HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |
LIVRE TRENTIÈME.
HONORIUS,
THÉODOSE II
Athaulf régnait au-delà des Pyrénées; et ce prince,
naturellement guerrier, mais pacifique par réflexion, ne cherchait qu’à lier de
plus en plus ses intérêts à ceux de l’empire. Il est vraisemblable qu’il avait
dessein de chasser de l’Espagne les autres barbares, et de s’y former un
royaume qui, dans la personne de son fils, se trouverait un jour réuni avec
l’empire d’Occident. La mort de ce fils, peu de mois après sa naissance, renversa
ces projets, et plongea dans une douleur amère Athaulf et Placidie. Le corps
fut enfermé dans un cercueil d’argent, et déposé dans une église près de
Barcelone. Athaulf ne survécut pas longtemps à son fils, un jour qu’il visitait
son écurie, il fut poignardé par un de ses écuyers, que les uns nomment Dobbius, et les autres Vernulfe.
Ce scélérat, cherchant l’occasion de venger son maître, qu’ Athaulf avait fait
mourir, s’était mis au service de ce prince, et avait eu l’adresse de gagner sa
confiance. Selon quelques auteurs, l’assassin fut aposté par les principaux
seigneurs de la nation, dont l’humeur guerrière ne s’accommodait pas des
ménagements politiques de leur roi. Athaulf laissait un frère; il lui
recommanda en mourant de remettre Placidie entre les mains d’Honorius, et
d’entretenir la paix et la concorde entre les Goths et les Romains. La nouvelle
de sa mort arriva le 24 d’octobre à Constantinople. Elle y fut reçu avec joie;
car on y regardait toujours Athaulf comme l’ennemi naturel de l’empire. On fit
des illuminations publiques; on donna le lendemain des jeux dans le Cirque;
réjouissances honteuses, qui sont pour la nation un aveu de faiblesse, et pour
l'ennemi mort un triomphe glorieux à sa mémoire.
Après la mort d’Athaulf, les Goths, qui ne respiraient
que la guerre lui donnèrent pour successeur son plus grand ennemi. C’était
Sigéric, frère de Sarus. Sigéric pour venger le sang de son frère, arracha des
bras de l’évêque Sigesaire, et massacra six enfants
qu’Athaulf avait eus d’une première femme. Il traita Placidie comme une
captive, et la força de marcher à pied devant son cheval l’espace de quatre
lieues avec une troupe de prisonniers. Ce prince cruel fut lui-même assassiné
sept jours après son élection. On éleva sur le trône Vallia, dont la bravoure
connue s’accordait avec le caractère de la nation.
Vallia suivit d’abord son inclination guerrière. Soit
qu’il n’espérât pas faire de grands progrès en Espagne, soit qu’il voulût
exécuter le plan d’Alaric, et s’emparer de l’Afrique, il mit en mer une flotte
nombreuse; mais il essuya la même disgrâce qu’Alaric. Ses vaisseaux, brisés par
la tempête, périrent à douze milles du détroit. Abattu pas cet échec, il crut
que le parti le plus sage était de faire avec les Romains une paix solide.
S’étant donc approché des Pyrénées à la tête de son armée, il envoya faire des
propositions à Constance, qui lui dépêcha Euplutius,
un des agents de l’empereur, pour arrêter les conditions. On convint que les
Romains donneraient aux Goths six cent mille mesures de blé; que Vallia rendrait
Placidie, et qu’il s’engagerait à faire la guerre pour le service de l’empire
aux autres barbares établis en Espagne; en sorte que les conquêtes qu’il ferait
sur eux reviendraient à Honorius, et que les Goths se contenteraient du terrain
qu’on leur avait cédé en-deçà de l’Ebre. Ce traité fut exécuté de bonne foi.
Placidie fut remise entre les mains d’Euplutius, qui
la conduisit à Ravenne, et Vallia se mit en devoir d’attaquer les autres
barbares. Ce qui serait incroyable, si le fait n’était attesté par un auteur
fidèle et contemporain, qui le rapporte comme un événement aussi certain que
singulier, c’est que les rois des Alains, des Vandales et des Suèves,
députèrent dans le même temps à Honorius pour lui demander un traité pareil à
celui qui venait d’être conclu avec Vallia. La lettre qu’ils écrivirent à
l’empereur était conçue en ces termes: «Vivez en paix avec nous tous, et
recevez également nos otages. Nous allons combattre les uns contre les autres:
la perte tombera sur nous; la victoire tournera à votre avantage. Quel profit
pour l’empire, si les deux partis se détruisent!». En conséquence de celte
détermination bizarre, ils commencèrent à s’entredéchirer par des guerres
sanglantes, dont Vallia remporta toute la gloire. Il se saisit, par surprise et
sans combat, de la personne de Frédibal, roi d’une
partie des Vandales, et l’envoya prisonnier à Constance, qui le fit conduire à
Ravenne. Il extermina les Silinges, maîtres de la
Bétique, après les avoir vaincus dans une grande bataille près de la ville
nommée depuis Tarifa. Les Alains furent entièrement défaits: leur roi Atace périt dans un combat, et ils se trouvèrent réduits à
un si petit nombre, que, ne pouvant plus subsister par eux-mêmes, ils
abandonnèrent la Lusitanie, et se retirèrent en Galice, sous la protection de Gondéric, roi des Vandales. C’est de là que ce prince et ses
successeurs ont pris le titre de rois des Vandales et des Alains. Ces exploits
de Vallia, commencés en 416, se terminèrent dans l’espace de deux ans et demi.
Tandis que les barbares se détruisaient mutuellement en
Espagne, la Gaule commençait à respirer. Mais les désordres précédents laissaient
de l’inquiétude à ceux qui s’étaient joints aux barbares pour se mettre à
couvert de leurs violences; et la crainte d’une juste punition pouvait faire
naître de nouveaux tyrans. Afin de maintenir la tranquillité en calmant les
esprits, Honorius fit publier par Constance, qui était encore dans la Gaule,
une amnistie générale: il pardonnait tous les excès commis pendant les troubles
passés, comme de tristes effets de nécessité et de crainte; il défendit d’en
poursuivre la vengeance, permettant cependant aux particuliers de se remettre
par voie juridique en possession des biens qui leur auraient été enlevés,
pourvu que ces biens subsistassent encore en nature.
Attale avait suivi les Goths en Espagne. Lorsqu’il vit la
paix solidement établie entre Honorius et Vallia, ce chimérique empereur sentit
bien qu’il n’y avait plus pour lui de sûreté parmi les Goths. Il s’embarqua
sans savoir où il trouverait un asile. Ayant été pris sur mer, il fut mis entre
les mains de Constance, qui l’envoya à Ravenne. On en apprit la nouvelle à
Constantinople avant la fin de juin, puisque Théodose en témoigna sa joie par
les jeux qu’il donna sur le théâtre le 28 de ce mois, et le 7 du mois suivant
dans le Cirque. On garda en prison ce misérable jouet des Goths et d’une folle
ambition jusqu’au milieu de l’année suivante. On le conduisit alors à Rome, où
l’empereur entra en triomphe. Attale marchait devant le char. Il fut ensuite
placé aux pieds du prince, assis sur un tribunal élevé; et, après qu’il eut
servi de spectacle au peuple, Honorius lui fit couper deux doigts de la main
droite, et le relégua dans l’île de Lipari, avec ordre de lui fournir tous les
besoins de la vie. Honorius traitait Attale comme Attale avait voulu le traiter
lui-même.
Junius Quartus Palladius était
consul avec Théodose, qui, dans la neuvième année de son règne, portait déjà ce
titre pour la septième fois. Le père de ce Pallade, après avoir été préfet de
Constantinople, s’était attaché à Stilicon, et, par le crédit de ce ministre,
il avait obtenu la charge de secrétaire de l’empereur. Le poète Claudien était
pourvu d’un office sous ses ordres. Pallade le fils, recommandable par ses
qualités personnelles, fut proconsul d’Afrique. Il était actuellement préfet du
prétoire d’Italie, et il conserva cette dignité pendant six ans. Son mariage
avec Célérine le rendait encore plus illustre. Cette
dame était originaire de Tomes en Scythie; mais il n’avait tenu qu’à un de ses
ancêtres qu’elle ne fût de famille impériale. Célérin,
un de ses aïeux, qui commandait en Egypte, refusa l’empire que ses soldats lui offraient
après la mort de Carus. Ce qui augmente le prix de ce refus aussi sage que
généreux, c’est qu’il serait ignoré, si le poète Claudien ne l’eût relevé dans
l’épithalame qu’il composa pour les noces de Pallade et de Célérine.
Ceux qui ont porté la couronne ne méritent pas tous d’être connus; mais tous
ceux qui l’ont refusée sont dignes de l’être.
Pendant les agitations de l’Orient l'Occident jouissait
d’une paix profonde par la sagesse de Pulchérie. Elle éloignait son frère des
principes inhumains du despotisme; elle lui apprenait à respecter dans ses
sujets les droits de propriété; elle lui inspirait cette belle maxime: que plus
les princes s’abstiennent de toucher aux biens de leurs peuples, plus ils
trouvent en eux de ressources dans les besoins de l’état. Ce fut dans cet
esprit que Théodose eut la générosité de se dépouiller d’un droit dont jouissaient
les particuliers. Les lois autorisaient les dispositions que les mourans faisaient
de vive voix en présence de témoins, au préjudice même des testaments
antérieurs. C’était une voie ouverte à l’avidité des mauvais princes. Il n’était
pas difficile de trouver de faux témoins qui, pour se servir eux-mêmes en
servant l’avarice du souverain, déposassent en sa faveur, sans craindre d’être
démentis. Domitien confisquait à son profit toutes les successions, pourvu
qu’il se trouvât un seul homme qui attestât que l’intention du défunt avait été
de laisser son bien à l’empereur. Mais Auguste, Tibère même, et Adrien, avoient
refusé de profiter des testaments faits en leur faveur par des inconnus.
Pertinax avait protesté en plein sénat qu’il ne recevrait rien de ce qui lui serait
légué de vive voix. Théodose le grand avait renoncé à tout ce qui lui pourrait
revenir en vertu d’une lettre ou d’un codicille. Théodose le jeune défendit par
une loi d’avoir égard aux paroles d'un mourant qui contredirait un testament
précédent, pour déclarer de vive voix qu’il laissait sa succession à l’empereur
ou à quelque personne puissante: il voulut que ceux qui prétendraient appuyer
de leur témoignage une pareille déclaration fussent traités comme faux témoins.
Il laissait cependant subsister l’ancien usage en faveur des particuliers;
mais, pour éviter les abus, il y renonçait pour lui-même, et par la même raison
il en excluait les personnes titrées. Justinien, dont la législation fut moins
désintéressée, s’est contenté de renfermer le prince dans les bornes dû droit
commun. Le jeune empereur avait fait cette année un voyage dans la Thrace; il
revint à Constantinople à la fin de septembre, et reçut dans la place qui
portait le nom de Théodose une couronne d’or, qu’Ursus,
préfet de la ville, lui posa sur la tête par décret du sénat. Ce fut dans le
ministère de Pulchérie un défaut, peut-être pardonnable à son sexe, de laisser
accoutumer son frère à recevoir, comme dus à sa dignité, des honneurs qui ne
sont que des jeux d’enfants, lorsqu’ils ne sont pas la récompense des actions
grandes et vertueuses.
Il y eut l’année suivante 417, un violent tremblement de
terre qui se fit sentir à Constantinople le soir du 20 avril, jour du vendredi
saint. Ce fléau s’étendit dans tout l’Orient : il ébranla Jérusalem et
plusieurs villes de Palestine : Cybire en Phrygie, et
les villages d’alentour furent abîmés. Philostorge,
qui recule de deux ans ce tremblement, rapporte qu’en plusieurs endroits on vit
tomber des flammes, et qu’un vent impétueux les chassa dans la mer, où elles
s’éteignirent; que les toits et les planchers des maisons s’entrouvrirent et se
rejoignirent ensuite exactement; qu’on ne pouvait reconnaitre l’endroit où ils
s’étaient séparés; et que, le calme étant rétabli, on fut étonné de trouver
dans les salles inférieures les monceaux de grains qui étaient auparavant
serrés dans les greniers.
Honorius prit pour la onzième fois le consulat, et le
donna pour la seconde fois à Constance. Théodose voulut bien sans doute lui
céder en cette occasion le droit qu’il avait de nommer un consul en Orient; il
s’en dédommagea deux ans après, en nommant deux consuls orientaux, Monaxe et Plintha. Honorius voulait
relever par l’éclat de cette dignité l’époux qu’il donnait à Placidie, et qu’il
avait déjà décoré des titres de comte et de patrice. Il croyait ne pouvoir
mieux reconnaitre les services importants de Constance qu’en lui faisant
épouser sa sœur. L’héritier de l’empire devoir naître de ce mariage. Mais la
fière princesse, fille, sœur, tante d’empereurs, et veuve d’un roi, dédaignait
un époux né dans l’obscurité , et qui ne devoir sa haute fortune qu’à son
mérite. Constance, de son côté, bien assuré de la faveur de son maître, dont il
soutenait la faiblesse en cette rencontre, loin de s’assujettir à des
complaisances pour gagner le cœur de Placidie, agissait avec hauteur, et faisait
sentir sa colère aux domestiques de cette princesse, auxquels il attribuait
l’opiniâtreté de ses refus. Enfin Honorius l’emporta d’autorité , et il fallut
qu’il prît lui-même de force la main de Placidie pour la joindre à celle de Constance.
Les noces furent célébrées avec magnificence le premier de janvier, le jour
même que Constance prenait possession du consulat. Ce mariage, quoique forcé,
fut heureux. La concorde s’établit entre les deux époux; et avant la fin de
celte année Placidie mit au monde une fille qui fut nommée Justa Grata Honoria.
J’ai déjà parlé de l’entrée triomphante qu’Honorius fit à Rome cette année. Il prit occasion d’exhorter les habitants à
travailler aux réparations de leur ville, et retourna ensuite à Ravenne.
L’Italie était couverte de ruines; on y voyait partout les traces funestes du
passage des Goths. La Toscane, où ils avoient fait un plus long séjour, se
ressentait surtout des ravages de ce peuple destructeur. Les ponts des rivières
et les digues des lacs dont le pays est arrosé étant rompus, les eaux inondaient
les campagnes, et les chemins étaient devenus impraticables. La Gaule, désolée
pendant tant d’années par les courses des barbares et par les révoltes des
tyrans , n’était pas en meilleur état. Cependant l'autorité de l’empire s’y rétablissait,
et , depuis la retraite des Goths, les Armoriques étaient
rentrés dans l’obéissance. Exupérance, qu’on croit
avoir été alors préfet des Gaules, les avait rappelés à leur devoir. Mais ces
peuples, que le voisinage de la mer et l’expérience de la marine rendaient plus
indépendants, se révoltèrent encore plus d’une fois dans la suite.
Une éclipse de soleil presque totale, arrivée le 19 de juillet
de l’an 418, sert à fixer la date de plusieurs événements de ce temps-là. Elle
fut suivie d’une extrême sécheresse, qui fit périr un grand nombre d’hommes et
d’animaux. Une comète se fit voir pendant quatre mois: quelques auteurs lui
donnent sept mois de durée. On en peut lire la description dans Philostorge, qui prétend que ce fut un pronostic de guerres
et de malheurs.
La Gaule était pour lors divisée en dix-sept provinces; mais
les sept provinces méridionales formaient ensemble un corps; c’était la
Viennoise, les deux Aquitaines, la Novempopulanie, nommée aussi troisième
Aquitaine, les deux Narbonnaises et les Alpes maritimes. Elles avaient à part un
directeur des finances et un directeur des domaines. Depuis Constantin , la
ville d’Arles avait acquis une grande considération. Valentinien et Honorius
l’avaient décorée de privilèges particuliers : ils l’appelaient dans leurs
rescrits la mère de toutes les Gaules. C’était là que les consuls qui se
trouvaient en Gaule entraient en charge; les préfets du prétoire et les autres
magistrats supérieurs y résidaient comme dans la capitale. Elle s’était même,
depuis quelques années, érigée en métropole ecclésiastique au préjudice de Vienne,
dont l’évêque d’Arles était suffragant, et le concile de Turin avait décidé que
les deux évêques partageraient la province. Pétrone, préfet du prétoire dans
les premières années de ce siècle, avait ordonné que tous les ans, entre le
treizième d’août et le treizième de septembre, on tiendrait dans la ville
d’Arles l’assemblée des sept provinces, qui seraient représentées par leurs
magistrats ou leurs députés, et que sous la présidence du préfet on y délibérerait
des affaires les plus importantes. Cet ordre avait été interrompu par
l’invasion des tyrans et par les ravages des barbares. Constance en fit revivre
l’usage. Il obtint à cet effet un édit d’Honorius, daté du 17 d’avril de cette
année, et adressé à Agricola, préfet des Gaules. L’empereur y relève la ville
d’Arles par l’avantage de sa situation et par l’étendue et l’activité de son
commerce, qui réunit dans son port les productions de tout l’univers. Il impose
une amende aux magistrats ou députés qui ne se rendront pas à l’assemblée dans
le temps prescrit.
Si cet édit fut exécuté, il ne put l’être qu’une fois.
Cette année même Constance, du consentement de l’empereur, permit à Vallia de
revenir s’établir en Gaule. Il lui céda la seconde Aquitaine et la
Novempopulanie, c’est-à-dire le Poitou, la Saintonge, le Périgord, le
Bordelois, l’Agénois, l’Angoumois et toute la
Gascogne jusqu’aux Pyrénées. Les Romains se réservèrent la Narbonnaise, à
l’exception de Toulouse, dont Vallia et ses successeurs firent leur capitale,
et où ils régnèrent sous le titre de rois des Visigoths pendant
quatre-vingt-huit ans, jusqu’à ce que Clovis eût détruit leur puissance par la
défaite d’Alaric. Tout ce pays fut nommé Gothie.
La conjecture de M. Tillemont, que ces princes ne possédèrent ces terres qu’à
ce titre de vassaux de l’empire, me semble destituée de fondement. Les guerres
fréquentes qu’ils firent aux Romains pour étendre leur domination jusqu’au
Rhône et à la Loire prouvent assez qu’ils étaient indépendants. Quelques
auteurs ont supposé que Vallia, en acquérant un si grand domaine dans la Gaule,
avait conservé ce qu’il possédait en Espagne. Mais cette supposition n’est
appuyée d’aucun témoignage historique; elle est, au contraire, démentie par Jornandes, qui fait entendre que, selon les conditions du
traité, conclu auparavant avec les Romains, Vallia leur abandonna toutes ses
conquêtes. Il parait même, par la suite de l’histoire, que la cession dont nous
parlons ici fut un échange, et que toute la Tarraconaise retourna au pouvoir de
l’empire. Cet échange était sans doute bien avantageux pour les Goths; et il
n’est pas aisé de deviner la raison qui put y déterminer les Romains. On peut
soupçonner que Constance craignit que, malgré le traité, il ne fût difficile
d’arracher des mains de Vallia les provinces d’Espagne qu’il avait reconquises
sur les Alains et sur les Vandales. Mais, fallût-il perdre l’Espagne entière,
n’était-ce pas une faute capitale d’admettre les barbares dans le cœur de
l’empire pour en sauver une extrémité? Les montagnes des Pyrénées
n’étaient-elles pas une barrière naturelle, plus forte et plus sûre que des
traités, qui tombent au plus léger prétexte? Vallia, après avoir enfin solidement
établi sa nation errante depuis si longtemps, mourut la même année, couvert de
gloire: prince aussi habile politique que brave guerrier, qui, sous le
personnage généreux de vengeur de l’empire, sut l’affaiblir et gagner beaucoup
plus qu’il n’aurait pu faire s’il s’en fût déclaré l’ennemi. Il ne laissa
qu’une fille; elle épousa un prince des Suèves, dont elle eut le célèbre
Ricimer, qui fut tour à tour le défenseur et le fléau de Rome et de ses
empereurs. Après la mort de Vallia, les Goths élurent pour roi Théodoric, qui joignit
à la douceur du caractère une grande force de corps et un courage capable de
soutenir et même d’étendre un royaume naissant.
Au milieu des troubles de l’empire, la foi de
l’Eglise s’étendait et s’affermissait de plus en plus. L’arianisme,
longtemps assis sur le trône, était contraint de ramper dans l’obscurité, et le
schisme meurtrier des donatistes s’éteignait insensiblement depuis la
conférence de Carthage, lorsqu’on vit éclater une hérésie cachée jusqu’alors
dans les replis ténébreux du cœur humain, et aussi ancienne que le monde,
puisque ce fut celle des anges rebelles. Fille de l’orgueil qu’elle flatte,
ennemie de la grâce qu’elle veut asservir à la volonté humaine,
elle emprunta l’organe de Pélage, esprit subtil, artificieux, hypocrite,
qui, sans changer de sentiments, savait changer de langage. Comme cette hérésie
ne s’est jamais armée que de sophismes, et que les empereurs n’y ont pris de
part que pour la foudroyer par leurs édits, je me contenterai de la faire connaitre
en peu de mots. Pélage, moine de la Grande-Bretagne, vint à Rome vers l’an 400,
sous le pontificat d’Anastase, et, s’étant associé avec Célestius, noble écossais
qu’il avait imbu de ses erreurs, il alla les répandre en Italie, en Sicile, en
Afrique, en Asie. Ses dogmes se réduisaient à trois points principaux : que la
grâce nous est donnée en conséquence de nos mérites : que l'homme peut vivre
sans péché : que le péché du premier homme ne s’est point communiqué à ses descendants.
Sa doctrine fut anathématisée par un concile de Carthage : le pape Innocent la
condamna pareillement. L’hérésiarque eut cependant l’adresse d’en imposer à un
concile de quatorze évêques assemblés à Diospolis en
Palestine : il se sauva par des équivoques et fut déclaré orthodoxe. Il trompa
même pendant quelque temps le pape Zosime: mais ce pontife, ayant ouvert les
yeux, prononça sa condamnation; et cette sentence fut appuyée d’une loi d’Honorius.
L’empereur y déclare qu’ayant appris par le bruit public que Pélage et
Célestius enseignent des erreurs qui troublent l’union de l’Eglise et la
tranquillité de l’état, il leur ordonne de sortir de Rome; que toutes personnes
seront reçues à déférer aux juges ceux qui sont infectés de la même doctrine.
Il condamne au bannissement perpétuel les opiniâtres qui seront convaincus de
la soutenir. Cette loi fut publiée par les préfets d’Italie et des Gaules. Monaxe, préfet d’Orient, la fit aussi exécuter dans
l’étendue de sa juridiction. Elle fut confirmée l’année suivante par un édit
donné à Ravenne le neuvième de juin. Dix-huit évêques, qui refusèrent de
souscrire à la condamnation de Pélage, furent déposés. Le plus connu par son
opiniâtreté et par ses écrits, est Julien, évêque d’Eclane,
ville aujourd’hui ruinée, subsistant alors en Campanie, à cinq lieues de
Bénévent.
L’autorité de l’empereur fut encore nécessaire pour
apaiser un schisme qui s’éleva dans Rome à la fin de cette année, et qui tint
les esprits divisés pendant les trois premiers mois de l’année suivante. Le
pape Zosime étant mort le 26 décembre, le clergé se partagea sur le choix du
successeur. Boniface et Eulale furent tous deux élus, et le peuple prit parti
dans la querelle. Symmaque, préfet de Rome, fils de cet illustre sénateur si
connu du temps de Gratien et du grand Théodose, favorisait Eulale, dont
l’élection était moins régulière. Il envoya à l’empereur un rapport plus
conforme à son inclination qu’à la vérité; et Honorius ordonna de chasser
Boniface et de réprimer ses partisans. Mais le prince, ayant été détrompé par
une lettre du clergé attaché à Boniface, révoqua cet ordre, et commanda que, l’affaire
demeurant suspendue, Boniface et Eulale se rendraient à Ravenne avec leurs
électeurs pour y débattre leur droit devant lui et son conseil. Il manda en
même temps plusieurs évêques de diverses provinces, qui dévoient être juges
dans une cause si importante à la paix de l’Eglise. Comme ce différend ne pouvait
être terminé avant la fête de Pâques, il chargea Achillée, évêque de Spolette, de célébrer l’office à Rome pendant ces saints
jours. Les deux contendants avaient défense de rentrer dans la ville avant la
décision. Boniface obéit: mais, Eulale étant revenu à Rome trois jours avant
qu’Achillée y arrivât, les esprits s’échauffèrent: il y eut un grand combat;
Symmaque lui-même y courut risque de la vie; et les deux partis se menaçaient
mutuellement d’en venir aux extrémités le jour de Pâques pour s’emparer de
l’église de Latran. Le préfet, qui s’était prudemment détaché des intérêts d’Eulale,
ayant averti l’empereur de cette sédition, reçut ordre de le faire sortir, avec
menace d’un traitement rigoureux pour lui et ses partisans, s’il différait
d’obéir. Eulale résista cependant, et il fallut le chasser à main armée. Cette
opiniâtreté acheva de donner gain de cause à son rival. Honorius, de l’avis du
concile, prononça en faveur de Boniface. Ce pontife, recommandable par sa vertu
et par son savoir, fut reçu avec joie, et la tranquillité fut rétablie. Eulale
s’éloigna de Rome. Sa disgrâce le guérit des accès de l’ambition; et, quelques
années après, Boniface étant mort, comme une partie du clergé lui offrait le
pontificat, il préféra sa retraite à une dignité qu’il se repentait d’avoir
trop ardemment recherchée. Ce schisme donna occasion aux empereurs, et ensuite
aux rois d’Italie et aux grinces séculiers de se mêler de l’élection des papes.
L’histoire de l’empire d’Oriel fournit ici un événement
très singulier, dont elle ne donne aucun détail. Le comte Plintha,
Goth de naissance, se révolta en Palestine, fut défait, et l’année suivante 419
il devint consul, général des troupes de l’empire, et très puissant à la cour,
à laquelle il rendit dans la suite d’importants services. Sous le consulat de
ce comte et de Monaxe, le préfet de Constantinople,
nommé Aétius, courut risque de perdre la vie par un assassinat. Le 13 de
février, comme il sortait de la grande église avec son cortège pour se rendre
au palais où l’empereur l’avait mandé, un vieillard nommé Cyriaque lui présenta
un rouleau de parchemin qui semblait être une requête; mais c’était l’enveloppe
d’un poignard, dont le préfet se sentit frappé au côté droit de la poitrine. Le
fer ne perça que ses habits. On ignore la cause et les suites de cet
assassinat. Cet Aétius, qui fut quelques années après préfet d’Orient et
patrice, fit construire à Constantinople une citerne qui porta son nom. Il ne
doit pas être confondu avec le fameux Aétius attaché à la cour d’Occident, et
qui était devenu aussi célèbre par ses forfaits que par ses victoires. Les
barbares voisins du Pont-Euxin ne manquaient pas de bois propres à la marine;
mais ils ignoraient l’art de les mettre en œuvre. Ils attiraient des
constructeurs romains, dont plusieurs furent pris par ordre de l’empereur et
mis en prison. Asclépiade, évêque de la Chersonèse taurique, obtint leur grâce;
mais Théodose défendit sous peine de mort d’enseigner aux barbares l’art de
construire des vaisseaux. Malgré la bonté naturelle du jeune prince et de sa
sœur Pulchérie, les tributs s’exigeaient en Orient avec une extrême rigueur.
Les receveurs des deniers publics, qui dans les non-valeurs perdent souvent
plus que le prince, exerçaient des cruautés beaucoup plus punissables que le
défaut de paiement. Pallade, qui composait alors la vie des solitaires, raconte
que, dans le temps qu’il écrivait, un homme qui devait au fisc trois cents écus
d’or fut jeté dans un cachot et déchiré à coups de fouets; qu’on lui enleva ses
trois fils; que sa femme, qui avait pris la fuite, fut plusieurs fois arrêtée,
et autant de fois traitée aussi cruellement que son mari; et qu’enfin, mourant
de faim, elle était réduite à errer dans les déserts.
Ces traitements inhumains étaient tout-à-fail contraires
à une maxime gravée dans le cœur des deux empereurs, et qu’on lit à la tête
d’une des lois qu’Honorius fit publier cette année : que sous le règne des
bons princes l'humanité doit tempérer la justice. La loi étend le droit
d’asile à cinquante pas hors des églises, afin que les malheureux qui s’y sont
réfugiés puissent sortir de l’enceinte et respirer un air plus libre. Une autre
loi ouvre aux évêques la porte de toutes les prisons, et leur permet d’y porter
aux prisonniers tous les soulagements spirituels et temporels. L’hérésie de
Jovinien, qui combattait l’excellence de la virginité, avait été proscrite par
les lois de l’Eglise et de l’état; mais elle se défendit à la faveur des
passions humaines. On voyait des filles consacrées à Dieu renoncer à leurs
vœux, pour s’engager dans le mariage, ou se livrer à la débauche. Honorius
ordonna que les séducteurs seraient punis du bannissement perpétuel avec
confiscation de leurs biens; il déclara que quiconque les accuserait ferait une
action religieuse, et ne serait point sensé délateur. L’empereur Majorien
ajouta même dans la suite qu’en ce cas les biens du coupable seraient dévolus à
l’accusateur.
Le mariage de Placidie avec Constance avait déjà donné
une princesse. On vit naître à Ravenne le 2 ou le 3 de juillet 419 un héritier
de l’empire. Il fut nommé Flavius Placidius,
ou Placidius Valentinianus.
Peu temps après sa naissance, Honorius lui conféra le titre de nobilissime:
c’était, selon l’usage de ce temps-là, le désigner pour son successeur. L’empereur
n’y consentit qu’avec peine sur les vives instances de sa sœur. On rapporte que
la ville de Stefe en Mauritanie fut agitée par un
violent tremblement de terre; qu’elle resta abandonnée durant cinq jours, tous
les habitants s’étant sauvés dans les campagnes; et qu’il y eut deux mille
personnes qui dans celte alarme demandèrent et reçurent le baptême.
Depuis que les Visigoths avoient quitté l’Espagne,
Honorius y avait envoyé Astère avec la qualité de
comte, pour gouverner le pays dont les Romains étaient demeurés les maîtres.
Les Vandales et les Suèves, qui partageaient Galice, n’ayant plus d’ennemis
étrangers, tournèrent leurs armes les uns contre les antres. Gonderic, roi des Vandales, tenait Herménéric, roi des
Suèves, assiégé dans des montagnes qu’on croit être celles d’Arvas, entre Léon et Oviedo. Astère,
suivant les règles d’une sage politique, prit le parti des plus faibles; et
conjointement avec Maurocel, lieutenant des préfets,
il tomba sur les Vandales, et les obligea de quitter la Galice. En abandonnant
la ville de Brague, qui appartenait alors à cette province, ils déchargèrent
leur colère sur les habitants, dont ils massacrèrent un grand nombre. Nous
raconterons dans la suite de quel côté ils portèrent leurs armes. Astère, en récompense de ce succès, reçut la dignité de
patrice.
C’est à l’année 420 et au troisième consulat de Constance
que la plupart des auteurs rapportent les commencements de la monarchie
Françoise dans la Gaule. Les Francs, depuis près de deux siècles, s’efforçaient
de franchir la barrière que le Rhin, bordé de forteresses et de garnisons, opposait
à leur établissement dans cette province. Toujours armés, toujours ennemis,
quoique forcés quelquefois à faire la paix, vaincus en-deçà du fleuve, souvent
vainqueurs au-delà, jamais subjugués, ils ne cessèrent de fatiguer l’empire,
jusqu’à ce qu’enfin, profilant de son affaiblissement, ils se rendirent maîtres
du pays qu’ils avoient tant de fois ravagé.
Cette nation, devenue aussi célèbre par le savoir que par
les exploits guerriers, s’est exercée depuis la renaissance des lettres à
rechercher sa véritable origine. Pour ne pas parler des vieux romanciers et des
chroniqueurs fabuleux qui donnent les Troyens pour ancêtres aux François ,
divers auteurs les font venir des Palus-Méotides, de
la Pannonie, de la Scandinavie. Les critiques les plus éclairés se sont
partagés en trois sentiments. Les uns prétendent qu’en s’établissant dans la
Gaule, ils n’ont fait que rentrer dans leur ancienne patrie; et qu’ils étaient
la postérité de ces anciens Gaulois qui, sous la conduite de Sigovèse, près de
six cents ans avant Jésus-Christ, avoient passé le Rhin et s’étaient fixés aux
environs de la forêt Hercynienne. Cette opinion ne me parait établie sur aucun
fondement solide. Les autres cherchent leur berceau dans la Germanie, où
l’histoire commence à les apercevoir. Entre ces derniers auteurs il y en a qui
les font descendre des bords de la mer Baltique; ce sont, selon eux, des restes
des anciens Cimbres. Sous le règne de Marc Aurèle, disent-ils, les Marcomans
s’étant avancés vers le midi, ce mouvement se communiqua aux barbares les plus
septentrionaux; les Goths et les Bourguignons tirèrent au sud-est, et les Francs
au sud-ouest : ceux-ci vinrent se placer entre l’Elbe et le Véser ; et, par une
seconde migration entre le Véser et le Rhin, où ils se sont fait connaitre aux
Romains. L’opinion, qui me semble la mieux appuyée, c’est que les Francs ne
furent pas une nation unique et séparée, mais une ligue formée de plusieurs
nations, qui se réunirent en un seul corps. Les Sicambres, les Bructères, les Chamaves, les Cattes, les Saliens, et plusieurs autres peuples
germains renfermés entre le Rhin, le Mein, le Véser et l’Océan, pour contrebalancer
la puissance des Suèves, maîtres d’une grande partie de la Germanie, avoient
autrefois formé ensemble une association sous le nom commun de Sicambres.
Ceux-ci ayant été détruits sous le règne d’Auguste, les peuples qui composaient
cette ligue se divisèrent, et reprirent chacun leur propre dénomination. Ce qui
subsista jusque vers le milieu du troisième siècle. Alors, pour être plus en
état de défendre leur liberté et leur franchise contre la puissance romaine,
ils se réunirent de nouveau, et prirent le nom de Francs, qui, dans la langue
germanique, signifiait libres.
Le climat heureux et le terrain fertile de la Gaule les attiraient
en-deçà du Rhin. Ils commencèrent à y faire des courses dès le temps de Gordien
Pie. Aurélien, qui n’était encore que tribun d’une légion, les défit près de
Mayence. Gallien les arrêta plusieurs fois sur les bords du Rhin; mais, à la
faveur des troubles de son règne, ils traversèrent la Rhétie, franchirent les
Alpes, et portèrent le ravage jusqu’à Ravenne. Aussi hardis sur mer que sur
terré, ils devinrent pirates, désolèrent les côtes de la Gaule et de l’Espagne,
et pillèrent Tarragone. Battus par Posthume, ils le servirent ensuite contre
Gallien. Probus, avant que d’être empereur, les défit en personne; empereur, il
les vainquit par ses généraux. Ceux qu’il avait relégués sur les bords du
Pont-Euxin s’embarquèrent, coururent les côtes de la Grèce, de l’Asie et de l’Afrique,
prirent Syracuse, et revinrent en leur pays par l’Océan. Joints avec les
Saxons, ils pillèrent les contrées maritimes de la Belgique et de l’Armorique,
et furent repoussés par Carause. Maximien leur
accorda la paix, et en fit passer des colonies dans la Gaule. Constantius en
usa de même après les avoir chassés de l’île de Petau dont ils s’étaient emparés. Ceux qui avoient passé dans la Grande-Bretagne pour
secourir Allectus, furent taillés en pièces dans la
ville de Londres. Constantin se signala par leur défaite, et déshonora sa
victoire par la mort cruelle qu’il fit souffrir à leurs rois prisonniers. Il
fit un pont à Cologne, passa le Rhin, et couvrit leur pays de carnage. Un des
plus beaux titres des empereurs, et des plus chèrement achetés, fut celui de Francicus. Les vaincus se relevèrent bientôt de
leurs pertes, et donnèrent de l’exercice à la valeur de Crispe et à celle de
Constant, fils de Constantin. Ils secoururent Magnence, et commencèrent à se mêler
des intrigues de cour. Plusieurs d’entre eux y avancèrent leur fortune, et le
palais des empereurs se trouva bientôt rempli de seigneurs François. Sylvain
Mérobaude, Ricomer, Mellobaude, Bauton, Arbogaste,
parvinrent aux premières dignités. On vit alors un grand nombre de Francs dans
les troupes romaines. On en trouve des cohortes entières placées en Gaule, en
Espagne, en Syrie, en Mésopotamie, jusqu’en Thébaïde, aussi bien que dans les
troupes du palais. C’étaient des corps que Constantin et son fils Constance
avoient composés de prisonniers ou de volontaires qui se donnaient au service
de l’empire. La nation n’en était pas pour cela moins opiniâtre à poursuivre ses
desseins de conquête. Julien, encore César, reprit Cologne sur les Francs; il
les chassa de la Toxandrie, dont les Saliens, peuples français, s’étaient
emparés. Il battit les Chamaves et les Attuariens,
autres peuples de la même nation, et leur donna la paix. Leurs ravages
continuèrent sous le règne de Gratien, et ne furent que faiblement réprimés par
Valentinien II. Génobaude, Marcomir et Sunnon, rois
des Francs et fils de Priam, dont le nom a donné occasion à beaucoup de fables,
furent défaits en-deçà du Rhin, et remportèrent à leur tour une plus grande
victoire au-delà du fleuve. Valentinien n’osa leur refuser la paix qu’ils demandaient.
Ils furent les premiers à la rompre trois ans après; mais ils se laissèrent
intimider par les ravages d’Arbogaste, et par les troupes nombreuses qui suivaient
Eugène. Ils se mirent à sa solde dans la guerre contre Théodose. Après la
défaite du tyran et la mort de Théodose, ils cédèrent aux menaces de Stilicon,
qui vint dans leur pays prendre des otages pour s’assurer de leur soumission.
Leur roi Marcomir, prince remuant et belliqueux, fut transporté en Toscane;
Sunnon son frère fut assassiné. La frontière paraissait être hors d’insulte,
lorsque Stilicon, qui ne cherchait qu’à troubler les affaires de l’empire,
retira les garnisons des bords du Rhin, sous prétexte d’en avoir besoin contre
Alaric; et la Gaule demeura ouverte. Les Francs, s’étant inutilement efforcés
de s’opposer au passage des Vandales, des Suèves et des Alains, entrèrent en
Gaule après eux, et fournirent des troupes auxiliaires aux tyrans, avec
lesquels ils espéraient partager les dépouilles de l’empire. Mais la valeur et
la sagesse de Constance délivra la Gaule des tyrans et des barbares, et les
Francs repassèrent le Rhin.
Constance, l’année d’après son mariage avec Placidie,
étant retourné à Ravenne, s’occupait moins des affaires de l’empire que du
projet qu’il avait formé de se faire donner le titre d’Auguste. Les Francs
profitèrent de son éloignement. La Gaule était alors partagée entre quatre
nations différentes. Les Visigoths possédaient la seconde et la troisième
Aquitaine; les Bourguignons tenaient une grande partie de ce qu’on appelle
aujourd’hui le duché et le comté de Bourgogne, la Savoie et tout le pays qui
s’étend jusqu’aux sources du Rhin; les Allemands habitaient l’Alsace depuis
Bâle jusqu’à Mayence. Les autres parties de la Gaule appartenaient encore aux
Romains. Je ne compte pas ici les Alains, qui, réduits à un petit nombre,
n’avoient point encore de demeure fixe. Les Francs étaient gouvernés par
plusieurs rois, qu’on choisissait dans la plus noble famille de chaque peuple,
et qui se distinguaient par leur chevelure longue et flottante, tandis que le
reste de la nation portait les cheveux relevés et noués en panache sur le
sommet de la tête. Ces rois les conduisaient à la guerre; et leur autorité
étant d’ailleurs très-bornée par le conseil de la nation, ils sont appelés par
les historiens tantôt rois, tantôt chefs, tantôt princes, reges, duces, subreguli ou regales. Théodémir, fils
de Ricomer, régnait en même temps que Génobaude,
Marcomir et Sunnon, sans doute sur un autre peuple de la ligue française.
Pharamond, fils de Marcomir, à la tête des Bructères , des Chamaves,
des Cattes, des Ansivariens et des Saliens, passa le Rhin avec plusieurs autres rois de différentes tribus,
entre lesquels il parait qu’il était le plus puissant. M. de Valois conjecture
que ce prince avait été donné en otage à Honorius l’an 395. Si ce fait est
véritable, il avait dû apprendre dans la cour de cet empereur à mépriser les
Romains de ce temps-là. On croit qu’il s’établit en Toxandrie et dans le pays
de Tongres, c’est-à-dire, depuis Maastricht jusqu’au confluent de la Meuse et
du Vahal. Mais il étendit plus loin ses courses. Il parait
que ce fut alors que la ville de Trêves fut pour la troisième fois prise et
pillée par les Francs. Une multitude d’habitants fut passée au fil de l’épée;
et ce qui fait connaitre combien étaient frivoles et méprisables les Gaulois de
ce malheureux siècle, c’est que les Francs s’étant retirés de Trêves couverts
de sang et chargés du butin lorsque la ville était réduite à un état
déplorable, les nobles, pour se consoler du désastre de leur patrie,
demandèrent à l’empereur la permission d’établir à Trêves les jeux du Cirque;
ce qui leur fut refusé. Ces jeux ne se célébraient pas plus alors en Occident
qu’à Rome et à Ravenne, soit que les finances des villes fussent épuisées, soit
que les fréquentes invasions des barbares tinssent les peuples dans de
continuelles alarmes. Cet établissement des Francs dans la Gaule ne fut pas
permanent. Pharamond n’y régna que huit ans. La dernière année de son règne, ou
la première du règne de Clodion, son successeur, Aétius obligea les Francs de
retourner dans leurs anciennes demeures au-delà du Rhin. Nous avons suivi dans
ce récit l’opinion commune. De savants critiques révoquent en doute l’existence
même de Pharamond. Ils ne fixent l’époque de la fondation de la monarchie française
qu’à l’an 438, lorsque Clodion assura aux Francs la possession de Cambrai et du
pays voisin jusqu’à la Somme. Mais ils conviennent que cette nation passa dans
ce temps-là en Gaule; qu’elle s’empara des contrées voisines du Rhin, et
qu’elle n’en fut chassée qu’en 428.
Constance, général des armées d’Occident, patrice et
beau-frère de l’empereur, gouvernait depuis dix ans toutes les affaires de
l’empire. L’indolence et l’incapacité du prince lui laissaient l’usage du
pouvoir souverain; mais il souhaitait ardemment d’en posséder la propriété.
L’ambition de Placidie ne donnait de repos ni à son mari, ni à son frère; elle
excitait l’un, elle sollicitait l’autre. Honorius, jaloux de son titre,
quoiqu’il ne fît rien pour le soutenir avec dignité, sentait de la répugnance à
le partager. Enfin, incapable d’une longue résistance, il céda aux
importunités, et le 8 février 421 il déclara Constance Auguste, sans l’avoir
auparavant nommé César. Placidie reçut peu de jours après le même honneur. Le
nouvel empereur envoya aussitôt en Orient, selon la coutume, son portrait et
celui de Placidie. Mais Théodose refusa de reconnaitre pour collègue un homme
né si loin du trône. Il renvoya les deux portraits sans donner au député aucune
réponse; et les ordonnances publiées en Orient depuis la nomination de Constance
jusqu’à sa mort ne portèrent en tête que les noms d’Honorius et de Théodose.
Ce refus piqua vivement Constance. Il se préparait à se
venger en portant la guerre en Orient, lorsqu’une mort prématurée l’enleva
après six ou sept mois de règne. On dit que ce prince, après avoir tant désiré
la puissance souveraine, n’y trouva plus, dès qu’il en fût revêtu, qu’un
fardeau incommode. Il regrettait les plaisirs de la vie privée, et soupirait
sans cesse après la liberté qu’il avait perdue. Ce chagrin, joint au déplaisir
que lui causait le mépris de Théodose, abrégea ses jours. Il mourut à Ravenne
d’une inflammation de poitrine, et fut enterré dans un mausolée que sa femme
fit construire près de l’église de Saint-Vital. Placidie lui avait ouvert le
chemin du trône; mais elle lui fit perdre plus qu’elle lui donna; elle
corrompit sa vertu en lui communiquant l’avarice dont elle était infectée.
Constance, désintéressé, généreux, noble, avant que d’entrer dans la famille
impériale, devint, après cette alliance, avide, injuste, oppresseur. On vit
après sa mort venir à Ravenne un grand nombre de personnes pour redemander les
biens qu’il leur avait enlevés. La mollesse d’Honorius le rendit sourd à ces
plaintes, et la puissance de Placidie, qui exerçait sur son frère un empire
absolu, fit taire la justice.
Ce prince, dans le court espace de son règne, fit
cependant plusieurs actions dignes de mémoire. Il chassa de Rome Célestius, le
compagnon de Pélage; et cet hérétique étant allé solliciter Théodose pour
obtenir un concile, fut encore banni de Constantinople. Constance n’osant
abolir entièrement les lois qui permettaient la répudiation, la rendit, par un
nouveau règlement, plus désavantageuse, et par conséquent plus rare. Il se
déclara l’ennemi du paganisme, et fit détruire jusqu’aux fondements le temple
de la déesse Céleste à Carthage, ainsi que nous l’avons déjà raconté. On
abattit par son ordre une statue colossale placée, près de Rhége,
sur le bord du détroit de Sicile, à laquelle une ancienne superstition attribuait
la vertu de garantir cette île des embrasements du mont Etna et du ravage des
barbares. Pour produire ces effets merveilleux, on entretenait un feu perpétuel
dans un des pieds de ce colosse, tandis que l’autre était rempli d’eau. Un
imposteur nommé Libanius, qui se vantait de pouvoir, par art magique, sans
troupe ni sans soldats, exterminer les barbares, étant venu à Ravenne, se faisait
écouter du peuple. Constance le regardait comme un fou qu’il suffisait de tenir
enfermé. Le zèle impérieux et cruel de Placidie, qui menaçait son mari de faire
divorce s’il laissait vivre un magicien, le contraignit de mettre à mort ce
misérable.
Depuis que les Romains avoient abandonné la défense de la
Grande-Bretagne, ce pays demeurait exposé aux courses des Pictes et des Escossois.
Les Bretons, affaiblis par des ravages continuels, envoyèrent à Ravenne
implorer le secours de l’empire. Ils promettaient une éternelle obéissance, si
on les délivrait de ces cruels ennemis. Constance y envoya une légion qui défit les barbares, les repoussa jusque dans leur pays, et
repassa la mer, après avoir exhorté les habitants à relever le mur autrefois
construit par l’empereur Sévère, entre les golfes de Clyd et de Forth. Les Bretons, qui manquaient de courage et d’ouvriers intelligents,
se contentèrent de bâtir à la hâte un rempart de gazon, bordé d’un large fossé.
Cet ouvrage ne fut qu’une faible défense contre les barbares, qui revinrent
avec une nouvelle fureur dès qu’ils furent assurés de la retraite des Romains.
Les malheureux insulaires députèrent de nouveau à Ravenne après la mort de
Constance. Leurs députés parurent devant l’empereur en habits déchirés, et la tête
couverte de poussière. Honorius, touché de leurs maux, leur envoya encore des
troupes qui, après les avoir délivrés des barbares, leur déclarèrent que l’empire
n’était plus en étal d’entreprendre des expéditions si laborieuses et si éloignées;
que les Bretons ne dévoient plus en espérer de secours, et qu’ils n’avoient
besoin que de courage pour se défendre contre des barbares indisciplinés et
faciles à vaincre. Les Romains, exercés au travail, et qui n’avoient pas
encore oublié l’architecture militaire, les aidèrent à construire un mur de
pierres d’une mer à l’autre, entre le golfe de Solway et l’embouchure de la
Tine, au même endroit où avait été celui d’Adrien. Ce mur avait douze pieds de
haut sur huit d’épaisseur. Ils élevèrent aussi des tours le long de la côte
vers le midi, où l’on avait à craindre la descente des barbares tant de
l’Ecosse que de la Germanie. Ils leur enseignèrent à forger des armes, leur
laissèrent des soldats instruits pour les former aux exercices, s’efforcèrent
de leur inspirer du courage, et partirent pour ne plus revenir. Le départ des
Romains fut un signal pour les barbares. Les Pictes et les Escossois, presque
nus, hérissés de poil comme les bêtes de leurs forêts, altérés de sang et de
vengeance, revinrent en plus grand nombre. Les Bretons, tremblants et vaincus
d’avance par la terreur, se montrèrent sur le mur et sur les éminences des
environs; ils n’opposèrent qu’une faible résistance. Les barbares les perçoivent
à coups de traits; ils les tiraient avec des crocs de dessus la muraille, et en
faisaient un horrible carnage. Tout fuit devant eux; la muraille et les villes
sont abandonnées. Les habitants qui peuvent échapper au fer ennemi se
dispersent dans les bois, où, mourant de faim et devenant eux-mêmes sauvages,
ils sont réduits à ne vivre que de leur chasse et à désoler leurs propres
campagnes. Ils passèrent trente années dans ce déplorable état, jusqu’à
l’arrivée des Saxons, qu’ils appelèrent à leur défense, et qui leur firent
encore éprouver de plus grands maux.
L’empire d’Orient se soutenait avec plus de vigueur, et
sa décadence était moins sensible. Il y avait eu en 420 une sédition dans
laquelle les soldats avoient tué Maximin leur commandant. On ne sait ni le lieu
ni les circonstances de cette révolte. Il parait qu’elle fut aussitôt étouffée.
L’année suivante, le 13 de février, on fit, en présence de l’empereur, entrer
l’eau pour la première fois dans une citerne que Pulchérie avait fait creuser.
Quoique Constantin et ses successeurs eussent fait venir beaucoup d’eau à
Constantinople, cependant la ville en manquait souvent dans les chaleurs de
l’été, qui faisaient tarir toutes les sources. Ce fut pour cette raison qu’on
bâtit un grand nombre de citernes, ouvrages admirables par le travail et par la
vaste étendue de ces réservoirs.
Théodose avait vingt ans accomplis , et sa sœur lui cherchait
une épouse dans les plus illustres maisons de l’empire. Paulin, qu’une tendre
amitié attachait à Théodose depuis l’enfance, partageait ce soin avec Pulchérie;
et ils éprouvaient tous deux combien il est difficile de rencontrer ensemble
toutes les grâces et toutes les vertus. Pendant qu’ils s’occupaient de cette
recherche une jeune Athénienne, conduite par l’infortune, vint à
Constantinople. Elle était fille de Léonce, célèbre sophiste d’Athènes; et son
père, trouvant déjà en elle tous les dons de la nature, avait pris le plus
grand soin de cultiver son esprit. Il y avait beaucoup mieux réussi que dans
l’éducation de ses deux fils, qui n’eurent d’autre mérite que d’être frères d’Athénaïs: c’était le nom de cette fille. Léonce était
riche; il mourut, et fit en mourant un testament bizarre : Je laisse, disait-il,
tous mes biens à mes deux fils Galère et Génésius, à
condition qu’ils donneront à leur sœur cent pièces d’or pour elle, son mérite,
qui l'élève au-dessus de son sexe, lui sera d'une assez grande ressource. Les cent pièces d’or ne faisaient guère que treize à quatorze cents livres de
notre mon noie actuelle. Athénaïs, déshéritée pour la
raison même qui rend les autres pères plus favorables, conjura d’abord ses deux
frères de réparer cette injustice, et de lui accorder sa légitime, les prenant
à témoin qu’elle n’avait pas mérité cette disgrâce, et leur, représentant que
l’indigence de leur sœur serait pour eux, sinon un sujet d'affliction, du moins
un reproche continuel. Ces âmes vulgaires n’écoutèrent que l’intérêt; et, pour
oublier leur sœur, ils la chassèrent de la maison paternelle. Elle se réfugia
chez une tante qui la conduisit à Constantinople pour y solliciter la cassation
du testament. Elles s’adressèrent à Pulchérie. Athénaïs était d’une beauté éblouissante; elle exposa le sujet de ses plaintes avec des
grâces si touchantes, que la princesse fut aussi charmée de son esprit que de
sa beauté. Pulchérie s’informa de ses mœurs; et, ayant appris qu’elles étaient
irréprochables, elle crut avoir trouvé dans cette jeune fille ce qu’elle cherchait
vainement à la cour. Elle fit aussitôt part à son frère de cette heureuse
découverte.
Ce récit excita dans le jeune prince une vive impatience
de voir Athénaïs. Pulchérie, sous prétexte de
s’instruire plus en détail de l’objet de sa requête, la fit entrer dans son
appartement, où Théodose, sans être aperçu d’elle, eut le temps de la
considérer d’un lieu où , il était avec Paulin. Tous deux furent frappés de
l’éclat de sa personne, tandis que Pulchérie admirait la justesse , les grâces
et la modestie de ses discours. Théodose en devint passionnément amoureux, et
n’eut point de repos que le mariage ne fût conclu. Léonce était païen; Athénaïs, élevée dans la religion de son père, fut
instruite du christianisme, et baptisée par Atticus, qui changea son nom en
celui d’Eudoxie. Elle y ajouta le nom d’Aelia, que portait
Pulchérie. Les noces furent célébrées le 7 de juin; et cette brillante
solennité fut accompagnée de fêtes et de jeux, qui continuèrent pendant
plusieurs jours. Eudoxie mit au monde l’année suivante une fille qui fut nommée Licinia Eudoxia. Elle reçut le titre
d’Auguste le 2 de janvier 423. Les frères d’Eudoxie avoient mérité son
ressentiment: ils prirent la fuite, et se cachèrent dès qu’ils apprirent
qu’elle était devenue femme de leur souverain. La princesse, plus généreuse et
plus habile qu’ils n’étaient en fait de vengeance, ne voulut les punir que par des
bienfaits. Elle les fit chercher et conduire à Constantinople. Lorsqu’ils
parurent devant elle, tremblants et déconcertés : Ne craignez rien, leur
dit-elle, loin de vous savoir mauvais gré, je vous regarde comme les auteurs
de mon élévation. Ce n’est pas votre dureté qui m’a bannie de la maison
paternelle, c’est la Providence divine qui m’a prise par la main pour me
conduire sur le trône. Elle procura à Valère la dignité de maître des
offices, et à Génésius celle de préfet du prétoire
d’Illyrie. Cette princesse conserva sons la pourpre le goût qu’elle avait pour
les lettres. Elle composa des poèmes qui ont fait l’admiration de son siècle et
de la postérité. Elle traduisit en vers les cinq livres de Moïse, Josué, les
Juges, Ruth , les prophéties de Daniel et de Zacharie. Photius relève dans ses
ouvrages la beauté de la poésie jointe à la fidélité de la traduction. Il fait
encore un grand éloge d’un poème qu’elle composa en trois livres à la louange
du martyr Cyprien, qui avait souffert la mort dans la persécution de
Dioclétien. Ce poème, presque entier, a été retrouvé à Florence dans la
bibliothèque de Laurent de Médicis. Le manuscrit est du dixième siècle.
Pulchérie, dès son entrée dans le ministère, avait
éloigné de la personne de Théodose l’eunuque Antiochus, qui ayant été
gouverneur du prince dans son bas âge, s’était rendu maître de son esprit. Cet
ambitieux avait trouvé moyen de se rapprocher, et balançait auprès du jeune
empereur le crédit même de Pulchérie. Il était parvenu à la charge de grand-chambellan
et au titre de patrice. Ses injustices le rendaient odieux; mais ses artifices
et ses intrigues lui conservaient son pouvoir. Eudoxie, peu de temps après son
mariage, s’étant déclarée contre lui, on eut moins de peine à faire connaitre à
Théodose que cet insolent favori méprisait également l’empereur et
l’impératrice, et qu’il s’oubliait jusqu’à vouloir gouverner l’empire, où il ne
jetait que du désordre par ses concussions. Le prince, enfin désabusé, le
dépouilla de sa charge, et confisqua ses biens. Antiochus, pour se mettre à
couvert des suites encore plus funestes que cette disgrâce pouvait entraîner,
s’engagea dans le clergé. Il acheva sa vie, qui ne fut pas longue, au service
de l’église de Sainte-Euphémie à Chalcédoine. Théodose, par une loi expresse,
déclara les eunuques incapables de porter jamais le titre de patrice.
Ce fut dans ce temps-là qu’on vît éclater la première
étincelle de cette funeste jalousie qui embrasa dans la suite l’église d’Orient,
et qui l’a enfin séparée de l’église romaine. Atticus, évêque de
Constantinople, prélat aussi adroit qu’il paraissait doux et modeste, profita
du chagrin que causait à Théodose la promotion de Constance pour engager ce
prince à étendre les droits de son église. Sur une contestation survenue entre
les évêques de l'Illyrie orientale, Théodose ordonna par une loi que les
questions de discipline concernant l’Illyrie seraient décidées par le concile
de la province avec la participation de l’évêque de Constantinople, ville
qui jouit, dit-il, des prérogatives de l’ancienne Rome. Les termes
de la loi étaient ménagés et équivoques; mais c’était en effet enlever à
l'évêque de Thessalonique, vicaire du Saint-Siège, l'autorité qu’il avait sur
l’Illyrie orientale, et la faire passer aux évêques de Constantinople. De plus,
l’éloge de cette dernière ville, inséré dans la loi, faisait soupçonner que
Théodose entendit qu’il y eût entre les deux églises de Rome et de
Constantinople la même égalité d’honneur et de juridiction qui subsistait entre
les deux empires. Le pape Boniface s’opposa fortement à cette prétention; il
fit défendre ses droits par l’évêque de Thessalonique; il engagea Honorius à
prendre le parti de l’église romaine. Ce prince en écrivit à Théodose, qui,
après la mort de Constance, consentit à révoquer sa loi. Cependant cette loi,
qui ne subsistait plus, a été insérée dans le code de Justinien, et celle qui
l'annulait ne se trouve pas même dans le code de Théodose : ce qui fait connaitre
qu’après la loi révoquée, la jalousie contre le siège de Rome et la passion en
faveur de l’église de Constantinople subsistèrent toujours.
La guerre de Perse commença cette année. Les auteurs
orientaux la font durer quatre ans: les historiens d’Occident la terminent dès
la seconde campagne. Nous raconterons de suite les événements que l’histoire
nous a conservés. Isdegerd, qui avait entretenu une paix constante avec
l’empire, étant mort en 420 après un règne de vingt-un ans, son fils Varane,
cinquième du nom, lui succéda. Ce prince, aussi ennemi du christianisme que
zélé pour sa fausse religion, commença son règne par une persécution très sanglante.
Il ne fut jamais de nation plus ingénieuse que les Perses à raffiner sur la
cruauté des supplices; ils en ont inventé d’inouïs, qui fout frémir la nature;
et les martyrs de ce pays prouvent encore mieux que tous les autres la force
invincible de la grâce divine. La persécution fit naître la guerre; c’étaient
deux choses presque inséparables. Les chrétiens qui pourvoient échapper à la
rigueur des édits aloient chercher leur sûreté sur les terres de l'empire; et
quoique les mages, acharnés à leur perte, eussent posté sur la frontière des
gardes de Sarrasins pour les arrêter, il s’en sauva un grand nombre, dont la
plupart se retirèrent à Constantinople. Ils y trouvèrent une ressource assurée
dans l’humanité du jeune empereur. On raconte à ce sujet un fait digne de
mémoire. Il y avait en Perse un Grec nommé Aspébète, qui,
étant né idolâtre, s’était établi dans le pays des Sarrasins, où sa valeur l’avait
fait élire chef d’une tribu. Etant alors au service de la Perse, il fut chargé,
comme les autres capitaines de la même nation, d’arrêter les chrétiens qui fuyaient
en Mésopotamie. Mais cet infidèle, touché de compassion, loin de leur faire
obstacle, favorisait leur fuite. Varane en fut averti. Aspébète,
redoutant sa cruauté, emporta tous ses biens et se réfugia avec sa famille sur
les terres des Romains. Anatole, préfet d’Orient, lui donna un établissement en
Arabie, et le commandement des Sarrasins soumis à l’empire. Quelque temps
après, le fils d’Aspébète ayant été guéri d'une
paralysie par les prières d’un saint solitaire, le père se fit chrétien avec sa
famille et son peuple, dont il fut dans la suite nommé évêque. Il prit le nom
de Pierre, et fut par sa sainteté un des prélats les plus célèbres de l’Orient.
Varane envoya redemander à l’empereur ses sujets
fugitifs. Théodose répondit avec courage que l’empire était un asile toujours
ouvert aux innocents: que le christianisme faisait tout le crime de ceux que
le roi poursuivait : que les empereurs n’avoient point de titre plus glorieux
que celui de défenseurs de la religion chrétienne, et que, pour traîner en
Perse ceux dont Varane voulait verser le sang, il faudrait qu'il vînt les
arracher d'entre ses bras. Sur cette réponse généreuse, le roi de Perse usa
de représailles; il refusa de rendre les travailleurs que l’empereur avait
prêtés aux Perses pour fouiller les mines d’or de leur pays; et il fit saisir
tous les effets des marchands romains qui se trouvaient alors dans ses états.
Théodose, s’attendant à une rupture ouverte, prit toutes les précautions d’une
sage politique. Il leva des troupes et mit à leur tête trois généraux,
Ardabure, Aréobinde et Avitien.
Les deux premiers étaient barbares d’origine, comme leur nom le fait connaitre.
Ardabure, le plus renommé des trois, était Alain, et arien de religion, mais
connu par sa bravoure et par ses talents militaires. Chez les Romains, qui dégénéraient,
on trouvait encore beaucoup de soldats, mais peu de généraux. L’empereur permit
à tous les habitants de l’Asie, depuis le Tigre jusqu’à l’Hellespont,
d’enfermer leurs terres d’une enceinte de murailles, pour les mettre à couvert
des incursions. On voit par celte loi que les particuliers ne pourvoient
enclore leurs possessions sans la permission du prince. Par une seconde loi il
renouvela la défense de transporter chez les barbares des marchandises dont ils
pourvoient faire usage au préjudice de l’empire, telles que du fer, des armes,
et même des vivres.
Les Perses, sous la conduite du général Narsès, se mirent
en campagne au printemps de l’année 421. Mais des pluies abondantes et
continuelles retardèrent leur marche, et donnèrent aux Romains le temps de les
joindre dans l’Arzanène. C’était une des cinq
provinces cédées par Jovien aux Perses en-deçà du Tigre. Il se livra une grande
bataille où les Perses furent vaincus. On en reçut trois jours après la
nouvelle à Constantinople, quoiqu'il y eût une distance de près de quatre cents
lieues. Telle était la prodigieuse diligence d’un courrier nommé Pallade. On disait
de lui qu’il savait rapprocher les distances, et qu’à mesurer par ses journées
l’étendue de l’empire, ce n’était qu’un petit état.
Narsès, après sa défaite, laissa Ardabure faire le dégât
dans l’Arzanène. Ayant rallié les fuyards et
rassemblé de nouvelles troupes, il gagna les plaines de Mésopotamie. Il espérait
s’avancer jusqu’à l’Euphrate. Ardabure, instruit de sa marche, le suivit avec
toutes ses troupes, et l’atteignit devant Nisibe, qui faisait la borne des deux
états. Narsès envoya défier le général romain, lui demandant le jour et le lieu
où ils pourraient terminer la guerre par une bataille décisive. Ardabure
répondit à cette bravade que ce n’était pas l’usage des généraux romains de
concerter les opérations de la guerre avec leurs ennemis. En même temps il
reçut un renfort considérable que lui envoyait l’empereur. Narsès, trop faible
pour tenir la campagne devant une armée si nombreuse, s’enferma dans Nisibe.
Les Romains assiégèrent la ville, établirent leurs batteries, et don noient de fréquents
assauts. Les assiégés se défendaient avec vigueur.
Varane, ayant appris la défaite de son armée, le ravage
de l’Arzanène et le siège de Nisibe, prit le parti
d’aller en personne secourir celte place importante. Ce prince était vaillant,
actif, adroit à manier les armes, et d’une force extraordinaire. Pour couper le
retour à l'armée d’Ardabure il résolut
d’envoyer un grand corps de troupes vers l’Euphrate, en même temps qu’il
marcherait lui-même vers Nisibe. Dans ce dessein, il demanda des secours aux
Sarrasins. Cette nation était partagée en douze tribus, dont chacune avait son
chef, qui, selon son inclination ou ses intérêts, combattait pour les Romains
ou pour les Perses. Alamundare, chef d’une tribu
puissante, guerrier intrépide et hasardeux, vint à la tête d’une cavalerie
innombrable offrir ses services à Varane, lui promettant de pénétrer jusque
dans le cœur de la Syrie, et de le rendre dans peu de jours maître d’Antioche.
Il part aussitôt; et celte nouvelle va jeter l’effroi dans Constantinople. On a
recours aux prières; les églises sont remplies d’une foule de personnes qui
implorent la protection du ciel. Déjà cette multitude de Sarrasins couvrait les
bords de l’Euphrate, lorsque, frappés d’une terreur panique, ils s’imaginèrent
que l’armée romaine les poursuivait et qu’elle allait fondre sur eux. Dans
celte alarme, sans se rassurer par leur grand nombre, ils se confondent, se
pressent, se renversent les uns sur les autres, et, ne sachant où se sauver,
parce qu’ils se croyaient enveloppés, ils se précipitent dans l’Euphrate,
hommes et chevaux. Pas un n’atteignit l’autre bord; et, s’il en faut croire
Socrate, cent mille Sarrasins furent ensevelis sous les eaux. Cependant Varane marchait
vers Nisibe avec toutes les forces de ses états. Ardabure ne jugea pas à propos
de l’attendre; il mit le feu à ses machines, et regagna les terres de l’empire.
Le roi de Perse, après avoir fait lever le siège de
Nisibe, ne voulut pas quitter la Mésopotamie sans quelque exploit mémorable. Il
alla assiéger Rhésène, nommée Théodosiopolis,
depuis que le grand Théodose l’avait rétablie et fortifiée. Il fit construire
des tours d’attaque, et d’autres machines propres à battre des murailles. Le
siège dura un mois entier. La plus forte défense de la place, dépourvue de
troupes, était l’évêque Eunome, prélat d’une éminente
sainteté. Il inspira aux habitants le courage des plus braves soldais; il se trouvait
à toutes les attaques, donnant les ordres et animant les combattants du geste
et de la voix. Enfin il obligea les Perses d’abandonner leur entreprise ; ce
qui arriva de cette manière. Un des rois vassaux de Varane, s’étant approché à
la portée de la voix, possédé de la même fureur que Rhabsacès et Sennachérib, proférait contre le dieu des chrétiens les plus exécrables
blasphèmes. Eunome, saisi d’indignation, fait pointer
une baliste qui portait le nom de Saint-Thomas, et la pierre, partant avec
violence, va fracasser la tête de ce prince impie. Varane, effrayé de ce coup,
et rebuté d'une si vigoureuse résistance, lève le siège et retourne en Perse.
On rapporte qu’il y eut cette année en Paphlagonie une si cruelle famine, que les
habitants, désespérés, vendaient leurs propres fils, après les avoir fait
eunuques, pour en tirer un plus haut prix.
La guerre continua l’année suivante. Les trois généraux
romains se signalèrent. Un seigneur perse étant venu défier le plus brave des
Romains, Aréobinde ne voulut céder à personne la
gloire de le combattre; il courut à lui, le saisit au corps, et l’ayant
renversé de cheval, il le perça de sa lance. Les Grecs du moyen âge ont à leur
manière embelli ce combat par des circonstances romanesques. Ardabure surprit
et tua dans une embuscade sept officiers-généraux de l’armée ennemie. Avitien acheva détruire ce qui restait de Sarrasins au
service de Varane. Les habitants de Nisibe, toujours guerriers, mais devenus
aussi ennemis de l’empire et du christianisme qu’ils avaient été autrefois
attachés à l’un et à l’autre, étant sortis en armes pour se joindre à l’armée
des Perses, furent enveloppés et taillés en pièces.
Ces premiers succès promettaient aux Romains une campagne
glorieuse. Cependant Théodose aima mieux en profiter pour faire cesser la
persécution par un traité de paix. Il employa dans cette négociation Hélion, maître
des offices, qu’il estimait singulièrement, Anatole, préfet d’Orient, et
Procope, gendre du célèbre Anthémius, et père d’un autre Anthémius qui fut
depuis empereur. Ce Procope descendait de celui qui avait usurpé la
souveraineté sous le règne de Valence. Ces plénipotentiaires, étant arrivés au
camp des Romains en Mésopotamie, envoyèrent au roi de Perse un officier de
marque, nommé Maximin, pour pressentir ses dispositions. Maximin était homme
d’esprit, et propre à conduire habilement une affaire si délicate. Afin de ne
pas compromettre l’honneur de l’empire, il dit au roi qu’il était envoyé non
par l’empereur, mais par les généraux de l’armée romaine; que c’était à regret
qu’ils faisaient la guerre à un monarque dont ils respectaient la haute vertu
autant qu’ils admiraient sa valeur; qu’ils étaient assurés d’obtenir l’agrément
de leur souverain, si le roi ne refusait pas d’entrer en négociation.
Varane , instruit du mauvais état de son armée , qui périssait
faute de subsistances, était disposé à la paix. Mais les Immortels s’y
opposèrent. C’était un corps de dix mille cavaliers, qui subsistait en Perse
depuis les premiers successeurs de Cyrus; milice fameuse et la plus illustre de
l’empire persan par la noblesse, la magnificence et la valeur. On les appelait Immortels parce que leur nombre ne diminuait jamais, et que celui qui mourait était
aussitôt remplacé par un autre. Comme ils étaient en grande considération
auprès des rois de Perse, ils persuadèrent à Varane de n’écouter aucune
proposition qu’ils n’eussent eux-mêmes fait un dernier effort pour vaincre les
Romains. Ils se flattaient de les surprendre. Le roi, plein de confiance en
leur courage, y consentit; et afin que les Romains ne fussent pas avertis de
leur marche, il fit enfermer Maximin. Les Immortels se partagèrent en deux
troupes : l’une vint se présenter de front devant un grand corps détaché du
reste de l’armée, tandis que l’autre, ayant pris un détour, gagna les
derrières, et se mit en embuscade à dessein de charger les Romains en queue
pendant le combat. C’en était fait de ce corps d’armée, si le stratagème eût
réussi. Mais une sentinelle ayant, du haut d’une éminence, aperçu l’embuscade,
vint promptement en donner avis à Procope qui se trouvait en cet endroit.
Aussitôt Procope, à la tête de tout ce qu’il peut rassembler d’escadrons, se
jette entre les combattants et les troupes de l’embuscade; il taille celles-ci
en pièces, revient ensuite sur les premiers qui attaquaient de front, et qui,
n’étant pas secourus, furent enveloppés et entièrement défaits.
La destruction d’un corps qui faisait l’honneur et la
principale force de la Perse acheva d’abattre la fierté de Varane. Il fit venir
Maximin; et, feignant d’ignorer cet événement funeste: Quoique je sente
bien, lui dit-il, la supériorité de mes forces, j'ai réfléchi sur les
maux inséparables de la guerre, lors même qu'elle est
heureuse. Je consens à traiter avec vous. Maximin ayant fait part de cette
ouverture aux trois députés, ils se rendirent à Ctésiphon, et conclurent avec
le roi une paix pour cent ans. Elle en subsista quatre-vingts, jusqu’à la
douzième année du règne d’Anastase. On convint que le roi laisserait aux
chrétiens liberté de religion. Mais cet article ne fut pas fidèlement observé.
La persécution recommença peu de temps après, et continua pendant tout le règne
de Varane, quoique avec moins de fureur. La nouvelle de la paix causa autant de
joie à Constantinople que la guerre y avait répandu d’alarme. Les orateurs et
les poètes s’efforcèrent à l’envi de célébrer les louanges de l’empereur.
Eudoxie elle-même composa sur ce sujet un poème en vers héroïques. Procope, qui
avait le plus contribué à la paix, fut honoré du titre de patrice, et nommé
général des troupes d'Orient.
Mais celui qui s’acquit dans cette guerre la gloire la
plus solide, et qui en reçut sans doute la récompense la plus précieuse et la
plus durable, fut Acace, évêque d’Amide. Dans le ravage de l’Arzanène, les Romains avaient enlevé grand nombre d’habitants
qu’ils trainaient à leur suite. Ces malheureux, au nombre de sept mille, étaient
réduits à la plus affreuse misère. Les soldats, qui dans ce pays stérile manquaient
souvent eux-mêmes de subsistances, les laissaient périr de faim. Acace, digne
ministre du Dieu qui répand ses bienfaits sur tous les hommes, eut pitié de ces
infidèles. Il était pauvre, mais son église était riche. Du consentement de son
clergé, qu’il embrasa de la même charité, il en vendit les ornements et
jusqu’aux vases sacrés, racheta ces prisonniers des mains des soldats, les
revêtit, leur fournil de l’argent pour leur voyage, et les renvoya en Perse.
Cette générosité fit auprès de Varane plus d’honneur aux Romains que toutes
leurs victoires. Il demanda avec instance à voir ce prélat, auquel il devait la
conservation d’un si grand nombre de ses sujets. Acace eut ordre de Théodose de
satisfaire le désir du roi. Il obéit, et fut reçu à labour, de Perse comme le
bienfaiteur de la nation. Varane, instruit qu’il ne pourrait lui faire accepter
aucun présent, le combla d’honneurs capables de flatter tout homme qui n’en aurait
pas attendu d’immortels de la part du maître des rois.
Dans le mois de mars de cette année, il parut une comète,
dont la queue était fort longue et fort brillante. Elle se fît voir pendant dix
nuits un peu avant le lever du soleil. Il y eut en Orient des tremblements de
terre : l’année fut stérile. Les Huns firent une irruption dans la Thrace.
Calliste, préfet d’Egypte, fut assassiné dans Alexandrie par ses propres
esclaves.
L’Espagne était en proie à des ennemis moins puissants;
mais plus opiniâtres que les Perses. Les Vandales, chassés de la Galice, se
jetèrent dans des barques; et, ayant fait le tour de l’Espagne, ils allèrent
attaquer les îles de Majorque et de Minorque, qu’ils mirent à feu et à sang. De
là ils passèrent sur la côte voisine, et ruinèrent Carthagène, que les Romains
avoient auparavant reprise sur les Alains. Cette ville, autrefois bâtie par les
Carthaginois, était la plus florissante de l’Espagne sur la Méditerranée. Elle
fut alors réduite à quelques masures. La commodité du port fut cause qu’elle se
releva dans la suite; mais elle ne recouvra jamais sa première splendeur. La
dignité de métropole dont elle jouissait passa à Tolède. Les Vandales
poussèrent plus loin leurs conquêtes, et s’emparèrent de la Bétique, dont les
Romains s’étaient remis en possession depuis que Vallia y avait détruit les Silinges. Pour arrêter ce torrent, Honorius donna ordre à
Castin de passer en Espagne avec une armée. Ce général avait été, deux ans
auparavant, employé contre les François, lorsqu’ils étaient venus se jeter en
Gaule. On ne sait ce qu’il fit alors; mais il est certain qu'il ne les avait
pas obligés de repasser le Rhin.
Pour assurer les succès de Castin, l’empereur voulut
qu’il fut accompagné de l’officier le plus brave et le plus expérimenté de l’empire.
C’était le comte Boniface, né en Thrace, et qui s'était fait connaitre dès l'an
413, en défendant Marseille contre Athaulf. Il fut employé en Afrique, d’abord
en qualité de tribun. Bientôt, par des services éclatants, il parvint à la
dignité de comte, c’est-à-dire, de commandant des troupes de la province. Sa
vigilance et son courage le rendaient redoutable aux barbares, en même temps
que sa justice, son désintéressement, sa fermeté jointe à sa douceur, lui attachaient
le cœur des peuples. Sa piété fervente, qui faisait l’honneur et la joie de l’Église,
lui avait inspiré la pensée de renoncer aux avantages et aux espérances du
siècle pour se renfermer dans un monastère. Saint Augustin, qui entretenait
avec lui la liaison la plus sainte et la plus étroite, l’avait détourné de ce
dessein en lui représentant que les talents qu’il avait reçus de la Providence pourraient
être plus utiles dans les affaires et dans les emplois que dans la retraite.
Boniface, étant venu à Ravenne par ordre.de l’empereur, éprouva de la part de
Castin tous les dégoûts que peut donner à un subalterne supérieur en mérite un
général jaloux, altier et intraitable. Il jugea qu’il ne pouvait attendre de
cette expédition que du déshonneur, sans rendre aucun service à l’empire. Il se
retira donc à Porto, et de là en Afrique. Quoiqu’il en eût sans doute obtenu la
permission de l’empereur, cependant, comme elle fut secrète, sa retraite causa
de l’inquiétude, et fut blâmée dans le public comme un trait de désobéissance.
Le présomptueux Castin, s’applaudissant d’avoir écarté un
lieutenant qui lui faisait ombrage, passa les Pyrénées avec une armée
nombreuse, augmentée encore des troupes auxiliaires qu’il reçut de Théodoric,
roi des Visigoths. Arrivé dans la Bétique, il enferma d’abord l’armée des
Vandales, et les réduisit à une telle extrémité, qu’ils offrirent de se rendre
à des conditions raisonnables. Leur proposition fut acceptée, et le traité juré
de part et d’autre sur le livre des Evangiles. Mais le perfide Castin, qui n’avait
intention que de les amuser pour les exterminer plus facilement, marcha
aussitôt contre eux avec toutes ses forces. Les Vandales, sans perdre courage,
vinrent au-devant de lui, faisant porter le livre des Evangiles à la tête de
leur armée. Il y eut une sanglante bataille, où les Visigoths, soit par
perfidie, soit qu’ils eussent horreur de celle de Castin, refusèrent de
combattre et l’abandonnèrent. Le général romain fut entièrement défait, et
obligé de s’enfuir à Tarragone, après avoir perdu vingt mille hommes.
Honorius fit cette année et la suivante plusieurs
ordonnances qui sont une preuve de sa bonté naturelle. Mais, sans lui faire
injustice, on peut douter qu’il ait tenu la main à l’exécution. Ces lois réprimaient
l’avidité souvent cruelle des créanciers; elles modéraient les impositions, et
soulageaient les provinces accablées; elles réformaient plusieurs articles de
la procédure criminelle portant règlement de juges dans les causes qui concernaient
les sénateurs, défendant d’avoir égard aux mémoires secrets qui seraient
fournis contre les accusés, d’écouler les dépositions des affranchis contre
leurs patrons. Constantin, Valentinien Ier et le grand Théodose, se conformant
aux anciennes lois, avoient défendu aux officiers employés dans les provinces
d’y faire aucune acquisition; Honorius, importuné sans doute par les
sollicitations de l’avarice, eut la faiblesse d’abroger une loi si équitable.
Depuis la mort de Constance, la tendresse naturelle
d’Honorius pour sa sœur Placidie s’était accrue jusqu’à faire naître des
soupçons, qui, dans une cour corrompue, trouvent toujours des esprits préparés
à les recevoir. Elpidia, nourrice de Placidie, et Léontée son intendant, dans lesquels elle avait une aveugle
confiance, vinrent à bout, par des rapports malins, de diviser le frère et la
sœur, et de changer leur union en une haine mortelle. L’empereur se persuada
que sa sœur entretenait de secrètes intelligences avec les barbares. Un grand
nombre de Goths, après la mort d’Athaulf, étaient demeurés attachés à la veuve
de leur prince, et l’avoient suivie à Ravenne. Ils prirent son parti avec
chaleur; Ravenne était partagée en deux factions, qui en venaient tous les
jours à des querelles sanglantes. Enfin Honorius donna ordre à Placidie de sortir
de la cour. Elle alla se jeter entre les bras de Théodose avec ses deux enfants.
De tous les courtisans de son frère qui avoient été les siens, il n’y eut que
le comte Boniface qui ne l’abandonna pas dans sa disgrâce. Il lui envoya
d’Afrique les secours nécessaires pour soutenir l’honneur de son rang, et
redoubla de zèle à la servir.
Le ressentiment de Placidie, qui surpassait son frère en
esprit et en courage, aurait pu exciter de nouveaux troubles, si la mort
d’Honorius n’en eût prévenu les suites. Il mourut d’hydropisie à Ravenne, le 15
d’août de cette année 423, âgé de trente-huit ans, onze mois et sept jours, après
avoir régné vingt-sept ans et sept mois moins un jour depuis la mort de son
père. Ce fut un malheur pour ce prince d’être né pour régner; dans une
condition privée il aurait mérité quelque estime. Son caractère et son
gouvernement forment un contraste perpétuel il était doux, et son règne ne fut pas exempt de cruauté; il ne respirait
que la paix, et l’Occident fut désolé par d’horribles guerres; il chérissait sa
famille, et tous ceux de ses parents qui vécurent sous son empire furent ou mis
à mort ou bannis; ses lois ne tendaient qu’au soulagement de ses sujets, et ses
sujets furent accablés. Sa faiblesse produisit tous ces maux; toujours
gouverné, il ne prêta que son nom aux affaires. Son père avait raffermi les fondements
de la puissance romaine, son incapacité les laissa ébranler; et l’on peut le
regarder comme la première cause de la chute de l’empire d’Occident, qui, après
avoir éprouvé les plus violentes secousses pendant les cinquante années
suivantes, s’écroula enfin tout-à-fait. Vers le milieu du seizième siècle, on crut
avoir trouvé son corps à Rome dans l’église de Saint-Pierre avec ceux de ses
deux femmes, Marie et Thermantie. Si la chose est véritable, il faudrait qu’il
y eût été transporté de Ravenne, où l’on voit encore son mausolée, qu’on
suppose avoir été bâti par ordre de sa sœur Placidie.
LIVRE TRENTE-UNIÈME.
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HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |