette parole parut être pour l’armée une sentence de mort. Tous fondaient en larmes; tous se frappaient la poitrine; et l’inquiétude seule suspendit encore les derniers transports de la douleur. Les principaux officiers s’étant rendus dans la tente de Julien, Maxime et les autres fourbes , qui, par leurs flatteries meurtrières, l’avoient engagé dans cette expédition funeste, pleuraient autour de ce prince, dont ils avoient empoisonné la vie et causé la mort. Pour lui, soutenant mieux que ces imposteurs le personnage de philosophe dont ils l’avoient revêtu dès sa jeunesse, l’œil sec, couché sur une natte couverte d’une peau de lion (c’était son lit ordinaire), il adressa ces paroles à cette triste assemblée, qui s’empressait de le voir et de l’entendre pour la dernière fois : « Mes amis, voici le moment où je vais quitter la vie; et je ne dois pas me plaindre d’en sortir trop tôt. La vie n’est qu’un prêt à volonté que nous fait la nature : je la rends avec joie comme un débiteur de bonne foi. La philosophie m’a enseigné que, l’âme étant plus précieuse que le corps, elle n’a sujet que de se réjouir lorsqu’elle s’épure en se séparant d’une matière vile et grossière. Les dieux pour honorer la piété de plusieurs vertueux personnages qu’ils chérissaient, n’ont point trouvé de plus belle récompense que la mort. Ils m’ont déjà récompensé pendant ma vie en m’inspirant un courage à l’épreuve des périls et des travaux. Dans une si courte carrière j’ai mille fois reconnu que les douleurs ne triomphent que de ceux qui les fuient, mais qu’elles cèdent à ceux qui osent les combattre. Je ne sens ni repentir ni remords de tout ce que j’ai fait, soit dans l’ombre de la retraite, où l’injustice a tenu ma jeunesse cachée, soit dans le grand jour de la puissance souveraine où les dieux m’ont placé. J’avois hérité cette puissance de mon aïeul, associé aux honneurs des dieux; je l’ai, à ce que je crois, conservée sans tache, gouvernant mes sujets avec bonté, attaquant et repoussant mes ennemis avec justice. Le succès n’a pas couronné mon entreprise; mais les êtres supérieurs aux hommes se sont réservés le pouvoir de dispenser les succès. Persuadé qu’un prince n’est établi que pour rendre ses sujets heureux, je me suis interdit ce despotisme qui corrompt les états et les mœurs : je me suis regardé comme le premier soldat de ma patrie , toujours prêt à la servir au péril de ma vie, ferme dans les dangers, bravant les caprices de la fortune. Je savoirs, je vous l’avoue, je savoirs, sur la foi infaillible des oracles, que je périrais par le fer : je remercie l’Eternel de ne m’avoir pas condamné à mourir par le glaive de la trahison, ni dans les tortures d’une longue maladie; mais de mettre fin à mes jours sur un théâtre glorieux, dans le cours des plus brillants exploits. C’est une lâcheté égale de désirer la mort quand il est à propos de vivre, et de la fuir quand il est temps de mourir. Je ne vous en dirai pas davantage ; je sens que mes forces m’abandonnent.»

Ce discours, plusieurs fois interrompu par de vifs accès de douleur, ne fut pas plus tôt achevé, que ses officiers le conjurèrent avec larmes de nommer son successeur. Ayant promené ses regards autour de son lit : Non, dit-il, je ne vous le désignerai point; peut-être ne nommerais je pas le plus digne; et peut-être en le nommant ne lui ferais-je qu'un présent funeste; vous lui en préféreriez un autre. Plein de tendresse pour la patrie, je souhaite que vous lui choisissiez un maître qui, comme moi, se souvienne toujours qu'il est son fils : songez à vous conserver tous ; ç’a été l'objet de tous mes travaux. Après ces paroles, prononcées d'un ton tendre et touchant, il recommanda que l’on portât son corps à Tarse, où il a voit résolu de s’arrêter au retour de son expédition. Il fit à ses amis le partage des biens qui lui appartenaient en propre; et, voulant donner à Anatolius des marques de sa bienveillance, il demanda où il était. Salluste ayant répondu qu’il avait reçu la récompense de sa vertu, Julien comprit qu’il avait perdu la vie; et ce prince, qui regardait sa propre mort avec tant d’indifférence, s'attendrit sensiblement sur celle de son ami. Comme il voyait fondre en larmes les officiers et les philosophes qui l’environnaient : Cessez, leur dit-il, de déshonorer par vos larmes un homme qui va s'élever au séjour des dieux. Il continua de s’entretenir avec Prisque et Maxime sur l’excellence de l’âme. On remarque même qu’il jeta encore dans celte conversation toutes les subtilités de sa métaphysique, et que dans Julien le philosophe n’expira qu’avec l’empereur. Enfin, vers le milieu de la nuit du vingt-six au vingt-sept de juin, sa blessure s’étant rouverte, peut-être par la contention de son esprit et la vivacité de ses discours, l’inflammation dévorant ses entrailles, il demanda un verre d’eau fraîche : dès qu’il l’eut bu, il rendit le dernier soupir. Il était dans la trente-deuxième année de son âge, ayant régné depuis la mort de Constance un an, sept mois et vingt-trois jours.

Ainsi périt ce prince, le problème de son siècle et de la postérité. Ses qualités brillantes éblouissent les yeux. Si l’on en considère le principe, l’admiration diminue. On aperçoit dans cette âme élevée tout le jeu de la vanité. Avide de gloire, comme les avares le sont des richesses, il la chercha jusque dans les moindres objets. Sa tempérance, poussée à l’excès, devint une vertu de théâtre. Son courage passa de bien loin les bornes de la prudence. Une grande partie de ses sujets ne trouva jamais en lui de justice. S’il eût été vraiment le père de ses peuples , il eût cessé de haïr les chrétiens lorsqu’il commença à leur faire la guerre, c’est-à-dire au moment qu’il devint leur empereur. Il n'épargna leur vie que dans ses paroles et dans ses édits. Julien est le modèle des princes persécuteurs qui veulent sauver ce reproche par une apparence de douceur et d’équité.

Dans le récit de sa mort j’ai suivi Ammien Marcellin, auteur impartial, et qui servait alors dans l’armée de Julien. Sans parler des révélations miraculeuses, qui ne prouvent avec certitude que l’horreur qu’on avait conçue de Julien, je me contenterai de rendre compte de quelques circonstances rapportées par divers auteurs. Quelques le font périr de la main d’un transfuge; d’autres de celle d’un bouffon qu’il menait avec lui pour le divertir: ce qui n’est nullement conforme au caractère de Julien. On raconte encore que ce prince, étant monté sur une éminence pour considérer son armée, et voyant qu’il lui restait beaucoup plus de troupes qu’il ne pensait, s’écria: Quel dommage de ramener tant de Romains sur les  terres de l’empire! et qu’un soldat indigné de cette réflexion inhumaine lui passa son épée au travers du corps. Sapor lui-même, pour avoir sujet d’insulter les Romains, leur reprocha d’avoir été les meurtriers de leur empereur. Libanius, ennemi juré des chrétiens, en rejette sur eux le soupçon. Ce qui a fait naître toutes ces opinions, les unes bizarres, les autres destituées de fondement, c’est que, Sapor ayant promis une récompense à celui qui avait blessé Julien , personne ne se présenta pour la recevoir; ce qui n’a rien d’étonnant, s'il est vrai, comme un auteur le rapporte, que le cavalier perse ou sarrasin qui lui porta le coup mortel fut aussitôt tué par l’écuyer du prince. C’est encore une tradition fort commune, que, lorsque Julien se sentit blessé, il recueillit dans sa main le sang qui jaillissait de sa plaie; que, le jetant en l’air, il s’écria : Rassasie-toi, galiléen: tu m’as vaincu; mais je te renonce encore; et qu’après avoir ainsi blasphémé contre Jésus-Christ, il vomit aussi mille imprécations contre ses dieux, dont il se voyait abandonné. Ce fait n’est soutenu d’aucun témoignage suffisant. Sans s’écarter du respect que mérite saint Grégoire de Nazianze, on peut douter d’une autre circonstance qu’il rapporte sur la foi d’un bruit populaire. On disait que Julien, après sa blessure, étant couché sur le bord d’une rivière, avait voulu s’y précipiter, pour être mis au rang de ces prétendus immortels, Enée, Romulus, et quelques autres dont le corps avait disparu; et que sa vanité alloti se satisfaire, si un de ses eunuques ne s’y fut opposé. Mais, outre que Julien n’avait point d’eunuques à son service, ce récit ne peut s’accorder avec celui d’Ammien Marcellin, témoin oculaire.

Voici des faits plus vraisemblables et mieux assurés. Saint Jérôme, qui était âgé de vingt-deux ans quand Julien mourut, raconte qu’au milieu des gémissements que la mort de ce prince arrachait à l’idolâtrie, il entendit ces paroles de la bouche d’un païen : Comment les chrétiens peuvent-ils vanter la patience de leur dieu? Rien n’est si prompt que sa colère. Il n’a pu suspendre pour un peu de temps son indignation. Julien était sur le point d’envoyer en Afrique un édit de persécution; on ne sait même si cet édit n’était pas déjà expédié. Les païens en triomphaient; ils attendaient avec impatience le retour de l’empereur pour voir couler le sang des chrétiens. A la nouvelle des premiers succès qu’il avait dans la Perse, Libanius rencontrant à Antioche un chrétien qu’il connaissait:

Eh bien! lui dit-il pour insulter à Jésus-Christ, que fait maintenant le fils du charpentier?

Il fait, lui répartit le chrétien, un cercueil pour votre héros.

Sapor regarda la mort de ce redoutable ennemi comme une éclatante victoire. Il consacra aux dieux sauveurs les présents qu’il avait destinés à Julien. Depuis le commencement de la guerre, Sapor, consterné, mangeait sur la terre; il ne prévoit aucun soin de ses cheveux : alors il quitta ces marques de tristesse, et se livra à toute la joie d’un triomphe. Les Perses témoignèrent longtemps par des symboles énergiques l’effroi dont les victoires de Julien les avoient frappés. Pour désigner ce rapide conquérant, ils avoient coutume de peindre un foudre, ou un lion qui vomissait des flammes, et d’y ajouter le nom de Julien.



 

LIVRE QUINZIÈME.

JOVIEN.


HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.