HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST |
LIBRAIRIE FRANÇAISE |
FRENCH DOOR |
HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.
LIVRE TRENTE-CINQUIÈME.
LÉON, ANTHÉMIUS, OLYBRE, GLYCÉRIUS, JULIÜS-NÉPOS, LÉON
II, ZÉNON, AUGUSTULE.
Depuis la mort de Sévère, le sénat, les armées, le peuple,
et même les barbares confédérés, désiraient un souverain en Occident. La
tyrannie de Ricimer était odieuse; on murmurait secrètement de voir un Suève fouler
aux pieds la majesté de l’empire, faire et détruire a son gré les empereurs. Trois
princes assassines ou empoisonnés dans l’espace de neuf ans ne montraient que
trop avec quelle insolence ce barbare se jouait de la pourpre impériale ; et
que, s’en rapporter à lui pour l’élection d’un nouveau souverain, c’était lui
laisser le choix de sa victime. On crut devoir s’adresser à l’empereur d’Orient
; et comme Anthémius, illustre par sa naissance, par
son mariage, par ses richesses, l’était signalé dans la guerre contre les
Perses , descendait de ce parent de Julien fameux par sa révolte contre Valens.
Quoique Ricimer fût détesté, il était trop puissant en Italie pour qu'il fut
possible d'y établir malgré lui un empereur. Mais il fut le premier à favoriser Anthémius , et fit avec lui une convention
particulière. Anthémius avait trois fils, Marcien, Romule, Procope, et une fille. Ricimer la demanda en
mariage, et le désir de régner y fit consentir Anthémius.
Celui-ci commandait alors la flotte que l’empire entretenait dans l’Hellespont
: il vint à Constantinople , reçut de Léon le titre de César; et , sans
craindre la peste qui désolait alors l'Italie , il partit à la tête d'un
cortège si nombreux, qu’Idace l'appelle une armée. Il
était accompagné de plusieurs comtes, et entre autres de Marcellin, qui s'était
établi une souveraineté eu Dalmatie. Léon, ayant besoin de Marcellin pour faire
la guerre qu'il se proposait de faire à Genséric, l'avait attiré à sa cour, et
le ménageait avec beaucoup de complaisance. Anthémius,
approchant de Rome, trouva le sénat et le peuple assemblés à trois milles de la
ville, où il fut proclamé Auguste le douzième d'avril. L'image du nouveau monarque
d'Occident fut reçue en grande pompe à Constantinople et portée par Férence, préfet de cette ville. Avant que de quitter la
cour d'Orient , Anthémius avait fait de sa maison une
église, un hôpital pour les vieillards , et un bain public. La première de ces
dispositions suffit pour démentir le témoignage d'un auteur païen, qui prétend
qu'il était idolâtre dans le cœur, et qu'il avait le dessein de rétablir le
culte des dieux. Les auteurs chrétiens, au contraire, louent sa piété, dont ils
ont peut-être d'autre preuve que la fondation de quelques églises.
La réputation du nouvel empereur faisait espérer qu'il
allait rétablir la gloire de l'empire d'Occident. Mais ce grand corps, privé de
la meilleure partie de ses membres, et accablé de langueur, n’était plus en
état d’être soutenu ; et ceux qui semblaient les plus capables de le relever tombaient
avec lui. Anthémius avait amené de Constantinople un
hérétique macédonien, nommé Philothée, qui,
s’appuyant de la faveur du prince, prétendit introduire dans Rome la tolérance
dès diverses sectes, et leur faire accorder des églises. Le pape Hilaire, qui
avait succédé à saint Léon, s’y opposa fortement. Il fit à ce sujet des
remontrances publiques à l’empereur, dans l’église de Saint-Pierre, et il
engagea ce prince à faire serment qu’il ne permettront jamais cette dangereuse
innovation. Le mariage de Ricimer fut célébré avec une pompe digne du souverain,
et d’un sujet plus puissant que le souverain même.
Ce fut vers ce temps-là que Sidoine revint à Rome (An.
468) pour solliciter quelque remise d’impôts en, faveur de l’Auvergne. Au
commencement de l’année, suivante , Anthémius ayant
pris le consulat, Sidoine fut encore engagé à prononcer l’éloge du prince en
présence du sénat. C’était le troisième empereur en l’honneur duquel il employait
sa muse demi-barbare, et il devait être rebuté du peu de succès de ses
magnifiques prédictions. Il fut en récompense honoré de la charge de préfet de
Rome, et quelque temps après du titre de patrice. On craignait à Rome la
famine, et le préfet appréhendait encore davantage les emportements du peuple,
que la faim avait coutume de mettre en fureur contre les magistrats. Mais
l’arrivée de quelques vaisseaux venus de Brinde, et qui apportaient du blé de
la Grèce, dissipèrent les alarmes du peuple et celles du préfet.
Il nous reste peu de lois d’Anthémius.
Constantin avait défendu, sous peine de mort, les mariages des femmes avec
leurs esclaves; Anthémius déclara que celles qui épouseraient
leurs affranchis seraient punies par la confiscation de leurs biens et par le
bannissement perpétuel; que les enfants qui naîtraient de ces alliances seraient
censés illégitimes et esclaves du domaine. Cette loi tendait à maintenir
l’honneur des familles; il en fît une autre pour en conserver les biens.
Celle-ci ne fut promulguée qu’a près la réponse de l’empereur Léon, qu’Anthémius se faisait un devoir de consulter comme son père.
Souvent les biens confisqués, et abandonnés ensuite à des personnes qui les obtenaient
de la libéralité des empereurs, se trouvaient appartenir à des maîtres
légitimes, qui en avaient été injustement dépouillés. Constantin avait prononcé
qu’en ce cas la donation subsisterait, et que le prince dédommagerait les intéressés
comme il le jugerait à propos. Léon, jugeant cette décision injuste, répondit
que les particuliers dévoient être reçus à poursuivre leur droit nonobstant
toute donation du prince ; ce qu’il appuie de ces belles paroles: Que, la
justice étant le plus noble apanage de la majesté souveraine, les princes ne
doivent se croire permis que ce qui l’est aux particuliers. Léon fit aussi
cette année deux lois remarquables : l’une défend de prostituer quelque
personne que ce soit, et de contraindre à monter sur le théâtre aucune femme
libre ou esclave; l’autre interdit la profession d’avocat à tout autre qu’aux
catholiques. Ce prince porta plus loin que ses prédécesseurs la haine du
paganisme. Les empereurs chrétiens s’étaient jusqu’alors bornés à défendre
l’exercice de l’idolâtrie; mais ils n’avoient point forcé leurs sujets à faire
profession de la religion chrétienne. Léon, non content de renouveler les
peines déjà prononcées contre le culte idolâtre et contre l’apostasie, enjoint
à ceux qui n’ont pas encore reçu le baptême de se transporter aux églises pour
le recevoir, et de faire baptiser leurs domestiques, leurs femmes, leurs enfants;
ceux-ci sans délai, s’ils sont encore dans l’enfance; mais, s’ils sont adultes,
après qu’ils auront été instruits selon les canons : ceux qui se feront
baptiser seulement par intérêt, pour conserver leurs biens ou leurs emplois,
sans s’embarrasser de retirer du paganisme les personnes qui leur appartiennent,
seront exclus des emplois, privés de leurs biens, et punis de la manière qui
conviendra; car la loi ne détermine rien de plus précis. A cés peines elle
ajoute celle de l’exil pour ceux qui ne seront pas baptisés ; et celle de mort,
s’ils sont convaincus de persister dans la pratique d'un culte idolâtre après
le baptême reçu. Elle ôte de plus aux païens le droit d’enseigner, et les
exclut de toute participation aux distributions publiques.
La cession de Narbonne et de son territoire fait aux
Visigoths coupait la communication de l’Italie et de l’Espagne, où il devenait
impossible de faire filer des troupes pour y conserver ce qui restait encore à
l’empire. La Galice et une partie de la Lusitanie obéissaient aux Suèves; les
Goths étaient maîtres de la Catalogne et de la Bétique. Les Romains possédaient
encore plusieurs villes dans la province de Carthagène et dans la Tarraconaise.
Mais, dépourvus de tous secours, ils étaient réduits à demeurer spectateurs des
guerres que se faisaient Rémismond et Euric, jusqu’à
ce qu’ils devinssent eux-mêmes la proie du vainqueur. Depuis que Maldra s’était emparé de Lisbonne, les Romains, profitant
des divisions des Suèves, y étaient rentrés, et Lusidius,
né en cette ville, y commandait la garnison romaine : c’était un traître qui en
ouvrit les portes à Rémismond. Une armée de
Visigoths, qu’Euric venait d’envoyer contre les Suèves, était alors arrivée à
Mérida : elle entra en Lusitanie, pillant et massacrant sans distinction les Suèves
et les Romains qui leur étaient assujettis. Les Suèves s’en vengèrent par
d’autres ravages. Rémismond mourut; mais les deux
peuples continuèrent à désoler le pays, jusqu’à ce que, l’empire d Occident
étant entièrement détruit par l’invasion d'Odoacre, Euric pénétra en 477
jusqu’au fond de l’Espagne, conquit la Lusitanie, s’empara de Pampelune et de
Saragosse, et, par la ruine de Tarragone, acheva d’éteindre la puissance des
Romains, qui, depuis plus de six cents ans, possédaient cette belle et riche
contrée. Toute l’Espagne se trouva pour lors sous la domination des Goths, à
l’exception de la Galice, où les rois suèves se maintinrent encore pendant un
siècle jusqu'au règne de Leuvigilde, qui anéantit la
monarchie des Suèves et la réunit à celle des Goths.
Tandis que les autres barbares attaquaient les extrémités
de l’empire, Genséric, le plus habile et le plus redoutable de tous, portait le
fer et le feu jusque dans ses entrailles. La Sicile et l’Italie, tant de fois
ravagées, ne fournissant plus au pillage, il se jeta sur l’empire d’Orient; et,
sous prétexte que quelques vaisseaux de Léon a voient insulté les contrées
maritimes de ses états, il envoya ses flottes faire le dégât dans les îles et
sur les côtes de la Grèce. Pendant l’intervalle qui avait suivi la mort de
Sévère, il n’avait cessé de solliciter Léon d’une part, et de l’autre Ricimer,
de donner l’empire à Olybre. Il lui semblait à la
fois avantageux et honorable de voir le beau-frère de son fils Hunéric assis sur le trône d’Occident. Léon, peu disposé à
le satisfaire, ayant préféré Anthémius, lui envoya
Phylarque pour l’en instruire, et lui déclarer que, s’il ne mettait fin à ses
ravages, l’empereur serait obligé de l’y forcer par les armes. Le fier Vandale,
encore plus irrité de ces menaces que du peu de succès de ses sollicitations,
répondit à l’ambassadeur qu’il n’était pas besoin de déclaration de guerre; que
les Romains avoient déjà rompu la paix, et qu’il saurait bien leur répondre
autrement que par des bravades. En même temps il envoya ses corsaires infester
les côtes de l’empire d’Orient, et donna ordre d’assembler ses troupes.
Phylarque, de retour, répandit l’alarme dans Constantinople : on ne douta pas
que Genséric n’eût dessein de s’emparer de la Libye et de l’Egypte; et la
renommée publiait déjà qu’il était devant le port d’Alexandrie. Léon eut besoin
de la fermeté du solitaire Daniel pour calmer ses craintes. Il résolut de faire
un dernier effort pour s’affranchir des insultes d’un si opiniâtre ennemi.
On épuisa, pour cette expédition, une grande partie des
trésors et des forces de l’empire. Léon, naturellement avare, n’épargna
cependant aucune dépense pour encourager les soldats et les matelots. Il équipa
une flotte de onze cent treize galères, montée de cent mille soldats. Mais il fallait
que ces bâtiments ne fussent que des barques médiocres, puisqu’on n’y compte
que sept nulle rameurs. Cette entreprise coûta cent trente mille livres pesant
d’or, sans compter une somme considérable que fournit Anthémius.
Ce prince envoya aussi un corps de troupes sous les ordres de Marcellin. Basilisque, frère de l’impératrice Vérine, fut, pour le
malheur de l’empire, chargé du commandement général. Le rendez-vous de la
flotte était en Sicile, d’où elle devait faire on voile vers les cotes de
Carthage. Marcellin avait ordre de s’emparer de la Sardaigne, où les Vandales
s’étaient établis. Héraclius d’Edesse, fils de Florus, qui avait été préfet d
Egypte, et un Isaurien , nommé Marse, furent et
envoyés pour attaquer les Vandales du côté de la Tripolitaine. C’étaient deux
guerriers pleins de valeur.
Un armement si formidable fit trembler toute l’Afrique.
Marcellin chassa les Vandales de la Sardaigne, et vint rejoindre Basilisque lorsqu’il était encore en Sicile. Héraclius et Marse, ayant rassemblé les troupes de l’Egypte , de la
Thébaïde et de la Cyrénaïque, s’embarquèrent dans le port d’Alexandrie, et
firent voile vers Tripoli. Il y défirent une armée de Vandales, réduisirent en
peu de temps toutes les villes de cette province, et, laissant leurs vaisseaux
dans le port de Tripoli, ils prirent la route de terre pour se rendre à la
grande armée, qu’ils croyaient déjà aux portes de Cathage. Basilisque était arrivé à quatorze lieues de cette
ville; et, s’il y eût sur-le-champ conduit sa flotte, il s’en serait rendu
maître sans coup férir. Les Vandales, effrayés, ne songeaient qu’à prendre la
fuite. Genséric lui-même, consterné de la perte de la Sardaigne et de la
Tripolitaine, n’osait espérer de se défendre contre une puissance capable de
subjuguer l’univers. Il se rassura quand il vit le général romain demeurer à
l’ancre au promontoire de Mercure. Cette inaction de Basilisque n’était pas l’effet de sa stupidité naturelle; il y entrait de là trahison. Aspar et son fils Ardabure, mécontents
de Léon, qui s’était affranchi de leur tyrannie, craignaient que la conquête de
l’Afrique ne rendît ce prince assez puissant pour oser les punir. Ariens
fanatiques, ils étaient portés d’inclination pour Genséric, qu’ils regardaient
comme le protecteur de leur secte. Connaissant l’ambition de Basilisque, ils lui avoient promis de l’aider de tout leur
pouvoir à monter sur le trône, s’il faisait échouer l’entreprise dont
l’empereur lui confiait l’exécution ; et ce perfide leur avait vendu à ce prix
la fidélité qu’il devait à son prince. Genséric, qui n’était point instruit de
ce traité secret, songea de son côté à mettre en œuvre la corruption, qui lui
avait déjà si bien réussi dans l’expédition de Majorien. Il entretenait
toujours une flotte dans le port de Carthage, et des troupes prêtes à
embarquer. Il les fit monter sur ses vaisseaux, et rassembla un grand nombre de
barques légères, qu’il laissa vides. Comme il attendait un vent propre à
l’exécution du dessein qu’il méditait, il envoya demander à Basilisque une trêve de cinq jours pour aviser aux conditions de paix qu’il devait
proposer à l’empereur. Il accompagna cette demande d’une somme d’argent
considérable, qu’il fit secrètement délivrer au général. L’avare Basilisque, ravi de voir qu’on lui payait de nouveau une
trahison à laquelle il s’était déjà engagé, accorda tout, et se tint en rade
sans faire aucun mouvement, et sans observer ceux de l’ennemi. Dès que le vent,
que Genséric attendait avec impatience, eut commencé à s’élever, les Vandales
sortent du port pendant la nuit, et s’avancent vers le promontoire, traînant
avec eux les barques, dont ils avoient fait des brûlots en les remplissant de
matières combustibles. Arrivés près des Romains, ils mettent le feu à ces
barques, qui, poussées par le vent, vont donner au milieu de la flotte romaine,
et portent l’incendie dans tous les bâtiments dont elles approchent. Bientôt ce
nombre prodigieux de mâts, de voiles et de cordages, n’offre plus que l’image
d’une forêt que le feu dévore au milieu d’une nuit épaisse. La mer elle-même paraît
une fournaise ardente. Les cris confus, mêlés au sifflement des vents, au
mugissement des vagues, au pétillement des flammes, troublent les matelots et
les soldats. Les uns, à demi-brûlés, se précipitent dans les flots; les autres,
voulant gagner à la nage les vaisseaux qui ne sont pas encore embrasés, sont
mis en pièces où assommés à coups de crocs et de rames. Au milieu de cet
affreux désordre, les Vandales fondent sur eux, les accablent de traits,
abordent les navires qui échappent aux flammes, il se livre autant de combats
qu’il y a de bâtiments. Plusieurs Romains vendirent bien cher leur vie, à la
honte de leur lâche commandant, qui fut le premier à prendre la fuite.
L’histoire a conservé la mémoire du lieutenant-général de la flotte; c’étoit Jean Daminec, natif
d’Antioche. Ce brave officier, environné d’ennemis qui s’étaient jetés sur son
bord, se défendit long temps avec une valeur héroïque. Il se fit un rempart de
ceux qu’il abattait à ses pieds. Enfin, accablé par le nombre, comme Genzon, fils de Genséric, touché de son courage, lui criait
de se rendre, lui promettant la vie, il sauta tout armé dans la mer, en disant: Non, Jean ne se verra pas l’esclave de ces chiens.
Tel fut le succès de la dernière expédition contre
Genséric. Ni Léon, ni aucun autre empereur n’osa plus attaquer cet invincible
ennemi. Basilisque, traînant après lui les débris de
sa flotte et de son armée, dont il avait perdu plus de la moitié , retourna en
Sicile chargé d’ignominie. Avant qu’il sortît de cette île, Marcellin , trop
généreux pour contenir son indignation, fut assassiné. Après la perte de
l’honneur, c’était la plus grande que l’empire pouvait faire encore. Héraclius
et Marse, ayant appris en chemin la défaite de
l’armée, regagnèrent le port de Tripoli, et ramenèrent leur flotte en Egypte. Basilisque, qui méritait autant de morts qu’il avait perdu
de soldats, arrivant à Constantinople, se réfugia dans l’asile de
Sainte-Sophie. Vérine sa sœur obtint sa grâce; et, pour le soustraire à la
haine publique, elle l’envoya en Thrace, à Héraclée. Son exil ne fut pas long;
le crédit de l’impératrice lui rendit bientôt toute sa faveur; mais Aspar et Ardabure, ainsi qu’on le
verra dans la suite, n’eurent pas le temps de le récompenser de sa trahison.
Léon commençait à se défier de leurs intrigues; et, pour
se ménager un appui contre des hommes si puissants et si audacieux, il songea à
s’attacher la nation des Isaures. Ce peuple, qui n’était,
dans l’origine, qu’un amas de brigands cantonnes dans les montagnes de l’Isaurie s’était rendu fameux par ses ravages et
par une réputation de valeur indomptable. Trascalissée,
nommé par d’autres Tarasiscodisée, et aussi Aricmèse, était d’une race renommée entre ces montagnards,
et sa naissance lui donnait un grand crédit dans la nation. Léon l’attira
auprès de lui, l’honora de la dignité de patrice, lui donna le commandement de
sa garde, et, pour comble de faveur, il lui fit épouser Ariadne,
l’aînée de ses deux filles. C’était approcher bien près du trône un barbare qui
ne méritait nullement cet honneur. Il était très-mal fait de corps et d’esprit,
sans talents, sans aucune sorte de connaissances, sans mœurs, et même sans
courage. Il avait eu une première femme, nommée Arcadie, dont il lui restait un
fils. Il changea son nom barbare en celui de Zénon, devenu célèbre par la
grande puissance à laquelle s’était élevé Zénon l’Isaurien dans les
dernières années de Théodose le jeune. Le nouveau Zénon fut encore revêtu d’une
dignité que l’autre avait possédée : il fut fait l’année suivante général des
troupes d’Orient.
Pour le décorer de tous les titres qui pouvaient l’égaler
aux plus illustres personnages de l’empire, Léon le nomma consul, et lui fit
prendre le nom de Flavius, attaché depuis Constantin à la maison impériale.
Marcien, fils d’Anthémius, fut son collègue pour l’Occident. Aspar, jaloux de la fortune de Zénon, qui détruisait
ses projets et les prétentions de Basilisque, résolut
de faire périr le nouveau favori. Les barbares ayant fait une incursion dans la
Thrace, Léon y envoya son gendre, avec ordre aux gouverneurs de lui fournir des
troupes. Les soldats, gagnés par l’argent d’Aspar,
formèrent le complot d’assassiner leur général. Ils étaient sur le point de
l’exécuter, lorsque Zénon, averti à temps, se sauva à Sardique.
Les soupçons tombèrent sur Aspar, qui était en effet
l’auteur de cette intrigue criminelle.
Ce fut peut-être la raison qui engagea l’empereur à éloigner
Zénon, et à l’envoyer en Orient pour commander les troupes dont il était
général. Zénon alla résider à Antioche, où il fut suivi par un moine brouillon et
audacieux, nommé Pierre, et surnommé le Foulon, parce qu’il avait exercé ce
métier. Chassé de deux monastères à cause de la corruption de sa doctrine et de
ses mœurs, il devint flatteur et parasite, fit sa cour aux personnes
puissantes, qui étaient comme lui infectées des erreurs d’Eutychès, et
s’insinua dans les bonnes grâces de Zénon. Arrivé à Antioche, il se joignit aux
apollinaristes, qui étaient en grand nombre dans cette ville; il les souleva
secrètement contre l’évêque Martyrius; et lorsqu’il
eut allumé le feu de la discorde, il représenta à Zénon que l’unique moyeu de
calmer ces troubles était de se défaire de Martyrius,
et d’établir un nouvel évêque. Il lui fit entendre en même temps qu’il se croyait
lui-même plus propre que personne à ramener les esprits. Il le pria de
contribuer à cette bonne œuvre, et, pour lui en faire mieux sentir le mérite,
il lui promit une grande somme d’argent. Zénon trouva ses raisons
très-persuasives. Martyrius fut chassé, et Pierre
installé en sa place. Aussitôt celui-ci leva le masque, et se déclara
ouvertement pour la doctrine d’Eutychès; ce qui excita dans la ville une grande
division. Martyrius, s’étant retiré à Constantinople,
y trouva des accusateurs qui le chargèrent de crimes atroces. Mais le
patriarche Gennade, prélat vertueux et éclairé, défendit
si bien son innocence, que l’empereur le renvoya avec honneur. Martyrius, de retour à Antioche, voyant la ville en
désordre, et la faction de Pierre appuyée de tout le pouvoir de Zénon, crut
devoir céder à l’orage. Il se démit publiquement de l’épiscopat, en reprochant
au clergé et au peuple leur rébellion contre l’Eglise. L’usurpateur victorieux
ne ménagea plus rien. Il assembla des synodes, dans lesquels il fit autoriser
ses erreurs; il ordonna des évêques qui lui ressemblaient. Mais ce triomphe ne
fut pas de longue durée; il apprit bientôt que l’empereur, instruit par Gennade, avait ordonné de le reléguer dans l'Oasis. Il
prévint par la fuite l’exécution de cet ordre; et, s’étant déguisé, il se
rendit à Constantinople, où il se tint caché jusqu’au temps où Basilisque, devenu maître de l’empire, entreprit de relever
le parti d’Eutychès. Julien fut élu selon les règles canoniques pour remplir le
siège d’Antioche.
Léon témoignait beaucoup de zèle pour la religion et pour
les intérêts de l’Eglise. Constantin avait défendu de faire dimanche aucun acte judiciaire , et, de
tous les travaux, il n’avait permis que ceux de l’agriculture.’ Les deux Théodoses avaient interdit pour ce jour-là toute espèce de
spectacles : Léon recommanda, par une nouvelle loi, la sanctification du
dimanche. Il fut défendu d’exiger en ce jour le paiement des impôts ou
des dettes particulières, de faire aucune procédure ni aucune vente; les divertissements
publics furent prohibés; et si le jour de la naissance des empereurs ou de leur
élévation à l’empire, tombait au dimanche, les fêtes et les spectacles
ordinaires dévoient être différés. Toute contravention à cette loi était punie
de la privation des emplois et de la confiscation des biens. Il défendit encore
d’aliéner les fonds appartenants aux églises; il confirma
les privilèges qui leur avaient été accordés par les empereurs précédents,
ainsi qu’aux hôpitaux et aux monastères. Mais la loi qu’il publia contre la
simonie mérite d’être rapportée tout entière :
« Lorsqu’il s’agit (dit-il) de nommer un évêque, soit
pour cette ville «impériale, soit pour toute autre église du monde chrétien,
c’est Dieu seul qu’il faut consulter; l’élection doit se faire selon la
conscience, avec des intentions pures et une persuasion sincère que celui qu’on
choisit est digne d’une place si sainte et si respectable. Que personne ne
prétende acheter l’épiscopat : le prix du sacerdoce, c’est le mérite, et non la
richesse. Où la corruption ne s’étendra-t-elle pas, si elle pénètre jusque dans
la maison de Dieu? Que, l’avarice, cette peste des mœurs, cesse donc
d’approcher des autels : qu’on la repousse loin du sanctuaire. Que, pour l’honneur
de notre siècle, on ne choisisse que des évêques «chastes, humbles,
irréprochables, afin que la bonne odeur de leur vertu purifie tous les lieux où
ils portent leurs pas. Loin de courir au-devant de l’épiscopat, il faut que
celui qu’on destine à cette place se fasse chercher; il faut qu’on soit obligé
de le contraindre ; qu’il se refuse aux prières; qu’il se dérobe aux sollicitations
; qu’il ne se rende qu’à la nécessité d’accepter ce fardeau : il est indigne de
cette place, s’il n’y a pas été porté malgré lui. Si quelqu’un est convaincu
d’y être entré par argent; si l’on découvre qu’un électeur en ait reçu, soit
pour donner son suffrage, soit pour ordonner un évêque, le corrupteur et celui
qui s’est laissé corrompre, étant également coupables, seront soumis aux mêmes
peines. Tout accusateur sera reçu à les poursuivre; on procédera contre eux
comme criminels de lèse-majesté; ils seront dégradés du sacerdoce, et notés
d’infamie à perpétuité. »
Deux ans après, Léon, pour arrêter les cabales des mauvais
moines, semblables à Timothée Elure, à Théodose de
Jérusalem, et à Pierre le Foulon, défendit aux moines de sortir de leurs
monastères et de se répandre dans les villes, laissant seulement cette liberté
aux procureurs chargés des affaires de leur communauté, mais à condition que
ceux-ci ne se mêleraient point de disputes de religion; qu’ils ne tiendraient
point de congrégations ; que, dans les contestations qui s’élèveraient entre
les fidèles, ils ne chercheraient point à séduire les simples ; il les menace
de châtiments rigoureux , s’ils sortent des bornes prescrites par cette loi.
Constantinople et la Bithynie eurent beaucoup à souffrir
cette année de l’abondance des pluies. Pendant trois ou quatre jours de suite,
il tomba du ciel des torrents. Des villages entiers furent submergés; des
montagnes furent aplanies. Dans le lac de Boane, près
de Nicomédie, il se forma plusieurs îles du limon, des pierres et des autres
matières que les eaux avoient entraînées.
La dignité souveraine s’avilissait de plus en plus en Occident.
Magnus Félix, qu’Anthémius avait fait patrice, fils
de ce Gaulois célèbre qui avait été consul et préfet du prétoire sous le règne
de Majorien, quitta la cour, et se retira dans un monastère. Ricimer, qui, ne
pouvant régner, ne pouvait cependant se résoudre à obéir, se brouilla bientôt
avec son beau-père. Comme ils avoient chacun leur cour, dès qu’on s’aperçut de
leur mésintelligence, les flatteurs qui les environnaient s’empressèrent de
souffler le feu de la discorde. Ricimer, laissant Anthémius à Rome, se retira à Milan; et toute l’Italie appréhendait les suites de cette
rupture. En effet, on se préparait de part et d’autre à la guerre. Anthémius accusait Ricimer d’entretenir des intelligences
avec les barbares, et de les exciter sous main à prendre les armes. Ricimer reprochait
à l’empereur ses injustes soupçons, et le représentait comme un prince jaloux,
ombrageux, implacable dans sa colère. Pour détourner une guerre civile près
d’éclater, les personnes les plus distinguées de la Ligurie vinrent à Milan se
jeter aux pieds de Ricimer, et le conjurer de tenter les voies de conciliation
avant que d’en venir à des extrémités funestes. Le Suève eut bien de la peine à
se résoudre à faire les avances envers son maître et son beau-père. Enfin il
consentit à députer à Rome Epiphane, évêque de Pavie. Ce prélat n’avait encore
que trente ans; mais, son éminente vertu et sa profonde sagesse le faisant
respecter de l’empereur et de tout l’empire, on le jugea plus propre que
personne à une négociation si difficile. On dit qu’Anthémius,
apprenant son arrivée, s’écria : Que Ricimer sait bien emprunter la vertu
qu’il n’a pas ! qu’il sait bien couvrir sa malice! après m’avoir outragé,
il me combat par ses ruses jusque dans les députations qu’il m’envoie. Il
choisit le seul homme capable de me vaincre.
Epiphane était éloquent, et ce talent était relevé par un
extérieur noble et majestueux, qui attira les regards des courtisans. Lorsqu’il
fut devant Anthémius : «Prince (lui dit-il), nous
devons rendre grâces à la Providence divine de nous avoir accordé un empereur
qui sait que Dieu donne la bonté, et qui aime ses dons. Le maître des
souverains foule aux pieds l’orgueil des hommes; il opère par la concorde ce
que la bravoure ne peut exécuter. Les monarques, qui sont ses images, doivent,
comme lui, écouter les prières. La clémence est le lustre de la puissance :
elle la fait briller d’un doux éclat qui la rend aimable. C’est cette vertu
qu’implore aujourd’hui Ricimer, ou plutôt toute l’Italie. En faisant grâce à un
barbare, vous la mériterez de Dieu pour vous-même. Ce sera pour vous un
triomphe glorieux, et qui vous sera propre, d’avoir vaincu sans répandre de
sang. Est-il une plus solide victoire que celle qu’on remporte sur soi-même?
Pouvez-vous tirer d’un fier barbare une vengeance plus complète que de le faire
rougir à force de bienfaits? L’événement des combats est incertain; et, supposé
qu’il se décide en votre faveur, ce que les deux partis auront perdu sera perdu
pour votre compte. Considérez que c’est mettre de son côté la justice et la
raison que d’être le premier à offrir la paix.»
Anthémius répondit en soupirant qu’il avait comblé Ricimer de faveurs; qu’il l’avait
honoré de son alliance; il s’étendit sur son ingratitude, sur ses entreprises
contre l’état, sur ses liaisons avec les barbares : se fier à un gendre si
perfide, n’était-ce pas lui fournir de nouveaux moyens de nuire? « Ce n’est pas
( dit-il ) que je le craigne ; je suis le seul homme de l’empire pour qui je
n’appréhende rien; mais je crains pour le salut de l’état, et c’est le seul genre
de timidité permis à un souverain. Je connais Ricimer ( continua-t-il ), et
c’est pour moi un grand avantage : avoir démasqué un traître, c’est l’avoir désarmé.
Mais si vous êtes sa caution, vous qui, éclairé de la lumière et soutenu de la
grâce divine, pouvez pénétrer et arrêter ses mauvais desseins, je ne vous refuse
rien. S’il vous trompe par ses artifices ordinaires, il se sera lui-même blessé
avant que de prendre les armes. Je me remets entre vos mains, et je vous accorde
la grâce que j’étais résolu de refuser à Ricimer. C’est assurer mon vaisseau au
milieu de la tempête que «de le gouverner par vos conseils.»
Epiphane remercia l’empereur, et rendit grâces à Dieu de
ce qu’il inspirait au prince des sentiments si conformes à la bonté divine. Il
prit le serment d’Anthémius, et retourna en Ligurie.
Il arriva quatorze jours après à Pavie, où il fut reçu avec d’autant plus de
joie qu’on avait moins espéré la paix.
Quoique, sous des règnes si faibles, les concussions. et
même les trahisons demeurassent souvent impunies, quelquefois cependant la
justice reprenait ses droits, rien ne contribuait tant à faire succomber les
coupables que leur audace et l’assurance qu’ils avoient de l’impunité. Arvande avait été préfet de la Gaule pendant cinq ans, en
deux fois. Dans sa première préfecture, il avait gouverné la province avec
beaucoup d’humanité. Dans la seconde, il l’avait pillée sans miséricorde; et
ses exactions ne pouvant encore suffire aux dépenses excessives de son luxe, il
avait contracté des dettes énormes. Pour se mettre à l’abri des poursuites de
ses créanciers, il crut n’avoir d’autre ressource que de brouilliez les
affaires, et de mettre la Gaule entre les mains des barbares, dont il espérait
de grandes récompenses. Il écrivit au roi des Visigoths pour l’engager à
prendre les armes, à tomber sur les Bretons de l’Armorique, qu’il subjuguerait
sans peine, et à partager la Gaule avec les Bourguignons. Il ajutait à ces
conseils plusieurs projets extravagants, mais qu’il croyait propres à réveiller
l’humeur turbulente et belliqueuse du prince. Pendant qu’il tramait cette
intrigue criminelle, se croyant assuré de réussir, il redoublait d’insolence,
et accumulait de plus en plus sur sa tête la haine publique dont il était
chargé. Sa lettre fut interceptée par les principaux de la Gaule , qui épiaient
ses démarches. La province députa aussitôt à Rome Tonance Ferréol, ancien gouverneur , qui s’était fait chérir des peuples autant qu’Arvande en était détesté. On lui donna pour adjoints Thaumaste et Pétrone, recommandables par leur vertu et par
leurs talents. Ils étaient munis d’un décret public, qui les commettait pour
dénoncer le préfet an nom de toute la Gaule. Ils portaient en même temps la
lettre d’Arvande, qui n’avait aucune connaissance
qu’elle eût été surprise. Sur la requête des Gaulois, l’empereur envoya ordre
de l’arrêter et de le conduire à Rome par mer. Le coupable, étant arrivé, eut
d’abord le Capitole pour prison, sous la garde d’Asellus,
intendant des finances, qui était lié d’amitié avec lui. Ses amis, et entre
autres Sidoine, lui conseillaient de rabattre de sa fierté et de son assurance,
qui ne servaient qu’à le rendre plus odieux, et de se défier de ses
adversaires, qui avoient peut-être quelque coup imprévu à lui porter, et qui ne
cherchaient qu’à exciter sa hardiesse pour tirer de sa bouche quelque réponse
téméraire. Il rebuta leurs conseils avec hauteur, les traitant de lâches, et
disant qu’il savait ce qu’il avait à faire; que sa bonne conscience lui suffisait,
et que même il consentirait à peine d’employer un avocat pour sa défense. Il
continua de se promener, magnifiquement vêtu, dans le Capitole, de recevoir des
visites, d’écouter avec complaisance les flatteries des parasites qu’il admettait
à sa table, de passer le temps dans les magasins des marchands, à se faire
montrer et à acheter des bijoux et des étoffes précieuses, se plaignant sans
cesse des lois, du gouvernement, du sénat et du prince. Enfin le sénat
s’assembla pour procéder à l’examen. Il s’y rendit fort ajusté, et dans une
parure brillante: ses adversaires, au contraire, se présentèrent en habit de
deuil, dans un extérieur conforme au misérable état de la province, dont ils
étaient députés. On fit entrer les deux parties; et comme les anciens préfets
avoient droit de séance, Arvande, oubliant qu’il était
accusé, alla s’asseoir auprès des juges. Ferréol, quoiqu’il fût sénateur, se
tint avec ses collègues sur les derniers bancs de la salle. On écouta les
plaintes des députés. Tant qu’ils ne parlèrent que des vexations d’Arvande, celui-ci ne perdit pas contenance, persuadé qu’un
crime avait cessé de l’être depuis qu’il était devenu si commun. Les
accusateurs firent ensuite lecture de la lettre adressée au roi des Visigoths. On
s’était attendu qu’il s’inscrirait en faux ; et, pour le convaincre, on avait
arrêté son secrétaire, qui reconnaissait l’avoir écrite sous sa dictée. Mais on
n’eut pas besoin de cette déposition. Arvande,
aveuglé par son arrogance, sans attendre qu’on l’interrogeât, s’écria qu’il était
véritablement l’auteur de la lettre, et répéta trois ou quatre fois qu’il ne la
désavouait pas. Toute l’assemblée se récria : les juges prononcèrent que, de
son propre aveu, il était coupable du crime de lèse-majesté. Ce ne fut qu’en ce
moment que le bandeau lui tomba des yeux, et que, changeant de couleur, il vit
l’abîme où il s’était lui-même précipité. On le déclara déchu des privilèges
que lui avoient acquis deux préfectures. Alors, revêtu de ses magnifiques
habits, sous lesquels il avait paru insulter à ses juges, et qui ne lui attiroient plus que la risée et l’indignation du peuple, il
fut conduit à la prison publique. Quinze jours après il reçut sa sentence de
mort, et fut enfermé dans l’île du Tibre pour y attendre, dans les horreurs du
plus affreux désespoir, le délai des trente jours, qui dévoient, selon les
lois, s’écouler entre la condamnation et le supplice. Pendant cet intervalle,
Sidoine et ses autres amis ( car les grands criminels en trouvent toujours) se
donnèrent tant de mouvement, que l’empereur commua sa peine en celle de la
confiscation et d’un bannissement perpétuel. Sidoine, dans le temps même qu’il intercédait
pour lui, ne pouvait s’empêcher de dire qu’Arvande était
bien lâche et bien malheureux, s’il craignait rien plus que de survivre à tant
d’ignominie.
Celte indulgence d’Anthémius encouragea les concussions et les rapines, et fit voir que ces avides ravisseurs,
espérant toujours dérober à la confiscation une partie de leur pillage, ne sont
point retenus par la crainte de l’exil, parce qu’ils ne commissent point de patrie,
et qu’ils ne craignent que la mort. Séronat,
successeur d’Arvande dans la préfecture des Gaules, limita
dans ses extorsions, et reçut enfin la punition qu’Arvande avait méritée avant lui. Cet événement doit tomber sur l’année suivante, dans
laquelle Jordane, fils de Jean le Vandale, était consul avec Sévère. Ce Sévère était
un païen né à Rome; mais le triste état de l’empire l’avait déterminé à se
retirer dans Alexandrie. Cette ville était alors le centre des études et du
savoir. Il s’y appliqua aux lettres et à la philosophie, pour se distraire de
la vue des maux dont son siècle était affligé. La bonne opinion qu’il avait d’Anthémius le ramena en Italie, où il fut bientôt élevé au
consulat et à la dignité de patrice. Séronat, aussi
avare et aussi perfide que son prédécesseur, désolait comme lui la province, et
formait des intrigues avec Euric, qu’il allait souvent visiter, tantôt à Aire,
tantôt à Toulouse. Il avait dessein de lui livrer l’Auvergne; et, pour
accoutumer les habitants au joug des barbares, il rendit la justice selon les
lois des Visigoths, au lieu de suivre les lois romaines. La noblesse, qui n’espérait
pas grand secours de la faiblesse d’Anthémius, songeait
déjà à quitter le pays; plusieurs embrassaient l’état ecclésiastique pour se
sauver des violences du gouverneur. La rigueur des exactions produisit la
disette; et c’était alors un proverbe répandu dans la Gaule, que ce qui faisait
une bonne année, c’était plutôt l’humanité des magistrats que la température
des saisons. Les habitants de l’Auvergne ne s’abandonnèrent pas néanmoins, et
firent connaître à Rome cet impitoyable concussionnaire. On leur rendit justice
cette fois, et Séronat fut puni de mort. Romain,
élevé au rang de patrice, subit le même sort. Il fut convaincu d’avoir aspiré à
l’empire. C’était le même officier que Valentinien, vingt-deux ans auparavant,
avait député vers Attila avec Romule et Promote.
Arvande et Séronat avoient excité leroi des
Visigoths à dépouiller les Romains de ce qui leur restait dans la Gaule.
Ricimer, plus adroit, mais encore plus et méchant, ennemi secret de l’empereur,
son beau-père, cherchait à le ruiner aux dépens même de l’empire, et à lui
susciter des guerres qui découvriraient sa faiblesse. Genséric, plus redoutable
et plus habile que tous ces traîtres, voulant enfin vivre en repos et occuper ailleurs
les forces des deux empires, employait l’argent et l’intrigue pour soulever les
Ostrogoths en Orient, et les Visigoths en Occident. Euric, roi d’une nation belliqueuse,
embrasé lui-même du désir des conquêtes, n’avait pas besoin de tant
d’aiguillons pour courir aux armes.
Il pouvait ne s’occuper que de la guerre, sans craindre
aucune révolution, aucun désordre dans ses états. Il avait pour, ministre Léon,
homme de génie et d’une exacte probité, descendu de Fronton, célèbre orateur,
consul sous Antonin, et qui avait donné des leçons d’éloquence à Marc Aurèle.
C’était ce Léon, aussi habile politique que savant jurisconsulte, qui dictait
au prince ce qu’il devait répondre aux ambassadeurs, qui dressait les traités,
qui composait les ordonnances. Quoiqu’il fît profession de la foi catholique,
le prince arien, ennemi des orthodoxes, non-seulement l’épargnait, mais le chérissait
même, parce qu’il sentait l’importance de ses services et l’étendue de ses
lumières. Il respectait sa vertu. Le ministre, de son côté, ne s’étudiait qu’à
concilier au prince l’affection de ses sujets, et méprisait les richesses,
uniquement curieux de science et d’honneur; frugal au milieu de la bonne chère,
toujours simplement vêtu dans une cour où brillait la magnificence; loin
d’attirer sur lui les bienfaits du prince, il ne songeait qu’à les répandre sur
les autres, persuadé que le cœur des hommes de mérite était là plus utile
conquête qu’ii pût procurer à son maître.
Euric brûlait d’envie de réunir sous sa puissance tous les
pays compris entre la Loire, l’Océan, la Méditerranée et le Rhône. Anthémius, apprenant qu’il était prêt à se mettre en
campagne, donna ordre de rassembler les troupes de la Gaule, et engagea Riotham, roi des Bretons de l’Armorique, à marcher contre
les Visigoths. Ce prince s’étant embarqué à la tête de douze mille hommes, vint
par la Loire, entra dans le Berri, et fut reçu dans Bourges, Comme Euric s’approchait
avec une armée nombreuse, Riotham, pour avoir seul
l’honneur du succès, alla à sa rencontre avant que d’être joint par les troupes
romaines. La bataille fut livrée près du bourg de Déols, sur les bords de
l’Indre. Les Bretons, après avoir long-temps disputé
la victoire, furent vaincus avec une grande perte; et Riotham,
forcé d’abandonner le pays, se retira sur les terres des Bourguignons, qui tenaient
pour l’empire. Ce succès rendit Euric maître d’une grande partie du Berri.
Dans le même temps, Childéric, roi des François, achevait
de conquérir le pays au-delà de la Loire. Odoacre, chef d’une troupe de Saxons,
dont nous avons déjà parlé, était resté maître d’Angers depuis la mort
d’Egidius, et gardait cette ville au nom de l’empire. Il avait avec lui
quelques cohortes romaines commandées par le comte Paul. Ayant été ebattu par Childéric près d’Orléans, il s’enfuit à Angers;
mais, ne se sentant pas en état de tenir contre le vainqueur , qui le poursuivit
opiniâtrement, il se sauva par la Loire. Childéric, étant arrivé le lendemain,
força la ville, et fit massacrer le comte Paul. Le Saxon, découragé par ces
mauvais succès, renonça au service de l’empire. Les Romains, dont il s’était
détaché, se trouvèrent assez forts pour le battre; il perdit, dans une
rencontre, un grand nombre de soldats; ce qui donna aux François occasion de
s’emparer des îles de la Loire, où les Saxons s’étaient fortifiés, pour avoir
la liberté de regagner l’Océan en cas de disgrâce, Odoacre, également maltraité
par les Romains et par les Francs, prit le parti de traiter avec Childéric, et
se joignit à ce prince pour attaquer les peuples de l’Armorique. Ils les
vainquirent. Les Saxons s’établirent dans le pays de Nantes, et dans une partie
de ce qu’on nomme aujourd’hui Normandie, où l’on trouve en effet, encore longtemps
après, des Saxons près de Bayeux.
Les Bourguignons servaient les Romains plutôt par.
jalousie et par crainte des Visigoths que par attachement aux intérêts de
l’empire. Dans le cours de cette guerre ils s'opposèrent constamment aux
progrès d’Euric, et défendirent l’Auvergne, que ce prince s’efforçait d’envahir.
Ils possédaient alors un assez grand pays. On peut conjecturer qu’une partie
leur avait été cédée par les empereurs, et qu’ils s’étaient eux-mêmes peu à peu
agrandis à la faveur des troubles de l’empire, devenu comme flottant par le
fréquent changement des princes. Ils étaient maîtres de Lyon, de Vienne, de la province
séquanaise et de celle qui porte aujourd’hui le nom de Dauphiné. Il paraît
même qu’ils avoient passé la Saône, et que leurs états s’étendaient depuis
Langres et Dijon jusqu’au-delà de l’Isère. Gondiac,
étant mort vers ce même temps, laissa quatre fils, qu'il avait eus de la sœur
de Ricimer, et qui, ayant partagé le royaume de leur père, sont souvent, pour
cette raison, nommés tétrarques dans les chroniques. C’était Gondebaud, Godigiscle, Chilpéric et Gondomar.
Tous ces princes héritèrent du titre de maîtres de la milice de l’empire. Ils ne
demeurèrent pas longtemps unis. Les deux plus jeunes, ayant appelé à leur
secours les barbares d’au-delà du Rhin, firent la guerre à leurs aînés, et les
battirent près d’Autun. Gondebaud disparut dans la défaite, et passa pour mort.
A la faveur de ce bruit, il se sauva en Italie, où le crédit de Ricimer, son
beau-père, le rendit assez puissant pour contribuer à faire un empereur, comme
nous le verrons bientôt. Etant ensuite revenu dans la Gaule, il se vit en peu
de temps à la tête d’une nombreuse armée, assiégea dans Vienne ses deux frères,
les força de se rendre, et les mit à mort, il fit égorger tous leurs enfants
mâles, et n’épargna que les filles de Chilpéric, dont l’aînée prit le voile
dans un monastère, et la cadette fut élevée à la cour de son oncle. C’est la
princesse Clotilde, qui, dans la suite, épousa Clovis. La femme de Chilpéric était
estimée dans toute la Gaule pour sa sagesse et sa bonté; mais sa vertu ne la
sauva pas de la cruauté de son beau-frère : il la fit noyer dans le Rhône, et
partagea le royaume de Bourgogne avec Godigiscle, qui
lui avait toujours été attaché.
Lorsque la nouvelle de la défaite de Basilisque était arrivée à Rome, le bruit s’était en même temps répandu en Occident qu’Aspar avait été dépouillé de toutes ses dignités, et que
son fils Ardabure avait été puni demort pour avoir favorisé les Vandales; ce qui fait connaître que dès ce temps-là on
les soupçonnait généralement de trahison. Cependant Léon, soit qu'il n'en eût pas
de preuves assez certaines, soit qu'il ne se crût pas fort pour punir des
traîtres si puissants, ne fit alors contre eux aucune poursuite. Aspar, soutenu de ses trois fils, tous consulaires, ne
rabattit rien de son insolence. Irrité contre
l'empereur de ce qu'il différait toujours d'exécuter sa promesse, il ne cessait
de décrier son gouvernement et de traverser toutes ses volontés. Il ne craignît
pas même de lui manquer ouvertement de respect par des paroles très offensantes.
L’aigreur mutuelle en était venue à un tel point, que l'un ne pouvait se
conserver que par la perte de l’autre. Cependant Léon, moins fier et plus timide,
tenta encore une fois de regagner cet esprit hautain et intraitable. Il se
détermina enfin à lui tenir parole, et à donner la qualité de César à un de ses
fils. Ardabure, qui était l’aîné, arien aussi obstiné
que sou père, ne pouvait espérer de parvenir à l’empire. L’empereur jeta les
yeux sur Patrice, second fils d’Aspar. C’était un
caractère plus doux et plus flexible ; il paraissait disposé à préférer une
couronne à l’honneur de ses préjugés. Léon le déclara César; et pour lui donner
plus de droit à ce titre, il lui fiança Léontie, sa
seconde fille, qui n’était pas encore nubile. Un choix si peu attendu souleva
toute la ville de Constantinople. Le sénat porta ses plaintes à l’empereur; le
peuple insulta Patrice dans le Cirque; le clergé et les moines, suivis d’une
foule d’habitants, ayant le patriarche à leur tête, vinrent au palais,
suppliant à grands cris l’empereur de se désigner un successeur orthodoxe, et
de ne pas exposer les catholiques aux traitements cruels qu’ils avoient
éprouvés sous les malheureux règnes de Constance et de Valens. Léon les apaisa
en leur déclarant qu’il n’avait choisi Patrice que parce que celui-ci renonçait
à ses erreurs, et que le nouveau César donnerait bientôt des preuves de la pureté
de sa foi à la face de tout l’empire. On le crut sur sa parole, et les cris
séditieux se changèrent en acclamations. Dès le commencement de cette émeute, Aspar et ses fils s’étaient retirés à Chalcédoine, dans
l’église de Sainte-Euphémie. Le patriarche fut envoyé pour leur assurer qu’ils
n’avoient plus rien à craindre; mais ils refusèrent de sortir de cet asile, si
l’empereur ne venait en personne pour les ramener en sûreté dans
Constantinople. Léon voulût bien déférer à leurs désirs; il les traita magnifiquement
dans son palais, et la concorde semblait être rétablie.
Mais le fier Aspar, prenant pour un outrage d’avoir
eu besoin de grâce de la part de celui qu’il méprisait comme sa créature, ne
fut pas longtemps à renouer le fil de ses pernicieuses intrigues. Léon fut
averti qu’Ardabure travaillait a soulever les Isaures, que l’empereur se flattait d’avoir attachés à ses
intérêts. Zénon lui manda en même temps que Martin, officier d’Ardabure, était venu lui découvrir que la résolution était
prise de faire périr l’empereur. Sur cet avis, Léon envoya ordre à Zénon de se
rendre au plus tôt à Chalcédoine, pour être prêt a seconder son beau-père, au
cas qu’il eût besoin de secours. Dès qu’il sut que Zénon y était arrivé, il
manda au palais Aspar et ses fils. Ceux-ci s’y étant
rendus sans défiance, Aspar et Ardabure furent massacrés par les eunuques. Patrice, percé de plusieurs coups,
s’échappa, et ne reparut que sous le règne d’Anastase. Dans la suite, Zénon,
qui ne put découvrir sa retraite, voulant lui ôter toute espérance d’épouser Léontie, la donna en mariage à Marcien, fils d’Anthémius, empereur d’Occident. Patrice, dans sa retraite,
épousa une autre femme, dont il eut Vitalien, qui se
rendit célèbre dans la suite. Ermenaric, troisième
fils d’Aspar, le seul qui ne s’était pas trouvé au
palais avec son père, s’enfuit en Isaurie. Zénon, dont il était aimé, ne le
croyant pas complice des crimes de son père, favorisa son évasion, et lui fit
dans la suite épouser la fille d’un de ses bâtards. Après la mort de Léon, Ermenaric revint à Constantinople, et y passa ses jours
avec honneur. Telle fut l’issue des funestes intrigues de l’orgueilleux Aspar, qui, en se donnant un maître, avait prétendu retenir
le droit de lui commander. Quelque coupable qu’il fût, le surnom de Macela, que sa mort à fait donner à Léon, et que les
auteurs de ce temps-là expliquent par le mot de meurtrier, montre que la
postérité, ce juge incorruptible des souverains, n’approuve pas toujours ce
qu’on appelle raison d’état; et qu’elle ne pardonne point à un prince qui, par
sa faiblesse, s’est laissé réduire à la nécessité de substituer les assassinats
aux formes régulières de la justice. Les biens d’Aspar firent confisqués, et l’empereur fit publier des édits qui ôtaient aux ariens
toutes les églises, avec défense de tenir aucune assemblée.
Le massacre d’Aspar excita de
grands mouvements dans Constantinople. Chef de la milice, il avait à ses ordres.
un grand nombre de troupes, la plupart de la nation des Goths, dont les
officiers lui étaient dévoués. Ostrys, capitaine goth,
qui portait le titre de comte, vint à la tête de ses soldats pour forcer le
palais: les gardes du prince résistèrent avec courage, et il y eut de part et
d’autre beaucoup de sang répandu. Enfin Ostrys fut
contraint de se retirer, emmenant avec lui une concubine d’Aspar,
célèbre pour sa beauté. Quoique Aspar eût été odieux,
le peuple ne put s’empêcher de donner des éloges à la fidélité et à la valeur d’Ostrys : on criait par toute la ville qu'Aspar, qui avait trouvé tant d'amis pendant sa vie rien avait
eu qu’un après sa mort. Cependant Ostrys ne fut pas
le seul. Théodoric le Louche, frère ou neveu de la femme d’Aspar, accourut à la nouvelle du massacre; et, s’étant
joint à Ostrys, il vint avec lui jusqu’aux portes de
Constantinople. La ville était en grand danger, si Basilisque et Zénon ne fussent venus au secours avec ce qu’ils purent rassembler de
soldats. Leur arrivée dissipa les barbares, et rétablit la tranquillité dans la
ville. Ostrys et Théodoric demeurèrent en armes, et
ravagèrent la Thrace jusqu’à l’accord que Léon fit avec eux, et qui ne fut
conclu que deux ans après.
Léon avait à craindre que les rois ostrogoths établis en
Pannonie ne se joignissent à ces nouveaux ennemis, qui sortaient de la même
origine. Il voulut s’assurer des leur amitié. Théodémir faisait alors la guerre en Germanie; il n’avait pas oublié l’ingratitude de Hunimond, roi des Suèves, qui, lui étant redevable de la
vie, était venu ravager son pays. Le roi des Ostrogoths laissa passer quatre
années sans faire aucun mouvement. Enfin , lorsque les Suèves ne s’attendaient
à rien moins qu’à une irruption soudaine, il se mit en marche au milieu de
l’hiver, suivi d’une nombreuse infanterie; et, ayant passé le Danube, dont les
eaux étaient glacées, il fondit sur eux, désola leur pays, et poussa ses
ravages dans la contrée qu’habitaient les Allemands, leurs voisins et leurs
alliés. A son retour en Pannonie, il reçut avec les plus vifs transports de
joie son fils Théodoric, que Léon lui renvoyait avec de riches pressens. Ce
jeune prince, âgé pour lors de dix-huit ans, en avait passé dix à la cour de
Constantinople. Plein de reconnaissance du traitement honorable qu’il y avait
reçu, il brûlait d’envie de se signaler en servant l’empire. Il apprit qu'un
chef de Sarmates nommé Babaï, ayant traversé le
Danube, avait battu Camond, commandant des troupes
romaines, et s’était emparé de Singidon, dans la
Haute-Mœsie. Il rassembla aussitôt six mille
volontaires, qu’il trouva entre ses amis et ses clients, partit avec eux à
l’insu de son père, alla chercher Babaï, le défit et
le tua, reprit Singidon, et revint, couvert de
gloire, annoncer à Théodémir son départ, sa victoire
et sa conquête. Singidon ne fut pas rendue aux
Romains; Théodémire la joignit à ses états, dont elle
était frontière, et l’empereur aima mieux perdre cette place que l’amitié de ce
prince guerrier.
L’année suivante (472) un phénomène extraordinaire effraya
Constantinople. Le onzième de novembre, tandis qu’on célébrait les jeux du
Cirque, à l’heure de midi, l’air s’obscurcit tout à coup, et d’épaisses
ténèbres se. répandirent sur toute la ville. On crut voir une pluie de feu qui tombait
du ciel avec abondance : mais ce n’était que des cendres sorties du mont
Vésuve, et poussées par le vent jusqu’à cette distance. Les toits en demeurèrent
couverts à la hauteur de quatre doigts. Quoique que la cause en eût été
reconnue, le peuple aima mieux continuer de croire que c’était un véritable feu,
que la miséricorde divine avait changé en cendres : et, en mémoire de cet
événement, on institua des processions et des actions de grâces, qui se célébraient
tous les ans au mois de novembre. Plusieurs villes furent renversées en Asie
par des tremblements de terre. Acace, évêque de
Constantinople, voyant la décadence de l’empire en Occident, crut l’occasion
favorable pour obtenir ce qu’Anatolius avait en vain
entrepris: que le siège de Constantinople fût élevé au-dessus de ceux
d’Alexandrie et d’Antioche. Il employa les sollicitations de l’empereur Léon.
Mais le pape Simplicius s’y opposa avec tant de vigueur, que cette tentative
demeura encore sans effet.
Après la mort d’Aspar et de son
fils, Léon en avait mandé la nouvelle à Anthémius.
Ricimer, qui se sentait aussi odieux à son maître qu’Aspar l’avait été à Léon conçut de la défiance; il craignit que cet exemple ne lui devînt
funeste; et, pour sa propre sûreté, il résolut de prévenir Anthémius.
Etant donc parti de Milan à la tête d’une armée, il marcha vers Rome, et campa près
du pont Milvius. La ville était divisée en deux factions ; les uns,
fidèles à l’empereur, étaient résolus de soutenir un siège; les autres, gagnés par Ricimer, voulaient qu’on lui ouvrît les portes de la ville. A
la première nouvelle de cette révolte, Léon avait
envoyé Olybre pour rétablir la paix entre l’empereur et le rebelles. Quelques auteurs prétendent que Léon le fit partir avec le titre d’empereur pour régner en la place d’Anthémius, qu’il croyait
perdu sans ressource. Mais aurait-il si lâchement abandonné celui qu’il avait lui-même élevé à l’empire, et au fils
duquel il avait donne sa fille en mariage? Il est plus vraisemblable qu’il
choisit Olybre pour négocier la paix, et qu’il le
préféra à tout autre, parce qu’il était bien aise de l’éloigner à cause de ses
liaisons avec Genséric. Olybre se rendit à Rome en diligence,
et, au lieu de travailler à faire cesser la guerre civile, il accepta la
couronne que lui déféra la faction de Ricimer. Selon la chronique d’Alexandrie, Olybre fut forcé malgré lui de prendre le titre
d’empereur : mais les pressantes sollicitations que Genséric renouvelait en sa
faveur toutes les fois que le trône était vacant ne permettent pas de douter de
son ambition. Anthémius, trahi par celui-même qui devait être son libérateur, se réfugia dans
l’asile de Saint-Pierre; et ses sujets fidèles, n’osant plus sortir de leurs
maisons, y mouraient de faim et de maladie. Le rebelle entrait dans Rome
lorsqu’un seigneur goth établi en Gaule, nommé Bilimer,
zélé pour le service de l’empereur, y arriva avec un corps d’armée. Il y eut un
sanglant combat au pont d’Adrien. Bilimer y perdit la
vie, et ses troupes furent taillées en pièces. Ricimer, victorieux, s’empara de
la ville le onzième de juillet; il la livra au pillage, à l’exception des deux
quartiers où il cantonna ses troupes, et où ses partisans se retirèrent. C’était
depuis soixante-deux ans la troisième fois que cette ville infortunée devenait
la proie d’un vainqueur barbare. Anthémius fut
massacré; il avait régné cinq ans et trois mois. Olybre demeura maître de l’empire, autant qu’il pouvait l’être sous le glaive de
Ricimer. Il fut bientôt délivré de ce tyran, qui mourut de maladie, et expira,
dans les plus cruelles douleurs, le dix-huitième d’août suivant. Perfide,
inhumain, abusant d’un pouvoir qu’il ne devait qu’à la faiblesse de ses
maîtres, quatre fois il donna , il arracha quatre fois la couronne impériale.
Mais quoique tant de forfaits aient noirci sa mémoire, on ne peut s’empêcher
d’avouer qu’il fut grand capitaine, et seul digne de ce nom en Occident. Il s’était
emparé, malgré les papes, de l’église de Sainte-Agathe, où les ariens de Rome
tinrent leurs assemblées. Olybre, par un sentiment de
reconnaissance que son bienfaiteur, s’il eût vécu plus longtemps, aurait sans
doute bientôt effacé, conféra la dignité de patrice à Gondebaud, neveu de
Ricimer. C’est la seule action de son règne dont la mémoire se soit conservée.
Il mourut de sa mort naturelle le vingt-troisième d’octobre de cette année,
trois mois et douze jours après Anthémius, laissant
de sa femme Placidie une fille nommée Julienne. Placidie passa ses jours en Orient, et Hunéric,
successeur de Genséric, remercia, par une ambassade, l’empereur Zénon du
traitement honorable qu’il faisait à sa belle-sœur. Ce fut par celte
considération que ce roi des Vandales permit à l’église de Carthage d’élire un
évêque. Zénon voulut d’abord donner Julienne pour femme à Théodoric, fils de Théodémir, à condition qu’il ferait la guerre à l’autre
Théodoric, surnommé le Louche. Mais cette entreprise n’ayant pas eu de
succès, elle épousa le général Aréobinde, célèbre du
temps d’Anastase. Elle se signala par la fermeté avec laquelle elle résista à
ce prince, qui voulait la contraindre à condamner le concile de Chalcédoine.
Olybre étant mort, l’empire d'Occident, resserré dans des bornes étroites, et ne
renfermant plus que l’Italie, la Dalmatie et une petite partie de la Gaule,
demeura sans maîtres pendant quatre mois et demi. L’inutilité des derniers
princes depuis Majorien avait accoutumé les peuples a l anarchie ; a peine s’était-on
aperçu, sous les trois règnes précédents, qu’il y eût un souverain. Tant de
chutes précipitées n’effrayèrent point Glycérius. Il était
officier de la garde impériale. Le patrice Gondebaud, (lui aurait bien voulu
succéder à la puissance de son oncle Ricimer, lui persuada de prendre la
pourpre, et lui ménagea le suffrage des soldats. Il fut proclamé Auguste à
Ravenne, le 5 de mars 473, sans avoir demandé le consentement de Léon. On ne
sait rien de la naissance de Glycérius, ni de ses
aventures jusqu’à son avènement à l’empire; et tout ce qu’on sait de son règne,
c’est qu’il avait quelque probité; qu’il honorait beaucoup le saint évêque
Epiphane; qu’à la prière de ce prélat il pardonna aux habitants de Pavie une
insulte qu’ils avaient faite à sa mère, et qu’à force d’argent il détourna de
l’Italie une armée d’Ostrogoths qui venaient en faire la conquête. Voici ce que
l'histoire nous fournit sur cette expédition.
Ricimer avait contenu les Ostrogoths, qui redoutaient sa
valeur. Après sa mort, ils se trouvèrent trop resserrés dans les bornes de la
Pannonie. Comme leurs fréquentes incursions avoient désolé tout le pays au-delà
du Danube, accoutumés au pillage, ils demandèrent à leurs princes de les
conduire sur les terres de l'empire, et de leur procurer un établissement plus
commode. Leurs rois convinrent entre eux que Théodémir,
qui avait de plus grandes forces, entreprendrait la conquête la plus difficile,
et qu’il attaqueront l’empire d’Orient en Illyrie tandis que Vidémir se jetterait en Italie, où il devait trouver moins
de résistance. Vidémir, à la tête de tout son peuple,
prit sa route par le pays des Ruges, qui habitaient
alors ce qu’on appelle aujourd’hui la basse Autriche. En vain Flaccitée, roi des Ruges, voulut
lui disputer le passage; Vidémir traversa et pilla le
Norique; mais il mourut en entrant en Italie. Son fils, qui portait le même nom
que lui, se laissa gagner parles pressens que lui envoya Glycérius,
et passa en Gaule, où il se joignit aux Visigoths, avec lesquels cette branche
des Ostrogoths demeura confondue. Le jeune Vidémir se
contenta de partager la gloire et la fortune d’Euric, qu’il aida dans les
conquêtes que ce prince fit en Gaule et en Espagne.
Théodémir fut
plus heureux. Après avoir passé la Save sans opposition de la part d’une
peuplade de Sarmates établis sur les bords de cette rivière, il alla s’emparer
de Naisse, et prit Ulpiane par composition. Il força
plusieurs passages, qui jusqu’alors étaient regardés comme impraticables.
Ayant, pénétré en Thessalie, il prit et pilla Héraclée et Larisse.
La valeur héroïque de son fils Théodoric ne contribuait pas moins à ses succès
que son propre courage. Etant revenu à Naisse, il y laissa garnison, et marcha
vers Thessalonique, capitale de toute l’Illyrie. Léon y avait envoyé le patrice Clarien pour la défendre. Dès le commencement du
siège, Clarien, jugeant qu’il ne pouvait tenir longtemps
contre de si puissants efforts, prit le parti de traiter avec Théodémir, qui se fit payer une grande somme d’argent pour
consentir à se retirer. Cet accommodement particulier entraîna la paix
générale. L’empereur, étant entré en négociation, céda aux Goths les territoires
de Pautalie, d’Europus, de Bérée,
de Médiane et de plusieurs autres villes dans cette partie de l’Illyrie. C’était
établir sur la frontière de la Thrace des voisins dangereux; mais, dans l’état
où se trouvait l’empire, on croyait gagner tout ce qu’on n’était pas forcé
d’abandonner.
Cette paix était d’ailleurs nécessaire pour empêcher Théodémir de donner la main aux autres Ostrogoths, qui,
depuis deux ans, désolaient la Thrace. Ostrys et
Théodoric le Louche continuaient de venger la mort d’Aspar.
Léon leur envoya Logius le silentiaire pour entendre
leurs propositions. Ils demandaient que Théodoric fut mis en possession de l’héritage
d’Aspar; qu’on lui accordât un établissement dans la
Thrace; qu’on lui conférât la charge de général de l’infanterie et de la cavalerie
qu’Aspar avait possédée. Léon rejetait les deux
premières demandes; il accordait seulement la troisième, qu’il semble cependant
qu’il aurait dû principalement refuser. L’héritage d’Aspar et quelque coin de la Thrace étaient-ils donc d’un plus grand prix qu’une
charge qui mettait entre les mains de Théodoric toutes les forces de l’empire?
Quel gouvernement que celui où l’argent est plus estimé que l’honneur et la
sûreté! Théodoric, irrité du refus, envoya une partie de ses troupes assiéger
la ville de Philippes, et alla lui-même avec le reste attaquer Arcadiopolis. Il la prit par famine, les habitants, qui attendaient
inutilement du secours, s’étant laissé réduire à une telle extrémité, qu’ils
mangèrent les chevaux, et même les cadavres humains. Les troupes qui assiégeaient
Philippes se contentèrent de brûler les faubourgs, et ne firent point d’autre
dommage. Les Goths, après avoir tout ravagé, ne trouvant point eux-mêmes de
quoi subsister, entrèrent en négociation. La paix fut faite à condition que
l’empereur leur paierait tous les ans deux mille livres d’or; que Théodoric posséderait
en propriété un canton de la Thrace; qu’il serait revêtu de la charge de maître
de l’une et de l’autre milice; qu’il aurait le titre de roi des Goths; que l’empereur
ne donnerait retraite à aucun déserteur; et que les Goths serviraient l’empire
dans toutes les guerres, excepté contre les Vandales. Cette exception achève de
faire connaître que Genséric étendait ses intelligences chez tous les ennemis
de l’empire, et qu’il entretenait ces mouvements.
Léon se rendait méprisable aux barbares. Par le traité conclu
avec les Perses sous le règne de Théodose le jeune, on convenu que ni les
Romains, ni les Perses ne prendraient sous leur protection les Sarrasins qui se
détacheraient de leur souverain naturel. Le Sarrasin Amorcèse,
soit par mécontentement, soit par inconstance, quitta la Perse, et se retira en
Arabie. Il se mit à ravager les pays voisins, épargnant les sujets de l’empire,
mais traitant en ennemis les Sarrasins tributaires de la Perse. Ayant peu à peu
étendu ses conquêtes, il s’empara de l’île de Jotabé,
qui appartenait aux Romains, dans le golfe Arabique; cette île est éloignée
d’environ quarante-cinq lieues de la pointe du golfe, où était située la ville
d’Aïla. Amorcèse chassa les
officiers commis pour le recouvrement des impôts, se les fit payer à lui-même,
et se rendit maître des bourgs et des villages établis sur la côte du golfe.
Malgré cet acte d’hostilité, il rechercha l’alliance de Léon, et voulut obtenir
de lui le commandement de tous les Sarrasins de l’Arabie pétrée, qui reconnaissaient
l’autorité de l’empire. Dans ce dessein, il députa d’abord Pierre, évêque du
pays; ensuite, sur l’invitation de l’empereur, il se rendit lui-même à
Constantinople. Léon, oubliant le traité fait avec les Perses, le reçut avec
distinction, le fit manger à sa table, et sous prétexte qu’il méritait des
honneurs singuliers pour avoir embrassé la religion chrétienne, il le fit
asseoir dans le sénat au-dessus de tous les patrices. Il lui céda l’île de Jotabé, et beaucoup plus encore qu’il ne demandait, et ne
le congédia qu’après lui avoir donné son portrait enrichi de diamants de grand
prix. Il obligea même chacun des sénateurs à lui faire un présent. Tant
d’honneurs rendus à un chef de brigands avilissaient l’empereur, et inspiraient
au Sarrasin même plus de fierté et de présomption que de reconnaissance. On blâmait
encore Léon d’avoir fait connaître à ce barbare le mauvais état de l’empire en
lui permettant de traverser tant de villes , où il n’avait trouvé que du luxe
et du désordre, et point de soldats. On jugeait que, si l’empereur voulait lui
accorder l’honneur de commandant, il devait lui en envoyer le brevet en Arabie,
plutôt que de lui laisser voir de si près la majesté romaine presque
entièrement éclipsée.
Zénon était chéri de son beau-père, ce qu’il devait moins
sans doute à ses qualités personnelles qu’à l’adresse de sa femme Ariadne. Cette princesse voulait régner, et elle avait
disposé son père à désigner Zénon pour son successeur. Ce dessein révolta le
peuple de Constantinople. Le nom des Isaures était
odieux, et la difformité de Zénon augmentait encore l’aversion publique. Ce
sentiment de haine fut porté à un tel excès, que le peuple se souleva dans les
jeux du Cirque, et massacra un grand nombre d’Isaures.
Léon, n’espérant pas ramener les esprits, nomma Auguste, son petit-fils, qui
portait aussi le nom de Léon. C’était un enfant qui, sur la fin de 463,
ne pouvait avoir que quatre ans, Ariadne, sa mère,
n’ayant épousé Zénon que vers la fin de 468. Ce choix fut agréable au peuple,
qui, dans ce jeune prince, considérait son aïeul plutôt que son père.
Le nouvel Auguste fut seul consul l’année suivante, et se
vit bientôt seul empereur. Dès le mois de janvier, son aïeul mourut d’une
dysenterie. La maladie fut longue, et consuma tellement ce prince, qu’il ne lui
resta plus que la peau sur les os. Il avait vécu soixante-treize ans, et en avait
régné dix-sept moins quelques jours. Il fut enterré dans le mausolée de
Constantin. Les Grecs lui ont donné le surnom de grand, quoique dans ses
actions on ne voie rien qui mérite un titre si honorable. Les objets crissaient
sans doute aux yeux de la nation , à mesure qu’elle perdait de sa propre grandeur.
Léon ne se rendit mémorable que par la fondation de quelques églises.
Vérine, veuve de Léon, acquit, par la mort de son mari,
plus de pouvoir qu’elle n'en avait eu pendant qu’il vivait. Cette femme
ambitieuse, dont les vices s’étaient jusqu’alors couverts du voile d’une fausse
piété, s’étant jointe à sa fille Ariadne, travailla
de concert avec elle à gagner les esprits en faveur de Zénon. Elles réussirent
auprès du sénat et de l’armée. C’était déjà Zénon qui gouvernait sous le nom du
jeune empereur; mais elles craignaient que, dans le cours d’une longue régence,
le prince ne leur échappât, et que Zénon, étant sans titre, ne fut écarté par quelque
étranger plus capable que lui de soutenir le poids des affaires. Elles se flattaient
de gouverner Zénon, qui ne s’occupait que de ses plaisirs, et qui devait toute
sa fortune à sa belle-mère et à sa femme. Elles résolurent donc de s’associer à
la souveraineté; et Ariadne ayant fait la leçon à son
fils, le neuvième de février elle le conduisit à l’Hippodrome, et le plaça sur
un trône comme pour le montrer au peuple. Zénon s’étant approché pour lui
rendre son hommage, le prince lui mit le diadème sur la tête, et le déclara son
collègue en le nommant Auguste. Léon ne vécut pas longtemps après. Au mois de
novembre suivant il mourut de maladie, et l’on soupçonna son père de l’avoir
empoisonné. Plusieurs auteurs ont écrit que Zénon, voulant poignarder son fils, Ariadne, qui conservait encore un reste de compassion
maternelle, substitua une autre victime; et qu’ayant tenu caché le jeune
enfant, elle l’engagea ensuite dans la cléricature, où il vécut jusqu’au règne
de Justinien. Mais ce récit a tout l’air d’une fable.
Les soupçons ne furent point étouffés par la conduite que
tint le nouvel empereur. Esclave des passions les plus infâmes, il semblait ne
faire consister le privilège de souverain que dans la liberté de les satisfaire
impunément à la face de toute la terre. Lâche et fanfaron, il paraissait
toujours prêt à marcher en personne contre les barbares; et lorsque ses armées
n’attendaient plus que sa présence, il se replongeait dans ses débauches.
Ignorant et sans expérience, il gouvernait au gré de ses caprices; colère,
défiant, jaloux, n’oubliant jamais les injures qu’il croyait avoir reçues. Ce
fut de la disgrâce et de la mort qu’il paya les plus importants services. Son
avarice fut différente de celle de Léon. Celui-ci avait accumulé des trésors
qui auraient pu servir à relever l’empire : Zénon pillait pour répandre ; aussi
prodigue que ravisseur, il eut bientôt dissipé les sommes immenses que Léon lui
avait laissées ; et, pour continuer ses profusions, il accabla ses sujets
d’impôts. L’Egypte payait avant lui cinquante livres d’or : il fit tout d’un
coup monter cette contribution à cinq cents livres. Tout méchant qu’il était,
il vouloir être loué, et il affectait des vertus qu’il n’avait pas. Dans ce
dessein, il répandait des aumônes, qui ne lui côtoient que des crimes et
d’injustes confiscations. Par une vanité encore inconnue dans ce temps-là, il
se faisait peindre les sourcils, les cheveux et la barbe, s’imaginant corriger
ainsi sa laideur naturelle. Faisant un bizarre mélange de dévotion apparente et
d’impiété réelle, il consultait le saint solitaire Daniel, et bien plus souvent
des magiciens, qui abusaient de sa stupide crédulité. Il réunissait tous les
vices de la bassesse qu’il tenait de son éducation grossière avec ceux de la
puissance qu’il avait acquise sans la mériter.
Il avait eu d’Arcadie, sa première femme, un fils qu’il
nomma Zénon, et qu’il destinait à lui succéder. Il lui conféra de bonne heure
plusieurs dignités, et lui donna des maîtres pour le former aux exercices. Mais
la jeunesse de la cour s’empara de l’esprit de ce jeune prince, et le plongea
dans un abîme de débauches. Bientôt, dégoûté de toute occupation honnête,
enivré du poison de la flatterie, ne voyant que le diadème qui lui était
destiné, enflé d’un orgueil et d’une arrogance qui se montrait sur son visage
et dans sa démarche, il traitait les autres hommes comme ses esclaves. La Providence
divine voulut bien épargner à l’empire les maux dont ce monstre naissant semblait
le menacer. Une cruelle dysenterie l’emporta dans sa première jeunesse. Zénon
avait deux frères, plus capables d’exciter sa méchanceté naturelle que de la
retenir. L’un, nommé Conon, n’usait de son pouvoir que pour répandre le sang;
c’était un barbare affamé de meurtre et de carnage. Il paraît qu’il mourut
avant Zénon. L’autre, nommé Longin, lui survécut pour le malheur de l’empire.
Tous les deux abusaient de l’autorité de l’empereur pour ravager les provinces,
envahissant les riches possessions, et vendant l’impunité aux plus grands
criminels. Mais Longin était plus odieux par ses débordements. Toujours ivre,
il passait sa vie avec des libertins et des courtiers de débauches, qui, en
même temps qu’ils lui faisaient leur cour, trompaient son incontinence. Après
lui avoir promis de lui livrer des femmes distinguées par leur naissance et par
les dignités de leurs maris, ils lui amenaient dans de superbes équipages des
prostituées richement vêtues, qui se paraient des noms les plus illustres.
Toutes les fois qu’il sortait en public, il affectait de jeter au peuple des
bracelets et d’autres bijoux. Il faisait enlever les femmes et les filles même
des magistrats, lorsqu’elles avoient le malheur de plaire à ses yeux. Il ne respectait
pas davantage les lois de la religion. Etant à Pèges,
ville de la Mégaride, près de l’isthme de Corinthe, il apprit qu’il y avait
dans le voisinage un monastère de filles fort pauvres, mais dont plusieurs étaient
très-belles. Il s’y introduisit sous prétexte de leur distribuer des vivres et
des habits, et n’en sortit qu’après avoir profané par ses violences cette
retraite sacrée.
Dans une cour si corrompue il n’y avait que deux hommes
de bien: c’était Erythre, préfet du prétoire, et le
patrice Pélage. Nous aurons occasion dans la suite de faire connaître celui-ci.
Mais nous ne pouvons différer de parler d’Erythre,
parce qu’il se retira des affaires dès le commencement du règne de Zénon. Il exerçait
avec honneur les fonctions de la préfecture lorsque Zénon parvint à l’empire.
Dès qu’il vit le trésor épuisé parle luxe et par les débauches du prince, comme
il était trop humain pour lui chercher des ressources dans l’oppression des
sujets, déjà surchargés d’impôts, il demanda sa retraite, et l’obtint aisément.
Tout l’empire, excepté Zénon et sa cour, fut sensiblement affligé de perdre
l’unique magistrat qui s’occupait du bien public. L’indignité de Sébastien, son
successeur, augmenta encore les regrets. Celui-ci trafiquait de tous les
emplois. Lorsque l’empereur conférait une charge, le préfet la rachetait pour
la revendre plus cher à un autre; et le prince partageait avec lui le profit de
cet infâme commerce. Sébastien ne trouvait rien d’injuste ni de difficile pour
s’enrichir lui-même en fournissant à l’insatiable avidité de Zénon.
Léon n’avait reconnu pour empereurs ni Olybre, ni son successeur Glycérius.
Se croyant en droit de donner un maître à l’Occident, quelques mois avant sa
mort, il avait envoyé en Italie Julius Népos, après
lui avoir fait épouser une nièce de sa femme Vérine. Népos,
fils de Népotien, qui avait commandé en Dalmatie, était, par sa mère, neveu de
Marcellin, que nous avons vu maître d’un canton de cette province. Léon fit partir
avec lui un de ses officiers nommé Domitien, qui avait ordre de le proclamer
empereur lorsqu’il serait arrive en Italie. Népos,
s’étant embarqué avec des troupes, entra dans le port de Ravenne, d’où Glycérius, averti de son approche, était sorti pour se
sauver du côté de Rome. Le nouvel Auguste le poursuivit, et l’ayant assiégé
dans Porto, à l’embouchure du Tibre, il le força de se rendre et de renoncer à
l’empire. On lui coupa les cheveux, et il fut sur-le-champ ordonné évêque de
Salone en Dalmatie. Il avait régné environ quatorze mois. Népos reçut de nouveau à Rome le titre d’empereur, le 24 de juin, lorsque Zénon régnait
déjà en Orient, conjointement avec le jeune Léon. Sidoine fait un grand éloge
de Népos; il le représente comme un prince zélé pour
la justice, qui, pour l’avancement de ses officiers, ne considérait que la
capacité et la vertu, sans avoir aucun égard à la fortune. Gondebaud, qui avait
gouverné l’Italie pendant près de deux ans sous les règnes d’Olybre et de Glycérius, s’enfuit
en Bourgogne, et tâcha de soulever ses frères contre le nouvel empereur. Mais Népos avait déjà pris soin de prévenir ces princes par des pressens
et par la concession de quelques villes.
Euric ne fut pas si aisé à contenir. Plein de mépris pour
ces empereurs éphémères, jugeant bien que Népos,
assis sur un trône si chancelant, n’y serait pas plus, et assuré que ses
prédécesseurs, il crut l’occasion favorable pour achever de se rendre maître de
la Gaule méridionale jusqu’au Rhône. Il ne lui restait plus à conquérir. que
l’Auvergne. Les Auvergnats s’étaient autrefois flattés du nom de frères des
Romains : ils prétendaient tirer comme eux leur origine de la ville de Troie.
Ces traditions, quoique fabuleuses, les attachaient à l’empire, et les
vexations de leurs derniers gouverneurs n’avaient pu étouffer en eux cette
ancienne affection. Euric étant venu assiéger la capitale du pays, nommée
aujourd’hui Clermont, dont Sidoine était alors évêque, les habitants
souffrirent avec patience la faim, le fer, le feu, la peste et tous les maux
d’un siège opiniâtre. Après avoir repoussé les assauts des Visigoths, ils sortaient
eux-mêmes de leur ville, et allaient les attaquer dans leurs retranchemens, brûlant, renversant, détruisant toutes les
machines et tous les ouvrages. Leurs faubourgs étant réduits en cendres, et
leurs murs en partie abattus, ils fermaient les brèches avec des palissades, et
ne rabattaient rien de leur constance et de leur hardiesse. Les Bourguignons,
qui étaient venus à leur secours, enfermés avec eux dans la ville, leur étaient
à charge plus qu’ils ne les défendaient, s’emparant des subsistances; en sorte
que les habitants, mourant de faim, arrachaient les herbes qui croissaient au
pied de leurs murailles; et cette nourriture misérable, souvent pernicieuse, faisait
périr les uns, tandis qu’elle soutenait à peine la vie languissante des autres.
Mais leur principale défense consistait dans la valeur et dans l’activité d’Ecdice : il était né dans leur ville, et avait épousé une
fille de l’empereur Avitus. C’était un excellent guerrier, et, selon la
remarque d’un auteur contemporain, dans cette décadence de l’empire d'Occident,
ce n’étaient pas les gens de mérite qui manquaient à l’état, mais les places et
les emplois qui manquaient aux gens de mérite. Ecdice se trouva hors de Clermont lorsque Euric vint en former le siège. A cette
nouvelle, il accourut escorté seulement de dix-huit cavaliers, et donna tête
baissée sur l’armée ennemie, qui, étonnée de cette attaque imprévue, et le
croyant mieux accompagné, se retira sur une hauteur escarpée. Ecdice leur tua plusieurs soldats de leur arrière-garde,
et, sans avoir perdu un seul de ses gens, il entra comme en triomphe dans la
ville, au milieu des cris de joie des habitants, qui, du haut de leurs
murailles, avoient été spectateurs de cette action hardie. Il partagea la
bourgeoisie en divers corps, et forma une petite armée, à la tête de laquelle
il fit de fréquentes sorties, et toujours avec succès. Dans ces combats les
Goths étaient si maltraités, qu’afin de cacher leur perte, ils coupaient la
tête à leurs morts, qu’on distinguait aisément à leur longue chevelure. Enfin,
l’hiver approchant, Euric fut obligé de lever le siège, bien résolu de revenir
au printemps, et de ne pas quitter cette entreprise qu’il n’eût réduit Clermont
sous sa puissance.
La retraite des Visigoths laissa la ville en proie à deux
maux plus redoutables que l’ennemi. La division se mit entre les habitants, les
uns voulant soutenir un nouveau siège, et les autres abandonner la ville. En
même temps une affreuse famine désolait tout le pays que les Visigoths avoient
ravagé. Un prêtre de Lyon, nommé Constance, dont la vertu était connue et
respectée en Auvergne, vint rétablir la concorde. Par ses larmes, par ses
prières, par la force de sa persuasion il ramena dans la ville ceux qui s’étaient
déjà retirés, et anima tous les habitants à réparer les brèches de leurs murailles,
et à se mettre en état de défense. On trouva dans les richesses et dans la
générosité d’Ecdice une ressource contre la famine.
Aussi charitable que courageux, il envoya ses domestiques dans les territoires
voisins avec des chevaux et des chariots, pour lui amener ceux qui manquaient
du nécessaire. Toutes ses maisons, à la ville et à la campagne, devinrent des
hôpitaux où l'on distribuait des aliments à tous les pauvres tant que dura la
disette. Il s’y rassembla plus de quatre mille personnes nés des deux sexes.
L’abondance étant revenue, il leur fournit des voitures pour retourner chacun
dans leurs demeures. Saint Patient, évêque de Lyon, donna aussi, dans cette
famine, des marques d’une charité vraiment pastorale. Ce fut alors que Sidoine,
pour attirer la miséricorde divine sur l’Auvergne accablée de tant de maux,
établit dans son diocèse les processions des Rogâtions,
que saint Mainert, évêque de Vienne, avait
instituées, six ans auparavant, pour le sien, dans une calamité publique.
L’hiver se passa en négociations du côté des Romains, et
en préparatifs de guerre de la part des Visigoths. Népos,
ne se sentant pas assez fort pour soutenir la guerre contre Euric, lui envoya
le questeur Licinien pour traiter avec lui. Ce député était en même temps
chargé. de porter à Ecdice le brevet de patrice,
dignité qu’Anthémius lui avait promise autrefois.
Licinien avait toutes les qualités d’un habile négociateur; il était d'ailleurs
incapable de trahir les intérêts de son maître, ce qui était alors devenu très ordinaire.
Cependant il ne put réussir. En vain plusieurs évêques de la Gaule se
joignirent à lui pour le seconder, Euric ne voulut entendre à aucune
proposition, si on ne lui cédait l’Auvergne : il menaçait même de passer le
Rhône et de pousser ses conquêtes jusqu'au pied des Alpes. Les Auvergnats ne craignaient
rien tant que de tomber sous la puissance de ce prince cruel et sanguinaire :
ils offraient de soutenir encore tous les hasards et tous les maux d’un siège,
résolus de mourir sur les remparts de leur patrie; et si l’on se déterminait à
livrer l’Auvergne aux Visigoths, ils demandaient en grâce qu’on leur permît de
s’exiler eux-mêmes et d’aller s’établir dans quelque autre contrée de l’empire.
L’évêque Sidoine entretenait son peuple dans ces sentiments : il avait en
horreur l’arianisme, qui ne tarderait pas d’entrer dans son diocèse avec les
Visigoths. Euric était persécuteur; il avait mis à mort ou exilé les évêques
orthodoxes de ses états; il faisait fermer les églises: et la doctrine
catholique était presque abolie dans toute l’Aquitaine
Népos ,
touché du désespoir des peuples de l’Auvergne , se voyait cependant hors d’état
de les conserver. Il fallait, à quelque prix que ce fût, satisfaire Euric pour
sauver à l’empire ce qui lui restait encore entre le Rhône et les Alpes. Il fit
une dernière tentative; ce fut de députer au roi des Visigoths Epiphane de Pavie,
dont l’éloquence, soutenue de la grâce divine, avait autrefois désarmé
l’indomptable Ricimer. Le saint prélat trouva Euric pus inflexible. La paix ne
fut conclue qu’à condition que l’Auvergne resterait aux Visigoths. Ecdice se retira au-delà du Rhône; et, ne pouvant passer en
Italie, où Népos le rappelait à l’arrivée d’Odoacre,
il vécut chez les Bourguignons dans la retraite et la piété, faisant de grandes
aumônes. Euric enferma Sidoine dans le château de Liviane,
à quatre lieues de Carcassonne. Lui ayant ensuite rendu la liberté à la
sollicitation de Léon, son ministre, il le fit venir à sa cour, sous prétexte
de régler avec lui les affaires de l’Auvergne, et le retint longtemps comme en
exil à Bordeaux , où ce prince faisait alors son séjour. Il donna le gouvernement
de sa nouvelle conquête à Victorius, qui le garda six
ans. Celui-ci se comporta d’abord avec équité, et mérita de Sidoine les plus
grands éloges. Mais ensuite, s’étant livré à la débauche, il devint cruel, et
se rendit odieux à la province. Craignant même pour sa vie, et n’osant
retourner à la cour d’Euric, instruit de ses méchancetés, il s’enfuit à Rome ,
où ses débordements excitèrent tant d’horreur, qu’il fut tué par le peuple à
coups de pierres.
La paix conclue avec Euric ne rassurait pas entièrement
l’empereur. Il envoya ordre au patrice Oreste de rassembler des troupes, et de
les faire passer en Gaule. Oreste était Romain d’origine, né en Pannonie. Nous l’avons
vu secrétaire d’Attila, auquel il s’était attaché lorsque les Huns devinrent
les maîtres des bords de la Save. Son père Tatule était
au service de ce conquérant. Après la mort d’Attila, Oreste vint en Italie avec
de grandes richesses, qui, formant alors une recommandation puissante, et se
trouvant jointes à un esprit ambitieux et adroit, l’élevèrent jusqu’au rang de
patrice. Il avait épousé la fille du comte Romule,
qui fut, en 448, député par Valentinien au roi des Huns. Il était à Rome
lorsqu’il reçut les ordres de Népos, qui résidait à
Ravenne. Ayant levé des troupes, et se voyant chef d’une petite armée, il lui
vint en pensée qu’il valait mieux être maître que général de l’empire, et il
marcha vers Ravenne. Pour dépouiller de si faibles souverains, il suffisait de
l’entreprendre. Népos n’essaya pas de résister; dès
qu’il apprit la révolte et la marche d’Oreste , il s’embarqua le 28 d’août, et
s’enfuit à Salone, sans craindre Glycérius, qu’il en
avait fait évêque. C’était un spectacle singulier de voir réunis dans la même
enceinte deux princes, le détrôné et l’usurpateur réduits à la même fortune.
Oreste, étant entré dans Ravenne, au lieu de prendre lui-même le nom d’empereur,
le fit donner à son fils, nommé Romule, ainsi que son
aïeul maternel, et surnommé Auguste avant même que de parvenir à l’empire; en
sorte qu’étant empereur il portait deux fois ce nom, comme son nom propre et
comme son titre de souveraineté. Les Romains, par une sorte de mépris ,
l’appelèrent communément Augustule, à cause de sa grande jeunesse. Il fut
proclamé le 29 d’août 475, selon d’autres le dernier de septembre; quelques
auteurs diffèrent cet événement au dernier d’octobre. L’histoire ne dit de ce
prince que ce qu’Homère dit de Nirée, qu’il était
parfaitement beau, sans lui attribuer aucune autre qualité, ni même aucune
action. Oreste gouvernait son fils, et l’empire par les conseils d’un prêtre
italien nommé Pirmène, dont on loue la capacité, sans
en donner aucune preuve. Les rois bourguignons demeurèrent attachés à Népos, espérant qu’il se rétablirait. Mais, lorsqu’ils
virent que sa disgrâce était sans ressource, ils s’approprièrent tout le pays
jusqu’à la Durance. Les évêques d’Arles, d’Aix, de Marseille, et les autres de
la contrée entre la Durance et la mer, gouvernèrent les peuples au nom de Népos, tant qu’il vécut. Après sa mort, ils se soumirent à
Odoacre. Mais ce prince politique se tint renfermé dans les bornes de l’Italie,
et céda ce pays aux Visigoths, dont la domination s’étendit alors jusqu’aux
Alpes. Népos conserva une ombre d’autorité dans la
Dalmatie.
Oreste, voulant s’appuyer de la protection de l’empire
d’Orient, fit partir pour Constantinople deux députés nommés Latin et Maduse, dont le premier était patrice. Ils trouvèrent la
ville dans un grand trouble. Basilisque était devenu
maître des affaires par la fuite de Zénon, comme je vais le raconter, après
avoir rapporté quelques événements qui précédèrent cette révolution. Zénon,
livré à ses débauches, laissait les barbares insulter impunément les frontières
de l’empire. Les Sarrasins ravageaient la Mésopotamie; les Huns, ayant passé le
Danube, pillaient la Thrace. La Grèce était en alarme : Genséric, qui se l’assoit
plutôt du repos que de la guerre, avait repris les armes, et recommençait ses
pirateries. Afin d’arrêter ses ravages, Zénon lui députa un sénateur nommé
Sévère, qu’il décora de la dignité de patrice, pour donner plus d’éclat à cette
ambassade. Sévère était l’homme du monde le plus capable de réussir dans cette
négociation. Juste, désintéressé, plein d’honneur, il était digne du siècle des
Fabricius et des Curius. Ces belles qualités me
portent à croire que c’était le même qui en avait été consul en Occident
l’année 470, et, qu’ayant embrassé le christianisme, comme on peut le
conjecturer par l’intérêt qu’il prit à la religion dans le cours de son ambassade
, il avait eu quelque raison de passer au service de la cour d’Orient.
Genséric, malgré sa dureté naturelle, avait le jugement droit et l’âme élevée;
il connaissait le prix de la vertu. Dès qu’il apprit qu’on songeait à lui
envoyer une ambassade, il fit partir une flotte, et prit Nicopolis en Epire.
Sévère arrivé à Carthage, se plaignant de cet acte d’hostilité : J’étais en
droit d'agir en ennemi, lui répondit Genséric; maintenant que vous venez
faire des propositions de paix, je suis prêt à vous entendre. Le roi ne
tarda pas à concevoir une haute estime pour Sévère. Charmé de sa sagesse, il prenait
plaisir à l’entretenir; et il l’estima encore davantage lorsque le député lui
eût fait connaître sa grandeur d’âme. Comme Genséric voulait lui faire accepter
des pressens considérables, il les refusa en disant que l’unique présent digne
d’un ambassadeur tel que lui, c’était la permission de tirer d’esclavage les
sujets de l’empire : Eh bien, repartit Genséric, je vous donne
gratuitement tous ceux qui m’appartiennent, ainsi qu’à mes fils; pour les
autres qui sont tombés en partage à mes soldats, je n’en suis pas le maître;
mais je vous permets de les racheter. Sévère, ayant remercié le roi, fit
aussitôt vendre sa vaisselle et ses équipages; et, joignant à cette somme tout
ce qu’il avait d’argent, il retira des mains des Vandales autant qu’il put de
prisonniers romains. Le fier conquérant, subjugué par tant de générosité,
accorda tout à Sévère; il conclut avec l’empire un traité d’amitié perpétuelle;
et cette alliance fut fidèlement observée par lui et par ses successeurs
jusqu’au règne de Justinien. Malgré la haine mortelle que Genséric portait à la
doctrine catholique, Sévère obtint la liberté de religion pour Carthage;
l’Eglise, fermée depuis longtemps, fut ouverte; les ecclésiastiques bannis
eurent la permission de reprendre leurs fonctions; et ce que les forces de
l’empire n’avoient pu exécuter fut le fruit de la vertu d’un seul homme.
Théodémir, roi
des Ostrogoths, un des plus grands princes qui fussent alors, étant mort cette
année, eut un successeur encore plus grand que lui. Ce fut son fils Théodoric,
le héros de ce siècle. Il avait pour lors vingt- deux ans. Zénon s’empressa de
le féliciter sur son avènement à la couronne. Il l’attira à sa cour, et l’ayant
d’abord comblé d’honneurs pour le trahir ensuite, il éprouva tour à tour ce que
peut la valeur pour reconnaître les bienfaits et pour se venger de la perfidie.
L’incapacité de Zénon ne lui laissa point de ressource contre
les cabales qui se formèrent dans son propre palais. Vérine, sa belle-mère, qui
l’avait placé sur le trône, se croyait en droit de tout obtenir. Irritée d’un refus,
elle résolut de le perdre, et trama contre lui une conspiration secrète. Cette
femme dissolue aimait Patrice, maître des offices, et l’on soupçonna que son
but était de l’epouser et de le faire empereur. Mais,
s il est vrai qu’elle eût ce dessein,
elle se garda bien de le découvrir à son frère Basilisque et à son cousin Harmace, qu’elle n’eut pas de peine à
faire entrer dans le complot. Elle promi la couronne
à Basilisque, bien assurée sans doute qu’il tomberait
dès qu’elle cesserait de le soutenir. Harmace entretenait
avec Zénonide, femme de Basilisque,
le même commerce que Patrice avec Vérine. II se prêta donc avec ardeur à une
entreprise qui devait mettre sa maîtresse sur le trône. Il devait à la passion de
cette princesse tout ce qu’il avait de richesses et de considération à la cour.
C’était un jeune homme vain et frivole, idolâtre de sa beauté, uniquement
occupé de ses cheveux et de sa parure. Sous le règne de Léon, il a voit eu
quelque part avec Théodoric le Louche à une expédition contre des
Thraces révoltés; et, parce qu’après la défaite de ces misérables, il leur avait
fait couper les mains, il prenait la cruauté pour la valeur, et se croyait
grand homme de guerre. Affectant de paraître armé et habillé comme Achille est
représenté dans les monuments, il se promenait dans le Cirque sur un cheval qui
lui disputait de fierté; une multitude imbécile, toujours séduite par
l’appareil, le suivait, et lui donnait dans ses acclamations le nom de Pyrrhus,
fils d’Achille, quoique , selon la remarque d’un ancien auteur, de tous les
personnages de l’Iliade, Paris fut le seul auquel il pût ressembler. Vérine,
moins persuadée des talents militaires d’Harmace,
qu’il ne l’était lui-même, crut devoir s’assurer d’un meilleur capitaine. Elle
trouva moyen de gagner Illus, homme de conduite et de
courage. Il était Isaurien, ainsi que Zénon, dont il avait été l’ami lorsqu’ils
menaient tous deux une vie privée. Mais Illus, réglé
dans ses mœurs, instruit dans les sciences et dans les lettres, zélé pour la
justice, n’avait pu souffrir les vices de Zénon devenu empereur. On se ménagea
le secours de Théodoric le Louche, en cas qu’il y eût une guerre à soutenir.
Mais Vérine méprisait trop Zénon pour le juger capable
d’aucune résistance. Ainsi, comptant sur la lâcheté du prince, lorsqu’elle eut
dressé toutes ses batteries, elle courut elle-même l’avertir du danger qui le menaçait;
et, feignant d’en être alarmée, elle l’intimida de telle sorte, qu’il quitta
son palais pour se retirer à Chalcédoine. A peine y fut-il arrivé, qu’il apprit que Vérine et Basilisque étaient
à la tête des révoltés. Effrayé de cette nouvelle, il prit des chevaux de
poste, et, à la faveur de la nuit et d’une grande pluie qui tombait alors, il
s’enfuit en Isaurie, avec l’argent qu’il put emporter. Il y fut suivi de sa
mère et de quelques courtisans qui craignaient d’être immolés à la haine publique.
Sa femme se déroba secrètement ; et, ayant passé le Bosphore pendant une
tempête, elle le joignit en chemin. Ce n’est pas qu’elle fût assez vertueuse
pour être encore attachée à un mari de ce caractère; mais elle aimait mieux
périr en exil que de tomber entre les mains de sa mère et de voir sa couronne
sur la tête de Zénonide. Zénon, arrivé en Isaurie,
s’enferma d’abord dans une forteresse nommée Vare ou Ubare, où ne se croyant pas en sûreté, il se relira dans
celle de Tessède.
La fuite de Zénon laissait le champ libre aux conjurés,
sans effusion de sang. Mais le peuple, indigné contre ce prince, prit les
armes, et fit un horrible massacre des Isaures, qui
se trouvaient en grand nombre à Constantinople. Illus ne put retenir cette fureur, et se trouva lui-même heureux d’être épargné. Au
milieu de ce trouble, Basilisque étant venu
d’Héraclée, où il était pour lors, fut proclamé empereur dans une campagne près
de la ville. Vérine lui mit elle-même la couronne sur la tête. Il donna
aussitôt le nom d’Auguste à sa femme Zénonide, et à
Marc, son fils, celui de César. Peu après il conféra aussi à son fils le titre
d’Auguste. Il prit le consulat pour l’année suivante avec Harmace,
qu’il nomma général des armées de Thrace.
Tel était l’état de l’empire d’Orient lorsque celui d
Occident fut enfin entièrement abattu. L’Italie gémissait sous la tyrannie
d’Oreste, qui, la trouvant épuisée, l’accablait encore de nouveaux impôts. Les
peuples, mêlés de barbares, ne connaissaient plus de patrie. Sans attachement
pour des princes qui, semblables à des fantômes ne s’élevaient que pour disparaître,
l’habitude des révolutions les avait accoutumés à n’en craindre aucune. Ils n étaient
plus Romains, et peu leur importait de quels barbares ils seraient obligés de
prendre le nom. Dans ce découragement général, Odoacre vint renverser ce trône
qui tombait de lui-même. Cet Odoacre n’èst pas le guerrier
Saxon que nous avons vu dans la Gaule. L’origine et le pays de celui-ci sont
incertains. On lui donne pour père un Edécon ou Edic, qui n’est pas mieux connu. Il n’y a pas d’apparence
que ce fût cet Edécon, officier d’Attila, qui fut
envoyé en ambassade à Théodose le jeune. Les divers auteurs font Odoacre Goth,
Hérule, Squire, Turcilinge, parce qu’il fut chef
d’une armée mêlée de toutes ces nations. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il était
de très-basse naissance. On rapporte, qu’en passant par le Norique, comme il était
allé visiter saint Séverin, célèbre alors par ses miracles, et que sa haute
taille l’obligeait à se tenir courbé dans la cellule du solitaire, le saint lui
prédit que Dieu l’élèverait bientôt au-dessus des autres hommes, et lui ferait
quitter les méchants habits de peaux dont il était couvert, pour le revêtir de
gloire et de puissance. On ne convient pas non plus de la manière dont il
s’empara de l’Italie. Les uns disent que les Hérules, les Squires et les autres
barbares enrôlés dans les troupes de l’empire, se voyant en plus grand nombre
que les soldats romains, concertèrent ensemble, et portèrent l’insolence
jusqu’à demander à Oreste qu’il leur abandonnât le tiers des terres de l’Italie;
que, sur son refus, ils se mutinèrent, et qu’Odoacre qui n'était que soldat de
la garde impériale, leur ayant promis de les mettre en possession de ce qu’on
leur refusait, ils le choisirent pour leur chef. Selon d’autres écrivains,
Odoacre, à la tête d’une multitude de ces barbares, vint des extrémités de la
Pannonie; et, ayant traversé le Norique, il entra en Italie par la vallée de
Trente, semant partout la terreur.
Quoi qu’il en soit, Oreste, ayant rassemblé quelques troupes,
vint à sa rencontre en Ligurie. Mais, trop faible pour livrer bataille à
une si nombreuse armée, découragé d’ailleurs par la désertion d’une partie de
ses soldats, il se renferma en Pavie. Odoacre l’y suivit, emporta la ville de force, y fit un grand
carnage, mit le feu aux églises et aux maisons. Dans ce saccagement, la sœur de
l’évêque Epiphane ayant été mise aux fers, le prélat, s’exposant sans crainte
au milieu du pillage et du meurtre, alla trouver Odoacre : il s’en fit
respecter par son intrépidité, et obtint la délivrance de sa sœur et d’un grand
nombre d’autres prisonniers. Oreste fut pris, conduit à Plaisance, et eut la
tête tranchée le vingt-huitième du mois d’août, jour auquel l’année précédente
il avait obligé Népos à prendre la fuite. Le 4 septembre,
Odoacre entra dans Ravenne. Paul, frère d’Oreste, y fut tué. Augustule,
abandonné de tous, se dépouilla lui-même de la pourpre : le vainqueur, par
compassion pour son âge, lui laissa la vie, et l’envoya avec plusieurs de ses parents
dans le château de Lucullane, en Campanie, entre Naples et Pouzzol,
où il vécut avec assez de liberté. On lui assigna une pension de six mille sous
d’or, qui font près de quatre-vingt mille livres de notre monnaie. Le prêtre Pirmène, principal conseiller d’Oreste, craignant pour sa
vie, se retira dans le Norique, auprès de saint Séverin. Dès le vingt-
troisième d’août, aussitôt après la prise de Pavie, Odoacre avait reçu le titre
de roi : il s’en contenta, sans prendre jamais ni la pourpre ni le nom
d’empereur. Nous verrons même dans la suite qu’il semblait reconnaître l’autorité
des empereurs d’Orient. Ceux-ci, plus jaloux de leur titre qu’attentifs à
conserver leur empire, prétendirent depuis ce temps-là que la qualité
d’empereur leur appartenait exclusivement. Rome se soumit au nouveau maître; et
les barbares, s’étant répandus dans l’Italie, la subjuguèrent tout entière.
Quelques villes qui tentèrent de se défendre furent saccagées et ruinées.
Odoacre établit son séjour à Ravenne. Il distribua, selon sa promesse, à ses
soldats le tiers des terres de l’Italie. D’ailleurs il ne changea rien dans la
forme du gouvernement, et il conserva les magistratures romaines, si ce n’est
qu’il passa plusieurs années sans nommer de consuls pour l’Occident. Il traita
avec Genséric, qui lui céda la Sicile, à l’exception de Lilybée, mais à
condition qu’il lui en paierait tribut, comme au souverain. On l’accuse d’avoir
été jaloux de la noblesse, qui semblait lui reprocher la bassesse de son
origine; d’avoir tiré des peuples des sommes immenses, qu’il prodiguait à ses
favoris; d’avoir lâché la bride à l’insatiable avidité de Pélage, son préfet du
prétoire, qui faisait payer aux sujets le double des taxes imposées par le
prince. Mais il corrigea une partie de ces désordres sur les remontrances
d’Epiphane, qu’il écoutait avec respect. Ce saint prélat fut honoré d’un roi
barbare et arien, plus qu’il ne l’avait été d’aucun empereur catholique; il
obtint une exemption d’impôts pour cinq années en faveur de la ville de Pavie,
qui travaillent à se relever de ses ruines. Odoacre laissa toute liberté aux
orthodoxes, et témoigna une singulière vénération pour saint Séverin, qui lui
avait prédit sa haute fortune. Il avait l’âme grande et élevée, comptant assez
sur sa valeur pour être exempt de ces craintes et de ces défiances qui
ensanglantent souvent les nouvelles conquêtes. Les Romains, sous le règne d’un
barbare, furent plus heureux qu’ils ne l’avoient été depuis longtemps sous
leurs princes naturels.
Ce fut par cette révolution que s’éteignit l’empire
d’Occident. Il avait subsisté cinq cent six ans, si l’on prend pour époque de
son commencement la bataille d’Actium, douze cent vingt-neuf ans si l’on
remonte jusqu’à la fondation de Rome. Nous avons vu les divers degrés par
lesquels, s’étant affaibli peu à peu sous les premiers successeurs de
Constantin, il se précipita vers sa ruine sous ceux du grand Théodose. Sa
chute, qui se préparait depuis longtemps, fut à peine sentie du reste du monde;
il tomba sans bruit : c’était la mort d’un vieillard qui, privé de ses forces
et de l’usage de ses membres, expire de caducité. Comme notre dessein se
renferme dans l’histoire de l’empire, nous abandonnons ici ce qui regarde
l'Occident, dont nous ne parlerons plus qu’autant que les événements de
l’empire d’Orient pourront nous y rappeler. Quoique Rome et l’Italie aient été
alors détachées de l’empire, cependant les empereurs d’Orient et leurs sujets
retinrent le nom de Romains, eu égard à l’origine de la puissance de ces
princes. Nous continuerons de les appeler ainsi jusqu’au temps de Charlemagne.
C’est alors qu’un nouvel empire établi en Occident prendra seul le nom de romain,
et nous obligera de désigner sous le nom d'empire grec les états des
empereurs de Constantinople.
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