HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |
LIVRE TRENTE-DEUXIÈME THEODOSE II, VALENTINIEN III
Valentinien ayant atteint sa dix-neuvième année, envoya Volusien, préfet de Rome, à Théodose, pour demander
Eudoxie, qui lui était promise depuis treize ans. Théodose proposa d’abréger le
voyage de son cousin, en se transportant avec sa fille à Thessalonique. Mais le
jeune empereur voulut aller jusqu’à Constantinople, où il arriva le vingt-un d’octobre. Le mariage fût célébré le 29 de ce
mois; et les deux époux, après de avoir honoré de leur présence les fêtes
ordinaires en ces brillantes occasions , allèrent passer l’hiver à
Thessalonique, d’où ils ne revinrent en Italie que l’année suivante. Par le
contrat de mariage, la donation que Placidie, au nom de Valentinien, avait déjà
faîte à Théodose de l’Illyrie occidentale, fut de nouveau confirmée; et l’on
blâma la cour de Ravenne d’avoir, par cette concession, affaibli l’empire
d’Occident, déjà entamé par les barbares sur toutes ses frontières. Sirmium ,
dans la seconde Pannonie, redevint le siège du préfet du prétoire. Depuis le
partage de l’Illyrie, ce magistrat siégeait à Thessalonique: il fut, cinq ans
après, obligé d’y revenir, lorsque Attila eut ruiné Sirmium.
Genséric, tranquille possesseur de la plus belle contrée
de l’Afrique, y commençait une persécution qui ne fut interrompue que par de
courts intervalles pendant les cent années que les Vandales régnèrent dans ces
provinces. L’arianisme, aussi sanguinaire que l’idolâtrie, se déchaîna avec
fureur contre les catholiques. Les évêques étaient chassés, outragés, traînés
dans d’affreux déserts, où ils étaient exposés aux bêtes féroces et à toutes
les misères de la vie. Genséric n’épargna pas ses officiers les plus fidèles,
qui chérissaient sa personne, mais qui détestaient son erreur. Ce fut pour
l’Eglise de ce siècle une nouvelle matière de triomphes. La constance des
martyrs croissait dans la même proportion que la rage des persécuteurs: et l’on
vit encore des enfants et des femme surmonter par un courage invincible toute
la cruauté des tyrans.
Les Suèves s’emparaient en Espagne des pays que les
Vandales avoient abandonnés. Leur roi Réchila, prince plein de feu et de
bravoure, suivant les traces de son père Herménéric, défit, près de la rivière
de Xenil, nommée alors Singilis,
dans la Bétique, le général Andevote, que l’empereur avait
envoyé avec une armée. Andevote fut tué dans la
bataille, et le vainqueur fit un riche butin, qui lui servit à pousser plus
loin ses conquêtes. Après avoir soumis toute la Bétique, il passa en Lusitanie,
et se rendit maître de Mérida, qui en était la capitale. La prise de cette
ville acheva de détruire ce qui restait d’Alains en ce pays. Le comte Censorius, que l’empereur avait chargé de traiter avec les Suèves,
n’ayant pu se faire écouter, fut assiégé dans Myrtilis,
aujourd’hui Mertola, sur la Guadiane,
et obligé de se rendre. Réchila réduisit sous sa puissance la province de
Carthagène, et la défaite de Vitus lui en assura la
possession. Ce général, ayant passé les Pyrénées avec une armée nombreuse de
Romains et de Visigoths, qui s’étaient joints à lui dans l’espérance de
s’enrichir du pillage, commença par dévaster le pays qu’il avait ordre de
recouvrer ou de défendre. Le roi des Suèves vint à sa rencontre : la victoire
ne balança pas; Vitus prit l’épouvante dès le
commencement du combat; et par sa fuite il laissa les Suèves maîtres de tout le
pays, qu’ils ravagèrent. Réchila, après neuf ans de règne et de conquêtes
perpétuelles, mourut à Mérida en 447. Il eut pour successeur son fils
Réchiaire.
Théodoric, après avoir levé le siège de Narbonne, n’avait
pas quitté les armes. Aétius marcha contre ce prince, et lui tua huit mille
hommes. Mais un plus redoutable ennemi menaçait d’envahir la partie
septentrionale de la Gaule. La paix qu’Aétius avait faite avec les Français en
432 ne s’accordait avec le caractère ni de la nation, ni du prince qui la commandait
alors. Clodion brûlot d’impatience de s’établir dans la Gaule, et d'effacer
l’affront fait à ses armes par la victoire d’Aétius. Il parait même que, par le
traité de paix, on avait cédé aux Francs quelque portion des contrées dont ils
avoient été chassés en 428. Clodion faisait alors sa résidence en-deçà du Rhin,
dans le château de Disparg, qu’on croit être Doesbourg, entre Bruxelles et Louvain. En 438, ce prince,
ayant envoyé des coureurs jusqu’à Cambrai pour reconnaitre le pays, se mit en
marche, traversa la forêt Carbonnière, battit un corps de troupes qui s’opposait
à son passage, surprit la garnison, s’empara de la ville, et poussa ses
conquêtes jusque sur les bords de la Somme. Il se rendit maître de Tournai et
d’Amiens. Aétius arriva trop tard pour sauver ces villes. Mais, comme les Francs
voulaient s’étendre dans l’Artois, il les surprit près de Lens, pendant qu’ils
ne songeaient qu’à se divertir à l’occasion du mariage d'un de leurs capitaines.
Ce fut une déroute plutôt qu’une défaite. Majorien, qui servait alors sous Aétius,
se distingua en cette rencontre. Il resta aux Francs assez de forces pour se
maintenir dans les places dont ils s’étaient mis en possession. On conjecture
qu’Aétius, las de verser sans cesse le sang des Romains pour repousser une
nation opiniâtre et indomptable, fit la paix avec Clodion, et lui céda la
souveraineté des pays qu’il venait d’envahir. C’est de cette année 438 qu’on
peut dater avec certitude l’établissement fixe et permanent des Francs dans la
Gaule. Clodion choisit pour capitale de son nouveau royaume, ou Cambrai, ou
Amiens, ou Tournai: les sentiments des divers auteurs se partagent entre ces
trois villes. Aétius contracta même avec lui une étroite amitié. Il adopta le
plus jeune de ses fils, qu’il combla de riches présents, et il envoya à Ravenne
pour obtenir de l’empereur la ratification du traité, et pour lui offrir les
services de la nation française. Le rhéteur Priscus rapporte qu’il avait vu ce
jeune prince à Rome; et l’on croit, avec quelque fondement, que c’était
Mérovée, fils et successeur de Clodion.
Dans ce même temps, un détachement de Francs ravageait le
territoire de Trêves et de Cologne. Trêves, la principale cité de la Gaule,
depuis le règne de Maximien Hercule, image de la ville de Rome par le luxe et
la débauche autant que par le rang et la célébrité, fut saccagée pour la
quatrième fois. Le fer et le feu n’épargnèrent ni les habitants ni les
édifices. Il parait par la suite de l’histoire que les vainqueurs
l’abandonnèrent après le pillage. Mais ils conservèrent Cologne, qu’ils
surprirent dans un temps de réjouissances, tandis que les principaux de la
ville faisaient ensemble un grand festin. Les Francs étaient païens. Aussi les
anciennes chroniques ne donnent-elles point d’évêques à Cologne depuis l’an 43o
jusqu’à Clovis; non plus qu’à Tournai ni à Cambrai, depuis l’invasion des
Vandales en 407, jusque vers la fin de ce siècle.
Tandis que le continent de l’Afrique, de l’Espagne et de
la Gaule était ravagé par tant de guerres sanglantes, la mer était couverte de
pirates qui désolaient les côtes des deux empires. Ils firent une descente en
Sicile. Une autre troupe de ces brigands courait la Propontide et l’Hellespont. Cotrad, leur chef, fut pris, et exécuté à
Constantinople avec plusieurs de ses camarades.
Ce fut pour cette ville un spectacle aussi édifiant que
pompeux et magnifique, d’y voir rentrer comme en triomphe un illustre mort,
qui, trente-quatre ans auparavant, en était sorti chargé de disgrâces et
accablé de tout le poids de la colère de son souverain. Proclus, désirant
réunir à son église ceux qui s’en étaient séparés depuis l’exil de Jean Chrysostôme,
engagea l’empereur à faire transférer à Constantinople les reliques de ce saint
évêque. Théodose envoya des sénateurs à Comane, où
Chrysostôme avait consommé son sacrifice. Il voulut que la translation fût
décorée de la pompe la plus solennelle. Il passa lui-même le détroit avec
l’évêque Proclus, les magistrats et une foule de peuple, pour aller au-devant
jusqu’à Chalcédoine. Le corps de cet illustre prélat y arriva le 27 de janvier,
et fut placé dans la galère de l’empereur. Dès qu’on eut abordé à
Constantinople, on le transporta dans un char à l’église des Saints-Apôtres.
Pendant cette pieuse cérémonie, Théodose donna toutes les marques du regret le
plus sincère, pour réparer l'injustice de sa famille. Il pleurait sur le
cercueil, il le couvrait du manteau impérial; et, y appliquant le front et les
yeux, il implorait auprès de Dieu l’intercession du saint prélat en faveur de
son père, et surtout de sa mère, dont la haine implacable l’avait si
cruellement persécuté. Tout le peuple versait des larmes de joie; on croyait
encore voir, encore entendre Chrysostôme; on bénissait l’Etre suprême, éternel
dans sa gloire, et immortel dans ses saints, auxquels il la communique. On comblait
de louanges l'humble piété de Théodose, la générosité de Proclus; et dès ce
moment, tous les cœurs s’étant réunis, la division cessa dans l’église de
Constantinople.
Théodose s’occupait dans ce même temps d’un objet digne de
l’attention d’un souverain. Jusqu’au temps de Dioclétien, les lois émanées de
l'autorité impériale n’avaient point été recueillies en un corps. Détachées les
unes des autres, elles échappaient à la plus laborieuse recherche. Sous
Dioclétien, deux savants jurisconsultes, Grégoire et Hermogénien, les rassemblèrent,
et commençant au règne d’Adrien, qui avait donné au droit romain une nouvelle
forme, en publiant l’édit perpétuel. Ils composèrent chacun un code qui porta
leur nom, et dont on retrouve des fragments dans les ouvrages des écrivains
postérieurs. Il parait que ces deux codes furent autorisés par quelque
constitution impériale; mais ils étaient sans doute trop imparfaits. Les
décisions des divers empereurs, souvent contradictoires, jetaient dans les jugements
beaucoup d’incertitude et d’embarras. La science du droit n’en était devenue ni
plus claire ni plus facile. Pour se guider dans ce labyrinthe, il fallait
encore consulter une infinité de volumes; et Eunapius, qui vivait sous Gratien,
dit que de son temps la bibliothèque d’un jurisconsulte faisait la charge de
plusieurs chameaux. D’ailleurs un grand nombre de ces lois, nées dans le sein
du paganisme, ne s’accordaient plus avec la religion chrétienne; en sorte que
Théodose fondait des chaires de jurisprudence dans l'académie de
Constantinople., et que le nombre des jurisconsultes diminuait tous les jours.
Pour ranimer celte étude, et donner au droit public et privé une forme plus
assurée, il résolut de composer un nouveau code. Il choisit pour l’exécution de
ce projet huit personnes d’une probité reconnue et d’une science consommée. Le
chef de cette honorable commission était Antiochus, qui a voit été préfet du
prétoire, et consul en 431. Ce travail demandait des hommes intègres, judicieux
et parfaitement instruits. Il s’agissait de réunir dans un seul volume les
ordonnances des divers princes; de rejeter celles qui étaient ou injustes, ou
inutiles, ou opposées à d’autres plus recevables; de réduire sous le même titre
celles qui avoient rapport au même objet; d’en corriger les fautes et les
altérations; de les abréger, en ne présentant que le dispositif, la raison et
la sanction de la loi, sans en changer l’esprit ni en altérer le sens. Comme la
religion doit être l’âme du système politique, il fut décidé qu’on ne ferait
entrer dans ce recueil que les lois des princes chrétiens, et qu’on ne
remonterait pas au-dessus du temps de Constantin. Dans cet espace de cent
vingt-six ans, quinze empereurs avoient travaillé à régler tontes les parties
de l’administration civile, militaire et ecclésiastique. Ce projet fut
communiqué à Valentinien, qui, pour en procurer une exécution complète, ouvrit
les archives de l’empire d'Occident. On rassembla en seize livres les
différentes sortes de constitutions publiées dans les deux empires, les édits,
les rescrits, les ordres adressés aux magistrats, les discours des empereurs au
sénat, les pragmatiques, les actes et les décrets du conseil; enfin un grand
nombre de mandements envoyés aux gouverneurs des provinces et aux autres
officiers. Pour laisser à chaque prince la gloire qui lui était due, on eut
soin de marquer à la tête des lois le nom de ceux qui en étaient les auteurs,
et celui des magistrats à qui elles étaient adressées. La souscription exprime
le lieu où elles ont été données, et la date par les consulats. Ces attentions
ont fait de ce code un monument historique très-précieux. Dès que ce grand
ouvrage fut achevé, Théodose, par un édit du 15 de février de cette année,
déclara qu’à commencer au premier de janvier prochain, les lois comprises dans
ce recueil auraient seules autorité dans l’empire, et qu’elles serviraient de
règle certaine pour la jurisprudence des tribunaux. Il donna ordre de publier
ce code dans toutes les provinces. Les ordonnances qui furent dans la suite
ajoutées par lui et par les autres empereurs jusqu’à la législation de
Justinien, prirent le nom de Novelles. Ce code fut adopté dans l’empire
d’Occident. Neuf ans après, les deux empereurs s’envoyèrent mutuellement les
lois qu’ils avoient ajoutées dans cet intervalle; et chacun fit publier celles
de son collègue, afin que les deux empires fussent gouvernés selon le même
esprit, et soumis à une discipline uniforme.
Malgré la capacité et les soins des rédacteurs, les
critiques les plus clairvoyants reprochent à ce code plusieurs imperfections.
En abrégeant les lois, on les a quelquefois obscurcies : il y a des omissions
importantes; on y trouve des lois répétées, d'autres placées sous un titre qui
ne leur convient pas; quelques-unes, coupées en deux, et séparées sous différents
titres, de manière que chaque partie en est tronquée, et manque même
quelquefois de sens et de construction. Il s’y en est glissé qui portent un
caractère de superstition, ou qui favorisent l’hérésie; lois faites dans des
temps de ténèbres et de division mais qui n’auraient pas dû reparaître sous les
auspices d’un prince zélé pour la religion et pour la doctrine orthodoxe. Ces
défauts n’empêchent pas que ce code ne soit très estimable; et que, pour les
lois qu’il contient, il ne soit même préférable au code de Justinien, où le
texte de ces lois est souvent infidèlement rapporté et altéré en plusieurs
manières.
L’autorité du code Théodosien s’étendit jusque chez les peuples
barbares, et se conserva longtemps. Il ne subsista que quatre-vingt-dix ans en
Orient, où il avait pris naissance: Justinien l’abrogea pour en établir un
nouveau. Mais en Occident il survécut à l’empire. Théodoric et ses successeurs
en Italie, après avoir soumis les Romains, se soumirent eux-mêmes à la loi
romaine. Les Francs, les Bourguignons, les Lombards, qui avoient apporté avec
eux leurs propres constitutions, eurent assez d’humanité pour laisser aux
peuples subjugués l’usage de leur ancien code. Les Visigoths se
l’approprièrent. Leur roi Alaric, la vingtième année de son règne, 5o6 de
Jésus-Christ, après avoir pris conseil des évêques et des nobles de ses états,
fit publier un code qui fut nommé le code Alaric. C’était un abrégé de
celui de Théodose, où l’on fit entrer quelques extraits des codes Grégorien et
Hermogénien, des sentences de Paul, des instituts de Caïus,
et des Novelles. Ce recueil est appelé l'abrégé d’Anien,
auquel il a été faussement attribué, parce qu’Anien, référendaire
d’Alaric, en souscrivit les exemplaires, afin de leur donner le sceau de l’authenticité. Goiaric, comte du palais, en avait été le rédacteur.
Les Visigoths, dans la Gaule et dans l’Espagne, suivirent le code Alaric
pendant près de cent cinquante ans, jusqu’à ce que Chindasvinde,
qui commença son règne en 642 , y substitua d’autres lois. Durant les siècles
d’ignorance, le code Théodosien demeura longtemps enseveli dans l’obscurité.
Jean Sichard, professeur en droit à Tubinge dans le seizième siècle, le tira de la poussière
des bibliothèques, et le donna au public, mais tronqué et mutilé. Jean du Tillel, greffier du parlement de Paris, le fit paraitre en
meilleur état. Cujas en a donné une édition plus complète. Enfin Jacques
Godefroi l’a enrichi d’un commentaire, où l’on admire deux qualités qui ne vont
pas toujours ensemble: la plus vaste érudition avec la plus saine et la plus
judicieuse critique.
A peine ce code eut-il été publié, que Théodose lui-même
réforma quelques lois, et en ajouta de nouvelles. Constantin, dans le dessein
d’augmenter en peu de temps la ville de Constantinople, avait déclaré que ceux
qui possédaient des terres dans le Pont et dans l’Asie proprement dite n’en pourraient
disposer par vente, par testament, ni sous quelque titre que ce fût, à moins
qu’ils n’eussent une maison à Constantinople. Depuis cet empereur, la ville était
devenue assez grande et assez peuplée pour n’avoir plus besoin d’attirer de nouveaux
habitants par cette sorte de contrainte. Ainsi, Théodose abrogeait la loi de
Constantin par une nouvelle ordonnance, dont le préambule est très remarquable
: Nous sommes disposés à croire, dit ce prince, que nous recevons un
bienfait lorsque nous trouvons occasion de faire du bien à nos sujets. Nous
regardons un jour comme perdu pour nous quand nous n'avons pu l'ennoblir par
quelque action de bienveillance. Nos libéralités laissent dans notre âme une
secrète satisfaction. Rendre les hommes heureux, c'est la plus noble fonction
des princes : elle rend l’homme coopérateur de Dieu même.
La plus grande partie de l’année suivante fut encore
employée à la législation. Depuis Porphyre et Julien, les païens avoient essayé
de donner une nouvelle forme à l’idolâtrie. Les dieux de l’antiquité n’étaient
plus que des êtres secondaires subordonnés au Dieu suprême: c’était une
religion philosophique, enveloppée d’allégories et de mystères. On se flattait
d’éviter par ce moyen les absurdités qui résultaient de la pluralité des dieux.
Julien avait été le défenseur du nouveau système, et ses écrits étaient en
grand crédit. S. Cyrille les réfuta. Théodoret composa, en douze livres, un
ouvrage très éloquent, où il poursuivit le paganisme jusque dans ce dernier
retranchement. Théodose, attribuant à la vengeance divine le dérangement des
saisons, la stérilité de la terre, et tous les maux qui affligeaient l’empire,
réprima, par une loi plus sévère que les précédentes, l’audace des idolâtres,
auxquels il joignit les Juifs et les hérétiques. Les païens furent menacés de
mort, s’ils sacrifiaient en quelque lieu que ce fût. Les jugements du préfet du
prétoire étaient sans appel : le prince crut que ce droit n’appartenait qu’au
souverain, dont on ne peut appeler qu’au tribunal de l'Être suprême. Il permit
donc de revenir contre les sentences des préfets, par requête au prince, pourvu
qu’elle fût présentée dans l’espace de deux ans, à compter du jour où les
préfets seraient sortis de charge. Cette loi est adressée à Thalasse,
préfet du prétoire d’Illyrie, qui, peu de temps après étant revenu à
Constantinople pour y recevoir la préfecture d’Orient, que l'empereur lui destinait,
fut, contre son attente, fait évêque de Césarée en Cappadoce. Les lois civiles
ne s’accordaient pas encore avec la loi divine sur l’article des mariages. Constantin
et Honorius s’étaient contentés de resserrer le lien conjugal en rendant le
divorce plus difficile et plus désavantageux. Théodose porta une nouvelle
atteinte à l’indissolubilité de cette union en déclarant que les lois de ces
deux princes étaient trop dures, et que pour la répudiation il fallait s’en
tenir aux anciennes lois romaines et aux décisions des anciens jurisconsultes.
C’était perdre le terrain que ses prédécesseurs avoient gagné pour rapprocher
les lois civiles de celles de l’Evangile sur un point où les passions
s’efforcent toujours de s’en écarter.
Lorsque Anthémius avait agrandi l’enceinte de
Constantinople, on avait construit un nouveau mur du côté de la terre. Théodose
fit border la ville d’une muraille du côté de la mer. Il avait fait vœu d’envoyer
à Jérusalem sa femme Eudoxie pour y offrir de riches présents, s’il voyait sa
fille mariée. L’impératrice partit avec de grandes sommes d’argent, qu’elle devait
distribuer aux pauvres de la Palestine. Cette princesse, élevée dans l’école de
son père, n’avait pas perdu le goût des déclamations. En passant par Antioche,
elle prononça un discours à la louange de cette ville, en présence du sénat et
du peuple. Elle était assise sur un trône d’or, enrichi de pierreries, et
termina cet éloge par un vers d’Homère, qui signifiait qu’elle se faisait
honneur d’être issue de même sang que le peuple d’Antioche. Celte ville était
grecque d’origine. Les habitants, flattés de ces paroles , y répondirent par de
grandes acclamations. Ils placèrent dans le sénat une statue d’or d’Eudoxie, et
une autre de bronze dans le Musée : c’était le nom que portait l’académie
d’Antioche, à l’imitation de celle d’Alexandrie. L’impératrice récompensa ces
honneurs par des bienfaits éclatants : elle fit présent à la ville d’une somme
considérable pour acheter du blé. Théodose, à sa sollicitation, augmenta
l’enceinte d’Antioche, et donna deux cents livres d’or pour la réparation des thermes
de Valens. Elle répandit d’abondantes largesses dans toutes les villes de son
passage, mais surtout à Jérusalem. L’évêque Juvénal, pour reconnaitre la pieuse
libéralité de cette princesse, lui mit entre les mains plusieurs reliques,
qu’elle rapporta, cette année même, à Constantinople.
La puissance des Vandales se fortifiait de plus en plus
en Afrique. Genséric se voyait avec peine privé de la possession de Carthage,
capitale du pays dont il était le maître. Le traité de paix ne put le retenir;
il s’en empara par surprise le 19 d’octobre: et cette cité fameuse, dont la
conquête avait coûté tant de sang aux Romains, et qu’ils possédaient depuis
cinq cent quatre-vingt-cinq ans, passa au pouvoir des Vandales. En entrant dans
la ville, Genséric arrêta par des ordres sévères l’avidité des soldats; il
défendit le massacre et le pillage; mais c’était pour se réserver à lui-même
toutes les richesses des habitants. Il leur ordonna par un édit de lui apporter
tout ce qu’ils avaient d’or, d’argent, de pierreries, de meublés précieux, et
les força par les tourments à déclarer tous leurs trésors. Il conserva les
maisons des particuliers; mais, aussi ennemi des plaisirs que de la religion
catholique, il détruisit également les églises et les théâtres. Il laissa cependant subsister quelques
églises après les avoir pillées. Il abandonna les unes aux ariens, et changea
les autres en casernes pour y loger ses soldats. Ce qui restait de monuments du
paganisme fut alors renversé : on abattit le temple de Mémoire, et toute la rue
qui portait le nom de la déesse Céleste, bordée des plus superbes
édifices.
Le bruit de la ruine de Carthage retentit jusqu’aux
extrémités de la terre; et l’on peut dire que ses débris couvrirent une grande
partie de l’Occident. Elle avait un sénat célèbre: de tant de personnes
illustres, les unes furent réduites en servitude; les autres, dépouillées de
toute leur fortune, furent d’abord reléguées dans des déserts, ensuite bannies
de l’Afrique, et contraintes de traverser les mers. La plupart portèrent en
Italie le spectacle de leur misère. On fit embarquer dans des vaisseaux brisés
et prêts à faire naufrage l’évêque Quod vult Deus,
avec un grand nombre d’ecclésiastiques, et on les fit sortir du port de
Carthage sans vivres, et même sans habits. La Providence les sauva, contre
toute espérance; ils abordèrent heureusement à Naples. Le culte catholique fut
proscrit; celui des ariens fut seul permis dans tous les états de Genséric.
Leur discipline ecclésiastique rassemblait assez dans l’extérieur à celle de l’Eglise.
Ils avoient des moines, des diacres, des prêtres, des évêques, un patriarche.
Les Vandales eurent ordre de chasser du pays, ou de retenir en esclavage, tous
les évêques catholiques et toutes les personnes distinguées par leur naissance
ou par leurs titres. Plusieurs de ces exilés, étant venus trouver un jour
Genséric, pendant qu’il se promenait au bord de la mer, selon sa coutume, se
jetèrent à ses pieds, le suppliant de souffrir qu’après avoir perdu tous leurs
biens, ils pussent demeurer dans la contrée, sous la domination des Vandales
pour essuyer les larmes de leurs compatriotes. Mais Genséric, lançant sur eux
des regards menaçants: J'ai résolu, leur répondit-il, d'exterminer
votre nation; et vous êtes assez hardis pour me faire une pareille demande!
Il allait sur l’heure les faire jeter dans la mer, si ses officiers n’eussent,
à force de prières , obtenu qu’il laissât la vie à ces malheureux.
Genséric, outre ses sujets naturels, avait avec lui des
Alains et d’autres barbares, qui tous étaient compris sous la dénomination de Vandales.
Il les divisa en divers corps sous quatre-vingts capitaines, auxquels il donnait
un nom qui signifiait commandants de mille hommes. En entrant en
Afrique, il avait voulu faire croire qu’il était suivi de quatre-vingt mille
hommes, quoiqu’il n’en eût pas alors cinquante mille. Ils se multiplièrent par
les mariages et par leur union avec les peuples africains. Le roi avait trois
fils, Hunéric, Genzon et
Théodoric : il leur abandonna les terres et la personne même des plus riches habitants,
qui devinrent les esclaves de ces princes. Il fit deux lots des autres terres:
les meilleures et les plus fertiles furent distribuées aux Vandales, exemptes
de toute redevance. Ces terres se trouvaient dans la province proconsulaire, et
par ce moyen il retenait ses soldats près de Carthage, où il fixa sa résidence.
Quant aux fonds d’un moindre rapport, il les laissa aux anciens possesseurs, et
les chargea de si grosses taxes, qu’à peine les produits pouvaient-ils suffire
au paiement. Il soumit la Gétulie, et prit le titre
de roi de la terre et de la mer. Les conquérants qui veulent former un
établissement durable songent, pour l’ordinaire, à s’y fortifier et à se mettre
hors d’insulte. Genséric, par une politique toute contraire, fit démanteler
toutes les villes d’Afrique, de crainte que les Romains, venant à lui faire la
guerre, ne trouvassent des places de défense dont ils pourraient se prévaloir,
et que les peuples n’en devinssent plus hardis à se soulever et plus difficiles
à réduire. Il ne laissa subsister que les murs de Carthage et d’un très petit
nombre d’autres villes : encore ne se mit-il pas en
peine de les entretenir, en sorte qu'ils se ruinèrent avec le temps. Cette
conduite, qui parut d’abord fort sage, causa dans la suite la ruine prompte et
totale de l’empire des Vandales. Aucune place ne se trouva en état d’arrêter
Bélisaire lorsqu’il vint attaquer l’Afrique.
Quoique moins féroces que les Vandales, les Visigoths donnaient
des alarmes continuelles. En cette année l’empire reçut de leur part un
sanglant affront. Litorius, occupé depuis trois
ans à leur faire la guerre, tenait leur roi Théodoric assiégé dans Toulouse. Ce
général comptait beaucoup sur sa propre valeur, sur celle des Huns auxiliaires
qu’il commandait, et sur les promesses flatteuses des aruspices et des devins,
dans lesquels il mettait une aveugle confiance. Théodoric, moins présomptueux, quoique
plus habile, lui députa des évêques pour lui faire des propositions de paix.
Elles fuient rejetées avec mépris. Le roi des Visigoths eut recours à Dieu; il
se couvrit d’un cilice, passa la nuit en prières; et ce prince hérétique,
humilié devant l’arbitre souverain des victoires, obtint la grâce qu’il demandait.
Ayant donné ses ordres, et rangé son armée en bataille dans la ville, il sortit
au point du jour. Le combat fut longtemps douteux; la victoire semblait se
décider pour les Huns, lorsque Litorius, emporté par
une fougue inconsidérée, s’alla jeter au milieu des ennemis; il fut blessé et
fait prisonnier. Cet accident mit le désordre dans ses troupes : les Huns
prirent la fuite. Le fier général, les mains liées derrière le dos, fut conduit
dans la ville, où, après qu’il eut essuyé les insultes de la populace, on le
jeta dans un cachot. Il y fut réduit à un si extrême désespoir, qu’il fit
compassion aux ennemis mêmes, et l’on crut lui faire grâce en lui ôtant la vie.
Le vainqueur pouvait avancer jusqu’au Rhône : le ressentiment dont il était
animé contre les Romains, qui avoient armé contre lui la férocité des Huns, l’excitait
à la vengeance. Mais ce prince, aussi modéré que vaillant , écouta les
propositions d’Avitus, alors préfet des Gaules, avec lequel il était lié
d’amitié. Il voulut bien même ne tirer aucun avantage de sa victoire, et
conclut la paix aux mêmes conditions qu’il avait proposées avant le combat.
Les Huns qui avoient servi sous Litorius allèrent assiéger Bazas sous la conduite de leur roi Gauséric.
Les prières de l’évêque et celles du peuple sauvèrent cette ville; et les
barbares, après d’inutiles efforts, furent contraints de lever le siège.
Quelques auteurs ne placent cet événement que douze ans après. La nation des
Huns était partagée en diverses hordes, sous des chefs indépendants les uns des
autres. On les voit dispersés dans les deux empires, depuis les frontières de
Perse jusqu’aux extrémités de l’Occident. Outre Bléda et Attila, qui régnaient déjà sur la plus considérable partie de la
nation, on voit ici Gauséric à la tête d’une autre
troupe. On croit devoir rapporter à ce temps-ci ce que dit un auteur, que Basic
et Cursic, princes des Huns, après avoir fait la
guerre aux Perses, vinrent à Rome offrir leurs services à Valentinien. Il faut
peut-être aussi mettre au nombre de ces princes Vitric,
dont on ne sait rien autre chose sinon que c’était un prince allié de l’empire,
et qui se distinguait alors par son courage et par une inviolable fidélité.
Depuis quelques années Aétius n’était pas sorti de la
Gaule; et tandis que Litorius agissait comme son
lieutenant contre les Visigoths, ce général observait les mouvements des Francs,
dont la valeur entreprenante lui causait plus d’inquiétude. En 440 il donna aux
Alains le pays de Valence à partager avec les habitants. Sambida,
successeur de Goar, était alors roi des Alains. Deux
ans après, ils chassèrent les anciens possesseurs, et demeurèrent seuls maîtres
du pays. Mais ce petit royaume, enclavé dans la Viennoise, ne subsista pas
longtemps. Aétius avait encore établi vers l’embouchure de la Loire une autre
colonie d’Alains, qui s’unirent dans la suite aux Bretons de l’Armorique; et
c’est pour cette raison que le nom d'Alain est devenu si commun dans la
Bretagne.
Aétius était alors en différend avec Albin, personnage considérable,
qui fut dans la suite préfet du prétoire, consul et patrice. Dans la crainte que
cette division entre deux hommes puissants n’excitât des troubles dans la
Gaule, on y envoya Léon, diacre de l’église de Rome. Leon, aussi respectable
par sa sainteté que capable de manier les esprits avec prudence, vint à bout de
les réconcilier. Il était encore dans la Gaule lorsque le pape Sixte III étant
mort le 18 d’août, il fut élu pour lui succéder, et reçut une députation
solennelle de la part de la ville de Rome qui l’appelait à cette place
éminente. Il sut la remplir pendant vingt-un ans avec une capacité et une
sagesse qui lui ont mérité le surnom de Grand.
Valentinien passa toute cette année à Rome, et y fit
plusieurs lois. Ce prince, quoique peu réglé dans ses mœurs, était zélé pour la
justice. Il condamna un homme distingué, nommé Apollodore, à rendre une maison
dont on disait qu’il s’était emparé par violence. Ce jugement fit honneur au
prince; mais il s’en fit encore davantage en le réformant ensuite, et en
cassant sa propre sentence, lorsqu’il en eut reconnu l’injustice. Il ordonna
que les lettres de grâce accordées aux homicides fussent examinées par les
tribunaux; que, s’il était reconnu que l’homicide fût volontaire, et la grâce
obtenue sur un faux exposé, les juges, sans y avoir égard, procédassent à la
punition du coupable; et que les officiers de la chancellerie qui les auraient
expédiées fussent privés de leur charge et relégués pour cinq ans. Persuadé que
les exemptions et les privilèges accordés aux corps ou aux particuliers sont
pour l'ordinaire le fruit de l’intrigue, et toujours une surcharge pour le
public, il défendit aux magistrats, par des lois réitérées, d’avoir égard aux
rescrits qui lui auraient été surpris pour affranchir quelqu’un des obligations
générales. A ces lois nous en joindrons une autre, qui fut donnée l’année
suivante à Ravenne. Comme les personnes qualifiées étaient dispensées de ce
qu’on appelait fonctions sordides, l’avarice, toujours subtile et féconde en
chicanes, avait renfermé sous cette dénomination les fonctions les plus
essentielles au salut de l’état : celles de fournir des miliciens et des vivres
pour les troupes, de fabriquer des armes, de réparer les murailles des villes
et les chemins publics. Valentinien abolit toutes ces fausses subtilités: il
déclara que, sans distinction d’hommes, de qualités, de privilèges, tous ceux
qui recueilleraient le revenu des terres, quelles qu’elles fussent, tous ceux
qui étaient revêtus de dignités, soit civiles, soit ecclésiastiques, dans toute
l’étendue de l’empire, contribueraient aux charges publiques.
Genséric faisait de grands préparatifs; il équipait une
flotte, et l’on ne savait encore de quel côté il porterait ses armes.
L’empereur prit les précautions nécessaires pour se trouver en état de défense
à tout événement. Il eut soin de faire remplir les magasins de Rome, et d’y
appeler un grand nombre d’habitants, en procurant de nouvelles facilités au
commerce. Il exempta les citoyens de la milice, à condition qu’ils se
chargeaient de la garde des remparts et de la réparation des murailles, des
tours et des portes, sans que personne en fût dispensé. Il condamna à de
grandes peines ceux qui donneraient retraite aux déserteurs. Le port des armes était
défendu; mais, dans le péril présent, il exhorta tous ses sujets à les prendre
, et à concourir avec ardeur et fidélité à la défense de l’état et de leurs
propres fortunes. Il déclara que chaque particulier demeurerait le maître de
toutes les prises et de tout le butin qu’il aurait fait sur l’ennemi.
Au premier avis de l’armement de Genséric, Sigisvult, général des troupes de l’empire, avait donné des
ordres pour la sûreté des côtes et des villes maritimes. Aétius traversait la
Gaule pour repasser les Alpes, et un grand corps de troupes, envoyé par
Théodose, marchait vers l’Italie. Cet orage, dont les menaces atermoient toutes
les côtes de l’empire, tomba sur 1a Sicile. Ce qui fait connaitre le génie
supérieur de Genséric, c’est qu’il sut en très peu de temps créer une marine
formidable. Lorsqu’il avait passé en Afrique, il n’avait pas un vaisseau. Les
Vandales ignoraient absolument l’art de la navigation; et dans leurs
entreprises sur mer ils n’avoient fait usage que de bateaux, avec lesquels ils côtoyaient
les rivages. Dès que Genséric se vit maître de, Carthage, il songea à profiter
d’un port si avantageux; il acheta des vaisseaux de pirates pendant qu’on eut construisit
d’autres; il enrôla des matelots et des pilotes étrangers pour en former dans
sa nation; il fit exercer ses troupes aux opérations de marine, et bientôt il
équipa une flotte capable de porter au-delà des mers la terreur de ses armes.
Pour premier essai des forces maritimes, il fit une descente en Sicile, ravagea
le pays, et assiégea Panorme. Cette ville fut
vaillamment défendue par Cassiodore, aïeul de cet illustre ministre d’état qui
fut digne dans la suite de partager les soins du grand Théodoric. Genséric
resta dans cette île assez longtemps pour y faire des martyrs. Maximin, chef
des ariens en Sicile, ayant été condamné par les évêques catholiques, saisit
cette occasion de se venger. Il anima contre eux le zèle sanguinaire du roi des
Vandales, qui entreprit de les forcer à recevoir l’arianisme. Quelques-uns
cédèrent à la violence ; d’autres préférèrent la mort à l’apostasie. La
vigoureuse résistance des assiégés obligea Genséric à repasser en Afrique.
Théodose, ayant appris la retraite des Vandales, rappela
ses troupes, qui étaient déjà arrivées au pied des Alpes Juliennes. Ce prince,
tranquille jusqu’alors, commença cette année à ressentir des chagrins
domestiques, dont l’amertume empoisonna le reste de ses jours. Paulin lui
était tendrement attaché dès son enfance; ils avaient passé ensemble cet
heureux temps de la vie ou le cœur ignore encore le déguisement ainsi que la défiance,
et où l’amitié n’est contrainte ni par le respect ni par la réserve. Emules
dans leurs études, et toujours amis, le mariage de Théodose, loin d’affaiblir
leur union, en avait resserré les nœuds. Paulin avait contribué à l’élévation
d’Athénaïs; en relevant ses qualités brillantes, il avait
fixé sur elle les regards du prince. Théodose l’en aimait davantage; il le comblait
d’honneurs: il lui avait conféré la charge de maître des offices, et lui destinait
les plus hautes dignités de l’empire. L’estime, autant que la reconnaissance, attachait
à Paulin le cœur de l’impératrice: elle se plaisait à le voir, à l’entendre;
elle trouvait en lui le goût qu’elle avait pour les lettres joint aux qualités
les plus essentielles: c’était un confident sûr, un guide éclairé et fidèle au
milieu du labyrinthe de la cour inconnu à la princesse; et ce commerce innocent
procurait à Eudoxie toutes les douceurs que permet la vertu. On vit alors dans
un prince d’un caractère doux et aimable combien est dangereuse l’intime
familiarité avec un souverain. Une sombre et cruelle jalousie, suscitée sans
doute par l’envie maligne et meurtrière de quelques courtisans, embrasa le cœur
de Théodose. Il ne vit plus dans Paulin qu’un perfide corrupteur; et l’ayant
envoyé sous quelque prétexte à Césarée de Cappadoce, il lui fit ôter la vie.
Les historiens les plus authentiques ne disent rien de plus sur un événement si
mémorable. Les Grecs postérieurs débitent à ce sujet un conte frivole, qu’ils
ont accrédité en se copiant les uns les autres. Evagre, qui vivait à la fin du
sixième siècle, écrivain plus sensé et plus sérieux, fait entendre que cette
fable avait déjà cours de son temps, mais il ne daigne pas la rapporter. Nous
aimons mieux imiter son silence judicieux que d’amuser les lecteurs de romans
qui pourraient par hasard jeter les yeux sur cet ouvrage.
La mort de Paulin étonna tout l’empire. Mais Eudoxie en
ressentit une douleur d’autant plus vive, qu’elle regarda cette injustice comme
un coup mortel porté à son honneur. Elle s’éloigna de Théodose, qui, prévenu de
noirs soupçons, ne fit rien pour la rappeler. Enfin, détestant le diadème et la
cour, en regrettant la vie obscure qu’elle avait quittée avec tant de joie
vingt ans auparavant, elle demanda et obtint sans peine la permission de se
retirer à Jérusalem, où elle avait déjà fait un voyage. La jalousie de
l’empereur y suivit cette princesse infortunée. Théodose, ayant appris que le
prêtre Sevère et le diacre Jean, qu’elle avait
choisis pour compagnons de son exil volontaire, la visitaient souvent, et
qu’elle les comblait de présents, envoya Saturnin, comte des domestiques, qui
les fit mourir sans aucune forme de procès. Irritée de cette nouvelle insulte,
Eudoxie s’emporta à un tel excès, qu’elle fit tuer Saturnin: forfait plus
capable de noircir son innocence que de la venger. L’empereur se contenta de la
punir en lui ôtant tous ses officiers, et la réduisant à une condition privée.
Elle vécut encore vingt années dans les larmes et dans la douleur la plus
amère, tâchant d’effacer par ses bonnes œuvres le crime que son honneur outragé
lui avait fait commettre. Elle fit relever les murs de Jérusalem qui tombaient
en ruine. On construisit, par ses ordres et à ses dépens, des églises et des monastères,
où elle passa la plus grande partie de sa vie en des exercices de piété et de
pénitence. Depuis Helène, mère de Constantin, jamais
on n’a voit rendu tant d’honneur aux saints lieux de la Palestine. Ayant
survécu dix ans à son mari, elle choisit pour sa sépulture l’église de
Saint-Etienne qu’elle avait fait bâtir : elle protesta en mourant que sa
liaison avec Paulin n’avait jamais rien eu de criminel, et qu’elle n’avait aimé
dans sa personne que l’ami de Théodose et un protecteur généreux qui avait
secondé en sa faveur les intentions de Pulchérie. Quelques auteurs veulent
qu’Eudoxie ait été rappelée à la cour plusieurs années après, et qu’elle se
soit une seconde fois retirée à Jérusalem après la mort de Théodose.
La disgrâce d’Eudoxie n’entraîna pas d’abord celle de Cyrus,
que cette princesse avait élevé à une haute fortune par l’estime qu’elle faisait
de sa vertu, de son habileté dans les lettres et de son talent pour la poésie.
Cyrus était Egyptien, de la ville de Panopolis.
Protégé par Eudoxie, il était parvenu au rang de patrice; et, dès l’an 438, il réunissait
deux des charges les plus éminentes de l’empire, étant en même temps préfet de
la ville de Constantinople et préfet du prétoire d’Orient. Il conserva
pendant quatre ans la première de ces dignités, et ne la perdit que par
disgrâce. Théodose, le croyant même aussi propre pour la guerre que pour les
emplois civils, lui donna le commandement de ce corps de troupes qu’il envoyait
en Occident pour secourir a Valentinien contre les entreprises de Genséric.
Lorsque Eudoxie se retira de la cour, Cyrus était déjà désigné consul pour
l’année suivante, et il exerça cette charge avec honneur. Il fut même seul
consul dans les deux empires; Valentinien, sans qu’on en sache la raison,
n’ayant nommé personne au consulat pour l’année 441 : ce qui n’avait d’exemple
que dans le temps où les Goths avoient ravagé l’Italie. La conduite
irréprochable de Cyrus le soutenait au milieu de l’orage auquel sa protectrice avait
succombé. C’était un magistrat aussi intègre qu’éclairé, un philosophe vraiment
sage, qui, loin d’être ébloui des faveurs de la fortune, se défiait de ses
caresses, et s’attendait à son inconstance : c’est une réflexion qui lui est
familière, et qu’il répétait souvent à ses amis. Il ne fut pas trompé. Une
estime trop marquée de la part du peuple blessa la jalousie du souverain, et ce
grand homme ne fut pas le dernier à qui des éloges imprudents aient fait plus
de mal que des accusations n’en auraient pu faire. Nous avons dit que Théodose avait
entrepris de munir Constantinople d’une muraille le long de la mer : Cyrus fut
chargé de ce grand ouvrage. Il l’acheva si promptement et avec tant de succès,
que, dans les jeux du Cirque qui suivirent, le peuple, apercevant Cyrus, le
salua par une acclamation générale, en répétant plusieurs fois : Constantin
a fondé la ville, et Cyrus l'a renouvelée. Théodose, qui assistait au
spectacle, fut piqué de cette préférence donnée à un sujet, comme d’une injure
faite à sa personne. L’envie, qui veille toujours, ne perdit pas cette occasion
d’aigrir le prince : on lui persuada que Cyrus tramait des complots criminels ,
et qu'il avait un parti déjà formé. L’empereur, faussement alarmé, le dépouilla
de la préfecture et de tous ses biens. Cyrus quitta la cour sans regret; et,
s’étant jeté dans le sein de l’Eglise pour se mettre à couvert des tristes
effets de la calomnie, il fut ordonné prêtre, et bientôt après évêque de Cotyée, en Phrygie. La cabale le poursuivit jusque dans
cette retraite. On fit entendre aux habitants de Cotyée que c’était un païen déguisé, peut-être parce que dans ses poésies il avait
fait usage des fictions du paganisme. Le peuple, assemblé dans l’église le jour
de Noël, poussait déjà des cris séditieux, et alloti le mettre en pièces si le
prélat ne fût monté avec une noble assurance dans la chaire épiscopale, et
n’eût donné en peu de mots des preuves de sa foi, qui calmèrent ce zèle
furieux. Il remplissait avec sagesse sa nouvelle dignité; mais il ne la garda
pas longtemps. Pour se soustraire aux regards de l’envie, qui ne cessait de lui
susciter de nouveaux chagrins, il se renferma dans le silence de la vie privée.
Là, dans le sein de ses études, il se reposa des agitations delà cour; et,
bénissant sa disgrâce, il vécut jusque sous l’empire de Léon. On cite avec de
grands éloges plusieurs de ses poèmes : il ne s’en est conservé que quatre
épigrammes, dont le bon goût fait regretter le reste de ses ouvrages. Il avait
fait bâtir à Constantinople, en l’honneur de la sainte Vierge, une église qui
fut célèbre dans la suite, sous le nom d’église de Cyrus.
Théodose perdit peu à peu toutes les ressources qu’il pouvait
trouver dans sa cour pour soutenir sa faiblesse. Il lui restait encore un appui
assuré dans la ‘voce prudence de Pulchérie; mais depuis quelque temps il ne la
consultait plus : la cabale des eunuques lui avait inspiré de l’éloignement
pour une sœur qui lui tenait lieu de mère. Chrysaphe,
leur chef, après l’avoir détaché de tous ses amis les plus fidèles, s’empara do
sont esprit, et demeura seul maître absolu des affaires. Outre la charge de
grand-chambellan, il avait celle de commandant de la garde, et portait devant
le prince l’épée impériale. C’était un barbare, dont le nom propre était Zummas. Une belle figure faisait tout son mérite :
d’ailleurs il rassemblait tous les vices, dont un seul suffit dans un ministre
pour le rendre le fléau d’un empire. Malfaisant par caractère, avare,
ravisseur, impie, sanguinaire, sans foi, sans mœurs, sans honneur, il flétrit
toute la gloire dont les conseils d’Anthémius et de Pulchérie avoient couronné
Théodose , et rendit la fin du règne de ce prince aussi triste et aussi
honteuse que les commencements en avoient été heureux.
Le premier exploit de Chrysaphe fut le meurtre de Jean, surnommé le Vandale, parce qu’il était de cette
nation. Il s’était dévoué au service de l'empire; et sa fidélité, jointe à une
brillante valeur, lui avait mérité le titre de général. Le perfide eunuque,
craignant apparemment son inflexible probité, le fit tuer en Thrace par un
officier nommé Arnégiscle, qui voulut bien acheter
les bonnes grâces du ministre par un indigne assassinat. Nous verrons dans la
suite comment le sang de ce brave guerrier fut vengé par son fils.
Le nouveau ministre, pour occuper l’esprit du prince et
se rendre lui-même plus nécessaire, crut qu’il fallait faire la guerre. Il eut
bientôt après beaucoup plus d’ennemis qu’il n’en aurait désiré : mais alors,
sous prétexte de servir Valentinien, il équipa une flotte pour porter la guerre
en Afrique. L’appareil en fut magnifique. Elle était composée de onze cents bâtiments.
Le commandement fut partagé entre cinq généraux, Aréobinde, Asylas, Innobinde, Arinthée, et Germain. Cette armée navale aborda en Sicile.
Genséric résolut de la ruiner avant qu’elle arrivât en Afrique. Feignant d’être
effrayé d’un armement si formidable, il entra en négociation avec Théodose, et
sut bien la traîner en longueur. Toute l’année se passa en députations
mutuelles, les généraux attendant toujours les derniers ordres de l’empereur.
L’année suivante les ravages des Huns obligèrent Théodose à rappeler ses
troupes pour la défense de l’Illyrie. La Sicile était ruinée; l’armée presque
détruite par la disette et les maladies. Genséric donna la loi, et acquit un
nouveau droit sur l’Afrique. Il fallut que Théodose, par un traité, le reconnût
souverain des pays qu’il possédait. Tel fut le fruit d’un armement qui avait
épuisé les forces et les trésors de l’empire d’Orient.
Cette expédition si mal conduite entraîna encore des suites
plus fâcheuses. Ce fut pour tous les barbares comme un signal de guerre. Les Zannes, les Sarrasins, les Isaures en Asie, les Huns en Europe, dans l’Afrique les Austuriens,
et les autres barbares voisins de l’Ethiopie et de l’Egypte, voyant toutes les
forces romaines tournées contre les Vandales, attaquèrent l’empire de toutes
parts. Les Perses entrèrent en Mésopotamie. Aspar fut envoyé pour repousser les
Sarrasins, les Isaures et les Zannes.
Ceux-ci avoient été connus dans l’antiquité sous le nom de Macrones:
ils habituent l’extrémité septentrionale de cette branche du mont Taurus qui
s’avance entre la Colchide et l’Ibérie. C’était un peuple indompté et presque
sauvage, qui, établi depuis longtemps sous un climat rigoureux et dans un pays
stérile, ne vivait que de rapines. Ils adoraient les forêts, les oiseaux et les
antres animaux. L’empire fut obligé dans la suite de leur envoyer tous les ans
une certaine quantité d’or pour racheter ses frontières de leurs brigandages. Armace, fils de ce Plintha que
nous avons vu consul en 419, fut chargé
de combattre les barbares de l’Afrique. Il les défit, et mourut peu après de
maladie. Mais les ennemis les plus redoutables étaient sans comparaison les
Perses et les Huns.
Depuis la mort indigne de Para, et la paix faite avec les
Perses en 374,Sapor s’était emparé d’une partie de l’Arménie. Cependant ce
royaume n’était pas anéanti. Les Arsacides, qui tiraient leur origine d’un roi
des Parthes, quoique abandonnés des Romains, avoient conservé le titre de rois
et le domaine de plusieurs provinces; et, à la faveur des montagnes dont ce
pays est rempli, ils s’étaient maintenus contre la puissance des Perses. Arsace, qui régnait du temps de Théodose II, laissa deux
fils, Tigrane et Arsace : il les institua tous deux
héritiers de ses états; mais il assigna a Tigrane une portion quadruple de
celle d’Arsace. Celui-ci, mécontent d’un partage si
inégal, implora le secours de l’empire. Tigrane, hors d’état de résister aux
forces romaines, aima mieux tout perdre que de rien céder à son frère : il fit
au roi de Perse une donation de tous les états que lui avait laissés son père,
et se retira lui-même en Perse pour y vivre en simple particulier. Arsace, craignant d’être accablé par des ennemis si
redoutables, et de n’être que faiblement secouru par les Romains, moins
intéressés à le défendre que les Perses ne l’étaient à le ruiner, imita la
conduite de son frère: il abandonna son royaume à Théodose, sous la condition
que sa famille conserverait une liberté entière, et que jamais elle ne serait
assujettie à payer aucun tribut. Théodose accepta ces offres; et, pour acte de
possession , il se hâta de faire bâtir une forteresse, qu’il nomma Théodosiopolis, sur une colline, à deux lieues au
midi de la montagne d’où sortent les deux sources de l’Euphrate et de l’Araxe.
Varane y venait de mourir après vingt ans de règne. Son
fils Isdegerd II lui avait succédé. Pendant la révolution arrivée en Arménie,
ce prince était occupé dans le Korasan à poursuivre
un sujet rebelle. A son retour, il apprit que Théodose s’emparait de l’Arménie,
et il se mit en devoir de soutenir la donation de Tigrane, et les prétentions
que Sapor avait formées sur tout le pays. Dix-huit ans étaient à peine écoulés
depuis que les Romains et les Perses avoient juré la paix pour cent ans. Mais,
dans la pensée d’Isdegerd, les Romains étaient les agresseurs; et d’ailleurs
les serments des princes cèdent pour l’ordinaire aux intérêts politiques,
source féconde d’interprétations. A la nouvelle des préparatifs du roi de
Perse, Théodose fit partir une armée sous la conduite d’Anatolius. Ce
personnage illustre avait conclu le précédent traité avec Varane; il sortit du
consulat, et était décoré du titre de patrice. Outre ses autres grandes
qualités , il en avait une qui ne sert pas moins un général que la capacité et
le courage: il aimait l’honneur plus que l}argent, et
n’épargnait aucune dépense pour se procurer des succès. Lorsqu’il arriva en
Mésopotamie, Isdegerd avait déjà passé le Tigre, et s’avançait en bataille vers
les Romains. Les deux armées étant en présence, Anatolius, qui n’avait pas
perdu l’espérance d’un accommodement, connaissant le caractère franc et
généreux du roi de Perse, descendit de cheval, et marcha seul à sa rencontre
pour conférer avec lui. Le roi se sentit honoré de cet excès de confiance; il
le reçut avec politesse et cordialité; mais il ne voulut entamer aucun traité
dans le lieu même, parce que ce terrain appartenait aux Romains. Il retourna
sur ses terres, et, ayant écouté favorablement Anatolius, il conclut avec lui
une trêve d’un an, pendant laquelle on régla les conditions d’une paix durable.
Les troubles excités alors dans la Perse, et l’argent qu’Anatolius sut répandre
à propos, rendirent encore le monarque plus facile. On convint par un traité
solennel que la partie de l’Arménie qui formait l’héritage de Tigrane serait
cédée aux Perses, et celle d’Arsace aux Romains, et
que ni l’une ni l’autre des deux nations ne pourrait construire de place forte
sur la frontière. La partie qui demeurait aux Perses, et qui était de beaucoup
la plus étendue, prit le nom de Persarménie. Le
domaine des Romains fut gouverné par un officier qui porta le titre de comté.
Isdegerd avait publié de sanglants édits contre les chrétiens: il fit cesser la
persécution sur la recommandation de l’empereur.
La dextérité d’Anatolius avait terminé sans combat les
différends de l’empire avec la Perse. Mais la guerre des Huns, qui commença
cette année, inonda de sang la Mœsie, la Pannonie et
l’Illyrie. Nous verrons bientôt l’Occident entier, depuis le Pont-Euxin jusqu’à
l’Océan, devenir un théâtre d’horreurs, couvert de ruines, d’embrasements et de
carnage. De tous les chefs des Huns, Roua, lié d’amitié avec Aétius, était le
plus puissant. Théodose II ne s’était garanti de ses attaques qu’en s’obligeant
à lui payer tous les ans un tribut de trois cent cinquante livres d’or. Quelque
temps après, Roua étant averti que plusieurs nations voisines du Danube et du
Pont-Euxin a voient formé une ligue secrète avec l’empire, il fit menacer
Théodose de rompre avec lui, s’il n’abandonnait ces peuples. L’empereur résolut
de lui envoyer une ambassade pour l’apaiser; mais, avant qu’elle fût en état de
partir, on apprit la mort de Roua. Il ne laissait que deux frères et deux neveux,
fils de Mundiuque, qui était mort avant lui. Ses
frères, nommés Octar et Œbarse,
cédèrent la couronne à leurs neveux, fils de l’aîné. Ceux-ci se nommaient Bléda et Attila. Ils régnèrent ensemble. C’était L’année
433 ou 434.
Ce fut à ces deux princes que Théodose députa Plintha et Epigène. Ce dernier était questeur du palais,
renommé, dit-on, pour son habileté et sa prudence, dont il ne donna pas de
grandes preuves dans cette négociation. Ces députés arrivèrent à Margne, ville de Mœsie, située à
l’embouchure d’une rivière de même nom, qui se jette dans le Danube. Les
principaux seigneurs des Huns se rendirent hors de la ville; la conférence se
tint à cheval, les Huns traitant ainsi toutes les affaires, et les députés,
pour soutenir l’honneur de l’empire, ne voulant pas conférer à pied avec des
cavaliers. Les Romains s’obligèrent à rendre les transfuges, à remettre entre
les mains des Huns les prisonniers romains qui étaient revenus sur les terres
de l’empire sans avoir payé leur rançon, ou à donner pour chacun d’eux huit
pièces d’or (environ quarante écus de notre monnaie courante); à ne fournir
aucun secours aux barbares qui seraient en guerre avec les Huns, et à payer
tous les ans un tribut double du précédent, c’est-à-dire sept cents livres
d’or. On convint que les foires et les marchés seraient également ouverts aux
Huns et aux Romains, et que les deux nations y jouiraient des mêmes franchises.
La paix fut conclue à ces conditions. En conséquence on livra aux barbares ceux
de leurs compatriotes qui s’étaient réfugiés chez les Romains. Ils furent tous
attachés en croix dans le château de Carse, et deux princes du sang royal qui
se trouvèrent de ce nombre ne furent pas épargnés.
Après un traité si honteux pour l’empire, Bléda et Attila portèrent la guerre du côté du septentrion
et de l’orient. Ils s’étendirent au loin dans la Tartarie, et le bruit de leurs
armes se fit entendre jusque dans la Chine, où ils envoyèrent des ambassadeurs.
Ceux que les Chinois leur envoyèrent à leur tour furent arrêtés par les Tartares;
ce qui fut le sujet d’une grande guerre au fond de l’orient septentrional. Ce
fut dans ces affreuses contrées qu’Attila fit l’apprentissage de ses conquêtes;
il rendit à ses soldats la vigueur féroce de leurs pères; et pour leur
apprendre à vaincre les hommes, il les accoutuma, sous des climats glacés et
stériles, à combattre tous les maux de la nature, et la rigueur même des éléments.
Ces expéditions éloignées occupèrent les deux princes
pendant les six ou sept premières années de leur règne. Enfin, l’an 441, se
regardant comme des athlètes assez exercés pour lutter contre l’empire, ils
cherchèrent une occasion de rupture, qu’une ambition injuste trouve toujours
aussitôt qu’elle le désire. Les forces de Théodose alors dispersées laissaient
sans défense le passage du Danube; et Ton peut bien soupçonner Genséric d’avoir
été assez politique pour détourner l’orage qui le menaçait en suscitant une
guerre à l’autre extrémité de l’empire. Dans une foire où s’étaient rendus un
grand nombre de marchands des deux nations, les Huns se jetèrent sur les
Romains, les massacrèrent, et se rendirent maîtres de la place. Les Romains se
plaignirent de celte infraction du traité. On leur répondit qu’ils l’avoient
rompu les premiers; que l’évoque de Margue était venu
dans le pays des Huns, et qu’ayant pénétré dans la sépulture des rois, il en avait
enlevé les trésors; qu’il fallait leur livrer l’évêque, aussi-bien que les
transfuges qui ne cessaient de passer dans l'empire, ou se préparer à la
guerre. Les Romains niaient ces allégations; mais les Huns, sans autre
éclaircissement, passèrent le Danube, ruinèrent plusieurs forts le long du
fleuve, et s’emparèrent de Viiniuacium, ville considéable de la haute Mœsie.
Pour conjurer cet orage, les Romains, saisis d’effroi, parlaient déjà
d’abandonner aux ennemis l’évêque de Margue. Celui-ci,
en étant informé, passe secrètement dans le camp des Huns, et s’engage à leur
livrer sa ville, s’ils veulent lui faire grâce. Les deux rois lui promettent
avec serment le traitement le plus honorable, et lui donnent des troupes, qu’il
poste en embuscade, et qu’il introduit dans la ville la nuit suivante.
L’hiver se passa en négociations infructueuses. Les deux
princes écrivirent à l’empereur avec arrogance qu’il eût à leur remettre au plus
tôt les transfuges, à leur payer le tribut dont il s’était dispensé sons le
prétexte de la guerre, et à leur envoyer des députés pour convenir des sommes
qu’il faudrait payer dans la suite; que, pour peu qu’il différât de les
satisfaire, ils ne seraient pas les maîtres de retenir l’impatience de leurs
soldats, qui ne respiraient que la guerre. Théodose montra celte fois du courage;
il répondit qu’il ne consentirait jamais à livrer à des supplices cruels ceux
qui étaient venus chercher un asile dans ses états; qu’il était résolu de les
défendre par les armes, ainsi que ses autres sujets; qu’au surplus il enverrait
des députés pour terminer les différends. Les princes des Huns, déjà accoutumés
à mépriser l’empereur, furent irrités de cette réponse généreuse, et
rassemblèrent leurs troupes.
Ils mirent à feu et à sang tonte la haute Mœsie. Ratiaria, ville grande et
peuplée, fut prise d’assaut ; Singdunum fut ruinée :
ces deux villes étaient sur le Danube. Les Huns passèrent la Save, et prirent
Sirmium, ancienne capitale de la Pannonie. Ensuite, revenant vers la Thrace,
ils pénétrèrent dans les terres jusqu'à Naïsse, à cinq journées du Danube.
Cette ville, patrie de Constantin, fut entièrement détruite. Ils pillèrent Sardique, et la réduisirent en cendres. Le fer des barbares
n’épargnait ni l’âge, ni le sexe; et, cinq ans après, toute cette étendue de
pays jusqu’au Danube était encore couverte d’ossements blanchis. Ils se
jetèrent ensuite dans la Thrace, où ils ne firent pas moins de ravage. Enfin
Théodose, trop faible ou trop timide pour arrêter par les armes ces fiers
ennemis, quoiqu’il eût appelé l’armée navale destinée à combattre Genséric,
prit le parti de traiter avec les Huns. Il leur envoya Sénator,
qui avait été consul six ans auparavant. Ce député, ne croyant pas que le titre
sacré d’ambassadeur pût le faire respecter des barbares, dont les partis couraient
toute la Thrace, fit le voyage par mer, et se rendit à Odessus,
sur le Pont-Euxin, à l’extrémité de la Mœsie. La paix
fut conclue, on ne sait à quelles conditions; mais elles furent sans doute
aussi onéreuses que déshonorantes pour l’empire. Les Huns conservèrent leurs
conquêtes, et, pendant les cinq années suivantes, ils se préparèrent à en faire
de nouvelles
Genséric n’était pas moins redoutable, mais il était plus
éloigné. Délivré de crainte de la part des Romains, en attendant l’occasion d’en
tirer une vengeance éclatante, il prenait des mesures pour affermir sa
puissance. Il fit épouser à son fils Huneric la fille de Théodoric, roi des
Visigoths. Mais cette princesse infortunée ne fut pas longtemps à se ressentir
de la barbarie de son beau-père. Sur le simple soupçon qu’elle avait voulu
l’empoisonner, il lui fit couper le nez, et la renvoya a son père. La cruauté
fait naître la rébellion, et trouve ainsi le moyen de se repaître toujours de
nouveaux supplices. Genséric, devenu odieux à ses propres sujets, découvrit une
conspiration de quelques seigneurs; il les fit expirer dans les plus affreux tourments;
et, ses soupçons s’étendant sur tous ceux dont il pou voit craindre
l’infidélité, il immola à ses inquiétudes une infinité d’innocents. Le plus
noble sang des Vandales coula sous le glaive des bourreaux; et ces injustes
exécutions enlevèrent à Genséric plus de braves capitaines que ne lui en eût
fait perdre la plus funeste bataille. On marque sur cette année une comète qui
commença de paraître au mois de décembre, et se fit voir pendant plusieurs mois
de l’année suivante. Elle fut regardée comme le signal d’une grande peste qui
se répandit dans presque tous les pays du monde.
Théodose ne nomma point de consuls pour l’année 443. Pétronius Maximus et Patérius étaient
tous deux sujets de l’empire d’Occident. Le premier fut consul pour la seconde
fois, ayant déjà reçu cette dignité en 433. Quelques critiques prétendent qu’il
avait été une seconde fois consul en 441 avec Cyrus, et que son consulat de
l’an 443 fut le troisième. C’était ce Maxime que la Providence réservoir pour
punir un jour les excès de Valentinien en lui ravissant l’empire et la vie. Son
collègue Patérius, qui avait été l’année précédente
préfet du prétoire, était célèbre par son éloquence. Rome l’honora d’une statue
de bronze. Le froid fut excessif cette année, et fit périr plusieurs milliers
d’hommes et d’animaux. La neige tomba en si grande abondance, que la terre en
demeura couverte pendant six mois.
Les bains d’Achille à Constantinople avoient été réduits
en cendres par l’incendie de 433. Cyrus avait pris soin de leur rétablissement.
Ils furent achevés cette année et dédiés le 11 de janvier. Cette sorte de
dédicace était une cérémonie solennelle en usage dès le temps des empereurs
païens. Ces bains portaient le nom d’Achille, parce qu’ils avoient été la
première fois bâtis par Byzas, près d’un autel érigé
en l’honneur de ce héros. L’empereur Sévère les avait rebâtis de nouveau.
Au commencement de cet été, Théodose alla faire un voyage
dans l’Asie, et n’en revint que le 27 d’août. Ce prince n’avait pas les
qualités d’Alexandre; mais il lui ressemblait du moins en constance à supporter
la faim, la soif et toutes les incommodités des saisons. On rapporte de lui une
action pareille à celle du conquérant de la Perse. Un jour qu'il traversait la
Bithynie par une chaleur excessive, un de ses gardes le voyant couvert de sueur
et de poussière, vint lui présenter un vase rempli d’eau fraîche. L’empereur,
tourmenté d’une soif ardente, le prit entre ses mains et remercia le garde, lui
promettant récompense. Mais, comme il remarquait que les soldats de son
cortège, aussi altérés que lui, regardaient cette liqueur avec des yeux
d’envie, il rendit le vase en disant : Je ne veux point d'un soulagement que
je ne puis partager avec mes soldats. Etant arrivé à Héraclée dans le Pont,
il vit avec regret les murailles, les aqueducs et les autres édifices publics
tombés en ruine, parce que la ville manquait de fonds nécessaires pour les
entretenir. À la prière des habitants, il se chargea de les rétablir. Cette
ville, fameuse par les fables des Grecs et par l’histoire, était une colonie de
Mégare, bâtie sur le Pont-Euxin, à une lieue de l’embouchure du fleuve Lycus. Elle avait un bon port. D’abord libre, ensuite
possédée par des tyrans, elle avait recouvré sa liberté. Conquise par
Mithridate, après la défaite de ce prince, elle était tombée sous la puissance
des Romains, qui en avoient fait une de leurs colonies.
Le délabrement où il voyait Héraclée porta son attention
sur les autres villes de l’empire, qui pouvaient se trouver dans le même état.
Les villes possédaient des terres dont le revenu fournissait aux dépenses des
réparations. Mais, par la succession des temps, la plupart de ces fonds se trouvaient
aliénés, ayant été vendus à des particuliers. Pour remédier à ce désordre, il
ordonna par édit que toutes ces ventes faites depuis trente ans seraient
cassées, à l’exception de celles qui auraient été autorisées par un ordre du
prince, ou qui auraient été faites de son agrément et du consentement de la
ville. Par une autre loi, il permit aux pères qui n’avoient point d’enfants
légitimes de laisser tout leur bien à un fils naturel, en l’assujettissant aux
obligations du corps municipal, réservant cependant aux ascendants, s’il y en
avoir, le quart de l’héritage. Jamais les frontières n’avoient eu plus grand
besoin de défense; elles se trouvaient néanmoins dégarnies de troupes, tant par
la négligence que par l’avarice des officiers, qui, non contents de s’arroger
tous les jours de nouveaux droits sur les soldats, profitaient de la paie et de
la ration des absents. Théodose déclara par une loi qu’il ne donnerait le
commandement des frontières qu’à ceux qui en d’autres emplois militaires auraient
fait preuve d’intégrité, de courage et de vigilance ; que toute brigue pour
obtenir ce gradé serait punie de peine capitale; que ces commandants
résideraient sur les lieux, tiendraient leurs compagnies complètes, et les
exerceraient assidûment; qu’ils veilleraient à l’entretien des forteresses et
des vaisseaux destinés à la garde des rivières. Il ne leur permit de retenir
que la douzième partie sur la ration du soldat romain, ce qu’il voulut bien
accorder à leur avarice; mais il leur défendit de rien retrancher aux troupes
étrangères, sous peine de confiscation et de mort, sans aucune espérance de
grâce de la part du prince. Il exhorte dans sa loi les généraux à donner
l'exemple du désintéressement, et à veiller sur la conduite de leurs
subalternes. On donnait aux soldats des frontières des terres à cultiver, dont
ils avoient la jouissance sans payer aucune imposition; les commandants avoient
vendu la plupart de ces terres : l’empereur, en confirmant cet ancien privilège
des soldats, ordonne que ces ventes soient annulées, sauf à l’acheteur son
recours sur le vendeur. Il enjoint au maître des offices de représenter tous
les ans, dans le cours du mois de janvier, au conseil du prince, un mémoire
détaillé du nombre des soldats actuellement employés sur chaque frontière, et
de l’état où se trouveront les forteresses et les vaisseaux, afin,
dit-il, qu’étant instruits du tout, nous puissions récompenser l’exactitude
et punir la négligence. Il finit par ces paroles: Nous sommes persuadés
qu’en observant ces règlements dans notre milice, secondés de la protection du
ciel, nous repousserons l’ennemi, de quelque côté qu’il nous attaque. J’ai
rapporté cet édit presqu’en entier pour faire voir à quel point de décadence en
était venue la discipline, et que, pour se rétablir, elle aurait eu plus de
besoin d’activité et de vigueur dans le prince que de lois et d’ordonnances.
Plusieurs lois de ce temps-là sont adressées à Nomus,
maître des offices. C’était dans la cour de Théodose un personnage
très-accrédité. Instruit dans toutes les sciences humaines, on le consultait
sur les plus grandes affaires de l’empire, et il était capable de les bien
conduire, s’il n’eût pas été trop courtisan. Esclave de la faveur, il eut part
à la persécution que Chrysaphe suscita contre
l'Eglise à la fin du règne de Théodose. Comme il était prudent et circonspect,
il ne fut pas tout-à-fait écrasé par la chute du favori. Il conserva encore
quelque considération sous le règne de Marcien.
Théodose, voyant que depuis un an les barbares avaient
cessé leurs incursions, soulagea ses sujets du fardeau que la nécessité l’avait contraint de
leur imposer. Il diminua la taxe des terres, et remit les restes de ce qui était
dû au fisc depuis quelques années. Sa sœur Arcadia mourut; elle avait fait
bâtir à Constantinople, eu l’honneur de saint André, une église qui porta dans
la suite le nom d’Arcadia. La Bithynie fut ravagée par des pluies continuelles,
et par des débordements de rivières qui détruisirent plusieurs villes.
Saint Cyrille, qui avait soutenu avec tant de courage la
foi catholique contre Nestorius, étant mort le 27 de juin, Dioscore lui succéda; et avec Dioscore entrèrent dans l'église
d’Alexandrie le trouble et le scandale. Il suscita toutes sortes de
persécutions et de traverses aux parents de saint Cyrille. Son installation est
l’époque du renversement de la religion en Egypte. Sous l’appui de ce prélat
frénétique, l’hérésie d’Eutychès y jeta de si profondes racines, que, depuis
treize cents ans, ni les saints évêques qui ont par intervalle occupé ce grand
siège, ni les révolutions funestes qui ont plusieurs fois changé la face de
l’Egypte n’ont pu l’en arracher. Ce fut un tyran plutôt qu’un évêque. Superbe,
impérieux, cruel, il annonça d’abord son caractère par une audace
très-criminelle. Macaire, sénateur d’Alexandrie, ayant enlevé la femme d’un
habitant nommé Sophrone, celui-ci alla porter ses plaintes
à l’empereur, et revint avec un officier de la cour, chargé d’un ordre à
Macaire de se présenter en justice. L’empereur ne fut pas obéi. Dioscore prit le parti du ravisseur. Il envoya même le
diacre Isidore, ministre de ses violences, avec une troupe séditieuse, pour
tuer Sophrone et chasser l’officier. Ils furent l’un
et l’autre obligés de prendre la fuite; les biens de Sophrone furent pillés; et, sous un si faible gouvernement, la plus extrême misère fut
tout le fruit qu’il retira d’une si juste poursuite.
L’année 445 ne fournit aucun autre événement que la
défaite de Vitus en Espagne, dont nous avons déjà
parlé, et une sanglante sédition qui s’alluma dans le Cirque à Constantinople.
En voici l’occasion: dès le temps des premiers empereurs, les cochers du Cirque
étaient distingués par différentes couleurs, le blanc, le rouge, le bleu et le
vert. Les uns rapportent ces couleurs à la diversité des saisons, les autres à
la différence des éléments. Chaque livrée avait son écurie a part; et quatre
cochers, un de chacune couraient ensemble et se disputaient le prix. Cette
diversité faisait naître entre les spectateurs mêmes une ardente émulation:
chacun se passionnait pour une couleur; ce qui fit donner à ces différents
partis le nom de factions. Les empereurs se mêlaient dans ces cabales
jusqu’à l’indécence, et souvent jusqu’à la fureur. Caligula prenait fréquemment
ses repas dans l’écurie de la faction verte; Vitellius fit mourir des citoyens
pour avoir parlé avec mépris de la faction bleue; et nous verrons dans la suite
que ces jalousies, aussi violentes que frivoles, causèrent quelquefois de
grands désordres. La sédition qui s’excita cette année à Constantinople coûta
la vie à un grand nombre de spectateurs.
An. 446.
Une maladie épidémique avait enlevé beaucoup d’hommes et
d’animaux; elle continua l’année d’après, qui fut encore funeste à
Constantinople par une famine suivie de la peste. L’évêque Proclus étant mort,
le prêtre Flavien fut mis en sa place. Sa vertu lui attira bientôt de la haine
de l’eunuque Chrysaphe, qui avait entièrement
subjugué Théodose. C’était la coutume que l’évêque nouvellement ordonné envoyât
à l’empereur les eulogies: on nommait ainsi un pain que le prélat avait béni.
Flavien les ayant envoyés à l’ordinaire, le ministre, avare et peu religieux,
lui fil dire que l’empereur n’avait pas besoin d’une si chétive bénédiction, et
qu’il ferait bien d’envoyer la sienne en or. L’évêque répondit qu’il n’avait
d’or entre les mains que les vases sacrés, et que Chrysaphe n’ignorait pas que ces richesses appartenaient à Dieu et aux pauvres.
L’eunuque, vivement piqué de ce refus, conçut dès-lors le dessein de faire
déposer ce respectable prélat. Les Grecs postérieurs ajoutent que, n’espérant
pas pouvoir réussir sans éloigner Pulchérie, il contraignit cette princesse de
se retirer à l’Hebdome, où ils prétendent qu’elle
demeura jusqu’après le faux concile d’Ephèse. Mais ce récit parait démenti par
les lettres que saint Léon écrivit à Pulchérie dans cet intervalle : ces
lettres supposent qu’elle vivait à la cour, quoiqu’elle y eût sans doute peu de
crédit.
Je n’ai rien dit de ce qui se passa dans l’empire de
Valentinien pendant les six dernières années. L’histoire ne nous en a conservé
que quelques lois, et un petit nombre a événements que je vais réunir ici en
peu de mots. Valentinien, touché de compassion pour les Africains chassés par les
Vandales et dépouillés de tout, songea à leur procurer les soulagements qui pouvaient
adoucir leur misère. Il défendit à leurs créanciers de les suivre pour dettes,
jusqu’à ce que les débiteurs fussent rentrés en possession de leurs biens, à
moins qu’ils n’en possédassent dans d’autres provinces. On voit que ce prince
se flattait de recouvrer bientôt l’Afrique. Il déclara ces débiteurs quittes de
tout intérêt, en sorte qu’on ne pourrait jamais répéter sur eux que le capital.
Il permit aux avocats africains de plaider dans toutes les juridictions; car
alors chaque avocat était attaché au service d’un tribunal. Il ordonna que le
temps où leur fonctions avait été interrompues par l’invasion des Vandales leur
serait compté pour parvenir au rang de clarissime au bout d’un certain
temps de service, ils acquéraient ce titre, qui était celui des sénateurs, dont
ils partageaient les privilèges; que les appels interjetés dans les tribunaux
de l’Afrique seraient relevés devant le préfet de Rome; c’était mettre
l’Afrique an rang des provinces suburbicaires; qu’on n’accorderait aucun congé
aux soldats de la frontière; que chacun profiterait des prises qu’il auront
faites sur l’ennemi; enfin que les tributs seraient réduits au huitième. Cette
réduction faite, la Numidie payait tous les ans quatre mille deux cents sous
d’or , fournissait les vivres et fourrages pour deux cents chevaux; la
Mauritanie de Stèse payait cinquante chevaux. Le sou
d’or est évalué dans cette loi à quarante boisseaux de froment, ou à deux cent
soixante et dix livres de viande, ou à deux cents setiers de vin; ce qui peut
donner la valeur intrinsèque du sou d’or, et la proportion établie dans ce
temps-là entre les principales denrées. Ce prince insiste beaucoup, dans une de
ses lois, sur la primauté du siège apostolique fondé par saint Pierre, chef du corps
épiscopal: La paix ne peut, dit-il, subsister entre les églises qu’autant
qu’elles reconnaîtront toutes un même chef. Hilaire, évêque d’Arles, fut
représenté à Valentinien comme rebelle à l’autorité du saint siége. Le pape saint Léon, prévenu par les ennemis de ce
digne prélat, l’avait condamné dans un synode, et retranché de sa communion,
mais sans le déposer. L’empereur entra dans cette contestation; il défendit à
Hilaire de faire aucun acte d’autorité hors de son diocèse, ce qu’on l’accusait
d’avoir entrepris; il déclara qu’il ne serait permis à aucun évêque de rien
innover, s’il n’y était autorisé par le pape; que tous les évêques recevraient
comme une loi les ordonnances émanées du siège de Rome, et qu’un prélat, cité
en jugement par le pontife romain, s’il refusait de comparaitre, y serait forcé
par le gouverneur de la province. Telle était la jurisprudence canonique de
Valentinien. Cette loi, comme le remarque Baronius, est très-propre à faire
voir combien les empereurs ont contribué à établir la grandeur et l'autorité
des papes. Mais les procédés de saint Léon, à l’égard d’Hilaire d’Arles n’ont
pas empêché l’Eglise de mettre ce dernier au nombre des saints qu’elle invoque.
Saint Léon avait découvert de nouvelles abominations des manichéens, et les avait
fait connaitre en plein sénat par l’aveu même des coupables : l’empereur
prononça contre eux toutes les peines établies contre les sacrilèges, et priva
cette détestable secte de tous les droits de la société civile. Par une autre
loi, attendu les grandes dépenses que les circonstances exigeaient, et
l’épuisement du trésor, il ordonne que tous ceux qui sont distingués par leurs
titres fourniront pour la levée des troupes des sommes proportionnées à leurs
dignités : chaque milicien est estimé trente sous d’or, ce qui revient à quatre
cents livres de notre monnaie. C’est apparemment à quoi se montait alors la
paie du soldat, et la dépense nécessaire pour son équipement et sa subsistance
pendant une année. Mais nous voyons que dans ce temps-là l’estimation du
milicien varie selon la volonté des princes, sans doute à proportion des
besoins de l’épargne.
Les Bretons, accablés de maux par les ravages continuels des
Pictes, implorèrent encore une fois le secours des Romains. Errans dans leurs
forêts, et réduits à la pâture des animaux, la faim en obligeait un grand nombre
à se livrer eux-mêmes à ces brigands inhumains. D'autres défendaient encore
leur liberté: cachés dans les cavernes, entre les montagnes, ils en sortaient
de temps en temps pour fondre sur leurs ennemis. Ils écrivirent en Gaule au
général Aétius, consul pour la troisième fois en 446; cette lettre, trempée de
leurs larmes, portait pour titre: gémissemens des Bretons. Ils y dépeignaient ainsi leurs désastres: Les barbares nous
poussent vers la mer; la mer nous repousse vers les barbares. Toujours entre
deux morts, près d'être égorgés ou submergés, nous n'avons aucun secours, et
nous n’en pouvons attendre que de Dieu et des Romains, s’ils veulent bien être
en notre faveur les ministres de sa miséricorde. De si touchantes
supplications furent sans effet. Aétius ne pouvait abandonner la Gaule sans
l’exposer tout entière, et sans se mettre lui-même en danger de n’y plus
retrouver aucun passage. On regardait la Grande-Bretagne comme une province
retranchée du corps de l’empire, et perdue sans ressource.
L’idolâtrie étant enfin abattue, les chrétiens, et surtout
les ecclésiastiques, comme pour venger le sang de tant de martyrs, s’acharnaient
à détruire les idoles. Sans aucun égard à la beauté des ouvrages, ils les rompaient
en pièces, et les ensevelissaient sous des fondemens de murailles ou dans des fosses profondes, d’où la curiosité s’efforce
maintenant de les retirer pour l’avancement des arts et l’embellissement des
palais. Les tombeaux éprouvaient aussi ce zèle destructeur; et l’avarice,
encore plus que le zèle, allait chercher dans les cendres des morts ce qu’on pouvait
avoir enterré de précieux avec eux. On enlevait les marbres des sépultures, et,
sous prétexte de religion, on outrageait l’humanité. Valentinien défendit ces
excès dans une loi du 13 mars 447 ; et, par une sévérité qui n’était pas
moins excessive, il condamna à la proscription et au bannissement les
ecclésiastiques qui seraient convaincus d’avoir détruit des tombeaux; les
personnes qualifiées, à perdre la moitié de leurs biens, et à être déclarées
infâmes; et les autres à la mort.
La puissance des Suèves croissait de plus en plus en
Espagne. Leur roi Réchila, étant mort au mois d’août de cette année, laissa la
couronne a son fils Réchiaire, qui, trouvant des rivaux dans sa famille, eut
besoin de ruse et d’adresse pour se mettre en possession de l’héritage de son
père. Il fut le premier roi catholique des Suèves; mais il ne fut pas pour cela
moins ambitieux. Il forma le dessein de s’emparer de toute l’Espagne, et d’en
chasser entièrement les Romains. Cependant l’histoire ne l’accuse pas d’avoir
eu part à la mort du comte Censorius, qui fut
assassiné à Séville la première année du règne de Réchiaire. Le soupçon de ce
forfait tombe plutôt sur Théodoric, parce que l’assassin, nommé Agiulfe, était un barbare de la nation des Varnes, attaché au service des Visigoths. Réchiaire épousa
une fille de Théodoric; et dès qu’il se vit possesseur paisible de ses états,
il alla attaquer les Gascons, sujets de l’empire, qui habitaient ce qu’on
appelle aujourd’hui la Navarre. Après avoir fait le dégât dans ce pays, il
passa dans l’Aquitaine, pour y rendre visite à son beau-père. Etant retourné en
Espagne avec des troupes auxiliaires de Visigoths, il s’empara par surprise de
la ville de Lérida, d’où il enleva un grand nombre d’habitants, et ravagea le
pays de Saragosse. Ensuite, après avoir conclu un traité avec les Romains, il
se retira dans ses états, qui comprenaient la Galice, la Lusitanie et la
Bétique. Nous les verrons, après la mort de Valentinien, profiter des désordres
de l’empire pour étendre ses conquêtes.
Le mauvais état des affaires en Espagne causait peu d'inquiétude.
A mesure que l'empire d'Occident s’affaiblissait, il ressentit moins les coups
qu’on lui portait dans les provinces éloignées; ainsi qu’un corps paralytique,
où l’esprit et la vie, concentrés dans le cœur, perdent leur communication avec
les extrémités. Mais l’Orient, moins affaibli, sentit aussi plus vivement ses
pertes. La nature même semblait s’entendre avec Attila pour bouleverser la
terre, tandis que ce barbare conquérant la couvrait de sang et de carnage. Un
jour de dimanche, 26 de janvier, sur les neuf heures du matin, on entendit à
Constantinople un de ces bruits souterrains qui annoncent les tremblements de
terre. Tous les habitants prirent aussitôt la fuite; en un moment les églises
et les maisons restèrent abandonnées. Les plus faibles trouvèrent dans leur
effroi des forces pour se sauver; on emportait les malades dans leurs lits, les
enfants dans leurs berceaux, et tout ce grand peuple, saisi d’épouvante, se
réfugia en confusion dans les campagnes les plus voisines; en sorte que, dans
le désastre qui suivit, personne ne perdit la vie. Bientôt toute la ville
retentit d’un horrible fracas; les murs, bâtis trente-quatre ans auparavant par
Anthémius, s’écroulèrent avec cinquante-sept tours; les statues dont les places
étaient ornées, et les édifices de pierre dans la place de Taurus furent renversés.
Ce tremblement, le plus terrible qu’on eût jamais vu dans un pays où ces accidents
étaient fréquents, fut aussi le plus général. Il s’étendit dans tout l’Orient
et dans la Thrace. La longue muraille qui fermait la Chersonèse tomba tout
entière: des bourgs et des villes furent abîmés en Bithynie, dans l’Hellespont,
dans les deux Phrygies. Ce fléau détruisit une grande
partie d’Antioche, et n’épargna pas Alexandrie. La terre changea de face en
plusieurs endroits; on vit des sources tarir, on en vit sortir avec abondance
dans des terrains arides; des montagnes s’écroulèrent, il s’en éleva d’autres
au milieu des plaines. La mer ne fut pas moins agitée; bouillonnant avec furie,
elle engloutit des îles entières; et quelquefois fuyant du rivage pour se perdre
dans ses abîmes, elle laissait les vaisseaux à sec au milieu des sables. Les
secousses de la terre et de la mer se firent sentir à divers intervalles
pendant six mois, en diminuant toujours de violence. En plusieurs lieux l’air
parut embrasé, et répandit des vapeurs pestilentielles, qui firent mourir
quantité d’hommes et d’animaux. Pour rendre grâces à la bonté divine de ce
qu’aucun habitant de Constantinople n’avait péri, on institua une fête qui se célébrait
tous les ans le 26 de janvier.
Le tremblement y dura plusieurs jours, pendant lesquels l’empereur,
avec tout le peuple, se tint dans les environs, implorant la miséricorde de
Dieu par des prières continuelles. Dès que le terrain fut assuré, il fit relever
les murs et les tours. Constantin, préfet du prétoire, employa pour cette
réparation un si grand nombre d’ouvriers, qu’elle fut achevée en soixante
jours. On dit que les deux factions principales, la bleue et la verte, qui partageaient
alors Constantinople dans les jeux du Cirque, s’étant piquées d’émulation,
s’empressèrent à l’envi, et qu’ayant commencé, l’une par l’extrémité
septentrionale, l’autre par celle du midi, elles avancèrent l’ouvrage avec une
ardeur si égale, qu’elles se réunirent au milieu de cet espace, où elles
construisirent ensemble une porte qui fut nommée Polyandre, à cause de
la multitude de travailleurs qui s’y trouvèrent rassemblés. La ville d’Antioche
fut rétablie dans son ancienne splendeur par les soins de Memnone,
de Zoïse et de Calliste, que Théodose y envoya: ils y
ajoutèrent encore de nouveaux embellissements; et Anatolius, commandant des
troupes d’Orient, y fit bâtir un superbe portique.
Depuis le traité fait en 442 entre les Romains et les
Huns, Théodose s’endormant sur la foi d’un prince qui n’en connut jamais, s’abandonnait
à une sécurité toujours fatale aux empires. Il ne savait pas profiter de
la paix pour se mettre en état de soutenir avec honneur une nouvelle guerre.
Attila, au contraire, se rendit de plus en plus redoutable. Il fit assassiner
son frère Bléda, afin de régner seul, et d’être
maître d’exécuter les grands desseins que projetait son ambition. Il ne
méditait rien moins que la conquête de l’Asie et de l’Europe; et, vu sa grande
puissance, qui croissait tous les jours, et la faiblesse des deux empereurs, ce
projet n’avait rien de chimérique. Outre la nation des Huns, qu’il avait tout
entière réunie sous ses ordres, sa domination s’étendait au loin dans ces
vastes contrées qui confinent d’un côté à la mer Baltique, et de l’autre à l’Océan
oriental. Une grande partie des Germains, les Sarmates, les Scythes, les Gépides,
les Hérules, les Ruges, et cette multitude de peuples
qui habitaient entre le Danube, le Pont-Euxin et la mer Caspienne, obéissent à
ses lois.
Il avait toutes les qualités qui font les conquérants,
aimant la guerre, et ne faisant jamais la paix que pour la rompre avec plus
d’avantage; politique rusé autant que guerrier intrépide ; hardi sans être
téméraire; profond dans le conseil, prompt dans l’exécution, infatigable, sans
scrupule, sans religion. D’ailleurs, les vertus et les vices qui composent le
fond du caractère des autres princes, se mêlaient dans le sien, et se prêtaient
aux circonstances : franc ou dissimulé, juste ou injuste, tempérant ou dissolu,
humain ou cruel, selon ses intérêts : né pour effrayer la terre, ébranler les
empires, et porter d’une extrémité du monde à l’autre les foudres de la colère
divine. Aussi toutes les nations se sont-elles accordées à lui donner le titre
funeste de fléau de Dieu. Son extérieur n’avait rien de grand; mais tout
y était terrible, et retraçait la férocité de son origine. Il était de petite
taille, avait la poitrine large, la tête difforme en grosseur, les yeux petits
et étincelants, peu de barbe et de cheveux, que les fatigues avoient blanchis
de bonne heure; le nez écrasé, le teint basané, la démarche fière et menaçante.
Quoiqu’il n’eût point de religion, persuadé qu’il en fallait
une pour contenir ses sujets, il feignit d’honorer cette divinité farouche qui
fait mépriser toutes les autres en inspirant la fureur de la guerre et l’amour
du carnage. Les anciens rois des Scythes avoient adoré le dieu Mars sous la
forme d’une épée; elle était perdue depuis longtemps. Un pâtre voyant une de
ses génisses blessée, suivit la trace du sang, et, ayant trouvé une épée dont
la pointe sortit de terre, il vint la présenter à Attila. Ce prince fit
aussitôt répandre le bruit qu’il avait retrouvé l’épée de Mars; et que ce dieu,
lui mettant son glaive entre les mains, lui donnait l’investiture de tous les
royaumes, et le droit de faire la guerre à tous les peuples. Il parlait et agissait
conformément à cette idée. Les Romains de ces malheureux siècles flattaient les
barbares qu’ils ne pouvaient vaincre. Ils avoient honoré Alaric du titre de
général des armées romaines. Théodose en revêtit Attila par un brevet dans les
formes. Le roi des Huns l’accepta pour retirer les appointements attachés à
cette dignité, mais il dît en même temps aux députés que ce titre, ainsi que
tout autre, ne l’empêcherait pas de les combattre, s’ils manquaient à le
satisfaire; qu'il saurait bien les contraindre à le reconnaître, non pour leur
général, mais pour leur maître ; qu'il avait pour esclaves des rois supérieurs
aux généraux romains, et même aux empereurs. Affectant ainsi de fouler aux
pieds la majesté de l’empire, lorsqu’il commença la guerre, il porta
l’insolence au point d’envoyer aux deux empereurs un messager qu’il chargea de
leur dire: Attila, mon maître et le vôtre, vous ordonne de lui préparer un
palais.
Avant que d’attaquer l’empire , il voulut achever de
réduire les nations de la Sarmatie et de la Scythie. Il en restait une à
dompter: c’était les Acatires, peuple belliqueux, qui
ne vivait que de chasse et de la chair de ses troupeaux. Situés entre le Tanaïs
et le Volga, au nord du Pont-Euxin et de la mer Caspienne, ils étaient divisés
en plusieurs tribus, dont chacune avait son roi. Théodose leur avait envoyé des
présents pour les détourner de l’alliance d’Attila, et les engager dans les
intérêts de l’empire. Le plus ancien de ces rois avait sur les autres un degré
de prééminence. Le député romain, en distribuant les largesses de l’empereur, avait
manqué de suivre cet ordre. Couridac, le plus ancien
de ces princes, se croyant méprisé, avertit le roi des Huns de la liaison que
ses collègues formaient avec les Romains. Attila partit aussitôt à la tête
d’une armée; il défit et tua une partie de ces princes, réduisit les autres
sous son obéissance, et manda Couridac pour partager,
disait-il, avec lui les fruits de sa victoire : mais le barbare évita le piège.
Après s’être retiré dans des lieux inaccessibles, il fit répondre au roi des
Huns que, n’étant qu’un simple mortel, et ne pouvant envisager le soleil, il
ne se hasarderait pas à regarder en face le plus grand des dieux. Il fallut
qu’Attila se contentât de cette réponse. Il se rendit maître du reste du pays,
dont il donna la souveraineté à son fils aîné. Il craignait une irruption des
Tartares orientaux: pour les tenir éloignés de ses états, pendant l’expédition
qu’il méditait contre l’empire, il renouvela le traité de ligue qu’il avait
déjà fait avec les empereurs chinois.
Après ces préparatifs, Attila, suivi des rois ses
vassaux, dont le plus renomme pour la puissance et la bravoure était Ardaric, roi des Gépides, entra sur les terres de l’empire
avec une armée formidable, portant de toutes parts le ravage et l’épouvante. L’Illyrie,
la Thrace, la Dace, la Mœsie, éprouvèrent toutes les
horreurs d’une guerre barbare. Outre les places que les Huns aboient prises ou
ruinées dans leur incursion précédente, ils se rendirent maîtres de
soixante-dix villes, entre lesquelles on nomme Philippopolis,
Arcadiopolis, Marcianople et Constantie,
qu’ils rasèrent. Suivis d’une infinité de prisonniers, et chargés d’un butin
immense, ils s’étendirent en Thrace jusqu’au Pont-Euxin d’une part, et de
l’autre jusqu’au fond de la Chersonèse. Andrinople et Héraclée furent les deux
seules places qui échappèrent à leur fureur. Ils ruinèrent le château d’Athyre entre Sélymbrie et
Constantinople. La Macédoine, la Thessalie, furent ravagées, et ce torrent ne
s’arrêta qu’aux Thermopyles.
L’empereur, ayant fait marcher à la hâte ce qu’il put
rassembler de troupes, les partagea en deux corps. L’un fut commandé par Aspar
et Aréobinde, l’autre par Arnégiscle.
Celui-ci prit le chemin de la basse Mœsie, et livra
bataille à Attila près de la ville d’Ute, située dans l’endroit où un fleuve de
même nom se décharge dans le Danube. Ce général, qui s’était déshonoré six ans
auparavant par l’assassinat de Jean le Vandale, répara son honneur par une mort
glorieuse. Il tua de sa main un grand nombre d’ennemis; et, son cheval s’étant
abattu, il ne cessa de combattre avec un courage héroïque jusqu’au dernier
soupir. Son armée fut taillée en pièces. Les deux autres généraux furent
défaits dans la Chersonèse, et ne laissèrent à l'empire d’autre ressource
qu’une paix honteuse. Elle fut conclue l’année suivante 448.
Pour l’obtenir, Théodose offrit de grandes sommes
d’argent, qui furent d’abord rejetées; mais Anatolius, député par l’empereur,
vint à bout d’adoucir le farouche conquérant. Attila consentit enfin à entrer
en négociation. Il demanda que les Romains rendissent les transfuges; qu’ils
s’engageassent à n’en plus recevoir dans la suite; qu’ils payassent
actuellement six mille livres d’or, et tous les ans le tiers de cette somme à
titre de tribut; que, pour chaque prisonnier romain revenu dans l’empire sans
avoir payé sa rançon, ils donnassent douze pièces d’or, ou qu’ils remissent le
prisonnier entre les mains des Huns. Quelque dures que fussent ces conditions,
la nécessité les fit accepter; mais il fut plus aisé de s’y soumettre que de
les remplir. Les richesses du prince et celles des particuliers étaient
épuisées en spectacles, en bâtiments, en dépenses de luxe et de plaisirs, que
l’état le plus florissant aurait à peine soutenues. De plus, les Huns n’étaient
pas les seuls barbares auxquels on était obligé de payer tribut : depuis qu’on avait
négligé l’étude de la guerre, ce n'était qu’à force d’argent qu’on se garantissait
des attaques des peuples voisins. Pour recueillir la somme exigée par les Huns,
il fallut contraindre tous les sujets de l’empire, sans aucun égard aux
dignités, ni aux privilèges. Les commis employés au recouvrement de ces taxes
en faisaient la répartition selon leur caprice; et, n’épargnant aucune sorte
d’exaction, ils partageaient avec les Huns les dépouilles de l’état. Les plus
riches particuliers étoilent les plus exposés à ces vexations, et l’on vit des
familles, depuis longtemps opulentes, réduites à mettre en vente ce qu’elles avaient
de plus précieux. Il y en eut qui se laissèrent mourir de faim, ou qui se
pendirent de désespoir. Cependant Scotta, envoyé par
Attila, attendit à Constantinople l’exécution du traité. Enfin, après avoir
dépouillé le prince et les sujets, on remit entre les mains de ce commissaire
l’argent et les transfuges, dont plusieurs se firent tuer plutôt que de
retourner chez les Huns. De ce nombre fut un capitaine de gardes d’Attila, qui avait
déserté avec sa troupe.
Asémonte était
une place forte sur la frontière de la Thrace et de l’Illyrie. Dans la
désolation générale, elle osa seule résister, et fit voir qu’il eût été facile
de se défendre contre les Huns, si l’empire eût été peuplé d’habitans aussi courageux. Comme elle refusait de rendre les
prisonniers et les transfuges, Attila y mit le siège. Les assiégés, loin de
s’effrayer, se déterminèrent à s’ensevelir sous les ruines de leurs remparts,
et, par de fréquentes sorties, ils maltraitèrent tellement les Huns, que
ceux-ci furent obligés de s’éloigner, résolus de la réduire par famine. Les Asémontiens ne leur en donnèrent pas le temps. Toujours en
action, ils harcelaient sans cesse les barbares, taillaient en pièces leurs détachements,
arrachaient de leurs mains les prisonniers, en faisaient sur eux un grand
nombre. Une poignée de désespérés désolait une armée nombreuse. Les transfuges
répandus dans les provinces d'alentour se rendaient en foule dans Asémonte, dont les Huns, peu instruits dans la manière
d’attaquer ou de bloquer les villes, n’avoient pas su fermer tous les passages.
La place assiégée se peuplait tous les jours, tandis que les assiégeants faisaient
à tous moments de nouvelles pertes. Attila, irrité d’une si opiniâtre
résistance, en témoigna sa colère à Anatolius et à Théodule, commandons des
troupes de Thrace, qui étoilent encore auprès de lui; il leur déclara que, si
les Asémontiens ne se soumettaient, il allait
recommencer la guerre. Ces deux commissaires se trouvaient dans un étrange
embarras; ils avoient plusieurs fois envoyé des ordres; mais les assiégés refusaient
d’obéir. Attila prenait déjà les armes, lorsqu’on reçut enfin une réponse des habitants
d’Asémonte. On leur avait demandé de relâcher les
Huns qu’ils avaient pris, et de rendre les prisonniers romains qui s’étaient
réfugiés dans la place, ou de payer pour chacun d’eux la somme convenue; ils répondaient qu’ils ne pouvaient faire ni l’un ni l'autre; qu’ils avoient laissé partir
les Romains en liberté, et que, pour les Huns, ils les avoient égorgés; qu’ils
n’en avoient réservé, que deux, pour les échanger contre deux de leurs bergers
que les barbares avoient surpris au pied de leurs murailles; qu’ils étaient
prêts à les rendre, pourvu qu’on leur rendît leurs bergers; qu’autrement ils
les égorgeraient ainsi que les autres. Cette réponse fière fit sur Attila
une impression toute contraire à celle qu’appréhendait Anatolius. Soit qu’il
admirât dans ses ennemis cette indomptable valeur dont il se piquait lui-même,
soit qu’il aimât mieux sauver deux de ses gens que de se venger d’une ville
entière, il fit chercher ces deux bergers. Comme on ne les trouvait point dans
son camp, il consentit à jurer qu’il n’avait aucun prisonnier d’Asémonte; et les habitants jurèrent de leur part qu’ils
avoient renvoyé tous les transfuges qui s’étoilent retirés chez eux. Ce serment
était contraire à la vérité; mais les Asémontiens,
moins religieux que braves, s’imaginèrent que le parjure n’était plus un crime
dès qu’il s’agissait de sauver leurs compatriotes.
Pendant cette guerre d’Attila, Théodose, qui manquait de
capitaines, fut obligé d’avoir recours à un chef d’Isaures,
nommé Zénon. Il le fit venir à Constantinople avec ses troupes, et lui confia
la garde de cette ville, qui craignait d’être attaquée par les Huns. Zénon
gagna les bonnes grâces de Théodose, et devint en peu de temps un des plus puissants
personnages de l’empire. Il fut nommé général des troupes d’Orient, et consul
l’année même qu’on fit la paix avec les Huns. Ce barbare était trop fier pour
plier devant l’eunuque Chrysaphe, qui faisait la loi
même à son prince. Il osa se déclarer hautement son ennemi, et demander
plusieurs fois sa tête à l’empereur. Il ne respectait guère davantage Théodose
lui-même, comme il le fit voir en cette occasion. Aétius, qui entretenait avec
Attila une correspondance secrète, lui avait envoyé un Gaulois, nommé
Constance, pour lui servir de secrétaire. Constance, député à Constantinople,
offrit ses services à Théodose pour entretenir son maître dans des dispositions
pacifiques, à condition que l’empereur lui procurerait un mariage avantageux.
Théodose, qui ne craignait rien tant qu’une rupture avec les Huns, lui promit
la fille de Saturnin, ce comte des domestiques qu’Eudoxie avait fait tuer,
comme nous l’avons raconté. Elle était gardée dans un château. Zénon l’enleva
et la fit épouser à un de ses amis nommé Rufus. Constance s’en étant plaint à
son maître, Attila fit dire à Théodose qu’il s’en prenait à lui de l’affront
fait à son secrétaire; que l’empereur se rendit lui-même coupable de celte
violence en ne la punissant pas; que, s’il ne se sentait pas assez de forces
pour se faire obéir de ses sujets, Attila lui offrait les siennes. Théodose
fut piqué d'une leçon si hautaine; mais il fallait trouver le moyen d’apaiser
Attila sans irriter Zénon, qu’il craignait presque autant que le roi des Huns.
Il fit confisquer les biens de Saturnin, et, selon la réflexion de M. de
Tillemont, il couvrit sa faiblesse par une injustice. Chrysaphe profita sans doute de cette audace de Zénon pour le rendre odieux à l’empereur:
il l’accusa en secret d’aspirer à l’empire. Ce qui fortifiait ce soupçon, c’est
que Zénon était païen et zélé pour l’idolâtrie, qu’il paraissait vouloir
rétablir. Il ne parait pas cependant que Théodose ait osé prendre aucune mesure
pour rabaisser ce barbare, que l’imprudence du prince a voit rendu trop
puissant. Zenon ne mourut que la quatrième année du
règne de Marcien, s’étant rompu la jambe par la chute de son cheval, et sa mort
fut regardée comme un événement heureux qui délivrait l’empereur d’un sujet
devenu redoutable.
On rapporte que cette année un roi des Indes envoya à
Théodose un tigre privé, et qu’il y eut à Constantinople un nouvel incendie qui
consuma deux portiques et deux tours: le dommage fut sur-le-champ réparé par
Antiochus, préfet du prétoire d’Orient.
En Occident la dureté du gouvernement d’Aétius Pporta les Armoriques à la
révolte. Il fit marcher contre eux Eocaric : c’était
un prince païen, roi d’une peuplade d’Alains établis sur la Loire. Quelques auteurs
le font roi des Allemands, et prétendent que ces Allemands étoilent des Francs,
parce que les Francs, étant originaires de Germanie, sont quelquefois appelés
Germains. Mais ce n’est que dans le onzième ou douzième siècle que le nom d'Allemands est devenu commun à tous les Germains. Eocaric était
près d’entrer dans le pays, où il portion la désolation et le ravage. Saint
Germain d’Auxerre revenait alors de la Grande-Bretagne, où il avait fait un
second voyage avec Sévère, évêque de Trêves, pour y confondre encore une fois
l’hérésie pélagienne qui reprenait de nouvelles forces. Ce prélat, dont la
charité embrassait tous les peuples et tous les besoins de l’humanité, ne fut
pas plus tôt averti de la tempête qui menaçait les Armoriques,
qu’il alla au-devant d’Eocaric. Il le rencontre à la tête
de ses troupes: il le conjure d’épargner la province; il lui représente le
repentir des habitants, qui étaient d’eux-mêmes rentrés dans le devoir. Ses
paroles ne pouvant rien sur ce prince inflexible et avide de pillage, il saisit
la bride de son cheval, et arrêta avec lui toute son armée. Le roi barbare,
étonné de cette hardiesse, et frappé des regards de Germain, qui lui impriment
le respect, se rend enfin à des instances si pressantes; il consent à retourner
sur ses pas, et à laisser les Armoriques en paix,
pourvu qu’ils obtiennent leur pardon d’Aétius ou de l’empereur. Germain, pour
achever son ouvrage, se transporte en Italie; sa vertu se fait respecter d’une
cour corrompue. On lui avait déjà accordé la grâce des Armoriques,
lorsqu’on apprit une nouvelle révolte de ces peuples inquiets. Aétius l’apaisa
bientôt par le châtiment des coupables. Germain mourut à Ravenne le dernier
jour de juillet, et l’empereur fit transporter son corps à Auxerre avec une
pompe digne de la sainteté du prélat et de la majesté de l’empire.
Aétius, toujours attentif aux mouvements de la nation
Française, n’osait s’éloigner de la Gaule. Clodion, qui avait étendu son
domaine depuis le Rhin jusqu’à la Somme, mourut cette année. Mérovée son fils
lui succéda, quoiqu’il ne fût que le cadet. Soutenu de la puissance d’Aétius,
par qui même il avait été adopté, il fut préféré à Clodebaud son aîné. Celui-ci se retira à la cour d’Attila, qui, peu de temps après, le
ramena dans la Gaule. Clodebaud se trouva à la
fameuse bataille des champs Catalauniques, où Attila fut vaincu , ainsi que
nous le raconterons dans la suite, et Mérovée demeura en paisible possession de
la couronne, qu’il soutint avec gloire pendant les dix années de son règne. Ce
prince est devenu très célèbre; et la première race des rois de France fut
désignée dans la suite par le nom de mérovingienne.
Asture, qui
fut consul en 449 avec Protogène, mérite une place dans l’histoire. Il s’était
signalé en Espagne par la défaite des Bagaudes en 441. Il fallait qu’il eût un
penchant bien décidé pour la poésie, puis qu’ainsi que son gendre Mérobaude, il
l’aima jusque dans l’état. de caducité où elle était alors réduite. Après la
mort du prêtre Sédulius, il revit ses poèmes, et les
donna au public. Il en composa lui-même, et on lui attribue un de ceux qui
portent le nom de Sédulius. Il prit possession
du consulat dans la ville d’Arles, et ce qui se passa dans son installation
nous instruit de plusieurs usages de ce temps-là. Le premier de janvier, la
cérémonie commençait avant le jour. Le nouveau consul, revêtu de la robe nommée trabea, et assis sur la chaise curule, faisait
distribuer de l’argent aux assistants qui se trouvaient en grand nombre. Il donnait
ou envoyait à ses amis des tablettes qui portaient son nome et son image; on
les nommait diptyques, parce qu’elles étaient composées de deux feuilles
d’ivoire. On conserve encore à Liège une de celles du consul Asture. La solennité se terminait par un compliment fort
long, que prononçait un des plus habiles avocats.
Pendant cette année, l’Italie et la Gaule furent affligées
d’une si extrême disette, que les pères vendaient leurs enfants, et plusieurs
de ceux qui les achetaient les allaient vendre aux Vandales en Afrique. Deux
ans après, Valentinien cassa par une loi ces ventes déplorables, à condition
que l’argent serait rendu à l’acheteur avec un cinquième en sus pour les frais
des aliments. Il déclara qu’à l’avenir quiconque serait convaincu d’avoir
acheté un homme libre pour le revendre aux barbares, paierait au fisc six onces
d’0r: amende bien légère, et qui montre combien la liberté romaine avait alors
baissé de prix.
S’ils s’estimaient si peu eux-mêmes, leur lâcheté les rendait
encore plus méprisables aux étrangers. Une nature encore saine et vigoureuse,
quoique féroce et grossière, persuadait aux barbares qu’ils étaient nés pour
faire la loi à une nation abâtardie par le luxe, et que la puissance et les
trésors appartiendraient à la force et à la valeur. Tels étaient les sentiments
d’Attila. Depuis qu’il avait accordé la paix à Théodose, profitant de la faiblesse
du prince, il ne cessait de former de nouvelles prétentions. L’empereur, de son
côté, mettait toute son étude à ménager le roi des Huns: il recevait ses
envoyés avec honneur, il les comblait de présents; en sorte qu’Attila,
lorsqu’il voulait enrichir un de ses sujets, l’envoyait, sous quelque prétexte,
en ambassade à Constantinople, et faisait payer par l’empereur les services
qu’on lui rendait contre l’empereur même.
Théodose sentait le poids de cette honteuse servitude;
mais, n’osant s’en affranchir avec courage, il écouta les conseils de Chrysaphe. Ce ministre lâche et perfide fut d’avis de faire
assassiner Attila. Valentinien Ier et Valens n’avoient que trop
accoutumé les Romains à ces horribles forfaits. Sous le règne de ces princes on
avait vu périr trois rois par cette voie criminelle. Il ne s’agissait que de
chercher un traître; on crut l’avoir trouvé. Il venait d’arriver à
Constantinople un nouvel ambassadeur, nommé Edécon. C’était un capitaine des
gardes d’Attila, renommé par sa valeur. Il était accompagné d’Oreste, né en
Pannonie, mais devenu sujet et secrétaire d’Attila depuis que ce prince s’était
emparé des bords de la Save. Edécon remit à l’empereur les lettres de son
maître. Attila se plaignait qu’on ne lui eût pas rendu les transfuges, et que
les Romains s’attribuassent encore la possession des terres qu’il avait
conquises : il prétendait que tout le pays qui borde le Danube, depuis la Pannonie
jusqu’à Nove, dans la basse Mœsie, lui appartenait:
c’était une étendue de quinze journées de chemin. Il voulait que le marché
commun aux Romains et à la nation des Huns ne se tînt plus comme auparavant sur
les bords du Danube, mais à cinq journées de là, sur les ruines de Naïsse qu’il
avait détruite, et où il fixait les limites des deux états. Il demandait que,
pour régler tous ces articles, on lui députât les plus illustres d’entre les
consulaires, et promettait de s’avancer jusqu’à Sardique pour conférer avec eux. Si l’on n’avait pas d’égard à ses demandes, il menaçait
de se faire justice par les armes. Edécon, an sortir de l’audience, alla rendre
visite à Chrysaphe. Un Romain nommé Vigile lui servait
d’interprète. La conversation roula sur la magnificence du palais impérial, qui
avait frappé les yeux du barbare: il ne pouvait se lasser d’admirer le bonheur
des Romains qui possédaient tant de richesses.
Chrysaphe,
tout occupé de son projet, profita de cette ouverture. Il le lira à l’écart
avec Vigile, et lui dit qu’il ne tiendrait qu’à lui d’être aussi heureux, s’il voulait
servir l’empire: Jurez-moi seulement, ajouta-t-il, que, si vous
refusez d’exécuter ce que je vais vous proposer, du moins vous ne le révélerez
jamais. Edécon, l’ayant promis avec serment, Chrysaphe lui dit qu’il trouverait dans la reconnaissance de l’empereur des trésors
inépuisables, s’il voulait se défaire d’Attila. Après quelques moments de
réflexion, Edécon y consentit, et, pour y réussir, il ne demanda que cinquante
livres d’or, qu’il distribuerait, disait- il, aux gardes dont il était
capitaine, et qui lui prêteraient leurs bras pour l’exécution. L’eunuque offrait
de lui mettre sur-le-champ cette somme entre les mains; mais Edécon lui
représenta qu’il serait impossible de la cacher aux yeux de ceux qui l’accompagnaient
; qu’il valait mieux le laisser partir avec le député qu’on allait envoyer au
roi; que Vigile partirait avec eux en qualité d’interprète; et que le même
Vigile, étant ensuite de retour à Constantinople, lui ferait tenir la somme par
la voie dont ils seraient convenus. L’empereur approuva toutes ces
dispositions, et ne fit part de cette intrigue qu’à Martial, maître des
offices. Maximin fut choisi pour l’ambassade; mais on fit assez d’honneur à sa
probité pour n’oser le mettre dans une si honteuse confidence. C’était ce même
officier qui, vingt-sept ans auparavant, avait habilement négocié la paix avec le
roi de Perse.
L’empereur mandait à Attila que Maximin était un homme
de naissance et de mérite; qu’Attila ne devait pas, contre la foi des traités,
empiéter sur les terres des Romains; qu’on lui avait déjà remis plusieurs
transfuges; qu’on lui en renvoyait encore dix-sept, et qu'il n’en restait plus
dans l’empire. Maximin avait ordre de dire de bouche qu’Attila n'était
pas en droit d'exiger qu’on lui députai des officiers du premier rang; que
jamais les empereurs n’avaient envoyé aux rois des Huns, ses prédécesseurs, qu’un
soldat ou un messager; que, pour terminer tous les différends, il serait bon
qu'Attila fil partir Onégèse avec un plein pouvoir; que la proposition qu’il faisait
de se rendre à Sardique pour y conférer avec un
consulaire n’était pas recevable, puisque cette ville, ruinée par ses armes, n’étoit qu’un monceau de cendres. Onégèse était frère de Scotta, et le plus intime confident d’Attila. L’historien
Priscus, qui a laissé par écrit tout le détail de cette ambassade, avait été du
voyage avec Maximin; et il parle comme témoin oculaire. Ils partirent de
compagnie avec Edécon et Oreste. Sur la route il survint des contestations
entre les Romains et les Huns sur la prééminence de leurs maîtres; et l’on
s’aperçut qu’Oreste était jaloux des honneurs qu’Edécon avait reçus à
Constantinople. En approchant du Danube, ils rencontrèrent plusieurs troupes de
Huns, qu’Attila envoyait déjà sur la frontière, à dessein d’entrer incessamment
dans l’empire, si on différait de le satisfaire. Edécon fit demeurer les
envoyés à une demi-lieue au-delà du fleuve, et se détacha d’eux pour aller
avertir Attila de leur arrivée.
Le lendemain on les conduisit au camp d’Attila. Comme ils
dressaient leur tente sur un tertre un peu élevé, les barbares les firent
descendre de ce lieu pour camper au pied, parce que la tente d’Attila étant
dans la plaine, il ne convenait pas qu’ils se logeassent plus haut que le roi.
Un moment après arrivèrent Edécon, Oreste, Scotta et
plusieurs seigneurs, qui leur demandèrent, par ordre du roi, de quelle
commission ils étaient chargés. Maximin répondit qu’il en rendrait compte au
roi lui-même; que des ambassadeurs ne dévoient communiquer leurs instructions
qu’au prince auquel ils étaient envoyés; que les Huns ne pouvaient ignorer cet
usage général, et qu’il ne demandait d’être traité sur ce point que comme on
les traitait eux-mêmes à Constantinople. Les Huns, paraissant fort offensés
de ce refus, retournèrent vers Attila, et, étant revenus peu après, ils
exposèrent eux-mêmes à Maximin dans le plus grand détail le contenu de ses
dépêches, ajoutant que, s’il n’avait rien à dire de plus, il eût à s’en retourner
au plus tôt. Maximin, surpris de les voir si bien informés, se contenta de dire que, soit que ses instructions fussent telles en effet, soit qu’il en eût
d'autres, il n’en donnerait communication qu’au roi. Sur cette réponse ils
lui ordonnèrent de partir sur-le-champ. Il se disposait à obéir, malgré Vigile
qui blâmait la franchise de Maximin, et qui, étant instruit du complot, aurait
souhaité qu’on eût amusé les Huns pour donner à Edécon le temps d’exécuter ce
qu’il avait promis. Mais Vigile ignorait qu’Edécon même, soit qu’il eût trompé
l’empereur et Chrysaphe par une fausse promesse, soit
que la jalousie d’Oreste, qui éclairait de près toutes ses démarches, lui eût
fait changer d’avis, avait tout révélé à son maître. Maximin allait partir la
nuit même, lorsque Attila lui fit dire, qu’il lui permettait d’attendre le
jour; il lui envoyait en même temps un bœuf et quelques poissons du Danube pour
son repas et celui de sa suite. Cette attention d’Attila donnait à Maximin
quelque espérance; mais au point du jour il reçut un nouvel ordre de sortir du
camp. Priscus, le voyant fort affligé, prit avec lui un Romain qui savait la
langue des Huns, et sans en rien communiquera Maximin il alla trouver Scotta, et lui dit que Maximin était chargé de
propositions secrètes très-avantageuses pour la nation; qu’Onégèse en
particulier y gagnerait beaucoup, parce que l'empereur le demandait pour
traiter avec lui sur les points contestés, et qu’il ne sortiront de la cour de
Théodose qu'avec de riches présents; que l'absence d'Onégèse, occupé alors dans
le pays des Acatires, était pour eux un fâcheux
contretemps ; mais qu’on leur avait dit que Scotta avait
aussi quelque crédit auprès d’Attila; que, s’il voulait l’employer à leur
procurer une audience il en serait bien récompensé. Scotta,
piqué d’honneur, voulant faire voir qu’il était écouté de son maître, monte à
cheval aussitôt pour aller trouver Attila. On sut bon gré à Priscus de cette
démarche, et l’on se prépara à l’audience qu’on espérait.
Bientôt après, on vit arriver Scotta avec un ordre de conduire Maximin et sa suite à la tente d’Attila. Elle était
environnée de gardes. Attila était assis sur un siège de bois. Maximin, s’étant
avancé, le salua, et lui présentant la lettre de Théodose: Nos empereurs,
lui dit-il, font des vœux pour votre conservation et pour celle des vôtres. Et moi, répondit brusquement le barbare, je souhaite aux Romains tout
ce qu'ils me souhaitent à moi-même. Jetant alors sur Vigile des regards de
colère, qu’il accompagnait de termes injurieux: Comment es-tu assez hardi,
lui dit-il, pour te présenter devant moi? toi qui, ayant servi d'interprète à
Anatolius, sais parfaitement de quoi je suis convenu avec lui: avant que de m’envoyer
une nouvelle ambassade, les Romains ne de-voient-ils pas me rendre tous les
transfuges qu’ils ont à moi? Vigile ayant répondu qu’il n’en restait aucun
dans l’empire, Attila, encore plus irrité : Si je ne respectais le droit des
gens, dit-il d’un ton terrible, je te ferais attacher en croix et
dévorer par les vautours, pour te punir de ton impudence: je sais que vous
retenez encore plusieurs de mes déserteurs. En même temps il fit lire une
liste qui en contenait les noms, et donna ordre à Vigile de partir avec un de
ses officiers nommé Eslas pour les redemander à l’empereur, ou lui signifier
qu’il lui déclarait la guerre, ajoutant avec fierté : Je ne souffrirai
pas que mes esclaves portent les armes contre moi, quoique je ne craigne pas les
services qu’ils peuvent rendre à leurs protecteurs. Est-il dans votre
empire une ville, une forteresse qui puisse subsister quand Attila aura résolu
de la détruire? Il commanda à Maximin d’attendre la réponse qu’il voulait
faire à la lettre de l’empereur, et de lui remettre les présents qu’il devait avoir
apportés. Maximin les lui mit entre les mains, et se retira.
L’ambassadeur était étonné d’une réception si dure.
Vigile lui-même, quoiqu’il eût part au complot, ne pouvait croire qu’Edécon eût
osé en informer Attila, au risque d’être puni pour avoir écouté des
propositions si criminelles. Il aimait mieux se persuader que la mauvaise
humeur de ce prince était un effet des rapports d’Oreste. Pendant qu’il s’occupait
de ces pensées, Edécon vint à leur tente, et ayant pris Vigile à part, il
l’avertit en secret d’apporter à son retour l’argent dont on était convenu; que
tout était préparé, et qu'il ne tenait plus qu’à ce seul point pour passer à
l'exécution. À peine Edécon était-il sorti, qu’il arriva d’autres officiers
pour défendre aux Romains de la part du prince de rien acheter dans le camp des
Huns, excepté les subsistances nécessaires. C’était une ruse d’Attila; il espérait
convaincre plus aisément Vigile lorsque celui-ci serait surpris à son retour
avec les cinquante livres d’or, sans pouvoir alléguer aucun emploi vraisemblable
auquel fût destinée une si grande somme.
Après le départ de Vigile et d’Eslas, Attila s’éloigna
des bords du Danube, pour se retirer plus avant vers le nord, dans les vastes
plaines de la Scythie. Les Romains furent obligés de le suivre avec beaucoup de
fatigues et d’incommodités. Ils rencontrèrent dans ce voyage le comte Romule, Promote gouverneur du Norique, et un officier de
guerre nommé Romain, que Valentinien envoyait à Attila. Voici le sujet de celle
ambassade. Sept ans auparavant, lorsque Bléda et
Attila assiégeaient Sirmium, l’évêque de cette ville fit passer au secrétaire
d’Attila plusieurs vases d’or de son église, le priant de les employer à payer
sa rançon et celle de ce qu’il pourrait d’habitants, lorsque la ville serait
prise. Ce secrétaire était Romain et ami de l’évêque. Après le saccagement de
Sirmium, dans lequel l’évêque avait péri, ce dépositaire infidèle s’appropria
le dépôt; et, étant allé à Rome pour quelque affaire, il le mit en gage pour
une somme d’argent chez un banquier nommé Sylvain. Les rois des Huns ayant été
instruits de ce larcin, firent pendre le secrétaire à son retour, et sommèrent
Valentinien de leur livrer Sylvain, d’abord receleur, et ensuite détenteur
injuste d’un trésor qui leur appartenait par droit de conquête. Attila,
s’obstinant à cette demande, Valentinien lui envoyait ces trois députés pour
lui faire entendre que Sylvain ne méritait aucune punition; qu'il avait
prêté sur ces vases une somme d’argent égale à leur valeur; qu’après la mort de
son débiteur il les avait rendus à l'Eglise, parce que c’était ni des vases
sacrés, qui ne pouvaient être convertis à des usages profanes; que si le roi ne
se rendait pas à de si justes remontrances, tout ce que Sylvain pouvait faire était
de lui en envoyer le prix; mais que l'empereur ne devait pas livrer au supplice
un homme dont il connaissait l'innocence. Pour achever ce qui regarde cette
affaire, l'ambassade n’eut aucun succès. Attila persista à demander Sylvain, et
l’empereur à le refuser. Ce fut dans la suite un des prétextes dont se servit
le roi des Huns pour porter la guerre en Occident.
Après sept jours de marche on arriva au palais d’Attila.
C’était un vaste édifice, très-élevé, bâti de bois, flanqué de tours de même
construction, et environné d’une enceinte de planches. Il n’y avait point de
pierres en ce pays; il avait fallu faire venir de la Pannonie celle dont on s’était
servi pour bâtir des bains à l’usage d’Onégèse et de sa famille. Au-devant du
roi vinrent un grand nombre de jeunes filles chantant des vers à sa louange.
Elles marchaient à la file par bandes de sept; chaque bande était couverte d’un
voile de toile blanche, qu’elles tenaient tendu au-dessus de leurs têtes. La
femme d’Onégèse, suivie d’une multitude d’esclaves, vint présenter au prince
des rafraîchissements. Les principaux seigneurs soutenaient devant lui une
table d’argent massif. Attila, sans descendre de cheval, prit en main une coupe
pleine de vin, en but quelque gouttes, et entra dans le palais. Après un jour
de repos il sortit, et, ayant fait placer son siège à la porte, il passa une
partie du jour à entendre et à juger les contestations de ses sujets. Il rentra
ensuite pour donner audience aux députés des nations barbares.
Cependant les Romains, après avoir fait des présents à Cerca, la plus honorée des femmes d’Attila, et à Onégèse,
qui était de retour, voulurent engager celui-ci à demander au roi l’ambassade
de Constantinople; ils lui promettaient de la part de l’empereur l’accueil le
plus honorable et des présents de grande valeur. Pensez-vous, leur
répondit Onégèse, pouvoir avec toutes vos richesses, corrompre ma fidélité?
J’aime mieux être l'esclave d’Attila que le plus grand seigneur de votre
empire. Cessez de vouloir m’attirer à Constantinople. Je vous servirai plus
utilement ici en vous ménageant l’esprit du prince, et en lui inspirant des sentiments
de douceur. Si j'étais à votre cour, ce que je ferais pour vous me rendrait
suspect à mon maître. Il déclara ensuite à Maximin qu’Attila exigeait
absolument de l’empereur qu’il lui envoyât en ambassade Anatolius, Nomus, ou Sénator, personnages consulaires, et qu’il n’en recevrait
point d’autres. Sur quoi Maximin ayant répondu que de désigner ainsi les
ambassadeurs, c'était les rendre suspects à leur prince; eh bien, repartit Onégèse, préparez-vous donc à la guerre. Cette contestation
n’empêcha pas que Maximin et Priscus, ainsi que les députés d’Occident, ne fussent
invités à un repas solennel qu’Attila donnait à toute sa cour. Ce qu’il y eut
de plus remarquable, c’est que tous les convives étant servis en vaisselle d’or
et d’argent, Attila ne fit usage que de vases de bois, et ne mangea que d’une
seule espèce de viande. Ce prince ne se distinguait que par sa frugalité et par
la simplicité de son extérieur. Ses habits, ses armes, sa chaussure, les
harnois de ses chevaux n’étaient enrichis d’aucun ornement; il laissait à ses
officiers l’usage de l’or et des pierreries. Sur le soir entrèrent dans la
salle du festin deux poêles qui chantèrent les victoires d’Attila. Les Romains
observèrent que ce récit embrasait les jeunes gens d’une ardeur guerrière qui étincelait
dans leurs yeux et sur leur visage, et que les vieillards versaient des larmes
de regret de n’être plus en âge de prendre part à ces glorieux exploits. La
fête se termina par les postures et les folies de deux bouffons qui excitèrent
dans l’assemblée de grands éclats de rire, tandis qu’Attila, sans changer de
contenance, sans laisser échapper un seul souris, ne donnait d’autres signes de
gaîté que les caresses qu’il faisait à Hernac, le
plus jeune de ses fils. Il l’aimait de préférence, parce que ses devins lui
avoient prédit que ses autres fils périraient sans postérité, et que celui-là
seul serait le soutien de sa race.
Quelques jours après, Attila congédia les Romains. Il les
traita avec bonté, les admit à sa table, leur fit des présents, et obligea tous
les seigneurs de sa cour de leur en faire. À la prière de Maximin il relâcha,
pour la somme de cinquante pièces d’or, une femme distinguée qui avait été
prise dans Ratiaria avec ses enfants, et renvoya les enfants
sans rançon, disant qu’il en faisait présent à l’empereur. Il fit partir avec
eux un de ses principaux officiers, nommé Béric, qui avait
déjà été en ambassade à Constantinople.
En approchant de cette ville, ils rencontrèrent Vigile
qui retournait en Scythie pour y porter à Edécon le prix du forfait qu’il s’était
chargé d’exécuter. Attila avait conduit toute cette affaire avec la plus
profonde dissimulation. Il savait que Maximin n’avait aucune connaissance de ce
noir complot, et que Théodose, Chrysaphe et Vigile étaient
les seuls coupables. Il avait amené Vigile au point de fournir lui-même les
preuves de son crime. En arrivant au palais d’Attila il fut arrêté; on le
trouva saisi de la somme; il fut conduit au roi avec son fils, dont il s’était
fait accompagner dans ce voyage. Attila l’interrogea lui-même; et, voyant que
ce fourbe, confondu dans toutes ses réponses, tergiversait encore sur l’emploi
qu’il prétendait faire de cet argent, il donna ordre de tuer son fils à ses
yeux, s’il n’avouait sur-le-champ la vérité. A ces mots, Vigile, glacé
d’effroi, se jette aux pieds du prince; il lui demande la mort, et le conjure
de faire grâce à son fils qui n’a point de part à son crime; il avoue aussitôt
tout le complot. Attila le fait charger de fers, et lui déclare qu’il ne
sortira pas de prison que son fils n’ait apporté de Constantinople encore cent
livres d’or pour la rançon de l’un et de l’autre. C’était un sang vil, qu’Attila
ne daignait pas répandre. Toute sa colère se tourna contre l’empereur et son
ministre. Il envoya Eslas et Oreste à Constantinople, avec ordre à Oreste de se
présenter à l’empereur, portant à son cou la bourse dans laquelle Vigile avait
apporté les pièces d’or destinées à Edécon, et de demander à Chrysaphe s’il la reconnaissait. Eslas était chargé de dire
ensuite à l’empereur que Théodose et Attila étaient tous deux de noble race;
mais que Théodose avait dérogé à sa noblesse en devenant esclave d'Attila,
auquel il payait tribut; qu'il se comportait en esclave lâche et perfide, ayant
recours à la trahison pour se défaire de son maître; qu'Attila ne lui pardonnerait
que lorsqu'il lui aurait mis son eunuque entre les mains pour être puni comme
le méritaient ses attentats. Attila recommanda aussi à ses envoyés de faire
donner satisfaction à son secrétaire Constance sur le mariage que l’empereur
lui avoir promis.
Une insulte si bien méritée fit trembler Théodose. Elle
effraya encore davantage son indigne ministre, qui avait corrompu l’esprit de
ce prince naturellement bon, mais par sa faiblesse aussi dangereux que s’il fût
né méchant. Chrysaphe n’avait point d’amis; mais,
comme il était le maître des grâces, il avait des courtisans; et ceux-ci ne le
croyant pas perdu sans ressource, n’avaient garde de
l’abandonner. Anatolius et Nomus, qu’Attila avait désiré qu’on lui envoyât,
tous deux consulaires et patrices, s’offrirent pour cette négociation. Ils
furent chargés d’adoucir les barbares par des présents, et de lui promettre
pour Constance une femme encore plus riche que la fille de Saturnin. Lorsqu’ils
eurent passé le Danube, Attila qui les aimait, vint plusieurs journées
au-devant d’eux pour leur épargner un chemin long et pénible. Le prince
s’expliqua d’abord avec beaucoup d’aigreur; mais il se laissa peu à peu apaiser
par les présents et par les soumissions des députés. Il jura de nouveau
d’observer le traité précédent; il accorda même plus qu’on n’aurait osé
espérer, cédant aux Romains tout le pays au midi du Danube, et promettant de ne
plus inquiéter l’empereur au sujet des transfuges, pourvu qu’il donnât parole
de n’en plus recevoir dans ses états. Il mit en liberté Vigile , après avoir
reçu les cent livres d’or que le fils avait tirées de Chrysaphe.
Le succès inespéré d’une négociation si épineuse est un miracle d’adresse dans
les députés. Pour leur donner des marques sensibles de bienveillance, Attila
leur remit sans rançon un grand nombre de prisonniers, et leur fit présent de
chevaux et de fourrures précieuses. Constance partit avec eux. On lui fit
épouser à Constantinople la veuve d’Armace, qui était
mort en Afrique huit ans auparavant. C’était une femme distinguée par sa naissance,
par sa beauté et par ses richesses. Ce fut ainsi que le juste ressentiment
d'Attila fut enfin assoupi à la gloire de ce prince, et à la honte de l’empire,
qui ne fut pas même assez heureux pour y gagner la disgrâce de Chrysaphe.
Dans le temps que cet eunuque attirait sur son maître
l’indignation d’Attila, il excitait de grands troubles dans l’état et dans
l’Eglise. Eutychès, prêtre hypocrite, et abbé d’un nombreux monastère près de
Constantinople, avait signalé son zèle contre Nestorius. Il s’était rendu par
ce moyen très-agréable à l’empereur, qui poursuivait vivement les nestoriens,
et qui, soupçonnant Théodoret d’être attaché à cette secte, lui avait ordonné
de sortir d’Antioche, et de se tenir renfermé dans la ville de Tyr, dont il était
évêque. Eutychès était parrain de Chrysaphe :
celui-ci, plus fidèle à cette liaison qu’à son baptême, appuyait de tout son
crédit cet hérésiarque, qui, en s’éloignant de la doctrine de Nestorius, s’était
jeté dans une erreur opposée. Nestorius avait divisé Jésus-Christ en deux
personnes; Eutychès confondait les deux natures après l’incarnation, et soutenait
que la divinité avait réellement souffert. Mais tout le pouvoir de Chrysaphe ne put empêcher qu’Eutychès ne fût condamné à
Constantinople dans un concile de trente évêques, auquel présida Flavien, dont
l’eunuque avait déjà juré la perte.
Théodose était lui-même mécontent de Flavien. Ce prince,
voulant, à la sollicitation de Chrysaphe, éloigner
absolument des affaires sa sœur Pulchérie, avait résolu de l’engager par force
dans l’état de diaconesse. Mais l’évêque, loin de se prêter à cette violence, avait
averti la princesse, qui s’était garantie du piège qu’on lui tendit. Eutychès
trouva donc à la cour toute la faveur qu’il désirait. Il obtint la révision de
son jugement, et fut encore condamné. L’empereur écrivit an pape saint Léon,
qui, étant instruit par Flavien de ce qui se passait à Constantinople, foudroya
l’hérésie par une lettre célèbre, où il développe avec une éloquente précision
la doctrine de l'Eglise. L’hérésiarque eut recours à Dioscore,
évêque d’Alexandrie, ennemi de la mémoire de saint Cyrille et persécuteur de
ses parents, dont il partageait les dépouilles avec Chrysaphe.
Ce prélat obtint de l’empereur la convocation d’un concile général, où la cause
d’Eutychès serait de nouveau discutée. En vain saint Léon s’efforça de
détourner l’empereur de ce dessein, lui représenta qu’il était inutile de
mettre en mouvement toute l’Eglise pour examiner une cause déjà jugée, et qui,
par son évidence, n’était susceptible d’aucun appel; l’empereur, persistant
dans sa résolution, saint Léon, pour ne pas abandonner à la cabale les intérêts
de la foi, députa trois légats. Théodose envoya ordre à tous les évêques de se
rendre au premier août dans la même ville d’Ephèse, où Nestorius avait été
condamné. Le turbulent Dioscore fut nommé président
du concile. Barsumas, archimandrite de
Constantinople, aussi violent que Dioscore, et le
plus vif partisan d’Eutychès, fut admis, contre les règles, entre les évêques,
avec droit de suffrage. Elpide, conseiller d’état, et
Euloge, secrétaire du prince, assistèrent à l’assemblée en qualité de
commissaires de l’empereur; et Proclus, proconsul d’Asie, reçut ordre de leur
prêter main-forte. Les évêques qui avoient condamné Eutychès dévoient aussi s’y
trouver, en qualité non pas de juges, mais de parties.
Le conciliabule s’ouvrit le huitième d’août. Il s’y
trouva cent trente évêques; et, dans une si nombreuse assemblée il n’y en eut
qu’un très-petit nombre qui osassent sacrifier leur intérêt personnel à celui
de la vérité. Les soldats tenant des chaînes, les moines qui escortaient Barsumas, les parabolans d’Alexandrie, satellites de Dioscore, menaçaient des dernières violences, écouta la
profession de foi d’Eutychès; mais on refusa d’entendre Eusèbe, évêque de Dorylée, son accusateur. Eutychès fut absous; on prononça
anathème contre la doctrine orthodoxe de deux natures en une seule personne.
Flavien et Eusèbe furent condamnés et déposés. Les légats réclamèrent en vain,
disant que la violence ne pouvait former la décision d’un concile. Un d’entre
eux, nommé Hilaire, qui fut pape dans la suite, fut obligé de s’enfuir, et
n’échappa qu’avec peine à la fureur des adversaires. Théodoret, quoique absent,
fut déposé, ainsi que plusieurs évêques, parce qu’ils paraissaient rejeter la
doctrine d’Eutychès. Anatolius, apocrisiaire de Dioscore,
fut ordonné évêque de Constantinople à la place de Flavien. Domnus,
évêque d’Antioche, quoiqu’il eût eu la faiblesse de souscrire, fut déposé parce
qu’il en témoignait du repentir. Flavien ayant mis entre les mains des légats
un acte d’appel au saint-siège, Barsumas et ses moines l’accablèrent de coups; Dioscore se
joignit à eux; et, après l’avoir cruellement maltraité, il l’envoya en exil à Hypèpes en Ldie, où ce saint
prélat mourut trois jours après. Ainsi se termina ce conciliabule monstrueux,
que la postérité a désigné sous le nom de brigandage d’Ephèse; où la
violence arracha les suffrages; où, au lieu des saintes Ecritures, on ne vit paraitre
que des bâtons et des épées; au lieu des louanges de Dieu, on n’entendit que
des menaces et des blasphèmes. L’hérésiarque accusé en fut le véritable chef : Chrysaphe en fut l’âme; point d’ordre dans le jugement,
point de respect pour les canons. Les orthodoxes y restèrent dans le silence,
les hérétiques élevèrent la voix; l’erreur y triompha de la vérité, et Dioscore de Flavien. Toute l’Église en gémit, et la plupart
des évêques qui avoient succombé à la terreur pleurèrent leur faute, et
demeurèrent jusqu’au concile de Chalcédoine plongés dans la douleur et dans la
confusion, rougissant de leur lâcheté, et n’osant se montrer à leurs peuples.
Tant que vécut Théodose, il continua d’être la dupe de
l’hypocrisie d’Eutychès. Cet hérésiarque eut assez de crédit pour fatiguer par
des exils, et tourmenter par des emprisonnements les prélats orthodoxes.
L’empereur fit publier un édit par lequel il ordonnait aux métropolitains de
signer et de faire signer à leurs suffragants les décrets du concile d’Ephèse,
et de l’en certifier par leurs lettres. Il défendait d’ordonner évêque
quiconque serait dans les sentiments de Nestorius et de Flavien, qu’il confondait
injustement ensemble; il enjoignait de déposer ceux qui étaient déjà ordonnés,
ou qui le seraient dans la suite par cabale ou par surprise; il faisait défense
de lire, de garder, de transcrire les écrits de Nestorius et de Théodoret; il commandait
à tous ceux qui en avoient de les brûler publiquement, sous peine d’exil et de
confiscation de tous les biens. Il imposait la même peine à quiconque donnerait
retraite en quelque lieu que ce fût aux partisans de la doctrine condamnée.
Théodoret appela au saint-siège, et supplia le pape
de le juger sur ses écrits. Ce prélat, condamné, exilé, déposé, ne perdit rien
de sa fermeté: il fut presque le seul en Orient qui osa élever la voix contre
l’hérésie victorieuse. Au milieu de la tyrannie de Chrysaphe,
il n’y eut à la cour de Théodose que Pulchérie, et Sporace,
comte des domestiques, qui se déclarèrent en faveur des orthodoxes persécutés.
La princesse fit d’inutiles efforts pour ramener son frère, qui n’écoutait plus
que Chrysaphe. Sporace osa
secourir Théodoret; et, par cette charité généreuse, il effaça la honte dont il
s’était couvert en favorisant Nestorius dans le temps du premier concile
d’Ephèse. Mais personne ne travailla avec plus d’ardeur que saint Léon à
réparer l’injure faite à l’Eglise. Après avoir condamné le conciliabule
d’Ephèse dans un synode qu’il tint à Rome, il sollicita vivement Théodose de
permettre la convocation d’un concile universel de l’Orient et de l’Occident,
qui se tiendrait en Italie. Il employa l’intervention de Valentinien et de Placidie:
il prit occasion d’un voyage que Valentinien avait fait à Rome avec sa mère et
sa femme pour visiter le tombeau de saint Pierre. Accompagné de plusieurs
évêques, il présenta à l’empereur et aux deux princesses les injustices et les
violences commises à Ephèse. Son discours les toucha sensiblement. Ils en
écrivirent à Théodose, mais ils n’en tirèrent que des protestations générales
d’attachement à la foi catholique. L’Eglise demeura divisée : les évêques
d’Egypte, de Palestine et de Thrace, suivaient Dioscore;
ceux d’Orient, de Pont et d’Asie, restèrent attachés à la méritoire et à la
doctrine de Flavien. Au commencement du règne de Marcien, le corps de ce prélat
fut solennellement rapporté à Constantinople, et inhumé dans l’église des
Apôtres, sépulture de ses prédécesseurs. Le légat Hilaire, devenu pape fit
peindre son martyre à la voûte d’une chapelle qui subsista jusqu’au pontificat
de Sixte V. On le voyait au milieu de l’assemblée d’Ephèse, environné des
satellites de Dioscore qui le tuaient à coups de pied. Barsumas, le chef de ces meurtriers, fut le
patriarche des hérétiques jacobites, qui subsistent encore en grand nombre en
Orient. Ils prirent, environ cent ans après, le nom de jacobites, qu’ils
portent encore aujourd’hui, de Jacques Baradée, évêque d’Edesse, qui travailla
avec ardeur à l’accroissement de leur secte.
Marine, sœur de Théodose, mourut cette année, le
troisième d’aout, 45o. L’empereur son frère ne lui survécut que d’un an. Au
retour d’un voyage de dévotion, qu’il avait fait au tombeau de saint Jean
l’évangéliste à Ephèse, étant allé à la chasse aux environs de Constantinople,
il tomba de cheval dans la petite rivière nommée Lycus,
et, s’étant démis les vertèbres du dos, il expira la nuit suivante, 28 de
juillet de l’an 45o. Il fut inhumé deux jours après dans un tombeau de porphyre
sous le portique de l’église des Apôtres, entre son père Arcadius et sa mère
Eudoxie. Il était au milieu de sa cinquantième année, et avait régné
quarante-deux ans et près de trois mois depuis la mort de son père : règne fort
long, si l’on en compte les années; mais qui paraîtra court, si l’on en mesure
la durée sur le nombre des belles actions du prince. Né avec un caractère doux
et bienfaisant, mais sans élévation et sans ressort, il savait obéir, mais il
ne sut jamais commander. Son enfance, sous le ministère d’Anthémius, fut la
partie la plus glorieuse de sa vie. Sa sœur Pulchérie était capable de le
conduire : elle régla ses mœurs, mais elle ne put élever son courage. Elle
voulut le former à la fois aux pratiques de la religion et aux soins du
gouvernement, pour te rendre tel que son aïeul, chrétien et monarque; mais les
eunuques écartèrent Pulchérie, et gouvernèrent leur maître au gré de leurs
intérêts. La faiblesse du souverain se communiquant aux sujets, un si long
règne fut un des plus stériles en grands hommes. Au lieu des surnoms de juste,
de sage, d’invincible, que d’autres monarques ont reçus de la
postérité, les écrivains grecs donnent à Théodose II celui de calligraphe,
c’est-à-dire qu’il savait bien peindre les caractères en écrivant; titre bien
mince, et qui décèle à la fois la disette d’esprit dans le prince, et la
petitesse d’esprit de ses panégyristes. Un auteur lui donne cependant un surnom
plus honorable, en le nommant le second fondateur de Constantinople, à cause
des murailles dont il environna cette ville, et des bâtiments dont il prit soin
de l’embellir. Mais, s’il orna la capitale de l’empire, il laissa avilir
l’empire tout entier par son incapacité. La majesté romaine, flétrie par
Attila, perdit sous son règne cet éclat qui l’avait jusqu’alors rendue
respectable aux barbares.
LIVRE TRENTE-TROISIÈME.
VALENTINIEN III, MARCIEN, MAXIME, AVITUS.
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HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |