HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |
LIVRE QUARANTE-QUATRIÈME.JUSTINIEN. An.537
La prise de Rome affligeait Vitigès. Il se repentait
d’avoir abandonné cette ville, et de s’être reposé sur la foi des habitants. Il
rassemblait ses forces pour s’en remettre en possession: mais, voulant
prévenir, s’il était possible, les malheurs d’une guerre, que la valeur
et l’expérience du général ennemi pouvaient rendre longue et
sanglante, il demandait la paix à Justinien. Il s’était fait connaître de
ce prince à Constantinople du temps de Justin: «Souvenez-vous (lui disait-il
dans sa lettre) des hommages que je rendis au neveu de l’empereur mon
respect pour l’empereur même! Jugez-en par la démarche que je fais auprès de
vous. Sans vous avoir offensé, j’ai déjà ressenti les calamités
d’une guerre meurtrière. Après tant de sang répandu, je ne vous
demande que votre amitié, comme si je n’avois aucun sujet de me plaindre.
Si Théodorat a mérité votre colère, je mérite votre
bienveillance; je vous ai vengé. Si vous chérissez la mémoire
d’Amalasonte, j’ai mis sa fille sur le trône. Ecoutez donc nos
députés; rendez-nous la paix, que nous n’avons jamais voulu rompre.
Fixez sur les deux nations la protection divine en affermissant la concorde
dont nos prédécesseurs ont jeté les fondements.» Il écrivit
pareillement aux principaux officiers du palais qu’il connaissait,
pour les engager à seconder ses instances, et aux évêques de ses
états, pour implorer le secours de leurs prières. Cette députation n’ayant
point eu de succès, il ne resta plus au roi des Goths que la voie des
armes.
Il voulut faire le premier essai de son bonheur et de ses
forces sur la Dalmatie, dont Constantin était demeure le maître. Asinaire et Vligisale reçurent ordre d’aller lever des troupes sur les
bords de la Save, et de marcher ensuite à Salone. Vitigès leur donna aussi
une flotte pour attaquer la ville , s’il le fallait, du côté de
la mer. Cette expédition ne fut pas heureuse. Tandis qu’Asinaire allait
enrôler des soldats dans la province de Save, Vligisale,
étant entré dans la Liburnie avec ce qu’il avait de
troupes, fut battu par les Romains près de Scardone, et
se renferma dans la ville de Burne pour attendre Asinaire. Constantin,
hors d’état de garder toutes les places de la Dalmatie, abandonna le reste
pour conserver Salone. Il l’environna d’un fossé, et le pourvut
de munitions de guerre et de bouche. Asinaire rejoignit son collègue
avec une nombreuse armée de barbares, qu’il avait attirés sous ses
étendards, et tous deux ensemble vinrent investir Salone. Constantin sortit
du port à la tête de sa flotte, prit ou coula à fond les vaisseaux
ennemis. Les Goths, après avoir continué le siège du côté de la terre,
furent bientôt réduits à se retirer, sans avoir gagné un pouce de terrain
en Dalmatie.
Cependant Bélisaire, maître des environs de Rome, y fit
construire divers ouvrages pour en défendre les approches. Bessas eut ordre
d’assiéger Narni, place très-forte en Ombrie, à dix-sept lieues de Rome. Elle était située
sur une montagne escarpée, au bord de la rivière du Nar.
Auguste y avait fait bâtir un pont, que la hardiesse de son élévation faisait
admirer comme un des plus beaux monuments de l’Italie. Bessas croyait
trouver une vigoureuse résistance; mais, dès qu’il parut, les habitants
ouvrirent les portes. Constantin n’en trouva pas non plus dans Spolette, ni dans Pérouse, alors capitale de la Toscane.
Vitigès, ne pouvant encore sortir de Ravenne, où il attendait Marcias avec les troupes que cet officier ramenait de
la Gaule, détacha un grand corps sous la conduite d’Unilas et de Pisas, pour s’opposer aux progrès de l’ennemi. Constantin marcha à leur
rencontre. Il y eut aux portes de Pérouse un combat où les Goths, supérieurs en
nombre, disputèrent quelque temps la victoire; mais ils cédèrent enfin à
la valeur des Romains, et périrent presque tous dans la fuite. Leurs commandants
furent pris et envoyés à Bélisaire. A cette nouvelle, Vitigès se mit en
marche le 21 de février, à la tête d’une armée que Procope fait monter à
cent cinquante mille hommes. Il ajoute que les cavaliers étoilent
cuirassés pour la plupart, et les chevaux bardés de fer.
Plein de confiance, le roi des Goths méprisait le petit nombre
de soldats enfermés dans Rome avec Bélisaire. Il craignait uniquement de ne pas
arriver assez tôt pour prévenir leur fuite. Comme il demandait à tous
ceux qu’il rencontrait sur sa route si Bélisaire était encore dans Rome,
un prêtre lui répondit: «Prince, n’ayez sur ce point aucune inquiétude; de
toutes les pratiques de la guerre, il n’y a que la fuite que Bélisaire ne
connaisse pas». En effet, ce général n’était pas même
tenté d’abandonner Rome; mais, comme il avait besoin de toutes ses
troupes, qui montait à peine à cinq mille hommes, il rappela Constantin et
Bessas, leur ordonnant de laisser dans les places dont ils s’étoilent
emparées une garnison suffisante pour les défendre. Constantin obéit
aussitôt; mais Bessas, n’ayant pas usé de la même diligence, n’était pas
encore hors de Narni, qu’il vit toute la plaine couverte de cavaliers. C’étaient
les coureurs de l’armée ennemie. Il les chargea brusquement, et les mit en
fuite. Mais, comme le nombre grossissait à chaque instant, Bessas, de peur
d’être enfin accablé, rentra dans la ville; et, après y avoir mis garnison,
il en sortit à la tête de ses cavaliers, et vint à toute bride annoncer à
Bélisaire l’arrivée prochaine des ennemis. Vitigès, toujours convaincu que les
Romains ne songeaient qu’à lui échapper, marcha droit par la Sabine, sans
s’arrêter devant aucune place. Il vint camper à deux milles de Rome, sur le
bord du Téveron, vis-à-vis d’un pont où
Bélisaire avait fait construire une tour, qu’il avait garnie de soldats
pour disputer le passage, et pour se donner le temps de faire entrer dans
Rome une plus grande quantité de provisions. Pendant la nuit, vingt-deux
cavaliers barbares de l’armée romaine passèrent an camp de Vitigès. Ce
prince se préparait à forcer le pont dès que le jour serait venu; mais la
lâcheté des soldats qui gardaient la tour lui ouvrit le passage. Effrayés
de la multitude des ennemis, ils s’évadèrent pendant la nuit; et, au
lieu de retourner à Rome, ils prirent la route de la Campanie pour se
soustraire au châtiment qu’ils méritaient.
Le lendemain Bélisaire, n’étant pas instruit de leur retraite,
s’approcha du pont avec mille cavaliers. Son dessein était de choisir un
poste avantageux pour y faire camper ses troupes. Ce ne fut pas sans
surprise qu’il vit accourir un gros de cavalerie; c’était l’avant-garde
des ennemis qui venait de passer le pont. Il crut devoir payer de sa
personne dans cette première rencontre, et donner aux Romains l’exemple
d’un courage capable de suppléer à l’inégalité des forces. Il devint donc
soldat sans cesser d’être capitaine; et, courant l’épée à la main à
la tête de ses cavaliers, il chargea les escadrons ennemis. Il montait un
puissant cheval, dressé à tous les mouvements des batailles, dans
lesquelles il servait son maître avec autant d’agilité que de vigueur. Les
transfuges, intéressés à faire périr Bélisaire, criaient de toutes parts, au
cheval bai; et les Goths, sans connaître ni le cavalier ni le cheval,
persuadés néanmoins que ce cri leur annonçait un exploit important, s’accordaient
tous à tirer sur Bélisaire. Les plus braves, étincelants d’ardeur, s’empressaient
de le joindre, et se disputaient l’honneur de l’abattre à coups de lances
et d’épées. Bélisaire , toujours en action, écartait les uns, renversai les autres;
tout tombait sur son passage. Mais sa force et sa bravoure auraient enfin
succombé, sans l’affection de ses gardes, qui, prodiguant leur vie pour
sauver celle de leur général, se précipitaient au-devant des coups,
lui faisaient un rempart de leurs boucliers et de leurs corps, et semblaient
être devenus autant de Bélisaires. Plusieurs d’entre
eux se firent tuer sur la place. Bélisaire eut le bonheur de ne pas
recevoir une seule blessure, quoiqu’il servît de but à tous les traits
des ennemis. Enfin les Goths, effrayés de ces prodiges de valeur,
tournèrent bride, et furent poursuivis jusqu’à leur camp. Le reste de leur
armée arrêta les Romains prêts à pénétrer dans leurs retranchements, et
força les vainqueurs de fuir à leur tour jusqu’à une hauteur, où ils
se rallièrent. Alors le combat recommença; les Romains, trop inférieurs en
nombre, auraient eu peine à faire refaite, sans la valeur héroïque de
Valentin, écuyer de Photius; il tint presque seul contre toute
la cavalerie des Goths, et donna aux siens le temps de regagner les murs
de Rome. Les barbares les poursuivirent jusqu’à la porte Salaria, nommée
depuis, en mémoire de cette journée, la porte de Bélisaire. Les habitants qui
craignaient que l’ennemi n’entrât pêle-mêle avec leurs escadrons, refusaient
d’ouvrir la porte malgré les instances et les menaces de Bélisaire, que le
sang et la poussière dont il était couvert rendaient méconnaissable.
D’ailleurs le jour baissait, et quelques fuyards avoient répandu dans la
ville que Bélisaire avait été tué dès le commencement de l’action. Les
barbares, accourus en foule sur le bord du fossé, brûlaient de le
franchir pour achever la défaite des Romains, resserrés entre
le fossé et la muraille. Ce qui restait de soldats dans
Rome, dépourvus de chef, et hors d’état de sortir malgré les habitants,
demeuraient simples spectateurs du danger de leurs camarades sans pouvoir
les secourir.
Le péril embrasa Bélisaire d’un nouveau courages. Ayant
ranimé ses soldats de la voix et du geste, il s’élança sur les ennemis. L’obscurité
du soir et la longueur de la course avaient déjà mis le désordre parmi
les Goths: lorsqu’ils se virent attaqués par ceux qu’ils venaient de
poursuivre, ils crurent avoir en même temps sur les bras toutes les
troupes de la ville, et s’enfuirent à bride abattue. Bélisaire, après leur
avoir donné la chasse jusqu’à une assez grande distance, revint sur
ses pas sans être poursuivi, et rentra dans Rome. On le reçut avec les
transports de la plus vive allégresse. Ceux qui avaient pleuré sa mort pou
voient à peine en croire leurs yeux, et Rome se crut à l’abri de tout sous
la garde d’un guerrier ardent, intrépide, invulnérable. Dans ce combat,
qui dura du matin jusqu’au soir, les Goths perdirent l’élite de leur cavalerie.
Un de leurs officiers, nommé Vandalaire, s’était
signalé parmi ceux qui s’acharnaient sur le général romain; il tomba percé de treize
coups, et fut laissé pour mort. Trois jours après, les barbares campés
sous les murs, ayant envoyé sur le champ de bataille pour enterrer leurs
morts, s’aperçurent que Vandalaire respirait encore.
On le secourut: il guérit de ses blessures, et jouit longtemps de
sa gloire.
Bélisaire ordonna aux habitants de tenir des feux
allumés, et d’être sur pied toute la nuit. Il fit la ronde autour des murs, et
prit les précautions nécessaires pour éviter la surprise. Rome avait quatorze
portes; il en confia la garde à quatorze de ses capitaines.
Bessas, chargé de garder la porte de Préneste, le fit avertir que les
barbares venaient d’entrer par celle de Saint-Pancrace, et de surprendre le
quartier du Janicule. Sur cette nouvelle ceux qui se trouvaient avec le
général, lui conseillaient de se retirer par une autre porte.
Mais Bélisaire, sans s’étonner, dépêcha des cavaliers pour vérifier
le fait; et, quand il eut appris que c’était une fausse alarme, il envoya
dire aux quatorze capitaines de ne s’occuper que de la garde de leurs portes,
et de se reposer de tout autre soin sur sa vigilance. Rome n’était pas
encore rassurée lorsque Vacis, capitaine goth,
se présenta de la part de Vitigès devant la porte Salaria. Il reprochait
aux habitants leur perfidie: «Quel est votre aveuglement, leur disait-il,
d'armer contre vous la puissance des Goths pour vous livrer aux Grecs,
qui sont hors d'état de vous défendre! L'Italie a-t-elle jamais vu venir
de Grèce autre chose que des comédiens et des bouffons?» Il ajoutait
beaucoup d'autres injures et, comme on ne lui répondait rien, il se
retira. Malgré les fatigues d’une si terrible journée, Bélisaire, encore
à jeun, passa la nuit à donner des ordres; et ce ne fut pas sans
peine que sa femme et ses amis l’engagèrent à prendre un peu de nourriture.
Les Goths vinrent le lendemain camper devant Rome, dont
ils espéraient se rendre aisément les maîtres, à cause de l’étendue de son
enceinte. Cette même raison, les mettant hors d’état d’environner la ville
entière, ils se partagèrent en six camps, pour embrasser
l’espace depuis la porte Flaminia vers le Tibre au
septentrion, jusqu’à la porte Prénestine à
l’orient. C’était la moitié du circuit de Rome. Mais, comme Bélisaire pouvait,
en rompant le pont Milvius, qui est à deux milles de Rome, leur ôter
la communication du pays situé entre le fleuve et la mer, et les mettre,
par cette précaution, dans l’impossibilité d’affamer la ville, ils établirent
un septième camp dans la plaine, nommée le camp de Néron, entre le
Vatican et le Tibre. Ainsi les Goths demeurèrent maîtres du pont et de
tous les dehors. Chacun de ces camps était fortifié d’un fossé et d’une
palissade. Ils coupèrent ensuite les quatorze aqueducs, tous bâtis de briques,
si larges et si élevés, qu’un homme à cheval pouvait se promener dans
l’intérieur. Le général romain prenait de son côté toutes les mesures que pouvait
lui suggérer la prudence. Il se chargea en personne de la défense des
portes Pinciana et Salaria, voisines l’une de
l’autre: c’était l’endroit le plus faible de l’enceinte, mais en même
temps le plus propre à faire des sorties. Il fit murer la porte Flaminia
et la porte Prénestine, et boucher les aqueducs, de
peur que les Goths ne pénétrassent dans Rome comme il était lui-même entré
dans Naples. Les moulins du Janicule, qui fournissaient aux habitants
toutes les farines, devenaient inutiles depuis que les Goths avoient coupé
les aqueducs, dont l’eau servait à les faire agir. Bélisaire en établit
d’autres sur des bateaux au-dessous du pont de bois, où l’eau était plus
resserrée et plus rapide. Les Goths tentèrent de lui ôter cette ressource
en jetant de grands arbres et des cadavres pour rompre les moulins, ou du
moins pour en embarrasser le mouvement. Bélisaire fit tendre
des chaînes d’un bord du Tibre à l’autre; elles servaient non-seulement
à garantir les bateaux, mais encore à fermer le passage aux ennemis, s’ils
entreprenaient d’entrer par le fleuve.
Le siège était à peine commencé, que le peuple de Rome,
accoutumé au repos et aux commodités de la vie, témoignait déjà son
impatience. La privation des bains, les vivres distribués avec économie,
l’obligation de passer les nuits à monter la garde sur les
murailles, la vue des campagnes ravagées, le peu d’espérance de tenir long
temps contre une armée si nombreuse, décourageaient les habitants. Ils murmuraient
contre Bélisaire, qui, par une témérité inouïe, n’ayant avec lui qu’une
poignée de soldats, attirait sur Rome toutes les forces des Goths, et l’engageaient
dans une guerre meurtrière, où elle n’avait nul intérêt. Les sénateurs n’osaient se
plaindre hautement; mais ils n’étaient pas mieux disposés que le peuple.
Vitigès, informé de ces mécontentements, ne cherchait qu’à les aigrir. Il
envoya des députés, qui, s’adressant à Bélisaire en présence du sénat et
des officiers de l’armée, lui dirent de la part de leur maître «que, si c’étaient
les Goths que les Grecs venaient chercher en Italie, ils avoient sous les yeux
le camp de Vitigès qui leur offrait la bataille; qu’il n’était pas juste
d’envelopper les habitants de Rome dans des périls qui leur étaient étrangers,
et de forcer leur légitime souverain à les traiter en ennemis; que Théodoric
avait comblé de faveurs la ville de Rome, et qu’il lui avait conservé sa
liberté; qu’elle s’était trahie elle-même en abandonnant des princes
dont elle n’avait jamais reçu que des bienfaits, et qui, maintenant
encore, quoique offensés par sa révolte, lui venaient offrir leur secours; que,
pour ménager le sang de son peuple, Vitigès voulait bien permettre aux
Grecs de sortir de Rome avec leur bagage; que, s’ils s’obstinaient à
soutenir un siège, le roi verrait avec regret ses sujets s’ensevelir avec
ses ennemis sous les ruines d’une ville qu’il chérissait». Bélisaire
répondit «qu’il livrerait bataille lorsqu’il le jugerait à propos, sans
prendre conseil de Vitigès; que Rome appartenait à l’empereur; et qu’en
s’en mettant en possession, il ne faisait que rentrer dans son domaine; que les
Goths se flattaient en vain, s’ils espéraient la reprendre, tant qu’il resterait
à Bélisaire un souffle de vie». Les sénateurs gardaient le silence; le
seul Fidélis, que Bélisaire avait fait préfet du
prétoire, prit la parole pour combattre les prétentions des Goths, et
soutint avec zèle les intérêts de l’empereur.
Sur le rapport des députés, Vitigès, perdant toute espérance
d’intimider Bélisaire, ne songea plus qu’à disposer ce qui était nécessaire
pour l’attaque. Il fit construire des tours roulantes, égales en hauteur aux
murailles de la ville, et qu’on faisait traîner par des bœufs. On prépara
grand nombre d’échelles, quatre béliers, beaucoup de fascines pour combler
le fossé, et faire avancer les tours et les béliers jusqu’au pied des murs.
Bélisaire, de son côté, borda les murailles de toutes les machines
meurtrières alors en usage dans les sièges, balistes, onagres, catapultes, qui lançaient
des javalots ou des pierres d’une énorme
grosseur. Au-dessus de chaque porte il fit descendre des herses garnies de grosses pointes
de fer, qui, dans le cas où les assiégeants approcheraient, pourraient
s’abattre sur eux, les percer et les écraser contre les portes.
Le dix-huitième jour du siège, au lever du soleil, les
Goths, conduits par Vitigès, marchèrent en ordre de bataille vers la porte
Salaria. A la vue des tours et des béliers qui s’avançaient à leur tête,
les habitants, glacés d’effroi, s’étonnaient de voir rire Bélisaire, qui
défendit à ses soldats de tirer sur l’ennemi qu’il n’en eût
donné l’ordre. Il leur semblait qu’il y avait de la folie à se faire
un jeu d’un spectacle si terrible, et à laisser approcher le péril de si près.
Déjà les Goths étaient au bord du fossé, lorsque Bélisaire, s’étant saisi
d’un arc , tira sur un commandant ennemi, couvert d’une cuirasse, et lui
perça le cou de part en part. Les habitants poussent un cri de joie,
regardant ce début comme un bon présage. Leurs cris redoublent à la vue
d’un second coup qui ne fut pas moins heureux. Alors
Bélisaire commanda à ses soldats de faire une décharge générale sur
les bœufs qui traînaient les machines. Cette nuée de flèches ayant abattu
tous ces animaux, les tours et les béliers demeurèrent sans mouvement; et
l’on reconnut que Bélisaire avait eu raison de rire de cet appareil,
et de le laisser avancer jusqu’à la portée du trait. Vitigès, désespérant
de réussir à cette attaque, y laissa une partie de ses troupes, avec ordre de
tirer sans cesse pour occuper Bélisaire, et ne lui pas donner le temps
de porter ailleurs du secours. Pour lui, prenant sur la gauche, il
marche du côté de la porte de Préneste, où la muraille était plus basse;
il avait eu soin d’y faire préparer d’avance des échelles et des machines.
Pendant que Vitigès faisait ses approches vis-à-vis de la
porte Salaria, une autre partie de ses troupes attaquait le mausolée d’Adrien.
C’était un superbe monument, élevé autrefois pour la sépulture de ce prince,
au-delà du Tibre, vis-à-vis du pont Aelius, à
cinquante pas de l’enceinte de la ville. Il était construit de
marbre de Paros, et les pierres étaient jointes ensemble sans aucun
lien. La base était carrée, et avait sur chaque face la largeur d’un jet
de pierre. Le reste de l’édifice s’élevait en forme d’une tour ronde, et dominait
les murs de Rome. Le sommet était orné de statues équestres et
dé chars de marbre d’un travail exquis. Comme ce. bâtiment pouvait tenir
lieu de forteresse, on l’avait joint aux murailles par le moyen de deux
bras; c’est aujourd’hui le château Saint-Auge. Bélisaire avait confié
ce poste à Constantin, qui veillait en même temps à la sûreté de la
muraille voisine, assez faiblement gardée, parce que le Tibre bordait la
ville de ce côté-là, et que l’on était obligé de ménager les troupes pour
suffire à la défense d’une si vaste enceinte. Constantin
payant appris que les ennemis voulaient passer le fleuve, et forcer
la muraille en cet endroit, y accourut avec une partie de ses soldats. Dès
qu’il se fat éloigné, un détachement des Goths vint attaquer le mausolée. Ils
approchèrent à la faveur d’un portique qui s’étendit depuis l’église de
Saint-Pierre, et ne furent aperçus que lorsqu’ils étaient déjà au pied de
l’édifice. Dans cette position ils n’avoient rien à craindre des balistes, qui portaient à
une certaine distance, et leurs larges boucliers les mettaient à couvert
des flèches. Ils en lançaient eux-mêmes une si grande quantité, que les
assiégés n’osaient paraître. La place était presque investie, et l’on commençait
à planter les échelles, lorsque les Romains, ne trouvant pas d’autre moyen
de se défendre, s’avisèrent dé briser les statues du mausolée, et d’en
jeter les pièces sur les assaillants, qui tombaient écrasés sous la
pesanteur de ces masses. Les Goths furent forcés de s’éloigner; et alors
les Romains, s’animant les uns les autres par de grands cris, firent usage de
leurs arcs et de leurs batistes, en sorte que les ennemis abandonnèrent
l’entreprise, et prirent la fuite avec d’autant plus de précipitation
que Constantin arriva dans ce moment, après avoir repoussé ceux qui tentaient
de passer le Tibre.
Les Goths ne réussirent pas mieux à la porte Saint Pancrace,
qui fermait le quartier du Janicule. L’élévation du terrain en rendait l’accès
difficile. Ils n’osèrent même attaquer la porte Flaminia, située entre des
rochers, et que Bélisaire avait fait murer. Entre cette dernière et la
porte Pinciane, la muraille était depuis longtemps
fendue depuis la moitié de sa hauteur jusqu’aux créneaux, en sorte que les deux
parties, séparées l’une de l’autre, penchaient l’une vers la ville,
l’autre vers la campagne. Bélisaire l’avait voulu réparer; mais les habitants
s’y étaient opposés, assurant que saint Pierre avait promis de la
défendre. Cette confiance n’était pas sans doute appuyée d’un fondement
fort solide; néanmoins il est certain que, pendant un siège de plus
d’une année, les Goths respectèrent cette seule partie des murailles, et
que, ni de jour ni de nuit, ils ne tentèrent de profiter d’une brèche si
favorable. Aussi dans la suite on se fit longtemps scrupule de la réparer.
L’assurance des Romains avait apparemment fait impression sur
les Goths, nation très-religieuse, quoique arienne; et ce fut ce qui
préserva cet endroit. Les barbares avoient une telle vénération pour les
princes des apôtres, que durant le siège, loin de profaner leurs églises
situées hors des murs, ils laissèrent au clergé romain la liberté de
les desservir comme en pleine paix.
Quoique Vitigès se fût éloigné de la porte Salaria pour
aller attaquer ce qu’on nommait le Parc, Bélisaire était resté dans son
premier poste. Avant que de le quitter, il fut témoin d’un coup extraordinaire.
Un Goth de grande taille et fort vaillant, couvert d’un casque et d’une cuirasse,
s'était séparé du reste de la troupe pour se faire remarquer. Adossé contre un
arbre, il ne cessait de tirer aux créneaux. Un gros javelot, parti d’une
batiste, vint lui percer la cuirasse et le corps, et, s’enfonçant
dans l’arbre jusqu’à la moitié de sa longueur, y cloua ce redoutable
guerrier. Les Goths, épouvantés, reculèrent hors de la portée des
machines, et cessèrent d’incommoder les assiégés. Cependant Bessas et Pérane, pressés par Vitigès, envoyèrent demander du
secours à Bélisaire. Il accourut lui-même, laissant à un de ses lieutenants
la garde de la porte Salaria. Le parc que Vitigès attaquait était un
enclos carré, dont un des côtés était fermé par la muraille de la ville,
qui tombait en ruine dans cet endroit; les trois autres côtés, fermés d’un
mur bas et sans défense, s’étendaient au-dehors. C’était le lieu où l’on
enfermait les lions et les autres bêtes féroces qui devaient servir aux
spectacles de l’amphithéâtre. Vitigès travaillait à pénétrer dans cet
enclos, persuadé qu’ensuite il forcerait aisément la muraille de la ville,
dont il connaissait la faiblesse. Bélisaire, ayant rassemblé auprès
de lui l’élite de ses troupes, rappela dans la ville ceux qui défendaient
l’enclos, et posta tous ses soldats derrière la porte, sans autres armes
que leurs épées. Il laissa les ennemis percer les murs du parc; et dès
qu’ils y furent entrés, ouvrant aussitôt la porte, il fit sortir sur
eux Cyprien à la tête des plus braves. Les Goths, surpris de cette attaque
imprévue, ne songent pas à se défendre. Ils fuient en désordre, se
renversent, s’écrasent les uns les autres au passage de la brèche, tandis
que les Romains les égorgent on les assomment. On les poursuit dans la
plaine; et comme leur camp était éloigné, il en périt un grand nombre dans
la fuite. On mit le feu à leurs machines qu’ils avoient abandonnées. En
même temps les barbares recevaient un pareil échec devant la
porte Salaria. Les Romains, ayant fait tout à coup une sortie, les
mirent en fuite, brûlèrent leurs machines, et les poursuivirent jusqu’à leur
camp, les massacrant à discrétion sans trouver de résistance. Procope dit qu’au
rapport même des assiégeants, cette journée leur coûta trente mille
hommes, sans compter les blessés, qui se trouvèrent encore en plus grand
nombre; ce qui paraît incroyable. Les Romains, chargés de dépouilles,
rentrèrent comme en triomphe, chantant les louanges de Bélisaire; et les
Goths passèrent la nuit à pleurer leurs morts et panser les blessés.
Dans une si pénible journée, parmi tant d’attaques différentes,
on peut dire que l’activité des soldats les avait multipliés. Cinq mille
hommes distribués avec intelligence, et animés du même esprit que leur
général, en avoient repoussé et défait cent cinquante mille.
Mais Bélisaire sentait bien que le danger est extrême pour quiconque
est réduit à la nécessité d’être toujours heureux, et qu’on est bien près de
périr quand on ne peut rien perdre sans perdre tout. Pendant que ses
soldats se reposaient de leurs fatigues, il écrivit à Justinien
pour lui demander un prompt secours. Après un récit modeste de ses
conquêtes en Sicile et en Italie, il lui exposait le petit nombre de ses
troupes et la multitude des Goths. Il lui rendait compte du commencement
du siège, et attribuait ses succès à l’arbitre souverain des événements; mais
il représentait «que ce serait abuser des faveurs de la Providence que de
négliger les moyens humains; qu’il avait besoin d’hommes et d’armes pour
combattre sans témérité des ennemis si nombreux; que, sans un renfort
considérable, l’Italie était perdue sans ressource avec l’honneur de l’empire,
et qu’il serait plus honteux de perdre ce qu’on avait conquis qu’il
ne l’eût été de ne pouvoir rien conquérir; qu’abandonner Rome, ce serait
punir les Romains de s’être montrés fidèles à leur légitime souverain; et
qu’il était impossible de garder cette grande ville sans des forces qui eussent
quelque proportion avec son étendue; qu’il était facile de l’affamer, et qu’on
ne devoir pas prétendre que les habitants refusassent le pain des Goths
pour mourir de faim sous les étendards de l’empire. Pour moi (ajoutait-il),
je sais que ma vie vous appartient; je suis résolu de la sacrifier plutôt
que de me rendre : c’est à vous à juger s’il est du bien de votre service
que Bélisaire s’ensevelisse sous les ruines de Rome». Cette lettre
réveilla l’empereur, qui, selon sa coutume, semblait avoir oublié l’expédition
depuis qu’il l’avait commandée. Il assembla des troupes et des vaisseaux, et
envoya ordre à Valérien et à Martin de passer au plus tôt en Italie. Ces
deux capitaines étaient partis, dès le mois de décembre précédent, avec
des recrues pour aller joindre Bélisaire; mais ils s’étaient arrêtés en
Acarnanie pour y passer l’hiver. La réponse de Justinien, qui assurait
Bélisaire d’une prompte assistance, soutint le courage des troupes, et
redoubla leur ardeur.
Le dix-neuvième jour du siège, Bélisaire, ayant convoqué
les soldats et les habitants, leur dit «que la durée du siège étant incertaine,
leur premier soin devait être d’éviter la famine; que, pour prévenir ce mal,
le seul dont leur courage ne pouvait les garantir, il fallait faire
passer à Naples leurs femmes, leurs enfants et ceux de leurs esclaves qui
n’étaient capables de rendre aucun service pour la défense de la ville;
qu’il ne pouvait même leur distribuer chaque jour que la moitié de la ration
ordinaire, mais qu’il leur paierait l’autre moitié en argent». Tous se
soumirent à cet ordre affligeant, mais nécessaire; bientôt les vaisseaux
qui se trouvaient dans le port furent remplis de femmes, d’enfants,
de vieillards, et la voie Appienne fut couverte
d’une foule de peuple qui prenait par terre le chemin de la Campanie. Dans
cette retraite ils n’avoient rien à craindre des ennemis, qui ne tenaient
pas la ville enfermée du côté du midi, et qui n’osaient s’écarter de leur
camp. Il sortait sans cesse de Rome des partis qui battaient la campagne;
les Maures surtout, accoutumés aux courses et aux brigandages, massacraient et dépouillaient
tous les Goths qu’ils trouvaient dispersés; et s’ils rencontraient une
troupe trop nombreuse, ils lui échappaient par leur vitesse. Ainsi toute
cette multitude sortit librement de Rome, et se retira soit en Campanie, soit
en Sicile.
Rome était délivrée des bouches inutiles; mais elle manquait
de soldats pour garnirions les postes, d’autant plus que les mêmes ne pourvoient
être sans cesse en faction, et qu’il fallait nécessairement qu’une
partie prît du repos tandis que l’autre faisait la garde. Bélisaire enrôla
les artisans, qui, manquant d’ouvrage pendant le siège, n’avaient pas de quoi
vivre; il leur assigna une paie journalière, et les divisa par compagnies,
qui montaient la garde tour à tour, chacune leur nuit. Il chassa de
la ville plusieurs sénateurs qu’il soupçonnait d’entretenir intelligence
avec l’ennemi. De ce nombre était Maxime, arrière petit-fils de celui qui
avait arraché le diadème et la vie à Valentinien III. Craignant
que les gardes des portes ne se laissassent corrompre pour favoriser
quelque surprise, il changeait les clefs et les serrures deux fois le
mois; et tontes les nuits il nommait de nouveaux capitaines pour faire les
rondes, chacun dans une étendue marquée. Leur fonction était de
visiter les sentinelles, d’écrire leurs noms, de remplacer ceux qui se trouvaient
absents, et d’en faire rapport au général, qui les châtiait selon les lois
militaires. Pour tenir les sentinelles alertes et les défendre du sommeil,
il faisait jouer des instruments sur les murailles pendant toute la nuit.
Il envoyait au-dehors de la ville, et le long du fossé, des patrouilles,
et surtout des Maures avec des chiens, afin que personne ne pût approcher
sans être découvert.
Il restait quelques païens dans Rome, mais cachés et en
petit nombre. Quelques-uns d’eux, encore entêtés de leurs anciennes
superstitions, essayèrent pendant une nuit d’ouvrir le temple de Janus, pour se
rendre ce dieu favorable pendant la guerre. Ce n’était qu’un
petit édifice carré, dans le Forum, vis-à-vis du lieu où s’assemblait le
sénat. L’intérieur était revêtu d’airain; la statue du dieu, haute de cinq
coudées, était de même métal, ainsi que les quatre portes. Ce temple demeurait fermé
depuis que le culte idolâtre était aboli dans Rome. On s’aperçut le
lendemain des efforts inutiles qu’on avait faits pour l’ouvrir. Bélisaire,
occupé de soins beaucoup plus importons, négligea de rechercher les
auteurs de cette folle tentative.
Le mauvais succès des premières attaques mit Vitigès en
fureur; il envoya ordre d’égorger les sénateurs qu’il avait conduits à Ravenne,
comme otages de la fidélité de Rome. Plusieurs, ayant été avertis,
s’échappèrent : de ce nombre étaient Cerventin,
et Réparât, frère du diacre Vigile, qui fut pape bientôt après. Ils se
retirèrent en Ligurie. Les autres furent massacrés. Après cette vengeance
inhumaine, Vitigès, voulant ôter aux assiégés la communication de la mer
qui leur était ouverte par le Tibre, résolut de se rendre maître de Porto.
C’était alors une place très forte, dont il ne reste plus que le nom.
Elle avait été bâtie par l’empereur Claude à l’embouchure du Tibre, sur le bras
qui coule à droite: car ce fleuve, approchant de la mer, se partage en
deux, et forme une île large de deux mille pas, qu’on appelait l’île
sacrée. De Porto, une voie spacieuse et commode conduisit à Rome, qui
n’en est qu’à cinq lieues : ce chemin servait au transport des
marchandises, soit par terre, soit dans des barques tirées par des bœufs.
Sur l’autre bras on voyait le port d’Ostie, ville autrefois considérable,
bâtie dès le temps des rois de Rome, mais qui n’était plus qu’une méchante
place sans murailles. La voie d’Ostie était couverte de forêts. On l’avait
abandonnée, parce qu’elle s’éloignait du canal, et qu’il n’y avait point de
tirage. Trois cents hommes auraient suffi pour défendre Porto; mais Bélisaire
n’avait pas des soldats de reste. Les Goths s’en emparèrent sans
peine, passèrent les habitants au fil de l’épée, et y laissèrent
une garnison de mille hommes. La navigation du Tibre étant fermée aux
Romains, leurs vaisseaux étaient obligés d’aborder à une journée d’Ostie ,
dans le port d’Antium, d’où il était difficile de voiturer les convois à
Rome, faute d’hommes pour employer à ce travail.
Vingt jours après la prise de Porto , Martin et Valérien
arrivèrent avec seize cents cavaliers, tirés pour la plupart des nations
barbares qui habitaient les bords du Danube, Huns, Antes, Esclavons. Ce
renfort était considérable pour un général qui savait faire usage
des hommes. Dès le lendemain Bélisaire fit sortir de Rome un de ses
gardes, nommé Trajan, homme de courage, à la tête de deux cents cavaliers;
il lui ordonna d’aller droit au camp des ennemis, et, lorsqu’il en serait proche,
de se poster sur une éminence qu’il lui montra; de combattre les Goths à
coups de flèches, lorsqu’ils viendraient pour l’attaquer, et de revenir à
toute bride quand les flèches lui manqueraient. Trajan sortit par la
porte Salaria, et Bélisaire fit charger les balistes et les autres
machines placées sur la muraille. Tout se passa comme Bélisaire l’avait
ordonné; et, lorsque les ennemis qui poursuivaient Trajan furent arrivés à la
portée des machines, on fit sur eux une si furieuse décharge, qu’ils furent
obligés de regagner le camp avec une grande perte. Cette sorte
d’escarmouche fut deux fois répétée les jours suivants, sous différends
capitaines, et toujours avec tant de succès , que ces trois
actions coûtèrent aux Goths quatre mille hommes.
Vitigès se figura qu’une semblable manœuvre lui réussirait
également. Il fit partir cinq cents cavaliers, avec ordre d’imiter exactement
ce qu’ils avoient vu faire aux Romains. Bélisaire en envoya mille sous la
conduite de Bessas, qui enveloppa les Goths et les tailla en pièces. Le
roi attribua cet échec à la lâcheté de ses cavaliers; et trois jours
après, en ayant choisi cinq cents autres parmi les plus braves de son
armée, il leur commanda d’aller affronter l’ennemi, et réparer par leur
courage l’honneur de la nation. Valérien et Martin sortirent sur eux à la
tête de quinze cents cavaliers, qui les défirent, et les tuèrent presque
tous. Les Goths imputaient ces disgrâces à leur mauvaise fortune; mais
Bélisaire, interrogé par ses amis sur la cause qui lui inspirait tant de
confiance, répondit que, dès la
première fois qu’il s’était vu avec une poignée de soldats aux prises avec
toute l’avant-garde de l’armée ennemie, il avait remarqué entre les Romains
et les Goths une différence qui faisait disparaître l’avantage que donnait aux
ennemis la supériorité du nombre: les Romains ( dit-il ) et leurs troupes
auxiliaires savent faire usage de leurs armes. Nous sommes exercés à
tirer juste. Tous nos coups portent; pour les Goths, ils tirent sans art
et à l’aventure; la plupart de leurs flèches sont perdues; de sorte qu’à
compter les hommes , les Goths ont la supériorité; mais si l’on compte les
blessures, l’avantage est du côté des Romains». Après des tentatives si
malheureuses, les Goths n’osèrent plus se hasarder par petites troupes, ni
s’éloigner de leurs retranchements pour donner la chasse aux coureurs
ennemis.
Les soldats romains, enflés de leurs succès, avoient conçu
un tel mépris des Goths, qu’ils brûlaient d’envie de les combattre en bataille
rangée. Bélisaire s’opposait à cette ardeur inconsidérée, et s’en tenait à
son premier plan, d’affaiblir Vitigès par de fréquentes incursions. Mais les
Goths, instruits à leurs dépens, et avertis par les transfuges, se trouvaient
toujours sur leurs gardes. Enfin Bélisaire, voyant qu’ils ne lui donnaient plus
de prise, se rendit à l’empressement de ses soldats. Ce général faisait
réflexion qu’un plus long refus les découragerait, et qu’avec une telle
disproportion de forces il lui serait très glorieux de vaincre, et très pardonnable
d’être vaincu. En cas de malheur, son habileté l’assurait de la retraite. Après
avoir tout préparé pour une action générale, il fit défiler son armée
par les portes Pinciane et Salaria. Les Goths
avoient un corps très nombreux au-delà du Tibre dans les campagnes de
Néron. Pour tenir ces troupes en échec, il envoya Valentin avec un
détachement de cavalerie hors de la porte Aurélia, et lui donna ordre de
se montrer toujours prêt à charger les ennemis, sans en venir
à l’effet, et de les empêcher par ce moyen de passer le pont Milvius
pour aller joindre Vitigès. Il avait armé plusieurs habitants, artisans
pour la plupart, et qui dans une action n’étaient propres qu’à prendre
l’épouvante et à la communiquer. Il en fit une troupe séparée, qu’il plaça hors
de la porte Saint-Pancrace, la plus éloignée du champ de bataille. En cet
endroit ils pourvoient donner de l’ombrage aux ennemis campés dans
les plaines de Néron , et paraître l’arrière-garde du corps que commandait
Valentin.
Dans cette journée Bélisaire ne vouloir faire usage que
de sa cavalerie; il comptait pour rien l’infanterie, dont les meilleurs
soldats avoient changé de service; ils montaient des chevaux pris sur
l’ennemi, et savaient déjà les manier avec assez d’adresse. Depuis plus
d’un siècle l'infanterie romaine était presque anéantie.
Les barbares, qui avoient envahi tant de provinces de l’empire , étant
tous cavaliers , avoient mis en honneur la cavalerie; c’était le seul
genre de troupes qu’on crût pouvoir leur opposer. Comme les soldats se
méprisent eux-mêmes lorsqu’ils se voient méprisés, les fantassins, devenus
la plus vile portion des armées, avoient pris l’habitude de fuir dès le
premier choc. Ainsi Bélisaire avait dessein de laisser son infanterie sur le
bord du fossé, pour couvrir, en cas de besoin, la retraite de sa
cavalerie. Mais Principius, Pisidien,
garde de Bélisaire, et Tarmut, Isaurien, tous deux
connus parleur courage, lui représentèrent qu’il appartenait à un général
tel que lui de réformer les abus au lieu de s’y conformer. «Pourquoi
( lui disaient-ils) vous priver du service de votre infanterie quand vous
avez si peu de troupes contre une armée si nombreuse? N’est-ce pas l’infanterie
romaine qui a subjugué l’univers? Pourquoi dégrader un genre de milice
auquel Rome doit sa grandeur? Si depuis longtemps l’infanterie ne
fait rien de mémorable, c’est la faute de ses officiers; ils refusent
de partager les fatigues et les dangers; ils ne paraissent qu’à cheval à
la tête de leur troupe, et donnent l’exemple de fuir avant même que de
tirer l’épée. Incorporez les avec les cavaliers, puisqu’ils veulent
l’être, et laissez-nous marcher à pied à la tête de vos fantassins. Nous
vous rendrons bon compte des ennemis auxquels nous aurons affaire. » Le
général ne se rendit pas entièrement, quoiqu’il connût la valeur de ces
deux guerriers. Il croyait l’occasion trop importante pour hasarder une telle
épreuve. Après avoir placé une partie des fantassins avec le peuple aux
portes de la ville et sur les murailles, pour servir les machines, il
consentit que le reste marchât sous la conduite de Tarmut et de Principius; mais il ne leur assigna
d’autre poste que l’arrière-garde, de crainte que leur fuite ne jetât
le désordre dans le reste de l’armée.
Vitigès, de son côté, ayant fait sortir du camp toutes ses
troupes, envoya dire à Marcias, qui campait dans les
plaines de Néron, de se tenir dans son poste, et d’empêcher les ennemis qui étaient
au-delà du fleuve de passer le pont Milvius pour venir attaquer
par-derrière le gros de l’armée. On voit que cet ordre s’accordait
avec celui que Bélisaire avait donné à Valentin : les deux généraux craignaient
également que cette partie de l’armée ennemie ne passât le Tibre. Le roi
des Goths rangea ses troupes selon la méthode ordinaire, l’infanterie au
centre, la cavalerie sur les ailes. Comptant sur la multitude de ses soldats,
au nombre de plus de cent mille, et persuadé que huit mille Romains ne tiendraient
pas devant lui, il ne voulut pas s’éloigner de son camp , afin de
laisser à ses cavaliers un plus long espace entre le champ de bataille et les
murs de Rome, pour tailler en pièces les fuyards.
La bataille commença dès le point du jour par des
décharges de flèches où les Romains avoient l’avantage. Mais, quoique les Goths
perdissent beaucoup de soldats, les morts étaient si promptement
remplacés, qu’on ne s’apercevait pas de leur perte. Cette manière de
combattre dura jusqu’à midi; et les Romains, satisfaits d’avoir si longtemps
soutenu avec honneur un combat si inégal, ne cherchaient qu’une occasion
de faire retraite. A leur tête trois officiers faisaient admirer leur
bravoure: c’étaient Athénodore, Isaurien , garde de
Bélisaire; Théodorit et George, gardes de Martin,
tous deux de Cappadoce. Ces trois guerriers allaient de temps en
temps braver les ennemis, et renversaient à coups de lance tout ce qui se présentait
devant eux.
Dans les plaines de Néron, les deux partis restèrent longtemps
en présence, sans autre action que celle des cavaliers maures, qui voltigeaient
autour des ennemis, et leur lançaient des traits. Les Goths, apercevant
du côté du Janicule une troupe considérable, n’osaient aller en avant
de peur d’être enveloppés; mais le corps qui les tenait en respect n’était
pas entièrement composé de soldats. Des matelots, des valets , avides de
butin, et la plupart sans armes, s’étaient mêlés avec les gens
de guerre, et jetaient parmi eux la confusion et le désordre: sur le
midi, cette multitude indisciplinée, s’ennuyant de son inaction, marcha
contre l’ennemi malgré les ordres de Valentin, qui ne pouvait se faire
entendre, et elle chargea vigoureusement les soldats de Marcias. Ceux-ci, au lien de se retirer dans leur camp,
s’enfuient sur les montagnes voisines. Les vainqueurs ne s’avisèrent ni
de poursuivre les fuyards, ni de rompre le pont Milvius, ce qui eût
rendu la ville de Rome maîtresse de la campagne au-delà du Tibre, ni de passer
le fleuve pour prendre en queue ceux que Bélisaire attaquait de
front. Tout leur soin fut de piller le camp de Marcias et d’en enlever les dépouilles. Les Goths s’arrêtèrent quelque temps
à les considérer; et, quand ils les virent occupés au pillage et
embarrassés de leur butin, ils fondirent sur eux avec de grands cris, en
massacrèrent la plupart, et mirent les autres en fuite.
En même temps l’armée de Vitigès, appuyée contre son
camp, résistait aux attaques de Bélisaire. Le petit nombre des Romains
rendait leur perte beaucoup plus sensible. Déjà la plupart de leurs
cavaliers étaient ou blessés ou démontés, lorsque la cavalerie de l’aile
droite de Vitigès vint tomber sur eux, et les repoussa jusqu’à leur
infanterie, qui tourna le dos. Cependant quelques fantassins
s’attroupèrent auprès de Principius et de Tarmut qui, restés presque seuls, faisaient face aux
ennemis et signalaient leur courage. Cette intrépidité étonna l’armée des
Goths, et plusieurs escadrons en profitèrent pour se sauver. Principius se fit hacher en pièces plutôt que de
reculer. Autour de lui périrent en gens de cœur quarante-deux fantassins,
qui vendirent chèrement leur vie. Tarmut, armé
de deux javelots, et combattant des deux mains à la fois, ne cessait
d’abattre à ses pieds tous ceux qui l’approchaient. Enfin, percé de coups,
il était près de tomber de défaillance lorsqu’il vit accourir son frère Ennès, chef des Isaures, qui se jeta entre lui et les
ennemis avec un gros de cavalerie. Ranimé par ce secours imprévu, il reprit
assez de force pour regagner en courant la ville de Rome, toujours
armé de ses deux javelots. Arrivé à la porte Pinciane,
couvert de sang et de blessures, il tomba, et ses camarades, le croyant
mort, l’emportèrent dans la ville sur un bouclier. Il n’expira cependant que
deux jours après, laissant beaucoup de gloire à ses compatriotes par la
réputation de son éclatante valeur. A la vue d’une déroute si générale,
les habitants alarmés fermèrent les portes, de peur de donner entrée aux
ennemis en même temps qu’à leurs soldats. Les fuyards, se voyant sans
retraite, traversèrent le fossé, et, tremblants de crainte, le dos appuyé
contre la muraille, ils restaient là sans défense, et semblaient
n’attendre que le coup mortel. La plupart avaient rompu leurs
lances dans le combat ou dans la fuite; et, serrés les uns contre les
autres, ils ne pouvaient faire usage de leurs arcs. Les Goths, accourus au
bord du fossé, les accablaient d’une grêle de flèches, et se flattaient
qu’il n’en échapperait pas un seul, lorsque, voyant le haut des murailles
bordé d’un grand nombre d’archers et de balistes qu’on pointait contre
eux, ils se retirèrent en insultant les vaincus. Telle fut l’issue de ce
combat, qui apprit aux soldats de Bélisaire à se reposer de leur conduite
sur la prudence de leur général; et, à Bélisaire lui-même, à se défier
de l’ardeur téméraire de ses soldats.
On en revint aux escarmouches, où les Romains avoient
ordinairement l’avantage. Aux cavaliers se joignaient de part et d’autre
quelques pelotons de fantassins. Dans une de ces actions, Bessas se jeta
tête baissée au milieu d’un escadron, tua de sa propre main trois des meilleurs
cavaliers, et mit les autres en fuite. L’adresse des Huns, exercés à tirer
de l’arc avec justesse en courant à toute bride, incommodait beaucoup les
Goths, qui ne pouvaient ni les éviter ni les atteindre. Dans une
sortie que fit Pérane hors de la porte Salaria,
un fantassin romain, vivement poursuivi, tomba dans une fosse profonde. On en
voyait autour de Rome un grand nombre de cette espèce, où les anciens
Romains avoient coutume de serrer leurs grains. Comme il n’était pas possible
d’en sortir sans secours, et que le soldat n’osait crier, parce que le camp
ennemi était proche, il y passa la nuit; et le lendemain un soldat goth y
tomba par une aventure pareille. La conformité de fortune leur fit
oublier la haine nationale; ils s’embrassèrent et se donnèrent parole de
ne se pas sauver l’un sans l’autre. Ils se mirent alors à crier de toutes
leurs forces; et les Goths étant accourus sur le bord, aux questions
qu’ils firent, le soldat goth répond seul, et les pria de lui descendre
une corde. Le Romain obtint de son camarade de remonter le premier, parce
qu’assurément les Goths n’abandonneraient pas leur compatriote; au lieu
qu’après avoir tiré celui-ci, ils se feraient un jeu de laisser l’autre
dans la fosse. Les Goths furent surpris de voir sortir un Romain au lieu
d’un Goth; et ayant été instruits du fait, ils retirèrent ‘ensuite leur soldat,
qui obtint pour son. compagnon la liberté de retourner à Rome.
C’étaient tous les jours de petits combats où les plus vaillants,
animés par les regards de tant de spectateurs qui couvraient les murailles
de Rome, faisaient montre de leur bravoure comme dans un amphithéâtre. Chorsamante, garde de Bélisaire, Hun de nation,
accompagné de quelques Romains, poursuivit dans les plaines de Néron
un corps de soixante-dix cavaliers. Ses compagnons ayant tourné bride pour ne
pas trop approcher du camp ennemi, il continua sa poursuite; et les
Goths, s’étant aperçus qu’il était resté seul, revinrent sur lui. Il
tua le plus hardi, chargea les autres, et les mit en fuite. Lorsqu’ils
furent à la vue de leur camp, la honte les arrêta, ils firent face; mais, ayant
encore perdu un des leurs, ils recommencèrent à fuir. Chorsamante les poursuivit jusqu’à leurs retranchements; et, plus heureux que prudent,
il revint à Rome, où il fut reçut avec de grandes acclamations. Quelque
temps après, ayant été blessé dans une rencontre, il fut forcé de rester à
Rome pendant plusieurs jours, moins tourmenté de sa douleur que de son
impatience. Dès qu’il fut guéri, ce soldat, d’un caractère fougueux, que
l’ivrognerie allumait encore, jura dans le vin qu’il irait seul attaquer
les ennemis pour se venger de sa blessure , et voulut tenir sa parole
lorsqu’il fut revenu de son ivresse. Il se fit ouvrir la porte Pinciane, sous prétexte qu’il avoir un ordre de
Bélisaire, et courut vers le camp des Goths. Ceux-ci le
prirent d’abord pour un transfuge; mais, lorsqu’ils le virent
tirer sur eux, vingt cavaliers sortirent pour le mettre en pièces : il les
soutint avec une audace intrépide. Enfin enveloppé de toutes parts, furieux à
l’aspect du péril, et toujours plus redoutable à mesure que croissait le
nombre des ennemis , il tomba percé de coups sur un monceau d’hommes et de
chevaux qu’il avait abattus. Toute l’armée le regretta; et Bélisaire, qui
n’auroit pas voulu sans doute n’avoir que des
soldats de ce caractère, fut affligé de la perte d’un guerrier capable de
ces coups de témérité, dont un prudent général sait à propos
faire usage.
Vers le solstice d’été, Euthalius aborda dans le port de
Terracine, apportant de Constantinople l’argent destiné au paiement des
troupes. Bélisaire, averti de son arrivée, lui envoya une escorte de cent
soldats, sous la conduite de deux officiers. En même temps, pour
tenir ensemble les ennemis, et les empêcher d’envoyer des
partis battre la campagne, il faisait mine de vouloir les
attaquer avec toutes ses forces. Il rangea ses troupes aux portes
de la ville, et les tint sous les armes jusqu’à midi, qu’il
leur donna ordre de prendre leur repas. Les Goths demeuraient en bataille,
s’attendant à toute heure qu’il allait marcher à eux. Enfin six cents
cavaliers sortirent de la porte Pinciane, sous
la conduite de trois gardes de Bélisaire, Artasinès,
Perse, Bûchas, de la nation des Huns, et Cutilas,
de Thrace. Les ennemis vinrent en plus grand nombre au-devant d’eux, et
l’on escarmoucha longtemps, les deux partis fuyant et poursuivant tour à tour;
ensuite, échauffés par la colère, animés par les cris de l’un et dé
l’autre armée, et renforcés par de nouveaux secours, ils se mêlèrent et se
battirent avec fureur. Après beaucoup de sang répandu, les Goths prirent
la fuite. Cutilas, percé d’un dard à demi enfoncé
dans sa tête, ne laissa pas de poursuivre les ennemis, comme s’il eût
été insensible à une si cruelle douleur. A son retour dans la ville,
dès qu’on lui eut arraché le dard, il tomba en frénésie, et mourut peu de temps
après. Arzès, autre garde de Bélisaire, revint
avec une flèche enfoncée bien avant à côté de l’œil droit. Un habile
médecin, nommé Théoctiste , qui, selon l’usage
subsistant encore dans ce temps-là, exerçait aussi la chirurgie, entreprit de
le guérir. Ayant reconnu qu’Arzès souffrit
derrière le cou de vives douleurs, il jugea que le fer pénétrait jusqu’à cette
partie; et, après avoir coupé le bois qui sortait à côté de l’œil,
il fit au cou une large incision , et retira le reste de la flèche armée
de trois pointes. Arzès guérit de sa blessure.
Les Goths étaient plus heureux dans les plaines de Néron.
Martin et Valérien y avoient conduit un corps de cavalerie; et quoiqu’ils
combattissent avec courage, ils étaient près de succomber sous les efforts
des ennemis. Bûchas, au retour de l’autre combat, eut ordre de
les aller joindre avec ceux de sa troupe qui revenaient en bon état.
L’arrivée de ce secours donna l’avantage aux Romains; mais la valeur de
Bûchas lui coûta la vie. Comme il poursuivait l’ennemi avec trop d’ardeur,
il se vit enveloppé de douze cavaliers. Ses armes résistaient à tous
les coups; mais enfin il reçut deux blessures au défaut de sa cuirasse, et
il allait périr, si Martin, et Valérien ne fussent accourus à son secours. Ils
le dégagèrent et le ramenèrent à Rome, tenant son cheval par la
bride. Il mourut trois jours après. Sur le soir, Euthalius entra dans
Rome avec l’argent de l’empereur. Les Romains et les Goths passèrent la
nuit à déplorer leur perte respective. Jamais on n’avait entendu dans le camp
des Goths tant de cris lamentables; aussi jamais journée ne leur avait
enlevé de plus braves guerriers, dont la plupart avoient péri sous le bras
de Bûchas, qui était lui-même expirant. Tels furent les combats les plus
remarquables qui se livrèrent pendant le siège de Rome. Il serait trop
long de rapporter les autres: il suffit de dire qu’il y en eut
soixante-sept, sans compter les deux derniers, dont nous parlerons dans la
suite; et l’on ne peut assez admirer les grandes ressources du génie de
Bélisaire, qui, pendant une année de siège, toujours aux prises avec
l’ennemi, sut, avec huit mille hommes, fournir à tant de combats, et
fatiguer une armée près de vingt fois plus nombreuse que la sienne, et
maîtresse de la campagne.
Rebutés de tant de pertes, les Goths résolurent de s’abstenir
désormais de combattre, espérant de prendre Rome par famine. Pour y réussir, il
fallait couper le passage des vivres du côté du midi. Entre la voie Appienne et la voie Latine s’élevaient deux aqueducs, qui, d’abords
écartés l’un de l’autre, se croisaient à deux lieues de Rome, et, après
s’être éloignés à quelque distance, se rapprochaient ensuite et revenaient
se croiser encore pour reprendre leur première direction.
L’intervalle renfermé entre les deux points de jonction formait
une losange dont les Goths firent une forteresse, en bouchant de pierres
et de terre le passage des arcades. Ils y placèrent un corps de sept mille
hommes, pour arrêter les convois depuis le Tibre jusqu’à la porte Prénestine. Bientôt après le pain manqua dans Rome. Le
peu qui en restait étant distribué aux soldats, les habitants mouraient de
faim, et la peste suivit de près la famine. Les riches avoient cependant
encore quelque ressource. Tant qu’il y eut du blé dans les campagnes, il
se trouvait des soldats assez avides de gain et assez hardis pour aller
le couper pendant la nuit; ils en chargeaient leurs chevaux, et le vendaient
bien cher; tandis que les pauvres citoyens ne se nourrissaient que des herbes
qu’ils arrachaient autour des fossés et au pied des murs, et qu’il fallait
même disputer aux soldats, qui venaient les faucher pour
leurs chevaux. On vendait secrètement, et contre la défense de
Bélisaire, la chair des chevaux et des mulets qui mouraient dans la ville.
Enfin tous les grains des environs étant consumés, les habitants, réduits à
l’extrémité, vinrent en grand nombre trouver le général; «conduisez-nous à
l’ennemi, s’écriaient-ils, nous voulons sacrifier à l’empereur ce qui nous
reste de forces; nous nous tiendrons plus heureux de périr par le fer que par
la famine». Bélisaire ne se rendit pas à leurs instances; il leur répondit
qu'il ne pouvait les satisfaire sans les envoyer aune mort certaine; que
la faim qui leur faisait désirer la bataille ne leur enseignait pas l’art
des combats; que l’empereur envoyait en Italie une forte armée, et
qu’une nombreuse flotte, chargée de soldats et de provisions, côtoyait
déjà la Campanie; que dans peu de j’ours ils sérient en même temps
délivrés et de la disette et des barbares; qu’il valait mieux attendre une
victoire assurée que de risquer à se perdre par une aveugle précipitation;
qu’il allait donner les ordres nécessaires pour hâter l’arrivée de leurs
libérateurs.
En effet Bélisaire savait qu’il lui venait d’Orient de nouvelles
troupes; mais il en exagérait le nombre, pour relever le courage des habitants.
Il envoya Procope en Campanie, et lui ordonna de rassembler les navires,
de les charger de blé, d’y faire embarquer tous les soldats qui se trouveraient
dispersés dans la province, d’y joindre une partie des garnisons, et de se
rendre avec cette flotte dans le port d’Ostie le plus tôt qu’il serait
possible. Mundilas accompagna Procope jusqu’aux
frontières de la Campanie, avec une escorte de cavaliers, pour le défendre
contre les partis ennemis. Bélisaire n’avait pas assez de troupes pour
combattre; mais il en avait trop pour garder la ville de Rome, surtout dans un
temps de famine. Il en fit sortir une partie qu’il distribua dans les
places voisines, avec ordre d’inquiéter sans cesse les Goths par des
courses, de les surprendre par des embuscades, et d’enlever leurs convois.
Magnus et Sinthuas se jetèrent dans Tivoli avec
cinq cents hommes. Gontharis, avec une troupe
d’Hérules, prit poste dans Albe, d’où il fut bientôt chassé par les Goths.
Martin et Trajan conduisirent un corps de mille hommes à
Terracine. Antonine, femme de Bélisaire, partit avec eux; elle avait
une escorte pour la conduire à Naples, où elle devait attendre en sûreté
l’événement du siège. Valérien prit avec lui tous les Huns, et les fit
camper à un mille de Rome, au bord du Tibre, près de l'église de
Saint-Paul, afin qu’ils eussent plus de facilité à faire subsister leurs
chevaux, et qu’ils pussent arrêter de ce côté-là les courses des ennemis.
Par ces dispositions, les Goths se trouvèrent eux-mêmes comme assiégés;
ils manquèrent bientôt de vivres; la peste se mit dans leurs camps,
surtout dans celui qui était renfermé entre les deux aqueducs; ils furent
obligés de l’abandonner. La maladie s’étant communiquée au camp des Huns, ils
rentrèrent dans Rome. Procope rassembla en Campanie cinq
cents soldats, et une assez grande quantité de barques, qu’il chargea
de blé. Antonine le secondait par son activité et par son intelligence.
Dans cette conjoncture arriva le renfort que l’empereur envoyait
de Constantinople. Zénon, à la tête de trois cents chevaux, vint à Rome par la
voie Latine, après avoir traversé le Samnium. Trois mille Isaures
, commandés par Paul et par Conon’ abordèrent à Naples, et dix-huit cents
cavaliers à Otrante, sous la conduite de Jean, neveu de ce Vitalien qui s’était
révolté contre Anastase. Jean se joignit aux autres troupes,
et marcha vers Rome le long du rivage de la mer, à la tête d’un
convoi de grand nombre de chariots, à l’abri desquels il se proposait de se
retrancher en cas d’attaque. Paul et Conon, suivis de la flotte, avoient ordre
de gagner en diligence le port d’Ostie; c’était le rendez-vous général. Les
navires et les chariots étaient chargés de blé, de vin et de toutes les
provisions nécessaires. Ils comptaient trouver Martin et Trajan à
Terracine; mais ces deux officiers étaient déjà retournés à Rome.
Pour favoriser l’arrivée de ce secours, il fallait
occuper les ennemis devant Rome. Dès le commencement du siège, Bélisaire avait
fait murer la porte Flaminia, directement opposée à la porte d’Ostie, par
où le secours devait entrer; en sorte que les Romains ne craignaient de
ce côté-là aucune attaque, ni les Goths aucune sortie. Il fit démolir
pendant la nuit le mur de clôture, et rangea dans ce poste la plus grande
partie de son armée. Au point du jour, Trajan et Diogène sortirent avec
mille cavaliers par la porte Pinciane, sur la
droite de la porte Flaminia, et allèrent lancer des traits dans le camp
des Goths. Ils avoient ordre de prendre la fuite dès que les Goths sortiraient
de leur camp. Lorsque Bélisaire vit les ennemis attachés à la poursuite de
ses cavaliers qui les attiraient vers la ville, il fit ouvrir la porte
Flaminia et défiler toutes ses troupes, qui coururent droit au camp des
ennemis, où il était resté peu de soldats. Pour y arriver, il fallait
traverser une gorge étroite et bordée de roches escarpées. A l’entrée de
ce lieu se présenta un Goth d’une taille avantageuse, armé de
toutes pièces, qui appelait à grands cris ses camarades, et se préparait
à disputer le passage. Mundilas lui abattit
la tête d’un coup de sabre, et se rendit maître du chemin. Les
Romains arrivèrent au camp; mais ils ne purent le forcer, quoiqu’il n’y
fût resté que peu de soldats pour le défendre. Il était bordé d’un fossé
profond, et d’un mur de terre garni d’une forte palissade. Cependant
Aquilin, cavalier de la garde de Bélisaire, ayant trouvé un endroit où le
mur était ouvert, franchit le fossé; et, renversant tous ceux qui s’opposaient
à son passage, il traversa le camp malgré les traits qui tombaient sur lui de
toutes parts. Son cheval fut tué; pour lui, par un bonheur extraordinaire,
il se sauva à pied à travers les ennemis, et rejoignit l’armée, qui,
ayant renoncé à l’attaque des retranchements, venait prendre en queue
les Goths répandus dans la plaine. Alors Trajan, qui fuyait avec sa troupe, fit
volte-face, et retourna sur ceux qui le poursuivaient. Les Goths, enfermés
entre deux corps ennemis, furent presque tous taillés en pièces, sans
recevoir aucun secours des autres camps, où l’on ne songeait qu’à se
préparer à la défense. En cette occasion Trajan reçut un coup de flèche à
l’angle intérieur de l’œil droit. Le bois se détacha au moment du
coup, et tomba; mais le fer s’étant enfoncé tout entier, resta dans la plaie,
qui se guérit, sans que Trajan y ressentît aucune douleur. Cinq ans après,
le fer commença à reparaître, en perçant la cicatrice. Procope, qui
raconte ce fait singulier, dit que, lorsqu’il écrivait, il y avait trois
ans que le fer sortait au-dehors de plus en plus; et que, selon toute
apparence, il tomberait bientôt de lui-même. La possibilité de ce fait m’a
été attestée par un de nos plus célèbres anatomistes, ainsi que celle
de la cure d’Arzès, que j’ai rapportée.
Les Goths avoient perdu une grande partie de leur armée
par peste, par la faim, par le fer ennemi. Ils apprenaient qu’il arrivait
aux Romains un secours que la renommée leur rendait beaucoup plus
formidable qu’il n’était en effet. Ces motifs faisaient souhaiter
à Vitigès la fin de la guerre. Il envoya donc à Bélisaire
des députés, qui lui parlèrent en ces termes: «Romains, nous étions
vos amis et vos alliés quand vous êtes venus nous faire la guerre. Nous
ignorons encore la cause qui vous a mis les armes à la main. Ce ne sont
pas les Goths qui ont enlevé aux Romains le domaine v de l’Italie; ce
fut Odoacre qui détruisit la puissance romaine en Occident, et qui s’établit
sur ses ruines. Zénon, trop faible pour se venger du tyran, eut recours à
notre roi Théodoric; et, pour récompenser son zèle, il lui céda, à lui et
à ses successeurs, tous les droits que les empereurs avoient sur l’Italie.
Nous n’en avons pas abusé. Loin de traiter les naturels du pays comme des
vaincus, nous leur avons laissé leurs lois, leur religion, leurs magistratures.
Quoique nous ayons sur la Divinité des opinions différentes, jamais ni
Théodoric, ni ses successeurs n’ont porté atteinte à la liberté des consciences.
Nous protégeons les ministres de leurs autels, nous respectons leurs églises.
Ils possèdent, toutes les charges civiles; nous leur avons permis de demander
tous les ans aux empereurs la dignité consulaire. Si c’est l’intérêt des
Italiens qui vous amène, ils sont plus heureux sous notre gouvernement
qu’ils n’ont été sous leurs empereurs; si c’est le vôtre, nous ne vous
devons rien; mais, pour éviter toute contestation, nous voulons bien vous
céder la Sicile, sans laquelle vous ne pourriez conserver l’Afrique. »
Bélisaire répondit en peu de mots que Zénon avait envoyé
Théodoric en Italie pour le service de l’empire, et non pas pour s’en
approprier la conquête; qu’aurait-il gagné a la retirer des mains d’un tyran
pour l’abandonner à un autre? que Théodoric, après avoir
dépouillé Odoacre, s’étoit rendu aussi coupable
que ce barbare, puisque c’était une usurpation également criminelle
de ne pas restituer un bien au maître légitime, et de l'envahir. Vous nous
offrez la Sicile, qui nous appartient de tout temps, ajouta-il; pour ne
pas vous céder en générosité, nous vous faisons présent des
Iles-Britanniques, qui sont beaucoup plus étendues que la Sicile. Cette
raillerie fit entendre aux députés qu’ils s’obstineraient en vain à vouloir
conserver l’Italie. Ils proposèrent d’ajouter à la Sicile Naples et la
Campanie, et de payer un tribut pour le reste de l’Italie. Ils ne furent pas
écoutés. Enfin ils demandèrent la permission d’envoyer à l’empereur, et une
suspension d’armes pour le temps que durerait la négociation. Bélisaire y
consentit; et leur protesta qu’ils ne trouveraient en lui
aucun obstacle à la paix. Lès députés retournèrent rendre compte à
Vitigès.
La trêve n’était pas encore arrêtée lorsque la flotte
parut à l’embouchure du Tibre en même temps que Jean arrivait à Ostie.
Quoiqu’on ne trouvât aucune opposition de la part des Goths, cependant, pour se
garantir des attaques nocturnes, les Isaures bordèrent le port d’un
fossé profond, et Jean se retrancha derrière ses chariots. Bélisaire vint
les visiter pendant cette nuit avec une escorte de cent cavaliers. Ils les
instruisit de la victoire qu’il venait de remporter, et de la négociation
entamée avec les Goths. Il les exhorta à ne pas différer de conduire à
Rome leur convoi, et promit de veiller à la sûreté du trajet. Lorsqu’il
fut retourné à Rome, Antonine, revenue avec la flotte, tint conseil sur
les mesures qu’il fallait prendre pour le transport des
vivres. L’entreprise était difficile. On ne pouvait sans péril prendre
la route de terre, ni s’engager dans un chemin étroit avec une longue file
de chariots. Il n’était guère plus aisé de remonter le Tibre, les ennemis étaient
maîtres de la branche droite du fleuve, et, comme je l’ai déjà dit,
la branche gauche n'avait point de tirage. De plus, les bœufs dont le
service aurait été nécessaire, soit par terre, soit par eau, étaient
excédés de fatigue, et incapables d’un nouveau travail. Le seul parti qui
parut praticable fut de remonter le fleuve à voiles et à rames. On choisit
les chaloupes les plus légères, et on les borda d’une clôture de
planches, pour mettre l’intérieur à couvert des traits. Quand on les eut
chargées à proportion de leur grandeur, et qu’on y eut fait embarquer les
tireurs d’arc et les matelots, on attendit le vent, et dès qu'il fut
favorable on mit à la voile. Les Isaures demeurèrent au port pour garder la
flotte, et le reste de l’armée côtoyait les chaloupes par le chemin
d’Ostie. Ils avançaient à la faveur du vent dans les endroits où le fleuve
coulait en ligne droite; mais, dans les détours, les voiles
n’étant plus d’aucun usage, il fallait, à force de rames, vaincre
la rapidité de l’eau. Les Goths en garnison dans Porto, ou campés le
long du fleuve, n’osaient troubler cette navigation, pour ne pas apporter
d’obstacle à la conclusion de la trêve, qu’ils désiraient ardemment.
Lorsque les troupes et le convoi furent entrés dans Rome, la
flotte se hâta de retourner à Constantinople, parce qu’on approchait
du solstice d’hiver; et Paul demeura dans le port d’Ostie avec une troupes
d’Isaures.
On convint enfin d’une suspension d’hostilités pendant
trois mois, pour donner aux députés de Vitigès le temps de rapporter une
réponse de l’empereur. On fit l’échange des otages: c’étoit Zénon du côté des Romains, et delà part des Goths, Vlias,
officier de distinction. Bélisaire donna une escorte aux envoyés pour
les conduire à Constantinople. L’imprudence de Vitigès rendit cette
trêve aussi préjudiciable à sa nation que l’eût été la continuation de la
guerre, et sa mauvaise foi en causa bientôt la rupture. Il commença par
rappeler au camp la. garnison de Porto, qui manquait de vivres: à peine fit-elle
sortie, que Paul, qui était à Ostie avec ses Isaures, se logea dans cette
place importante. Les Romains, maîtres de la mer, ne laissaient point
entrer de vivres dans les ports occupés par les Goths. Ceux-ci furent
obligés par cette raison d’abandonner encore Centumcelles, aujourd’hui Civita-Vecchia, ville de Toscane, grande et peuplée, à
quarante milles de Rome; et les Romains s’en emparèrent. Il en fut de
même de la ville d’Albe; en sorte que les barbares, enveloppés de toutes parts,
ne cherchaient qu’une occasion de surprendre les Romains et de rompre
la trêve. Vitigès se plaignit à Bélisaire de l’invasion de ces places,
déclarant qu’il se ferait justice par les armes, si on tardait de les rendre.
Bélisaire ne tint compte de ces menaces, et répondit qu’il ne concevait
rien aux caprices de Vitigès, qui prétendait ne pas perdre ce qu’il
ne voulait pas garder. De ce moment les deux partis entrèrent en défiance
mutuelle. Le général romain, qui ne craignait plus de manquer de troupes,
distribua dans les contrées voisines différents corps de cavalerie. Il
envoya dans le Picenum Jean, neveu de Vitalien, avec
deux mille chevaux. Il ne restait dans ce pays que des femmes et des enfants:
tous les hommes avoient suivi l’armée de Vitigès. Jean avait ordre de
s’abstenir de toute hostilité tant que les Goths observeraient la trêve;
mais, dès qu’elle serait rompue, il devait ravager la
province, enlever les enfants et les femmes, piller les biens
des Goths, sans toucher à rien de ce qui appartenait aux Romains :
s’il rencontrait des places fortes qu’il ne pût emporter d’emblée, il lui était
recommandé de revenir sur ses pas avec son butin, sans s’engager plus
avant, pour ne pas laisser d’ennemis derrière lui.
Dans ces heureuses conjonctures Bélisaire se vit sur le
point de perdre la vie par un attentat imprévu. Présidius, Romain d’une
naissance distinguée, établi à Ravenne, s’étant rendu suspect aux Goths
dans le temps que Vitigès se disposait à marcher vers Rome, avait
pris la fuite, et s’était retiré à Spolette, où commandait
alors Constantin. De toutes ses richesses, il n’avait sauvé que deux
poignards enrichis d’or et de pierreries. Constantin, aussi avide de
richesses qu’il était brave, les lui fit enlever, et refusa de les
rendre. Présidius vint à Rome pour s’en plaindre à Bélisaire; mais,
le trouvant accablé de soins plus importants, il garda le silence jusqu’à
la trêve, qui donnait au général le temps de respirer. Alors il demanda
justice; et Bélisaire, soit par lui-même, soit par d’autres, pressa plusieurs
fois Constantin de se laver d’un reproche si honteux. Constantin tournoi en
raillerie toutes les instances qu’on lui faisait à ce sujet. Enfin Présidius,
voyant passer Bélisaire dans une place de Rome, courut à lui,
et, saisissant la bride de son cheval , il lui demanda à haute voix
si les lois de l’empereur autorisaient ses officiers à dépouiller ses sujets.
Malgré les menaces et les efforts des gardes, il ne quitta prise qu’après
que Bélisaire lui eut donné parole de lui faire rendre ses deux
poignards. Bélisaire estimait Constantin; c’était un de ses meilleurs officiers
, qui venait de rendre des services importants pendant le siège
de Rome; il ne voulait pas le pousser à bout, et cherchait des moyens
d’apaiser Présidius, en le dédommageant avec avantage. Mais Antonine avait
juré la perte de Constantin; elle ne pouvait oublier qu’un jour Bélisaire
étant outré de colère contre un de ses amants, dont il avait découvert
l’intrigue, Constantin lui avait dit: »pour moi, je pardonnerais plutôt a
un galant qui m’outrage qu’à une femme qui me déshonore». Connaissant donc
l’humeur opiniâtre et hautaine de cet officier, elle saisit l’occasion de
le perdre, et fit entendre à son mari qu’il y allait de son honneur
beaucoup plus que de l’intérêt de Présidius. Le lendemain Bélisaire, trop
facile à recevoir toutes les impressions de sa femme,
manda Constantin en présence d’un grand nombre d’officiers, et
l’exhorta, d’abord avec douceur, à restituer ce qu’il avait pris. Comme
celui-ci répondait arrogamment qu’il jetterait plutôt les deux poignards
dans le Tibre. «Vous ignorez donc, lui dit Bélisaire irrité, que
j’ai droit de vous commander», et en même temps il ordonna de faire entrer
ses gardes. Constantin, frappé de cet ordre comme de son arrêt de mort,
devint furieux, et, tirant son poignard, il courut sur Bélisaire,
qui, pour éviter le coup, n’eut que le temps de se sauver derrière
Bessas. Constantin, hors de lui-même, allait les percer tous deux, lorsque
Valérien et Ildiger, arrivés depuis peu d’Afrique, se
jetèrent sur ce forcené et s’en rendirent maîtres. Les gardes lui arrachèrent
le poignard, le traînèrent dans une chambre voisine, et l’y
massacrèrent par ordre du général, conseillé par Antonine. Constantin méritait
la mort, mais un assassinat ne fut jamais un châtiment légitime.
Vitigès, sans égard à la trêve, essaya de faire entrer des
soldats dans Rome par un des aqueducs qu’il avait rompus au commencement
du siège. Ils pénétrèrent assez avant ; mais une épaisse muraille , dont
ils le trouvèrent bouché, les obligea de retourner sur leurs pas, et leur
entreprise ayant été découverte, Bélisaire fit doubler la garde des aqueducs.
Les Goths tentèrent ensuite l’escalade. Ils choisirent le temps où les
Romains prenaient leur repas, et marchèrent vers la porte Pinciane avec
des échelles et des torches allumées; ils espéraient brusquer un assaut,
et mettre le feu à la ville. Mais Ildiger, qui était
de garde en cet endroit, les voyant approcher en désordre, courut au-devant
d’eux et les repoussa. L’alarme s’étant répandue dans la ville ,
la muraille fut en un moment couverte de soldats, et les Goths
regagnèrent leur camp. Vitigès eut recours à la ruse. La muraille, le long
du Tibre, était basse et sans défense; les anciens Romains s’étaient
persuadé que le fleuve suffisait pour mettre cette partie hors d’insulte, et
Bélisaire n’y tenait qu’une garde assez faible. Le roi des Goths gagna par
argent deux habitants logés dans ce quartier près de l’église de
Saint-Pierre. Ils dévoient, à l’entrée de la nuit suivante, porter aux
soldats en faction un outre de vin, les inviter à boire, et,
lorsque la nuit serait avancée, jeter dans leur boisson un somnifère que
Vitigès leur avait mis entre les mains. Les Goths tenaient des bateaux
tout prêts pour faire passer un corps de troupes qui monteraient à
l’escalade dès que la garde serait endormie. Le reste de l’armée se préparait
à donner en même temps un assaut général.
Tout était convenu, lorsqu’un des deux habitants vint de
lui-même découvrir le complot et dénoncer son camarade. Celui-ci fut arrêté
sur-le-champ; et, après qu’on lui eut coupé le nez et les oreilles, on
l’envoya, monté sur un âne, au camp des ennemis. Les barbares, rebutés de
tant de vaines tentatives, perdirent l’espérance de s’emparer de Rome.
La trêve étant rompue, Jean , neveu de Vitalien, reçut
ordre d’entrer en action dans le Picénum. C’était un
guerrier plein de feu, intrépide, infatigable, qui vivait en simple
soldat. A la tête de ses cavaliers, il mit à feu et à sang toute la
contrée. Ce fut sans doute les cruautés auxquelles il s’abandonna en cette
occasion qui lui attirèrent le surnom de Sanguinaire qui
lui est donné par quelques auteurs. Vlithée,
oncle de Vitigès, étant venu à sa rencontre avec une armée, fut défait et tué
dans le combat; et les Goths n’osaient plus paraître en campagne. Jean
prit Aterne et Ortone. Auxime et Urbin n’avaient qu’une
faible garnison; mais comme ces deux places étaient assez fortes par
elles-mêmes pour l’arrêter longtemps, il passa outre, et vint se présenter
devant Rimini, à une journée de Ravenne. La garnison, qui se défiait des habitants,
abandonna la ville, dont il s’empara. En laissant derrière lui Auxime et Urbin, il contrevenait
aux ordres de son général; mais, plus capable de commander que
d’obéir, il ne prenait conseil que de lui-même. Cette présomption le porta
souvent à contredire Bélisaire, contre lequel il avait, ce semble, une
secrète jalousie; ce qui nuisit souvent au bien des affaires. En cette
occasion, il se persuada que le vrai moyen d’obliger les Goths
à lever le siège de Rome était de menacer d’assiéger Ravenne, et il
n’y fut pas trompé. Dès que les Romains furent dans Rimini, Matasonte, qui ne pouvait souffrir Vitigès, qu’elle avait
épousé malgré elle, envoya secrètement proposer à Jean de la prendre pour
femme, promettant de lui livrer Ravenne.
Lorsque les Goths apprirent la prise de Rimini et le
danger de Ravenne, ils souffraient beaucoup de la disette; et la trêve,
qu’ils avaient si mal observée, alloti expirer sans qu’ils eussent encore
reçu aucune nouvelle de leurs députés. On approchait de l’équinoxe du
printemps: un plus long séjour ne leur permettait qu’un surcroît de
fatigues, sans aucune apparence de succès. Ils prirent donc le parti de se
retirer; et, après avoir mis le feu à leurs camps, ils se mirent en marche
de grand matin , après un an et neuf jours de siège. Les Romains, les
voyant partir, ne savaient ce qu’ils dévoient faire: la plupart de leurs
cavaliers étaient dispersés en différents postes; il ne leur restait pas
assez de forces pour attaquer une armée encore très nombreuse. Toutefois
Bélisaire leur ordonna de prendre les armes; et comme les ennemis
tournoient du côté de la Toscane, lorsqu’il vit que plus de la moitié de
leurs troupes avait passé le pont Milvius, il fit sortir ses soldats par
la porte Pinciane, et chargea avec vigueur ceux
qui étaient encore en-deçà du pont. Cette dernière action ne fut pas moins
vive qu’aucune des précédentes. Les Goths soutinrent le premier choc avec
courage, et tuèrent aux Romains autant de soldats qu’ils en perdirent
eux-mêmes. Enfin, forcés de prendre la fuite, se pressant et s’écrasant
les uns les autres pour passer le pont les premiers, ils tombaient en grand
nombre, percés des traits de leurs camarades ou de ceux de leurs ennemis.
La foule en précipitait beaucoup dans le Tibre, où ils étaient engloutis.
Dans ce combat, Longin et Mundilas, gardes de
Bélisaire, signalèrent leur valeur. Mundilas tua
de sa main quatre officiers barbares, qui vinrent l’attaquer séparément.
Longin contribua le plus à la victoire; mais il perdit la vie, au grand
regret de toute l’armée.
Ce fut ainsi que se termina ce fameux siège. II avait
commencé au mois de mars 537, et ne fut levé que vers la fin du même mois
de l’année suivante. La gloire d’une si longue résistance avec si peu de
forces n’est due qu’au courage et à la capacité du général. Ce n’était pas
Rome, c’était Bélisaire que Vitigès assiégeait. La ville était facile à
prendre; elle n’avait pu tenir contre des armées beaucoup plus faibles;
mais Bélisaire était invincible. Je n’ai pas voulu interrompre l’histoire
de ce siège par le récit de ce qui se passa dans le même temps, soit
à Constantinople, soit à Rome même, où le pape Silvère éprouva les traitements
les plus indignes. Pour éclaircir ces événements, il faut reprendre de
plus haut la conduite que Justinien et Théodora tenaient alors au sujet de
la religion.
Justinien, élevé par d’habiles maîtres, sous les yeux d’un
oncle qui était fort ignorant, n’avait pas besoin d’un grand fonds de science
pour se croire très savant. Il décidait en docteur des matières de religion.
Assis dans un cercle d’évêques, il aimait à disputer sur les questions les plus
épineuses. Il écrivit sur l’incarnation, et composa d’autres ouvrages théologiques. Il adressait des avertissements,
des instructions aux hérétiques, dont il attribuait la conversion à la
force de ses raisonnements et quelquefois à l’efficacité de ses prières. Il
prétendait même donner des leçons aux évêques catholiques;
et ceux-ci, soit par simplicité, soit par flatterie, admiraient la
profondeur de ses connaissances. Ils ne se sentaient pas assez forts pour tenir
contre un controversiste dont le dernier argument était l’exil. Tous n’avaient
pas la fermeté du pape Agapet, qui, soutenant la doctrine catholique
contre Justinien, prévenu alors en faveur d’Anthime, sectateur d’Eutychès,
ne s’effraya pas de ces paroles tranchantes: «Soyez de mon avis,
ou je vous enverrai aux extrémités de l'empire». Ce prince n’aurait
mérité que des éloges, si, laissant la décision du dogme à l’autorité
ecclésiastique, il se fut renfermé dans ce qui regarde la discipline. Il se portait
avec raison pour protecteur des saints canons. Les constitutions qu’il
publia sur ces matières peuvent se diviser en deux classes, selon qu’elles
concernent les personnes ou les choses. Pour les personnes, l’empereur faisait
profession de suivre les canons; pour les choses, il prétendait être en
droit de faire des règlements. En conséquence, il prescrivit l’ordre des jugements
et la forme de l’administration du temporel des églises. Il publia des lois
sur la simonie, sur les élections. Ce fut lui qui établit que, pour
donner un évêque à une église vacante, le clergé et le peuple choisiraient
trois sujets, et qu’ils enverraient le décret d’élection au métropolitain, qui
en nommerait un des trois. Il fit aussi des lois sur les mariages; mais
cette partie du droit avait jusqu’alors sans contredit appartenu aux
princes. Il réforma les abus que le relâchement avait déjà introduits dans
le clergé, et publia de sages règlements pour les monastères.
Ses constitutions canoniques furent unanimement reçues et suivies
après sa mort. L’Eglise lui sut gré d’avoir réglé les procédures
ecclésiastiques, et d’avoir spécifié ce que les canons n’ordonnaient qu’en
général. Soit en réunissant plusieurs provinces en une, comme il réunit l’Honoriade à la Paphlagonie, et les deux provinces du
Pont ensemble; soit en les partageant, comme il divisa l’Arménie, en
quatre départements, il ne changea rien dans la distribution des diocèses,
laissant aux métropolitains leur ancien district. Ce prince est le premier
qui ait donné aux évêques un tribunal pour juger des causes ecclésiastiques,
tant civiles que criminelles. Depuis Constantin, le pouvoir de l’Eglise se
bornait à décider des points de foi, à corriger les mœurs par des
censures, à terminer les différends par voie d’arbitrage. Les
ecclésiastiques étaient soumis aux magistrats séculiers, qui prenaient connaissance
de leurs affaires, les jugeaient et les punissaient selon l’exigence des cas.
Le clergé de Rome, à cause de l’éminence de son Eglise, avait seul le
privilège d’être cité devant le pape, sans être obligé de comparaître
devant les tribunaux séculiers. Cependant le pape même n’avait aucune
juridiction; ce n’était pas par forme de justice qu’il prononçait, mais
par arbitrage et par voie d’amiable composition. Justinien ordonna que
dans les actions civiles les clercs et les moines seraient premièrement
cités devant leur évêque, qui déciderait leurs différends sans procédure
et sans appareil. Si, dans le terme de dix jours, l’une des parties déclarait
qu’elle ne voulait pas s’en tenir au jugement du prélat, la cause était
portée devant le magistrat; et si sa sentence s’accordait avec la décision
de l’évêque, on ne pouvait en appeler; s’il jugeait différemment,
il y avait lieu à l’appel. En matière de crime, on pouvait s’adresser,
soit à l’évêque, soit au juge séculier; mais à l’évêque seulement, s’il était
question d’un délit ecclésiastique, comme d’hérésie, de simonie, ou
d’autres crimes concernant la religion ou la police de l’Église. La
sentence prononcée contre un clerc par un juge laïc ne pouvait être
exécutée sans la permission de l’évêque; s’il la refusait, on avait
recours à l’empereur. Par un privilège spécial, les évêques furent
dispensés de plaider, pour quelque sujet que ce fût, par-devant les
tribunaux séculiers; et ce même privilège fut accordé aux religieuses.
C’est ainsi que, par la faveur de ce prince, les évêques étendirent leurs
droits de juridiction; cependant ce n’était point encore une juridiction
proprement dite, parce qu’ils n’avoient ni territoire, ni force coactive.
Les intentions de Justinien étaient droites, et ses erreurs
sur les points dogmatiques ne vinrent jamais que de sa légèreté et de sa
vanité naturelle. Mais sa femme Theodora prenait
toujours avec chaleur le mauvais parti. Elle soutenait opiniâtrement celui
d’Eutychès, et Sévère était son théologien. Ce faux patriarche d’Antioche, chassé
de son siège sous le règne de Justin, s’était retiré dans Alexandrie avec
Julien d’Halicarnasse. Deux esprits si turbulents s’étaient bientôt
divisés, et avoient formé deux sectes opposées, quoique également
attachées à la doctrine d’Eutychès. Après la mort de Timothée, patriarche
d’Alexandrie, Théodose, sectateur de Sévère, élu par le clergé, fut
protégé des magistrats et des courtisans qui dépendaient de Théodora. Les
moines et le peuple, déclarés pour les sentiments de Julien,
chassèrent Théodose et intronisèrent Gaïen, qui
se soutint pendant environ trois mois. Au bout de ce temps arriva
le chambellan Narsès, envoyé par l’impératrice pour rétablir Théodose. Le
peuple prit les armes en faveur de Gaïen; il y
eut au milieu d’Alexandrie de sanglants combats, où les femmes signalèrent
leur zèle fanatique en accablant les soldats de pierres et de tuiles
qu’elles lançaient du haut des toits. Narsès, pour réduire
cette multitude forcenée, mit le feu à la ville, et força Gaïen à prendre la fuite. Théodose, teint du sang de
son peuple, prit possession du siège épiscopal, et l’occupa seize mois parmi
des séditions continuelles. Enfin Justinien, pour calmer ces troubles, le
rappela, et lui assigna pour exil le faubourg de Syques,
où il ne cessa de dogmatiser jusqu’au règne de Justin second. Les partisans de Gaïen, mort en Sardaigne, suivirent Théodose à
Constantinople; ils élevaient autel contre autel; et la division des deux
partis subsista tant que vécut Justinien; mais la préférence du prince
empêcha les voies de fait, et leur animosité s’exhala en disputes et en
libelles. L’empereur fit nommer évêque d’Alexandrie le moine Paul, dont
la doctrine était orthodoxe. Paul ne tint pas long temps le siège.
Comme il avait reçu du prince l’autorité de destituer les magistrats et les
officiers, qui fomentaient la discorde en favorisant l’hérésie, il
entreprit d’ôter lé commandement des troupes à Elie, revêtu de
cette charge. Un diacre, nommé Psoës, ami
d’Elie, voulut en avertir le commandant par une lettre qui fut interceptée.
L’évêque, irrité, accusa Psoës de divertir les
revenus de l’Eglise, dont il était économe, et en écrivit à l’empereur. En
attendant la réponse du prince, il mit l’accusé entre les mains de Rhodon,
préfet d’Egypte, qui le fit mourir dans la prison. Rhodon avait été
poussé à cette violence par un des premiers de la ville,
nommé Arsène; il avait ordre d’exécuter tout ce que l’évêque lui commanderait,
et Arsène, ennemi de Psoës, avait supposé des
ordres de l’évêque. Sur les plaintes des parents de Psoës,
l’empereur, justement courroucé, fit amener à Constantinople Rhodon et
Arsène, qui furent condamnés à mort. Paul lui-même, quoiqu’il
protestât de son innocence, fut exilé à Gaza, où Justinien le
fit déposer par trois évêques. Il eut pour successeur Zoïle, qui fut
lui-même déposé, parce qu’il refusait de souscrire à la condamnation de trois
chapitres dont nous parlerons dans la suite. Après la mort de Rhodon,
le gouvernement de l’Egypte fut donné au sénateur Libère, employé
deux ans auparavant dans les négociations de Théodat, et qui avait renoncé
au service de ce prince perfide pour s’attacher à Justinien. Mais à peine fut-il dans Alexandrie, que l’empereur, par un effet
de son inconstance naturelle, lui substitua un Egyptien nommé Jean Laxarion. Les amis de Libère s’en plaignirent
à l’empereur, qui répondit qu’il ignorait celte entreprise de Laxarion, et que Libère devait rester en place. Laxarion, de son côté, fit porter des plaintes de ce que
Libère refusait de lui céder le gouvernement; et, par la même faiblesse,
Justinien assura qu’il n’avait rien changé à la destination de Laxarion. Ces réponses contradictoires allumèrent une
guerre civile dans Alexandrie. Les partisans des deux contendants prirent les
armes; Laxarion fut tué; et, sur les plaintes de ses
amis, Libère fut mandé à Constantinople, et jugé par le sénat, qui,
voyant évidemment par les pièces du procès que l’empereur seul était la cause
de tout le mal, déclara Libère innocent.
Malgré l’ascendant de Théodora sur l’esprit de son mari,
elle ne put rompre les liens qui attachaient l’empereur à chaire de saint
Pierre. Il consultait les souverains pontifes; il déférait à leurs conseils.
Après l’élection de chaque nouveau pape, il lui envoyait sa profession de foi,
et recevait avec respect la bénédiction apostolique.
L’ambition d’un diacre nommé Vigile troublait alors la
paix de l’Église romaine, et en renversait la discipline. Boniface II, qui
avait succédé à Félix III, séduit par les insinuations de ce diacre,
entreprit, contre toutes les règles, de le désigner pour son successeur.
Il obligea son clergé et ses suffragants à faire serment qu’après sa
mort ils éliraient Vigile. La cour de Ravenne, le sénat et le peuple
de Rome se récrièrent contre une innovation si contraire à la liberté
canonique. Le pape lui-même rougit de sa faiblesse; il reconnut sa faute
dans un concile, et brûla l’acte de cette élection anticipée. Après
sa mort, Vigile fit jouer inutilement tous les ressorts
de l’intrigue. On lui préféra Jean Mercure, prêtre de l’Église de
Rome; et ce diacre, corrompu et corrupteur, eut la honte d’avoir attiré
sur le clergé la censure séculière, et même celle d’un prince hérétique.
Le sénat rendit un arrêt sévère contre la brigue et la simonie; et
Athalaric, qui vivait encore, confirma par un édit ce que le sénat avait
ordonné. Ce fut au pape Jean II que Justinien envoya Hypace, évêque d’Ephèse,
et Démétrius de Philippes, pour le consulter sur une question suscitée
par quelques moines du monastère des Acémètes, et qui causait un
schisme dans Constantinople. Ces deux évêques apportaient en même temps des présents
pour l’église de Saint-Pierre. Le pape condamna les moines; et,
comme ils persistaient dans leur obstination, il les retrancha de sa
communion; ce qu’avait déjà fait Epiphane, patriarche de Constantinople.
Il répondit à l’empereur par une lettre datée du 25 mars 534, dans laquelle il
le félicite de la pureté de sa foi, et l’exhorte à la clémence envers les
hérétiques qui reviendront de leurs erreurs. Quelque temps auparavant,
l’empereur, pour étouffer les divisions, avait engagé six évêques
catholiques à conférer avec six autres du parti de Sévère. Ces derniers
furent confondus; mais il ne s’en trouva qu’un seul qui eût la sincérité
et le courage de reconnaître hautement son erreur, et de se réunir à
l’Eglise. Stratège, fils de l’Egyptien Apion, célèbre du temps d’Anastase,
assistait à cette conférence de la part de l’empereur.
Epiphane étant mort en 535, après quinze ans d’épiscopat,
Anthime, évêque de Trébisonde, fut transféré sur le siège
de la ville impériale par la faveur de Théodora. C’était un hérétique déguisé.
Son élévation inspira tant d’assurance aux sectateurs d’Eutychès, que Sévère et
Pierre d’Apamée, les deux chefs du parti, se rendirent aussitôt à Constantinople
avec un moine de Syrie nommé Zoara, propre à seconder
leur audace. Ils commencèrent à tenir des assemblées et à débiter leurs
erreurs. Niersès, patriarche d’Arménie,
d’intelligence avec ces hérétiques, séduisit une grande partie de sa
province, qui conserve encore de nos jours la doctrine d’Eutychès. Ce fut dans
ces conjonctures que le pape Agapet, qui venait de succéder à Jean II, arriva
le 2 de février 536 à Constantinople, où Théodat l’avait envoyé pour engager Justinien a un
accommodement. Le pape, ne pouvant obtenir de l’empereur la paix qu’il demandait
pour les Goths, voulut la procurer à l’Eglise. Il refusa constamment de
communiquer avec Anthime, à moins que celui-ci ne donnât par écrit une
profession de foi conforme aux dogmes catholiques, et qu’il ne renonçât au
siège de Constantinople pour retourner à Trébisonde,
cette translation d’un évêché à un autre étant contraire aux canons.
Justinien, excité par Théodora, employa vainement les promesses et les menaces: le
pape demeura inflexible, et sa fermeté l’emporta sur le crédit de
l’impératrice, sur l’opposition des évêques courtisans, et sur Justinien même,
qui consentit à la déposition d’Anthime, si ce prélat refusait de
faire preuve de sa foi. Anthime, soutenu dans son opiniâtreté par
Sévère, refusa de comparaître dans le concile assemblé par Agapet; il fut
déposé. On condamna en même temps Sévère, Pierre et Zoara.
Menas, estimé pour la pureté de ses mœurs et de sa doctrine, fut placé sur
le siège de Constantinople, et reçut des mains du pape l’onction
épiscopale. Agapet mourut au mois d’avril, dans le temps qu’il se préparait
à retourner en Italie; ses funérailles furent honorées du concours de tout
le peuple catholique; et quelques mois après son corps fut transporté
à Rome. Le nouveau patriarche, pour consommer l’ouvrage de ce saint pontife,
assembla un nombreux concile : Anthime y fut déclaré hérétique, infracteur des
canons, et, comme tel, privé de l’évêché de Trébisonde.
Ses trois complices furent frappés d’anathème. L’empereur, entièrement
désabusé, confirma ces deux jugements par une constitution adressée à Mennas, dans laquelle il défend, sous des peines
très-rigoureuses, de transcrire et même de garder les écrits de Sévère; il
bannit Anthime et les trois autres du territoire de Constantinople, et leur
interdit l’entrée des grandes villes, leur permettant seulement d’habiter
dans les lieux déserts et écartés, de crainte qu’ils ne corrompent les
simples par le poison de leurs erreurs.
Théodat était encore à Ravenne lorsqu’on apprit en Italie
la mort d’Agapet. Ce prince, craignant qu’on ne mît sur le Saint-Siège un
partisan de Justinien, envoya ordre d’élire le sous-diacre Silvère, dont il se croyait
assuré. Un procédé si contraire à la discipline canonique révolta tous les Romains;
et peu s’en fallut qu’on n’en vint á une sédition. On députa au roi des
évêques pour lui faire des remontrances; il ne répondit que par des
menace : il fallut obéir. Une partie considérable du clergé refusa d’abord
de reconnaitre le nouveau pape : la crainte força bientôt leur consentement, et
la sage conduite de Silvère effaça l’irrégularité de son élection. Cependant
Vigile ne perdit pas de vue la dignité suprême à laquelle il aspirait depuis
longtemps. Il avait accompagné le pape Agapet à Constantinople, et s’était insinué
dans les bonnes grâces de Théodora par sa complaisance à embrasser les sentiments
qu’elle protégeait. Il traita secrètement avec cette princesse, qui
lui promit le souverain pontificat, et sept cents livres d’or, à
condition qu’il se déclarerait contre le concile de Chalcédoine, qu’il rétablirait
Anthime, et qu’il entrerait en communion avec Sévère et ses partisans.
Vigile promit tout pour satisfaire son ambition; et, par son
conseil, Théodora écrivit à Silvère qu’elle le priait de venir à la
cour; ou, s’il ne pouvait faire ce voyage, de casser les décrets des deux
conciles tenus par Agapet et par Mennas, et de
remettre Anthime en possession du siège de Constantinople. Vigile était
persuadé que Silvère ne ferait rien de ce que demandait l’impératrice, et
il n’y fut pas trompé. A la lecture de ces lettres, Silvère s’écria en
soupirant: «Je vois bien que celle affaire sera cause de ma mort». Il
répondit à Théodora que rien ne pourrait jamais le contraindre à rappeler
un hérétique juridiquement condamné et obstiné dans son erreur.
La princesse, outrée de dépit, employa l’instrument le
plus pernicieux et le plus propre à seconder ses mauvais desseins. Elle
instruisit Antonine de ses intentions. Vigile revint à Rome pendant le siège;
et, pour s’assurer du succès, il intéressa l’avarice d’Antonine en lui
promettant deux cents livres d’or. Cette femme, exercée aux forfaits les
plus odieux, vint à bout de persuader à Bélisaire que le pape trahissait
l’empereur, et qu’il entretenait intelligence avec Vitigès. On suborna
des témoins, on supposa des lettres. Bélisaire soupçonnait Vigile
d’être l’auteur de l’intrigue; mais pressé par sa femme, intimidé par les
lettres de l’impératrice, il eut la faiblesse de se prêter à cette violence. Le
pape eut ordre de se rendre au palais de Pincius,
où Bélisaire avait choisi sa demeure. Comme il prévoyait l’orage prêt
à fondre sur sa tête, il se réfugia dans l’église de Sainte-Sabine. Mais,
Bélisaire lui ayant promis avec serment qu’on n’attenterait ni à sa vie ni
à sa liberté, il vint au palais. Antonine, feignant d’être malade, s’était
fait mettre au lit, et Bélisaire était assis à ses pieds. En voyant entrer
le pape, elle s’écria: «Dites-moi, pape Silvère, quel mal vous avons-nous
fait, nous et les Romains, pour vouloir nous livrer aux Goths?»
Le pape, demandant une information juridique, et offrant de confondre
la calomnie, Bélisaire changea de discours; et comme ce guerrier, quoique assez
religieux, n’avait guère d’autre théologie que celle de la cour,
il exhorta le pape à condamner le concile de Chalcédoine pour apaiser
l’impératrice. Voyant qu’il ne pouvait rien gagner sur son esprit, il le
laissa retourner dans son asile. Le lendemain, par une subtilité indigne d’un
si grand homme, il le rappela une seconde fois; et, comme s’il eût
été quitte de son serment, il se saisit de sa personne, et le fit embarquer
pour être conduit à Patare en Lycie, où Théodora
avait fixé le lieu de son exil. Ensuite, pour se conformer aux intentions
de l’impératrice, il gagna les plus accrédités du clergé, et fit
nommer Vigile pour successeur. Vigile ne fut pas plus tôt élevé sur
le Saint-Siège, que , pour commencer à exécuter ce qu’il avait promis à
Théodora, il envoya des lettres de communion à Anthime, à Sévère, à
Théodose d’Alexandrie, déclarant qu’il approuvait leur doctrine.
Mais, comme il n’était pas moins avare qu’Antonine, il se dispensa de lui
payer les deux cents livres d’or, sous prétexte qu’il ne pouvait tenir parole
sans se rendre coupable de simonie.
Justinien, occupé de ses écrits théologiques et de la obstruction
de l’église de Sainte-Sophie, ignorait ce qui se passait à Rome. Tandis qu’il discutait
les matières en docteur, Théodora les décidait en souveraine. L’évêque de Patare vint instruire l’empereur de l’exil de Silvère,
et lui fit des reproches du scandaleux traitement exercé sur le chef de
l’Eglise. Le prince à demi réveillé
par de si justes plaintes, ordonna que Silvère fût reconduit à Rome; qu’on
examinât de nouveau s’il était auteur des lettres qu’on l’accusait d’avoir
écrites à Vitigès: que, s’il était coupable, on le fit évêque de quelque
autre église; mais que, s’il se trouvait innocent, on le rétablît dans son
siège. Théodora fit d’inutiles efforts pour empêcher l’exécution de ces
ordres. Silvère fut ramené à Rome, et son retour fit trembler Vigile sur
la chaire de saint Pierre. Mais cet usurpateur se tira de danger par
un nouvel attentat. Appuyé du pouvoir qu’Antonine avait sur son mari, il
obtint de Bélisaire que Silvère fût mis en sa garde; et, dès qu’il l’eut
entre ses mains, il le fit conduire dans l’île de Palmaria,
ou dans celle de Pontia, sur les côtes de la
Campanie, où il le laissa mourir de faim. Selon Procope, Silvère y
fut assassiné par Eugène, qu’Antonine avait envoyé à ce dessein, et
Justinien ne tira nulle vengeance d’un forfait si atroce. Quelque temps après,
Bélisaire, touché de repentir, fit bâtir à Rome une église, comme
pour réparer le crime de sa cruelle condescendance. Vigile, après
avoir acheté par tant d’horreurs la place la plus sainte de l’Eglise,
cessa d’être méchant dès qu’il n’eut plus d’intérêt de l’être. Devenu
pape, sans contestation, par la mort de Silvère, il fit tout le contraire
de ce qu’il avait promis â Théodora. Il frappa d’anathème Anthime et
Sévère; il écrivit à Justinien et à Mennas des lettres tout-à-fait orthodoxes; et, par un changement subit, il
se déclara hautement pour la doctrine catholique, qu’il avait trahie
jusqu’alors.
A la fin de cette année, Constantinople vit célébrer la
dédicace du plus fameux temple que le christianisme ait élevé en Orient.
L’église de Sainte-Sophie, bâtie par Constance, réparée par Théodose le
jeune après un incendie, décorée par tous les empereurs, avait été réduite en
cendres dans la furieuse sédition du mois de janvier 532. Justinien
entreprit aussitôt de la rebâtir, non pas telle qu’elle avait été, mais
avec une magnificence qui la rendît le plus bel édifice de l’univers. Il y épuisa
ses trésors; il rassembla de toutes les parties de l’empire d’excellents
ouvriers, et des matériaux précieux. Anthémius de Tralles, le plus habile
architecte de ce temps-là, dressa le plan, et commença l’ouvrage; mais il mourut
après en avoir jeté les premiers fondements. Isidore de Milet l’acheva,
et les connaisseurs observent que le Plan est supérieur à l’exécution. Codin rapporte que le ciment dont on se servit pour
lier les pierres était fait d’orge bouilli dans de l’eau, où l’on mêlait
de chaux, des tessons ou des tuiles pilées, et des écorces d’orme
hachées. Il fallait que l’eau ne fût ni chaude, ni froide, mais tiède,
pour employer ce ciment, qui, selon cet auteur, donnait à la structure la
même solidité que le fer. Comme ce superbe bâtiment subsiste encore, réduit en
mosquée, j’en donnerai une description abrégée, d’après nos plus célèbres
voyageurs. De la plus grande place de Constantinople, nommée l’Augustéon on arrivait dans une cour carrée,
environnée au milieu de laquelle était un bassin d’eau jaillissante.
C’est que les Grecs ont coutume de se laver le visage et les mains avant que
d’entrer dans une église. Après avoir traversé un double portique,
on entrait dans le temple par neuf portes d’un bois précieux, curieusement
travaillé; ces portes furent brûlées dans un grand incendie, sous le règne
de Michel Curo-palate, qui en fit faire d’autres en
bronze, où son nom se lit encore en gros caractères. L'édifice, tourné
vers l’orient, selon l’ancien usage, était de forme carrée, plus long que
large, seulement de la profondeur du sanctuaire. Il avait quarante-deux
toises de longueur sur trente-huit de largeur, et cent quarante-deux
pieds de hauteur, sans y comprendre le dôme, de dix-huit toises de
diamètre, et de dix-huit pieds d’élévation. Tout le bâtiment portait sur
huit grosses piles et vingt-huit colonnes de marbre de diverses couleurs. La
nef, s’arrondissant aux deux extrémités, formait un ovale. Le long
des trois côtés de la nef régnait une galerie haute, où les femmes s’assemblaient;
car dans les églises grecques elles sont séparées des hommes. Les
chapiteaux des colonnes étaient d’airain doré ou argenté. Les
plus beaux marbres dont les murs étaient revêtus, les compartiments de
marbre et de porphyre, qui formaient le pavé du temple, l’or, l’argent,
les pierreries et la mosaïque des voûtes, une infinité de lampes de tous
les métaux précieux et de toutes les formes, éblouissaient les
regards et partageaient l’admiration. Le sanctuaire était incrusté
d’argent; et l’on rapporte que Justinien y employa quarante mille livres
pesant de ce métal. L’autel, qui, suivant l’usage des Grecs, était
unique, brillait d’or et de pierreries. Six piliers massifs de
ce métal le soutenaient. La table était un ouvrage merveilleux , composé
de tous les métaux fondus ensemble, et semé de pierres précieuses. Au
pourtour on lisait une inscription qui exprimait l’offrande et la prière
de Justinien et de Théodora. L’an 558, le dôme, fendu alors en plusieurs
endroits par les fréquents tremblements de terre, tomba, dans la partie
orientale, tandis qu’on travaillait à le réparer. Cette chute écrasa
l’autel, les portes du sanctuaire et l’ambon, c’est-à-dire, le jubé.
Justinien le fit rebâtir par Isidore, neveu du premier architecte.
Il fut élevé de vingt pieds au-dessus de sa première hauteur. Basile Bulgaroctone le répara encore après un
accident semblable, et l’on dit qu’il en coûta mille livres d’or pour
le seul échafaudage. Cet autel, si riche et si précieux, ne subsiste plus. Les
musulmans n’en ont point dans leurs mosquées. Lorsque Mahomet second
prit Constantinople, il entra à cheval dans Sainte-Sophie; et, après
avoir fait sa prière à genoux sur l’autel, il le fit abattre. Ce prince infidèle
n’osa même entrer ainsi dans cette église qu’après avoir su que les
chrétiens mêmes n’en faisaient pas scrupule. En effet, sous le règne
des derniers empereurs chrétiens d’Orient, la vanité des Grecs était venue à un
tel point, que les personnes de quelque distinction enroient à cheval
dans Sainte-Sophie, ou s’y faisaient porter en litière. Pour éviter
les incendies, Justinien n’employa point de bois de charpente; il fit
recouvrir la voûte avec de longues tables de marbre. Le baptistère, placé
à l’occident, était si spacieux, que l’on y tint des conciles, et que le
peuple s’y réfugiait en foule dans les temps de sédition. Ce temple,
magnifique en lui-même, est encore relevé par les exagérations des Grecs,
qui le préfèrent à Saint-Pierre de Rome; ce que les connaisseurs
n’accordent pas. Les Turcs n’ont rien changé au corps de l’église; et
s’ils en ont retranché quelque partie, ce ne peut être que les bâtiments
extérieurs, comme le palais du patriarche et les logements du clergé et des
officiers. Ils ont, à la vérité, effacé ou défiguré les images de
peinture et de sculpture; les mahométans n’en souffrent point dans
leurs mosquées: mais les traces de ce qui en reste ne font point regretter
cette perte; ces arts avoient alors entièrement dégénéré. Le portail ne
s’accorde nullement avec la majesté et la beauté de l’intérieur; c’est un
ouvrage tout-à-fait conforme à la grossièreté du siècle de Justinien, déjà
demi-barbare. Il est étonnant qu’on ait si bien réussi dans les autres
parties. Les Turcs, qui interdisent aux chrétiens l’entrée de leurs mosquées,
sont surtout attentifs à n’en pas laisser entrer dans Sainte-Sophie; ils
sont persuadés que le dôme s’écroulerait aussitôt qu’il y monterait un
incirconcis.
L’ouvrage étant achevé au bout de six ans de travaux
continuels, Justinien en célébra la dédicace, le 27 de décembre. Tout le
clergé de Constantinople sortit en procession de l’église de
Sainte-Anastasie. Le patriarche Mennas était
assis dans le char de l’empereur, qui suivait à pied à la tête de tout le
peuple. Le prince, ravi de joie, chantait à haute voix: «Gloire à Dieu qui
a daigné se servir de mon ministère pour achever cette sainte entreprise!»,
mais sa vanité, qui s’oubliait rarement dans les actions les plus
religieuses, lui faisait ajouter ces paroles : «Salomon, je t'ai vaincu». On
dit même que, pour mieux faire sentir l’avantage qu’il donnait à son
église sur le temple de Jérusalem, il fit représenter Salomon dans
une contenance triste et humiliée, regardant avec jalousie le nouvel
édifice. Il ne montra pas moins de petitesse en se faisant ériger à lui-même,
sur une colonne, une statue colossale d’airain, dans la place de l’Augustéon, devant l’église de Sainte-Sophie. Il était à
cheval, couvert d’armes défensives, tenant dans la main gauche un
globe surmonté d’une croix, étendant la droite vers l’orient, comme pour
défendre aux Perses d’avancer au-delà de leurs frontières. Nous verrons
bientôt que ce geste menaçant, frivole invention de la flatterie,
ne fut pas capable d’imposer à Chosroès. Cette statue subsista jusque dans
le seizième siècle; et Pierre Gilles rapporte qu’étant à Constantinople, il la
vit transporter du sérail à l’arsenal, où elle fut fondue pour l’usage
de l’artillerie.
Les biens attachés à l’église métropolitaine par
Constantin et ses successeurs étaient fort considérables. Mais le faste des
évêques de Constantinople et l’ambition des ecclésiastiques qui sollicitaient
des places dans cette église, avoient multiplié le clergé à un point
excessif. Justinien fixa le nombre des clercs à quatre cent
quatre-vingt-cinq, outre quarante diaconesses. Ce nombre s’accrut encore de
telle sorte, qu’il fallut qu’Héraclius en retranchât beaucoup pour le
réduire à six cents. Sous Constantin Monomaque, la multitude des clercs absorbait
les revenus au point que la messe ne se disait plus que les grandes fêtes,
les samedis et les dimanches. Cet empereur ajouta les fonds suffisants
pour la faire célébrer tous les jours. Lorsque les François se furent
rendus maîtres de Constantinople, ils établirent dans Sainte-Sophie un
chapitre de chanoines, à l’exemple de ce qui se pratiquait dans les églises
latines. Sur la fin de l’empire, le nombre des clercs de cette église montait
à huit cents. Les ministres de la mosquée jouissent encore des revenus de
onze cents boutiques de Constantinople, que Constantin et Anastase avoient
attachés à la principale église pour faire les frais des funérailles.
Pendant que Bélisaire défendit Rome contre les efforts de
Vitigès, Germain, neveu de Justinien, travaillait à réduire en Afrique un
ennemi moins puissant que le roi des Goths, mais plus redoutable par ses
artifices et par son courage. Après le massacre de Marcel et des autres
capitaines, Stozas, devenu maître de leurs troupes, qu’il avait jointes
aux siennes, donnait la loi en Numidie. Théodore et Ildiger,
que Bélisaire avait laissés dans Carthage, voyaient tous les jours
déserter leurs soldats, et n’osaient marcher à la rencontre du rebelle
, dans la crainte d’être abandonnés des autres. Germain, qui, dès la
seconde année du règne de son oncle Justinien, avait fait connaître sa valeur
par la défaite des Antes, demeurait depuis neuf ans dans l’inaction;
la haine de Théodora rendit inutiles les talents de ce
brave guerrier. Enfin la nécessité obligea le prince à l’employer; il
l’envoya en Afrique: mais, selon sa coutume, il ne lui donna que fort peu
de soldats; c’était une escorte plutôt qu’une armée. Dès que Germain fut
arrivé à Carthage, il fit la revue des troupes; et, ayant reconnu que
les deux tiers s’étaient donnés au rebelle, il résolut de rétablir l’armée
romaine avant que de se hasarder à combattre. Il y avait à Carthage peu de
soldats qui n’eussent des parents ou d’anciens camarades dans l’armée de
Stozas. Il ne fut pas difficile à Germain, naturellement libéral, de gagner
leur cœur; il leur persuada que l’empereur l’avait envoyé pour soulager
les soldats opprimés et pour châtier les oppresseurs. Ce discours se
répandit dans le camp de Stozas; la plupart de ceux qui s’étaient jetés
dans son parti revinrent à Germain, qui les reçut avec bonté, et leur fit
payer leur solde pour le temps même qu’ils avoient servi contre l’empire.
Cette générosité attira les autres; ils désertaient par bandes
du camp de Stozas, et se rendaient à Carthage. Le général se vit
bientôt en état de livrer bataille.
Stozas, de son côté, craignant de voir son armée anéantie
par la désertion, résolut d’employer au plus tôt ce qui lui restait de
forces, et marcha en diligence vers Carthage. Il fit entendre à ses
soldats qu’il avait des intelligences dans l’armée ennemie; que ceux qui parois
soient l’abandonner agissaient de concert avec lui, et que, dès qu’ils le verraient
devant la ville, ils reviendraient sous ses étendards. Après avoir rassuré les
esprits par ces mensonges, il alla camper à une lieue et demie de
Carthage. Germain fit sortir son armée; et, l’ayant rangée en bataille,
comme il était instruit des discours de Stozas, et qu’il voulait s’assurer
de la fidélité de ses troupes: «Soldats (leur dit-il), vous n’avez pas à
vous plaindre de l’empereur; il vous a tirés d’une vie misérable pour vous
ceindre l’épée, et déposer entre vos mains l’honneur de l’empire. La
plupart d’entre vous n’ont payé ce bienfait que d’ingratitude. Il oublie
votre faute; mais souvenez-vous qu’il vous a pardonné. Il ne vous
demande pour réparation que ce qu’il était en droit d’exiger de vous avant que
vous fussiez coupables. Honorez par votre valeur le nom romain que vous
avez recouvré; effacez par le sang du rebelle la trace de votre rébellion.
Pour moi, en récompense des bons traitements que vous avez éprouvés de ma part,
voici ce que je vous demande: qu’aucun de vous ne reste malgré lui sous
mes enseignes: si quelqu’un veut passer dans l’armée ennemie, je lui en
donne la liberté; qu’il porte avec lui ses armes; j’aime mieux un ennemi
déclaré qu’un soldat perfide». Ces paroles excitèrent de grands cris; tous
protestent de leur zèle pour l’empereur; tous, levant les mains,
s’engagent par les plus terribles serments à faire preuve de leur
fidélité. Les soldats de Stozas, ne voyant aucun effet de ses promesses prennent l’épouvante, et, s’étant débandés,
ils regagnent, en fuyant, la Numidie, où ils avoient laissé leurs
femmes et leur butin.
Germain les poursuit, et les atteint dans une plaine
nommée Scales. Il se range aussitôt en
bataille. Il forme une ligne de ses chariots, laissant des intervalles
pour le passage de son infanterie. Il se place lui-même à la gauche
avec l’élite de sa cavalerie; il jette le reste sur l’aile droite. Stozas,
ne pouvant éviter le combat, ranime le courage des siens, et les range, non pas
en ligne selon l’ordonnance romaine , mais par pelotons, à la manière
des barbares. Il avait à sa suite un corps très-nombreux de cavaliers maures,
commandés par leurs rois Yabdas et Ortaïas. Ces
princes, naturellement perfides, envoyèrent secrètement promettre à Germain
de se ranger de son côté dès que le combat serait engagé. Mais le
général romain, qui comptait peu sur leur parole, ne leur ayant fait
aucune réponse, ils prirent leur poste derrière l’armée de Stozas, dans le
dessein d’attendre l’événement et de se joindre au vainqueur. Lorsque
les deux armées furent à la portée du trait, Stozas, qui ne manquait
pas de valeur, apercevant à l’aile gauche des Romains l’enseigne générale,
voulut courir à cet endroit. Maris les Hérules qui faisaient partie de
l’armée rebelle, et qui connaissaient la force invincible de Germain,
arrêtèrent cette ardeur impétueuse, et le déterminèrent à charger l’aile
droite, qui prit bientôt la fuite et perdit tous ses étendards. Déjà les
rebelles commençaient à entamer l’infanterie, lorsque Germain, renversant tout
ce qu’il rencontrait devant lui, vint à la tête de ses cavaliers fondre
sur Stozas. En même temps l’aile droite se rallia: ce fut alors une
affreuse mêlée, où les combattants des deux partis, semblables les uns aux
autres par les armes, l’habillement et le langage, se massacraient sans se reconnaître.
Germain, qui portait partout la terreur, mais qui aimait mieux sauver
un Romain que de faire périr cent ennemis, criait à ses soldats de ne
tuer personne sans lui avoir demandé le mot du guet. Pendant qu’il donnait
ces ordres et l’exemple d’une héroïque valeur, son cheval fut abattu
d’un coup de javelot, et ce grand capitaine allait périr, si
ses gardes ne fussent accourus à son secours, et ne
l’eussent promptement transporté sur un autre cheval. Stozas profita
de ce moment pour s’échapper par la fuite, et Germain courut au camp
ennemi. Il y trouva un nouveau péril. Stozas y avait laissé un grand corps de
troupes, qui, fraîches encore, et presque égales en nombre à l’armée
romaine, vinrent au-devant de Germain, et firent balancer la victoire.
Mais un détachement, ayant attaqué par un autre endroit, entra sans résistance,
et chargea par-derrière les rebelles, qui prirent enfin la fuite. Les
vainqueurs se jettent en foule dans le camp; et, sans songer à poursuivre
les ennemis, ils se dispersent pour courir au pillage. Germain, craignant
que les rebelles ne se rallient et ne reviennent fondre sur eux dans
ce désordre, place ses gardes à la porte du camp; et, courant de toutes
parts, il s’efforce par ses cris, par ses menaces, de remettre ses soldats
en ordre. Mais il parle à des sourds; ses soldats le fuient comme un
ennemi, et ne s’occupent que de leur butin. Par bonheur, les Maures, qui
n’avoient pas secondé Stozas dans le combat, achevèrent sa défaite, Il avait
d’abord couru à leurs escadrons pour y chercher du secours; mais, voyant qu’on
se disposait à le recevoir en ennemi, il avait pris la fuite avec cent
cavaliers. Les fuyards s’étant ralliés autour de lui en assez grand
nombre, il revenait à la charge, lorsque les Maures fondirent sur sa
troupe, et, l’ayant taillée en pièces, allèrent se joindre aux
Romains pour avoir leur part du butin. Tous les rebelles échappés du
carnage vinrent se jeter aux pieds de Germain, qui leur fit grâce, et les
admit dans ses troupes. Stozas, suivi de quelques Vandales, se réfugia en
Mauritanie, où il épousa la fille d’un prince du pays, et y fixa sa
demeure. Ainsi se termina cette rébellion qui avait coûté tant de sang.
Elle ne fut pas tellement éteinte qu’il ne restât encore dans les esprits
quelque étincelle de révolte.
Un garde de Théodore, nommé Maximin, voulut tirer
avantage de ces mauvaises dispositions pour reprendre le rôle qu’avait
abandonné Stozas. Ce méchant homme, plus capable de former des desseins
hardis que de les conduire, trouva des esprits propres à entrer
dans ses vues. Mais il eut l’imprudence de s’ouvrir à un ami de
Théodore nommé Asclépiade, qui, après avoir pris conseil de son ami, alla
découvrir la conjuration à Germain. Le général, selon sa douceur et sa
bonté naturelle, entreprit de gagner Maximin plutôt que de le punir; il le
fit venir, et, sans lui faire connaître qu’il fût instruit de ses sourdes
pratiques, il loua sa valeur, et lui dit qu’il le mettait au nombre de ses
gardes. C’était un poste très-honorable auprès du général, et l’on
n’y entrait qu’en prêtant un nouveau serment de fidélité, et au
général et à l’empereur. Germain espérait que cet engagement serait un
frein capable de contenir Maximin: celui-ci, au contraire, le regarda comme un
moyen plus sûr de réussir dans ses perfides complots. Un jour de fête,
pendant que Germain était à table avec ses amis, on vint lui dire qu’il y
avait à sa porte une grande troupe de soldats, qui murmuraient hautement de ce
qu’on ne leur payait pas leurs montres. Il retint Maximin auprès de lui,
et donna ordre secrètement à ses domestiques d’observer tous ses mouvements
sans qu’il s’en aperçût. Il envoya ses autres gardes pour dissiper les
séditieux. Ceux-ci avoient déjà quitté la porte du palais pour
courir au Cirque, où était le rendez-vous général. Les gardes y
coururent avec eux, et, sans donner aux conjurés le temps de s’assembler
ni de se reconnaître, ils chargent à grands coups d’épée ceux qu’ils y
trouvent, tuent les uns, amènent les autres à Germain. Il fit aussitôt
arrêter Maximin, qui, ayant été juridiquement convaincu d’avoir, contre
son serment, continué ses intrigues pernicieuses, fut pendu aux portes de
Carthage. Germain se contenta de punir ceux qu’on avait pris sur le fait,
sans permettre d’autre recherche; et pendant deux ans qu’il gouverna
l’Afrique, la paix et la justice régnèrent dans cette contrée, jusqu’au
moment où Théodora, son ennemie , le fit rappeler, ainsi que nous le dirons
dans la suite.
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HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |