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LIBRAIRIE FRANÇAISE

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

 

 

CONSTANCE.

LIVRE HUITIÈME.

 

Pendant que Magnence, tiré dans les Alpes, était livré aux accès d’une farouche mélancolie, Constance, depuis quelques années, avoir perdu sa première femme, ajoutait à la joie de sa victoire celle d’un second mariage. Il épousa Eusébie, qu’il envoya chercher á Thessalonique, où elle était née. Toute la magnificence impériale éclata dans ce voyage. Eusébie était fille d’un consulaire dont on ignore le nom: on sait seulement qu’il fut le premier de sa famille honoré du consulat. La mère d’Eusébie, devenue veuve à la fleur de son âge s’était étudiée à lui donner une éducation brillante. Cette jeune fille avait reçu de la nature toutes les grâces de la beauté; elle y joignit les avantages que procure le savoir, quand il cherche à nourrir l’esprit plutôt qu’à se répandre. Elle était insinuante, adroite, persuasive; qualités dangereuses dans la femme d’un souverain, lorsqu’elles ne se rencontrent pas avec les vertus que Julien attribue à Eusébie. Ce prince, qui lui fut redevable de sa fortune, et peut-être de la vie, a composé son panégyrique. Il y relève la pureté de ses mœurs, sa tendresse pour son mari , sa droiture, son humeur bienfaisante et généreuse. Il lui fait même un mérite de ce qui pourrait également fonder un reproche; il dit qu’elle employait tout le crédit qu’elle avait sur son mari à obtenir la grâce des coupables; et que, dès qu’elle se vit à la source des faveurs, elle les versa abondamment sur ses parens et sur les amis de sa famille. Mais la noire jalousie qui la porta dans la suite aux plus affreux excès contre Hélène, femme de Julien lui-même, dément une grande partie de ces éloges. Un auteur plus impartial l’accuse d’avoir pris trop d’empire sur son mari, et d’avoir fait tort à la réputation de Constance par les intrigues des femmes qui la servaient, et qui entrèrent aussi-bien qu’elle trop avant dans les affaires du gouvernement. Elle conserva cet ascendant tant qu’elle vécut; et Constance, pour lui faire honneur, forma un nouveau département qu’il nomma Pietas : ce mot exprime en latin ce que signifie en grec le nom d’Eusébie. Ce diocèse comprenait la Bithynie; il n’en est plus parlé depuis la mort de Constance. Eusèbe et Hypace, tous deux frères d’Eusébie, furent consuls en 359. On ne peut s’empêcher de croire qu’elle s’entendait parfaitement avec son mari pour favoriser l’arianisme; et saint Athanase dit que les ariens trouvaient un puissant appui dans les femmes de la cour. Cette princesse était fière, et sa fierté fut un jour rudement heurtée par celle de Léonce, arien, évêque de Tripoli en Lydie. Les ariens étaient assemblés en concile, et les évêques s’empressaient de rendre à l’impératrice une espèce d’adoration qu’elle recevait avec hauteur. Léonce se dispensa seul de ces hommages, et n’alla point au palais. La princesse, piquée d’un mépris si marqué, lui en fait faire des reproches: elle offre de lui bâtir une grande église, et de le combler de présents, s’il vient lui rendre visite: Dites à l’impératrice, répondit Léonce, qu’en exécutant ce qu’il lui plaît de promettre, elle ne ferait rien pour moi; tous ces bienfaits tourneraient à l’avantage de son âme. Si elle veut une visite de ma part, qu’elle la reçoive avec les égards qu’elle doit aux évêques. Quand j’entrerai, qu’elle se lève aussitôt de son siège; qu’elle vienne au-devant de moi, et qu’elle s’incline profondément pour recevoir ma bénédiction. Je m’assiérai ensuite, et elle se tiendra debout dans contenance modeste, jusqu’à ce que je lui fasse signe de s’asseoir. A ces conditions j’irai la voir; autrement, elle n’est ni assez puissante ni assez riche pour m’engager à trahir la majesté du caractère épiscopal. Un cérémonial si nouveau et prescrit avec tant d’arrogance révolta l’impératrice: elle se répand en menaces; et, pour les effectuer, elle court à son mari; elle se plaint amèrement de l’insolence du prélat; elle exige une prompte vengeance. Constance craignait encore plus les évêques qu’il ne craignait sa femme; loin de la satisfaire, il fit de grands éloges de Léonce, qui en méritait aussi peu que la princesse. L’empereur se ressentit lui-même dans la suite de cette dureté, qu’il appelait un liberté apostolique. Un jour qu’il était assis entre plusieurs évêques, et qu’il proposait quelques règlements ecclésiastiques, dont il ne se mêlait que trop, tandis que les autres prélats applaudissaient à l’envi à toutes ses paroles, Léonce gardait un profond silence. Constance, avide de louanges, lui en demanda la cause. Je m’étonne, dit brusquement Léonce, que, chargé des affaires de la guerre et du gouvernement civil, vous vous ingériez de régler la conduite des prélats sur des objets qui sont uniquement de leur compétence. Il n’en fallut pas davantage pour intimider Constance; il n’osa plus faire de leçons aux évêques ariens, et se contenta de persécuter les prélats catholiques.

L’empereur ne resta que peu de jours à Lyon. Il alla passer l’hiver dans la ville d’Arles, où il s’arrêta jusqu’au printemps de l’année suivante. Il y donna le dix d’octobre des jeux magnifiques sur le théâtre et dans le Cirque. C’était la fin de la trentième année depuis qu’il avait été créé César. Il se voyait enfin paisible possesseur de tout l’empire. La prospérité porta dans cette âme faible tout ce qu’elle a de poison. Il devint superbe, vindicatif, sanguinaire. Il oublia qu’il avait pardonné à ses ennemis. La première victime qu’il sacrifia à son ressentiment fut le comte Géronce; ce comte fut condamné à un exil perpétuel, après avoir essuyé les plus cruelles tortures. Le seul caprice retenait quelquefois la vengeance de Constance: il fit grâce à Titien, le plus coupable de tous; et cette clémence bizarre a fondé les éloges de ses adulateurs. Mais il fit périr des innocents; et c’est ce que l’histoire ne lui pardonnera jamais. Bientôt les délateurs se mirent en mouvement. C’était être convaincu que d’être accusé. Livré aux soupçons, Constance ne voyait qu’attentats contre sa personne. On chargeait de fers, on traînait dans les prisons des personnages distingués par les dignités civiles et militaires, ou par leur noblesse; et sur des accusations sans preuves, ou même sur des bruits incertains, sans accusateur, on confisquait leurs biens, on les reléguait dans des îles désertes, on les condamnait à mort. Ces défiances étoilent nourries par les flatteurs de cour, qui se faisaient un mérite d’exagérer les moindres fautes, et d’envenimer les actions les plus indifférentes. Ils reprochaient sans cesse à l’empereur son excessive indulgence; ils feignaient de trembler pour sa vie; et leurs larmes perfides et meurtrières, en amollissant le cœur du prince en leur faveur, le renvoient dur et inflexible pour tous les autres. C’était la coutume de présenter à l’empereur les sentences de condamnation, et les princes les plus inexorables les avoient quelquefois révoquées: jamais Constance n’usa de cette modération à l’égard des partisans de Magnence, vrais ou supposés; Eusébie n’osa jamais demander grâce pour aucun d’eux; et cette implacable sévérité, que l’âge adoucit ordinairement, croissait en lui de jour en jour.

Le plus méchant, et par là le plus accrédité de tous les délateurs était Paul, secrétaire du prince. On le surnommait la Chaîne, à cause de sa pernicieuse adresse à lier ensemble les accusations et à les faire naître l’une de l’autre. Il était eunuque, né en Espagne, fort habile à découvrir et même à supposer des criminels. Il parcourait les provinces semant l’effroi et lançant de toutes parts les traits de la calomnie. Souvent les accusés ne survivaient pas à l’information; ils expiraient dans la question même sous les coups de lanières armées de balles de plomb. Par cette apparence de zèle il s’était attiré la confiance du prince et les malédictions de tout l’empire. Envoyé dans la Grande-Bretagne pour y rechercher quelques officiers qui avoient trempé dans la conspiration de Magnence, il ne se borna pas à l’exécution de ses ordres. C’était une bête féroce qui se lançait sur toutes les familles, sans distinction de l’innocent et du coupable. On ne voyait que fers et que supplices; tout retentissait de gémissements. Martin, qui gouvernait cette province, comme vicaire du préfet des Gaules, en fut attendri. Après avoir inutilement supplié plusieurs fois cet impitoyable commissaire d’épargner au moins ceux qui étaient irréprochables, il le menaça d’aller porter ses plaintes à l’empereur. Pour se délivrer d’un témoin si importun, Paul l’attaqua lui-même; il entreprit de le faire charger de chaînes, et conduire à la cour avec plusieurs autres officiers. Martin, voyant sa perte assurée, s’il ne prévenait ce scélérat, se jette sur lui l’épée à la main; mais, ayant manqué son coup, il tourne son épée contre lui-même, et se la plonge dans le sein. La province le pleura; mais Paul, couvert de sang et triomphant du succès de ses crimes, retourne à la cour, traînant après lui les malheureuses victimes de ses calomnies; elles n’y trouvèrent que des tortures, et un maître sourd aux cris de l’innocence. Plusieurs furent proscrits, d’autres exilés, quelques-uns mis à mort.

Les maux si funestes n’excitaient que des murmures secrets; mais la disette du vin souleva la populace de Rome. Memmius Vitrasius Orfitus était préfet de cette ville, après avoir été proconsul d’Afrique. C’était un homme d’esprit et de naissance, instruit dans les affaires, mais très peu dans les lettres; et cette ignorance qui porte la grossièreté jusque dans la plus haute fortune, fut sans doute le principe de l’arrogance qu’on lui reproche. Il était païen; il fit bâtir, ou plutôt réparer un temple d’Apollon. Sa fille fut mariée au fameux Symmaque, le zélé défenseur du paganisme. On le voit deux fois revêtu de la préfecture de Rome. Il entra dans celte charge pour la première fois cette année, le sixième de décembre. Le vin ayant manqué, le peuple de Rome, alors aussi frivole et aussi dissolu que ses ancêtres avoient été sobres et sérieux, excita plusieurs émeutes fort vives et fort tumultueuses. Nous apprenons cependant par les inscriptions que ce même peuple, sans doute après une meilleure vendange, fit ériger, de concert avec le sénat, une statue au même Orfitus.

Pendant ce temps-là les barbares continuaient de piller les Gaules; et les soldats qui avoient servi sous Magnence, s’étant débandés après sa défaite, infestaient les chemins,

Les Juifs y commirent aussi quelques désordres. Ils poignardèrent sur les bords de la Durance un officier qui, après avoir gouverné l’Egypte, venait en Gaule par ordre de l’empereur. C’était peut-être une étincelle de. l’incendie qui s’était peu auparavant allumé dans la Palestine. Les Juifs de Diocésarée, ayant pris les armes, massacrèrent la garnison pendant la nuit, se donnèrent pour roi un nommé Patrice, firent des courses dans les contrées voisines, et égorgèrent un grand nombre de Samaritains, et d’autres habitants du pays. Gallus, qui était à Antioche, envoya des troupes pour réduire ces furieux. Ils furent passés au fil de l’épée; on n’épargna pas même l’âge le plus tendre. On détruisit par les flammes Diocésarée, Tibériade, Diospolis, et quelques villes moins considérables.

Plusieurs autres provinces de l’Asie éprouvaient de grands ravages de la part des Isaures, des Perses et des Sarrasins. Les Isaures, peuple de brigands, défendus par les rochers du mont Taurus contre la puissance romaine dont ils étaient environnés, vaincus autrefois, mais sans être domptés par P. Servitius , qui prit le titre d’Isaurique, avoient enfin cédé à la valeur de l’empereur Probus: il les avait chassés de leurs retraites. Rappelés ensuite par la liberté, qui s’était conservé ces affreux asiles dans le centre de l’empire, ils sortaient de temps en temps de leurs forts comme des bêtes féroces, venaient à l’improviste piller les plaines voisines, et se retiraient chargés de butin avant qu’on eût le temps de les poursuivre. Leur audace s’était accrue par l’impunité. Ils étaient encore animés par un sentiment de vengeance: quelques-uns de leurs camarades, pris dans une course, avoient été inhumainement livrés aux bêtes dans l’amphithéâtre d’Icone. S’étant donc réunis, ils descendent comme une nuée, et se répandent vers les contrées maritimes. Là, cachés tout le jour dans des chemins creux et dans des vallons, ils s’approchaient pendant la nuit des bords de la mer, épiant les vaisseaux qui venaient mouiller au rivage. Dès qu’ils croyaient les navigateurs endormis, se glissant le long des câbles, et se rendant maîtres des chaloupes, ils sautaient dans les vaisseaux, égorgeaient tous ceux qui s’y trouvaient, et emportaient les marchandises. Lorsque le bruit de ces brigandages se fut répandu, les marchands rangeaient les côtes de Chypre pour éviter ces embuscades funestes. Les Isaures, privés de leur proie, se jettent sur la Lycaonie; et, se rendant maîtres des passages, ils pillent le pays et détroussent les voyageurs. En vain les soldats romains cantonnés dans les villes et dans les forts d’alentour se rassemblent pour leur donner la chasse; les barbares, accoutumés à courir dans les lieux les plus escarpés comme dans des plaines, échappaient à la poursuite; et si les Romains s’obstinaient à gravir sur leurs rochers, on les accablait de traits et de pierres; ceux qui parvenaient au sommet ne pouvaient s’y former, ni même assurer leurs pas; et les ennemis, voltigeant autour d’eux, les choisissaient à leur gré, et en faisaient un grand carnage. On prit le parti de ne les plus poursuivre sur les hauteurs, mais de les surprendre dans le plat pays. Cette conduite réussit; on leur dressait partout des embuscades, où ils laissaient toujours grand nombre des leurs. Rebutés de tant de pertes, ils quittent la Lycaonie, et par des sentiers détournés ils prennent la route de la Pamphylie, dont le terrain était plus montueux et plus favorable à leur façon de faire la guerre. Cette province fertile et peuplée n’avait depuis longtemps éprouvé aucun ravage. Cependant, comme on y craignait toujours les incursions de ces barbares, elle était garnie de troupes romaines. Les Isaures, traversant les montagnes à la hâte pour prévenir le bruit de leur marche, arrivent pendant la nuit au bord du Mêlas, fleuve resserré dans un lit étroit, et par cette raison très profond et très rapide. Ils s’attendaient à le passer sans obstacle, et à piller impunément les campagnes. Au point du jour, pendant qu’ils rassemblaient des barques de pêcheurs, et qu’ils préparaient des radeaux, ils sont étonnés de voir accourir en diligence les troupes qui étaient en quartier d’hiver à Side, ville considérable dans le voisinage. Elles se postent sur la rive opposée; et, à couvert d’une haie de boucliers, elles percent de traits et tuent à coups de lances ceux qui se hasardaient à passer le fleuve. Les barbares, après plusieurs tentatives inutiles, tournent du côté de Larande. Ils attaquent les bourgs des environs; la contrée était riche; mais la rencontre d’un corps de cavalerie les oblige à quitter la plaine. Pour augmenter leurs forces, ils font venir de leur pays ce qu’ils y avoient laissé de jeunesse. Comme ils manquaient de vivres, ils essayèrent de se rendre maîtres du château de Palée, garni d’une forte muraille, près de la mer. C’était le magasin des troupes de ces contrées. Ils l’attaquent pendant trois jours et trois nuits sans succès. Enfin, animés par la faim et par le désespoir, ils forment une entreprise qui semblait au-dessus de leurs forces; c’était de s’emparer de Séleucie, capitale de l’Isaurie. Le comte Castrice y commandait trois légions; on donnait alors ce nom à des corps de mille ou douze cents hommes. A l’approche des barbares les troupes sortent de la ville, passent le pont du Calycadnus qui en baignait les murs, et se rangent en bataille. Elles avoient ordre de tenir ferme, mais de ne point attaquer: le comte ne voulait rien risquer contre des désespérés supérieurs en nombre. A la vue de ces troupes, les brigands font halte, ils s’avancent ensuite à petits pas d’un air menaçant. Les Romains, frappant leurs boucliers avec leurs épées, allaient engager le combat, lorsque leurs chefs, fidèles aux ordres du comte, firent sonner la retraite. On rentre dans la ville, on ferme les portes, on garnit de soldats les murs et les remparts; on y amasse quantité de pierres et de traits polir en accabler ceux qui oseraient approcher. Les Isaures, sans se hasarder, tiennent la ville bloquée, et, enlevant les convois qui venaient par le fleuve, ils s’entretiennent dans l’abondance, tandis que les assiégés, après avoir consommé presque tous leurs vivres, commençaient à craindre les horreurs de la famine. Gallus, averti du péril où se trouvait la ville, envoya ordre à Nébride, comte d’Orient, de la secourir. Ce comte, ayant rassemblé tout ce qu’il put de troupes, y marcha en diligence; les Isaures n’osèrent l’attendre, et, s’étant débandés, ils regagnèrent leurs montagnes.

Sapor était engagé dans une guerre difficile contre des nations barbares, qui, ne cherchant que le pillage, l’attaquaient lui-même quand elles ne le servaient pas contré les Romains. Nohodares, un de ses généraux, chargé d’inquiéter la Mésopotamie, cherchait l’occasion d’y faire quelque entreprise. Mais, comme cette province, exposée aux insultes des Perses, était en état de défense, il tourna sur la gauche et vint camper sur la frontière de l’Osroène. Il méditait un dessein dont le succès lui aurait ouvert tout le pays. Batné était une ville de l’Osroène bâtie par les Macédoniens, à peu de distance de l’Euphrate. Il s’y tenait tous les ans, vers le commencement de septembre, une foire célèbre, où l’on venait de toutes parts, même des Indes et du pays des Perses, vendre et acheter des marchandises. Le général, ayant mesuré sa marche pour surprendre la ville dans ce temps-là, s’avançait par des plaines désertes, le long du fleuve Aboras, lorsque quelques soldats échappés de son armée pour éviter une punition qu’ils méritaient, vinrent donner l’alarme aux postes des Romains qui étaient le plus à portée de secourir la ville, et firent échouer l’entreprise.

Du côté de l’Arabie, les Sarrasins, que les Romains n’auraient voulu avoir ni pour amis à cause de leur perfidie, ni pour ennemis à cause de leur valeur, fondaient comme des oiseaux de proie sur toutes les contrées voisines. Leur promptitude à se montrer et à disparaitre rendait également la précaution impossible et la poursuite inutile. Cette nation, depuis si fameuse, et dont les Romains n’avoient appris le nom que du temps de Marc Aurèle, avait d’abord habité un canton de l’Arabie heureuse. Ensuite, devenue très puissante, elle donna son nom à tous les Arabes, qu’on appelait nomades ou scénites, parce qu’ils étaient errans, et qu’ils n’avoient pour demeures que des tentes. Ils s’étendaient alors le long du golfe, tant du côté de l’Egypte que du côté de l’Arabie, jusqu’à l’Euphrate, près de l’ancienne Babylone; et les diverses hordes d’Arabes répandues depuis longtemps dans la Mésopotamie s’étaient liguées avec eux. Les Sarrasins ne s’avoient ni conduire la charrue, ni cultiver les arbres. Tous guerriers, courant sans cesse, nus jusqu’à la ceinture, sans lois comme sans demeure fixe, ils ne vivaient que de leur chasse, d'herbages et du lait de leurs troupeaux. La plupart ignoraient jusqu’à l’usage du pain et du vin. Ils montaient des chevaux fort vîtes, ou des dromadaires. Les deux sexes étaient fort adonnés à l’amour: leur mariage n’était qu’un engagement passager pour le nombre d’années dont les deux époux convenaient. La femme apportait pour dot une lance et une tente; après le terme expiré, elle était la maîtresse de s’engager ailleurs. Toujours en course avec son mari, ses enfants devenaient errans dès qu’ils étaient nés.

Les alarmes que donnaient ces barbares passaient avec eux, et ne s’étendaient qu’à quelques contrées. Mais un mal perpétuel, attaché, pour ainsi dire, aux entrailles, et qui se faisait sentir à tous les membres, c’était le prince même qui gouvernait cette partie de l’empire. Gallus, ayant rapidement passé d’un état d’oppression à la dignité de César, devint tyran dès qu’il ne fut plus captif. Ebloui de la splendeur de sa naissance, à laquelle sa double alliance avec l’empereur ajoutait un nouvel éclat, héritier présomptif de tout l’empire, il agissait déjà en maître absolu. Dépourvu de lumières, et d’autant plus attaché à son sens, il aimait la flatterie. Son goût pour les éloges allait jusqu’à obliger quelquefois les sophistes à prononcer devant lui son propre panégyrique. Libanius fut redevable de la vie à ce mauvais usage qu’il faisait de son éloquence. Accusé faussement de plusieurs crimes, il trouva le prince qu’il avait loué équitable pour cette fois; son accusateur, qui s’était cru assez fort devant le César, étant renvoyé aux tribunaux ordinaires, n’osa s’y présenter. Le penchant de Gallus à la cruauté se fit d’abord connaitre dans les spectacles de l’amphithéâtre: plus ils étaient sanglants, plus on voyait éclater sa joie. Une si funeste inclination attira bientôt autour de lui un essaim de délateurs. Ces artisans de calomnie imputaient à ceux qu’ils voulaient perdre tantôt des complots criminels, tantôt des opérations magiques , qui supposent autant d’imbécillité dans le prince qui les craint que dans le scélérat qui les tente.

Constantine, fille et sœur d’empereurs, veuve d’un roi, décorée du nom d’Auguste, avait apporté à Gallus, avec l’orgueil de tant de titres, une âme cruelle et des conseils pernicieux. C’était une furie altérée de sang humain. Aussi avare qu’impitoyable, elle vendait la conscience de son mari et la vie des plus innocents. Clémace d’Alexandrie, homme vertueux, qui avait été gouverneur de Palestine, fut sollicité par sa belle-mère, embrasée d’un amour incestueux, et la rebuta. Cette femme criminelle s’introduit secrètement chez Constantine; elle lui fait présent d’un collier de grand prix, et elle obtient un ordre adressé à Honorât, comte d’Orient, défaire condamner Clémace à la mort, sans lui permettre de se défendre. Les mauvais juges ne sont pas rares sous les mauvais prince: l’ordre ne fut que trop fidèlement exécuté.

Ce premier crime fut comme le signal des plus énormes injustices. Le soupçon le plus léger attirait sans examen les plus cruelles disgrâces. Plusieurs familles riches et illustres furent désolées. On en vint jusqu’à ne plus observer les formes de justice, que les tyrans mêmes ont coutume de respecter. Il n’était plus besoin d’accusation ni de jugement: un ordre du prince, sans autre procédure, tenait lieu d’une condamnation juridique. Gallus et Constantine, comme s’ils eussent cherché à multiplier les coupables, envoyaient sous-main des inconnus dans tous les quartiers d’Antioche pour recueillir et leur rapporter les discours des habitants. Ces âmes vénales et perfides s’insinuaient dans tous les cercles, pénétraient sous l’habit de mendiants dans les maisons les plus considérables, concertaient ensemble leurs mensonges; et, se rendant au palais par des entrées secrètes, ils envenimaient ce qu’ils s’avoient, supposaient ce qu’ils ne s’avoient pas, et n’omettaient que les louanges qu’ils entendaient quelquefois donner au prince par des gens plus circonspects que sincères. Cette sourde inquisition jetait la défiance dans les familles; elle inquiétait le commerce le plus intime; et ces rapports infidèles produisaient souvent des scènes sanglantes. Gallus, non content de mettre en œuvre, comme Tarquin le superbe et Tibère, ces indignes ressorts de la politique, faisait lui-même, ainsi que Gallien, le honteux métier d’espion. Travesti et accompagné de quelques confidents armés d’épées sous leur robe, il courait le soir les cabarets et les rues de la ville; et, se mêlant parmi la populace, il demandait à chacun ce qu’il pensait du prince. Mais, comme Antioche était pendant la nuit éclairée par des lanternes publiques, ayant été plusieurs fois reconnu, il s’abstint enfin de cette curiosité indécente et périlleuse.

Thalasse, préfet du prétoire d’Orient, chargé d’éclairer la conduite de Gallus, au lieu d’user des ménagements propres à retenir un jeune prince, l’irritait au contraire par l’aigreur de ses reproches. Ce surveillant indiscret et impérieux se faisait un devoir de ne jamais rien adoucir; et, par un effet de son humeur dure et hautaine, d’un côté il chargeait les rapports qu’il envoyait à Constance, de l’autre il bravait Gallus, en affectant de lui laisser connaitre sa correspondance avec l’empereur.

Tel est le portrait que les histoires les plus détaillées nous ont laissé du gouvernement de Gallus. Julien l’excuse; il attribue la dureté de son caractère aux mauvais traitements qu’il avait essuyés pendant sa première jeunesse. Zosime est trop zélé partisan de Julien pour le démentir; il prétend que la disgrâce de Gallus ne fut qu’un effet de la malice des courtisans et des eunuques. Les écrivains ecclésiastiques s’accordent presque tous sur les louanges de ce prince; ils lui font honneur de plusieurs succès qu’il eut contre les Perses, dont ils ne donnent cependant aucun détail; ils lui supposent une âme vraiment royale; ils relèvent sa piété. Mais, quelque respectable que soit le témoignage de quelques-uns de ces auteurs, des éloges vagues et destitués de preuves ne me semblent pas devoir l’emporter sur l’autorité d’Ammien Marcellin , historien fidèle , désintéressé , témoin lui-même de tout ce qu’il raconte, et qui peint le caractère de Gallus par des faits circonstanciés. La translation des reliques de saint Babylas, la destruction de l’idolâtrie à Daphné, le contraste qu’on était bien aise de faire valoir entre Gallus et Julien, lorsque celui-ci eut renoncé à la religion chrétienne, un extérieur de piété et quelques pratiques religieuses, qui ne sont vrai­ment louables que quand elles sont le fruit et non pas l’écorce de la vertu, n’ont pas manqué de prévenir les auteurs chrétiens en faveur de ce prince. C’est pour les mêmes raisons qu’ils prodiguent quelquefois les plus grands éloges à Constance. Il est vrai que Gallus, malgré tant de vices, resta toujours attaché au christianisme. Nous avons la lettre qu’il écrivit à Julien pour le détourner de l’apostasie : elle respire le zèle et l’amour de la religion; mais elle porte l’empreinte de l’arianisme.

Les maîtres chrétiens placés autrefois auprès de lui par la main de Constance étaient sans doute des ariens, qui avoient versé dans son cœur le poison de l’hérésie. II fut confirmé dans l’erreur par les insinuations d’Aetius. Cet impie, après avoir longtemps rampé dans la poussière où il était né, s’éleva jusqu’à devenir l’oracle du prince et le chef d’un parti. Il était d’Antioche, fils d’un soldat qui fut condamné à mort, et dont les biens furent confisqués. Réduit dès l’enfance à une extrême misère, il fut d’abord ouvrier en cuivre, ensuite orfèvre. Une fraude reconnue l’obligea de quitter cette profession. Son impudence trouva une ressource dans le métier de charlatan. Après y avoir amassé; quelque argent, il se crut du talent pour les sciences, et s’attacha à Paulin, évêque d’Antioche. Eulalius, successeur de Paulin, l’ayant chassé de la ville, il se retira dans Anazarbe en Cilicie, où l’indigence le contraignit de se mettre au service d’un grammairien, qui lui apprit ce qu’il savait. Il se fit encore de mauvaises affaires en cette ville; mais il trouva un asile dans la maison de l’évêque Athanase, arien déclaré, qui l’initia dans les matières de théologie. Il prit les leçons de plusieurs autres ariens, et revint à Antioche, où l’évêque Léonce, après l’avoir fait diacre, fut presque aussitôt forcé de l’interdire. Retourné en Cilicie, il entra en dispute contre un gnostique, qui remporta publiquement sur lui un tel avantage, que ce sophiste orgueilleux en pensa mourir de honte et de douleur. Aetius crut avoir besoin des armes de la dialectique; il alla l’étudier dans l’école d’Alexandrie; et, dès qu’il fut instruit des Catégories d’Aristote, il se crut invulnérable. Il était subtil, opiniâtre, effronté, et la force de sa voix suppléait à son ignorance. Il prit dans cette ville, contre un manichéen, la revanche de l’affront qu’il avait reçu du gnostique: son adversaire, confondu, mourut de chagrin. Fier de cette victoire, et tout hérissé de sophismes, il courut quelque temps de ville en ville, disputant toute la journée, et travaillant pendant la nuit à son métier d’orfèvre pour subsister. Plus hardi que les autres ariens, il enchérit sur Arius lui-même, qui avait, disait-il, trahi la foi par une lâche condescendance. Il soutenait que le Fils était créé, et d’une substance absolument différente de celle du Père. Il donna naissance à la plus détestable de toutes les branches de l’arianisme, qu’on appela tantôt les aétiens, tantôt les anoméens. Son secrétaire Eunonius, imbu de sa doctrine, lui succéda, et donna aussi son nom à cette secte. Les blasphèmes d’Aetius le firent surnommer l'athée. Les autres ariens l’avoient en horreur; et d’abord quelques-uns d’entre eux le rendirent si odieux à Gai lus, que ce prince donna ordre qu’on le cherchât et qu’on lui rompît les jambes. Léonce vint à bout de faire révoquer cette sentence; et, peu de temps après, Aetius sut si adroitement s’insinuer dans la confiance du César, qu’il devint son théologien, et le missionnaire qu’il employait auprès de Julien pour le retenir sur le penchant qui l’entraînait à l’idolâtrie.

An. 354

Constance, qui se pardonnait à lui-même tous les maux dont il affligeait l’Occident, n’était pas d’humeur à rien pardonner à Gallus. II plaignit le sort de l’Orient; mais les fréquentes incursions des barbares le retenaient en Gaule, et l’occupaient tout entier. Il partit d’Arles au printemps, étant consul pour la septième fois, avec Gallus pour la troisième, et vint à Valence dans le dessein de marcher contre les deux frères Gundomade et Vadomaire, rois des Allemands, qui désolaient la frontière. Il fut longtemps arrêté dans cette ville par la nécessité d’y attendre les convois qu’il faisait venir d’Aquitaine, et dont le transport était retardé par l’abondance des pluies et le débordement des rivières. L’armée était déjà assemblée à Châlons-sur-Saône; et le soldat, impatient de partir et manquant de vivres, s’était mutiné. Constance, pour calmer les esprits, voulut d’abord envoyer Rufin, préfet du prétoire. C’était l’exposer à une mort presque certaine. Les préfets du prétoire étant chargés du soin des vivres, Rufin avait tout à craindre d’une multitude affamée. On crut même que Constance ne lui donnait cette commission périlleuse qu’à dessein de le faire périr, parce que ce préfet était oncle de Gallus, et assez puissant pour soutenir ce prince, dont on commençait à se défier. Mais les amis de Rufin le servirent si bien en cette occasion, que l’empereur changea d’avis. Il envoya en sa place Eusèbe, son grand chambellan, qui, étant dépositaire des trésors ainsi que des secrets du prince, vint à bout, à force d’argent distribué à propos, d’apaiser la sédition. Les convois se rendirent enfin à Châlons, et l’armée se mit en campagne. Après une marche pénible, les chemins étant encore couverts de neige, on arriva aux bords du Rhin, près d’une ville considérable appelée Rauracum, qui n’est aujourd’hui qu’un village nommé Augst à six milles au-dessus de Bâle. On entreprit de jeter sur le fleuve un pont de bateaux; mais les Allemands, qui bordaient en grand nombre la rive opposée, faisant pleuvoir une grêle de traits, renvoient ce travail impossible; et Constance ne savait quel parti prendre. Enfin un paysan vint pendant la nuit enseigner un gué.

On était sur le point d’y passer, pendant qu’on amusait ailleurs les ennemis, et tout le pays d’au-delà allait être à la discrétion des Romains, lorsqu’on vit arriver des députés qui venaient faire satisfaction et demander la paix. On soupçonna quelques-uns des principaux officiers de l’armée romaine, qui étaient Allemands, d’avoir donné des avis secrets à leurs compatriotes, dont ils voyaient la ruine assurée. On avait depuis longtemps laissé introduire la mauvaise coutume de mêler des barbares avec les soldats romains: ce fut une des causes du dépérissement des légions. Quelques-uns de ces étrangers parvenaient aux premiers grades dans les armées; et dans celle de Constance, Latin, comte des domestiques, Agilon, grand écuyer, Scudillon, commandant d’une des compagnies de la garde, tous trois Allemands, avoient une haute réputation de bravoure, et passaient pour les plus fermes soutiens de la puissance romaine. Les propositions des barbares paraissaient avantageuses; le conseil les approuvait unanimement; mais il était question de les faire goûter aux soldats, dont la mutinerie récente donnait lieu d’appréhender la mauvaise humeur. L’empereur, esclave de ses troupes, dont il ne savait pas être le maître, les assembla; et se tenant debout sur son tribunal, environné des premiers officiers, il parla en ces termes :

« Braves et fidèles çamarades, ne vous étonnez pas si, après d’immenses préparatifs, après de longues et pénibles marches, arrivé dans les lieux mêmes où m’attend la victoire dont m’assure votre courage, je parois disposé à la refuser pour écouter des propositions de paix. Le soldat, vous le savez , n’a que son honneur et sa vie à conserver et à défendre; mais l’empereur, obligé de s’oublier lui-même pour ne s’occuper que du salut des autres, doit, la balance toujours à la main, peser toutes les circonstances; il doit saisir toutes les occasions favorables au bien général. Ne vous attendez pas à un long discours, la vérité n’a besoin que d’être énoncée. Les rois et les peuples allemands, redoutant votre, valeur, dont la renommée toujours croissante s’est répandue jusqu’aux extrémités du monde, demandent le pardon et la paix par la bouche de leurs ambassadeurs, que vous voyez ici la tête baissée. C’est de vous qu’ils recevront leur réponse. Mais, chargé comme je suis de veiller à vos intérêts, je me crois en droit de vous donner conseil; et je pense que, si vous y consentez, on doit leur accorder leur demande. Nous nous épargnerons des hasards, nous nous ferons de nos ennemis des troupes auxiliaires; c’est une obligation à laquelle ils offrent de se soumettre: ainsi, sans verser une goutte de sang, nous désarmerons cette férocité souvent funeste à nos frontières. Songez que vaincre un ennemi, ce n’est pas seulement le terrasser dans les batailles; la victoire est bien plus assurée lorsque, enchaîné par sa volonté même, il a senti qu’on ne manquait ni de force pour l’abattre, ni de clémence pour lui pardonner. Je vous le dis encore, soyez les arbitres de la paix. J’attends de vous la décision: je vous conseille seulement d’acheter au prix de la modération tous les avantages que vous procurerait une victoire peut-être sanglante. Ne craignez pas que votre retenue soit soupçonnée de faiblesse; elle ne pourra que faire honneur à votre prudence et à votre humanité.»

Toute l’armée applaudit à ce lâche discours, qui la rendait arbitre de la paix et de la guerre, et supérieure à l’empereur même; elle approuva le projet de paix. Une raison qui avait sans doute échappé à Constance, et qu’il n’aurait eu garde de faire valoir, contribua encore plus que tout le reste à déterminer les esprits: on était persuadé, et l’expérience du passé ne l’avait que trop appris, que la fortune, toujours fidèle à Constance dans les guerres civiles, l’abandonnait dans les expéditions étrangères. Le traité fut juré suivant les formes qui étaient en usage dans les deux nations; et l’empereur retourna à Milan.

Il avait reçu à Valence les premières nouvelles de la mauvaise conduite de Gallus. Outre les lettres de Thalasse, Herculan, officier des gardes, fils de cet Hermogène qui avait été mis en pièces à Constantinople dans une émeute populaire, et gendre du Lacédémonien Nicoclès, l’un des maîtres de Julien, homme rempli de probité et d’honneur, lui en avait fait de vive voix un rapport fidèle. Le prince ne gardait plus aucune mesure; tout l’Orient se ressentit de ses violences; il n’épargnait ni les officiers les plus distingués, ni les principaux des villes, ni le peuple. Dans un transport de colère il condamna à mort par un seul arrêt plusieurs des premiers sénateurs d’Antioche, parce que, dans une disette publique, comme il voulait mal à-propos baisser tout à coup le prix des vivres, ils lui avoient fait à ce sujet des remontrances qui blessaient sa fierté; et il les eût tous envoyés au supplice, sans la courageuse résistance d’Honorat, comte d’Orient. Le complot que l’émissaire de Magnence avait tramé contre Gallus ayant été révélé par une pauvre femme, ainsi que je l’ai raconté, Constantine ne s’était pas bornée à la récompenser, comme il était raisonnable; mais, pour réveiller de plus en plus l’émulation des délateurs, elle avait affecté de la combler des plus grands honneurs en la faisant promener dans un char avec une pompe semblable à celle d’un triomphe.

Les excès de Gallus n’étaient pas seulement l’effet d’une simplicité grossière, comme Julien le voudrait faire entendre: on y découvre les traits d’une malice réfléchie. Un jour qu’il partit pour Hiéraple, le peuple d’Antioche, se jetant à ses pieds, le suppliait de ne pas quitter la ville sans avoir pris des mesures pour prévenir la famine dont on sentait déjà les approches. Gallus se contenta de leur dire en montrant Théophile , gouverneur de Syrie, qui se trouvait auprès de lui: Je vous laisse celui-ci; il ne tiendra qu'a lui qu'aucun de vous ne manque de pain. Ces paroles furent pour Théophile un arrêt de mort. C’était un homme de bien dont Gallus voulait sans doute se défaire. Quelques jours après, la disette s’étant fait sentir dans la ville, il s’éleva une querelle dans les jeux du Cirque, ce qui était fort ordinaire. Quatre ou cinq misérables de la lie du peuple en prennent occasion de se jeter sur Théophile: il est assommé de coups, foulé aux pieds, traîné par les rues. La populace furieuse court en même temps à la maison d’Eubule, l’un des premiers magistrats: ses grandes richesses étaient un crime impardonnable aux yeux d’une ville affamée.

Il se sauve avec son fils à travers une grêle de pierres, et va se cacher dans les montagnes voisines. On réduit en cendres sa maison, qui égalait en magnificence les palais des princes. L’indulgence de Gallus en faveur d’un homme justement odieux augmenta encore le mécontentement. Sérénien, duc de Phénicie, avait par lâcheté abandonné une partie de la province aux ravages des Sarrasins. Il fut juridiquement accusé de crime de lèse-majesté. On le convainquit même d’avoir consulté un oracle pour savoir s’il pourrait se rendre maître de l’empire. Il fut absous malgré l’indignation publique.

L’empereur, instruit de ces désordres, avait déjà invité Gallus à se rendre auprès de lui; mais, comme César ne paraissait pas disposé à quitter l’Orient, Constance prit le parti de lui enlever adroitement les troupes qui pouvaient dans l’occasion appuyer sa désobéissance. Il lui écrivit qu’il craignait pour lui les complots d’une soldatesque oisive, et il lui conseilla de ne conserver que les soldats de sa garde. Thalasse venait de mourir: pour lui succéder dans la fonction de préfet, l’empereur envoya Domitien. Celui-ci, fils d’un artisan , était parvenu à la charge d’intendant des finances. Il était déjà avancé en âge; estimable par son désintéressement et par sa fidélité, mais dur et incapable d’aucun ménagement. Constance le chargea d’engager avec douceur Gallus à venir à la cour. Il ne pouvait plus mal choisir pour une commission si délicate. Le préfet, arrivé à Antioche, au lieu de rendre visite au César, comme il était de son devoir, affecte de passer devant le palais avec un nombreux et bruyant cortège, et va droit au prétoire. Il s’y tient enfermé sous prétexte d’indisposition, et passe les jours et les nuits à composer contre Gallus des mémoires remplis de détails même inutiles, qu’il envoie à la cour. Enfin, pressé par les fréquentes invitations de Gallus, il vient au palais; mais, dès qu’il aperçoit le prince: César, lui dit-il sans autre compliment, partez comme on vous l’ordonne; et sachez que, si vous différez, je vous ferai incessamment retrancher les vivres à vous et à votre maison. Après un début si peu ménagé , il sort brusquement et ne revient plus, quoiqu’il soit plusieurs fois mandé. Gallus, irrité de cette audace, ordonne à quelques-uns de ses gardes de s’assurer de la personne du préfet. Montius Magnus, trésorier de la province, qui cherchait à calmer les esprits, s’adresse aux principaux officiers de Gallus. Il leur représente d’abord les tristes conséquences qui peuvent naître de cette animosité: mais prenant ensuite un ton de réprimande: Si vous entreprenez doter la vie à un préfet du prétoire, leur dit-il, commencez donc par abattre les statues de l’empereur. Gallus est informé de ce discours; et afin de pousser à bout Montius, il le fait venir : il lui déclare qu’il va faire le procès à Domitien, et qu’il le choisit lui-même pour l’assister dans cette procédure. Alors le trésorier s’échappe au point de lui dire qu’un César n’est pas le maître d’établir un simple receveur dans une ville, loin d’avoir l’autorité de faire mourir un des premiers officiers de l’empire. Le prince, piqué au vif de cette repartie, aigri encore par l’impérieuse Constantine qui lui représentait qu’il était perdu sans ressource s’il ne perçait ces téméraires, fait appeler tout ce qu’il avait de gens de guerre à Antioche; et, les voyant devant lui tout alarmés: moi, soldats, s’écria-t-il avec une rage indécente, sauvez-moi, sauvez-vous vous-mêmes; l’orgueilleux Montius nous accuse de révolte contre l'empereur, parce que je veux ranger à son devoir un préfet insolent qui ose me méconnaître. A ces mots les soldats courent à la maison de Montius: c’était un vieillard infirme; ils le garrottent, et le traînent par les pieds jusqu’à la demeure du préfet. Ils précipitent Domitien au bas des degrés, l’attachent avec Montius, et les traînent tous deux ensemble par les rues et par les places de la ville. Ces forcenés étaient animés par un receveur d’Antioche nommé Luscus, qui, courant devant eux, les excitait à grands cris. Enfin ils jettent dans l'Oronte les deux corps tellement meurtris et brisés, qu’on ne pourrait plus les distinguer l’un de l’autre. L’évêque les fit retirer du fleuve et leur donna la sépulture.

Montius, en rendant les derniers soupirs, avait plusieurs fois nommé Epigone et Eusèbe, comme les appelant à son secours. On cherchait qui pouvaient être ces deux hommes. Il s’en trouva deux à Antioche qui, pour leur malheur, portaient ces noms. C’étaient un philosophe de Lycie et un orateur d’Emèse. Ceux que Montius avait nommés étaient deux gardes de l’arsenal qui lui avoient promis des armes en cas qu’il en eût besoin pour soutenir l’officier de l’empereur. Comme ils étaient peu connus, on ne songea pas à eux; et sur la seule conformité des noms , on mit aux fers le philosophe Epigone et l’orateur Eusèbe. Apollinaire , gendre de Domitien, qui avait été peu auparavant grand-maître du palais de Gallus, était en Mésopotamie: son beau-père, rempli de soupçons , l’y avait envoyé pour rechercher si l’on n’avait pas semé parmi les soldats de cette province des libelles séditieux. Dès qu’Apollinaire eut appris ce qui s’était passé en Syrie, il s’enfuit par l’Arménie mineure, et prit la route de Constantinople. Mais, ayant été arrêté en chemin, il fut ramené pieds et mains liés à Antioche. Son père, gouverneur de Phénicie, eut bientôt le même sort, comme complice d’une intrigue secrète.

Gallus était averti qu’on préparait à Tyr un manteau impérial, sans qu’on sût par qui il avait été commandé. Voulant donner à ses jugements une couleur de justice, il choisit pour y présider Ursicin , général de la cavalerie en Orient, connu par sa droiture. On le fit venir de Nisibe, où il commandait. Ce ne fut qu’à regret que ce guerrier généreux accepta une commission qui lui était tout-à-fait étrangère. Intrépide dans les batailles, les procédures lui faisaient peur. Les délateurs le menaçaient déjà; il craignait d'être traîné devant ce tribunal comme coupable, s’il refusait d’y présider. Mais quand il vit que tout était concerté entre les accusateurs et les juges qu’on lui donnait pour assesseurs, et que c’étaient autant de bêtes féroces qui sortaient de la même tanière, il prit le parti d’instruire secrètement Constance de ce mystère d’iniquité et de lui demander du secours contre l’injustice. Cette précaution ne produisit aucun effet : il était déjà, sans le savoir, suspect à la cour. Les flatteurs, ennemis par état des gens de son caractère, avoient donné contre lui à Constance des impressions sinistres, dont ce prince était fort susceptible, et dont il ne revenait jamais.

Le jour marqué pour le jugement étant arrivé, Ursicin, qui ne prêtait que son nom, prit séance: les autres avoient leur leçon dictée: les greffiers allaient et venaient sans cesse pour instruire le prince des interrogations et des réponses. Les juges affectaient à l’envi une rigueur outrée pour servir la colère du prince et la noirceur de Constantine, qui écoutait tout derrière un voile, qu’elle entrouvrit de temps en temps. On ne laissait pas aux accusés la liberté de se défendre. On amena d’abord Epigone et Eusèbe, malheureuses victimes d’une équivoque. Le premier fit connaitre qu’il n’avait que l’habit de philosophe: après des supplications qui déshonoraient l’innocence, cédant aux douleurs de la question, il s’avoua complice d’un crime imaginaire, et se rendit par sa faiblesse digne de la mort qu’il n’avait pas auparavant méritée. Mais l’orateur Eusèbe, prenant sur lui le rôle de son camarade, et, renouvelant l’exemple héroïque de l’ancien philosophe Zénon d’Elée, tint ferme contre les tourments les plus cruels: il persista à démentir ses accusateurs, à justifier tous ceux qu’on lui nommait comme ses complices, et à reprocher aux juges leur honteux brigandage. Comme la connaissance des lois et des formes du barreau le mettait en état de relever les nullités de ce jugement; le César, en étant averti, ordonna, pour lui fermer la bouche, de redoubler les rigueurs de la torture. On épuisa sur lui toute la rage des bourreaux: ce n’était plus qu’un cadavre informe, et il implorait encore la justice céleste; il foudroyait ses juges par un ris menaçant; et, sans être ni forcé à un faux aveu, ni convaincu, il fut enfin condamné avec le méprisable compagnon de son sort. Il souffrit la mort sans effroi, ne plaignant dans ses dernières paroles que le malheur de ceux qui allaient lui survivre sous un gouvernement si injuste. On informa ensuite sur cet habit de pourpre auquel on travaillait à Tyr. On appliqua les ouvriers à la torture: on mit en cause un diacre nommé Mars: on lui produisit des lettres de sa main adressées au chef de la manufacture, par lesquelles il les pressait de hâter un certain ouvrage, mais sans en désigner l’espèce ni la qualité : malgré les plus affreux tourments, on ne put tirer aucun aveu de la bouche du diacre. On exila les deux Apollinaires, père et fils, à une maison de campagne nommée les Cratères, qu’ils avoient à huit lieues d’Antioche. Mais, dès qu'ils y furent arrivés, on les fit mourir par ordre du prince, après leur avoir rompu les jambes. Tant de supplices ne rassurèrent pas Gallus: il continua cette inquisition sanguinaire; et plusieurs autres innocents furent sacrifiés à ses tyranniques soupçons.

Ces cruautés irritaient Constance. Persuadé que ce prince travaillait à se rendre indépendant, il crut n’avoir pas de temps à perdre pour le prévenir. Quelques auteurs accusent en effet Gallus d’avoir dès-lors formé ce dessein; d’autres, avec plus de vraisemblance, le justifient de cette imputation; ils prétendent que c’était une calomnie inventée par les eunuques, concertée avec Dyname et Picence, hommes de néant, mais intrigants et ambitieux, et soutenue par Lampade, préfet du prétoire, qui cherchait à quelque prix que ce fût à se rendre maître de l’esprit de l’empereur. Julien dit que Constance abandonna son beau-frère à l’eunuque Eusèbe , son chambellan, et au maître de ses cuisines. Je suis porté à croire, suivant le récit d’Ammien Marcellin, que ce jeune prince, plus imprudent et plus féroce que politique et ambitieux, n’avait pas encore conçu ce dessein quand il en fut accusé; et que ce fut cette accusation même qui lui en fit naître une idée passagère, lorsqu’il se vit dans la nécessité d’exposer sa vie ou de se soustraire à l’obéissance. Quoi qu’il en soit, Constance fut si frappé de ce prétendu attentat, qu’il se croyait à peine en sûreté au milieu de sa cour: il tenait de fréquents conseils, mais toujours la nuit, dans le plus grand secret, avec ses confidents les plus intimes. Il s’agissait de décider si l’on ferait périr Gallus dans l’Orient même, ou si on l’attirerait en Italie, pour s’en défaire sans obstacle. On s’en tint au dernier parti, parce qu’il demandait moins d’éclat et de forces, et que, s’il ne réussissait pas, il laissait encore la ressource de l’autre. Il fut donc arrêté que l’empereur, par des lettres pleines de douceur et d’amitié, presserait Gallus de venir à Milan pour traiter avec lui d’une affaire importante, qui demandait sa présence. Mais les adversaires d’Ursicin, entre autres Arbétio , qui de simple soldat était devenu général de la cavalerie en Occident, homme jaloux et ardent à nuire, et l’eunuque Eusèbe, encore plus méchant, représentèrent : Que faire venir Gallus sans rappeler Ursicin, c’était laisser en Orient un ennemi beaucoup plus dangereux et plus capable d’y causer une révolution: que cet audacieux serait appuyé de deux fils adorés des troupes pour leur bonne mine et leur adresse dans les exercices militaires: que Gallus, quelque farouche qu’il fût par caractère, ne se serait jamais porté à de si coupables excès, s’il n’y eût été poussé par des traîtres qui abusaient de sa jeunesse, à dessein d’attirer sur lui l’exécration publique, et de faciliter à Ursicin et à ses en fans l’exécution de leurs projets. Ces discours envenimés trouvaient crédit dans l’esprit de l’empereur. Il mande Ursicin en termes très honorables, sous prétexte de vouloir concerter avec lui les mesures à prendre contre les Perses qui menaçaient de la guerre: et, pour lui  er tout soupçon, il envoie en Orient le comte Prosper, chargé de le remplacer jusqu’à son retour, avec le titre de son lieutenant. Ce général, qui n’avait jamais formé d’autre projet que celui d’être fidèle à son maître, obéit sans délai, et part pour Milan.

Gallus, pressé par les lettres de l’empereur, était dans une grande inquiétude. Constance, pour diminuer sa défiance, avait en même temps prié Constantine avec beaucoup d’empressement et d’apparence de tendresse d’accompagner Gallus, et de venir embrasser un frère qui souhaitait ardemment de la voir. Elle connaissait trop bien ce frère, et savait trop ce qu’elle méritait pour se laisser tromper par ces caresses. Cependant, ne voyant pas de meilleur parti à prendre, et espérant encore quelque grâce pour elle et pour son mari, elle prit les devants. Comme elle marchait à grandes journées, la fatigue du voyage, jointe aux alarmes dont elle était agitée, la fit tomber malade. Elle mourut à l’entrée de la Bithynie, laissant à Gallus une fille dont l’histoire ne dit plus rien. Son corps fut porté en Italie, et enterré près de Rome sur le chemin de Nomente, dans l’église de Sainte-Agnès, que son père avait fait bâtir à sa prière.

Gallus, qu’elle avait rendu plus coupable, et dont elle était cependant la principale ressource, se trouva par sa mort dans un plus grand embarras. Il faisait réflexion que Constance était implacable; qu’il s’était accoutumé de bonne heure à ne pas ménager le sang de ses proches; et que ses feintes caresses n’étaient sans doute qu’un appât pour l’attirer dans le piège. Ce fut dans cette extrémité qu’il lui vint en pensée de s'affranchir de toutes ses craintes en prenant la qualité d’empereur. Mais il ne comptait pas assez sur ses principaux officiers pour leur déclarer ce dessein: il savait qu’il en était haï comme cruel, méprisé comme faible et léger; et qu’au contraire ils redoutaient le bonheur attaché à Constance dans les discordes civiles. Au milieu de ces violentes agitations il recevait tous les jours des lettres de l’empereur: c’étaient tantôt des prières, tantôt des avis: on lui représentait l’état de la Gaule ravagée par les barbares; que tout l’empire ne faisait qu’un corps; qu’en qualité de César il devait son secours à tous les membres: on lui rappelait l’exemple récent des Césars soumis à Dioclétien, qui, toujours en action, toujours prêts à obéir, coudoient sans cesse d’une extrémité de l’empire à l’autre. Enfin arriva Scudilon, qui, sous l’apparence d’une franchise grossière, cachait un esprit très délié. Ce soldat courtisan, habile à composer son visage, mêlant la flatterie aux raisons, protestant d’un air de sincérité que Constance ne désirait rien tant que de l’embrasser, de calmer ses craintes, de lui faire part des lauriers qu’il allait cueillir en Gaule, comme il avait déjà partagé avec lui sa majesté et sa puissance, acheva de rassurer Gallus.

Aveuglé par ces discours trompeurs, le César part d’Antioche. Quand il fut arrivé à Constantinople, il avait si bien perdu de vue le péril où il allait se précipiter, qu’il s’amusa à faire courir les chars dans le Cirque, et à couronner de sa main le cocher victorieux. Quoique Constance fut bien aise d’avoir réussi à endormir Gallus, cependant cette grande sécurité le blessa, comme une marque de mépris ou d’une confiance fondée peut-être sur des intrigues secrètes. Pour en prévenir les effets, il fait retirer tout ce qu’il y avait de troupes dans les villes par où devait passer Gallus. Personne, excepté ce jeune prince, n’ignorait que sa perte était assurée; et Taurus, qui allait en Arménie pour y faire la fonction de questeur, passa par Constantinople sans lui rendre visite. L’empereur lui envoya plusieurs officiers, en apparence pour remplir les charges de sa maison, mais en effet pour éclairer ses actions et s’assurer de sa personne: c’étaient Léonce, avec le titre de trésorier; Lucilien, avec celui de comte des domestiques, et Bainobaude, en qualité de capitaine des gardes. Gallus, étant arrivé à Andrinople, s’y reposa pendant douze jours. Il y apprit que les légions thébaines, cantonnées dans les villes voisines, lui avoient envoyé des exprès pour lui offrir leur service s’il voulait rester en Thrace. Mais il ne put jamais sr dérober à ses surveillants pour voir et entretenir leurs députés. Des ordres pressants et multipliés de la part de Constance l’obligèrent à se mettre en chemin sans autre équipage que dix chariots publics. Il lui fallut laisser à Andrinople toute sa maison, excepté les domestiques les plus nécessaires. Alors, abattu de, tristesse et de fatigue , pressé sans respect par les muletiers mêmes, il commença à se reprocher sa téméraire crédulité, qui le réduisait à la merci des plus vils esclaves de Constance. Les plus funestes pensées troublaient jour et nuit son repos; il voyait pendant son sommeil les images sanglantes de Domitien, de Montius et de tant d’autres, qui l’accablaient de reproches. Soupirant sans cesse, et se regardant comme une victime qu’on traînait à la mort, il arriva à Pettau, dans le Norique. Ce fut là que tout déguisement cessa. Barbation, qui avait lui-même servi Gallus, et Apodème, agent de l’empereur, parurent à la tête d’une troupe de soldats que Constance avait choisis comme les plus dévoués à ses ordres, et les moins capables de se laisser ni gagner par argent, ni attendrir par les larmes. Le palais était à l’extrémité de la ville; les soldats se saisirent des. dehors. Sur le soir, Barbation, étant entré, dépouille le prince de la pourpre; il le couvre d’une tunique et d’une casaque ordinaire, lui jurant plusieurs fois, comme de la part de l’empereur, qu’il n’avait rien à craindre pour sa vie. Selon Philostorge, ardent panégyriste des ariens, l’Indien Théophile, entre les mains duquel les deux princes s’étaient jurés une amitié inviolable, et qui accompagnait Gallus, s’opposa avec courage à ce traitement injurieux. Si le fait est véritable, la résistance fut inutile: Théophile n’y gagna que la disgrâce et l’exil.

Gallus restait assis, tout tremblant. Levez-vous, lui dit brusquement Barbation: en même temps il le fait monter dans un chariot, et le conduit à Flanone, sur Liban, or les frontières de l’Istrie. Cette ville était proche de Pola où Crispe César avait été mis à mort. On y gardait étroitement Gallus; et ce prince infortuné , en proie à des alarmes continuelles, n’attendait à chaque instant que le bourreau. L’eunuque Eusèbe, le secrétaire Pentade, et Mellobaude, capitaine des gardes, arrivent de la part de l'empereur. Ils étaient chargés de l’interroger en détail sur la condamnation de tous ceux qu’il avait fait périr a Antioche. Gallus, pale et interdit, ne put ouvrir la bouche que pour s’excuser sur les mauvais conseils de sa femme. Constance, encore plus indigné de cette réponse, qui flétrissait sa sœur, renvoie aussitôt Pentade avec Apodème, et leur ordonne de trancher la tête à Gallus. L’ingrat Sérénien, comme pour punir le prince de l’avoir injustement absous quelque temps auparavant, se charge avec eux de cette funeste commission. A peine étaient-ils partis, que Constance, par un retour de compassion en faveur de son beau-frère, envoya après eux un officier pour leur ordonner de suspendre l’exécution. Mais celui-ci, corrompu par Eusèbe et par les autres ennemis de Gallus, fit en sorte de n’arriver qu’après le supplice. Ainsi périt ce jeune prince, à qui sa haute naissance ne procura qu’une vie misérable et une fin tragique. Elle l’avait d’abord exposé aux soupçons meurtriers de Constance; elle le tint pendant plusieurs années dans une triste captivité; plus heureux cependant s’il n’en fût jamais sorti pour épouser une princesse cruelle et sanguinaire, et pour être revêtu d’un pouvoir qui ne servit qu’à le rendre criminel: la fin de sa disgrâce fut l’origine de sa perte. Il mourut à l’âge de vingt-neuf ans, après avoir porté pendant près de quatre années la qualité de César. Ceux qui avoient prêté leur ministère pour le tromper ne se félicitèrent pas longtemps du succès de leurs mensonges et de leurs parjures. Scudilon mourut peu de temps après d’une maladie violente; et Bàrbation périt dans la suite par le même supplice où il avait conduit ce malheureux.

Dans le temps même qu’on dépouillait le César des ornements de sa dignité, l’ardent Apodème s’était saisi des brodequins de pourpre. Aussitôt, prenant la poste, et courant à toute bride jusqu’à crever plusieurs chevaux venu à Milan les jeter aux pieds de l’empereur avec plus d’empressement et de joie que s’il eût apporté les dépouilles d’un roi de Perse. Peu de temps après, la nouvelle de la mort du prince fut reçue à la cour comme celle d’une victoire complète. L’adulation s’épuisait sur le bonheur, la toute-puissance de l’empereur. Enivré de ces éloges, il se crut au-dessus de tous les Aequiens humains: en vain se flattait-il d’imiter la modestie de Marc Aurèle, on ne voyait en lui que la ridicule vanité de Domitien. Dans les écrits de sa propre main, il s’intitulait le maître du monde; il prenait le nom éternel, qui ne fut jamais pour les hommes qu’un titre d’extravagance; les évêques ariens, qui refusaient cette qualité au fils de Dieu, n’avoient pas honte de la donner à Constance dans leurs lettres, et dans des actes authentiques.

Les délateurs accoururent en foule de toutes les parties de l’empire. Ils n’épargnaient personne, mais ils s’acharnaient par préférence sur la vertu jointe à la richesse. Paul la Chaîne conservait son rang, comme le plus habile et le plus méchant de tous. Il avait pour second un nommé Mercure, Perse d’origine, qui d’officier de la bouche de l’empereur était devenu receveur du domaine. On l’appelait par raillerie le comte des songes, parce que c'était sur les songes qu’il fondit la plupart de ses accusations: tel était le département qu’il avait choisi. Cet homme rampant et flatteur, s’insinuant dans les cercles et dans les repas, recueillait avec, attention les circonstances des songes que des amis se racontaient les uns aux autres; c’était alors une folie fort à la mode; et, les empoisonnant avec méchanceté, il allait en faire sa cour à l’empereur. Il n’en fallait pas davantage pour susciter un procès criminel. La fin malheureuse de quelques-uns de ces songeurs réussit bientôt à guérir les autres de cette superstition puérile; on cessa de rêver, ou du moins de raconter ses rêves, dès qu’on s’aperçut qu’ils tiraient à de si terribles conséquences; on n’avouait pas même volontiers qu’on eût dormi.

L’envie, qui ne pardonne jamais au mérite, ne perdait pas de vue Ursicin. On insinuait à Constance que le nom de l’empereur était oublié dans tout l’Orient, qu’on n’y parlait que d’Ursicin, comme du seul général redoutable aux Perses : le prince prenait ombrage de ces discours. Ursicin, rassuré par sa vertu, se contentait de gémir en secret du péril que courait l’innocence, et de la perfidie des amis de cour, qui l’abandonnèrent dès le premier assaut. Le traître Arbétion son collègue, homme d’une malice raffinée, avait trouvé pour le perdre un moyen plus sûr que la calomnie; c’était de le louer à outrance: il ne le nommait jamais que le grand capitaine. Ces éloges perfides produisirent leur effet: c’était d’aigrir de plus en plus l’empereur. Il fut décidé, dans un conseil secret, qu’Ursicin serait la nuit suivante enlevé de sa maison à petit bruit, pour ne point alarmer les gens de guerre, dont il possédait le cœur; et que, sans forme de procès, on lui ôterait la vie. Tout était préparé; les assassins commandés n’attendaient que le moment de l’exécution, lorsqu’il leur vint un ordre contraire. Constance, adouci par la réflexion contre sa coutume, avait jugé à propos de différer.

Julien n’avait eu aucune part à la conduite de Gallus, mais ceux qui avoient contribué à la mort de son frère n’osaient le laisser vivre. On lui fit un crime d’être sorti du château de Macelle, et d’avoir entretenu Gallus à Nicomédie. Ce fut en vain qu’il prouva que l’empereur lui avait permis l’un et l’autr : on l’arrêta; on lui donna des gardes qui le traitèrent avec dureté. Ce jeune prince, qui n’avait de ressource qu’en lui-même, observé sans cesse par des regards malins, ne donna sur lui aucune prise. Il garda un profond silence; et n’eut ni la lâcheté de charger la mémoire de son frère pour flatter l’empereur, ni l’imprudence d’aigrir l’empereur en justifiant son frère.

Dans la recherche qui fut faite de tous ceux qui s’étaient prêtés aux injustices du César, l’argent décida en grande partie du sort des accusés. Plusieurs innocents furent punis faute d’avoir de quoi payer la justice qui leur était due. Mais Gorgonius, chambellan de Gallus, convaincu, par ses propres aveux, d’avoir secondé et quelquefois conseillé les violences par l’entremise de sa fille, qui avait grand crédit sur l’esprit de Constantine, trouva un secours toujours assuré dans la protection des eunuques, qu'il sut mettre dans ses intérêts. Pendant que ces jugements se rendaient à Milan, une autre commission établie à Aquilée ne procédait pas avec plus d’équité. On avait amené de l’Orient en cette ville une troupe d’officiers de guerre et de courtisans de Gallus, chargés de chaînes, meurtris de leurs fers, accablés de fatigues et de mauvais traitements, respirant à peine et ne désirant qu’une prompte mort. On accusait ceux-ci d’avoir contribué au massacre de Domitien et de Montius. Arborius et l’eunuque Eusèbe, tous deux également fourbes, injustes et cruels, furent chargés de les entendre. Ces commissaires, sans autre raison que leur intérêt ou leur caprice, exilèrent les uns, dégradèrent les autres, en condamnèrent plusieurs au dernier supplice, et revinrent avec confiance rendre compte de leurs jugements, qui furent approuvés, comme ils avoient été rendus, sans examen.

D’un autre côté, Musonien, envoyé en Orient avec la qualité de préfet du prétoire, punissait à Antioche le massacre de Domitien et de Montius. Libanius dit que Constance lui avait expressément recommandé d’user de la plus grande douceur, et que le préfet fut fidèle à suivre cet ordre. On peut douter du premier de ces deux faits, parce qu’on est certain de la fausseté de l’autre. Musonien était un politique qui dans les commencements de sa fortune avait montré beaucoup de douceur et d’humanité: il s’était fait aimer dans le gouvernement de l’Achaïe; mais au fond c’était une âme vénale et injuste : il se démasqua dans l’occasion présente, où l’iniquité pouvait l’enrichir. Les vrais auteurs du massacre laissèrent entre ses mains leur patrimoine, et furent renvoyés absous. Il condamna en leur place de pauvres citoyens, dont plusieurs, loin d’avoir eu part à la sédition, n’étaient pas même alors dans la ville. Prosper, qui commandait les troupes comme lieutenant d’Ursicin, lâche guerrier, mais hardi ravisseur, partageait ces dépouilles avec le préfet. Tandis que ces deux officiers s’entendaient pour piller l’Orient, il était encore désolé par les incursions que les Perses faisaient impunément tantôt en Arménie, tantôt en Mésopotamie. La poursuite des partisans de Gallus fut de longue durée : la faveur de ce prince continua de servir de prétexte contre ceux qu’on voulait perdre: et quelques années après ce fut une des causes qui firent exiler Eudoxe, alors évêque d’Antioche, et l’impie Aetius, qui à l’égard de Gallus n’était peut-être coupable que de l’avoir confirmé dans l’hérésie.

Les songes étaient devenus des crimes : des paroles échappées dans l’ivresse, qui ne portent guère plus de réalité que des songes, furent punies comme des attentats réfléchis. Africain, gouverneur de la seconde Pannonie, donnait un grand repas à Sirmium. Plusieurs convives, échauffés par le vin, se croyant en liberté, se mirent à censurer le gouvernement: les uns souhaitaient une révolution; les autres, dont l’imagination était plus allumée, prétendaient en avoir des pronostics indubitables. Un agent du prince, nommé Gaudence, stupide et étourdi, se fit un grand scrupule d’avoir entendu des propos de cette importance sans aller à révélation. Il va les déclarer à Rufin, chef des officiers de la préfecture: celui-ci était détesté depuis longtemps pour sa malice. Rufin vole aussitôt à Milan: il fait trembler le prince. Constance, sans délibérer, donne l’ordre d’aller enlever Africain et tous ses dangereux convives. Il récompense le délateur en lui prolongeant de deux années l’exercice de sa charge, dont il savait faire un si bon usage. On dépêche deux officiers des gardes, dont l’un était un Franc, nommé Teutomer, pour se saisir des conjurés qui avoient oublié leur crime. On les amène chargés de chaînes. En passant par Aquilée, pendant qu’on se préparait pour le reste du voyage, le tribun Marin, un des prisonniers, homme vif et impétueux, qui se reprochait d’avoir bu et parlé plus que les autres, se plonge dans le corps un couteau qu’il trouve sous sa main, et se tue. Les autres sont conduits à Milan, appliqués à la question, et convaincus d’avoir tenu à table des propos criminels, dont ils ne se souvenaient plus. On les enferme dans des cachots avec fort peu d’espérance qu’on voulût bien leur accorder la vie. L’histoire ne dit pas ce qu’ils devinrent elle ajoute seulement que les deux officiers furent condamnés à l’exil pour n’avoir pas empêché Marin de se donner la mort; mais qu’ils obtinrent leur grâce à la prière d’Arbétion, qui était alors consul avec Lollien.

Ces frivoles alarmes furent quelque temps suspendues par de plus réelles que donnèrent les Allemands. Ils insultaient la frontière par des courses fréquentes. L’empereur entra en Rhétie vers le mois de juin, et fit marcher en avant la meilleure partie de son armée, sous le commandement d’Arbétion, avec ordre de pénétrer jusqu’au lac de Brigantium, que nous nommons aujourd’hui le lac de Constance, et de livrer bataille aux barbares. Arbétion envoya à la découverte: mais, comme il continuait sa marche sans attendre le retour de ses coureurs, il se trouva sur le soir tout à coup enveloppé, et n’en fut averti que par une grêle de traits qui tombaient de toutes parts. Le général perd la tête: toute l’armée se débande et ne songe qu’à fuir. La plupart s’étant sauvés, à la faveur de la nuit, par des sentiers étroits, se rallièrent au point du jour. On perdit en cette rencontre dix tribuns, et un grand nombre de soldats. Les Allemands, fiers de cet avantage, venaient tous les matins, à la faveur d’un brouillard épais, insulter les Romains jusqu’aux portes de leur camp. Un détachement des troupes qui composaient la garde du prince, indigné de cette insolence, sortit pour les repousser. On le reçut avec tant de vigueur, qu’il fut obligé d’appeler du secours. La plupart des officiers, encore effrayés de leur défaite, et Arbétion lui-même, n’étaient pas en humeur de s’exposer à un nouvel affront. Mais trois tribuns, Arinthée, Séniauque et Bappon, ne voulant pas laisser tant de braves gens à la merci de l’ennemi, volent à leur secours, suivis de leurs soldats, que leur exemple animait. Après avoir déchargé leurs traits, ils fondent tête baissée sur les Allemands; sans garder aucun ordre de bataille, et dispersés par pelotons, ils enfoncent tout ce qu’ils attaquent, ils taillent en pièces tout ce qui leur résiste. Alors ceux qui n’avoient osé prendre part à ce combat s’empressent de partager la victoire; ils sortent en foule du camp : ils terrassent ce qui reste d’ennemis. Cette action termina la guerre. Constance revint à Milan tout glorieux d’un succès qui n’était dû ni à sa bonne conduite ni à celle de son général.

La paix qui suivit fut plus funeste à l'empereur que ne l’avait été la guerre. Les fourbes dont il était le jouet pensèrent renverser sa puissance: ils le mirent dans la nécessité de perdre, pour conserver son diadème, celui de ses sujets qui était le plus capable de le soutenir.

La Gaule, abandonnée aux pillages, aux massacres, aux incendies, était depuis longtemps la proie des barbares. Sylvain, général de l’infanterie, qui depuis la bataille de Murse avait en toute occasion signalé sa fidélité et sa valeur, y fut envoyé comme très propre à rétablir dans cette belle province la paix et la sûreté. Les Francs , desquels il tirait son origine, redoutaient sa bravoure. Arbétion, à qui son mérite faisait ombrage, avait travaillé lui-même à lui procurer ce commandement, dans le dessein de le détruire plus aisément en son absence : aussi, dès que Sylvain fut parti, pendant que ce général parcourent la Gaule chassant devant lui les barbares, le traître mit en jeu les mêmes ressorts dont on s’était servi pour hâter la perte de Gallus. Mais ce politique aussi rusé que méchant se contenta d’avoir donné le premier mouvement à la machine; il se déroba ensuite habilement, laissant à d’autres la conduite de toute l’intrigue, qui ne fut jamais parfaitement éclaircie. On jugea par conjecture qu’il avait fait agir en sa place Lampade, préfet du prétoire d’Italie, et que celui-ci avait suborné Dyname. Ce qu’il y a de certain, c’est que ce Dyname, qui n’avait pas d’emploi plus relevé que celui de tenir le registre des écuries du prince , feignit de s’attacher à Sylvain, et le suivit en Gaule. A peine y fut-il arrivé, qu’il supposa une affaire qui le rappelait à la cour. Il obtint du général des lettres de recommandation adressées à ses amis, et à son retour il les déposa entre les mains de la cabale. Elle était, à ce qu’on a cru dans la suite, composée du préfet Lampade, d’Eusèbe, qui avait été intendant du domaine, décrié pour sa sordide avarice et d’Edèse, qui avait eu la charge de secrétaire d’état. Voici l’usage qu’on trouva bon de faire de ces lettres : on effaça tout, hors la signature, et on les remplit de propos qui supposaient une conspiration déjà formée. Sylvain en termes couverts, priait les amis qu’il avait à la cour, et plusieurs autres encore, de lui prêter la main dans la haute entreprise qu’il a voit projetée; qu’il serait bientôt en état de les payer de leurs services. Ces lettres tracées par l’imposture furent remises an préfet : celui-ci, d’un air empressé, se fait introduire de grand matin dans l’appartement du prince. Constance, toujours avide de ces sortes de recherches, prend aussitôt l’alarme: on tient conseil, on fait la lecture des lettres; on donne des gardes aux tribuns qui y étaient nommés; on envoie chercher dans les provinces les prétendus conjurés qui ne se trouvaient pas à la cour.

Malaric, officier franc, et commandant de la garde étrangère, faisait grand bruit avec ses collègues sur l’iniquité de ce procédé. Il criait hautement que c’était une chose indigne d’abandonner à la calomnie des gens d’honneur qui se sacrifiaient pour le salut de l’empire. Il proposait de laisser en otage entre les mains de l’empereur sa femme et ses enfants, et d’aller, sous la caution de Mellobaude, chercher Sylvain, qui n’avait assurément jamais songé à ce que des fourbes lui imputaient; ou, si l’on aimait mieux confier celte commission à Mellobaude, il s’offrait à rester dans les fers pour lui servir de caution. Si l’on envoie tout autre que l'un de nous deux, ajoutait-il, je ne réponds pas du parti que pourra prendre Sylvain, naturellement impatient, et aussi peu accoutumé aux manèges de cour qu'il est intrépide dans les dangers de la guerre. Ces avis étaient sages, mais ils furent inutiles. Arbétion fit envoyer Apodème , le fléau de tous les gens de bien. Cet homme pervers, loin d’user des ménagements qu’on lui avait recommandé d’employer, ne rend point de visite au général; il ne lui donne aucune connaissance de l’ordre qui le rappelait à la cour. De concert avec le receveur du domaine, il affecte de traiter les clientes les esclaves de Sylvain comme ceux d’un homme proscrit et près de monter sur l’échafaud. Pendant qu’il travaillait en Gaule à pousser à bout Sylvain, la cabale de la cour ne restait pas oisive. Dyname, pour appuyer son imposture par de nouvelles preuves, avait contrefait des lettres de Sylvain et de Malaric au commandant de l’arsenal de Crémone: ils le sommaient de se mettre en état de fournir au premier jour tout ce qu’il avait promis. Cette seconde supercherie décela la première. Le commandant, ne comprenant rien à cette dépêche, la renvoie à Malaric , le priant de s’expliquer plus nettement. Malaric, qui depuis le départ d’Apodème, attendait dans une douleur profonde la perte de Sylvain et la sienne, réveillé par cette lettre, la communique aux Francs, qui remplissaient alors beaucoup d’emplois à la cour : il élève sa voix; il triomphe de la découverte.

L’empereur en étant instruit, ordonne une nouvelle information par-devant les juges de son conseil et tous les officiers de guerre. Les juges, pour ne pas commettre leur infaillibilité, daignaient à peine jeter la vue sur la prétendue lettre de Sylvain, qu’ils avoient déjà eu sous les yeux. Mais Florence, fils de Nigrinien, et lieutenant du grand-maître des offices, la considérant avec plus d’attention, découvrit des traces de la première écriture, et dévoila toute la fourberie. L’empereur , ayant enfin entrouvert les yeux, commence par déposer le préfet du prétoire; il ordonne qu’il soit appliqué à la question : mais les amis du préfet obtiennent la révocation de cet ordre. Eusèbe et Edèse souffrirent la torture : le premier s’avoua complice; l’autre persista dans la négative et fut déclaré innocent. L’affaire n’eut pas d’autre, suite. Le préfet fut seul puni par la perte de sa charge. Lollien déjà consul, fut mis en sa place. Dyname, qui méritait mille morts, fut récompensé comme un sujet de grande ressource pour les coups d’état ; on lui donna le gouvernement de la Toscane.

Sylvain était à Cologne, où il apprenait tous les jours quelque nouvel outrage que ses gens recevaient d’Apodème. Il ne douta plus qu’on ne l’eût ruiné dans l’esprit de l’empereur, et qu’il ne fût bientôt condamné, selon l’usage de Constance, sans être entendu. Craignant moins les barbares qu’une cour corrompue, il songea à se jeter entre leurs bras. Mais le tribun Laniogaise, cet homme fidèle, qui seul a voit accompagné Constant jusqu’au dernier soupir, lui représenta que les Francs ne manqueraient pas de le faire périr, comme un compatriote infidèle, ou de le vendre à ses ennemis. Sylvain, au désespoir, crut que l’unique moyen qui lui restait d’éviter la peine du crime dont on l’accusait faussement était de le commettre. Il gagne secrètement, à force de promesses, les premiers officiers; et, ayant assemblé les troupes, il arrache la pourpre d’un drapeau, s’en enveloppe, et se fait proclamer empereur.

Cette nouvelle arrive quelques jours après à Milan, à l’entrée de la nuit. Constance, frappé comme d’un coup de foudre, assemble sur-le-champ le conseil: la crainte avait glacé les cœurs; on se regardait sans ouvrir aucun avis. Le silence fut enfin rompu par un murmure général: tous se disaient à l’oreille qu’Ursicin était seul en état de rétablir les affaires; qu’on avait eu grand tort de l’outrager par des soupçons injurieux. L’empereur, frappé de ces réflexions, et les faisant lui-même, mande Ursicin par l’introducteur de la cour; c’était l’inviter de la manière la plus distinguée; il le reçoit avec honneur et amitié: celui qui n’était quelques jours auparavant qu’un séditieux et un rebelle est maintenant la ressource et l’appui de l’empire. Les ennemis d’Ursicin, qui l’étaient également de Sylvain , applaudissaient eux-mêmes à ce choix; et pour cette fois leur joie était sincère; car, en mettant aux prises ces deux capitaines, ils ne pouvaient manquer de trouver dans la perte de l’un de quoi se consoler du succès de l’autre. Ursicin voulait se justifier avant que de partir; l’empereur lui représenta avec douceur que dans un péril si pressant il n’était pas question d’éclaircissements ni d’apologies, mais de réconciliation et de concorde pour concourir unanimement au salut de l’état. On dressa le plan qu’Ursicin devait suivre; et pour faire croire à Sylvain que la cour n’était pas instruite de sa rébellion, Constance lui manda en termes très affectueux qu’il était satisfait de ses services; qu’il lui conservait tous ses titres, et qu’il lui adressait son successeur pour l’installer dans le commandement. On fait aussitôt partir Ursicin avec dix tribuns et officiers des gardes qu’il avait demandés pour le seconder dans sa commission. L’historien Ammien Marcellin était de ce nombre. Le général sortit de Milan avec un grand cortège qui l’accompagna fort loin hors de la ville; et quoiqu’il sentît bien que ses ennemis regardaient cette pompe comme celle d’une victime qu’on envoie au sacrifice, il ne pouvait s’empêcher d’admirer la rapidité des révolutions humaines, en comparant l’état brillant dans lequel il paraissait alors avec le péril qu’il avait couru quelques jours auparavant.

Il faisait une extrême diligence: cependant il fut prévenu par la renommée. Arrivé à Cologne, il trouva Sylvain trop bien affermi pour pouvoir être abattu par la force. Les mécontents accouraient en foule de toutes les provinces, et s’empressaient d’offrir leurs services. Sylvain avait déjà une nombreuse armée. Ursicin, soit qu’on lui eût dicté cette leçon, soit qu’il crût que la fourberie cesse de l’être quand elle s’emploie contre un rebelle, fit alors un personnage bien opposé à cette noble franchise qu’on lui attribue. Pour endormir Sylvain et l’amener insensiblement à sa perte, il feignit d’entrer dans toutes ses vues et d’épouser toutes ses passions. Ce rôle était difficile à soutenir; il avait affaire à un homme clairvoyant; il lui fallut et beaucoup de souplesse pour plier sous la fierté d’un maître d’autant plus jaloux de sa puissance qu’elle était moins légitime et beaucoup de circonspection pour compasser toutes ses démarches: au moindre soupçon de déguisement, il était perdu lui et les siens. Il réussit dans ce manège trop bien pour l’honneur de sa vertu. En peu de temps il gagna entièrement la confiance de Sylvain; il était de tous ses repas, de tous ses conseils. Sylvain l’associait à ses mécontentements; les disgrâces d’Ursicin fondaient une partie de ses reproches : N'est-il pas indigne, répétait-il souvent en public et en particulier, qu'on ait prodigué les consulats et les premières dignités de l'empire à des hommes sans mérite, tandis que de tant de travaux nous n'avons, Ursicin et moi, remporté d'autre récompense que d'être , l'un traité en criminel d'état, l'autre traîné du fond de l'Orient pour servir de but aux traits de la calomnie ?

Le moment arriva qu’il fallait ou se défaire de Sylvain, ou marcher sous ses étendards. Le pays était épuisé, et le soldat, qui commençait à manquer de vivres, murmurait déjà, et demandait le pillage de l’Italie. Dans cette crise, Ursicin, après avoir cent fois changé d’avis, se détermina à tenter quelques officiers , qu’il savait être mécontents du général, et dont il connaissait la discrétion et la dextérité. Après avoir exigé leur serment, il leur fait part de son dessein  c’était de gagner par leur entremise un corps de Gaulois et d’Illyriens, dont la fidélité ne tiendrait pas contre des sommes répandues à pleines mains. Ces officiers mirent en œuvre de simples soldats, qui, couverts de leur obscurité, distribuant à propos l’argent et les promesses, débauchèrent en une seule nuit un grand nombre de leurs camarades. Au lever du soleil ils s’attroupent, et, formant un bataillon, ils forcent l’entrée du palais, égorgent la garde, poursuivent Sylvain dans une chapelle où il s’était réfugié, et le percent de mille coups. Ursicin lui-même, et tout l’empire, pleura ce brave capitaine, que la calomnie avait précipité dans le crime, en persécutant son innocence, et que la noirceur de ses ennemis endroit excusable, si aucun motif pouvait excuser la révolte contre le légitime souverain. Il ne porta la pourpre que vingt-huit jours.

Quelques jours avant la mort de Sylvain, le peuple assemblé à Rome dans le grand Cirque, s’était unanimement écrié, Sylvain est vaincu. L’histoire nous fournit plusieurs exemples de ces pressentiments populaires, produits par le désir et par l’espérance, et que la superstition voudrait faire passer pour des révélations surnaturelles. La nouvelle de cette mort fut pour Constance un sujet de triomphe. Il ajouta ce nouveau titre de victoire aux prospérités dont il se vantait. Sa vanité croissait sans mesure par les hyperboles de la flatterie: c’était un art que le prince encourageait de plus en plus, en méprisant et en éloignant de sa personne tous ceux qui ne le s’avoient pas. Il ignorait sans doute que la louange n’est d’aucun prix pour ceux auprès desquels le blâme est criminel et le silence dangereux. Aussi avare d’éloges pour les autres qu’il en était avide pour lui-même, loin d’en accorder au succès d’Ursicin , il ne lui écrivit que pour se plaindre qu’on eût détourné une partie des trésors dont Sylvain s’était emparé: il ordonnait d’en faire une sévère recherche, et d’appliquer à la question un officier nommé Remi, chargé de la caisse militaire. Les informations prouvèrent que personne n’avait touché à ces trésors.

Après la mort de Sylvain, on poursuivit ses prétendus complices. On mit aux fers tous ceux qu’on voulut soupçonner, et les délateurs firent très bien leur devoir. Proculus, officier de la garde de Sylvain, se signala par son courage. Il était d’une faible complexion. Dès qu’on le vit exposé à la torture, on craignit que la rigueur des tourments ne le fît mentir aux dépens de beaucoup d’innocents. Mais la probité lui prêta des forces: la plus violente torture ne lui arracha aucune parole qui pût nuire à personne; il persista même à justifier Sylvain, protestant que la nécessité seule l’avait forcé à la révolte; il le prouvait en faisant remarquer que, cinq jours avant que de prendre le titre d’Auguste, ce général avait payé la montre aux soldats au nom de Constance, et qu’il les avait exhortés à continuer d’être braves et fidèles. Pémène, qui avait si bien défendu contre Décence la ville de Trêves, Asclépiodote et deux comtes francs, Lutton et Mandion, furent mis à mort avec plusieurs autres. Cependant on épargna les jours du fils de Sylvain, encore enfant, et le généreux Malaric échappa à cette sanglante proscription.

Dans ce même temps, Léonce, préfet de Rome, faisait un meilleur usage de la sévérité nécessaire contre des séditieux. C’était un juge irréprochable, toujours prêt à donner audience, équitable dans les jugements, naturellement doux et bienfaisant, mais ferme et inflexible quand il fallait maintenir et venger l’autorité publique. Le peuple se souleva d’abord contre lui pour un sujet très léger. Léonce faisait conduire en prison un cocher du Cirque, nommé Philorome. Toute la populace, dont ce misérable était l’idole, se mit à le suivre en tumulte, et à menacer le préfet, croyant l’intimider. Mais ce magistrat intrépide fit saisir les plus mutins; et, après leur avoir fait donner la torture sans que personne osât les défendre, il les condamna au bannissement. Peu de jours après, la sédition se ralluma, sous le prétexte que la ville manquait de vin. Au premier bruit de cette émeute, le préfet, malgré les instances de ses amis et de ses officiers, qui le conjuraient de ne pas s’exposer à la fougue d’une multitude forcenée et capable des plus extrêmes violences, va droit à la place où le peuple était rassemblé. La plupart de ses gens prennent l’épouvante et l’abandonnent. Pour lui , resté presque seul, mais plein d’assurance au milieu des regards furieux, et des cris de cette populace enragée, il reçoit sans s’émouvoir toutes leurs injures; et du haut de sou char, promenant ses yeux sur cette foule immense, il reconnait à sa grande taille un homme qu’on lui avait désigné comme le chef des séditieux. Il lui demande s’il n’est pas Pierre Valvomer: celui-ci lui ayant répondu avec insolence que c’était lui-même, le préfet, malgré les clameurs, le fait saisir, lier et étendre sur le chevalet. En vain ce scélérat appelle-t-il du secours, le peuple prend la fuite à ce spectacle, et laisse son chef dans les tourments qu’on lui fit souffrir sur la place même avec autant de liberté que dans une salle de justice. Léonce le relégua ensuite dans la Marche d’Ancône, où Patruin , gouverneur de la province, le fit mourir peu de temps après, pour avoir forcé une fille de condition.

Ursicin était resté dans la Gaule avec le titre de commandant. Mais l’armée de Sylvain s’était dissipée après sa mort; et comme on n’avait envoyé Ursicin dans cette province que pour faire périr Sylvain ou pour périr lui-même, ce qui était presque indifférent à la cour, les ennemis de ces deux braves capitaines, se voyant délivrés de l’un, ne songeaient plus qu’à traverser les succès de l’autre. Constance, qu’ils gouvernaient sans qu’il s’en aperçût, aimait autant laisser la Gaule à la merci des barbares que de donner des forces à un général qui lui était suspect. Ainsi les Francs, les Allemands, les Saxons ne trouvaient plus d’obstacle : ils a voient pris et ruiné le long du Rhin quarante-cinq villes, dont ils avoient emmené les habitants en esclavage: ils occupaient sur la rive gauche du fleuve, depuis la source jusqu’à l’embouchure, une lisière de plus de douze lieues de large; et ils avoient dévasté trois fois autant de terrain : on n’osait plus y faire paître les troupeaux. Il fallait semer et labourer dans l’enceinte des villes, et les moissons qu’on y recueillait faisaient toute la subsistance des habitants. L’alarme se répandit encore plus loin que le ravage , et plusieurs villes de l’intérieur du pays étaient déjà abandonnées. Dans le même temps les Quades et les Sarmates infestaient la Pannonie et la haute Mœsie. L’Orient, resté sans chef depuis le départ de Gallus, était insulté par les Perses. Constance ne savait quel parti prendre. D'un côté il croyait sa présence nécessaire en Italie; de l’autre sa défiance naturelle et l’exemple des prétendus projets de Gallus lui persuadaient que partager sa puissance c’était s’en dépouiller. Cependant l’impératrice Eusébie vint à bout de calmer ses craintes et de le déterminer à revêtir Julien de la pourpre des Césars. Avant que de développer cet événement, il est à propos de reprendre l’histoire de ce prince depuis l’élévation de Gallus. 

JULIEN

Julien, sorti du château de Macelle, demanda la permission d’aller à Constantinople pour y perfectionner ses connaissances. Constance, qui avait intérêt d’occuper cet esprit vif et ardent, y consentit volontiers; mais il ne lui permit d’écouter que des maîtres chrétiens. Il lui proposait lui-même quelquefois des sujets de déclamation. Le jeune prince, simple dans ses habits, sans suite et sans équipage, s’abaissant au niveau de ses camarades, fréquentait les écoles des rhéteurs et des philosophes. Cette modestie, loin de l’obscurcir, servait de lustre à ses talents. Comme il parlait familièrement à tout le monde, tout le monde aimait à parler de lui; on louait la beauté de son génie, la bonté de son cœur; on s’accordait à dire qu’il était digne du diadème. Ce grand éclat ne tarda pas à blesser les yeux de Constance; il lui ordonna de quitter Constantinople, et de se retirer à Nicomédie, ou en tel lieu de l’Asie qu’il voudrait choisir. Libanius, fameux rhéteur, enseignait alors à Nicomédie: c’était un des plus ardents défenseurs du paganisme. Constance défendit à Julien de l’aller entendre; et le rhéteur Ecébole, sous qui le prince avait étudié à Constantinople, alors chrétien, païen ensuite, et dont la religion tournait au gré de la cour, lui fit jurer à son départ qu’il ne prendront pas les leçons de Libanius. Julien n’osa , à ce qu’il dit lui-même, violer ce serment; mais il ne se fit pas de scrupule de l’éluder. Il recueillait et étudiait secrètement les ouvrages de ce rhéteur qu’il admirait : en quoi assurément il lui faisait trop d’honneur. Son esprit souple et docile en prit une si forte teinture, qu’il y perdit beaucoup de cette noble et énergique simplicité qui sied à un prince, et qu’il se pénétra de toute la pédanterie de son modèle, comme on le voit par ses ouvrages. Mais un magicien, caché à Nicomédie pour éviter la rigueur des lois, fit bien plus de mal à Julien; il empoisonna son cœur d’une curiosité criminelle et insensée pour ce qu’on appelle les sciences secrètes.

L’Asie était alors infectée d’une secte de graves charlatans qui faisaient un mélangé monstrueux des opinions de Platon avec les superstitions de la magie. C’étaient des fourbes qui firent de Julien un fanatique. Ils trouvèrent dans sa vertu mélancolique une matière toute préparée et prompte à s’allumer. Il devint astrologue, theurgiste, nécromancien. Il alla à Pergame consulter Édese: il y fit une étroite liaison avec Maxime d’Ephèse, Chrysante de Sardes, Prisque d’Epire, Eusèbe de Carie, Iamblique d’Apamée, tous disciples de ce prétendu sage. Ces imposteurs s’entendaient à se vanter mutuellement, à flatter le jeune prince, et à lui promettre l’empire. Edèse était le chef de la cabale; Maxime en était l’oracle: sa naissance, ses richesses, son éloquence d’enthousiaste, son extérieur majestueux et composé, le ton de sa voix concerté avec le mouvement de ses yeux, sa barbe blanche et vénérable, aidaient infiniment à la séduction. Julien l’alla trouver à Ephèse. Maxime captiva entièrement l’esprit du nouveau prosélyte; il l’initia à ses mystères par des cérémonies effrayantes; dont l’impression réelle grave profondément les plus absurdes chimères. Il le mit en relation avec les démons; et ce fut, selon Libanius, à cet heureux commerce que Julien fut dans la suite redevable de tant de succès. Ces génies officieux, dit le sophiste aussi visionnaire que son héros, le servaient en amis fidèles; ils le réveillaient dans son sommeil; ils l’avertissaient des dangers; c’était avec eux qu’il tenait conseil; ils le guidaient dans toutes les opérations de la guerre, quand il était à propos de combattre, d’aller en avant ou de faire retraite; ils dirigeaient ses campements. Ce qu’il y a de vrai, c’est que Julien, ébloui des prestiges de Maxime, renonça entre ses mains à la religion chrétienne, contre laquelle son cœur était depuis longtemps révolté : il était alors âgé de vingt ans; il choisit le soleil pour son dieu suprême. Nous avons de lui un discours adressé à Salluste, où il représente cet astre comme le père de la nature , le dieu universel, le principe des êtres intelligibles et sensibles. Entêté de ces vaines idées, il devint un dévot extatique de l’idolâtrie; il y mettait sa félicité; il gémissait sur les ruines des temples et des idoles; il désirait ardemment de la remettre en honneur, et il disait à ses amis qu’il endroit les hommes heureux, s’il parvenait jamais à la puissance souveraine. Gallus fut alarmé de ces nouvelles : il lui envoya Aetius afin de le sonder. Il ne fut pas difficile à Julien de tromper Aetius; il n’eut besoin, pour lui paraitre parfait chrétien, que d’affecter un grand zèle pour la cause de l’arianisme: mais il ne lui était pas si aisé d’en imposer à Constance, qui était averti de ses discours, et que la jalousie rendait clairvoyant. Julien porta l’hypocrisie jusqu’à se faire raser, prendre l’habit de moine, et remplir à Nicomédie les fonctions de lecteur. D’ailleurs il pratiquait toutes les vertus civiles: tant qu’il fut en Asie, il s’y fit estimer par son empressement à faire du bien, n’épargnant ni dépenses ni fatigues pour secourir les malheureux , et pour défendre les intérêts de la justice, même contre ses parens et ses amis.

Après la disgrâce tragique de son frère, on s’assura de sa personne, comme je l’ai déjà raconté; et il vécut dans une espèce de captivité pendant sept mois, dont il passa la plus grande partie à Milan. L’eunuque Eusèbe avait juré sa perte: mais l’impératrice Eusébie eut pitié de son infortune. Elle engagea son mari à ne le pas condamner sans l’entendre; elle rassura Julien et le présenta à l’empereur. Constance ne l’avait encore vu qu’une fois, en Cappadoce: il le reçût assez favorablement, et lui promit une seconde audience. Mais l’eunuque, craignant que l’empereur ne se laissât attendrir à la voix du sang et de l’innocence, vint à bout de l’empêcher. Tout ce que sa protectrice put obtenir en sa faveur ce fut la liberté de retourner sur les terres de sa mère en Bithynie , ou en Ionie. Pendant qu’on préparait son voyage, il alla passer quelques jours à Come, près de Milan. Mais, sur la fausse nouvelle qui se répandit alors de la révolte d’Africain, Constance changea d’avis: il voulait le retenir; et ce ne fut qu’avec peine qu’Eusébie obtint qu’il irait en Grèce. On regarda même ce voyage comme un exil, parce que Julien n’avait en ce pays ni terres ni maison. Pour lui, il préférait le séjour de la Grèce à celui de la cour: c’était la patrie de ses dieux, la scène où son imagination prenait plaisir à s’égarer. D’ailleurs il espérait trouver à Athènes les maîtres les plus habiles, et, ce qui redoublait son empressement, des magiciens supérieurs même à ceux de l’Asie.

Athènes était encore la plus florissante école de l’univers. On commençait les études à Césarée de Palestine, à Constantinople, à Alexandrie; on allait les achever à Athènes. L’émulation y dégénérait en cabale; et l’avarice autant que la gloire animait les professeurs.

Chacun d’eux avait sa faction. On arrêtait sur toutes les avenues, dans tous les ports, à tous les passages, les écoliers qui arrivaient d’ailleurs: on se les disputait avec chaleur; et les plus forts les entraînaient aux écoles dont ils étaient partisans. Julien y arriva vers le mois de mai de cette année : il n’y resta que quatre ou cinq mois. Son savoir excita bientôt l’admiration. Les jeunes gens et les vieillards, les philosophes et les orateurs s’empressaient de l’entendre. Les païens surtout s’attachaient à lui par une secrète sympathie: ils lui souhaitaient l’empire; ils offraient même en particulier des sacrifices, afin de l’obtenir pour maître; mais saint Grégoire et saint Basile, qui fréquentaient alors les écoles d’Athènes, formaient des vœux tout contraires. Julien étudia avec eux les livres saints, et c’est un des reproches dont saint Basile le foudroie dans les lettres qu’il lui écrivit avec tant de liberté, lorsque, devenu empereur, il se fut déclaré l’ennemi du christianisme. Saint Grégoire, qui devait un jour lancer contre lui tous les traits de la plus forte éloquence, jugeant dès-lors de ce jeune prince par l’extérieur, n’en augurait rien que de sinistre. Julien était d’une taille médiocre; il avait les cheveux bouclés, la barbe hérissée et pointue, les yeux vifs et pleins de feu , les sourcils bien placés, le nez bien fait, la bouche un peu trop grande et la lèvre inférieure rabattue, le cou gros et courbé, les épaules larges; toute sa personne était bien formée; il était dispos et fort sans être robuste. Mais les défauts de son esprit altéraient par des habitudes vicieuses ce que la nature avait mis d’agréments dans ses traits. Sa tête était dans un mouvement continuel; il haussait et baissait sans cesse les épaules; la vivacité de ses regards toujours errans et incertains avait quelque chose de rude et de menaçant; sa démarche était chancelante; il portait dans ses traits et dans ses éclats de rire un air de raillerie et de mépri: des distractions fréquentes, des paroles embarrassées et entrecoupées, des questions sans ordre et sans réflexion dont il n’attendait pas la réponse; des réponses toutes pareilles, qui se croisaient les unes les autres, et qui n’avoient ni méthode ni solidité, marquaient assez le désordre de son âme. Ce fut sur ces indices que saint Grégoire, le montrant un jour à ses amis, leur dit en soupirant: Quel monstre l'empire nourrit dans son sein! fasse le ciel que je sois un faux prophète! Julien contracta une liaison intime avec le grand-prêtre d’Eleusis, que Maxime lui a voit annoncé comme un homme rare et encore plus savant que lui. Il est vraisemblable qu’il se fit initier aux mystères de Cérès: car, malgré les édits des empereurs, cette superstition se conserva dans le secret, jusqu’à ce qu’Alaric, quarante ans après, ayant passé les Thermopyles, la détruisit avec le temple.

Julien finissait sa vingt-quatrième année. Renfermé jusque-là dans un cercle étroit, il s’était accoutumé à se repaître des applaudissements de l’école. Les sophistes d’Athènes lui composaient une petite cour. Admiré dans une ville qui avait été comme le berceau, et qui était encore un des plus célèbres asiles de l’idolâtrie, il ne désirait rien tant que d’y fixer sa demeure, lorsqu’il reçut un ordre de Constance de se rendre à Milan. Eusébie avait enfin déterminé son mari à le nommer César. Elle lui avait représenté que Julien était jeune, simple, sans aucune pratique des affaires; qu’il ne connaissait que les livres et les écoles; que, l’empereur n’ayant besoin que d’un fantôme qui le représentât, personne n’était plus propre à faire ce rôle. S’il réussit, disait-elle, la gloire vous en reviendra tout entière; s’il périt, vous serez défait du dernier de tous ceux qui pouvaient vous porter ombrage. Julien aurait préféré le séjour des climats les plus sauvages à celui d’une cour meurtrière, où le glaive teint du sang de son frère semblait attendre sa tête. Rempli d’inquiétude, il monte au temple de Minerve: là, fondant en larmes, appuyé sur la balustrade sacrée, il supplie la déesse de lui ôter la vie plutôt que de le livrer aux assassins de sa famille. Ses vœux furent inutiles; il fallut obéir. Quand il fut arrivé à Milan, on le logea dans le faubourg. Eusébie l’envoya plusieurs fois visiter de sa part; elle lui fit dire de demander hardiment ce qu’il désirerait. Julien ne voulait d’abord pour toute grâce que d’être renvoyé sur ses terres. Mais il fut, dit-il, averti par une inspiration secrète que les dieux l’appelaient à la cour; qu’il devait s’abandonner à leur conduite; et que, pour éviter un danger incertain et éloigné, il aillot se jeter dans un péril présent et inévitable.

Constance communiqua son dessein à ses courtisans le 31 d’octobre: il leur avoua, pour la première fois, qu’il ne pouvait porter seul le poids de tant d’affaires, ni se partager entre tant de soins qui se multipliaient tous les jours. On conçoit aisément combien ce discours essuya de contradictions flatteuses, et avec quelle chaleur on soutint contre le prince même l’honneur de sa capacité, encore plus étendue que son empire. Ceux qui se reprochaient d’avoir mérité le ressentiment de Julien représentaient avec zèle ce qu’on avait à craindre du titre de César; ils rappelaient l’exemple de Gallus. Eusébie seule l’emporta sur tous ces raisonnements politiques; et l’empereur déclara qu’il avait pris son parti, et que Julien allait être César. On mande au prince sa nouvelle fortune; on lui ordonne de venir loger au palais. Ce fut pour lui un nouveau sujet de douleur. Il écrivit aussitôt à Eusébie pour la supplier de lui obtenir la permission de s’éloigner; mais il n’osa envoyer sa lettre sans avoir consulté ses dieux. Ceux-ci s’entendaient apparemment avec la cour, et peut-être avec une ambition secrète que Julien ne démêloir pas bien lui-même : ils le menacèrent, dit-il, de la mort la plus honteuse, s’il refusait un présent dont ils étaient les auteurs. Il alla donc au palais, et il crut avoir besoin d’autant de courage que s’il eût porté sa tête sur l’échafaud. Les courtisans les moins satisfaits de son élévation lui témoignent le plus d’empressement. On lui coupe sa longue barbe, on lui ôte son manteau de philosophe, on l’habille en homme de guerre. Sa modestie, ses yeux baisses, son air emprunté, firent pendant quelque temps le divertissement de la cour. Le fracas et le brillant dont il se voyait environné au sortir d’une vie obscure et tranquille achevaient de le déconcerter. Nourri des idées philosophiques, instruit à mépriser ce que les courtisans adorent, il se regardait comme transporté par enchantement dans un autre monde, où tout, jusqu’au langage, lui était étranger. Il faisait réflexion que, si la puissance a procuré de la gloire à ceux qui ont su en bien user, elle a été pour une infinité d’autres un écueil funeste. Agité de ces craintes, il alla les communiquer à l’empereur, qui le renvoya à Eusébie. Cette princesse le voyant interdit et embarrassé : Vous avez déjà reçu, lui dit-elle, une partie de ce que vous méritez : soyez-nous fidèle, et bientôt vous recevrez ce qui vous manque encore. Il est temps de vous défaire de cette philosophie sombre et bizarre, qui vous éloignerait des faveurs du prince.

Enfin le sixième de novembre, Constance ayant fait assembler toutes les troupes qui se trouvaient à Milan, et des autres enseignes des légions, tenant Julien par la main, il le présenta aux soldats; et, après avoir exposé en peu de mots l’état de la Gaule, et les espérances que donnait le jeune prince, il déclara qu’il avait résolu de le nommer César, si l’armée approuvait son choix. Les soldats applaudirent. Alors Constance, ayant revêtu Julien du manteau de pourpre, le fit proclamer César. Se tournant ensuite vers ce prince, qui paraissait morne et rêveur:

« Mon frère (lui dit-il ), je partage avec vous l’honneur de cette journée : vous recevez la pourpre de vos pères, et je fais une action de justice en vous communiquant ma puissance. Partagez aussi mes travaux et mes dangers. Chargez-vous de la défense de la Gaule : guérissez les plaies dont cette province est affligée. S’il est besoin de combattre, combattez à la tête de vos troupes, les animant par votre exemple, les ménageant par votre prudence, étant à la fois leur chef, leur ressource, le témoin et le juge de leur valeur : elle secondera la vôtre. Ma tendresse ne vous perdra jamais de vue; et quand, avec le secours du ciel, nous aurons rendu la paix à l’empire, nous le gouvernerons ensemble sur les mêmes principes de douceur et d’équité. Quelque séparés que nous soyons, je vous croirai toujours assis avec moi sur mon trône, et vous aurez lieu de me croire toujours à côté de vous dans les périls. Partez, César; vous portez l’espérance et les vœux de tous les Romains : défendez avec vigilance le poste important que l’état vous confie.»

Ces paroles furent suivies d’une acclamation universelle. Tous eux se fixèrent sur le nouveau César, qui montrait un visage plus serein et plus animé. On lisait dans ses regards, mêlés de douceur et de fierté, qu’il allait être l’amour des siens et la terreur des ennemis. On lui donnait des louanges, mais avec mesure, de peur de blesser la délicatesse du souverain. Constance le fit asseoir à côté de lui dans son char; et Julien, en rentrant dans le palais, s’appliquant intérieurement un vers d’Homère, se regardait sous la pourpre comme entre les bras de la mort. Peu de jours après, il épousa Hélène, sœur de l’empereur. Ce fut encore un effet de la bienveillance d’Eusébie, qui le combla de présents. Le plus conforme à son goût fut une belle et nombreuse bibliothèque, dont il fit grand usage dans son expédition de Gaule.

Julien, placé dans un si grand jour, songea à mettre en œuvre ce qu’il avait recueilli de tant d’études et de lectures. Son âme s’éleva et s’étendit. Il se considéra comme un homme qui, s’étant jusqu’alors exercé seulement dans son domestique, sans autre dessein que de conserver sa santé, se trouverait tout à coup transporté dans le stade olympique, en spectacle à tout l’univers, à ses citoyens, dont il aurait l’honneur à soutenir; aux barbares, qu’il faudrait intimider par des miracles de force et de vigueur. Non seulement il se proposa de faire assaut de vertu et de courage avec ses contemporains; mais, comme il le dit lui-même, il prit pour modèles Alexandre dans la guerre, Marc Aurèle dans la conduite des mœurs. Cependant Constance n’eut pas plus tôt approché de Julien sa personne, que, par un effet de sa légèreté et de sa défiance naturelle, il parut s’en repentir. Le César était prisonnier à la cour; sa porte était gardée; on visitait ceux qui entraient chez lui, de peur qu’ils ne fussent chargés de lettres. Julien lui-même pour ne pas attirer sur ses amis les soupçons de l’empereur, les empêchée le venir voir. Sous prétexte de lui former une maison plus conforme à sa nouvelle dignité, on lui enleva ses domestiques; on les remplaça par des gens inconnus, qui étaient autant d’espions. A peine lui permit-on de conserver quatre de ses anciens serviteurs; l’un d’eux était son médecin Oribase, qu’on lui laissa parce qu’on ignorait qu’il était en même temps son ami. Celui-ci, païen dans le cœur ainsi que Julien, avait le secret de sa religion, et l’aidait à en pratiquer les cérémonies.

Constance avait donné à Julien le gouvernement de l’Espagne, et de la Grande-Bretagne; il, l’avait créé César pour l’opposer aux barbares; mais son aveugle jalousie semblait s’entendre avec eux. Il fit tout ce qu’il fallait pour empêcher Julien de réussir. On soupçonna même, car on prête volontiers des crimes aux princes qui ne sont pas aimés, on soupçonna qu’il ne l’envoyait en Gaule que pour le perdre. Il est plus. vraisemblable que son dessein était seulement de le tenir comme en tutelle et de lui ôter tous les moyens de se rendre trop puissant. Il ne restait en Gaule que peu de troupes accoutumées à fuir devant les barbares; l’empereur ne donna à Julien qu’une faible escorte de trois cent soixante soldats; les généraux avaient ordre d’observer ses démarches avec plus de soin que les mouvements des ennemis. On laissait Ursicin dans la province; mais il ne conservait que le titre de général sans emploi. Le secret de la cour et tout le pouvoir était entre les mains de Marcel, qui partit avec Julien. Les officiers dont on composa son conseil étaient plus propres à l’arrêter dans le chemin de la gloire qu’à l’exciter aux grandes entreprises. On mit à son autorité les bornes les plus étroites; et, selon l’expression d’un auteur contemporain, Julien ne pouvait disposer que de sa casaque. On ne le laissa maître d’aucune grâce, d’aucune libéralité. Loin d’accorder aux troupes quelque gratification extraordinaire, comme c’était la coutume à la promotion des nouveaux Césars, on ne leur paya pas même les montres qui leur étaient dues; et l’on eut lieu de prendre à la lettre ces expressions de Constance, que c’était son image qu’il envoyait en Gaule plutôt qu’un nouveau prince. Julien partit avec sa petite escorte le premier de décembre. Le temps fut si beau pendant son voyage, que ses admirateurs n’ont pas oublié d’en faire un miracle. Constance l’accompagna jusqu’au-delà de Pavie, et reçut en chemin la nouvelle de la prise et du saccagement de Cologne. Craignant que cet événement ne rompît ses mesures, il en fit un secret à Julien, qui n’en fut informé qu’à son arrivée à Turin. Un si triste commencement affligea fort le prince; on lui entendit plusieurs fois dire en soupirant qu’en devenant César, il n’avait gagné que de périr avec moins de tranquillité. Un présage, quoique frivole, fut toutefois suffisant pour rassurer les soldats. Comme il traversait une petite ville de Gaule, c’était la première qu’il rencontrait sur sa route, une des couronnes qu’on avait suspendues sur son passage se détacha et se posa sur sa tête: on poussa des cris de joie, comme sur un pronostic assuré de la victoire. Julien s’arrêta à Vienne, où il fut reçu au milieu des acclamations d’un grand peuple. On célébra son entrée comme celle d’un génie salutaire et du libérateur de la Gaule. On dit qu’une vieille femme aveugle et idolâtre, bien instruite apparemment des secrètes dispositions de Julien, ayant demandé qui était celui qui entrait dans la ville, comme on lui eut répondu que c’était le César Julien, s’écria d’un ton de prophétesse que ce prince rétablirait le culte des dieux. Nous raconterons ses exploits quand nous aurons repris depuis la mort de Constant les affaires de l’Eglise, que l’empereur troublait de plus en plus.

Constant, inviolablement attaché à la vérité dans le sein même du désordre, avait enchaîné la fureur de l’hérésie, et forcé son frère de rendre la paix aux fidèles, et les vrais pasteurs à leur troupeau. Sa mort ouvrit une libre carrière à la malignité des ariens. La haine de Constance contre les orthodoxes n’avait été que plus aigrie par la contrainte. Cependant ce prince, ayant honte de se dédire si promptement, garda encore quelques mesures. On accusait Athanase d’avoir animé Constant contre son frère; d’entretenir de secrètes intelligences avec Magnence; d’avoir porté le mépris qu’il faisait de l’empereur jusqu’à célébrer sans sa permission la dédicace de la grande église nommée la Césarée, que Constance venait de faire bâtir à Alexandrie; d’exciter des mouvements en Egypte et en Libye, et de se former une monarchie ecclésiastique, en établissant des évêques dans des provinces qui n’étaient pas soumises à sa juridiction. Il était aisé au saint prélat de détruire ces calomnies; il le fit pleinement six ans après par une véhémente apologie qu’il adressa du fond des déserts à l’empereur. Mais dans ces commencements il n’en eut pas même besoin. L’empereur, occupé de la guerre contre.

Magnence, craignant de révolter l’Egypte en maltraitant le métropolitain, lui écrivit pour le rassurer. Il envoya même par le comte Astère et Pallade, maître des offices, des lettres adressées à Félicissime duc d’Egypte, et au préfet Nestorius, les chargeant tous deux de veiller à la conservation d’Athanase. Les ariens ne se rebutèrent pas. Ils avoient regagné Ursace et Valens, qui n’eurent pas honte de se déshonorer en révoquant la rétractation authentique qu’ils avoient donnée de leurs erreurs et de leurs calomnies en présence de deux conciles. Ces deux évêques prétendirent faussement que Constant les avait forcés à cette démarche; et Constance se trouva très disposé à les en croire sur leur parole. De concert avec plusieurs autres évêques ariens, ces imposteurs tournoient à leur gré l’esprit de l’empereur; et Valens surtout, depuis la bataille de Murse, en était écouté comme un prophète. Ils lui répétaient sans cesse que leur parti se décréditait, et qu’il allait lui-même passer pour hérétique; ils lui représentaient l’union des évêques avec Athanase comme une cabale dangereuse.

Le premier effet de leur crédit fut la mort de Paul, évêque de Constantinople. L’empereur manda à Philippe, préfet d’Orient, de le chasser et de rétablir Macédonius. Le peuple chérissait son évêque, et le préfet se souvenait du massacre d'Hermogène. Pour se mettre à l’abri de la sédition, il s’enferme dans les thermes de Zeuxippe; il fait prier Paul de l’y venir trouver pour une affaire importante. Dès qu’il est arrivé, il lui montre l’ordre du prince. Le prélat s’y soumet sans répugnance : mais le préfet n’était pas sans alarmes. Le peuple, inquiet pour son pasteur, s’était assemblé autour des thermes et faisait grand bruit. Le saint prélat se prêta volontiers aux mesures qu’il fallait prendre pour le dérober à l’amour de son peuple. On le fit passer par une fenêtre dans le palais voisin qui donnait sur la mer; et de là on le descendit dans une barque prête à faire voile, et qui s’éloigna sur-le-champ. Aussitôt Philippe monte sur son char; il fait asseoir à côté de lui Macédonius, et va droit à l’église. La garde, qui marchait l’épée nue, intimide les habitants. On accourt de toutes parts à l’église. La foule y était si grande, que, le préfet n’y pouvant entrer, les soldats s’imaginèrent que le peuple faisait résistance, et fondirent à grands coups d’épée sur cette innocente multitude. Plus de trois mille y périrent, les uns tués par les soldats, les autres écrasés par la foule; et Macédonisa alla au travers de ces corps morts prendre possession de la chaire épiscopale. Paul, chargé de chaînes, fut d’abord conduit à Emèse, de là transféré à Cucuse en Cappadoce, dans les déserts du mont Taurus, où il fut étranglé. Les ariens publièrent qu'il était mort de maladie; mais le vicaire Philagre, déjà connu par ses méchancetés, jaloux peut-être de n’avoir pas été choisi pour bourreau, fit savoir aux catholiques que Paul, renfermé dans un cachot étroit et ténébreux, avait été laissé sans nourriture, et que six jours après, comme il respirait encore, le préfet Philippe l’avait étranglé de ses propres mains. Ce Philippe avait été consul en 348. Il est différent de celui qui fut député à Magnence, et retenu prisonnier. Peu de temps après la mort de Paul, arrivée vers le commencement de 351, ce ministre d’iniquité encourut la disgrâce de Constance: l’histoire n’en dit pas la cause. Il fut dépouillé de sa dignité, et mourut, dit-on, de désespoir et de crainte, tremblant sans cesse, et attendant à chaque moment son arrêt de mort.

Pendant que Magnence passait les Alpes pour entrer en Pannonie, Constance tenait à Sirmium un concile où Photin, nouvel hérésiarque, fut condamné et déposé ; mais le plus grandes efforts des ariens portaient contre Athanase : ils ne le perdaient jamais de vue. Ils obtinrent de l’empereur un édit de bannissement contre ceux qui ne souscriraient pas à la condamnation de l’Evêque d’Alexandrie. Le pape Jule mourut le douzième d’avril 352, après avoir tenu le Saint-Siège un peu plus de quinze ans. Libère lui succéda : il sollicita l’empereur d’assembler un concile à Aquilée pour examiner la question de la foi et l’affaire d’Athanase. Constance, qui depuis la mort de Magnence séjournait dans la ville d’Arles, s’offensa de cette demande. Il écrivit au peuple romain une lettre pleine d’invectives atroces contre Liber, et fit assembler dans Arles un concile, où les évêques ariens qui suivaient la cour se trouvèrent les plus forts. Vincent, légat du pape, intimidé par l’empereur et par les ariens, consentit à abandonner Athanase, pourvu qu’on voulût aussi condamner la doctrine d’Arius. Les ariens rejetèrent la condition, et ce vénérable vieillard, qui avait assisté au concile de Nicée et à tant de jugements rendus depuis en faveur du saint évêque, déshonora ses cheveux blancs en souscrivant à une injuste condamnation. Les menaces et les mauvais traitements de l’empereur firent succomber avec lui plusieurs évêques d’Occident: les autres demeurèrent fermes. Paulin, évêque de Trêves, fut exilé en Phrygie, où il mourut. Vincent se releva bientôt de sa chute. Libère désavoua par plusieurs lettres la souscription de son légat; il demanda de nouveau un concile, et il obtint qu’il serait convoqué à Milan l’année suivante.

Lorsque la cour fut établie à Milan, les ariens contrefirent des lettres par lesquelles Athanase demandait à l’empereur la permission de venir en Italie. Constance y fut trompé; il envoya à l’évêque son consentement par un officier du palais, nommé Montan. Le dessein des ariens était de faire sortir Athanase de son église, dont ils voulaient se rendre maîtres, ou d’irriter l’empereur, si le prélat refusait de venir, en le dépeignant comme un insolent qui se jouit de la majesté impériale, ou comme un ennemi caché qui n’avait changé d’avis que par une défiance injurieuse au prince. Athanase sentit l’artifice; et comme les lettres de Constance ne portaient pas un ordre, mais une permission, il resta dans son église, protestant qu’il n’avait rien demandé, et que cependant il était prêt à partir au premier ordre de l’empereur. Il envoya cette réponse par des députés, dont les raisons furent moins écoutées que les mensonges des ariens.

Au commencement de l’année 355 le concile s’assembla á Milan; il s’y rendit peu d’évêques orientaux; mais ceux de l’Occident s’y trouvèrent au nombre de plus de trois cents. L’empereur y présida: toute liberté fut accordée aux sectateurs d’Arius; nulle aux catholiques. Le pape y envoya trois députés, dont le premier et le plus célèbre était Lucifer, évêque de Cagliari en Sardaigne. Le concile se tint d’abord dans l’église. Il s’agissait de deux points, que chaque parti s’efforçait d’emporter. Les ariens voulaient qu’Athanase fût condamné; les catholiques demandaient la condamnation de la doctrine d’Arius; et à cette condition quelques-uns se relâchaient jusqu’à sacrifier Athanase. Comme le peuple favorisait les catholiques, Constance, pour se rendre maître du concile, le transféra dans le palais. Là ce prince, faisant l’inspiré, déclara que son dessein était de rétablir la paix dans ses états; que Dieu lui-même l’avait instruit en songe, et que les succès dont le ciel l’avait comblé étaient un gage infaillible de la pureté de sa foi: en conséquence il proposait un formulaire rempli du venin de l’arianisme. Les catholiques, et surtout les députés du Saint-Siège, s’y opposèrent avec force; et dans un lieu où l’empereur n’était séparé d’eux que par un rideau, ils s’échappèrent jusqu’à le nommer hérétique et précurseur de l’Antéchrist. On peut juger de la colère de Constance; il les traite d’insolents; il s’écrie que, si c’est sa volonté d’être arien, ce n’est pas à eux de l’en empêcher: il s’adoucit cependant jusqu’à en venir aux prières. Comme elles étaient inutiles, les évêques ariens, voulant sonder la disposition du peuple, firent lire publiquement le formulaire dans l’église; il fut rejeté avec horreur. Alors Constance, ne ménageant plus rien, prend ouvertement le parti des ariens; il dépose le personnage de juge qu’il avait prétendu faire jusqu’alors; il seconde les accusateurs, il impose silence aux défenseurs d’Athanase; et sur ce que les orthodoxes objectaient qu’on ne devait plus écouter Ursace et Valens, depuis qu’ils avoient eux-mêmes démenti leur accusation, il se lève brusquement et s’écrie: C’est moi qui suis accusateur d’Athanase; croyez ceux-ci comme moi-même. En vain on lui représente qu’Athanase est absent; qu’il faut l’entendre; que cette nouvelle forme de jugement est contraire aux canons. Eh bien, dit-il, ce que je veux, ce sont là les canons: les évêques de Syrie m’obéissent quand je leur parle; obéissez, ou vous serez exilés. Ces évêques, levant les mains au ciel, l’avertissent que l’autorité souveraine n’est qu’un dépôt entre ses mains; ils le conjurent de ne pas violer les règles de l’Eglise et de ne pas confondre le pouvoir spirituel avec la puissance temporelle. Offensé de ces remontrances, il les interrompt avec menaces; il s’emporte jusqu’à tirer l’épée; il ordonne qu’on les mène au supplice. Ils partent pour mourir sans demander grâce; mais il les rappelle aussitôt, et il prononce la sentence d’exil contre Lucifer, Eusèbe de Verceil, et Denys de Milan: il déclare qu’Athanase mérite d’être puni, et que les églises d’Alexandrie doivent être livrées à ses adversaires. Ursace, et Valens, joints aux eunuques, font battre de verges le diacre Hilaire, l’un des légats du Saint-Siège. Quelques évêques intimidés, croyant procurer la paix à l’Eglise, consentent à la condamnation d’Athanase : cette lâche complaisance fut aussi inutile qu’elle était injuste; les ariens exigeaient encore qu’on se joignît de communion avec eux.

Après la séance, Eusèbe, grand chambellan, entre à main armée dans l’église de Milan; il frappe le peuple à coups d’épée; il fait enlever, jusque dans le sanctuaire, près de cent cinquante personnes, évêques, ecclésiastiques, laïcs: on les enferme dans les thermes de Maximien. Le lendemain on traîne Denys au palais. Comme il y demeurait longtemps, tous les habitants, hommes et femmes, y accourent en foule; ils demandent à grands cris qu’on chasse les ariens et qu’on leur rende leur évêque. Denys se montre et les apaise; il va à l’église célébrer les saints mystères: comme il en sortit, on l’enlève, on l’enferme, et la nuit suivante on le fait partir avec Lucifer et Eusèbe. Ces prélats, secouant la poussière de leurs pieds, s’en vont au lieu de leur exil, comme à un poste que la Providence leur assignait. Ils y souffrirent tous les mauvais traitements dont leurs ennemis purent s’aviser. Denys y perdit la vie. Dès qu’il fut sorti de Milan, l’empereur plaça sur son siège Auxence, à peine chrétien, qu’il avait fait venir de Cappadoce, et qui n’entendait pas même la langue de son nouveau diocèse : il avait été ordonné prêtre par Grégoire, faux évêque d’Alexandrie. Un autre évêque, aussi méchant qu’Auxence, mais encore plus hardi et plus violent, se signala dans ce concile, et servit en zélé courtisan la passion du prince. C’était Epictète, fort jeune, très ignorant, baptisé depuis peu, et déjà évêque de Centumcelles en Italie, aujourd’hui Civita-Vecchia. Il était grec et étranger dans son diocèse; mais il connaissait la cour, et c’en était assez. On choisit les villes de l’Orient, dont les églises étaient gouvernées par les plus furieux ariens, pour y reléguer les prélats catholiques. On les séparait pour les affaiblir; mais cette dispersion ne servit qu’à répandre plus au loin la foi de Nicée et la honte de l’hérésie.

Les emportements pleins d’indécence auxquels Constance s’abandonna dans ce concile le rendirent tout-à-fait méprisable. On oublia ce qu’on devait à l’empereur, après qu’il eut oublié ce qu’il se devait à lui-même; et quoique les divins oracles ne recommandent moins le respect pour les souverains que le zèle pour la vérité, cependant les prélats les plus saints, et dont la mémoire sera à jamais en vénération dans l’Eglise, ne virent plus dans l’empereur que la personne de Constance, c’est-à-dire l’égarement, l’injustice et la faiblesse. C’est sans doute à ce sentiment qu’il faut attribuer l’extrême liberté avec laquelle saint Hilaire de Poitiers invectiva quelque temps après contre l’empereur, dans un écrit qu’il lui adressa à lui-même. On croit, à la vérité, que cette requête, composée du vivant de Constance, ne fut publiée qu’après sa mort. La hardiesse de Lucifer est moins étonnante: c’était un homme dur, chagrin, incapable de ménagement. Pendant son exil il envoya au prince cinq livres remplis des reproches les plus atroces , et il trouva un homme assez hardi pour les présenter de sa part à l’empereur. Constance, inégal et bizarre, se piquait quelquefois d’une patience philosophique: on rapporte qu’un de ses courtisans qui voulait exciter sa colère lui ayant dit un jour, Rien n’est plus doux que l'abeille; vous voyez cependant qu’elle n'épargne pas ceux qui viennent piller ses rayons; ce prince lui répliqua : Mais vous voyez aussi qu’il lui en coûte la vie pour un coup d’aiguillon. Il se trouva dans cette heureuse disposition à l’égard de Lucifer. Il chargea Florence, grand-maître du palais, de savoir du prélat même s’il était l’auteur de ces écrits. Lucifer avoua l’ouvrage, le renvoya avec un sixième livre encore plus outrageant, et protesta qu’il était prêt à mourir avec joie. L’empereur se contenta de le reléguer en Thébaïde. Le schisme auquel Lucifer se porta dans la suite par un effet de son caractère inflexible nous dispense de chercher à le justifier. Mais ce qui est embarrassant, c’est que saint Athanase, qui était en ce temps-là le modèle de la vertu, ainsi que le défenseur de la foi chrétienne, approuve ces livres audacieux, qu’il en loue l’auteur comme un homme embrasé de l’esprit de Dieu, et que dans sa lettre aux solitaires il n’épargne pas lui-même l’empereur. Nous pardonnera-t-on de dire ici, avec le respect dû à la mémoire de ces saints prélats, que l’humanité, même dans sa plus grande perfection, manque quelquefois de justesse pour concilier des devoirs qui semblent se combattre, ou d’étendue pour les embrasser tous; et que les grands saints, pour être des héros, ne cessent pas d’être des hommes?

L’empereur désirait ardemment que la condamnation d’Athanase fût confirmée par l’évêque de Rome, dont le suffrage est d’un plus grand poids que celui des autres évêques, dit un auteur païen de ce temps-là. Il envoie donc à Libère son chambellan Eusèbe, qui portait à la fois des présents et des menaces. Les présents ne purent éblouir le pontife; il tint ferme contre les menaces, protestant qu’il ne déshonorerait pas l’église romaine en l’église de Saint-Pierre. Le pape vient à l’église, et fait jeter dehors cette offrande, comme le prix d’une trahison impie. Eusèbe de retour irrite les autres eunuques, et tous se réunissent pour aigrir l’esprit de l’empereur. Constance envoie ordre à Léonce, préfet de Rome, de surprendre Libère, ou de s’en saisir par force, et de le faire conduire à Milan. La commission était dangereuse; la vertu du pontife lui attachait tous les cœurs. L’alarme se répand dans la ville. En vain Léonce met en œuvre les promesses, les menaces, la persécution même pour détacher le troupeau des intérêts de son pasteur. La maison de Libère était doublement gardée; les soldats en défendaient l’entrée; le peuple fermoir toutes les issues. Enfin pendant une nuit on vint à bout de tromper la vigilance du peuple. Libère fut enlevé et transporté à Milan. Constance fit de vains efforts pour l’ébranler: le pontife, dans une conférence fort pressante, sut mieux que l’empereur soutenir sa dignité; il lui ferma la bouche par la sagesse de ses réponses; et comme le prince lui donnait trois jours pour décider entre le séjour de Rome et l’exil: J’ai déjà dit adieu à mes frères de Rome, répondit-il; trois jours non plus que trois mois ne changeront rien à ma résolution; envoyez-moi tout à l’heure où il vous plaira. Il fut exilé à Bérée en Thrace, dont l’arien Démophile était évêque. Comme il était sur le point de partir, Constance lui fit porter cinq cents pièces d’or pour aider à sa subsistance : Reportez cet argent à l’empereur, dit-il, il lui est nécessaire pour payer ses soldats. L’impératrice Eusébie lui envoya la même somme; il la refusa encore en disant: Qu’on donne cet argent à Auxence et à Epictète, ils en ont besoin. Enfin l’eunuque Eusèbe osa lui en offrir : Tu as pillé les églises, lui dit Libère, et tu m’offres une aumône comme à un criminel; va, avant que de faire des présents aux chrétiens deviens chrétien toi-même. Tout le clergé de Rome jura en présence du peuple de ne point recevoir d’autre évêque tant que Libère vivrait. Cependant Félix, diacre de l’église romaine, élu par la faction des ariens, osa accepter cette dignité. Le peuple ayant fermé toutes les églises, l’ordination fut célébrée dans le palais par trois évêques ariens, sans autres témoins que les eunuques. L’intrusion de Félix causa une sanglante émeute; plusieurs y perdirent la vie. Le peuple refusa toujours de reconnaitre le nouveau pontife; mais un assez grand nombre d’ecclésiastiques, quoiqu’ils fussent liés par leur serment, ne montrèrent pas la même constance. Selon la plupart des auteurs, Félix conserva la foi de Nicée; ils ne lui reprochent que son élection et sa condescendance pour les ariens, dont il ne se sépara pas de communion. Quelques-uns même ont prétendu qu’il fut élu, de l’avis de Libère, par les prêtres catholiques , et qu’il doit être compté entre les papes légitimes.

 

 

CONSTANCE ET JULIEN

LIVRE NEUVIEME.

 

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.