HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |
CONSTANTIN PREMIER, DIT LE GRAND,ET SON RÈGNE274-337LIVRE DEUXIÈME
AN. 312
Depuis près de trois siècles la
religion chrétienne, toujours prêchée et toujours proscrite, croissant au
milieu des supplices, et tirant de nouvelles forces de ses propres pertes,
avait passé par toutes les épreuves qui pouvaient en constater la divinité.
Elle s’était affermie par les moyens les plus sûrs que les hommes puissent
employer pour détruire ce qui n’est que leur ouvrage; et son établissement
était un prodige dont Dieu avait prolongé la durée afin de le rendre visible
aux siècles à venir les plus éloignés. Quand le christianisme n’eut plus besoin
de persécutions pour prouver sa céleste origine, les persécuteurs devinrent
chrétiens, les princes se soumirent au joug de l’Evangile; et l’on peut dire
que le miracle de la conversion de Constantin fit cesser sur la terre un plus
grand miracle. Nous allons voir la croix placée sur la tête des empereurs, et
révérée de tout l’empire; l’Eglise appelant à haute voix et sans crainte tous
les peuples de la terre; le paganisme détruit sans être persécuté. Ces grands
changements furent le fruit de la victoire de Constantin.
Au commencement de l’an
312, Maxence s’était déclaré consul pour la quatrième fois sans collègue.
Constantin, ayant pris pour la seconde fois le même titre avec Licinius, passa
promptement les Alpes, et parut devant Suze lorsqu’on le croyait encore fort
éloigné. Cette place couvrait l’entrée de l’Italie. Située au pied de ces
hautes montagnes, elle était forte d’assiette, défendue par de bonnes
murailles, par des habitants guerriers et par une nombreuse garnison. Le
prince, pour n’être pas arrêté dès les premiers pas, offrit la paix aux
habitants. Ils la refusèrent, et s’en repentirent le jour même. Constantin fait
mettre le feu aux portes et planter les échelles contre les murs. Tandis qu’une
partie de ses soldats lance une grêle de pierres et de traits sur ceux qui
bordent la muraille, les autres montent à l’escalade, et abattent à coups de
piques et d’épées tous ceux qui osent les attendre. En un moment la ville est
prise; et le vainqueur, à ce premier exemple de valeur, capable d’effrayer
l’Italie, en voulut joindre un de clémence propre à la charmer. Il fit grâce
aux habitants. Mais le feu, plus opiniâtre que sa colère, s’était déjà répandu
bien loin; tout ce que l’épée épargnent allait être la proie des flammes.
Constantin, alarmé pour des ennemis dont cet instant lui faisait des sujets,
fait travailler tous ses soldats, et travaille lui-même à éteindre l’incendie.
Sa bonté parait encore plus active que sa bravoure; et les habitants de Suze,
doublement sauvés en même temps que vaincus, pleins d’admiration et de
reconnaissance, lui donnent leur cœur, et achèvent la conquête.
Il marche vers Turin. Dans la
plaine de cette ville se présente un grand corps de troupes, dont la cavalerie
toute couverte de fer, hommes et chevaux, semblait invulnérable. Cette vue ,
loin d’intimider les prince et les soldats, les anime en leur montrant un péril
digne de leur courage. La bataille des ennemis était triangulaire. La
cavalerie formait la pointe : les deux ailes, composées d’infanterie, se
repliaient en arrière et se prolongeaient à une grande profondeur. Les
cavaliers dévoient donner tête baissée dans le centre de l’armée, ennemie, la
percer tout entière, et, tournant bride ensuite, marcher sur le ventre à tout
ce qu’ils rencontreraient. En même temps les deux ailes d’infanterie dévoient
se déployer et envelopper l’armée de Constantin, déjà rompue par la cavalerie.
Le prince, qui avait le coup-d’œil militaire, comprit le dessein des ennemis à
l’ordre de leur bataille. Il place des corps à droite et à gauche pour faire
face à l’infanterie et arrêter ses mouvements. Pour lui, il se met au centre en
tête de celte redoutable cavalerie. Quand il la voit sur le point de heurter le
front de son armée, au lieu de lui résister, il ordonne à ses troupes de
s’ouvrir: c’était un torrent qui n’avait de force qu’en ligne droite: le fer
dont elle étroit revêtue ôtait toute souplesse aux hommes et aux chevaux. Mais
dès qu’il la voit engagée entre ses escadrons, il la fait enfermer et attaquer
de toutes parts, non pas à coups de lances et d’épées, on ne pouvait percer de
tels ennemis, mais à grands coups de masses d’armes. On les assommait, on les
écrasait sur la selle de leurs chevaux, on les renversait sans qu’ils pussent
ni se mouvoir pour se défendre, ni se relever quand ils étaient abattus.
Bientôt ce ne fut plus qu’une horrible confusion d’hommes, de chevaux, d’armes,
amoncelés les uns sur les autres. Ceux qui échappèrent à ce massacre voulurent
se sauver à Turin avec l’infanterie, mais ils en trouvèrent les portes fermées;
et Constantin, qui les poursuivit l’épée dans les reins, acheva de les tailler
en pièces au pied des murailles.
Cette victoire, qui ne coûta
point de sang au vainqueur, lui ouvrit les portes de Turin. La plupart des
autres places entre le Pô et les Alpes lui envoyèrent des députés pour rassurer
de leur soumission; toutes s’empressaient de lui offrir des vivres. Sigonius, sur un passage de saint Jérôme, conjecture que
Verceil fit quelque résistance, et que cette ville fut alors presque détruite.
Il n’en est point parlé ailleurs. Constantin alla à Milan, et son entrée devint
une espèce de triomphe par la joie et les acclamations des habitants, qui ne
pouvaient se lasser de le voir et de lui applaudir, comme au libérateur de
l’Italie.
Au sortir de Milan, où il était
resté quelques jours pour donner du repos à ses troupes , il prit la route de
Vérone. Il savait qu’il y trouverait rassemblées les plus grandes forces de
Maxence, commandées par les meilleurs capitaines de ce prince et par son préfet
du prétoire, Ruricius Pompeianus, le plus brave
et le plus habile général que le tyran eût à son service. En passant auprès
de Bresce, Constantin rencontra un gros corps de
cavalerie, qui prit la fuite au premier choc et alla rejoindre l’armée de
Vérone. Ruricius n’osa tenir la campagne; il se renferma avec ses troupes dans
la ville. Le siège en était difficile: il fallait passer l’Adige, et se rendre
maître du cours de ce fleuve qui portait l’abondance à Vérone: il était rapide,
plein de gouffres et de rochers, et les ennemis en gardaient les bords.
Constantin trompa pourtant leur vigilance: étant remonté fort au-dessus de la
ville, jusqu’à un endroit où le trajet était praticable, il y fît passer à leur
insu une partie de son armée. A peine le siège fut-il formé,
que les assiégés firent une vigoureuse sortie, et furent repoussés avec tant de
carnage, que Ruricius se vit obligé de sortir secrètement de la ville pour
aller chercher de nouveaux secours.
Il revint bientôt avec une plus
grosse armée, résolu de faire lever le siège ou de périr. L’empereur, pour ne
pas donner aux assiégés la liberté de s’échapper, ou même de l’attaquer en
queue pendant le combat, laisse devant la ville une partie de ses troupes, et
marche avec l’autre à la rencontre de Ruricius. Il range d’abord son armée sur
deux lignes : mais, ayant observé que celle des ennemis était plus nombreuse,
il met la sienne sur une seule ligne, et fait un grand front, de peur d’être
enveloppé. Le combat commença sur le déclin du jour et dura fort avant dans la
nuit. Constantin y fit le devoir de général et de soldat. Il se jette au plus
fort de la mêlée; et, profitant des ténèbres pour courir, sans être retenu, où
l’emportait sa valeur, il perce, il abat, il terrasse; on ne le reconnait qu’à
la pesanteur de son bras: le son des instruments de guerre, le cri des
soldats, le cliquetis des armes, les gémissement des blessés, les coups guidés
par le hasard, tant d’horreurs augmentées par celle d’une nuit épaisse, ne troublent
point son courage. L’armée de secours est entièrement défaite; Ruricius y perd
la vie: Constantin, hors d’haleine, couvert de sang et de poussière, va
rejoindre les troupes du siège, et reçoit de ses principaux officiers, qui
s’empressent avec des larmes de joie de baiser ses mains sanglantes, des
reproches d’autant plus flatteurs qu’ils sont mieux mérités.
Pendant le siège de Vérone,
Aquilée et Modène furent attaquées : elles se rendirent avec plusieurs autres
villes en même temps que Vérone. L’empereur accorda la vie aux habitants, mais
il les obligea de rendre leurs armes; et pour s’assurer de leurs personnes, il
les mit sous la garde de ses soldats. Comme ils étaient en plus grand nombre
que les vainqueurs, on crut nécessaire de les enchaîner, et on manquait de
chaînes. Constantin leur en fit faire de leurs propres épées, qui, forgées pour
leur défense, devinrent les instruments de leur servitude.
Après tant d’heureux succès, rien
n’arrêta sa marche jusqu’à la vue de Rome. Il parait seulement, par un mot de
Lactance, qu’aux approches de cette ville il éprouva quelque revers; mais que
sans perdre courage, et déterminé à tout événement, il marcha en avant et vint
camper vis-à-vis du Ponte-Mole, nommé alors le pont
Milvius. C’est un pont de pierre de huit arches sur le Tibre, à deux milles
au-dessus de Rome, dans la voie Flaminia, par laquelle venait Constantin. Il
avait été construit en bois dès les premiers siècles de la république; il fut
rebâti en pierre par le censeur Emilius Scaurus, et rétabli par Auguste. Il subsiste encore aujourd’hui,
ayant été réparé par le pape Nicolas V—au milieu du quinzième
siècle. .
Tout ce que craignait Constantin,
c’était d’être obligé d’assiéger Rome, bien pourvue de troupes et de toutes
sortes de munitions; et de faire ressentir les calamités de la
guerre à un peuple dont il voulait se faire aimer. Maxence, soit par lâcheté,
soit par une crainte superstitieuse, se tenait renfermé; on lui avait prédit
qu’il périrait s’il sortait hors des portes de la ville: il n’osait même
quitter son palais que pour se transporter aux jardins délicieux de Salluste.
Cependant, affectant une fausse confiance, il n’avait rien retranché de ses
débauches ordinaires. Par une précaution frivole, il avait supprimé toutes les
lettres qui annonçaient ses infortunes; il supposait même des victoires pour
amuser le peuple; et ce fut apparemment dans ce temps-là qu’il se fit décorer
tant de fois du titre d’imperator, qui lui est donné pour la
onzième fois sur un marbre antique: vanité ridicule, qui donne à la postérité,
plus exactement que l’histoire même, le calcul de ses pertes. Quelquefois il
protestait hautement que tous ses désirs étaient de voir son rival au pied des
murs de Rome, se flattant sans doute de lui débaucher son armée, et peu capable
de sentir la différence qu’il devait y avoir entre les troupes de Sévère ou de
Galère et des soldats conduits par Constantin et par la victoire. Il s’en
fallait bien qu’il fût aussi tranquille qu’il affectait de le paraitre. Deux
jours avant la bataille, effrayé par des présages et par des songes que sa
timidité interprétait d’une manière funeste, il quitta son palais, et alla
s’établir avec sa femme et ses enfants dans une maison particulière. Cependant
son armée sortit de Rome et se posta vis-à-vis de celle de Constantin,
le Ponte-Mole entre deux.
Ce dut être alors que Maxence fit
jeter un pont de bateaux sur le fleuve, au-dessus du Ponte-Mole, apparemment
vers l’endroit appelé les Roches rouges, à neuf milles de Rome. C’était le lieu
qu’il avait choisi pour combattre, soit que le poste lui, parût plus avantageux
, soit pour obliger ses troupes à faire de plus grands efforts en leur rendant
la retraite plus difficile, soit que, se défiant des Romains, il voulût livrer la
bataille hors de leur vue. Ce pont était construit de manière qu’il pouvait
s’ouvrir ou se rompre en un moment, n’étant lié par le milieu que par crampons
de fer, qu’il était aisé de détacher. C’était, en cas de défaite, un
moyen de faire périr l’armée victorieuse dans le temps même de la poursuite.
Des ouvriers cachés dans les bateaux dévoient ouvrir le pont, dès que
Constantin et ses troupes seraient dessus, pour les précipiter dans le fleuve.
Quelques modernes, fondés sur récit le que Lactance, les panégyristes et
Prudence font de celte bataille, nient l’existence de ce pont; ils prétendent
que ce fut du pont Milvius que Maxence, dans sa déroute, tomba dans le Tibre,
soit qu’il l’eût lui-même fait rompre avant l’action, comme Lactance semble le
dire, soit que la foule des fuyards l’en ait précipité. Mais nous suivrons ici
Eusèbe et Zosime, qui décrivent en termes précis ce pont de bateaux, et dont le
témoignage, très considérable en lui-même, surtout quand ils s’accordent
ensemble, est ici appuyé parle plus grand nombre des auteurs.
La nuit qui précéda
la bataille, Constantin fut averti en songe de faire marquer les
boucliers de ses soldats du monogramme de Christ. Il obéit, et dès le point
du jour ce victorieux caractère, imprimé par son ordre, parut sur
les boucliers, sur les casques, et fit passer dans le cœur des soldats une
confiance toute nouvelle.
Le vingt-huitième d’octobre
Maxence entrait la septième année de son règne. Si l’on en veut croire
Lactance, tandis que les deux armées étoilent aux mains, ce prince, encore
renfermé dans Rome, célébrait l’anniversaire de son avènement à l’empire en
donnant des jeux dans le Cirque; et il ne fallut rien moins que les clameurs et
les reproches injurieux du peuple pour le forcer à s’aller mettre à la tête de
ses troupes. Mais les deux panégyristes, dont l’un parlait l’année suivante en
présence de Constantin, et qui tous deux ne négligent rien de ce qui peut
flétrir la mémoire du vaincu, ne lui imputent pas cet excès de lâcheté; Zosime
s’accorde ici avec eux. Je vais donc suivre leur récit, comme le plus
vraisemblable.
Maxence, qui ne se lassait pas
d’immoler des victimes et d’interroger les aruspices, voulut enfin consulter
l’oracle le plus respecté, c’était les livres des sibylles. Il y trouva que ce
jour-là même l’ennemi des Romains devoir périr. Il ne douta pas que ce ne fût
Constantin; et, sur la foi de cette prédiction, il va joindre son armée et lui
fait passer le pont de bateaux. Pour ôter à ses troupes tout moyen de reculer,
il les range au bord du Tibre. C’était un spectacle effrayant, et la vue d’une
armée si belle et si nombreuse annonçait bien la décision d’une importante
querelle. Quoique le front s’étendît à perte de vue , les files serrées, les
rangs multipliés, les lignes redoublées et soutenues de corps de réserve
présentaient un mur épais qui semblait impétrable. Constantin, beaucoup plus
faible en nombre, mais plus fort par la valeur et par l’amour de ses troupes,
fait charger la cavalerie ennemie par la sienne, et en même temps fait avancer
l’infanterie en bon ordre. Le choc fut terrible: les prétoriens surtout se
battirent en désespérés. Les soldats étrangers firent aussi une vigoureuse
résistance: il en périt une multitude innombrable, massacrés ou foulés aux
pieds des chevaux. Mais les Romains et les Italiens, fatigués de la tyrannie et
du tyran, ne tinrent pas longtemps contre un prince qu’ils désiraient d’avoir
pour maître, et Constantin se montrait plus que jamais digne de l’être. Après
avoir donné ses ordres, voyant que la cavalerie ennemie disputait opiniâtrement
la victoire, il se met à la tête de la sienne; il s’élance dans les plus épais
escadrons; les pierreries de son casque, l’or de son bouclier et de ses armes
le montrent aux ennemis et les effraient : au milieu d’une nuée de javelots, il
se couvre, il attaque, il renverse: son exemple donne aux siens des forces
extraordinaires. Chaque soldat combat comme si le succès dépendait de lui seul,
et qu’il dût seul recueillir tout le fruit de la victoire.
Déjà toute l’infanterie était
rompue et en déroute : les bords du fleuve n’étaient plus couverts que de morts
et de mourans; le fleuve même en était comblé et ne roulait que du sang et des
cadavres. Maxence ne perdit point l’espérance, tant qu’il vit combattre ses
cavaliers: mais, ceux-ci étant obligés de céder, il prit la fuite avec eux, et
gagna le pont de bateaux. Ce pont n’était ni assez large pour contenir la
multitude des fuyards qui s’entassaient les uns sur les autres, ni assez solide
pour les soutenir. Dans cet affreux désordre il se rompit, et Maxence,
enveloppé d’une foule de ses gens, tomba, fut englouti, et disparut avec eux.
La nouvelle de ce grand événement
vola aussitôt à Rome. On n’osa d’abord la croire; on craignait qu’elle ne fût
démentie, et que la joie qu’elle aurait donnée ne devînt un crime. Ce ne fut
que la vue même de la tête du tyran qui assura les Romains de leur délivrance.
Le corps de ce malheureux prince, chargé d’une pesante cuirasse, fut trouvé le
lendemain enfoncé dans le limon du Tibre; on lui coupa la tête; on la planta au
bout d’une pique pour la montrer aux Romains.
Ce spectacle donna un libre cours
à la joie publique, et fit ouvrir au vainqueur toutes les portes de
la ville. Laissant à gauche la voie Flaminia, il traversa les prés de Néron,
passa près du tombeau de Saint-Pierre au Vatican, et entra par la porte
triomphale. Il était monté sur un char. Tous les ordres de l’état, sénateurs,
chevaliers, peuple, avec leurs femmes, leurs enfants, leurs esclaves,
accouraient au-devant de lui: leurs transports ne connaissaient aucun rang:
tout retentissait d’acclamations; c’était leur sauveur, leur libérateur, leur
père : on eût dit que Rome entière n’eût été auparavant qu’une vaste prison,
dont Constantin ouvrit les portes. Chacun s’efforçait d’approcher de son char,
qui avait peine à fendre la foule. Jamais triomphe n’avait été si éclatant. On
n’y voyait pas, dit un orateur de ce temps-là, des dépouilles des vaincus, des
représentations de villes prises de force mais la noblesse délivrée
d’affronts et d’alarmes, le peuple affranchi des vexations les plus cruelles,
Rome devenue libre, et qui se recouvrait elle-même, faisaient au vainqueur un
plus beau cortège, où l’allégresse était pure, et où la compassion ne dérobait
rien à la joie. Et si, pour rendre un triomphe complet, il y fallait voir des
captifs chargés de fers, on se représentait l’a varice, la tyrannie, la
cruauté, la débauche, enchaînées à son char. Toutes ces horreurs semblaient
respirer encore sur le visage de Maxence, dont la tête, haut élevée derrière le
vainqueur, était l’objet de toutes les insultes du peuple. C’était la coutume
que la pompe du triomphe montât au Capitole pour rendre grâces à Jupiter, et
pour lui immoler des victimes : Constantin, qui connaissait mieux l’auteur de
sa victoire, se dispensa de cette cérémonie païenne. Il alla droit au mont
Palatin, où il choisit sa demeure dans le palais que Maxence avait trois jours
auparavant abandonné. Il envoya aussitôt la tête du tyran en Afrique; et cette
province , dont les plaies saignaient encore, reçut avec la même joie que Rome
ce gage de sa délivrance; elle se soumit de bon cœur à un prince de qui elle
espérait des traitements plus humains.
Ce ne fut dans Rome pendant sept
jours que fêtes et que spectacles, dans lesquels la présence du prince, auteur
de la félicité publique, occupait presque seule les yeux de tous les
spectateurs. On accourait de toutes les villes de l’Italie pour le voir et pour
prendre part à la joie universelle. Prudence dit qu’à l’arrivée de Constantin
les sénateurs sortis des cachots, et encore chargés de leurs chaînes,
embrassaient ses genoux en pleurant, qu’ils se prosternaient devant ses
étendards, et adoraient le nom de Jésus-Christ. Si ce
fait n’est pas embelli par les couleurs de la poésie, il faut dire que ces
hommes encore païens ne renvoient cet hommage qu’aux enseignes du prince, qu’on
avait coutume d’adorer. Ce qu’il y a de certain, c’est que la nouvelle conquête
s’efforça de combler Constantin de toutes sortes d’honneurs. L’Italie lui
consacra un bouclier et une couronne d’or: l’Afrique, par une flatterie
païenne, que le prince rejeta sans doute, établit des prêtres pour le culte de
la famille Flavia: le sénat romain, après lui avoir élevé une statue d’or,
dédia sous son nom plusieurs édifices magnifiques que Maxence avait fait faire, entre autres une basilique et le temple de la ville de Rome bâti
par Adrien et rétabli par Maxence. Mais le monument le plus considérable
construit en son honneur fut l’arc de triomphe qui porte encore son nom. Il ne
fut achevé qu’en 315 ou 316. On le voit au pied du mont Palatin, près de
l’amphithéâtre de Vespasien, à l’occident. Il fut bâti en grande partie des
débris d’anciens ouvrages et surtout de l’arc de Trajan, dont on y
transporta plusieurs bas-reliefs et plusieurs statues. La comparaison qu’on y
peut faire des figures enlevées des anciens monuments avec celles qui furent
alors travaillées, fait connaitre combien le goût des arts avait déjà dégénéré.
L’inscription annonce aussi par son emphase le déclin des lettres; elle porte: que le sénat et le peuple romain ont consacré cet arc de triomphe à
l’honneur de Constantin, qui, par l’inspiration de la Divinité et par la
grandeur de son génie, a la tête de son armée, a su, par une juste vengeance,
délivrer la république et du tyran et de toute sa faction. Il est à
remarquer que le paganisme emploie ici le terme général et équivoque de
Divinité pour accorder les sentiments du prince avec ses propres idées; car
Constantin ne masquait pas son attachement à la religion qu’il venait
d’embrasser: il déclara même par un monument public à quel dieu il se croyait
redevable de ses succès. Dès qu’il se vit maître de Rome, comme on lui eut
érigé une statue dans la place publique, ce prince, qui n’était pas enivré de
tant d’illustres témoignages de sa force et de sa valeur, fit mettre une longue
croix dans la main de sa figure avec cette inscription: c’est par ce
signe salutaire, vrai symbole de force et de courage, que j’ai délivré votre
ville du joug des tyrans, et que j’ai rétabli le sénat et le peuple dans leur
ancienne splendeur.
Les statues de Maximin, élevées
au milieu de Rome à côté de celles de Maxence, annonçaient à Constantin la
ligue secrète formée entre les deux princes. Il trouva même des lettres qui lui
en fournissaient une preuve assurée. Le sénat le vengea de cette perfidie par
un arrêt qui lui conférait, à cause de la supériorité de son mérite, le premier
rang entre les empereurs, malgré les prétentions de Maximin. Celui-ci avait
reçu la nouvelle de la défaite de Maxence avec autant de dépit que s’il eût été
vaincu lui-même: mais quand il apprit l’arrêt rendu par le sénat, il laissa
éclater son chagrin, et n’épargna ni les railleries ni les injures.
Cette impuissante jalousie ne
pouvait donner d’inquiétude à Constantin: cependant il ne s’endormit pas après
la victoire. Tandis que les vaincus ne songeaient qu’à se réjouir de leur
défaite, le vainqueur s’occupait sérieusement des moyens d’assurer sa conquête.
Pour y réussir, il se proposa deux objets; c’était de mettre hors d’état de
nuire ceux qu’il ne pouvait se flatter de gagner, et de s’attacher le cœur des
autres par la douceur et par les bienfaits. Les soldats prétoriens établis par
Auguste pour être la garde des empereurs, réunis par Séjan dans un même camp
près des murs de Rome, s’étaient rendus redoutables à leurs maîtres. Ils
avoient souvent ôté, donné, vendu l’empire; et depuis peu, partisans outrés de
la tyrannie de Maxence, qu’ils avoient élevé sur le trône, ils s’étaient
baignés dans le sang de leurs concitoyens. Constantin cassa cette milice
séditieuse; il leur défendit le port des armes, l’usage de l’habit militaire,
et détruisit leur camp. Il désarma aussi les autres soldats qui avoient servi
son ennemi; mais il les enrôla de nouveau l’année suivante pour les mener
contre les barbares. Entre les amis du tyran et les complices de ses crimes, il
n’en punit qu’un petit nombre des plus coupables. Quelques-uns soupçonnent,
qu'il ôta la vie à un fils qui restait encore à Maxence; du moins l’histoire ne
parle plus ni de cet enfant ni de la femme de ce prince, dont on ne sait pas
même le nom. C’est sans fondement que quelques antiquaires l’ont confondue
avec Magnia Urbica:
les noms de celle-ci ne peuvent convenir à une fille de Galère.
Ces traits de sévérité coûtaient
trop à la bonté naturelle de Constantin; il trouvait dans son cœur bien plus de
plaisir à pardonner. II ne refusa rien au peuple que la punition de quelques
malheureux dont on demandait la mort. Il prévint les prières de ceux qui
pouvaient craindre son ressentiment, et leur donna plus que la vie en les
dispensant de la demander. Il leur conserva leurs biens, leurs dignités, et
leur en conféra même de nouvelles quand ils parurent le mériter. Aradius Rufinus avait été préfet de Rome la dernière
année de Maxence; ce prince, la veille de sa défaite, en avait établi un autre,
nommé Annius Anulinus.
Celui-ci étant sorti de charge le 29 de novembre, peut-être pour être envoyé en
Afrique, où on le voit proconsul en 313, Constantin rétablit dans cette place
importante le même Aradius Rufinus, dont il
avait reconnu le mérite. Il lui donna pour successeur l’année suivante Rufius Volusianus, qui avait
été préfet du prétoire sous Maxence.
La révolution récente devait
produire grand nombre de délateurs, comme on voit une multitude d’insectes
après un orage. Constantin avait toujours eu en horreur ces âmes basses et
cruelles, qui se repaissent des malheurs de leurs citoyens, et qui, feignant de
poursuivre le crime, n’en poursuivent que la dépouille. Dès le temps qu’il
était en Gaule , il leur avait fermé la bouche. Après sa victoire, il fit deux
lois par lesquelles il les condamne à la peine capitale. Il les nomme dans ces
lois une peste exécrable, le plus grand fléau de l’humanité. Il
détestait non-seulement les délateurs qui en voulaient à la vie, mais ceux
encore qui n’attaquaient que les biens. L’indignation contre eux prévaloir dans
son cœur sur les intérêts du fisc; et, vers la fin de sa vie, il ordonna aux
juges de punir de mort les dénonciateurs qui, sous prétexte de servir le
domaine, auraient troublé par des chicanes injustes les légitimes possesseurs.
Dans le séjour d’un peu plus de
deux mois qu’il fit à Rome, il répara les maux de six années de tyrannie. Tout
semblait respirer et reprendre vie. En vertu d’un édit publié par tout son
empire, ceux qui avoient été dépouillés rentrent en possession de leurs biens;
les innocents exilés revoyaient leur patrie; les prisonniers qui n’avoient
d’autre crime que d’avoir déplu au tyran recouvraient la liberté; les gens de
guerre qui avoient été chassés du service pour cause de religion eurent le
choix de reprendre leur premier grade, ou de jouir d’une exemption honorable.
Les pères ne gémissaient plus de la beauté de leurs filles, ni les maris de
celle de leurs femmes : la vertu du prince assurait l’honneur des familles. Un
accès facile, sa patience à écouter, sa bonté à répondre, la sérénité de son
visage, produisaient dans tous les cœurs le même sentiment que la vue d’un beau
jour après une nuit orageuse. Il rendit au sénat son ancienne autorité il paria
plusieurs fois dans cette auguste compagnie, qui le devenait encore davantage
par les égards que le prince avait pour elle. Afin d’en augmenter le lustre, il
y fit entrer les personnes les plus distinguées de tontes les provinces, et
pour ainsi dire l’élite et la fleur de tout l’empire. Il sut ramener le peuple
au devoir par une autorité douce et insensible, qui, sans rien ôter à la
liberté, bannissait la licence, et semblait n’avoir en main d’autre force que
celle de la raison et de l’exemple du prince.
C’était au profit de ses sujets
que ses revenus augmentaient avec son empire. Il diminua les tributs; et la
malignité de Zosime, qui ose accuser ce prince d’avarice et d’exactions
accablantes, est démentie par des inscriptions. Nous verrons dans la suite
d’autres preuves de sa libéralité. Il descendait dans tous les détails: il se montait
généreux aux étrangers; il faisait distribuer aux pauvres de l’argent, des
aliments, des vêtements même. Pour ceux qui, nés dans le sein de l’abondance,
se trouvaient par de fâcheux revers réduits à la misère, il les secourait avec
une magnificence qui répondait à leur première fortune; il donnait aux uns des
terres, aux autres les emplois qu’ils étaient capables de remplir. Il était le
père des orphelins, le protecteur des veuves. Il mariait à des hommes riches et
qui jouissaient de sa faveur, les filles qui avoient perdu leurs pères, et les
dotait d’une manière proportionnée à la fortune de leurs époux. En un mot, dit
Eusèbe, c’était un soleil bienfaisant, dont la chaleur féconde et universelle
diversifiait ses effets selon les différents besoins.
La ville de Rome fut embellie. Il
fit bâtir autour du grand Cirque de superbes portiques, dont les colonnes
étaient enrichies de dorures. On dressa en plusieurs endroits des statues, dont
quelques-unes étaient d’or et d’argent. Il répara les anciens édifices. Il fit
construire sur le mont Quirinal des thermes qui égalaient en magnificence ceux
de ses prédécesseurs: ayant été détruits dans le saccagement de Rome sous
Honorius, ils furent réparés par Quadratianus,
préfet de la ville, sous Valentinien III. Il en subsistait encore une grande
partie sous le pontificat de Paul V. Lorsque le cardinal Borghèse les fit
abattre, on y trouva les statues de Constantin et de ses deux fils, Constantin
et Constance, qui furent placées dans le Capitole. Non content de donner à Rome
un nouveau lustre, il releva la plupart des villes que la tyrannie ou la guerre
avoient ruinées. Ce fut alors que Modène, Aquilée et les autres villes de
l’Emilie, de la Ligurie et de la Vénétie, reprirent leur ancienne
splendeur. Cirthe, capitale de la Numidie,
détruite, comme nous l’avons dit, par le tyran Alexandre, fut aussi rétablie
par Constantin, qui lui donna son nom. Elle le conserve encore aujourd’hui,
avec plusieurs beaux restes d’antiquité.
Tous les savants conviennent,
d’après la chronique d’Alexandrie, que c’est de cette année 312 que commencent
les indictions. C’est une révolution de quinze ans, dont on s’est beaucoup
servi autrefois pour les dates de tous les actes publics, et dont la cour de
Rome conserve encore l’usage. La première année de ce cycle s’appelle indiction
première, et ainsi de suite jusqu’à la quinzième, après laquelle un nouveau
cycle recommence. En remontant de l’an 312, on trouve que la première année de
l’ère chrétienne aurait été la quatrième indiction, si cette manière
de compter les temps eût été alors employée : d’où il s’ensuit que, pour
trouver l’indiction de quelque année que ce soit
depuis Jésus-Christ, il faut ajouter le nombre de trois au nombre donné, et
divisant la somme par quinze, s’il ne reste rien , cette année sera l’indiction
quinzième; s’il reste un nombre, ce nombre donnera l’indiction que l’on
cherche. Il faut distinguer trois sortes d’indictions: celle des Césars, qui
s’appelle aussi constantinienne, du nom de son instituteur; elle commençait le
24 septembre; on s’en est longtemps servi en France et en Allemagne: celle de
Constantinople, qui commençait avec l’année des Grecs au 1er septembre;
elle fut dans la suite le plus universellement employée : enfin celle des
papes, qui suivirent d’abord le calcul des empereurs dont ils étaient sujets;
mais depuis Charlemagne ils se sont fait une indiction nouvelle, qu’ils ont
commencée d’abord au 25 décembre, ensuite au 1er janvier. Ce
dernier usage subsiste encore aujourd’hui: ainsi la première époque de
l’indiction pontificale remonte au 1er janvier de l’an 313.
Justinien ordonna en 537 Que tous les actes publics seraient datés de
l’indiction.
Ce mot signifie dans les lois
romaines, répartition des tributs, déclaration de ce que doit payer
chaque ville ou chaque province. Il est donc presque certain que ce nom a
rapport à quelque taxation. Mais quel était ce tribut? pourquoi ce cercle de
quinze années? c’est sur quoi les savants avouent qu’ils n’ont rien
d’assuré. Baronius conjecture que
Constantin réduisit à quinze ans le service militaire, qu’il fallait au bout de
ce terme indiquer un tribut extraordinaire pour payer les soldats qu’on licenciait.
Mais cette origine est rejetée de la plupart des critiques, comme une
supposition sans fondement, et sujette à des difficultés insolubles. La raison
qui a déterminé Constantin à fixer le commencement de l’indiction au 24
septembre n’est pas moins inconnue. Un grand nombre de modernes n’en trouvent
point d’autre que la défaite de Maxence: cet événement était pour Constantin
une époque remarquable; et, pour y attacher la naissance de l’indiction, ils
supposent que le 24 septembre est le jour où Maxence fut vaincu. Mais il est
prouvé, par un calendrier très-authentique, que Maxence ne fut défait que le 28
d’octobre. S’il m’était permis de hasarder mes conjectures après tant de
savants, je dirais que Constantin, voulant marquer sa victoire et le commencement
de son empire à Rome par une époque nouvelle, la fit remonter à l’équinoxe
d’automne, qui tombait en ce temps-là au 24 de septembre. Des quatre points
cardinaux de l’année solaire, il n’y en a aucun qui n’ait servi à fixer le
commencement de l’année chez les différents peuples. Un grand nombre de villes
grecques, ainsi que les Egyptiens, les Juifs pour le civil, les Grecs de
Constantinople commençaient leur année vers l’automne: c’est encore aujourd'hui
la pratique des Abyssins: les Syro-Macédoniens la commençaient précisément au
24 septembre. Il est assez naturel de croire que Constantin a choisi celui des
quatre points principaux de la révolution solaire, qui se trouvait le plus
proche de l’événement dont il prenait occasion d’établir un nouveau cycle.
Des soins plus importants
occupaient encore le prince. Il devoir à Dieu sa conquête; il voulait la rendre
à son auteur, et, par une victoire plus glorieuse et plus salutaire, soumettre
ses sujets au maître qu’il commençait lui-même à servir. Instruit par des
évêques remplis de l’esprit de l’Evangile, il connaissait déjà assez le
caractère de la religion chrétienne pour comprendre qu’elle abhorre le sang et
la violence; qu’elle ne connait d’autres armes que l’instruction et une douce
persuasion; et qu’elle aurait désavoué une vengeance aveugle, qui, arrachant
les, fouets et les glaives des mains des païens, les aurait employés sur
eux-mêmes. Plein de cette idée, il se garda bien de révolter les esprits par
des édits rigoureux; et ceux que lui attribue Théophane, copié par Cédrénus, ne sont pas moins contraires à la vérité qu’à
l’esprit du christianisme. Ces écrivains, pieux sans doute, mais de cette piété
qu’on ne doit pas souhaiter aux maîtres du monde, font un mérite à Constantin
d’avoir déclaré que ceux qui persisteraient dans le culte des idoles auraient
la tête tranchée. Loin de porter cette loi sanguinaire, Constantin usa de tous
les ménagements d’une sage politique. Rome était le centre de l’idolâtrie;
avant que de faire fermer les temples, il voulut les faire abandonner. Il
continua de donner les emplois et les commandements à ceux que leur naissance
et leur mérite y appelaient; il n’ôta la vie ni les biens à personne; il toléra
ce qui ne pouvait être détruit que par une longue patience. Sous son empire, et
sous celui de ses successeurs jusqu’à Théodose-le-Grand, on retrouve dans les
auteurs et sur les marbres tous les titres des dignités et des offices de
l’idolâtrie; on y voit des réparations de temples et des superstitions de
toute espèce. Mais on ne doit pas regarder comme un effet de cette tolérance
les sacrifices humains qui se faisaient encore secrètement à Rome du temps de
Lactance, et qui échappaient sans doute à la vigilance de Constantin. Il
accepta la robe et le titre de souverain pontife, que les prêtres païens lui
offrirent selon la coutume; et ses successeurs, jusqu’à Gratien, eurent la même
condescendance. Ils crurent sans doute que cette dignité, qu’ils réduisaient à
un simple titre sans fonction, les mettait plus en état de réprimer et
d’étouffer peu à, peu les superstitions en tenant les prêtres païens dans une
dépendance immédiate de leur personne. Ce n’est pas à moi à décider s’ils ne
portèrent pas trop loin cette complaisance politique.
Les supplices auraient produit
l’opiniâtreté et la haine du christianisme; Constantin en sut inspirer l’amour.
Son exemple, sa faveur, sa douceur même firent plus de chrétiens que les
tourments n’en avoient perverti sous les princes persécuteurs. On en vint
insensiblement à rougir de ces dieux qu’on se faisait soi-même; et selon la
remarque de Baronius, la chute de l’idolâtrie
fit même tomber la statuaire. La religion chrétienne pénétra jusque dans le
sénat, le plus fort rempart du paganisme; Anicius,
illustre sénateur, fut le premier qui se convertit; et bientôt, à son exemple,
on vit se prosterner au pied de la croix ce qu’il y avait de plus distingué à
Rome, les Olybres, les Paulins,
les Bassus.
L’empereur remédia à tous les
maux qu’il put guérir sans faire de nouvelles plaies. Il rappela les chrétiens
exilés; il recueillit les reliques des martyrs, et les fit ensevelir avec
décence. Le respect qu’il portait aux ministres de la religion la rendait plus
respectable aux peuples. Il traitait les évêques avec toute sorte d’honneurs;
il aimait à s’en faire accompagner dans ses voyages; il ne craignait pas
d’avilir la majesté impériale en les recevant à sa table, quelque simples
qu’ils fussent alors dans leur extérieur. Les évêques de Rome persécutés et
cachés jusqu’à ce temps-là, qui ne connaissaient encore que les richesses
éternelles et les souffrances temporelles, attirèrent la principale attention
de ce prince religieux. Il leur donna le palais de Latran : qu’avait été
autrefois la demeure de Plautius Latéranus, dont Néron avait confisqué les biens après
l’avoir fait mourir. Depuis que Constantin était devenu maître de Rome, on
appelait cet édifice le palais de Fausta, parce que
cette princesse y faisait sa demeure. Quoique Baronius place
ici cette donation, il y a apparence qu’elle doit être reculée jusqu’après la
mort de Fausta en 326. Constantin avait un palais voisin de celui-là, et il en
fit une basilique chrétienne qui fut nommée Constantinienne,
ou basilique du Sauveur, et il la donna au pape Miltiade et à ses
successeurs. C’est aujourd’hui Saint-Jean-de-Latran. Ce fut là le premier
patrimoine des papes. Il n’est plus besoin en France de réfuter l’acte de cette
donation fameuse, qui rend les papes maîtres souverains de Rome, de l’Italie et
de tout l’Occident.
Plein de zèle pour la majesté du
culte divin, Constantin en releva l’éclat en faisant part de ses trésors aux
églises. Il augmenta celles qui subsistaient déjà, et en construisit de
nouvelles. Il y en a grand nombre à Rome et dans tout l’Occident qui le
reconnaissaient pour fondateur. Il est certain qu’il fit bâtir celle de saint
Pierre au Vatican, sur le même terrain qu’occupe aujourd’hui la plus auguste
basilique de l’univers. Celle-là était d’une architecture grossière, faite à la
hâte, et construite en grande partie des débris du cirque de Néron. Il bâtit
aussi en différents temps l’église de saint Paul, celle de saint Laurent, celle
de saint Marcellin et de saint Pierre, celle de sainte Agnès, qu’il fit
construire à la sollicitation de sa fille Constantine, et la basilique du
palais Sessorien, qui fut ensuite appelée
l’église de Sainte-Croix, lorsque ce prince y eut déposé une portion de la
vraie croix. Il en fonda plusieurs autres à Ostie, à Albane, à Capoue, à
Naples. Il enrichit ces églises de vases précieux et de magnifiques ornements;
il leur donna en propriété des terres et des revenus destinés à leur entretien,
et à la subsistance du clergé, à qui il accorda des privilèges et des
exemptions.
Cette même année ou au
commencement de la suivante, avant que de sortir de Rome, il fit, de concert
avec Licinius, un édit très favorable aux chrétiens, mais qui limitait pourtant
à certaines conditions la liberté du culte public. C’est ce qui
parait par les termes d’un second
édit qui fut fait à Milan au mois de mars suivant, et dont l’original se lit
dans Lactance; l’antiquité ne nous a pas conservé le premier. Constantin
l’envoya à Maximin; il l’instruisit en même temps des merveilles que Dieu avait
opérées en sa faveur, et de la défaite de Maxence. Maximin, comme je l’ai dit,
avait déjà appris cette nouvelle avec une espèce de rage; mais, après quelques
emportements, il avait renfermé son dépit, ne se croyant pas encore en état de
le faire éclater par une guerre ouverte. Il porta même la
dissimulation jusqu’à célébrer sur ses monnaies la victoire de Constantin. Il
reçut donc la lettre et l’édit; mais il se trouva embarrassé sur la conduite
qu’il devoir tenir. D’un côté il ne voulait pas paraitre céder à ses collègues;
de l’autre il craignait de les irriter. Il prit le parti d'adresser comme de son
propre mouvement une lettre à Sabinus, son préfet du prétoire, avec ordre de
dresser un édit en conformité, et de le faire publier dans ses états. Dans
cette lettre il fait d’abord l’éloge de Dioclétien et de Maximien, qui
n’avoient, dit-il, sévi contre les chrétiens que pour les ramener à la religion
de leurs pères; il prend ensuite avantage de l’édit de tolérance qu’il avait
donné après la mort de Galère, et ne parle de la révocation de cet édit que
d’une manière ambiguë et enveloppée; il déclare enfin qu’il veut qu’on ne mette
en usage que les moyens de douceur pour rappeler les chrétiens au culte des
dieux, qu’on laisse liberté de conscience à ceux qui persisteront dans leur
religion; et il défend à qui que ce soit de les maltraiter. Cette ordonnance de
Maximin ne donna pas aux chrétiens la confiance de se montrer au grand jour;
ils sentaient qu’elle lui était arrachée par la crainte; et, déjà une fois
trompés, ils ne comptaient plus sur ces apparences de douceur. D'ailleurs on
remarquait une différence sensible entre l’édit de Constantin et celui de
Maximin: le premier permettait expressément aux chrétiens de s’assembler, de
bâtir des églises et de célébrer publiquement toutes les cérémonies de leur
religion; Maximin, sans dire un mot de cette permission, se contentait de
défendre qu’on leur fît aucun mal. Ainsi ils demeurèrent cachés, et attendirent
leur liberté du souverain maître des empereurs et des empires.
Maximin, depuis la mort de
Galère, n’avait reconnu d’autres consuls que lui-même, et son grand trésorier Peucétius. Il le choisit encore pour collègue au
commencement de l’année 313. Constantin se déclara consul avec Licinius; ils
l’étaient tous deux pour la troisième fois. Soit qu’il fût encore à Rome le 18
de janvier, soit qu’il en fût parti quelque temps auparavant, il fit une loi
très équitable, donnée ou affichée à Rome ce jour-là; elle remédiait aux
injustices des greffiers des tailles, qui déchargeaient les riches aux dépens
des pauvres.
Licinius n’avait pris aucune part
à la guerre contre Maxence. Cependant Constantin se crut obligé d’exécuter la
promesse qu’il lui avait faite de lui donner sa sœur Constantia en mariage. Les
deux empereurs se rendirent à Milan, où les noces furent célébrées. Ils y
invitèrent Dioclétien. Ce prince s’étant excusé sur son grand âge, ils lui
écrivirent une lettre menaçante dans laquelle ils l’accusaient d’avoir été
attaché à Maxence, et de l’être encore à Maximin leur ennemi caché.
MORT DE DIOCLETIAN
Ces reproches portèrent un coup
mortel à Dioclétien, dont les forces, déjà épuisées par des chagrins amères
plus encore que par les accès redoublés de sa maladie, ne se soutenaient qu’à
peine. Il avait vivement ressenti l’affront fait à sa personne quand on avait
renversé ses statues avec celles de Maximien. Les malheurs de sa fille Valérie,
dont il avait inutilement demandé la liberté à Maximin, obstiné à persécuter
cette princesse, aigrirent encore ses douleurs. Enfin les menaces des deux
empereurs achevèrent de l’abattre. Il se condamna lui-même à la mort; et le peu
de temps qu’il vécut encore se passa dans des agitations cruelles. Cette
funeste mélancolie ne lui laissait pas prendre de sommeil; soupirer, gémir,
pleurer, se rouler tantôt sur son lit, tantôt sur la terre, c’était ainsi qu’il
passait les nuits; les jours n’étaient pas plus tranquilles. Il alla jusqu’à se
retrancher la nourriture, et se fit mourir de faim; quelques-uns disent de
poison. Telle fut la fin d’un prince dont la vieillesse eût été plus heureuse,
et la mémoire plus honorée, s’il n’eût terni le lustre de ses grandes qualités
par le sanglant édit qui fit périr tant de chrétiens. On ne sait pas au juste
le nombre d’années qu’il vécut; Victor ne lui en donne que soixante et huit. On
ne peut, comme le font quelques anciens et beaucoup de modernes, prolonger sa
vie au-delà de l’an 313 sans démentir Eusèbe et Lactance, qui disent en termes
exprès que Maximin, qui mourut en 313, resta le dernier des persécuteurs. Mais
il faut dire que Dioclétien a passé le premier de mai, pour trouver les neuf
ans du moins commencés, que met Victor entre son abdication et sa mort. Il
mourut dans son palais de Spalatro, à une lieue
de Salone, où M. Spon, en 1675, vit encore des
restes de la magnificence de ce prince. Il fut mis au nombre des dieux,
apparemment par Maximin, peut-être même par Licinius.
Quoique ce dernier prince n’ait
jamais fait profession du christianisme, sa liaison avec Constantin, et sa
haine contre Maximin, le disposait alors à favoriser la religion chrétienne. Il
se joignit donc volontiers à Constantin pour dresser une déclaration qui fut
publiée à Milan le douzième de mars, et envoyée dans tous les états des deux
empereurs. Elle confirmait et étendit l'édit qui avait été donné à Rome
quelques mois auparavant: elle accordait aux chrétiens une liberté entière et
absolue pour l’exercice de leur culte public, et levait toutes les conditions
par lesquelles cette permission avait été auparavant limitée; elle ordonnait
qu’on leur rendît sans délai, et sans exiger d’eux aucun remboursement ni
dédommagement, tous les lieux d’assemblées ou autres fonds appartenant aux
églises, et promettait d’indemniser aux dépens des deux empereurs ceux qui en
étaient actuellement possesseurs à titre légitime. Elle donnait aussi sans
exception à tous ceux qui professaient quelque religion que ce fût, la liberté
de la suivre selon leur conscience, et d’en faire l’exercice public sans être
inquiétés de personne. Il n’était pas encore temps d’imposer silence à
l’idolâtrie: ses cris séditieux auraient soulevé tout l’empire. C’était assez
d’ouvrir la bouche à la véritable religion, et de la mettre en état de
confondre sa rivale par la sagesse de ses dogmes et par la pureté de sa morale.
Avant que de sortir de Milan, Constantin, pour ménager la modestie d’un sexe
auquel il ne sied pas de s’aguerrir au tumulte des affaires et des jugements,
fit une loi qui permet aux maris de poursuivre en justice les droits de leurs femmes,
même sans procuration.
Il partit ensuite et prit le
chemin de la Germanie inférieure. Il avait appris que les Francs, ennuyés de la
paix, s’approchaient du Rhin avec l’élite de leur jeunesse, pour se jeter dans
les Gaules. Il courut à leur rencontre, et sa présence les empêcha de tenter le
passage. Constantin, qui voulait les attirer en-deçà pour les vaincre, fit
répandre le bruit que les Allemands faisaient encore de plus grands efforts du
côté de la Germanie supérieure, et se mit en marche comme pour aller les
repousser. Il laissa en même temps de bonnes troupes commandées par des
officiers expérimentés, qui avoient ordre de se mettre en embuscade, et de
charger les Francs dès qu’ils auraient passé le fleuve. Tout réussit selon ses
desseins; les Francs furent battus; l’empereur les poursuivit au-delà du Rhin,
et fit un si horrible dégât sur leurs terres, qu’il semblait que la nation fût
exterminée. Il revint à Trêves en triomphe. Il y entendit un panégyrique que
nous avons encore, et dont l’auteur est inconnu. La liberté que le prince
laissait aux idolâtres parait évidemment dans cette pièce; elle respire le
paganisme. La gloire de cette victoire fut encore ternie par le spectacle
inhumain d’une multitude de prisonniers qui furent exposés aux bêtes, et qui
périrent avec cette intrépidité naturelle à la nation.
Constantin demeura à Trêves le
reste de cette année et une partie de la suivante, occupé principalement à
procurer de nouveaux avantages à la religion qu’il avait embrassée. Ses
premiers regards se portèrent sur l’église d’Afrique, qui s’était le plus
ressentie des rigueurs de la persécution, et qui était encore déchirée par le
nouveau schisme des donatistes. La lettre de l’empereur à Cécilien, évêque de
Carthage, mérite d’être rapportée. La voici telle qu’Eusèbe nous l’a donnée.
«Constantin Auguste à Cécilien,
évêque de Carthage. Dans le dessein que nous avons de donner à certains
ministres de la religion catholique, cette religion sainte et légitime, dans
les provinces d’Afrique, de Numidie et de Mauritanie, de quoi fournir aux
dépenses, nous avons envoyé ordre à Ursus,
receveur général de l’Afrique , de vous remettre trois mille bourses. Vous
aurez soin de les faire distribuer à ceux qui vous seront indiqués par le rôle
que vous adressera Osius. Si la somme ne vous parait pas suffisante pour
satisfaire à notre zèle, demandez sans hésiter à Héraclide, intendant de nos
domaines, tout ce que vous jugerez nécessaire; il a ordre de ne vous rien
refuser. Et comme nous avons appris que les hommes inquiets et turbulents
s’efforcent de corrompre le peuple de l’Eglise sainte et catholique par des
insinuations fausses et perverses, sachez que nous avons recommandé de vive
voix à Anulin, proconsul, et à Patrice, vicaire
des préfets, de remédier à ces désordres avec toute leur vigilance. Si donc
vous vous apercevez que ces gens persistent dans leur folie, adressez-vous
aussitôt aux juges que nous venons de vous indiquer, et faites-leur votre
rapport, afin qu’ils les châtient selon l’ordre que nous leur en avons donné.
Que le grand Dieu vous conserve pendant longues années.»
Il parait que cet argent était
destiné à l’entretien des églises et à la décoration du culte divin. La somme
passait cent mille écus de notre monnaie. Osius, dont il est parlé dans cette
lettre, était le célèbre évêque de Cordoue, qui connaissait parfaitement les
besoins de l’église d’Afrique, et à qui Constantin s’en rapportait pour la
distribution de ses aumônes et pour les affaires les plus importantes de la
religion. On voit ici que ce prince était déjà instruit des cabales des
donatistes, et qu’il songeait à étouffer ce schisme naissant. Ce qui mérite
encore d’être observé, c’est qu’Annius Anulin, personnage des plus illustres de l’empire, qui sous
Dioclétien avait été un des plus violents persécuteurs de l’église d’Afrique,
est ici employé à donner à cette même église un nouveau lustre, soit qu’il eût
changé de religion avec l’empereur; soit qu’étant demeuré païen, il se vît
obligé par obéissance de réparer les maux qu’il avait faits lui-même.
Constantin lui adressa à peu près
dans le même temps une lettre dans laquelle, après avoir relevé le mérite de la
religion chrétienne, il lui déclare qu’il entend que les ministres de l’église
catholique, dont Cécilien est le chef, et qui sont appelés clercs, soient
exempts de toutes fonctions municipales, de peur, dit-il, qu’ils ne soient
distraits du service de la Divinité, ce qui serait une espèce de
sacrilège; car, ajoute-t-il, l’hommage qu’ils rendent à
Dieu est la principale source de la prospérité de notre empire. Anulin exécuta fidèlement ses ordres, et lui en rendit
compte par une lettre, où il lui marque qu’en notifiant à Cécilien et à ses
clercs le bienfait de l’empereur, il en a pris occasion de les exhorter à
réunir tous les esprits pour observer la sainteté de leur loi et s’occuper du
culte divin avec le respect convenable. Il lui envoie en même temps les
plaintes des donatistes, dont je parlerai dans la suite. Ces schismatiques, qui
ne participaient pas à l’exemption, et peut-être aussi les autres habitants,
par un effet de jalousie, s’efforcèrent plusieurs fois d’anéantir ce privilège
par des chicanes. Les fonctions municipales étaient onéreuses, et l’immunité
des uns devenait une surcharge pour les autres. Aussi, dès cette même année,
Constantin fut obligé de réitérer ses ordres à ce sujet par une loi du dernier
d’octobre. Sozomène dit que cette exemption, fut ensuite étendue à tous les
clercs dans toutes les provinces de l’empire; et son témoignage est confirmé
par une loi faite pour la Lucanie et le pays des Brutiens.
L’empereur lui-même déclare dans une loi de l’an 33o qu’il avait établi cet
usage dans tout l’Orient, sans doute après la défaite de Licinius. Mais ce
privilège ne fut nulle part accordé qu’aux ministres de l’église catholique;
les hérétiques et les schismatiques, qui prétendaient y participer, en sont
exclus en ternies exprès par une loi de l’an 326. Constantin, en exemptant les
clercs des charges personnelles, ne les exempta pas des tributs. Ils
continuèrent de les payer à proportion de leurs biens patrimoniaux. Mais il en
déchargea les biens des églises; ce qui ne subsista pas même sous ses
successeurs, quand l’Eglise fut devenue assez opulente, pour partager sans
incommodité les charges de l’état, dont ses ministres font partie.
Ces avantages accordés aux clercs
furent comme un signal qui appela au service de l’Eglise tous ceux qui
voulaient se soustraire à des dépenses auxquelles les particuliers ne se
prêtent qu’à regret, quoiqu’ils en recueillent les fruits. On se pressait
d’entrer dans la cléricature; les fonctions municipales allaient être abandonnées
faute de sujets; la cupidité appauvrissait l’état sans enrichir l’Eglise,
qu’elle peuplait de ministres intéressés. L’empereur, pour empêcher tout à la
fois la trop grande multiplication des ecclésiastiques, et la désertion des
fonctions nécessaires à l’état, ordonna en 320 qu’à l’avenir, et sans rien
changer pour le passé, on ne ferait des clercs qu’à la place de ceux qui
mourraient, et qu’on ne choisirait que des gens à qui leur pauvreté donnait
déjà l’immunité. Il renouvela cette ordonnance six ans après, en déclarant que
les riches dévoient porter les fardeaux du siècle, et que les biens de l’Eglise
ne dévoient servir qu’à la subsistance des pauvres. Il ordonnait même que, si
entre les clercs déjà reçus il s’en trouvait quelqu’un qui par sa naissance ou
par sa fortune fût propre à soutenir les charges municipales, il serait retiré
du service ecclésiastique et rendu à celui de l’état. Mais il parait que les
donatistes, toujours jaloux des avantages de la vraie Eglise, abusèrent de
cette loi dans la Numidie, où ils étaient les plus puissants; et qu’ils
arrachaient à l’Eglise des clercs qui n’étaient pas dans le cas de
l’ordonnance. Ce fut apparemment ce qui donna lieu à Constantin d’adresser en
33o à Valentin, gouverneur de Numidie, une autre loi, dont le sens me parait
être que ceux qui seront une fois entrés dans la cléricature ne seront plus
sujets à un second examen de leurs facultés, mais qu’ils jouiront sans trouble
de l’immunité cléricale.
En s’occupant de l’honneur et de
l’avantage de l’Eglise, il ne perdait pas de vue le gouvernement civil. Il fit
dans son séjour à Trêves plusieurs lois fort sages, pour prévenir les surprises
qu’on pourrait faire à sa religion par de faux exposés, et pour empêcher les
juges de précipiter la condamnation des accusés avant une conviction pleine et
entière. Voulant décourager les accusations des crimes qu’on appelait alors de
lèse-majesté, et qui s’étendaient fort loin, il soumit à la torture les
accusateurs qui n’administreraient pas des preuves manifestes, aussi-bien que
ceux qui les auraient excités à intenter l’accusation et il ordonna de punir du
supplice de la croix, même sans être entendus, les esclaves et les affranchis
qui oseraient dénoncer leurs maîtres et leurs patrons. Les villes avoient des
fonds qu’elles faisaient valoir entre les mains des particuliers; il fit des
règlements pour assurer ces rentes et empêcher que les fonds ne fussent
dissipés par la négligence des magistrats chargés des recouvrements. Il mit les
mineurs à couvert de la mauvaise foi de leurs tuteurs et curateurs. Pour
conserver l’honnêteté publique, il renouvela l’arrêt du sénat fait du temps de
Claude, par lequel une femme de condition libre qui s’abandonnait à un esclave
perdait sa liberté. Il fut pourtant obligé d’adoucir cette loi dans la suite;
ce qui prouve la corruption des mœurs de ce siècle. Sous le règne de Maxence
beaucoup de sujets indignes étaient parvenus aux charges, et d’honnêtes citoyens
avoient perdu leur liberté: dans l’horrible famine qui désola alors la ville de
Rome, ils s’étaient vendus eux-mêmes, ou avoient vendu leurs enfants. Il
remédia par deux lois à ce double désordre: par l’une, il déclara incapables de
posséder aucune charge tous les hommes infâmes et notés pour leurs crimes ou
leurs dérèglements; par l’autre, il ordonna sous de grosses peines de remettre
en liberté, sans attendre la contrainte du magistrat, tous ceux qui étaient
devenus esclaves sous la tyrannie de Maxence; il étendit même cette punition
sur ceux qui, bien instruits qu’un homme était né libre, dissimuleraient et le
laisseraient dans l’esclavage. Il déclara encore qu’il ne pouvait y avoir de
prescription contre la liberté, et qu’un homme libre ne perdait rien de ses
droits, même après soixante ans de servitude; mais en même temps il soumit à
des peines très sévères les esclaves fugitifs. Plusieurs règlements qu’il fit
encore dans la suite montrent son inclination à favoriser les droits de la
liberté sans blesser ceux de la justice. Quelques-unes de ses lois renferment
de belles maximes de morale : Nous pensons, dit-il dans
une, qu’on doit avoir plus d’égard à l’équité et à la justice naturelle
qu’au droit positif et rigoureux. Mais il réserva au prince la décision
des questions où le droit positif paraîtrait en contradiction avec l’équité. Il
déclare ailleurs que la coutume ne doit pas prescrire contre la raison ni
contre la loi.
Dès cette année et dans toute la
suite de son règne, il parait avoir donné une attention particulière à deux
objets importants: à la perception des impôts, et à l’administration de la
justice. Il prit tous les moyens que lui suggéra sa prudence pour assurer les
contributions qu’exigeaient les besoins de l’état, et pour les rendre moins onéreuses
à ses sujets. Il voulut que les rôles des impositions fussent signés de la main
des gouverneurs des provinces. Pour accélérer les paiements, il ordonna que les
biens de ceux qui, par mauvaise volonté, différeraient de payer, fussent vendus
sans retour. Mais aussi il réprima par des peines rigoureuses les conçussions
des officiers, et permit de les prendre à partie; il défendit de dédommager le
fisc des non-valeurs en les reprenant sur les gens solvables, de mettre en
prison les débiteurs du fisc, ou de leur imposer aucune punition
corporelle: La prison, dit-il, n'est faite que pour les
criminels ou pour les officiers du fisc qui excèdent leur pouvoir; quant à ceux
qui refusent de payer leur part des contributions, on se contentera de leur
envoyer garnison, ou, s’ils persistent, de vendre leurs biens. Celui
qui poursuivit les dettes du fisc s’appelait l’avocat du fisc.
Constantin veut que cet emploi soit exercé par des gens intègres,
désintéressés, instruits; et il les avertit qu’ils seront également punis pour
fermer les yeux sur les dettes qu’ils doivent poursuivre, et pour les
poursuivre par des chicanes : L'intérêt de nos sujets, dit-il dans
une de ses lois, nous est plus précieux que intérêt de notre trésor.
Il suivit exactement cette belle maxime. On voit par plusieurs de ses lois
qu’il ne donna au fisc aucun privilège, qu’il le réduisit au droit commun, et
qu’il laissa aux particuliers plusieurs ressources pour se défendre contre les
prétentions du domaine.
Pour ce qui regarde
l’administration de la justice, on ne peut assez louer le soin qu’il prit d’en
bannir les longueurs, la mauvaise foi et les chicanes tant de la part des juges
que de la part des plaideurs. Se regardant comme le lieutenant immédiat de Dieu
même dans la fonction de juger ses peuples, il permit aux juges d’avoir recours
à lui pour le consulter avant que de prononcer, quand ils seraient embarrassés
sur le jugement d’une affaire; mais il les avertit aussi de ne s’adresser à lui
que rarement et dans les cas qui n’étaient pas clairement décidés par les
lois, pour ne pas interrompre ses autres occupations; d’autant plus que celui
qui se trouverait lésé avait la ressource de l’appel. De peur que ces rapports
envoyés au prince ne serviraient de prétexte pour prolonger les
affaires, il y prescrit un terme fort court; il en règle la forme et écarte
tous les obstacles qui pourraient en retarder l’effet. Comme les juges
inférieurs, mécontents des appels qu’on interjetait de leurs sentences,
faisaient quelquefois ressentir aux appelants leur mauvaise humeur, il censure
par plusieurs lois ce procédé arrogant, et les menace de punition. Il
recommande aux juges des tribunaux supérieurs la diligence dans l’expédition
des causes d’appel. Il prévient les abus qui peuvent se glisser dans les appels,
dans les évocations, dans les délais des jugements. Il déclare qu’on peut
appeler de tous les tribunaux, excepté de celui des préfets du prétoire, qui
sont proprement les représentai du prince dans l’exercice de la justice. Il ne
permet pas d’appeler de la condamnation des crimes d’homicide, de maléfice,
d’adultère, d’empoisonnement, quand la conviction est complète. A l’occasion
des lois que fit Constantin dans son séjour à Trêves, j’ai rassemblé sous le
même point de vue toutes celles de ce prince qui ont eu le même objet,
quoiqu’elles aient été faites ensuite et en différentes années; et je
continuerai d’en user de cette manière pour éviter les longueurs et les
répétitions ennuyeuses, à moins que quelque circonstance particulière ne
m’oblige d’interrompre cet ordre.
MAXIMIN
Tandis que Constantin à Trêves
s’appliquait à régler les affaires de l’état, Maximin, profitant de son
éloignement, entreprit d’exécuter le dessein qu’il méditait depuis longtemps de
se rendre seul maître de tout l’empire. Cet homme fier et hautain, plus ancien
César que les deux autres empereurs, ne pouvait souffrir leur supériorité,
qu’il regardait comme usurpée; il se donnait le premier rang dans ses titres;
et, comme il restait seul des deux Augustes et des deux Césars que Dioclétien
et Maximien avoient nommés en quittant l’empire, il se portait pour légitime
héritier de toute leur puissance. Plein de ces idées ambitieuses, il prit le
temps que les deux empereurs célébraient à Milan les noces de Constantia; et
quoique ce fût dans le fort de l’hiver, il mit ses troupes en campagne; et,
doublant les marches, il arriva bientôt de Syrie en Bithynie: mais ce fut aux
dépens d’une grande partie de ses forces; il laissa sur les chemins presque
toutes ses bêtes de charge, que les pluies, les neiges, la fange, le froid et
les marches forcées, faisaient périr. Parvenu au rivage du Bosphore, qui servit
de borne à son empire, il passa le détroit, et s’approcha de Byzance, où il n’y
avait qu’une faible garnison. Ayant en vain tenté de la corrompre, il attaqua
la ville; elle se rendit après onze jours de résistance. De là il marcha à
Héraclée, autrement nommée Périnthe, qui l’arrêta encore plusieurs jours.
Ces délais donnèrent le temps de
dépêcher des courriers à Licinius, qui, s’étant séparé de Constantin au sortir
de Milan, était revenu en Illyrie. Ce prince, à la tête d’une poignée de
soldats, accourt en diligence, arrive à Andrinople lorsque Périnthe venait de
se rendre; et, ayant rassemblé ce qu’il peut trouver de troupes dans le
voisinage, il s’avance jusqu’à dix-huit milles de Maximin campé à une égale
distance de Périnthe. L’intention de Licinius était d’arrêter l’ennemi, mais
sans le combattre; il n’avait pas trente mille hommes contre soixante-dix
mille. Maximin, par la raison contraire, résolu d’engager une action, fit vœu à
Jupiter d’exterminer le nom chrétien, s’il était vainqueur. Lactance rapporte
que pendant la nuit Licinius eut une vision miraculeuse: il songea qu’il
voyait un ange qui lui ordonnait de se lever sur l’heure, et de prier avec
toute son armée le Dieu souverain, lui promettant la victoire, s’il obéissait;
qu’à cet ordre il se leva aussitôt, et que l’ange l’instruisit d'une prière
qu’il devoir faire prononcer à ses soldats. Il faut avouer que la vérité de ce
miracle n’est fondée que sur la bonne foi de Licinius, que la suite de sa vie
rend sur ce point infiniment suspecte. Licinius, à son réveil, fit appeler un
secrétaire, et lui dicta la formule de prière dont il disait avoir la mémoire
toute récente. Elle était conçue en ces termes: Nous vous prions, Dieu
souverain. Dieu saint, nous vous prions, nous vous recommandons notre salut et
notre empire; c’est de vous que nous tenons la vie, la félicité, la victoire;
Dieu suprême, Dieu saint, exaucez-nous, nous tendons les bras vers vous,
exaucez-nous, Dieu saint, Dieu souverain. Il distribua aux préfets et
aux tribuns plusieurs copies de cette prière, pour la faire apprendre à leurs
soldats. Ceux-ci, assurés d’une victoire dont le ciel même se rendait garant,
s’enflamment d’un nouveau courage. Licinius voulait livrer bataille le premier
de mai, pour flétrir par la destruction de son ennemi le jour même où ce prince
avait été créé César, et pour mettre encore cette conformité entre la défaite
de Maxence et celle de Maximin. Mais celui-ci se hâta de combattre dès la
veille, pour honorer par les réjouissances de la victoire l’anniversaire de son
élévation. Ainsi, le dernier d’avril, dès le point du jour, il rangea ses
troupes en bataille. Celles de Licinius prennent aussitôt les armes et marchent
à l’ennemi. Entre les deux camps s’étendit une plaine stérile et toute nue,
qu’on appelait le Champ serein. Déjà les deux armées étaient en
présence; les soldats de Licinius posent à terre leurs boucliers, ôtent leurs
casques, et, à l’exemple de leurs officiers, ils lèvent les bras au ciel, et
prononcent après l’empereur la prière qu’ils avaient apprise. Après l’avoir
répétée trois fois, ils reprennent leurs casques et leurs boucliers. Ces
mouvements et ce murmure étonnent l’armée ennemie. Les deux empereurs confèrent
ensemble, mais inutilement; Maximin ne voulait point de paix; il méprisait son
rival. Comme il répandait l’argent à pleines mains, et que Licinius n’était
rien moins que libéral, il s’attendait que celui-ci allait être abandonné de
ses troupes, et que les deux armées réunies sous ses étendards marcheraient
aussitôt pour aller accabler Constantin. C’était dans cette confiance qu’il
avait entrepris la guerre.
On s’approche, on sonne la
charge. Les troupes de Licinius commencent l’attaque. Selon Zosime elles furent
d’abord repoussées. Lactance dit au contraire que leurs ennemis, glacés de
frayeur, n’eurent pas le courage de tirer l’épée ni de lancer leur traits.
Maximin courait à cheval autour de l’armée de Licinius, mettant en usage et les
prières et les promesses; au lieu de l’écouter, on le charge lui-même, et il
est obligé de regagner le gros de ses troupes. Elles se laissaient égorger
presque sans résistance par des ennemis très inférieurs en nombre; la plaine
était jonchée de morts; la moitié de l’armée était taillée en pièces; les
autres ou se rendaient ou prenaient la fuite; les gardes de Maximin
l’abandonnent; il s’abandonne lui-même, et jetant bas la pourpre impériale,
couvert d’un habit d’esclave, il se mêle dans la troupe des fuyards et repasse
le détroit. Emporté par sa terreur, il arrive la nuit du lendemain à Nicomédie,
à cent soixante milles du champ de bataille. Il y prend avec lui sa femme, ses
enfants, un petit nombre de ses officiers, et continue sa fuite vers l’Orient.
Enfin, après avoir échappé à bien des périls, se cachant dans les campagnes et
dans les villages, il gagne la Cappadoce, où, ayant rallié ce qui lui restait
de troupes, il s’arrêta, et reprit la pourpre.
Licinius, après avoir incorporé
dans son armée les ennemis qui s’étaient rendus, passa le Bosphore, et peu de
jours après la bataille entra dans Nicomédie, rendit grâces à Dieu, comme à
l’auteur de sa victoire, et laissa reposer ses troupes. Dès le premier jour de
juin il fit un acte de souveraineté en faveur de la Lycie et de la Pamphylie:
il exempta par une loi le petit peuple des villes de ces provinces de payer
capitation pour les biens qu’il possédait à la campagne. C’était un nouveau
joug dont les simples particuliers habitants des villes avoient toujours été
exempts, et que Maximin apparemment leur avait imposé. Le treizième du même
mois il fit afficher l’édit qu’il avait dressé à Milan, de concert avec Constantin,
pour rendre à l’Eglise une entière tranquillité. II exhorta même de vive voix
les chrétiens à faire librement l’exercice de leur religion. On peut placer
ici la fin de cette persécution cruelle, qui, commencée en cette même ville le
vingt-troisième de février de l’an 3o3, avait pendant dix ans multiplié le
christianisme en faisant périr des milliers de chrétiens.
MORT DE MAXIMIN
Maximin, couvert de honte et
plein de désespoir, déchargea sa première fureur sur les prêtres de ses dieux,
qui par des oracles imposteurs l’avoient assuré du succès de ses armes: il les
fit tous massacrer. Ensuite, apprenant que Licinius venait à lui avec toutes
ses forces il gagna les défilés du mont Taurus, et essaya de les défendre par
des barricades et des forts qu’il fit élever à la hâte. Enfin, comme le
vainqueur forçait tous les passages, il se renferma dans la ville de Tarse, à
dessein de se sauver en Egypte pour y réparer ses pertes. Eusèbe dit qu'il y
eut un second combat auquel Maximin ne se trouva pas, et que, caché dans la
ville dont il n’osait sortir, il fut dans le temps même de la bataille frappé
de la maladie dont il mourut. Selon Lactance, ce prince, assiégé dans Tarse,
sans espérance de secours et sans autre ressource que la mort, s’il voulait ne
pas tomber entre les mains d’un rival cruel et irrité, se remplit pour la
dernière fois de vin et de viandes, et avala ensuite un breuvage mortel.
Mais la quantité de nourriture
dont il s’était chargé amortit la force du poison, qui, au lieu de lui ôter la
vie sur-le-champ, le jeta dans une longue et douloureuse agonie. Dans cet état
il reconnut le bras de Dieu qui le frappait; il força sa bouche impie à louer
celui à qui il avait fait une guerre sacrilège; il en fit, en faveur des
chrétiens, un édit, dans lequel ce prince malheureux, sous la main de Dieu qui
l’écrase, veut encore conserver la fierté du trône, et pallier, par un préambule
imposant, la mauvaise foi de ses édits précédents. Au reste il accorde sans
réserve aux chrétiens tout ce que Constantin leur avait donné dans ses états,
c’est-à-dire, la permission de relever leurs temples et de rentrer en
possession de tous les biens des églises, de quelque manière qu’ils eussent été
aliénés. Un repentir si forcé et si imparfait ne désarma pas la colère de Dieu.
Pendant quatre jours il fut en proie aux plus affreuses douleurs; il se roulait
sur la terre, il l’arrachait à pleines mains et la dévorait: ses entrailles
étaient embrasées par un feu intérieur qui ne lui laissa au-dehors que les os
desséchés. A force de se frapper la tête contre les murailles, il se fit sortir
les yeux de leur orbite. Les chrétiens regardèrent cet horrible accident comme
une punition de la cruauté exercée sur tant de martyrs, à qui il avait fait
crever les yeux. Alors, tout aveugle qu’il était, il croyait voir le Dieu des
chrétiens environné de ses ministres, et l’entendre prononcer son jugement; il
s’écriait comme un criminel à la torture; il s’excusait sur ses perfides
conseillers; il avouait ses crimes, implorait Jésus-Christ, lui demandait en
pleurant miséricorde. Enfin, au milieu de ces hurlements, aussi affreux que
s’il eût été dans les flammes, il expira par une mort plus terrible encore que
celle de Galère, qu’il avait surpassé en impiété et en barbarie. Il était dans
la neuvième année de son règne, à compter du temps où il avait été fait César,
et dans la sixième depuis qu’il avait pris le titre d’Auguste. Il avait
plusieurs enfants déjà associés à l’empire, et dont on ignore les noms.
La mort de Maximin ne fut pas la
dernière punition qu’exerça sur lui la vengeance divine; elle s’étendit sur sa
mémoire, sur ses officiers sur toute sa famille: il fut vers déclaré ennemi
public par des arrêts infamants, où il était qualifié de tyran impie,
détestable, ennemi de Dieu. Ses images et ses statues, ainsi que celles de ses
enfants, auparavant honorées dans toutes les villes de ses états, furent les
unes mises en pièces, les autres noircies, défigurées et abandonnées à toutes
les insultes du peuple, qui, dès qu’il cesse de trembler, triomphe des tyrans
avec insolence. On mutila ses statues; on prit un plaisir inhumain à les
transformer dans l’état horrible où l’avait mis la maladie. Saint Grégoire
de Nazianze, plus de cinquante ans après, dit
qu’elles portaient encore les marques de son châtiment. Licinius ôta toutes les
charges aux ennemis du christianisme. Ceux qui s’étaient fait un mérite de
tourmenter les chrétiens, et que le tyran avait en récompense comblés de
faveur, furent mis à mort. Peucétius, trois fois
consul avec Maximin et surintendant de ses finances; Culcien,
honoré de plusieurs commandements, et qui, étant gouverneur de la Thébaïde,
avait fait grand nombre de martyrs, furent punis des cruautés dont ils avoient
été les conseillers et les ministres. Théotecne,
ce scélérat dont nous avons parlé, n’évita pas le supplice qu’il méritait.
Maximin avait récompensé ses fourberies par le gouvernement de la Syrie.
Licinius, étant venu à Antioche, fit faire la recherche de ceux qui avoient
abusé de la crédulité du prince; et entre les autres il fit mettre à la torture
les prophètes et les prêtres de Jupiter Philius:
il voulut s’instruire des supercheries dont ils s’étaient servis pour faire
parler ce nouvel oracle. La force des tourments leur arracha l’aveu de toute
l’imposture. Théotecne en était l’artisan
fils furent tous punis de mort, et on commença par Théotecne.
La femme de Maximin fut noyée dans l’Oronte, où elle avait souvent fait
précipiter des femmes chrétiennes. Licinius était sanguinaire; jusque-là il
n’avait puni que des coupables; il y joignit des innocents, qu’il immola à sa
cruauté. Il fit massacrer le fils aîné de Maximin qui n’avait que huit ans, et
sa fille âgée de sept, et déjà fiancée à Candidien. Sévérien, fils du
malheureux Sévère, s’était retiré, après la mort de Galère, dans les états de
Maximin. Fidèle à ce prince, il ne l’avait pas abandonné dans son désastre.
Licinius le fit mourir, sous prétexte qu’après la mort de Maximin il avait voulu
prendre la pourpre. Candidien eut le même sort: mais son histoire est mêlée
avec celle de Valérie, dont je vais raconter les infortunes.
VALÉRIE
Elle était veuve de Galère. Etant
stérile, elle avait eu pour son mari la complaisance d’adopter Candidien, né
d’une concubine, et que son père aimait au point le destiner à l’empire. Ce
prince, en mourant, avait remis sa femme et ce fils entre les mains de
Licinius, en le priant de leur servir de protecteur et de père. Prisca, femme
de Dioclétien et mère de Valérie, accompagna sa fille; elle s’était attachée à
sa fortune; elle la suivit jusque sur l’échafaud. L’histoire ne nous dit point
pourquoi elle vécut séparée de son mari, depuis qu’il eut quitté la puissance
souveraine. Peut-être, moins philosophe que Dioclétien, préféra-t-elle la cour
de Galère aux jardins de Salone, et voulut-elle rester du moins auprès du
trône, dont elle était descendue à regret: Il parait, d’un autre côté, que son
mari l’oublia avec l’empire; et dans les traverses qu’essuyèrent ensemble ces
deux princesses, l’histoire ne donne des larmes à Dioclétien que pour sa fille.
Licinius ne se vit pas plus tôt
maître du sort de Valérie, qu’il lui proposa de l’épouser : c’était un prince
esclave de la volupté et de l’avarice. Valérie était belle, et elle donnait à
un second mari de grands droits sur l’héritage du premier. Mais, insensible à
l’amour, et trop fière pour choquer la bienséance qui ne permet-toi pas aux
impératrices de passer à de secondes noces, elle se déroba de la cour de Licinius
avec Prisca et Candidien. Elle crut se mettre à l’abri d’une poursuite
importune en se réfugiant auprès de Maximin. Celui-ci avait une femme et des
enfants. D’ailleurs, comme il était fils adoptif de Galère, il avait
jusqu’alors regardé Valérie comme sa mère. Mais c’était une âme brutale et
emportée, qui prit feu aussitôt avec beaucoup plus de violence que Licinius.
Valérie était encore dans l’année de son deuil : il la fait solliciter par ses
confidents; il lui déclare qu’il est prêt à répudier sa femme, si elle consent
à en prendre la place. Elle répond avec liberté qu’encore enveloppée d’habits
de deuil, elle ne peut songer au mariage; que Maximin devoir se souvenir que le
mari de Valérie était son père, dont les cendres n’étaient pas refroidies; qu’il
ne pouvait, sans une cruelle injustice, répudier une épouse dont il était aimé,
et qu’elle ne pourrait elle-même se flatter d’un meilleur traitement; qu’enfin
ce serait une démarche déshonorante et sans exemple qu’une femme de son rang
s’engageât dans un second mariage. Cette réponse ferme et généreuse, portée à
Maximin, le mit en fureur; il proscrit Valérie, s’empare de ses biens, lui ôte
tous ses officiers, fait mourir ses eunuques dans les tourments, la bannit avec
sa mère, la promène d’exil en exil; et, pour ajouter l’insulte à la
persécution, il fait condamner à mort, sous une fausse accusation d’adultère,
plusieurs dames de la cour liées d’amitié avec Prisca et Valérie.
Il y en avait une très distinguée
par sa naissance, et d’un âge avancé. Valérie la respectait comme une seconde
mère. C’était à ses conseils que Maximin attribuait le refus qui le
désespérait. Il charge le président Eratinée de
lui faire subir une mort déshonorante. Il en joignit à celle-là deux autres
également nobles, dont l’une avait sa fille à Rome entre les vestales, et
l’autre était femme d’un sénateur. Ces deux dernières avoient eu le malheur de
plaire à Maximin par leur beauté; il les punissait de leur résistance : on les
traîna toutes trois devant un tribunal, où leur condamnation était déjà
arrêtée. On n’avait trouvé pour se prêter à cette accusation qu’un juif accusé
lui-même d’autres crimes et qui se laissa suborner par la promesse de
l’impunité. C’était à Nicée que se jouait cette sanglante tragédie. Le juge,
qui craignait l’indignation du peuple, se transporta hors de la ville avec une
nombreuse escorte de soldats, de peur d’être lapidé. On met l’accusateur à la
torture; il persiste comme il en était convenu. Les accusées voulaient
répondre; les bourreaux leur ferment la bouche à grands coups de poing; la
sentence est prononcée; on les conduit au supplice entre deux haies d’archers.
Tout retentissait de sanglots et de gémissements; et ce qui redoublait la
compassion et les larmes des assistants, c’était la vue du sénateur dont je
viens de parler. Bien instruit de la fidélité de sa femme, qui en était la
malheureuse victime, il eut la généreuse fermeté de l’assister au supplice et
de recueillir ses derniers soupirs. Après qu’on leur eut tranché la tête, on
voulait les laisser sans sépulture; mais leurs amis enlevèrent leurs corps
pendant la nuit. On ne tint pas la parole donnée à ce misérable Juif qui les
avait accusées. Ayant été mis en croix, par une perfidie dont la sienne était
digne, il révéla à haute voix tout ce mystère d’iniquité, et mourut en
protestant de leur innocence.
Cependant Valérie, reléguée dans
les déserts de la Syrie, trouva moyen d’instruire de ses malheurs Dioclétien
son père, qui vivait encore. Il envoie aussitôt des exprès à Maximin pour le
prier de lui rendre sa fille. On ne l’écoute pas : il redouble ses instances à
plusieurs reprises, et toujours inutilement. Enfin il dépêche un de ses
parents, officier considérable, pour rappeler à Maximin tout ce qu’il devait à
Dioclétien, et lui demander cette justice comme un effet de reconnaissance. Cet
officier ne peut rien obtenir. Ce fut alors que le malheureux père succomba à
sa douleur, comme je l’ai déjà raconté.
Maximin ne cessa point de
persécuter Valérie. Cependant, même après sa défaite, lorsqu’il voyait sa perte
inévitable, et que sa rage n’épargnait pas jusqu’aux prêtres de ses dieux, il
n’osa lui ôter la vie. Candidien s’était séparé d’elle pour quelque raison
qu’on ignore; elle le crut mort pendant quelque temps. Mais, ayant appris qu’il
était vivant, et que Licinius était dans Nicomédie, elle vint avec sa mère
rejoindre ce jeune prince; et sans se faire connaitre, les deux princesses,
sous un habit déguisé, se mêlèrent parmi les domestiques de Candidien pour
attendre ce que la révolution nouvelle produirait dans sa fortune. Candidien,
alors âgé de seize ans, s’étant présenté devant Licinius à Nicomédie, donna de
la jalousie à ce vieillard défiant, qui crut s’apercevoir que le fils de Galère
s’attirait trop de considération, et le fit secrètement assassiner. Valérie
prit aussitôt la fuite; le reste de sa vie ne fut qu’une course continuelle.
Errante pendant quinze mois en diverses provinces, dans l’habillement le plus
propre à cacher sa condition, elle fut enfin reconnue à Thessalonique vers le
commencement de l’an 315, et arrêtée avec sa mère. Ces deux infortunées
princesses, qui n’avaient d’autre crime que leur condition et la chasteté de
Valérie, furent condamnées à mort par les ordres de l’injuste et impitoyable
Licinius; et conduites au supplice au milieu des larmes inutiles de tout un
peuple, elles eurent la tête tranchée: leurs corps furent jetés dans la mer.
Quelques auteurs ont prétendu qu’elles étaient chrétiennes, et que Dioclétien
les avait contraintes d’offrir de l’encens aux idoles; si cette opinion, qui
n’a rien d’assuré, est véritable, leur religion a été pour elles la plus solide
consolation dans leurs malheurs, comme leurs malheurs ont pu être le moyen le
plus efficace pour expier la faiblesse avec laquelle elles avoient trahi leur
religion.
La révolution des jeux séculaires
tombait sur cette année; c’était la cent dixième depuis qu’ils avoient été
célébrés par Sévère sous le consulat de Cilon et
de Libon en 204. Ceux de l’empereur
Philippe n’avoient été qu’une fête extraordinaire pour solenniser la millième
année depuis la fondation de Rome. L’ordre des cent dix ans anciennement établi
subsistait toujours. Constantin laissa passer le temps de cette cérémonie
superstitieuse sans la renouveler. Zosime en fait de grandes plaintes; il
attribue à cette omission la décadence de l’empire, dont la prospérité, dit-il,
était attachée à la célébration de ces jeux.
La mort de Maximin ne laissait
plus de prince ennemi du christianisme. Les églises s’élevaient, le culte divin
se célébrait en liberté, et la piété libérale de Constantin y ajoutait l’éclat
et la magnificence. Les païens, jaloux de cette gloire, firent courir un
prétendu oracle en vers grecs, qui portait que la religion chrétienne ne
durerait que 365 ans; ils débitaient que Jésus-Christ avait été un homme simple
et sans malice; mais que Pierre était un magicien qui par ses enchantements
avait ensorcelé l’univers et réussi à faire adorer son maître; qu’après 365 ans
le charme cesserait. Ces chimériques impostures n’alarmèrent pas les défenseurs
du christianisme; c’étaient des cris impuissants de l’idolâtrie terrassée.
L’Eglise chrétienne, qui s’était accrue malgré toutes les puissances humaines,
protégée alors par les souverains, n’avait de blessures à craindre que de la
part de ses enfants; et comme sa destinée est de combattre et de vaincre sans
cesse, n’ayant plus de guerre étrangère à soutenir, elle fut attaquée dans son
propre sein par des ennemis d’autant plus acharnés que c’étaient des sujets
rebelles. Je parle des donatistes, dont je vais reprendre l’histoire dès
l’origine. Comme c’est ici la première occasion qui se présente de parler de
matières ecclésiastiques, je me crois obligé d’avertir le lecteur que, dans
tout le cours de cet ouvrage, je ne les traiterai qu’autant qu’elles auront d’influence
sur l’ordre civil.
Les empereurs devenus chrétiens
ne sont que trop entrés dans les querelles théologiques; ils y entraînent leur
historien malgré lui. J’éviterai les détails étrangers à mon objet, et je
laisserai le fond des discussions à l’histoire de l’Eglise, à la quelle seule
il appartient de décider souverainement ces questions.
Depuis l’abdication de Maximin,
les troubles de l’empire avaient fait cesser la persécution en Afrique.
L’église de cette province commençait à jouir du calme, lorsque l’hypocrisie,
l’avarice, l'ambition, soutenues par la vengeance d’une femme puissante et
irritée, y excitèrent une nouvelle tempête. Par l’édit de Dioclétien il y
allait de la vie pour les magistrats des villes qui n’arracheraient pas aux
chrétiens ce qu’ils avoient des saintes Ecritures. Ainsi La recherche en était
exacte et rigoureuse. Un grand nombre de fidèles et même d’évêques eurent la
faiblesse de les livrer; on les appela traditeurs. Mensurius, évêque de
Carthage, était recommandable par sa vertu: Donat, évêque des Cases-Noires en
Numidie, l’accusa pourtant de ce crime; et quoiqu’il n’eut pu l’en convaincre,
il se sépara de sa communion. Mais ce schisme fit peu d’éclat jusqu’à la mort
de Mensurius. Celui-ci fut mandé à la cour de Maxence pour y rendre compte de
sa conduite. On lui imputait d’avoir caché dans sa maison et d’avoir refusé aux
officiers de justice un diacre nommé Félix, accusé d’avoir composé un libelle
contre l’empereur. En partant de Carthage, il mit les vases d’or et d’argent
qui servaient au culte divin en dépôt entre les mains de quelques anciens, et
il en laissa le mémoire à une femme avancée en âge, dont il connaissait la
probité, avec ordre de le remettre à son successeur, s’il ne revenait
pas de ce voyage. Il mourut dans le retour. Les évêques de la
province d’Afrique mirent, en sa place Cécilien, diacre de l’église de
Carthage, qui fut élu par le suffrage du clergé et du peuple, et ordonné par
Félix, évêque d’Aptunge. Le nouvel évêque commença
par redemander les vases dont l’état lui avait été remis. Les dépositaires, au
lieu de les rendre, aimèrent mieux contester à Cécilien la validité de son
ordination. Ils furent appuyés de deux diacres ambitieux, Botrus et Céleusius,
irrités de la préférence qu’on lui avait donnée sur eux. Mais le principal
ressort de toute cette intrigue était une Espagnole établie à Carthage, nommée
Lucille, noble, riche, fausse dévote, et par conséquent orgueilleuse. Elle ne
pouvait pardonner à Cécilien une réprimande qu’il lui avait faite sur le culte qu’elle
rendit à un prétendu martyr qui n’avait pas été reconnu par l’Eglise. Cette
femme si délicate sur l’honneur d’une relique équivoque, ne se fit point de
scrupule d’employer contre son évêque tout ce qu’elle avait de crédit, de
richesses et de malice. Toute cette cabale, soutenue par Donat des
Cases-Noires, écrivit à Second, évêque de Tigisi et
primat de Numidie, pour le prier de venir à Carthage avec les évêques de sa
province. On s’attendait bien à trouver dans ce prélat une grande disposition à
condamner Cécilien. Second lui en voulait de ce qu’il s’était fait ordonner par
Félix plutôt que par lui, et les autres trouvaient mauvais qu’il ne les eût pas
appelés à cette ordination. Avant même qu’elle fût faite, Second avait envoyé à
Carthage plusieurs de ses clercs, qui, ne voulant pas communiquer avec les
clercs de la ville, s’étaient logés chez Lucille, et avoient nommé un visiteur
du diocèse.
Les évêques de Numidie, ayant
leur primat à leur tête, ne tardèrent pas à se rendre à Carthage au nombre de
soixante-dix. Ils s’établirent chez les ennemis de l’évêque; et au lieu de
s’assembler dans la basilique, où tout le peuple avec Cécilien les attendait,
ils tinrent leur séance dans une maison particulière. Là ils citèrent Cécilien.
Il refusa de comparaitre devant une assemblée si irrégulière. D’ailleurs il
était retenu par son peuple qui ne voulait pas l’exposer à l’emportement de ses
ennemis. Ils le condamnèrent comme ordonné par des traditeurs, et enveloppèrent
dans sa condamnation ceux qui l’avoient ordonné; on déclara qu’on ne
communiquerait ni avec eux ni avec Cécilien. Ce qu’il y a de remarquable, c’est
que les principaux de ces évêques si zélés contre les traditeurs s’étaient
avoués coupables du même crime dans le concile de Cirthe,
tenu sept ans auparavant, et s’en étaient mutuellement donné l’absolution.
Le siège de Carthage étant ainsi
déclaré vacant, la cabale élut pour le remplir, Majorin, domestique de Lucille,
et qui avait été lecteur dans la diaconie de Cécilien. Lucille acheta cette
place en donnant aux évêques quatre cents bourses, pour être, disait-elle,
distribuées aux pauvres; mais ils les partagèrent entre eux pour mieux suivre
la vraie intention de celle qui les donnait. Ils écrivirent en même temps par
toute l’Afrique afin de détacher les évêques de la communion de Cécilien. La
calomnie, qui naît bien vite de la chaleur des querelles, fut aussitôt mise en
œuvre. Ils accusaient les adversaires d’avoir assassiné un des leurs à Carthage
avant l’ordination de Majorin. Les lettres d’un concile si nombreux divisèrent
les églises d’Afrique; mais Cécilien n’en fut pas alarmé, étant uni de
communion avec toutes les autres églises du monde, et principalement avec
l’église romaine, en qui réside de tout temps la primauté de la chaire
apostolique.
Peu de temps après l’ordination
de Majorin, Constantin s’étant rendu maître de l’Afrique, fit distribuer des
aumônes aux églises de cette province. Il était déjà instruit des troubles
excités par les schismatiques, et il les excluait de ses libéralités. La jalousie
qu’ils en conçurent aiguisa leur malice. Accompagnés d’une foule de peuple
qu’ils avoient séduit, ils viennent avec grand bruit présenter au
proconsul Anulin un mémoire rempli de
calomnies contre Cécilien, et une requête à l’empereur, par laquelle ils
demandaient pour juges des évêques de Gaule. Ceux-ci semblaient en effet les
plus propres à faire dans cette querelle la fonction de juges, parce qu’il n’y
avait point parmi eux de traditeurs, la Gaule ayant été à l’abri de la
persécution sous le gouvernement de Constantius et de Constantin; l’empereur
prit connaissance de ces pièces, et ordonna au proconsul de signifier à
Cécilien et à ses adversaires, qu’ils eussent à se rendre à Rome avant le
deuxième d’octobre de cette année 313, pour y être jugés par des évêques. Il
écrivit en même temps au pape Miltiade et à trois évêques de Gaule, célèbres
par leur sainteté et par leur savoir, les priant d’entendre les deux parties et
de prononcer. Il envoya au pape le mémoire et la requête des schismatiques. Les
trois évêques de Gaule étaient Rhéticius d’Autun,
Marin d’Arles, et Maternus de Cologne. Le
pape leur joignit quinze évêques d’Italie. Cécilien avec dix évêques
catholiques, et Donat à la tête de dix autres de son parti, arrivèrent à Rome
au temps marqué.
Le concile s’ouvrit le deuxième
d’octobre dans le palais de l’impératrice Fausta, nommé la maison de Latran. Le
pape y présida; les trois évêques de Gaule étaient assis ensuite, après eux les
quinze évêques d’Italie. Il ne dura que trois jours, et tout se passa dans la
forme la plus régulière. Dès la première session, les accusateurs ayant refusé
de parler, Donat, convaincu lui-même de plusieurs crimes par Cécilien, se
retira avec confusion et ne reparut plus devant le concile. Dans les deux
autres sessions on examina l’affaire de Cécilien; on déclara illégitime et
irrégulière l’assemblée des soixante et dix évêques numides; mais on ne voulut
pas entrer en discussion sur Félix d’Aptunge :
outre que cet examen était long et difficile, on décida qu’il était inutile
dans la cause présente, puisque, supposé même que Félix fût traditeur, n’étant
point déposé de l’épiscopat, il avait pu ordonner Cécilien. On prit dans le
jugement le parti le plus doux; ce fut de déclarer Cécilien innocent et bien
ordonné, sans séparer de la communion ses adversaires. Le seul Donat fut
condamné sur ses propres aveux, et comme auteur du trouble. On rendit compte à
Constantin de ce qui s’était passé, et on lui envoya les actes du concile.
Miltiade ne survécut pas longtemps; il mourut le 10 janvier de l’année
suivante, et Sylvestre lui succéda.
Il eût été de la prudence
chrétienne, dit un pieux et savant moderne, de ne pas montrer à un empereur
nouvellement converti les dissensions de l’Eglise. Les donatistes n’eurent pas
cette discrétion. Cependant un tel scandale n’ébranla pas la foi de Constantin;
mais on voit, par sa conduite en toute cette affaire, qu’il n’était pas encore
parfaitement instruit de la discipline de l’Eglise. Ce prince aimait la paix;
il la voulait sincèrement procurer; mais, trompé par les partisans secrets que
les donatistes d’abord, et ensuite les ariens a voient à la cour, il croyait
souvent la trouver où elle n’était pas; plus ardent à chercher la lumière que
ferme à la suivre quand il l’avait une fois connue. Après le concile Donat ne
put obtenir la permission de retourner en Afrique, même sous la condition qu’il
n’approcherait pas de Carthage. Pour l’en consoler, Filumène son
ami, qui était en crédit auprès de l’empereur, persuada à ce prince de retenir
aussi Cécilien à Bresce en Italie pour le
bien de la paix. Constantin envoya encore deux évêques à Carthage pour
reconnaitre de quel côté était l’église catholique. Après quarante jours
d’examen et de discussions où les schismatiques montrèrent leur humeur
turbulente, ces évêques prononcèrent pour le parti de Cécilien. Donat, afin de
ranimer le sien par sa présence, retourna à Carthage contre l’ordre de
l’empereur. Cécilien ne l’eut pas plus tôt appris, qu’il en fit autant, pour
défendre son troupeau.
La décision du concile de Rome,
loin de fermer la bouche aux schismatiques, leur fit jeter les plus grands
cris. Comme, pour de bonnes raisons, on n’avait pas jugé à propos d’entrer dans
l’examen de la personne de Félix d’Aptunge , ils
se plaignaient que leur cause, abandonnée à un petit nombre de juges, n’eût pas
été entendue; ils représentaient ce concile comme une cabale; ils publiaient
que les évêques, renfermés en particulier, avoient prononcé selon leurs
passions et leurs intérêts. L’empereur, pour leur ôter tout prétexte, consentit
à faire examiner, dans un concile plus nombreux, la cause de Félix et
l’ordination de Cécilien; et comme ils avoient demandé pour juges des évêques
de Gaule, il choisit la ville d’Arles. Pour avérer la conduite de Félix pendant
la persécution, et décider s’il avait véritablement livré les saintes
Ecritures, il fallait des informations faites sur les lieux. L’empereur en
chargea Elien, proconsul d’Afrique en cette année 314. L’affaire fut instruite
juridiquement et avec exactitude. Le quinzième de février on entendit des
témoins, on interrogea les magistrats et les officiers d’Aptunge;
on reconnut l’innocence de Félix et la fourberie des adversaires, qui avoient
falsifié des actes et des lettres. Un secrétaire du magistrat, nommé Ingentius, dont ils s’étaient servis, découvrit toute
l’imposture; et le procès-verbal, dont il nous reste encore une grande partie,
fut envoyé à l’empereur.
Pendant qu’on préparait par cette
procédure les matières qui dévoient être traitées dans le concile, Constantin
convoquait les évêques. Il chargea Ablavius,
vicaire d’Afrique, d’enjoindre à Cécilien et à ses adversaires de se rendre
dans la ville d’Arles avant le premier d’août, avec ceux qu’ils choisiraient
pour les accompagner. Il lui ordonne de leur fournir des voitures par
l’Afrique, la Mauritanie et l’Espagne, et de leur recommander de mettre ordre
avant leur départ au maintien de la discipline et de la paix pendant leur
absence. Il déclare que son intention est de faire donner dans ce concile une
décision définitive, et que ces disputes de religion ne sont propres qu’à
attirer la colère de Dieu sur ses sujets et sur lui-même. L’empereur écrivit en
même temps une lettre circulaire aux évêques. Nous avons celle qui fut envoyée
à Chrestus, évêque de Syracuse. Le prince y
expose ce qu’il a déjà fait pour la paix, l’opiniâtreté des donatistes, sa
condescendance à leur procurer un nouveau jugement; il ajoute ensuite: «Comme nous
avons convoqué les évêques d’un grand nombre de lieux différents pour se rendre
à Arles aux calendes d’août, nous avons cru devoir aussi vous mander de vous
rendre au même lieu dans le même terme, avec deux personnes du second ordre,
telles que vous jugerez à propos de les choisir, et trois valets pour vous
servir dans le voyage. Latronien, gouverneur de
Sicile, vous fournira une voiture publique.» On voit avec quelle facilité on
pouvait alors assembler des conciles, et le peu qu’il en coutait à l’empereur
pour les frais du voyage des évêques.
Le concile commença le premier
jour du mois d’août. Marin, évêque d’Arles, y présida. Le pape y envoya deux
légats : c’étaient les prêtres Claudianus et Vitus. On a, dans la lettre synodale, la souscription de
trente-trois évêques, dont seize étaient de Gaule. Il y en avait sans doute un
plus grand nombre; mais leurs souscriptions sont perdues. Constantin n’y
assista pas; il était occupé de la guerre contre Licinius. On examina les
accusations contre Cécilien, et surtout la cause de Félix. On ne trouva point
de preuve que celui-ci eût livré les livres saints. Après un mûr examen, tous
deux furent déclarés innocents, et leurs accusateurs, les uns renvoyés avec
mépris, les autres condamnés. Cette sainte assemblée fit encore, avant que de
se séparer, d’excellents canons de discipline. Les évêques écrivirent au pape,
qu’ils appellent leur très cher frère, une lettre synodale, où ils lui rendent
compte de leur jugement et de leurs décrets, afin qu’il les fasse publier dans
les autres églises.
Un petit nombre de schismatiques,
qui s’étaient égarés de bonne foi, rentrèrent dans le sein de l’église
catholique, en se réunissant avec Cécilien. Les autres osèrent appeler de la
sentence du concile à l’empereur. Il en fut indigné, et le témoigna dans une
lettre qu’il écrivit aux évêques avant qu’ils fussent sortis d’Arles. Ils
attendent, dit-il, le jugement d’un homme qui attend lui-même le
jugement de Jésus-Christ. Quelle impudence! interjeter appel d'un concile à
l’empereur comme d’un tribunal séculier! Il menace de faire amener à
sa cour ceux qui ne se soumettront pas, et de les y retenir jusqu’à la mort. Il
déclare qu’il a donné ordre au vicaire d’Afrique de lui envoyer sous bonne
garde les réfractaires; il exhorte pourtant les évêques à la charité et à la
patience, et leur donne congé de retourner dans leur diocèse, après qu’ils
auront fait leurs efforts pour ramener les opiniâtres. Les plus séditieux
furent conduits à la cour par des tribuns et des soldats. Les autres retournèrent
en Afrique, et furent, aussi-bien que les évêques catholiques, défrayés dans le
retour par la générosité de Constantin.
CONSTANTIN . LIVRE TROISIÈME
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HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |