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LIBRAIRIE FRANÇAISE

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

 

 

CONSTANTIN PREMIER, DIT LE GRAND,

ET SON RÈGNE

274-337

LIVRE DEUXIÈME

 

AN. 312

Depuis près de trois siècles la religion chrétienne, toujours prêchée et toujours proscrite, croissant au milieu des supplices, et tirant de nouvelles forces de ses propres pertes, avait passé par toutes les épreuves qui pouvaient en constater la divinité. Elle s’était affermie par les moyens les plus sûrs que les hommes puissent employer pour détruire ce qui n’est que leur ouvrage; et son établissement était un prodige dont Dieu avait prolongé la durée afin de le rendre visible aux siècles à venir les plus éloignés. Quand le christianisme n’eut plus besoin de persécutions pour prouver sa céleste origine, les persécuteurs devinrent chrétiens, les princes se soumi­rent au joug de l’Evangile; et l’on peut dire que le miracle de la conversion de Constantin fit cesser sur la terre un plus grand miracle. Nous allons voir la croix placée sur la tête des empereurs, et révérée de tout l’empire; l’Eglise appelant à haute voix et sans crainte tous les peuples de la terre; le paganisme détruit sans être persécuté. Ces grands changements furent le fruit de la victoire de Constantin.

 Au commencement de l’an 312, Maxence s’était déclaré consul pour la quatrième fois sans collègue. Constantin, ayant pris pour la seconde fois le même titre avec Licinius, passa promptement les Alpes, et parut devant Suze lorsqu’on le croyait encore fort éloigné. Cette place couvrait l’entrée de l’Italie. Située au pied de ces hautes montagnes, elle était forte d’assiette, défendue par de bonnes murailles, par des habitants guerriers et par une nombreuse garnison. Le prince, pour n’être pas arrêté dès les premiers pas, offrit la paix aux habitants. Ils la refusèrent, et s’en repentirent le jour même. Constantin fait mettre le feu aux portes et planter les échelles contre les murs. Tandis qu’une partie de ses soldats lance une grêle de pierres et de traits sur ceux qui bordent la muraille, les autres montent à l’escalade, et abattent à coups de piques et d’épées tous ceux qui osent les attendre. En un moment la ville est prise; et le vainqueur, à ce premier exemple de valeur, capable d’effrayer l’Italie, en voulut joindre un de clémence propre à la charmer. Il fit grâce aux habitants. Mais le feu, plus opiniâtre que sa colère, s’était déjà répandu bien loin; tout ce que l’épée épargnent allait être la proie des flammes. Constantin, alarmé pour des ennemis dont cet instant lui faisait des sujets, fait travailler tous ses soldats, et travaille lui-même à éteindre l’incendie. Sa bonté parait encore plus active que sa bravoure; et les habitants de Suze, doublement sauvés en même temps que vaincus, pleins d’admiration et de reconnaissance, lui donnent leur cœur, et achèvent la conquête.

Il marche vers Turin. Dans la plaine de cette ville se présente un grand corps de troupes, dont la cavalerie toute couverte de fer, hommes et chevaux, semblait invulnérable. Cette vue , loin d’intimider les prince et les soldats, les anime en leur montrant un péril digne de leur courage. La bataille des ennemis était triangulaire. La cavalerie formait la pointe : les deux ailes, composées d’infanterie, se repliaient en arrière et se prolongeaient à une grande profondeur. Les cavaliers dévoient donner tête baissée dans le centre de l’armée, ennemie, la percer tout entière, et, tournant bride ensuite, marcher sur le ventre à tout ce qu’ils rencontreraient. En même temps les deux ailes d’infanterie dévoient se déployer et envelopper l’armée de Constan­tin, déjà rompue par la cavalerie. Le prince, qui avait le coup-d’œil militaire, comprit le dessein des ennemis à l’ordre de leur bataille. Il place des corps à droite et à gauche pour faire face à l’infanterie et arrêter ses mouvements. Pour lui, il se met au centre en tête de celte redoutable cavalerie. Quand il la voit sur le point de heurter le front de son armée, au lieu de lui résister, il ordonne à ses troupes de s’ouvrir: c’était un torrent qui n’avait de force qu’en ligne droite: le fer dont elle étroit revêtue ôtait toute souplesse aux hommes et aux chevaux. Mais dès qu’il la voit engagée entre ses escadrons, il la fait enfermer et attaquer de toutes parts, non pas à coups de lances et d’épées, on ne pouvait percer de tels ennemis, mais à grands coups de masses d’armes. On les assommait, on les écrasait sur la selle de leurs chevaux, on les renversait sans qu’ils pussent ni se mouvoir pour se défendre, ni se relever quand ils étaient abattus. Bientôt ce ne fut plus qu’une horrible confusion d’hommes, de chevaux, d’armes, amoncelés les uns sur les autres. Ceux qui échappèrent à ce massacre voulurent se sauver à Turin avec l’infanterie, mais ils en trouvèrent les portes fermées; et Constantin, qui les poursuivit l’épée dans les reins, acheva de les tailler en pièces au pied des murailles.

Cette victoire, qui ne coûta point de sang au vainqueur, lui ouvrit les portes de Turin. La plupart des autres places entre le Pô et les Alpes lui envoyèrent des députés pour rassurer de leur soumission; toutes s’empressaient de lui offrir des vivres. Sigonius, sur un passage de saint Jérôme, conjecture que Verceil fit quelque résistance, et que cette ville fut alors presque détruite. Il n’en est point parlé ailleurs. Constantin alla à Milan, et son entrée devint une espèce de triomphe par la joie et les acclamations des habitants, qui ne pouvaient se lasser de le voir et de lui applaudir, comme au libérateur de l’Italie.

Au sortir de Milan, où il était resté quelques jours pour donner du repos à ses troupes , il prit la route de Vérone. Il savait qu’il y trouverait rassemblées les plus grandes forces de Maxence, commandées par les meilleurs capitaines de ce prince et par son préfet du prétoire, Ruricius Pompeianus, le plus brave et le plus habile général que le tyran eût à son service. En passant auprès de Bresce, Constantin rencontra un gros corps de cavalerie, qui prit la fuite au premier choc et alla rejoindre l’armée de Vérone. Ruricius n’osa tenir la campagne; il se renferma avec ses troupes dans la ville. Le siège en était difficile: il fallait passer l’Adige, et se rendre maître du cours de ce fleuve qui portait l’abondance à Vérone: il était rapide, plein de gouffres et de rochers, et les ennemis en gardaient les bords. Constantin trompa pourtant leur vigilance: étant remonté fort au-dessus de la ville, jusqu’à un endroit où le trajet était praticable, il y fît passer à leur insu une partie de son armée. A peine le siège fut-il formé, que les assiégés firent une vigoureuse sortie, et furent repoussés avec tant de carnage, que Ruricius se vit obligé de sortir secrètement de la ville pour aller chercher de nouveaux secours.

Il revint bientôt avec une plus grosse armée, résolu de faire lever le siège ou de périr. L’empereur, pour ne pas donner aux assiégés la liberté de s’échapper, ou même de l’attaquer en queue pendant le combat, laisse devant la ville une partie de ses troupes, et marche avec l’autre à la rencontre de Ruricius. Il range d’abord son armée sur deux lignes : mais, ayant observé que celle des ennemis était plus nombreuse, il met la sienne sur une seule ligne, et fait un grand front, de peur d’être enveloppé. Le combat commença sur le déclin du jour et dura fort avant dans la nuit. Constantin y fit le devoir de général et de soldat. Il se jette au plus fort de la mêlée; et, profitant des ténèbres pour courir, sans être retenu, où l’emportait sa valeur, il perce, il abat, il terrasse; on ne le reconnait qu’à la pesanteur de son bras: le son des instruments de guerre, le cri des soldats, le cliquetis des armes, les gémissement des blessés, les coups guidés par le hasard, tant d’horreurs augmentées par celle d’une nuit épaisse, ne troublent point son courage. L’armée de secours est entièrement défaite; Ruricius y perd la vie: Constantin, hors d’haleine, couvert de sang et de poussière, va rejoindre les troupes du siège, et reçoit de ses principaux officiers, qui s’empressent avec des larmes de joie de baiser ses mains sanglantes, des reproches d’autant plus flatteurs qu’ils sont mieux mérités.

Pendant le siège de Vérone, Aquilée et Modène furent attaquées : elles se rendirent avec plusieurs autres villes en même temps que Vérone. L’empereur accorda la vie aux habitants, mais il les obligea de rendre leurs armes; et pour s’assurer de leurs personnes, il les mit sous la garde de ses soldats. Comme ils étaient en plus grand nombre que les vainqueurs, on crut nécessaire de les enchaîner, et on manquait de chaînes. Constantin leur en fit faire de leurs propres épées, qui, forgées pour leur défense, devinrent les instruments de leur servitude.

Après tant d’heureux succès, rien n’arrêta sa marche jusqu’à la vue de Rome. Il parait seulement, par un mot de Lactance, qu’aux approches de cette ville il éprouva quelque revers; mais que sans perdre courage, et déterminé à tout événement, il marcha en avant et vint camper vis-à-vis du Ponte-Mole, nommé alors le pont Milvius. C’est un pont de pierre de huit arches sur le Tibre, à deux milles au-dessus de Rome, dans la voie Flaminia, par laquelle venait Constantin. Il avait été construit en bois dès les premiers siècles de la répu­blique; il fut rebâti en pierre par le censeur Emilius Scaurus, et rétabli par Auguste. Il subsiste encore aujourd’hui, ayant été réparé par le pape Nicolas V—au milieu du quinzième siècle.                               .

Tout ce que craignait Constantin, c’était d’être obligé d’assiéger Rome, bien pourvue de troupes et de toutes sortes de munitions; et de faire ressentir les calamités de la guerre à un peuple dont il voulait se faire aimer. Maxence, soit par lâcheté, soit par une crainte superstitieuse, se tenait renfermé; on lui avait prédit qu’il périrait s’il sortait hors des portes de la ville: il n’osait même quitter son palais que pour se transporter aux jardins délicieux de Salluste. Cependant, affectant une fausse confiance, il n’avait rien retranché de ses débauches ordinaires. Par une précaution frivole, il avait supprimé toutes les lettres qui annonçaient ses infortunes; il supposait même des victoires pour amuser le peuple; et ce fut apparemment dans ce temps-là qu’il se fit décorer tant de fois du titre d’imperator, qui lui est donné pour la onzième fois sur un marbre antique: vanité ridicule, qui donne à la postérité, plus exactement que l’histoire même, le calcul de ses pertes. Quelquefois il protestait hautement que tous ses désirs étaient de voir son rival au pied des murs de Rome, se flattant sans doute de lui débaucher son armée, et peu capable de sentir la différence qu’il devait y avoir entre les troupes de Sévère ou de Galère et des soldats conduits par Constantin et par la victoire. Il s’en fallait bien qu’il fût aussi tranquille qu’il affectait de le paraitre. Deux jours avant la bataille, effrayé par des présages et par des songes que sa timidité interprétait d’une manière funeste, il quitta son palais, et alla s’établir avec sa femme et ses enfants dans une maison particulière. Cependant son armée sortit de Rome et se posta vis-à-vis de celle de Constantin, le Ponte-Mole entre deux.

Ce dut être alors que Maxence fit jeter un pont de bateaux sur le fleuve, au-dessus du Ponte-Mole, apparemment vers l’endroit appelé les Roches rouges, à neuf milles de Rome. C’était le lieu qu’il avait choisi pour combattre, soit que le poste lui, parût plus avantageux , soit pour obliger ses troupes à faire de plus grands efforts en leur rendant la retraite plus difficile, soit que, se défiant des Romains, il voulût livrer la bataille hors de leur vue. Ce pont était construit de manière qu’il pouvait s’ouvrir ou se rompre en un moment, n’étant lié par le milieu que par crampons de fer, qu’il était aisé de détacher. C’était, en cas de  défaite, un moyen de faire périr l’armée victorieuse dans le temps même de la poursuite. Des ouvriers cachés dans les bateaux dévoient ouvrir le pont, dès que Constantin et ses troupes seraient dessus, pour les précipiter dans le fleuve. Quelques modernes, fondés sur récit le que Lactance, les panégyristes et Prudence font de celte bataille, nient l’existence de ce pont; ils prétendent que ce fut du pont Milvius que Maxence, dans sa déroute, tomba dans le Tibre, soit qu’il l’eût lui-même fait rompre avant l’action, comme Lactance semble le dire, soit que la foule des fuyards l’en ait précipité. Mais nous suivrons ici Eusèbe et Zosime, qui décrivent en termes précis ce pont de bateaux, et dont le témoignage, très considérable en lui-même, surtout quand ils s’accordent ensemble, est ici appuyé parle plus grand nombre des auteurs.

La nuit qui précéda la bataille, Constantin fut averti en songe de faire marquer les boucliers de ses soldats du monogramme de Christ. Il obéit, et dès le point du jour ce victorieux caractère, imprimé par son ordre, parut sur les boucliers, sur les casques, et fit passer dans le cœur des soldats une confiance toute nouvelle.

Le vingt-huitième d’octobre Maxence entrait la septième année de son règne. Si l’on en veut croire Lactance, tandis que les deux armées étoilent aux mains, ce prince, encore renfermé dans Rome, célébrait l’anniversaire de son avènement à l’empire en donnant des jeux dans le Cirque; et il ne fallut rien moins que les clameurs et les reproches injurieux du peuple pour le forcer à s’aller mettre à la tête de ses troupes. Mais les deux panégyristes, dont l’un parlait l’année suivante en présence de Constantin, et qui tous deux ne négligent rien de ce qui peut flétrir la mémoire du vaincu, ne lui imputent pas cet excès de lâcheté; Zosime s’accorde ici avec eux. Je vais donc suivre leur récit, comme le plus vraisemblable.

Maxence, qui ne se lassait pas d’immoler des victimes et d’interroger les aruspices, voulut enfin consulter l’oracle le plus respecté, c’était les livres des sibylles. Il y trouva que ce jour-là même l’ennemi des Romains devoir périr. Il ne douta pas que ce ne fût Constantin; et, sur la foi de cette prédiction, il va joindre son armée et lui fait passer le pont de bateaux. Pour ôter à ses troupes tout moyen de reculer, il les range au bord du Tibre. C’était un spectacle effrayant, et la vue d’une armée si belle et si nombreuse annonçait bien la décision d’une importante querelle. Quoique le front s’étendît à perte de vue , les files serrées, les rangs multipliés, les lignes redoublées et soutenues de corps de réserve présentaient un mur épais qui semblait impétrable. Constantin, beaucoup plus faible en nombre, mais plus fort par la valeur et par l’amour de ses troupes, fait charger la cavalerie ennemie par la sienne, et en même temps fait avancer l’infanterie en bon ordre. Le choc fut terrible: les prétoriens surtout se battirent en désespérés. Les soldats étrangers firent aussi une vigoureuse résistance: il en périt une multitude innombrable, massacrés ou foulés aux pieds des chevaux. Mais les Romains et les Italiens, fatigués de la tyrannie et du tyran, ne tinrent pas longtemps contre un prince qu’ils désiraient d’avoir pour maître, et Constantin se montrait plus que jamais digne de l’être. Après avoir donné ses ordres, voyant que la cavalerie ennemie disputait opiniâtrement la victoire, il se met à la tête de la sienne; il s’élance dans les plus épais escadrons; les pierreries de son casque, l’or de son bouclier et de ses armes le montrent aux ennemis et les effraient : au milieu d’une nuée de javelots, il se couvre, il attaque, il renverse: son exemple donne aux siens des forces extraordinaires. Chaque soldat combat comme si le succès dépendait de lui seul, et qu’il dût seul recueillir tout le fruit de la victoire.

Déjà toute l’infanterie était rompue et en déroute : les bords du fleuve n’étaient plus couverts que de morts et de mourans; le fleuve même en était comblé et ne roulait que du sang et des cadavres. Maxence ne perdit point l’espérance, tant qu’il vit combattre ses cavaliers: mais, ceux-ci étant obligés de céder, il prit la fuite avec eux, et gagna le pont de bateaux. Ce pont n’était ni assez large pour contenir la multitude des fuyards qui s’entassaient les uns sur les autres, ni assez solide pour les soutenir. Dans cet affreux désordre il se rompit, et Maxence, enveloppé d’une foule de ses gens, tomba, fut englouti, et disparut avec eux.

La nouvelle de ce grand événement vola aussitôt à Rome. On n’osa d’abord la croire; on craignait qu’elle ne fût démentie, et que la joie qu’elle aurait donnée ne devînt un crime. Ce ne fut que la vue même de la tête du tyran qui assura les Romains de leur délivrance. Le corps de ce malheureux prince, chargé d’une pesante cuirasse, fut trouvé le lendemain enfoncé dans le limon du Tibre; on lui coupa la tête; on la planta au bout d’une pique pour la montrer aux Romains.

Ce spectacle donna un libre cours à la joie publique, et fit ouvrir au vainqueur  toutes les portes de la ville. Laissant à gauche la voie Flaminia, il traversa les prés de Néron, passa près du tombeau de Saint-Pierre au Vatican, et entra par la porte triomphale. Il était monté sur un char. Tous les ordres de l’état, sénateurs, chevaliers, peuple, avec leurs femmes, leurs enfants, leurs esclaves, accouraient au-devant de lui: leurs transports ne connaissaient aucun rang: tout retentissait d’acclamations; c’était leur sauveur, leur libérateur, leur père : on eût dit que Rome entière n’eût été auparavant qu’une vaste prison, dont Constantin ouvrit les portes. Chacun s’efforçait d’approcher de son char, qui avait peine à fendre la foule. Jamais triomphe n’avait été si éclatant. On n’y voyait pas, dit un orateur de ce temps-là, des dépouilles des vaincus, des représentations de villes prises de force  mais la noblesse délivrée d’affronts et d’alarmes, le peuple affranchi des vexations les plus cruelles, Rome devenue libre, et qui se recouvrait elle-même, faisaient au vainqueur un plus beau cortège, où l’allégresse était pure, et où la compassion ne dérobait rien à la joie. Et si, pour rendre un triomphe complet, il y fallait voir des captifs chargés de fers, on se représentait l’a varice, la tyrannie, la cruauté, la débauche, enchaînées à son char. Toutes ces horreurs semblaient respirer encore sur le visage de Maxence, dont la tête, haut élevée derrière le vainqueur, était l’objet de toutes les insultes du peuple. C’était la coutume que la pompe du triomphe montât au Capitole pour rendre grâces à Jupiter, et pour lui immoler des victimes : Constantin, qui connaissait mieux l’auteur de sa victoire, se dispensa de cette cérémonie païenne. Il alla droit au mont Palatin, où il choisit sa demeure dans le palais que Maxence avait trois jours auparavant abandonné. Il envoya aussitôt la tête du tyran en Afrique; et cette province , dont les plaies saignaient encore, reçut avec la même joie que Rome ce gage de sa délivrance; elle se soumit de bon cœur à un prince de qui elle espérait des traitements plus humains.

Ce ne fut dans Rome pendant sept jours que fêtes et que spectacles, dans lesquels la présence du prince, auteur de la félicité publique, occupait presque seule les yeux de tous les spectateurs. On accourait de toutes les villes de l’Italie pour le voir et pour prendre part à la joie universelle. Prudence dit qu’à l’arrivée de Constantin les sénateurs sortis des cachots, et encore chargés de leurs chaînes, embrassaient ses genoux en pleurant, qu’ils se prosternaient devant ses étendards, et adoraient le nom de  Jésus-Christ. Si ce fait n’est pas embelli par les couleurs de la poésie, il faut dire que ces hommes encore païens ne renvoient cet hommage qu’aux enseignes du prince, qu’on avait coutume d’adorer. Ce qu’il y a de certain, c’est que la nouvelle conquête s’efforça de combler Constantin de toutes sortes d’honneurs. L’Italie lui consacra un bouclier et une couronne d’or: l’Afrique, par une flatterie païenne, que le prince rejeta sans doute, établit des prêtres pour le culte de la famille Flavia: le sénat romain, après lui avoir élevé une statue d’or, dédia sous son nom plusieurs édifices magnifiques que Maxence avait fait faire, entre autres une basilique et le temple de la ville de Rome bâti par Adrien et rétabli par Maxence. Mais le monument le plus considérable construit en son honneur fut l’arc de triomphe qui porte encore son nom. Il ne fut achevé qu’en 315 ou 316. On le voit au pied du mont Palatin, près de l’amphithéâtre de Vespasien, à l’occident. Il fut bâti en grande partie des débris d’anciens ouvrages  et surtout de l’arc de Trajan, dont on y transporta plusieurs bas-reliefs et plusieurs statues. La comparaison qu’on y peut faire des figures enlevées des anciens monuments avec celles qui furent alors travaillées, fait connaitre combien le goût des arts avait déjà dégénéré. L’inscription annonce aussi par son emphase le déclin des lettres; elle porte: que le sénat et le peuple romain ont consacré cet arc de triomphe à l’honneur de Constantin, qui, par l’inspiration de la Divinité et par la grandeur de son génie, a la tête de son armée, a su, par une juste vengeance, délivrer la république et du tyran et de toute sa faction. Il est à remarquer que le paganisme emploie ici le terme général et équivoque de Divinité pour accorder les sentiments du prince avec ses propres idées; car Constantin ne masquait pas son attachement à la religion qu’il venait d’embrasser: il déclara même par un monument public à quel dieu il se croyait redevable de ses succès. Dès qu’il se vit maître de Rome, comme on lui eut érigé une statue dans la place publique, ce prince, qui n’était pas enivré de tant d’illustres témoignages de sa force et de sa valeur, fit mettre une longue croix dans la main de sa figure avec cette inscription: c’est par ce signe salutaire, vrai symbole de force et de courage, que j’ai délivré votre ville du joug des tyrans, et que j’ai rétabli le sénat et le peuple dans leur ancienne splendeur.

Les statues de Maximin, élevées au milieu de Rome à côté de celles de Maxence, annonçaient à Constantin la ligue secrète formée entre les deux princes. Il trouva même des lettres qui lui en fournissaient une preuve assurée. Le sénat le vengea de cette perfidie par un arrêt qui lui conférait, à cause de la supériorité de son mérite, le premier rang entre les empereurs, malgré les prétentions de Maximin. Celui-ci avait reçu la nouvelle de la défaite de Maxence avec autant de dépit que s’il eût été vaincu lui-même: mais quand il apprit l’arrêt rendu par le sénat, il laissa éclater son chagrin, et n’épargna ni les railleries ni les injures.

Cette impuissante jalousie ne pouvait donner d’inquiétude à Constantin: cependant il ne s’endormit pas après la victoire. Tandis que les vaincus ne songeaient qu’à se réjouir de leur défaite, le vainqueur s’occupait sérieusement des moyens d’assurer sa conquête. Pour y réussir, il se proposa deux objets; c’était de mettre hors d’état de nuire ceux qu’il ne pouvait se flatter de gagner, et de s’attacher le cœur des autres par la douceur et par les bienfaits. Les soldats prétoriens établis par Auguste pour être la garde des empereurs, réunis par Séjan dans un même camp près des murs de Rome, s’étaient rendus redoutables à leurs maîtres. Ils avoient souvent ôté, donné, vendu l’empire; et depuis peu, partisans outrés de la tyrannie de Maxence, qu’ils avoient élevé sur le trône, ils s’étaient baignés dans le sang de leurs concitoyens. Constantin cassa cette milice séditieuse; il leur défendit le port des armes, l’usage de l’habit militaire, et détruisit leur camp. Il désarma aussi les autres soldats qui avoient servi son ennemi; mais il les enrôla de nouveau l’année suivante pour les mener contre les barbares. Entre les amis du tyran et les complices de ses crimes, il n’en punit qu’un petit nombre des plus coupables. Quelques-uns soupçonnent, qu'il ôta la vie à un fils qui restait encore à Maxence; du moins l’histoire ne parle plus ni de cet enfant ni de la femme de ce prince, dont on ne sait pas même le nom. C’est sans fondement que quelques antiquaires l’ont confondue avec Magnia Urbica: les noms de celle-ci ne peuvent convenir à une fille de Galère.

Ces traits de sévérité coûtaient trop à la bonté naturelle de Constantin; il trouvait dans son cœur bien plus de plaisir à pardonner. II ne refusa rien au peuple que la punition de quelques malheureux dont on demandait la mort. Il prévint les prières de ceux qui pouvaient craindre son ressentiment, et leur donna plus que la vie en les dispensant de la demander. Il leur conserva leurs biens, leurs dignités, et leur en conféra même de nouvelles quand ils parurent le mériter. Aradius Rufinus avait été préfet de Rome la dernière année de Maxence; ce prince, la veille de sa défaite, en avait établi un autre, nommé Annius Anulinus. Celui-ci étant sorti de charge le 29 de novembre, peut-être pour être envoyé en Afrique, où on le voit proconsul en 313, Constantin rétablit dans cette place importante le même Aradius Rufinus, dont il avait reconnu le mérite. Il lui donna pour successeur l’année suivante Rufius Volusianus, qui avait été préfet du prétoire sous Maxence.

La révolution récente devait produire grand nombre de délateurs, comme on voit une multitude d’insectes après un orage. Constantin avait toujours eu en horreur ces âmes basses et cruelles, qui se repaissent des malheurs de leurs citoyens, et qui, feignant de poursuivre le crime, n’en poursuivent que la dépouille. Dès le temps qu’il était en Gaule , il leur avait fermé la bouche. Après sa victoire, il fit deux lois par lesquelles il les condamne à la peine capitale. Il les nomme dans ces lois une peste exécrable, le plus grand fléau de l’humanité. Il détestait non-seulement les délateurs qui en voulaient à la vie, mais ceux encore qui n’attaquaient que les biens. L’indignation contre eux prévaloir dans son cœur sur les intérêts du fisc; et, vers la fin de sa vie, il ordonna aux juges de punir de mort les dénonciateurs qui, sous prétexte de servir le domaine, auraient troublé par des chicanes injustes les légitimes possesseurs.

Dans le séjour d’un peu plus de deux mois qu’il fit à Rome, il répara les maux de six années de tyrannie. Tout semblait respirer et reprendre vie. En vertu d’un édit publié par tout son empire, ceux qui avoient été dépouillés rentrent en possession de leurs biens; les innocents exilés revoyaient leur patrie; les prisonniers qui n’avoient d’autre crime que d’avoir déplu au tyran recouvraient la liberté; les gens de guerre qui avoient été chassés du service pour cause de religion eurent le choix de reprendre leur premier grade, ou de jouir d’une exemption honorable. Les pères ne gémissaient plus de la beauté de leurs filles, ni les maris de celle de leurs femmes : la vertu du prince assurait l’honneur des familles. Un accès facile, sa patience à écouter, sa bonté à répondre, la sérénité de son visage, produisaient dans tous les cœurs le même sentiment que la vue d’un beau jour après une nuit orageuse. Il rendit au sénat son ancienne autorité il paria plusieurs fois dans cette auguste compagnie, qui le devenait encore davantage par les égards que le prince avait pour elle. Afin d’en augmenter le lustre, il y fit entrer les personnes les plus distinguées de tontes les provinces, et pour ainsi dire l’élite et la fleur de tout l’empire. Il sut ramener le peuple au devoir par une autorité douce et insensible, qui, sans rien ôter à la liberté, bannissait la licence, et semblait n’avoir en main d’autre force que celle de la raison et de l’exemple du prince.

C’était au profit de ses sujets que ses revenus augmentaient avec son empire. Il diminua les tributs; et la malignité de Zosime, qui ose accuser ce prince d’avarice et d’exactions accablantes, est démentie par des inscriptions. Nous verrons dans la suite d’autres preuves de sa libéralité. Il descendait dans tous les détails: il se montait généreux aux étrangers; il faisait distribuer aux pauvres de l’argent, des aliments, des vêtements même. Pour ceux qui, nés dans le sein de l’abondance, se trouvaient par de fâcheux revers réduits à la misère, il les secourait avec une magnificence qui répondait à leur première fortune; il donnait aux uns des terres, aux autres les emplois qu’ils étaient capables de remplir. Il était le père des orphelins, le protecteur des veuves. Il mariait à des hommes riches et qui jouissaient de sa faveur, les filles qui avoient perdu leurs pères, et les dotait d’une manière proportionnée à la fortune de leurs époux. En un mot, dit Eusèbe, c’était un soleil bienfaisant, dont la chaleur féconde et universelle diversifiait ses effets selon les différents besoins.

La ville de Rome fut embellie. Il fit bâtir autour du grand Cirque de superbes portiques, dont les colonnes étaient enrichies de dorures. On dressa en plusieurs endroits des statues, dont quelques-unes étaient d’or et d’argent. Il répara les anciens édifices. Il fit construire sur le mont Quirinal des thermes qui égalaient en magnificence ceux de ses prédécesseurs: ayant été détruits dans le saccagement de Rome sous Honorius, ils furent réparés par Quadratianus, préfet de la ville, sous Valentinien III. Il en subsistait encore une grande partie sous le pontificat de Paul V. Lorsque le cardinal Borghèse les fit abattre, on y trouva les statues de Constantin et de ses deux fils, Constantin et Constance, qui furent placées dans le Capitole. Non content de donner à Rome un nouveau lustre, il releva la plupart des villes que la tyrannie ou la guerre avoient ruinées. Ce fut alors que Modène, Aquilée et les autres villes de l’Emilie, de la Ligurie et de la Vénétie, reprirent leur ancienne splendeur. Cirthe, capitale de la Numidie, détruite, comme nous l’avons dit, par le tyran Alexandre, fut aussi rétablie par Constantin, qui lui donna son nom. Elle le conserve encore aujourd’hui, avec plusieurs beaux restes d’antiquité.

Tous les savants conviennent, d’après la chronique d’Alexandrie, que c’est de cette année 312 que commencent les indictions. C’est une révolution de quinze ans, dont on s’est beaucoup servi autrefois pour les dates de tous les actes publics, et dont la cour de Rome conserve encore l’usage. La première année de ce cycle s’appelle indiction première, et ainsi de suite jusqu’à la quinzième, après laquelle un nouveau cycle recommence. En remontant de l’an 312, on trouve que la première année de l’ère chrétienne aurait été la quatrième indiction, si cette manière de compter les temps eût été alors employée : d’où il s’ensuit que, pour trouver l’indiction de quelque année que ce soit depuis Jésus-Christ, il faut ajouter le nombre de trois au nombre donné, et divisant la somme par quinze, s’il ne reste rien , cette année sera l’indiction quinzième; s’il reste un nombre, ce nombre donnera l’indiction que l’on cherche. Il faut distinguer trois sortes d’indictions: celle des Césars, qui s’appelle aussi constantinienne, du nom de son instituteur; elle commençait le 24 septembre; on s’en est longtemps servi en France et en Allemagne: celle de Constantinople, qui commençait avec l’année des Grecs au 1er septembre; elle fut dans la suite le plus universellement employée : enfin celle des papes, qui suivirent d’abord le calcul des empereurs dont ils étaient sujets; mais depuis Charlemagne ils se sont fait une indiction nouvelle, qu’ils ont commencée d’abord au 25 décembre, ensuite au 1er janvier. Ce dernier usage subsiste encore aujourd’hui: ainsi la première époque de l’indiction pontificale remonte au 1er janvier de l’an 313. Justinien ordonna en 537 Que tous les actes publics seraient datés de l’indiction.

Ce mot signifie dans les lois romaines, répartition des tributs, déclaration de ce que doit payer chaque ville ou chaque province. Il est donc presque certain que ce nom a rapport à quelque taxation. Mais quel était ce tribut? pourquoi ce cercle de quinze années? c’est sur quoi les savants avouent qu’ils n’ont rien d’assuré. Baronius conjecture que Constantin réduisit à quinze ans le service militaire, qu’il fallait au bout de ce terme indiquer un tribut extraordinaire pour payer les soldats qu’on licenciait. Mais cette origine est rejetée de la plupart des critiques, comme une supposition sans fondement, et sujette à des difficultés insolubles. La raison qui a déterminé Constantin à fixer le commencement de l’indic­tion au 24 septembre n’est pas moins inconnue. Un grand nombre de modernes n’en trouvent point d’autre que la défaite de Maxence: cet événement était pour Constantin une époque remarquable; et, pour y attacher la naissance de l’indiction, ils supposent que le 24 septembre est le jour où Maxence fut vaincu. Mais il est prouvé, par un calendrier très-authentique, que Maxence ne fut défait que le 28 d’octobre. S’il m’était permis de hasarder mes conjectures après tant de savants, je dirais que Constantin, voulant marquer sa victoire et le commencement de son empire à Rome par une époque nouvelle, la fit remonter à l’équinoxe d’automne, qui tombait en ce temps-là au 24 de septembre. Des quatre points cardinaux de l’année solaire, il n’y en a aucun qui n’ait servi à fixer le commencement de l’année chez les différents peuples. Un grand nombre de villes grecques, ainsi que les Egyptiens, les Juifs pour le civil, les Grecs de Constantinople commençaient leur année vers l’automne: c’est encore aujourd'hui la pratique des Abyssins: les Syro-Macédoniens la commençaient précisément au 24 septembre. Il est assez naturel de croire que Constantin a choisi celui des quatre points principaux de la révolution solaire, qui se trouvait le plus proche de l’événement dont il prenait occasion d’établir un nouveau cycle.

Des soins plus importants occupaient encore le prince. Il devoir à Dieu sa conquête; il voulait la rendre à son auteur, et, par une victoire plus glorieuse et plus salutaire, soumettre ses sujets au maître qu’il commençait lui-même à servir. Instruit par des évêques remplis de l’esprit de l’Evangile, il connaissait déjà assez le caractère de la religion chrétienne pour comprendre qu’elle abhorre le sang et la violence; qu’elle ne connait d’autres armes que l’instruction et une douce persuasion; et qu’elle aurait désavoué une vengeance aveugle, qui, arrachant les, fouets et les glaives des mains des païens, les aurait employés sur eux-mêmes. Plein de cette idée, il se garda bien de révolter les esprits par des édits rigoureux; et ceux que lui attribue Théophane, copié par Cédrénus, ne sont pas moins contraires à la vérité qu’à l’esprit du christianisme. Ces écrivains, pieux sans doute, mais de cette piété qu’on ne doit pas souhaiter aux maîtres du monde, font un mérite à Constantin d’avoir déclaré que ceux qui persisteraient dans le culte des idoles auraient la tête tranchée. Loin de porter cette loi sanguinaire, Constantin usa de tous les ménagements d’une sage politique. Rome était le centre de l’idolâtrie; avant que de faire fermer les temples, il voulut les faire abandonner. Il continua de donner les emplois et les commandements à ceux que leur naissance et leur mérite y appelaient; il n’ôta la vie ni les biens à personne; il toléra ce qui ne pouvait être détruit que par une longue patience. Sous son empire, et sous celui de ses successeurs jusqu’à Théodose-le-Grand, on retrouve dans les auteurs et sur les marbres tous les titres des dignités et des offices de l’idolâtrie; on y voit des réparations de temples et des super­stitions de toute espèce. Mais on ne doit pas regarder comme un effet de cette tolérance les sacrifices humains qui se faisaient encore secrètement à Rome du temps de Lactance, et qui échappaient sans doute à la vigilance de Constantin. Il accepta la robe et le titre de souverain pontife, que les prêtres païens lui offrirent selon la coutume; et ses successeurs, jusqu’à Gratien, eurent la même condescendance. Ils crurent sans doute que cette dignité, qu’ils réduisaient à un simple titre sans fonction, les mettait plus en état de réprimer et d’étouffer peu à, peu les superstitions en tenant les prêtres païens dans une dépendance immédiate de leur personne. Ce n’est pas à moi à décider s’ils ne portèrent pas trop loin cette complaisance politique.

Les supplices auraient produit l’opiniâtreté et la haine du christianisme; Constantin en sut inspirer l’amour. Son exemple, sa faveur, sa douceur même firent plus de chrétiens que les tourments n’en avoient perverti sous les princes persécuteurs. On en vint insensiblement à rougir de ces dieux qu’on se faisait soi-même; et selon la remarque de Baronius, la chute de l’idolâtrie fit même tomber la statuaire. La religion chrétienne pénétra jusque dans le sénat, le plus fort rempart du paganisme; Anicius, illustre sénateur, fut le premier qui se convertit; et bientôt, à son exemple, on vit se prosterner au pied de la croix ce qu’il y avait de plus distingué à Rome, les Olybres, les Paulins, les Bassus.

L’empereur remédia à tous les maux qu’il put guérir sans faire de nouvelles plaies. Il rappela les chrétiens exilés; il recueillit les reliques des martyrs, et les fit ensevelir avec décence. Le respect qu’il portait aux ministres de la religion la rendait plus respectable aux peuples. Il traitait les évêques avec toute sorte d’honneurs; il aimait à s’en faire accompagner dans ses voyages; il ne craignait pas d’avilir la majesté impériale en les recevant à sa table, quelque simples qu’ils fussent alors dans leur extérieur. Les évêques de Rome persécutés et cachés jusqu’à ce temps-là, qui ne connaissaient encore que les richesses éternelles et les souffrances temporelles, attirèrent la principale attention de ce prince religieux. Il leur donna le palais de Latran : qu’avait été autrefois la demeure de Plautius Latéranus, dont Néron avait confisqué les biens après l’avoir fait mourir. Depuis que Constantin était devenu maître de Rome, on appelait cet édifice le palais de Fausta,  parce que cette princesse y faisait sa demeure. Quoique Baronius place ici cette donation, il y a apparence qu’elle doit être reculée jusqu’après la mort de Fausta en 326. Constantin avait un palais voisin de celui-là, et il en fit une basilique chrétienne qui fut nommée Constantinienne, ou basilique du Sauveur, et il la donna au pape Miltiade et à ses successeurs. C’est aujourd’hui Saint-Jean-de-Latran. Ce fut là le premier patrimoine des papes. Il n’est plus besoin en France de réfuter l’acte de cette donation fameuse, qui rend les papes maîtres souverains de Rome, de l’Italie et de tout l’Occident.

Plein de zèle pour la majesté du culte divin, Constantin en releva l’éclat en faisant part de ses trésors aux églises. Il augmenta celles qui subsistaient déjà, et en construisit de nouvelles. Il y en a grand nombre à Rome et dans tout l’Occident qui le reconnaissaient pour fondateur. Il est certain qu’il fit bâtir celle de saint Pierre au Vatican, sur le même terrain qu’occupe aujourd’hui la plus auguste basilique de l’univers. Celle-là était d’une architecture grossière, faite à la hâte, et construite en grande partie des débris du cirque de Néron. Il bâtit aussi en différents temps l’église de saint Paul, celle de saint Laurent, celle de saint Marcellin et de saint Pierre, celle de sainte Agnès, qu’il fit construire à la sollicitation de sa fille Constantine, et la basilique du palais Sessorien, qui fut ensuite appelée l’église de Sainte-Croix, lorsque ce prince y eut déposé une portion de la vraie croix. Il en fonda plusieurs autres à Ostie, à Albane, à Capoue, à Naples. Il enrichit ces églises de vases précieux et de magnifiques ornements; il leur donna en propriété des terres et des revenus destinés à leur entretien, et à la subsistance du clergé, à qui il accorda des privilèges et des exemptions.

Cette même année ou au commencement de la suivante, avant que de sortir de Rome, il fit, de concert avec Licinius, un édit très favorable aux chrétiens, mais qui limitait pourtant à certaines conditions la liberté  du culte public. C’est ce qui parait par les termes d’un second édit qui fut fait à Milan au mois de mars suivant, et dont l’original se lit dans Lactance; l’antiquité ne nous a pas conservé le premier. Constantin l’envoya à Maximin; il l’instruisit en même temps des merveilles que Dieu avait opérées en sa faveur, et de la défaite de Maxence. Maximin, comme je l’ai dit, avait déjà appris cette nouvelle avec une espèce de rage; mais, après quelques emportements, il avait renfermé son dépit, ne se croyant pas encore en état de le faire éclater par une guerre ouverte.  Il porta même la dissimulation jusqu’à célébrer sur ses monnaies la victoire de Constantin. Il reçut donc la lettre et l’édit; mais il se trouva embarrassé sur la conduite qu’il devoir tenir. D’un côté il ne voulait pas paraitre céder à ses collègues; de l’autre il craignait de les irriter. Il prit le parti d'adresser comme de son propre mouvement une lettre à Sabinus, son préfet du prétoire, avec ordre de dresser un édit en conformité, et de le faire publier dans ses états. Dans cette lettre il fait d’abord l’éloge de Dioclétien et de Maximien, qui n’avoient, dit-il, sévi contre les chrétiens que pour les ramener à la religion de leurs pères; il prend ensuite avantage de l’édit de tolérance qu’il avait donné après la mort de Galère, et ne parle de la révocation de cet édit que d’une manière ambiguë et enveloppée; il déclare enfin qu’il veut qu’on ne mette en usage que les moyens de douceur pour rappeler les chrétiens au culte des dieux, qu’on laisse liberté de conscience à ceux qui persisteront dans leur religion; et il défend à qui que ce soit de les maltraiter. Cette ordonnance de Maximin ne donna pas aux chrétiens la confiance de se montrer au grand jour; ils sentaient qu’elle lui était arrachée par la crainte; et, déjà une fois trompés, ils ne comptaient plus sur ces apparences de douceur. D'ailleurs on remarquait une différence sensible entre l’édit de Constantin et celui de Maximin: le premier permettait expressément aux chrétiens de s’assembler, de bâtir des églises et de célébrer publiquement toutes les cérémonies de leur religion; Maximin, sans dire un mot de cette permission, se contentait de défendre qu’on leur fît aucun mal. Ainsi ils demeurèrent cachés, et attendirent leur liberté du souverain maître des empereurs et des empires.

Maximin, depuis la mort de Galère, n’avait reconnu d’autres consuls que lui-même, et son grand trésorier Peucétius. Il le choisit encore pour collègue au commencement de l’année 313. Constantin se déclara consul avec Licinius; ils l’étaient tous deux pour la troisième fois. Soit qu’il fût encore à Rome le 18 de janvier, soit qu’il en fût parti quelque temps auparavant, il fit une loi très équitable, donnée ou affichée à Rome ce jour-là; elle remédiait aux injustices des greffiers des tailles, qui déchargeaient les riches aux dépens des pauvres.

Licinius n’avait pris aucune part à la guerre contre Maxence. Cependant Constantin se crut obligé d’exécuter la promesse qu’il lui avait faite de lui donner sa sœur Constantia en mariage. Les deux empereurs se rendirent à Milan, où les noces furent célébrées. Ils y invitèrent Dioclétien. Ce prince s’étant excusé sur son grand âge, ils lui écrivirent une lettre menaçante dans laquelle ils l’accusaient d’avoir été attaché à Maxence, et de l’être encore à Maximin leur ennemi caché.

MORT DE DIOCLETIAN

Ces reproches portèrent un coup mortel à Dioclétien, dont les forces, déjà épuisées par des chagrins amères plus encore que par les accès redoublés de sa maladie, ne se soutenaient qu’à peine. Il avait vivement ressenti l’affront fait à sa personne quand on avait renversé ses statues avec celles de Maximien. Les malheurs de sa fille Valérie, dont il avait inutilement demandé la liberté à Maximin, obstiné à persécuter cette princesse, aigrirent encore ses douleurs. Enfin les menaces des deux empereurs achevèrent de l’abattre. Il se condamna lui-même à la mort; et le peu de temps qu’il vécut encore se passa dans des agitations cruelles. Cette funeste mélancolie ne lui laissait pas prendre de sommeil; soupirer, gémir, pleurer, se rouler tantôt sur son lit, tantôt sur la terre, c’était ainsi qu’il passait les nuits; les jours n’étaient pas plus tranquilles. Il alla jusqu’à se retrancher la nourriture, et se fit mourir de faim; quelques-uns disent de poison. Telle fut la fin d’un prince dont la vieillesse eût été plus heureuse, et la mémoire plus honorée, s’il n’eût terni le lustre de ses grandes qualités par le sanglant édit qui fit périr tant de chrétiens. On ne sait pas au juste le nombre d’années qu’il vécut; Victor ne lui en donne que soixante et huit. On ne peut, comme le font quelques anciens et beaucoup de modernes, prolonger sa vie au-delà de l’an 313 sans démentir Eusèbe et Lactance, qui disent en termes exprès que Maximin, qui mourut en 313, resta le dernier des persécuteurs. Mais il faut dire que Dioclétien a passé le premier de mai, pour trouver les neuf ans du moins commencés, que met Victor entre son abdication et sa mort. Il mourut dans son palais de Spalatro, à une lieue de Salone, où M. Spon, en 1675, vit encore des restes de la magnificence de ce prince. Il fut mis au nombre des dieux, apparemment par Maximin, peut-être même par Licinius.

Quoique ce dernier prince n’ait jamais fait profession du christianisme, sa liaison avec Constantin, et sa haine contre Maximin, le disposait alors à favoriser la religion chrétienne. Il se joignit donc volontiers à Constantin pour dresser une déclaration qui fut publiée à Milan le douzième de mars, et envoyée dans tous les états des deux empereurs. Elle confirmait et étendit l'édit qui avait été donné à Rome quelques mois auparavant: elle accordait aux chrétiens une liberté entière et absolue pour l’exercice de leur culte public, et levait toutes les conditions par lesquelles cette permission avait été auparavant limitée; elle ordonnait qu’on leur rendît sans délai, et sans exiger d’eux aucun remboursement ni dédommagement, tous les lieux d’assemblées ou autres fonds appartenant aux églises, et promettait d’indemniser aux dépens des deux empereurs ceux qui en étaient actuellement possesseurs à titre légitime. Elle donnait aussi sans exception à tous ceux qui professaient quelque religion que ce fût, la liberté de la suivre selon leur conscience, et d’en faire l’exercice public sans être inquiétés de personne. Il n’était pas encore temps d’imposer silence à l’idolâtrie: ses cris séditieux auraient soulevé tout l’empire. C’était assez d’ouvrir la bouche à la véritable religion, et de la mettre en état de confondre sa rivale par la sagesse de ses dogmes et par la pureté de sa morale. Avant que de sortir de Milan, Constantin, pour ménager la modestie d’un sexe auquel il ne sied pas de s’aguerrir au tumulte des affaires et des jugements, fit une loi qui permet aux maris de poursuivre en justice les droits de leurs femmes, même sans procuration.

Il partit ensuite et prit le chemin de la Germanie inférieure. Il avait appris que les Francs, ennuyés de la paix, s’approchaient du Rhin avec l’élite de leur jeunesse, pour se jeter dans les Gaules. Il courut à leur rencontre, et sa présence les empêcha de tenter le passage. Constantin, qui voulait les attirer en-deçà pour les vaincre, fit répandre le bruit que les Allemands faisaient encore de plus grands efforts du côté de la Germanie supérieure, et se mit en marche comme pour aller les repousser. Il laissa en même temps de bonnes troupes commandées par des officiers expérimentés, qui avoient ordre de se mettre en embuscade, et de charger les Francs dès qu’ils auraient passé le fleuve. Tout réussit selon ses desseins; les Francs furent battus; l’empereur les poursuivit au-delà du Rhin, et fit un si horrible dégât sur leurs terres, qu’il semblait que la nation fût exterminée. Il revint à Trêves en triomphe. Il y entendit un panégyrique que nous avons encore, et dont l’auteur est inconnu. La liberté que le prince laissait aux idolâtres parait évidemment dans cette pièce; elle respire le paganisme. La gloire de cette victoire fut encore ternie par le spectacle inhumain d’une multitude de prisonniers qui furent exposés aux bêtes, et qui périrent avec cette intrépidité naturelle à la nation.

Constantin demeura à Trêves le reste de cette année et une partie de la suivante, occupé principalement à procurer de nouveaux avantages à la religion qu’il avait embrassée. Ses premiers regards se portèrent sur l’église d’Afrique, qui s’était le plus ressentie des rigueurs de la persécution, et qui était encore déchirée par le nouveau schisme des donatistes. La lettre de l’empereur à Cécilien, évêque de Carthage, mérite d’être rapportée. La voici telle qu’Eusèbe nous l’a donnée.

«Constantin Auguste à Cécilien, évêque de Carthage. Dans le dessein que nous avons de donner à certains ministres de la religion catholique, cette religion sainte et légitime, dans les provinces d’Afrique, de Numidie et de Mauritanie, de quoi fournir aux dépenses, nous avons envoyé ordre à Ursus, receveur général de l’Afrique , de vous remettre trois mille bourses. Vous aurez soin de les faire distribuer à ceux qui vous seront indiqués par le rôle que vous adressera Osius. Si la somme ne vous parait pas suffisante pour satisfaire à notre zèle, demandez sans hésiter à Héraclide, intendant de nos domaines, tout ce que vous jugerez nécessaire; il a ordre de ne vous rien refuser. Et comme nous avons appris que les hommes inquiets et turbulents s’efforcent de corrompre le peuple de l’Eglise sainte et catholique par des insinuations fausses et perverses, sachez que nous avons recommandé de vive voix à Anulin, proconsul, et à Patrice, vicaire des préfets, de remédier à ces désordres avec toute leur vigilance. Si donc vous vous apercevez que ces gens persistent dans leur folie, adressez-vous aussitôt aux juges que nous venons de vous indiquer, et faites-leur votre rapport, afin qu’ils les châtient selon l’ordre que nous leur en avons donné. Que le grand Dieu vous conserve pendant longues années.»

Il parait que cet argent était destiné à l’entretien des églises et à la décoration du culte divin. La somme passait cent mille écus de notre monnaie. Osius, dont il est parlé dans cette lettre, était le célèbre évêque de Cordoue, qui connaissait parfaitement les besoins de l’église d’Afrique, et à qui Constantin s’en rapportait pour la distribution de ses aumônes et pour les affaires les plus importantes de la religion. On voit ici que ce prince était déjà instruit des cabales des donatistes, et qu’il songeait à étouffer ce schisme naissant. Ce qui mérite encore d’être observé, c’est qu’Annius Anulin, personnage des plus illustres de l’empire, qui sous Dioclétien avait été un des plus violents persécuteurs de l’église d’Afrique, est ici employé à donner à cette même église un nouveau lustre, soit qu’il eût changé de religion avec l’empereur; soit qu’étant demeuré païen, il se vît obligé par obéissance de réparer les maux qu’il avait faits lui-même.

Constantin lui adressa à peu près dans le même temps une lettre dans laquelle, après avoir relevé le mérite de la religion chrétienne, il lui déclare qu’il entend que les ministres de l’église catholique, dont Cécilien est le chef, et qui sont appelés clercs, soient exempts de toutes fonctions municipales, de peur, dit-il, qu’ils ne soient distraits du service de la Divinité, ce qui serait une espèce de sacrilège; car, ajoute-t-il, l’hommage qu’ils rendent à Dieu est la principale source de la prospérité de notre empire. Anulin exécuta fidèlement ses ordres, et lui en rendit compte par une lettre, où il lui marque qu’en notifiant à Cécilien et à ses clercs le bienfait de l’empereur, il en a pris occasion de les exhorter à réunir tous les esprits pour observer la sainteté de leur loi et s’occuper du culte divin avec le respect convenable. Il lui envoie en même temps les plaintes des donatistes, dont je parlerai dans la suite. Ces schismatiques, qui ne participaient pas à l’exemption, et peut-être aussi les autres habitants, par un effet de jalousie, s’efforcèrent plusieurs fois d’anéantir ce privilège par des chicanes. Les fonctions municipales étaient onéreuses, et l’immunité des uns devenait une surcharge pour les autres. Aussi, dès cette même année, Constantin fut obligé de réitérer ses ordres à ce sujet par une loi du dernier d’octobre. Sozomène dit que cette exemption, fut ensuite étendue à tous les clercs dans toutes les provinces de l’empire; et son témoignage est confirmé par une loi faite pour la Lucanie et le pays des Brutiens. L’empereur lui-même déclare dans une loi de l’an 33o qu’il avait établi cet usage dans tout l’Orient, sans doute après la défaite de Licinius. Mais ce privilège ne fut nulle part accordé qu’aux ministres de l’église catholique; les hérétiques et les schismatiques, qui prétendaient y participer, en sont exclus en ternies exprès par une loi de l’an 326. Constantin, en exemptant les clercs des charges personnelles, ne les exempta pas des tributs. Ils continuèrent de les payer à proportion de leurs biens patrimoniaux. Mais il en déchargea les biens des églises; ce qui ne subsista pas même sous ses successeurs, quand l’Eglise fut devenue assez opulente, pour partager sans incommodité les charges de l’état, dont ses ministres font partie.

Ces avantages accordés aux clercs furent comme un signal qui appela au service de l’Eglise tous ceux qui voulaient se soustraire à des dépenses auxquelles les particuliers ne se prêtent qu’à regret, quoiqu’ils en recueillent les fruits. On se pressait d’entrer dans la cléricature; les fonctions municipales allaient être abandonnées faute de sujets; la cupidité appauvrissait l’état sans enrichir l’Eglise, qu’elle peuplait de ministres intéressés. L’empereur, pour empêcher tout à la fois la trop grande multiplication des ecclésiastiques, et la désertion des fonctions nécessaires à l’état, ordonna en 320 qu’à l’avenir, et sans rien changer pour le passé, on ne ferait des clercs qu’à la place de ceux qui mourraient, et qu’on ne choisirait que des gens à qui leur pauvreté donnait déjà l’immunité. Il renouvela cette ordonnance six ans après, en déclarant que les riches dévoient porter les fardeaux du siècle, et que les biens de l’Eglise ne dévoient servir qu’à la subsistance des pauvres. Il ordonnait même que, si entre les clercs déjà reçus il s’en trouvait quelqu’un qui par sa naissance ou par sa fortune fût propre à soutenir les charges municipales, il serait retiré du service ecclésiastique et rendu à celui de l’état. Mais il parait que les donatistes, toujours jaloux des avantages de la vraie Eglise, abusèrent de cette loi dans la Numidie, où ils étaient les plus puissants; et qu’ils arrachaient à l’Eglise des clercs qui n’étaient pas dans le cas de l’ordonnance. Ce fut apparemment ce qui donna lieu à Constantin d’adresser en 33o à Valentin, gouverneur de Numidie, une autre loi, dont le sens me parait être que ceux qui seront une fois entrés dans la cléricature ne seront plus sujets à un second examen de leurs facultés, mais qu’ils jouiront sans trouble de l’immunité cléricale.

En s’occupant de l’honneur et de l’avantage de l’Eglise, il ne perdait pas de vue le gouvernement civil. Il fit dans son séjour à Trêves plusieurs lois fort sages, pour prévenir les surprises qu’on pourrait faire à sa religion par de faux exposés, et pour empêcher les juges de précipiter la condamnation des accusés avant une conviction pleine et entière. Voulant décourager les accusations des crimes qu’on appelait alors de lèse-majesté, et qui s’étendaient fort loin, il soumit à la torture les accusateurs qui n’administreraient pas des preuves manifestes, aussi-bien que ceux qui les auraient excités à intenter l’accusation et il ordonna de punir du supplice de la croix, même sans être entendus, les esclaves et les affranchis qui oseraient dénoncer leurs maîtres et leurs patrons. Les villes avoient des fonds qu’elles faisaient valoir entre les mains des particuliers; il fit des règlements pour assurer ces rentes et empêcher que les fonds ne fussent dissipés par la négligence des magistrats chargés des recouvrements. Il mit les mineurs à couvert de la mauvaise foi de leurs tuteurs et curateurs. Pour conserver l’honnêteté publique, il renouvela l’arrêt du sénat fait du temps de Claude, par lequel une femme de condition libre qui s’abandonnait à un esclave perdait sa liberté. Il fut pourtant obligé d’adoucir cette loi dans la suite; ce qui prouve la corruption des mœurs de ce siècle. Sous le règne de Maxence beaucoup de sujets indignes étaient parvenus aux charges, et d’honnêtes citoyens avoient perdu leur liberté: dans l’horrible famine qui désola alors la ville de Rome, ils s’étaient vendus eux-mêmes, ou avoient vendu leurs enfants. Il remédia par deux lois à ce double désordre: par l’une, il déclara incapables de posséder aucune charge tous les hommes infâmes et notés pour leurs crimes ou leurs dérèglements; par l’autre, il ordonna sous de grosses peines de remettre en liberté, sans attendre la contrainte du magistrat, tous ceux qui étaient devenus esclaves sous la tyrannie de Maxence; il étendit même cette punition sur ceux qui, bien instruits qu’un homme était né libre, dissimuleraient et le laisseraient dans l’esclavage. Il déclara encore qu’il ne pouvait y avoir de prescription contre la liberté, et qu’un homme libre ne perdait rien de ses droits, même après soixante ans de servitude; mais en même temps il soumit à des peines très sévères les esclaves fugitifs. Plusieurs règlements qu’il fit encore dans la suite montrent son inclination à favoriser les droits de la liberté sans blesser ceux de la justice. Quelques-unes de ses lois renferment de belles maximes de morale : Nous pensons, dit-il dans une, qu’on doit avoir plus d’égard à l’équité et à la justice naturelle qu’au droit positif et rigoureux. Mais il réserva au prince la décision des questions où le droit positif paraîtrait en contradiction avec l’équité. Il déclare ailleurs que la coutume ne doit pas prescrire contre la raison ni contre la loi.

Dès cette année et dans toute la suite de son règne, il parait avoir donné une attention particulière à deux objets importants: à la perception des impôts, et à l’administration de la justice. Il prit tous les moyens que lui suggéra sa prudence pour assurer les contributions qu’exigeaient les besoins de l’état, et pour les rendre moins onéreuses à ses sujets. Il voulut que les rôles des impositions fussent signés de la main des gouverneurs des provinces. Pour accélérer les paiements, il ordonna que les biens de ceux qui, par mauvaise volonté, différeraient de payer, fussent vendus sans retour. Mais aussi il réprima par des peines rigoureuses les conçussions des officiers, et permit de les prendre à partie; il défendit de dédommager le fisc des non-valeurs en les reprenant sur les gens solvables, de mettre en prison les débiteurs du fisc, ou de leur imposer aucune punition corporelle: La prison, dit-il, n'est faite que pour les criminels ou pour les officiers du fisc qui excèdent leur pouvoir; quant à ceux qui refusent de payer leur part des contributions, on se contentera de leur envoyer garnison, ou, s’ils persistent, de vendre leurs biens. Celui qui poursuivit les dettes du fisc s’appelait l’avocat du fisc. Constantin veut que cet emploi soit exercé par des gens intègres, désintéressés, instruits; et il les avertit qu’ils seront également punis pour fermer les yeux sur les dettes qu’ils doivent poursuivre, et pour les poursuivre par des chicanes : L'intérêt de nos sujets, dit-il dans une de ses lois, nous est plus précieux que intérêt de notre trésor. Il suivit exactement cette belle maxime. On voit par plusieurs de ses lois qu’il ne donna au fisc aucun privilège, qu’il le réduisit au droit com­mun, et qu’il laissa aux particuliers plusieurs ressources pour se défendre contre les prétentions du domaine.

Pour ce qui regarde l’administration de la justice, on ne peut assez louer le soin qu’il prit d’en bannir les longueurs, la mauvaise foi et les chicanes tant de la part des juges que de la part des plaideurs. Se regardant comme le lieutenant immédiat de Dieu même dans la fonction de juger ses peuples, il permit aux juges d’avoir recours à lui pour le consulter avant que de prononcer, quand ils seraient embarrassés sur le jugement d’une affaire; mais il les avertit aussi de ne s’adresser à lui que rarement et dans les cas qui n’étaient pas clairement décidés par les lois, pour ne pas interrompre ses autres occupations; d’autant plus que celui qui se trouverait lésé avait la ressource de l’appel. De peur que ces rapports envoyés au prince ne serviraient de prétexte pour prolonger les affaires, il y prescrit un terme fort court; il en règle la forme et écarte tous les obstacles qui pourraient en retarder l’effet. Comme les juges inférieurs, mécontents des appels qu’on interjetait de leurs sentences, faisaient quelquefois ressentir aux appelants leur mauvaise humeur, il censure par plusieurs lois ce procédé arrogant, et les menace de punition. Il recommande aux juges des tribunaux supérieurs la diligence dans l’expédition des causes d’appel. Il prévient les abus qui peuvent se glisser dans les appels, dans les évocations, dans les délais des jugements. Il déclare qu’on peut appeler de tous les tribunaux, excepté de celui des préfets du prétoire, qui sont proprement les représentai du prince dans l’exercice de la justice. Il ne permet pas d’appeler de la condamnation des crimes d’homicide, de maléfice, d’adultère, d’empoisonnement, quand la conviction est complète. A l’occasion des lois que fit Constantin dans son séjour à Trêves, j’ai rassemblé sous le même point de vue toutes celles de ce prince qui ont eu le même objet, quoiqu’elles aient été faites ensuite et en différentes années; et je continuerai d’en user de cette manière pour éviter les longueurs et les répétitions ennuyeuses, à moins que quelque circonstance particulière ne m’oblige d’interrompre cet ordre.

MAXIMIN

Tandis que Constantin à Trêves s’appliquait à régler les affaires de l’état, Maximin, profitant de son éloignement, entreprit d’exécuter le dessein qu’il méditait depuis longtemps de se rendre seul maître de tout l’empire. Cet homme fier et hautain, plus ancien César que les deux autres empereurs, ne pouvait souffrir leur supériorité, qu’il regardait comme usurpée; il se donnait le premier rang dans ses titres; et, comme il restait seul des deux Augustes et des deux Césars que Dioclétien et Maximien avoient nommés en quittant l’empire, il se portait pour légitime héritier de toute leur puissance. Plein de ces idées ambitieuses, il prit le temps que les deux empereurs célébraient à Milan les noces de Constantia; et quoique ce fût dans le fort de l’hiver, il mit ses troupes en campagne; et, doublant les marches, il arriva bientôt de Syrie en Bithynie: mais ce fut aux dépens d’une grande partie de ses forces; il laissa sur les chemins presque toutes ses bêtes de charge, que les pluies, les neiges, la fange, le froid et les marches forcées, faisaient périr. Parvenu au rivage du Bosphore, qui servit de borne à son empire, il passa le détroit, et s’approcha de Byzance, où il n’y avait qu’une faible garnison. Ayant en vain tenté de la corrompre, il attaqua la ville; elle se rendit après onze jours de résistance. De là il marcha à Héraclée, autrement nommée Périnthe, qui l’arrêta encore plusieurs jours.

Ces délais donnèrent le temps de dépêcher des courriers à Licinius, qui, s’étant séparé de Constantin au sortir de Milan, était revenu en Illyrie. Ce prince, à la tête d’une poignée de soldats, accourt en diligence, arrive à Andrinople lorsque Périnthe venait de se rendre; et, ayant rassemblé ce qu’il peut trouver de troupes dans le voisinage, il s’avance jusqu’à dix-huit milles de Maximin campé à une égale distance de Périnthe. L’intention de Licinius était d’arrêter l’ennemi, mais sans le combattre; il n’avait pas trente mille hommes contre soixante-dix mille. Maximin, par la raison contraire, résolu d’engager une action, fit vœu à Jupiter d’exterminer le nom chrétien, s’il était vainqueur. Lactance rapporte que pendant la nuit Licinius eut une vision miraculeuse: il songea qu’il voyait un ange qui lui ordonnait de se lever sur l’heure, et de prier avec toute son armée le Dieu souverain, lui promettant la victoire, s’il obéissait; qu’à cet ordre il se leva aussitôt, et que l’ange l’instruisit d'une prière qu’il devoir faire prononcer à ses soldats. Il faut avouer que la vérité de ce miracle n’est fondée que sur la bonne foi de Licinius, que la suite de sa vie rend sur ce point infiniment suspecte. Licinius, à son réveil, fit appeler un secrétaire, et lui dicta la formule de prière dont il disait avoir la mémoire toute récente. Elle était conçue en ces termes: Nous vous prions, Dieu souverain. Dieu saint, nous vous prions, nous vous recommandons notre salut et notre empire; c’est de vous que nous tenons la vie, la félicité, la victoire; Dieu suprême, Dieu saint, exaucez-nous, nous tendons les bras vers vous, exaucez-nous, Dieu saint, Dieu souverain. Il distribua aux préfets et aux tribuns plusieurs copies de cette prière, pour la faire apprendre à leurs soldats. Ceux-ci, assurés d’une victoire dont le ciel même se rendait garant, s’enflamment d’un nouveau courage. Licinius voulait livrer bataille le premier de mai, pour flétrir par la destruction de son ennemi le jour même où ce prince avait été créé César, et pour mettre encore cette conformité entre la défaite de Maxence et celle de Maximin. Mais celui-ci se hâta de combattre dès la veille, pour honorer par les réjouissances de la victoire l’anniversaire de son élévation. Ainsi, le dernier d’avril, dès le point du jour, il rangea ses troupes en bataille. Celles de Licinius prennent aussitôt les armes et marchent à l’ennemi. Entre les deux camps s’étendit une plaine stérile et toute nue, qu’on appelait le Champ serein. Déjà les deux armées étaient en présence; les soldats de Licinius posent à terre leurs boucliers, ôtent leurs casques, et, à l’exemple de leurs officiers, ils lèvent les bras au ciel, et prononcent après l’empereur la prière qu’ils avaient apprise. Après l’avoir répétée trois fois, ils reprennent leurs casques et leurs boucliers. Ces mouvements et ce murmure étonnent l’armée ennemie. Les deux empereurs confèrent ensemble, mais inutilement; Maximin ne voulait point de paix; il méprisait son rival. Comme il répandait l’argent à pleines mains, et que Licinius n’était rien moins que libéral, il s’attendait que celui-ci allait être abandonné de ses troupes, et que les deux armées réunies sous ses étendards marcheraient aussitôt pour aller accabler Constantin. C’était dans cette confiance qu’il avait entrepris la guerre.

On s’approche, on sonne la charge. Les troupes de Licinius commencent l’attaque. Selon Zosime elles furent d’abord repoussées. Lactance dit au contraire que leurs ennemis, glacés de frayeur, n’eurent pas le courage de tirer l’épée ni de lancer leur traits. Maximin courait à cheval autour de l’armée de Licinius, mettant en usage et les prières et les promesses; au lieu de l’écouter, on le charge lui-même, et il est obligé de regagner le gros de ses troupes. Elles se laissaient égorger presque sans résistance par des ennemis très inférieurs en nombre; la plaine était jonchée de morts; la moitié de l’armée était taillée en pièces; les autres ou se rendaient ou prenaient la fuite; les gardes de Maximin l’abandonnent; il s’abandonne lui-même, et jetant bas la pourpre impériale, couvert d’un habit d’esclave, il se mêle dans la troupe des fuyards et repasse le détroit. Emporté par sa terreur, il arrive la nuit du lendemain à Nicomédie, à cent soixante milles du champ de bataille. Il y prend avec lui sa femme, ses enfants, un petit nombre de ses officiers, et continue sa fuite vers l’Orient. Enfin, après avoir échappé à bien des périls, se cachant dans les campagnes et dans les villages, il gagne la Cappadoce, où, ayant rallié ce qui lui restait de troupes, il s’arrêta, et reprit la pourpre.

Licinius, après avoir incorporé dans son armée les ennemis qui s’étaient rendus, passa le Bosphore, et peu de jours après la bataille entra dans Nicomédie, rendit grâces à Dieu, comme à l’auteur de sa victoire, et laissa reposer ses troupes. Dès le premier jour de juin il fit un acte de souveraineté en faveur de la Lycie et de la Pamphylie: il exempta par une loi le petit peuple des villes de ces provinces de payer capitation pour les biens qu’il possédait à la campagne. C’était un nouveau joug dont les simples particuliers habitants des villes avoient toujours été exempts, et que Maximin apparemment leur avait imposé. Le treizième du même mois il fit afficher l’édit qu’il avait dressé à Milan, de concert avec Constantin, pour rendre à l’Eglise une entière tranquillité. II exhorta même de vive voix les chrétiens à faire librement l’exercice de leur religion. On peut placer ici la fin de cette persécution cruelle, qui, commencée en cette même ville le vingt-troisième de février de l’an 3o3, avait pendant dix ans multiplié le christianisme en faisant périr des milliers de chrétiens.

MORT DE MAXIMIN

Maximin, couvert de honte et plein de désespoir, déchargea sa première fureur sur les prêtres de ses dieux, qui par des oracles imposteurs l’avoient assuré du succès de ses armes: il les fit tous massacrer. Ensuite, apprenant que Licinius venait à lui avec toutes ses forces il gagna les défilés du mont Taurus, et essaya de les défendre par des barricades et des forts qu’il fit élever à la hâte. Enfin, comme le vainqueur forçait tous les passages, il se renferma dans la ville de Tarse, à dessein de se sauver en Egypte pour y réparer ses pertes. Eusèbe dit qu'il y eut un second combat auquel Maximin ne se trouva pas, et que, caché dans la ville dont il n’osait sortir, il fut dans le temps même de la bataille frappé de la maladie dont il mourut. Selon Lactance, ce prince, assiégé dans Tarse, sans espérance de secours et sans autre ressource que la mort, s’il voulait ne pas tomber entre les mains d’un rival cruel et irrité, se remplit pour la dernière fois de vin et de viandes, et avala ensuite un breuvage mortel.

Mais la quantité de nourriture dont il s’était chargé amortit la force du poison, qui, au lieu de lui ôter la vie sur-le-champ, le jeta dans une longue et douloureuse agonie. Dans cet état il reconnut le bras de Dieu qui le frappait; il força sa bouche impie à louer celui à qui il avait fait une guerre sacrilège; il en fit, en faveur des chrétiens, un édit, dans lequel ce prince malheureux, sous la main de Dieu qui l’écrase, veut encore conserver la fierté du trône, et pallier, par un préambule imposant, la mauvaise foi de ses édits précédents. Au reste il accorde sans réserve aux chrétiens tout ce que Constantin leur avait donné dans ses états, c’est-à-dire, la permission de relever leurs temples et de rentrer en possession de tous les biens des églises, de quelque manière qu’ils eussent été aliénés. Un repentir si forcé et si imparfait ne désarma pas la colère de Dieu. Pendant quatre jours il fut en proie aux plus affreuses douleurs; il se roulait sur la terre, il l’arrachait à pleines mains et la dévorait: ses entrailles étaient embrasées par un feu intérieur qui ne lui laissa au-dehors que les os desséchés. A force de se frapper la tête contre les murailles, il se fit sortir les yeux de leur orbite. Les chrétiens regardèrent cet horrible accident comme une punition de la cruauté exercée sur tant de martyrs, à qui il avait fait crever les yeux. Alors, tout aveugle qu’il était, il croyait voir le Dieu des chrétiens environné de ses ministres, et l’entendre prononcer son jugement; il s’écriait comme un criminel à la torture; il s’excusait sur ses perfides conseillers; il avouait ses crimes, implorait Jésus-Christ, lui demandait en pleurant miséricorde. Enfin, au milieu de ces hurlements, aussi affreux que s’il eût été dans les flammes, il expira par une mort plus terrible encore que celle de Galère, qu’il avait surpassé en impiété et en barbarie. Il était dans la neuvième année de son règne, à compter du temps où il avait été fait César, et dans la sixième depuis qu’il avait pris le titre d’Auguste. Il avait plusieurs enfants déjà associés à l’empire, et dont on ignore les noms.

La mort de Maximin ne fut pas la dernière punition qu’exerça sur lui la vengeance divine; elle s’étendit sur sa mémoire, sur ses officiers sur toute sa famille: il fut vers déclaré ennemi public par des arrêts infamants, où il était qualifié de tyran impie, détestable, ennemi de Dieu. Ses images et ses statues, ainsi que celles de ses enfants, auparavant honorées dans toutes les villes de ses états, furent les unes mises en pièces, les autres noircies, défigurées et abandonnées à toutes les insultes du peuple, qui, dès qu’il cesse de trembler, triomphe des tyrans avec insolence. On mutila ses statues; on prit un plaisir inhumain à les transformer dans l’état horrible où l’avait mis la maladie. Saint Grégoire de Nazianze, plus de cinquante ans après, dit qu’elles portaient encore les marques de son châtiment. Licinius ôta toutes les charges aux ennemis du christianisme. Ceux qui s’étaient fait un mérite de tourmenter les chrétiens, et que le tyran avait en récompense comblés de faveur, furent mis à mort. Peucétius, trois fois consul avec Maximin et surintendant de ses finances; Culcien, honoré de plusieurs commandements, et qui, étant gouverneur de la Thébaïde, avait fait grand nombre de martyrs, furent punis des cruautés dont ils avoient été les conseillers et les ministres. Théotecne, ce scélérat dont nous avons parlé, n’évita pas le supplice qu’il méritait. Maximin avait récompensé ses fourberies par le gouvernement de la Syrie. Licinius, étant venu à Antioche, fit faire la recherche de ceux qui avoient abusé de la crédulité du prince; et entre les autres il fit mettre à la torture les prophètes et les prêtres de Jupiter Philius: il voulut s’instruire des supercheries dont ils s’étaient servis pour faire parler ce nouvel oracle. La force des tourments leur arracha l’aveu de toute l’imposture. Théotecne en était l’artisan fils furent tous punis de mort, et on commença par Théotecne. La femme de Maximin fut noyée dans l’Oronte, où elle avait souvent fait précipiter des femmes chrétiennes. Licinius était sanguinaire; jusque-là il n’avait puni que des coupables; il y joignit des innocents, qu’il immola à sa cruauté. Il fit massacrer le fils aîné de Maximin qui n’avait que huit ans, et sa fille âgée de sept, et déjà fiancée à Candidien. Sévérien, fils du malheureux Sévère, s’était retiré, après la mort de Galère, dans les états de Maximin. Fidèle à ce prince, il ne l’avait pas abandonné dans son désastre. Licinius le fit mourir, sous prétexte qu’après la mort de Maximin il avait voulu prendre la pourpre. Candidien eut le même sort: mais son histoire est mêlée avec celle de Valérie, dont je vais raconter les infortunes.

VALÉRIE

Elle était veuve de Galère. Etant stérile, elle avait eu pour son mari la complaisance d’adopter Candidien, né d’une concubine, et que son père aimait au point le destiner à l’empire. Ce prince, en mourant, avait remis sa femme et ce fils entre les mains de Licinius, en le priant de leur servir de protecteur et de père. Prisca, femme de Dioclétien et mère de Valérie, accompagna sa fille; elle s’était attachée à sa fortune; elle la suivit jusque sur l’échafaud. L’histoire ne nous dit point pourquoi elle vécut séparée de son mari, depuis qu’il eut quitté la puissance souveraine. Peut-être, moins philosophe que Dioclétien, préféra-t-elle la cour de Galère aux jardins de Salone, et voulut-elle rester du moins auprès du trône, dont elle était descendue à regret: Il parait, d’un autre côté, que son mari l’oublia avec l’empire; et dans les traverses qu’essuyèrent ensemble ces deux princesses, l’histoire ne donne des larmes à Dioclétien que pour sa fille.

Licinius ne se vit pas plus tôt maître du sort de Valérie, qu’il lui proposa de l’épouser : c’était un prince esclave de la volupté et de l’avarice. Valérie était belle, et elle donnait à un second mari de grands droits sur l’héritage du premier. Mais, insensible à l’amour, et trop fière pour choquer la bienséance qui ne permet-toi pas aux impératrices de passer à de secondes noces, elle se déroba de la cour de Licinius avec Prisca et Candidien. Elle crut se mettre à l’abri d’une poursuite importune en se réfugiant auprès de Maximin. Celui-ci avait une femme et des enfants. D’ailleurs, comme il était fils adoptif de Galère, il avait jusqu’alors regardé Valérie comme sa mère. Mais c’était une âme brutale et emportée, qui prit feu aussitôt avec beaucoup plus de violence que Licinius. Valérie était encore dans l’année de son deuil : il la fait solliciter par ses confidents; il lui déclare qu’il est prêt à répudier sa femme, si elle consent à en prendre la place. Elle répond avec liberté qu’encore enveloppée d’habits de deuil, elle ne peut songer au mariage; que Maximin devoir se souvenir que le mari de Valérie était son père, dont les cendres n’étaient pas refroidies; qu’il ne pouvait, sans une cruelle injustice, répudier une épouse dont il était aimé, et qu’elle ne pourrait elle-même se flatter d’un meilleur traitement; qu’enfin ce serait une démarche déshonorante et sans exemple qu’une femme de son rang s’engageât dans un second mariage. Cette réponse ferme et généreuse, portée à Maximin, le mit en fureur; il proscrit Valérie, s’empare de ses biens, lui ôte tous ses officiers, fait mourir ses eunuques dans les tourments, la bannit avec sa mère, la promène d’exil en exil; et, pour ajouter l’insulte à la persécution, il fait condamner à mort, sous une fausse accusation d’adultère, plusieurs dames de la cour liées d’amitié avec Prisca et Valérie.

Il y en avait une très distinguée par sa naissance, et d’un âge avancé. Valérie la respectait comme une seconde mère. C’était à ses conseils que Maximin attribuait le refus qui le désespérait. Il charge le président Eratinée de lui faire subir une mort déshonorante. Il en joignit à celle-là deux autres également nobles, dont l’une avait sa fille à Rome entre les vestales, et l’autre était femme d’un sénateur. Ces deux dernières avoient eu le malheur de plaire à Maximin par leur beauté; il les punissait de leur résistance : on les traîna toutes trois devant un tribunal, où leur condamnation était déjà arrêtée. On n’avait trouvé pour se prêter à cette accusation qu’un juif accusé lui-même d’autres crimes et qui se laissa suborner par la promesse de l’impunité. C’était à Nicée que se jouait cette sanglante tragédie. Le juge, qui craignait l’indignation du peuple, se transporta hors de la ville avec une nombreuse escorte de soldats, de peur d’être lapidé. On met l’accusateur à la torture; il persiste comme il en était convenu. Les accusées voulaient répondre; les bourreaux leur ferment la bouche à grands coups de poing; la sentence est prononcée; on les conduit au supplice entre deux haies d’archers. Tout retentissait de sanglots et de gémissements; et ce qui redoublait la compassion et les larmes des assistants, c’était la vue du sénateur dont je viens de parler. Bien instruit de la fidélité de sa femme, qui en était la malheureuse victime, il eut la généreuse fermeté de l’assister au supplice et de recueillir ses derniers soupirs. Après qu’on leur eut tranché la tête, on voulait les laisser sans sépulture; mais leurs amis enlevèrent leurs corps pendant la nuit. On ne tint pas la parole donnée à ce misérable Juif qui les avait accusées. Ayant été mis en croix, par une perfidie dont la sienne était digne, il révéla à haute voix tout ce mystère d’iniquité, et mourut en protestant de leur innocence.

Cependant Valérie, reléguée dans les déserts de la Syrie, trouva moyen d’instruire de ses malheurs Dioclétien son père, qui vivait encore. Il envoie aussitôt des exprès à Maximin pour le prier de lui rendre sa fille. On ne l’écoute pas : il redouble ses instances à plusieurs reprises, et toujours inutilement. Enfin il dépêche un de ses parents, officier considérable, pour rappeler à Maximin tout ce qu’il devait à Dioclétien, et lui demander cette justice comme un effet de reconnaissance. Cet officier ne peut rien obtenir. Ce fut alors que le malheureux père succomba à sa douleur, comme je l’ai déjà raconté.

Maximin ne cessa point de persécuter Valérie. Cependant, même après sa défaite, lorsqu’il voyait sa perte inévitable, et que sa rage n’épargnait pas jusqu’aux prêtres de ses dieux, il n’osa lui ôter la vie. Candidien s’était séparé d’elle pour quelque raison qu’on ignore; elle le crut mort pendant quelque temps. Mais, ayant appris qu’il était vivant, et que Licinius était dans Nicomédie, elle vint avec sa mère rejoindre ce jeune prince; et sans se faire connaitre, les deux princesses, sous un habit déguisé, se mêlèrent parmi les domestiques de Candidien pour attendre ce que la révolution nouvelle produirait dans sa fortune. Candidien, alors âgé de seize ans, s’étant présenté devant Licinius à Nicomédie, donna de la jalousie à ce vieillard défiant, qui crut s’apercevoir que le fils de Galère s’attirait trop de considération, et le fit secrètement assassiner. Valérie prit aussitôt la fuite; le reste de sa vie ne fut qu’une course continuelle. Errante pendant quinze mois en diverses provinces, dans l’habillement le plus propre à cacher sa condition, elle fut enfin reconnue à Thessalonique vers le commencement de l’an 315, et arrêtée avec sa mère. Ces deux infortunées princesses, qui n’avaient d’autre crime que leur condition et la chasteté de Valérie, furent condamnées à mort par les ordres de l’injuste et impitoyable Licinius; et conduites au supplice au milieu des larmes inutiles de tout un peuple, elles eurent la tête tranchée: leurs corps furent jetés dans la mer. Quelques auteurs ont prétendu qu’elles étaient chrétiennes, et que Dioclétien les avait contraintes d’offrir de l’encens aux idoles; si cette opinion, qui n’a rien d’assuré, est véritable, leur religion a été pour elles la plus solide consolation dans leurs malheurs, comme leurs malheurs ont pu être le moyen le plus efficace pour expier la faiblesse avec laquelle elles avoient trahi leur religion.

La révolution des jeux séculaires tombait sur cette année; c’était la cent dixième depuis qu’ils avoient été célébrés par Sévère sous le consulat de Cilon et de Libon en 204. Ceux de l’empereur Philippe n’avoient été qu’une fête extraordinaire pour solenniser la millième année depuis la fondation de Rome. L’ordre des cent dix ans anciennement établi subsistait toujours. Constantin laissa passer le temps de cette cérémonie superstitieuse sans la renouveler. Zosime en fait de grandes plaintes; il attribue à cette omission la décadence de l’empire, dont la prospérité, dit-il, était attachée à la célébration de ces jeux.

La mort de Maximin ne laissait plus de prince ennemi du christianisme. Les églises s’élevaient, le culte divin se célébrait en liberté, et la piété libérale de Constantin y ajoutait l’éclat et la magnificence. Les païens, jaloux de cette gloire, firent courir un prétendu oracle en vers grecs, qui portait que la religion chrétienne ne durerait que 365 ans; ils débitaient que Jésus-Christ avait été un homme simple et sans malice; mais que Pierre était un magicien qui par ses enchantements avait ensorcelé l’univers et réussi à faire adorer son maître; qu’après 365 ans le charme cesserait. Ces chimériques impostures n’alarmèrent pas les défenseurs du christianisme; c’étaient des cris impuissants de l’idolâtrie terrassée. L’Eglise chrétienne, qui s’était accrue malgré toutes les puissances humaines, protégée alors par les souverains, n’avait de blessures à craindre que de la part de ses enfants; et comme sa destinée est de combattre et de vaincre sans cesse, n’ayant plus de guerre étrangère à soutenir, elle fut attaquée dans son propre sein par des ennemis d’autant plus acharnés que c’étaient des sujets rebelles. Je parle des donatistes, dont je vais reprendre l’histoire dès l’origine. Comme c’est ici la première occasion qui se présente de parler de matières ecclésiastiques, je me crois obligé d’avertir le lecteur que, dans tout le cours de cet ouvrage, je ne les traiterai qu’autant qu’elles auront d’influence sur l’ordre civil.

Les empereurs devenus chrétiens ne sont que trop entrés dans les querelles théologiques; ils y entraînent leur historien malgré lui. J’éviterai les détails étrangers à mon objet, et je laisserai le fond des discussions à l’histoire de l’Eglise, à la quelle seule il appartient de décider souverainement ces questions.

Depuis l’abdication de Maximin, les troubles de l’empire avaient fait cesser la persécution en Afrique. L’église de cette province commençait à jouir du calme, lorsque l’hypocrisie, l’avarice, l'ambition, soutenues par la vengeance d’une femme puissante et irritée, y excitèrent une nouvelle tempête. Par l’édit de Dioclétien il y allait de la vie pour les magistrats des villes qui n’arracheraient pas aux chrétiens ce qu’ils avoient des saintes Ecritures. Ainsi La recherche en était exacte et rigoureuse. Un grand nombre de fidèles et même d’évêques eurent la faiblesse de les livrer; on les appela traditeurs. Mensurius, évêque de Carthage, était recommandable par sa vertu: Donat, évêque des Cases-Noires en Numidie, l’accusa pourtant de ce crime; et quoiqu’il n’eut pu l’en convaincre, il se sépara de sa communion. Mais ce schisme fit peu d’éclat jusqu’à la mort de Mensurius. Celui-ci fut mandé à la cour de Maxence pour y rendre compte de sa conduite. On lui imputait d’avoir caché dans sa maison et d’avoir refusé aux officiers de justice un diacre nommé Félix, accusé d’avoir composé un libelle contre l’empereur. En partant de Carthage, il mit les vases d’or et d’argent qui servaient au culte divin en dépôt entre les mains de quelques anciens, et il en laissa le mémoire à une femme avancée en âge, dont il connaissait la probité, avec ordre de le remettre à son successeur, s’il ne revenait pas de ce voyage. Il mourut dans le retour. Les évêques de la province d’Afrique mirent, en sa place Cécilien, diacre de l’église de Carthage, qui fut élu par le suffrage du clergé et du peuple, et ordonné par Félix, évêque d’Aptunge. Le nouvel évêque commença par redemander les vases dont l’état lui avait été remis. Les dépositaires, au lieu de les rendre, aimèrent mieux contester à Cécilien la validité de son ordination. Ils furent appuyés de deux diacres ambitieux, Botrus et Céleusius, irrités de la préférence qu’on lui avait donnée sur eux. Mais le principal ressort de toute cette intrigue était une Espagnole établie à Carthage, nommée Lucille, noble, riche, fausse dévote, et par conséquent orgueilleuse. Elle ne pouvait pardonner à Cécilien une réprimande qu’il lui avait faite sur le culte qu’elle rendit à un prétendu martyr qui n’avait pas été reconnu par l’Eglise. Cette femme si délicate sur l’honneur d’une relique équivoque, ne se fit point de scrupule d’employer contre son évêque tout ce qu’elle avait de crédit, de richesses et de malice. Toute cette cabale, soutenue par Donat des Cases-Noires, écrivit à Second, évêque de Tigisi et primat de Numidie, pour le prier de venir à Carthage avec les évêques de sa province. On s’attendait bien à trouver dans ce prélat une grande disposition à condamner Cécilien. Second lui en voulait de ce qu’il s’était fait ordonner par Félix plutôt que par lui, et les autres trouvaient mauvais qu’il ne les eût pas appelés à cette ordination. Avant même qu’elle fût faite, Second avait envoyé à Carthage plusieurs de ses clercs, qui, ne voulant pas communiquer avec les clercs de la ville, s’étaient logés chez Lucille, et avoient nommé un visiteur du diocèse.

Les évêques de Numidie, ayant leur primat à leur tête, ne tardèrent pas à se rendre à Carthage au nombre de soixante-dix. Ils s’établirent chez les ennemis de l’é­vêque; et au lieu de s’assembler dans la basilique, où tout le peuple avec Cécilien les attendait, ils tinrent leur séance dans une maison particulière. Là ils citèrent Cécilien. Il refusa de comparaitre devant une assemblée si irrégulière. D’ailleurs il était retenu par son peuple qui ne voulait pas l’exposer à l’emportement de ses ennemis. Ils le condamnèrent comme ordonné par des traditeurs, et enveloppèrent dans sa condamnation ceux qui l’avoient ordonné; on déclara qu’on ne communiquerait ni avec eux ni avec Cécilien. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que les principaux de ces évêques si zélés contre les traditeurs s’étaient avoués coupables du même crime dans le concile de Cirthe, tenu sept ans auparavant, et s’en étaient mutuellement donné l’absolution.

Le siège de Carthage étant ainsi déclaré vacant, la cabale élut pour le remplir, Majorin, domestique de Lucille, et qui avait été lecteur dans la diaconie de Cécilien. Lucille acheta cette place en donnant aux évêques quatre cents bourses, pour être, disait-elle, distribuées aux pauvres; mais ils les partagèrent entre eux pour mieux suivre la vraie intention de celle qui les donnait. Ils écrivirent en même temps par toute l’Afrique afin de détacher les évêques de la communion de Cécilien. La calomnie, qui naît bien vite de la chaleur des querelles, fut aussitôt mise en œuvre. Ils accusaient les adversaires d’avoir assassiné un des leurs à Carthage avant l’ordination de Majorin. Les lettres d’un concile si nombreux divisèrent les églises d’Afrique; mais Cécilien n’en fut pas alarmé, étant uni de communion avec toutes les autres églises du monde, et principalement avec l’église romaine, en qui réside de tout temps la primauté de la chaire apostolique.

Peu de temps après l’ordination de Majorin, Constantin s’étant rendu maître de l’Afrique, fit distribuer des aumônes aux églises de cette province. Il était déjà instruit des troubles excités par les schismatiques, et il les excluait de ses libéralités. La jalousie qu’ils en conçurent aiguisa leur malice. Accompagnés d’une foule de peuple qu’ils avoient séduit, ils viennent avec grand bruit présenter au proconsul Anulin un mémoire rempli de calomnies contre Cécilien, et une requête à l’empereur, par laquelle ils demandaient pour juges des évêques de Gaule. Ceux-ci semblaient en effet les plus propres à faire dans cette querelle la fonction de juges, parce qu’il n’y avait point parmi eux de traditeurs, la Gaule ayant été à l’abri de la persécution sous le gouvernement de Constantius et de Constantin; l’empereur prit connaissance de ces pièces, et ordonna au proconsul de signifier à Cécilien et à ses adversaires, qu’ils eussent à se rendre à Rome avant le deuxième d’octobre de cette année 313, pour y être jugés par des évêques. Il écrivit en même temps au pape Miltiade et à trois évêques de Gaule, célèbres par leur sainteté et par leur savoir, les priant d’entendre les deux parties et de prononcer. Il envoya au pape le mémoire et la requête des schismatiques. Les trois évêques de Gaule étaient Rhéticius d’Autun, Marin d’Arles, et Maternus de Cologne. Le pape leur joignit quinze évêques d’Italie. Cécilien avec dix évêques catholiques, et Donat à la tête de dix autres de son parti, arrivèrent à Rome au temps marqué.

Le concile s’ouvrit le deuxième d’octobre dans le palais de l’impératrice Fausta, nommé la maison de Latran. Le pape y présida; les trois évêques de Gaule étaient assis ensuite, après eux les quinze évêques d’Italie. Il ne dura que trois jours, et tout se passa dans la forme la plus régulière. Dès la première session, les accusateurs ayant refusé de parler, Donat, convaincu lui-même de plusieurs crimes par Cécilien, se retira avec confusion et ne reparut plus devant le concile. Dans les deux autres sessions on examina l’affaire de Cécilien; on déclara illégitime et irrégulière l’assemblée des soixante et dix évêques numides; mais on ne voulut pas entrer en discussion sur Félix d’Aptunge : outre que cet examen était long et difficile, on décida qu’il était inutile dans la cause présente, puisque, supposé même que Félix fût traditeur, n’étant point déposé de l’épiscopat, il avait pu ordonner Cécilien. On prit dans le jugement le parti le plus doux; ce fut de déclarer Cécilien innocent et bien ordonné, sans séparer de la communion ses adversaires. Le seul Donat fut condamné sur ses propres aveux, et comme auteur du trouble. On rendit compte à Constantin de ce qui s’était passé, et on lui envoya les actes du concile. Miltiade ne survécut pas longtemps; il mourut le 10 janvier de l’année suivante, et Sylvestre lui succéda.

Il eût été de la prudence chrétienne, dit un pieux et savant moderne, de ne pas montrer à un empereur nouvellement converti les dissensions de l’Eglise. Les donatistes n’eurent pas cette discrétion. Cependant un tel scandale n’ébranla pas la foi de Constantin; mais on voit, par sa conduite en toute cette affaire, qu’il n’était pas encore parfaitement instruit de la discipline de l’Eglise. Ce prince aimait la paix; il la voulait sincèrement procurer; mais, trompé par les partisans secrets que les donatistes d’abord, et ensuite les ariens a voient à la cour, il croyait souvent la trouver où elle n’était pas; plus ardent à chercher la lumière que ferme à la suivre quand il l’avait une fois connue. Après le concile Donat ne put obtenir la permission de retourner en Afrique, même sous la condition qu’il n’approcherait pas de Carthage. Pour l’en consoler, Filumène son ami, qui était en crédit auprès de l’empereur, persuada à ce prince de retenir aussi Cécilien à Bresce en Italie pour le bien de la paix. Constantin envoya encore deux évêques à Carthage pour reconnaitre de quel côté était l’église catholique. Après quarante jours d’examen et de discussions où les schismatiques montrèrent leur humeur turbulente, ces évêques prononcèrent pour le parti de Cécilien. Donat, afin de ranimer le sien par sa présence, retourna à Carthage contre l’ordre de l’empereur. Cécilien ne l’eut pas plus tôt appris, qu’il en fit autant, pour défendre son troupeau.

La décision du concile de Rome, loin de fermer la bouche aux schismatiques, leur fit jeter les plus grands cris. Comme, pour de bonnes raisons, on n’avait pas jugé à propos d’entrer dans l’examen de la personne de Félix d’Aptunge , ils se plaignaient que leur cause, abandonnée à un petit nombre de juges, n’eût pas été entendue; ils représentaient ce concile comme une cabale; ils publiaient que les évêques, renfermés en particulier, avoient prononcé selon leurs passions et leurs intérêts. L’empereur, pour leur ôter tout prétexte, consentit à faire examiner, dans un concile plus nombreux, la cause de Félix et l’ordination de Cécilien; et comme ils avoient demandé pour juges des évêques de Gaule, il choisit la ville d’Arles. Pour avérer la conduite de Félix pendant la persécution, et décider s’il avait véritablement livré les saintes Ecritures, il fallait des informations faites sur les lieux. L’empereur en chargea Elien, proconsul d’Afrique en cette année 314. L’affaire fut instruite juridiquement et avec exactitude. Le quinzième de février on entendit des témoins, on interrogea les magistrats et les officiers d’Aptunge; on reconnut l’innocence de Félix et la fourberie des adversaires, qui avoient falsifié des actes et des lettres. Un secrétaire du magistrat, nommé Ingentius, dont ils s’étaient servis, découvrit toute l’imposture; et le procès-verbal, dont il nous reste encore une grande partie, fut envoyé à l’empereur.

Pendant qu’on préparait par cette procédure les matières qui dévoient être traitées dans le concile, Constantin convoquait les évêques. Il chargea Ablavius, vicaire d’Afrique, d’enjoindre à Cécilien et à ses adversaires de se rendre dans la ville d’Arles avant le premier d’août, avec ceux qu’ils choisiraient pour les accompagner. Il lui ordonne de leur fournir des voitures par l’Afrique, la Mauritanie et l’Espagne, et de leur recommander de mettre ordre avant leur départ au maintien de la discipline et de la paix pendant leur absence. Il déclare que son intention est de faire donner dans ce concile une décision définitive, et que ces disputes de religion ne sont propres qu’à attirer la colère de Dieu sur ses sujets et sur lui-même. L’empereur écrivit en même temps une lettre circulaire aux évêques. Nous avons celle qui fut envoyée à Chrestus, évêque de Syracuse. Le prince y expose ce qu’il a déjà fait pour la paix, l’opiniâtreté des donatistes, sa condescendance à leur procurer un nouveau jugement; il ajoute ensuite: «Comme nous avons convoqué les évêques d’un grand nombre de lieux différents pour se rendre à Arles aux calendes d’août, nous avons cru devoir aussi vous mander de vous rendre au même lieu dans le même terme, avec deux personnes du second ordre, telles que vous jugerez à propos de les choisir, et trois valets pour vous servir dans le voyage. Latronien, gouverneur de Sicile, vous fournira une voiture publique.» On voit avec quelle facilité on pouvait alors assembler des conciles, et le peu qu’il en coutait à l’empereur pour les frais du voyage des évêques.

Le concile commença le premier jour du mois d’août. Marin, évêque d’Arles, y présida. Le pape y envoya deux légats : c’étaient les prêtres Claudianus et Vitus. On a, dans la lettre synodale, la souscription de trente-trois évêques, dont seize étaient de Gaule. Il y en avait sans doute un plus grand nombre; mais leurs souscriptions sont perdues. Constantin n’y assista pas; il était occupé de la guerre contre Licinius. On examina les accusations contre Cécilien, et surtout la cause de Félix. On ne trouva point de preuve que celui-ci eût livré les livres saints. Après un mûr examen, tous deux furent déclarés innocents, et leurs accusateurs, les uns renvoyés avec mépris, les autres condamnés. Cette sainte assemblée fit encore, avant que de se séparer, d’excellents canons de discipline. Les évêques écrivirent au pape, qu’ils appellent leur très cher frère, une lettre synodale, où ils lui rendent compte de leur jugement et de leurs décrets, afin qu’il les fasse publier dans les autres églises.

Un petit nombre de schismatiques, qui s’étaient égarés de bonne foi, rentrèrent dans le sein de l’église catholique, en se réunissant avec Cécilien. Les autres osèrent appeler de la sentence du concile à l’empereur. Il en fut indigné, et le témoigna dans une lettre qu’il écrivit aux évêques avant qu’ils fussent sortis d’Arles. Ils attendent, dit-il, le jugement d’un homme qui attend lui-même le jugement de Jésus-Christ. Quelle impudence! interjeter appel d'un concile à l’empereur comme d’un tribunal séculier! Il menace de faire amener à sa cour ceux qui ne se soumettront pas, et de les y retenir jusqu’à la mort. Il déclare qu’il a donné ordre au vicaire d’Afrique de lui envoyer sous bonne garde les réfractaires; il exhorte pourtant les évêques à la charité et à la patience, et leur donne congé de retourner dans leur diocèse, après qu’ils auront fait leurs efforts pour ramener les opiniâtres. Les plus séditieux furent conduits à la cour par des tribuns et des soldats. Les autres retournèrent en Afrique, et furent, aussi-bien que les évêques catholiques, défrayés dans le retour par la générosité de Constantin.

 

CONSTANTIN . LIVRE TROISIÈME

 

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.