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HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |
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LIVRE VINGT-HUITIÈME.ARCADIUS,
HONORIUS, THÉODOSE II.
LA frontière de la Gaule le long du
Rhin étant demeurée sans défense depuis que Stilicon en avait retiré les
garnisons pour les employer contre Alaric, les barbares ne trouvèrent aucun
obstacle à leur passage. Un auteur du temps dit que, si l’Océan se fût débordé
dans la Gaule, ses eaux n’y auraient pas causé tant de dommage. Ils se
répandirent d’abord dans la première Germanie, qui renfermait les territoires
de Mayence, de Worms, de Spire et de Strasbourg. Mayence fut et saccagée ;
plusieurs milliers de chrétiens furent égorgés dans l’église, avec Aurée leur évêque. Worms fut détruite après un long siège.
Spire, Strasbourg et autres villes de moindre considération, éprouvèrent la
fureur de ces cruels ennemis. Ils s’emparèrent de Cologne, dans la seconde Germanie.
Delà ils passèrent dans les deux Belgiques, portant partout la désolation et le
carnage. Trêves fut pillée : Tournai, Térouanne,
Arras, Amiens, Saint-Quentin, ne purent arrêter ce torrent. Laon fut la seule
ville de ces cantons qui tint contre leurs attaques; ils se virent obligés d’enlever
le siège. Ces barbares, furieux ariens, la plupart même encore idolâtres,
firent dans toute la Gaule grand nombre de martyrs. Nicaise, évêque de Reims,
eut la tête tranchée après la prise de sa ville épiscopale. Ils traitèrent de
même Didier, évêque de Langres. Ils passèrent les habitants
au fil de l'épée, et mirent le feu à la ville. Besançon vit massacrer son
évêque Antidius. Lion fut prise, Bâle ruinée. Ils
s’étendirent jusqu’aux Pyrénées; les deux Aquitaines, la Novempopulanie, les
deux Narbonnaises, provinces auparavant les plus fortunées de la Gaule, ne
furent plus couvertes que de cendres et de ruines. Peu de villes purent
résistera cette fureur par l’avantage de leur situation. Ils détruisirent
Marseille : ils assiégèrent inutilement Toulouse; et l’on attribua le salut de
cette ville aux prières de son saint évêque Exupère. La faim dévorait ceux que
le fer ennemis avoi épargnés. Dans toute l’étendue de la Gaule, auparavant si
peuplée, on ne rencontrait plus que des cadavres vivants, qu’on distinguait à
peine des morts dont la terre étroit jonchée. Ces horribles ravages ne
cessèrent pendant trois ans.
Les
Alains, les Suèves et les Vandales s’étant avancés dans l’intérieur de la
Gaule, les Allemands et les Bourguignons, à leur exemple, passèrent le Rhin
pour avoir part au pillage de cette riche contrée. Les Allemands s’emparèrent
des bords du fleuve depuis Bâle jusqu’à Mayence, et demeurèrent en possession
de ce pays jusqu’au temps qu’ils en furent chassés par les Francs. Les
Bourguignons, sous la conduite de leur roi Gondicaire,
se rendirent maîtres de l’Helvétie, aujourd’hui la Suisse, jusqu’au mont Jura.
Peu de temps après, ils s’étendirent dans le pays des Séquanois et des Eduens, jusqu’à la Loire et à l’Yonne. C’est ce qu’on appelle à présent
le duché et le comté de Bourgogne. Cette nation puissante et pleine de valeur avait
des mœurs plus douces et plus pacifiques que les autres barbares. Ils
traitèrent les peuples conquis avec plus d’humanité. Ils étaient encore païens
lorsqu’ils entrèrent dans la Gaule. Instruits par les missionnaires que les
évêques des Gaules leur envoyèrent, ils embrassèrent avec docilité la religion
chrétienne, dans sa pureté; ensuite ils se laissèrent corrompre
par le commerce des Goths, qui les infectèrent des erreurs de l’arianisme.
Le bruit de
tant de ruines dont la Gaule retentissait effraya les troupes romaines
cantonnées dans la Grande-Bretagne. Elles craignirent à la fois ce déluge de
nouveaux barbares et les attaques de ceux de l’Ecosse et de l’Hibernie.
N’espérant aucun secours de l’empire, elles se donnèrent un empereur, et
choisirent d’abord un officier nommé Marc. A peine fut-il élu, qu’on s’en défît pour mettre en sa place
Gratien, qui ne parut pas plus digne de la couronne. On la lui ôta avec la vie
au bout de quatre mois, et l’on revêtit de la pourpre un simple soldat qui portait
le nom de Constantin. Ce nom respecté semblait être d’un bon augure : Constantin
y joignit quelque valeur, mais peu de capacité. La faiblesse et les troupes de
l’empire firent toute sa force et le soutinrent pendant quatre ans.
S’il se fût
contenté de régner dans la Grande-Bretagne, comme avait fait autrefois Carause, il aurait pu jouir plus longtemps du fruit de son
usurpation. Mais, à l'exemple de Maxime, dont il n’avait ni la méchanceté ni
l’habileté, il voulut s’emparer de tout l’Occident, et passa la mer. Etant
abordé à Boulogne, il s’y arrêta quelque temps à recevoir les hommages de
toutes les provinces de la Gaule, qui le reconnurent pour souverain depuis le
Rhin jusqu’aux Alpes et aux Pyrénées. Ce qui restait de soldats dispersés dans
cette étendue de pays vint le joindre. Liménius,
préfet du prétoire, et Cariobaud, commandant des
troupes, prirent la fuite. Il partagea son armée en différons corps, dont il
donna te commandement à quatre généraux qui dévoient agir sous ses ordres : c’étaient
Justin, Nébiogaste, Edobine François, et Géronce, né dans la Grande-Bretagne. Avant que de les séparer, il
marcha à leur tête contre les barbares, qu’il défit dans une grande bataille.
On croit qu’elle se donna dans le pays des Nerviens, aujourd'hui le Hainaut. Il
en aurait sur-le-champ délivré la Gaule, s’il eût su profiter de la victoire.
Mais, faute de les poursuivre, il leur donna le temps de réparer leurs pertes,
et se laissa ensuite tromper par les traités qu’il fit avec eux. Il s’avança
jusqu’au Rhin, et s’allia avec les Francs au-delà du fleuve, et avec les
Allemands établis en-deçà, dans le pays qu’on nomme aujourd’hui l’Alsace.
Honorius était à Rome, où il passa toute celte année, lorsqu’on vint en même temps lui annoncer la mort d’Alaric en Epire, et l’usurpation de Constantin dans la Gaule. La première nouvelle fut bientôt démentie; mais le rapport des officiers de la Gaule, qui venaient se rendre auprès de lui, confirma la vérité de l’autre. Il manda Stilicon, qui était pour lors à Ravenne, toujours occupé de ses préparatifs pour la guerre d’Illyrie. Stilicon envoya Sarus à la tête d’une armée pour chasser l’usurpateur. Il complait sur ce capitaine dont il avait éprouvé la valeur dans la guerre contre Radagaise. Constantin avait séparé ses troupes, et s’était retiré dans Valence, ville
alors très-forte, où il se croyait en sureté. Sarus alla d’abord attaquer
Justin, qui fut défait et tué. Il vint ensuite assiéger Constantin dans
Valence. Nébiogaste fit proposer à Sarus une conférence;
elle fut acceptée. Nébiogaste fut reçu avec de
grandes démonstrations d’amitié; et après les serments prêtés de part et
d’autre, Sarus, aussi perfide que vaillant, tua de sa propre main ce général.
Cependant Edobine et Géronce approchaient avec une forte
armée. Sarus ne jugea pas à propos de les attendre; il décampa de devant
Valence, après sept jours de siège, et regagna les Alpes avec peine, harcelé
sans cesse par ces deux généraux, et obligé de laisser tout son butin aux
Bagaudes, qui ne lui ouvrirent qu’à ce prix le passage des montagnes, dont ils
s’étaient emparés. On sait déjà qu’on appelait Bagaudes des paysans révoltés
qui s’attroupaient pour ravager le pays. Constantin plaça une partie de
ses troupes à l’entrée des Alpes pour former une barrière, et se retira dans la
ville d’Arles, où il établit sa résidence.
Les
barbares continuaient leurs courses et leurs pillages sans fixer leur demeure
en aucun lieu. Ce n’étaient que des brigandages qui troublaient la possession
du nouvel empereur sans la détruire. Constantin, se voyant donc maître de la
Gaule, autant qu’on pouvait l’être au milieu de ces désordres, forma sa maison
sur le modèle de celle des empereurs. Il nomma des officiers civils et militaires,
et choisit pour préfet du prétoire un Gaulois nommé Apollinaire, né à Lyon,
homme d’un grand mérite, également habile dans la science de la guerre et dans
la jurisprudence. On lui donne cet éloge, qu’il sut conserver sa liberté sous
la domination des tyrans. Cet Apollinaire fut le premier chrétien de sa
famille, et l’aïeul de saint Sidoine, évêque de Clermont en Auvergne. Rien n’était
plus important pour Constantin que de s’emparer de l'Espagne, qui était depuis
longtemps une dépendance de la Gaule, ainsi que la Grande-Bretagne. Constantin
avait encore une plus pressante raison de ne pas négliger celte conquête.
Théodose avait laissé en Espagne des parents riches et puissants; attachés par
les liens du sang à la famille régnante, il était à craindre qu’ils ne vinssent
fondre sur l’usurpateur du côté des Pyrénées, en même temps qu’Honorius l’attaquerait
du côté des Alpes. Mais dans la conjoncture présente, Constantin ne pouvait
quitter la Gaule sans courir risque de la perdre. Il avait deux fils, Constant
et Julien. Le premier avait embrassé l’état monastique; il le nomma César, le
maria, et l’envoya en Espagne avec une armée composée de barbares qu’on appelait
les Honoriaques, parce qu’Honorius les avait
formés en cohortes et incorporés dans les troupes de l’empire. Il lui donna
pour conseil le général Géronce et le préfet Apollinaire
; il retint auprès de lui Julien, qu’il honora du titre de nobilissime.
Constant,
ayant passé les Pyrénées au commencement du printemps, ne rencontra de
résistance que de la part de deux frères pleins de valeur, nommé Didyme et Vérinien. Ils étaient cousins d’Honorius et très-puissants
en Lusitanie. Divisés auparavant l’un de l’autre pour des intérêts domestiques,
ils s’unirent pour la cause commune, et résolurent de maintenir jusqu’à la
mort l’autorité légitime. D’abord ils marchèrent vers les Pyrénées avec ce
qu’ils purent ramasser de soldats. Ayant été vaincus, ils se retirèrent dans
leur pays, assemblèrent leurs esclaves et leurs laboureurs; et, à la tête de
cette petite armée qu’ils entretenaient à leurs dépens, ils remportèrent sur
Constant plusieurs avantages, et le réduisirent plus d’une fois à l’extrémité.
Enfin, comme il arrivait sans cesse à l’ennemi de nouveaux secours, il fallut
succomber. Ils furent pris avec leurs femmes, chargés déchaînés, et conduits en
Gaule. Deux autres de leurs frères, nommés Théodosiole et Lagodius, qui habitaient dans une autre contrée de
l’Espagne, se sauvèrent, l’un auprès d’Honorius, l’autre en Orient, vers le
jeune Théodose, qui avait déjà succédé à son père, ainsi que nous le dirons
dans la suite. Constant, maître de toute l’Espagne, étant rappelé par son père,
abandonna à ses soldats, pour les récompenser de leurs services, le pillage
du territoire de Palencia, ville aujourd’hui du royaume de Léon. Il laissa à
Saragosse sa femme, sa cour et tous ses bagages. Il confia la garde du passage
des Pyrénées à Géronce et aux Honoriaques. En vain
les habitons du pays le supplièrent de leur laisser ce soin, dont ils s’étaient
toujours fidèlement acquittés; il leur préféra ces barbares, et il eut lieu de
s’en repentir dans la suite.
Ces succès,
qu’on ne pouvait guère espérer d’un jeune homme élevé dans un monastère,
causèrent beaucoup de joie à Constantin. Aveuglé par la tendresse
paternelle, souvent d’accord avec la vanité, il attribuait tout à son fils, et comptait
pour rien les conseils de Géronce et d’Apollinaire. Peu content même de la
noble franchise de celui-ci, il lui ôta la préfecture pour la donner à Décimus Rusticus, apparemment meilleur courtisan. Il éleva
son fils à la qualité d’Auguste, et lui ceignit le diadème. Usant cruellement
de sa victoire, il fit secrètement mourir Didyme et Vérinien.
Avant qu’Honorius en fut instruit, Constantin lui députa plusieurs de ses
eunuques pour traiter avec lui. Il représentait qu’il n’avait accepté qu’à
regret l'autorité souveraine ; qu’il avait fallu céder à la violence des
soldats; il le priait de lui conserver un titre dont il ne voulait faire usage
que pour le service d’Honorius et de l’empire. Honorius, qui voyait alors
Alaric en Toscane, et qui croyait par cette condescendance sauver la vie à Didyme
et à Vérinien, consentit à tout, et lui envoya même
la pourpre impériale. Cette députation n’arriva à Ravenne qu’à la fin de cette
année, après la mort de Stilicon et le siège de Rome, deux événements également
fameux, dont il est temps de rendre compte.
Quelque
favorables que les auteurs païens soient à Stilicon, il ne faut point d’autre
preuve de sa perfidie que l’indifférence avec laquelle il vit l’Occident devenu
la proie des barbares. Maître de toutes les troupes, il ne fit aucun mouvement
pour délivrer ces malheureuses provinces; et tant que vécut Arcadius, il ne
s’occupa que du projet qu’il avait formé de ruiner ce prince, en lui enlevant
d’abord l’Illyrie. Sa femme Sérène n’était guère moins ambitieuse; mais elle aimait
tendrement son cousin Honorius, qu’elle avait élevé; et persuadée qu’une
guerre civile entre les deux frères ne pouvait être que funeste à tous les
deux, elle employait son crédit auprès du jeune empereur pour traverser
l’entreprise de son mari. Dans le temps que Constantin entra dans
la Gaule, Stilicon était prêt à partir pour aller joindre Alaric en Epire; et
l’alarme répandue eu Italie ne l’aurait pas retenu, si Honorius, à la sollicitation
de Sérène, ne l’eût mandé à Rome pour aviser aux moyens d’arrêter le rebelle.
Au commencement de l’année Stilicon et Sérène se trouvèrent encore dans des sentiments
opposés. Honorius avait perdu, quatre ans auparavant, Marie, sa
première femme; Sérène proposait de lui faire épouser son autre fille nommée Æmilia Materna Thermantia. Stilicon
refusait d’y consentir, et il ne manquait pas de solides raisons, qui, dans sa
bouche, n’étaient cependant que des prétextes. C’était également l’ambition qui
poussait Sérène et qui retenait Stilicon; mais celle de Sérène, quoiqu’elle conduisît
à une alliance illicite, était au fond moins criminelle : cette princesse cherchait
encore à perpétuer son crédit en plaçant sur le trône sa seconde fille.
Stilicon, au contraire, pour demeurer le maître de la succession, ne voulait
pas courir une seconde fois le risque de procurer un héritier à Honorius.
Sérène l’emporta en cette rencontre. Ce mariage, opposé à toutes les lois, fut
aussi malheureux qu’inutile.
Stilicon,
étant retourné à Ravenne, apprit qu’Alaric, s’ennuyant
de l’attendre en Epire depuis trois ans, venait avec son armée le chercher en
Italie. Ce prince, ayant traversé la Dalmatie, s’était avancé jusqu’à Emone ; de là il était entré dans le Norique par les
défilés des montagnes qui bordent la haute Pannonie, et dont les passages sont
si étroits, qu’il ne faudrait qu’une poignée de soldats pour les défendre
contre l’armée la plus nombreuse. Alaric, arrivé sans obstacle sur cette frontière
de l’Italie, députa vers Stilicon : il lui demandait une somme d’argent en
dédommagement du séjour qu’il avait fait en Epire pour y attendre les Romains,
et de la marche qu’il venait de faire pour venir en Italie. Stilicon, laissant
les députés à Ravenne, partit pour Rome, afin de conférer avec
l’empereur et le sénat sur le parti qu’on devait prendre. La plupart des
sénateurs opinaient pour la guerre : Stilicon,
suivi d’un petit nombre qui n’osait le contredire, soutenait au contraire qu’il
fallait contenter Alaric; et comme les autres lui demandaient pourquoi il préférait
à la guerre une paix honteuse achetée à prix d’argent : «C’est ( répondit-il )
parce que la demande d'Alaric est juste. Il n’a si longtemps séjourné en Epire
que sur ma parole. Nous étions convenus qu’il se joindrait à moi pour la
conquête de l’Illyrie que l’empereur d'Orient retient avec injustice; et ce
projet glorieux serait déjà exécuté sans les ordres de
l’empereur, qui, me rappelant à Rome, a mis obstacle à mon départ». Il
montra en même temps la lettre d’Honorius, et ne put s’empêcher de se plaindre
de Sérène, qui, par des conseils timides, traversait, disait-il, les
intérêts de l’empire. Le ton de maître que prenait Stilicon fit plier ceux
qui étaient le plus contraires à son avis: on décida qu’on donnerait au roi des
Goths quatre mille livres pesant d’or. Lampadius, frère de ce Théodore dont
j’ai parlé, fut le seul qui osa faire connaitre qu’il n’approuvait pas ce parti
: Ce n'est pas ici un traité de paix, s’écria-t-il
hardiment, c'est un contrat de servitude. Ces paroles, que Cicéron avait
autrefois prononcées dans ce même lieu
contre Marc Antoine, firent trembler celui même qui les avait proférées. Au
sortir du sénat, Lampadius craignant le ressentiment d’un ministère absolu, se
réfugia dans une église voisine.
La
promesse d’une somme si considérable retint Alaric. Stilicon songeait à l’aller
joindre pour exécuter enfin le projet formé sur l’Illyrie. Il fut
encore arrêté par un nouveau contretemps. Honorius voulait aller a Ravenne
pour se faire voir aux troupes. Dans une conjoncture où l’on avait tout à
craindre d’un ennemi aussi redoutable qu’Alaric, qui était déjà en Italie, il était
important de gagner leur affection. Sérène, toujours zélée pour la conservation
du prince, le pressoir de sortir de Rome. Cette ville n’était pas en état de
défense, et la personne de l’empereur y demeurait exposée au premier caprice
d’Alaric. Stilicon, au contraire, n’approuvait pas ce départ; il mettait tout
en œuvre pour l’empêcher. Il alla même jusqu’à engager Sarus, son ami, à
exciter une sédition dans Ravenne, pour intimider le prince et le détourner de
ce voyage. Il est difficile de suivre Stilicon dans les détours obscurs de sa
politique; mais l’opposition opiniâtre qu’il apportait au départ d'Honorius
fait croire qu’il soupçonnait dès-lors quelque dessein tramé contre lui, et
qu’il espérait s’en garantir en tenant l’empereur enfermé dans Rome. Il employa
pour dernière ressource un avocat célèbre, nommé Justinien, son conseil et son
ami intime. Celui-ci fit de vains efforts pour retenir l’empereur à Rome; et,
par un effet de sa pénétration naturelle, ayant pressenti l’orage qui se formait
secrètement contre Stilicon, il s’éloigna et disparut pour n’être pas écrasé
par la chute de son protecteur. Honorius alla donc à Ravenne. Il y laissa Stilicon,
et prit la route de Pavie, où il avait marqué le rendez-vous des troupes qu’il devait
envoyer contre Constantin. Lorsqu’il fut arrivé à Bologne, il manda Stilicon
pour apaiser une mutinerie qui s’était élevée entre les soldats de sa garde.
Stilicon, étant venu, assembla les séditieux, et, pour se faire aimer aux dépens
du prince, il leur déclara qu’il avait ordre de les châtier, et même de les
décimer sans miséricorde. Ces paroles les ayant jetés dans la consternation,
comme ils demandaient grâce, il feignit de se laisser attendrir, et leur promit
de s’employer pour obtenir leur pardon, qu’il n’eut pas même la peine de
demander. C’était un jeu de Stilicon; le défaut d’Honorius n’était pas d’excéder
en sévérité. Avant le départ de Rome, le bruit s'était déjà répandu qu’Arcadius
était mort: on en reçut alors la nouvelle certaine. Cet événement déconcertait
les projets de Stilicon; il ne pouvait plus être question de l'expédition
d’Illyrie. Honorius, loin de consentir à dépouiller son neveu, voulait partir
sur-le-champ pour mettre ordre aux affaires d’Orient, et assurer par sa
présence la succession d’Arcadius au jeune Théodose. Stilicon s’y opposa
encore, représentant au prince l’énorme dépense d’un si long voyage et le
danger d’abandonner le centre de l’empire, tandis que le tyran résidait dans
Arles, aux portes de l’Italie. Il ajoutait qu’on ne devait pas trop compter
sur la bonne foi d’Alaric, qui, étant à la tête d’une armée formidable, serait
tenté de pénétrer dans le cœur du pays dès qu’il verrait l’empereur éloigné;
que le meilleur parti était d’envoyer Alaric combattre Constantin, et de le
faire accompagner de généraux fidèles et d’une partie des troupes romaines qui
travailleraient avec lui à réduire le tyran. Il offrit de se transporter
lui-même en Orient avec quatre légions, et d’y agir selon les instructions que
lui donnerait l’empereur. C’était rendre au jeune Théodose un service bien
dangereux que de lui envoyer Stilicon à la tête d’une armée. Mais Honorius,
facile à tromper, se rendit à ses raisons. Il lui ordonna d’exécuter le plan
qu’il proposait, et continua sa route vers Pavie. Stilicon demeura dans Bologne
sans faire aucuns préparatifs; et son inaction fit comprendre qu’il roulait
dans sa tête d’autres desseins que ceux dont il amusait l’empereur.
Il
se trouva un homme assez habile pour les pénétrer, et assez hardi pour les
dévoiler au prince. Olympe, né sur
les bords du Pont-Euxin, s’était avancé à la cour d’Honorius. Il devait sa
fortune à Stilicon. Selon les autres païens de ce temps-là , c’était un
hypocrite qui sous le masque d’une austère vertu cachot un cœur ingrat et une ambition
démesurée. Selon de pieux écrivains, c’était un chrétien zélé pour son prince.
Symmaquefait l’éloge de ses mœurs. Honorius l’aimait et s'entretenait
volontiers avec lui. Dans le chemin de Bologne à Pavie, Olympe instruisit
l’empereur de la perfidie de son ministre: il lui fit connaitre que c'était Stilicon
même qui avait attiré en Occident ce déluge de barbares ; que dans sa liaison
avec Alaric , il n'avait eu d'autre vue que de détrôner Arcadius, et
qu'aujourd'hui il songeait à dépouiller le jeune Théodose pour élever son fils
Euchérius ; que était là le but de son voyage à Constantinople ; que son
inaction présente cachait des desseins encore plus criminels; qu0il méditait
sur les moyens de s'emparer de l'empire d’Occident, et qu'il était sans doute
disposé à préférer un trône dont il se voyou si proche à une conquête éloignée
: que son fils avait déjà un parti puissant; que les païens le désiraient pour
maître, dans l’espérance qu’il relèverait l'idolâtrie; que le père, chrétien
en apparence , avait élevé son fils dans le paganisme, afin de réunir ainsi les
deux grands partis qui divisaient tout l’empire : que le mariage d'Euchérius
avec Placidie, projeté depuis longtemps, n'avait pour
objet que de légitimer l'usurpation : que Stilicon faisait actuellement frapper
des monnaies qui paraîtraient bientôt marquées de son empreinte et de celle de
son fils: qu'il n'y avait pas un moment à perdre, si l'empereur voulait
conserver son diadème et sa vie. Ce qu’Olympe avançait de l’inclination
d’Euchérius pour le paganisme était connu de tout le monde, excepté peut-être
de l’empereur; et cette circonstance rend raison de la partialité de Zosime et
d’Olympiodore en faveur de Stilicon. Les discours
d’Olympe effrayaient Honorius sans lui faire prendre aucune résolution.
Olympe crut
devoir forcer l'indolence naturelle du prince. Mais il faut convenir que les
ressorts qu’il mit en mouvement annoncent bien plutôt un politique sanguinaire qu’un
chrétien pieux et modéré. Arrivé à Pavie, il s’attacha d’abord à gagner le cœur
des soldats. Prodiguant l’argent, écoutant leurs plaintes, leur confiant en
grand secret ce qu’il prétendait avoir découvert des mauvais desseins de
Stilicon, visitant les malades et leur procurant des soulagements, il faisait
passer dans leur cœur la haine contre Stilicon et ses partisans. Il n’en coûte
guère pour se concilier l’affection d’une multitude inconsidérée. Olympe devint
l’idole de toute l’armée. Le cinquième jour, l’empereur assembla les troupes
pour animer leur courage et les exhorter à servir fidèlement l’état et le
prince dans la guerre qu’elles allaient faire en Gaule. Lorsqu’il eut cessé de
parler, Olympe leur fit un signe dont il était convenu avec les principaux
officiers. Aussitôt il s’élève un grand cri; l’ordre est donné de faire main
basse sur tous les traîtres; c’est ainsi qu’on désigne les amis de Stilicon. On
égorge d’abord Liménius et Cariobaud,
qui, après avoir quitté la Gaule, comme nous l’avons dit, s’étaient rendus à
Pavie auprès de l’empereur. Vincent, général de la cavalerie, et Salvius, comte des domestiques, sont mis en pièces. Le
prince, saisi d’effroi, se sauve dans le palais. Les soldats se dispersent
dans les rues, forcent les maisons où les proscrits s’étaient renfermés, et sous
ce prétexte ils pillent toute la ville. Honorius, revenu de sa première
terreur, essaie d’apaiser le tumulte; il sort du palais, vêtu d’une simple
tunique, sans aucune marque de la dignité impériale; il se présente à ces
furieux, il les relient, il les conjure : rien ne les arrête. Ils tuent à ses
yeux Némorius, maître des offices, et Patronius, intendant des finances. Le questeur Salvius, poursuivi par une troupe d'assassins, se jette aux
genoux du prince, les embrasse, et est égorgé à ses pieds. Les meurtres
continuent jusqu’au soir. Aux approches de la nuit, l’empereur craint pour
lui-même et se retire. Ce jour malheureux se termina par le massacre de Longinien, préfet d’Italie, que les séditieux cherchaient
depuis longtemps. Il était païen, lié d’amitié avec Symmaque et avec saint
Augustin , qui avait tâché de le convertir. On ignore si le saint y avait
réussi. Outre ces officiers, il périt un nombre infini de personnes de moindre
considération.
Stilicon était
encore à Bologne lorsqu’il reçut la nouvelle de cette sanglante exécution. Il
crut d’abord que c’était une révolte des soldats contre le prince. Il assembla
aussitôt les officiers des barbares auxiliaires dont il était accompagné. Tous
furent d’avis de marcher à Pavie , et de faire un massacre général des soldats
romains, s’ils avoient ôté la vie à l’empereur; mais de ne châtier que les
auteurs, si le prince avait été épargné. Ils allaient se mettre en marche,
lorsqu’ils apprirent que Stilicon seul était l’objet de la haine publique, et
qu’on n’avait massacré que ses partisans. Stilicon, intimidé par ce récit, voulait
s’éloigner et se retirer à Ravenne : les officiers des barbares persistaient
dans la première résolution; ils pensaient que c’était attirer le péril que de
le fuir en cette conjoncture, et qu’il fallait payer de hardiesse. Stilicon,
incertain des dispositions du prince à son égard, et ne se croyant pas en état
de soutenir une guerre civile, refusa absolument de prendre ce parti. On se
détermina donc à demeurer à Bologne, ou dans quelque place forte des environs,
en attendant qu’on fût instruit des sentiments de l’empereur. Mais le fougueux
Sarus ne put souffrir cette inaction timide: le zèle qu’il avait voué à
Stilicon se changea tout à coup en mépris, et du mépris il passa bientôt à la
fureur contre un homme qui s’abandonnait lui-même par sa lâcheté, et qui perdait
ses amis avec lui. Il se jeta pendant la nuit avec sa troupe sur les Huns qui formaient
la garde de Stilicon; et, après les avoir massacrés tandis qu'ils étaient
endormis, il s’empara des équipages du général, et courut à sa tente pour le
tuer lui-même. Stilicon n’eut que le temps de se sauver; il gagna Ravenne à toute
bride, en laissant ordre partout où il passait de fermer les portes aux
barbares.
Dès
qu’Olympe en fut averti, il envoya de la part du prince ordre aux soldats qui étaient
à Ravenne de se saisir de Stilicon. Celui-ci l’ayant appris au milieu de la nuit,
se réfugia aussitôt dans une église voisine. Le jour venu, plusieurs officiers
l’allèrent trouver dans cet asile, et lui protestèrent avec serment en présence
de l’évêque qu’ils n’avoient pas ordre de lui ôter la vie, mais seulement de
le garder prisonnier. Sur cette assurance, Stilicon se mit entre leurs mains;
il connaissait son ascendant sur l’esprit de l’empereur, et se flattait
imprudemment qu’il triompherait de ses ennemis, si on lui laissait le temps de
se reconnaitre. Mais dès qu’il fut sorti de l’église, l’officier qui avait
apporté le premier ordre, en montra un second par lequel Stilicon était
condamné à mort, comme traître au prince et à la patrie. Zosime rapporte que
les amis et les domestiques de ce général prirent les armes et accoururent pour
le sauver, mais que Stilicon s’opposa lui-même à leur zèle, et qu’il présenta
sa tête avec courage pour recevoir le coup mortel. C’est un faible témoignage
que celui de cet historien, partisan déclaré de Stilicon; et cette soumission
héroïque, ne s’accorde guère avec les intrigues perfides que nous avons
racontées d’après les autres écrivains, et que Zosime lui-même ne dissimule
qu’en partie. Stilicon eut la tête tranchée le 23 d’août, et termina par ce supplice
une vie éclatante: assez ambitieux pour former des projets criminels, mais
non pas assez décidé, ni peut-être assez méchant pour les conduire à une
prompte exécution.
Euchérius,
la principale cause des crimes de son père, en fut aussi la victime. Une troupe
de barbares attachés à Stilicon, voulant le dérober aux poursuites de ceux qui
a voient ordre de le tuer, l’enleva de Ravenne et le conduisit aux portes de Rome.
Il s’y réfugia dans une église, et les barbares, le croyant en sûreté, déchargèrent
leur colère sur les campagnes voisines qu’ils ravagèrent. Cet asile ne sauva
pas Euchérius; il en fut tiré par ordre du prince et ramené à Ravenne, où
Honorius était retourné après un voyage fait à Milan. On lui prononça
sa sentence de mort; mais il parait que l’empereur n’osa la faire exécuter
dans Ravenne de crainte de quelque soulèvement de la part des barbares et des
païens. Il chargea deux de ses eunuques, Térence et Arsace,
de le conduire à Rome avec Thermantie, qu’il venait de répudier.
Les troupes d’Alaric étaient déjà répandues en Italie, et
Euchérius aurait été enlevé en chemin, si les
gardes n’eussent fait une extrême diligence. Arrivés à Rome, ils remirent
Thermantie entre les mains de Sérène sa mère. Celte jeune princesse vécut
encore sept ans dans l’obscurité et dans la douleur, après avoir vu périr toute
sa famille, son mariage n’ayant rien eu de réel que sa disgrâce. Euchérius fut
mis à mort. Les deux eunuques prirent la route de la mer pour retourner à
Ravenne, les Goths étant maîtres de tous les chemins. Ils eurent pour
récompense, Térence la dignité de grand-chambellan, et Arsace le premier rang après lui entre les eunuques du palais.
On entendit
pendant sept jours à Rome, dans la place qui était devant l’ancien temple de la
paix, un mugissement souterrain, dont les amis de Stilicon ne manquèrent pas
de faire un prodige. Un grand nombre d’entre eux furent enveloppés dans son
malheur. On en fit une rigoureuse recherche. Deutérius,
capitaine des gardes de la chambre du prince, et Pierre, le premier secrétaire
d’état, furent appliqués à la question. Olympe n’ayant rien pu tirer de leur
bouche, les fit assommer à coups de bâton. On en mit beaucoup d’autres à la torture,
sans que la cruauté des tourments pût leur arracher aucun aveu. C’est ce
défaut de preuves légales qui jette de l'incertitude sur le crime
de Stilicon. Mais sa conduite dépose assez hautement contre lui. Il y a
grande apparence qu'il était déjà criminel sans avoir encore de complices. Il était
trop habile pour éventer ses projets avant qu’ils eussent acquis leur point de
maturité. Bathanaire, comte d’Afrique, avait épousé
la sœur de Stilicon; on le fit mourir, et sa charge fut donnée à Héraclien, qui avait prêté son bras pour trancher la tête à
l’infortuné ministre. Le nom de Stilicon fut effacé de tous les actes
et de tous les monuments publics. Ses biens et ceux de ses partisans furent
confisqués. On y confondit les biens de ceux qui lui avoient prêté des sommes
d’argent; ils furent déclarés non-recevables dans leurs demandes. Il fut
défendu à tous d’approcher de la cour ni d’entrer dans Rome, à moins qu’ils
n’y fussent auparavant domiciliés. On étendit la même défense sur ceux qui, par
la faveur du général et sans avoir servi, avoient obtenu des lettres de
vétérance et des grades militaires. Héliocrate fut
chargé de la poursuite des confiscations. C’était un homme compatissant, plus
propre à tempérer la rigueur de sa commission qu’à l’exercer au gré d’Olympe.
Il encourageait secrètement les proscrits à soustraire à ses recherches tout ce
qu’ils pourraient sauver de leurs biens. On en fut informé à la cour; on le fit
venir à Ravenne; et, dans cet esprit de sévérité qui régnait alors, il courait
risque d’être puni du dernier supplice, s’il ne se fût mis à couvert dans un
asile sacré.
Olympe, en
abattant Stilicon, avait profité de sa dépouille. Revêtu de la charge de maître
des offices, il disposait de la maison du prince, et ne gouvernait pas moins
absolument le prince même. Il distribua les emplois à ses créatures, et
l’empereur ne donnait de brevets que sur la recommandation d’Olympe. Après
tant d’exécutions sanglantes, le nouveau ministre voulut se faire aimer par
quelques traits de bonté. Ce fut par son conseil qu’Honorius dispensa
l’Italie de la fourniture des vivres qu’on était obligé de porter en nature aux
dépôts publics pour la subsistance des troupes. Il excepta aussi les sénateurs
du tribut annuel qu’ils payaient en or pour leurs terres. C’était le moyen de
rendre odieuse la mémoire de Stilicon que de faire de sa mort une époque de
soulagement et de joie. Cette politique réussit au-delà même de ce qu’on avait
désiré. Bientôt le nom de Stilicon fut si détesté, que, par un complot général,
les soldats romains cantonnés dans les villes de l’Italie massacrèrent les
femmes et les enfants des barbares qui servaient dans les armées de l’empereur,
et qui s’étaient toujours montrés affectionnés à Stilicon.
Ils pillèrent en même temps leurs maisons et leurs biens. Cette inhumanité
révolta les soldats barbares; ils se séparèrent avec horreur d’une nation si
cruelle et si perfide; et, s’étant attroupés de toutes
parts, enflammés de rage et de désespoir, invoquant la justice divine, ils
allèrent au nombre de trente mille hommes se jeter entre les bras d’Alaric,
résolus de le suivre partout, et de venger
le sang de leurs familles par le massacre des Romains.
Dans
l’état où se trouvait l’empire, cette désertion lui portait un coup mortel. On manquait
de soldats, et on en perdait un grand nombre au profit des ennemis, qui n’étaient
déjà que trop redoutables. Mais avant que de rendre
compte de l’expédition d’Alaric, je vais achever d’exposer la
conduite d’Olympe dans le gouvernement de l’état. On doit attribuer à ses
conseils les lois qui furent publiées pendant les derniers mois de cette année.
Honorius, revenu à Ravenne, rétablit la communication entre les deux empires,
en révoquant l’ordre que Stilicon avait donné de garder les côtes de la mer
Adriatique, et de fermer l’entrée des ports aux vaisseaux qui venaient de
l’Orient. On interdit le trafic aux nobles, aux personnes élevées en dignité ou
riches de patrimoine, non pas comme une
profession dérogeant, mais parce que la supériorité de leur crédit ou de
leurs richesses pourrait nuire à la liberté du commerce. Il fut défendu de
prêter de l'argent aux juges sous peine d’exil, tant pour l’emprunteur que
pour le prêteur : ce service rendu aux magistrats fut regardé comme une sorte
de corruption. On chargea les gouverneurs de provinces d’apporter une attention
particulière à réprimer les usurpations des personnes puissantes. Les
incursions des barbares avoient désolé l'Illyrie occidentale; quantité
d’Illyriens, obligés d’abandonner leur pays, erraient en diverses provinces; et
ces fugitifs, sans défense et sans appui, perdaient encore leur liberté; on
les réduisait impunément en esclavage. Théodore, préfet d’Italie pour la
seconde fois, eut ordre de les protéger contre cette injustice. Mais les lois
les plus mémorables de ce temps-là sont celles qu’Olympe inspira au prince en
faveur des évêques et de l’Eglise. Il fut permis à tout plaideur de porter sa
cause devant l'évêque; la sentence qu’il prononçait devait être sans appel, et
revêtue de la même autorité que si elle eut été rendue par le préfet du
prétoire : il était enjoint aux officiers de la justice séculière de la faire
exécuter. Du vivant de Stilicon, les païens avoient commis de grands excès à
Calame en Numidie. Possidius, évêque de la ville, n’avait
évité leur fureur qu’en se tenant caché; il en était venu porter ses plaintes à
l’empereur. Après la mort du ministre, les hérétiques et les païens, devenus
encore plus hardis, prétendaient que toutes les lois publiées contre eux
pendant le ministère de Stilicon étaient anéanties par sa mort. Les donatistes
en Afrique se remettaient en possession des églises ; les païens ouvraient
leurs temples; et, dans les lieux où ils étaient les plus forts, ils s’emportaient
aux dernières violences. Deux évêques perdirent la vie; d’autres furent
traités avec outrage. Le concile d’Afrique, assemblé à Carthage au mois
d'octobre de cette année, députa vers Honorius pour se plaindre de ses fureurs,
et saint Augustin en écrivit à Olympe. Ces justes remontrances
produisirent plusieurs lois contre les païens et les hérétiques. L’empereur les
déclara exclus de toutes les charges: les églises dévoient être remises entre
les mains des catholiques; les revenus des temples des païens appliqués à la
subsistance des troupes; les simulacres et les autels détruits; les temples
convertis en d’autres usages; toutes les solennités et les fêtes païennes
abolies : les évêques étaient chargés de veiller à l’exécution de ces ordres,
et les officiers publics obligés d’y prêter la main sous peine d’une amende de
vingt livres d’or. Par deux autres lois on condamnait à mort ceux qui troubleraient
par quelque violence l’exercice de la religion catholique, et à l’exil
quiconque oserait contredire publiquement les dogmes qu’elle enseigne. Au
commencement de l’année suivante, l’empereur déclara que les magistrats
convaincus en ce point de connivence seraient destitués de leurs charges, pour
être ensuite plus sévèrement punis, et que les officiers municipaux subiraient
la peine du bannissement et de la confiscation. Ce sont sans doute ces lois, si
avantageuses à l’Eglise, qui ont servi à couvrir les vices d’Olympe, et à lui
procurer les suffrages les plus respectables.
Alaric
attendait dans le Norique l’argent qui lui avait été promis, lorsqu’il apprit
la mort de Stilicon. Il se douta bien que
le nouveau ministre ne se croirait pas obligé à tenir les engagements de son
prédécesseur. Mais afin de mettre la justice de son côté, malgré
l’ardeur de vengeance dont ses nouveaux soldats étaient embrasés il
envoya des députés à Honorius pour recevoir le paiement dont on était convenu.
Il demandait en même temps pour otages Jason , fils de Jové,
préfet d’Illyrie, et le même Aétius qu’il avait déjà tenu auprès de lui pendant
trois ans. Il offrait aussi des otages de sa part, et promettait à ces
conditions de sortir du Norique et de repasser en Pannonie. Honorius rejeta ces
propositions mais il ne prit aucune mesure pour soutenir son refus avec
honneur. Au lieu d’assembler ses troupes, et de fermer les passages à l'ennemi,
il se reposait de tout sur les soins d’Olympe, qui n’entendait rien à la
guerre. Celui-ci se contenta de nommer des généraux, et il les choisit parmi
ses créatures, gens aussi incapables que lui, méprisés du public, et qui ne pouvaient
que ruiner les affaires. Turpilion fut fait général
de la cavalerie, Varane de l’infanterie; Vigilance
fut mis à la tête des troupes de la maison du prince. Les officiers subalternes
ne furent pas mieux choisis. Des dispositions si mal entendues n’inspiraient
que le désespoir aux Romains et le mépris aux ennemis : les uns et les autres y
voyaient la ruine prochaine de l’Italie. Alaric, se moquant de ces ridicules
préparatifs, résolut d’aller droit à Rome. Ataulf, frère de sa femme, était en
Pannonie à la tête d’un corps de Huns et de Goths; Alaric, pour ne rien
négliger de ce qui pouvait assurer sa conquête, lui manda d’entrer en Italie et
de le suivre. Mais il n’attendit pas la jonction de ces troupes, et, sans
s’arrêter à aucun siège, il passa comme en courant devant Aquilée, Concordia, Altinum, et traversa le Pô à Crémone. Dans cette marche
rapide il ne rencontra pas un ennemi qui se mît en état de lui disputer le
terrain. Il ne trouva pas plus d’obstacle au-delà du Pô. Ayant ravagé le territoire
de Bologne, il laissa sur la gauche Ravenne, où était la cour, s’approcha de
Rimini, entra dans le Picenum, et, tournant vers Rome, il pilla en
passant les villes et les châteaux qui se trouvèrent sur sa route. A la vue de Narni, il essuya une furieuse tempête; et quelques
misérables magiciens prétendirent que cette ville leur devait son salut, et que
c’était par la vertu de leurs conjurations magiques qu’Alaric avait été écarté
à coups de foudre. On rapporte qu’un pieux solitaire s’étant présenté devant
lui dans sa route, et le suppliant avec larmes de se désister d’une entreprise
qui allait causer tant de meurtres et d’horreurs, il lui répondit : Mon
père, ce n’est pas ma
volonté qui me conduit; j’entends sans cesseà mes oreilles une voir qui me crie : Marche,
et va saccager Rome.
Dès
qu’il parut devant cette ville , le sénat fit
étrangler Sérène. On l’accusait de s’entendre avec Alaric. Placidie,
sœur d’Honorius, accrédita ce soupçon injuste, peut-être par un effet de
jalousie, parce que Sérène avait toujours eu plus de part au gouvernement
et à la tendresse d’Honorius. Ainsi périt cette princesse, nièce du grand
Théodose, dont elle fut chérie, et qui avait tenu lieu de mère à Honorius. Elle
avait fait par les grâces de son esprit l’ornement des deux cours. Fière et
ambitieuse, il parait cependant qu’elle avait borné ses désirs à tenir
après son cousin le premier rang dans l’empire, et qu’elle partagea les
malheurs de son mari sans avoir eu part à ses forfaits.
Dans
le récit de cette énorme injustice, l’histoire ne dit pas un mot d’Honorius : elle
se contente de dire que Sérène était innocente. Si le prince fut consulté, c’était
de sa part une horrible ingratitude; s’il ne le
fut pas, ce fut de la part du sénat l’attentat le plus criminel, et
qui montre à quel point le souverain était méprisé. En effet, Rome assiégée semblait
être rentrée dans son ancienne indépendance; et, du côté d’Honorius, on eût dit
qu’il l’avait abandonnée à Alaric, et qu’il avait renoncé à tous les droits de
la souveraineté sur la capitale de son empire. Il ne fit aucun mouvement pour
la délivrer. Alaric ferma aux assiégés tous les passages des vivres; il se rendit
maître de la navigation du Tibre, et en peu de jours
la disette fut si grande, qu’on fut
obligé de réduire à la moitié, et ensuite au tiers la mesure de blé qu’on distribuait
au peuple. Hilaire, préfet de la ville, fut massacré.
Ce fut en cette extrémité que Laeta, veuve de Gratien,
et sa mère Pissamène, auxquelles Théodose avait
assigné sur le fisc un entretien honorable, s’acquirent dans leur infortune une
gloire fort supérieure à celle d’un règne long et heureux, en
faisant vivre à leurs dépens une grande partie du peuple. La peste se joignit
bientôt à la famine. Toutes les rues étaient jonchées de cadavres; et comme on
ne pouvait les transporter hors de la ville, dont les ennemis occupaient tous
les dehors, Rome n’était plus qu’un vaste cimetière où les morts tutoient les vivants
par la vapeur meurtrière qu’ils exhalaient.
Enfin,
après avoir inutilement attendu de jour en jour du secours de Ravenne, tout ce
qui ne peut servir d’aliment qu’à une faim désespérée étant consumé, comme
il ne restait plus aux habitants d’autre ressource que de se dévorer les uns
les autres, ils se déterminèrent à traiter avec l’ennemi. On choisit pour cette
négociation un Espagnol nommé Basile, qui avait été préfet de Rome quelques
années auparavant; et Jean, premier secrétaire d’état, qui était connu et aimé
d’Alaric. Les assiégés étaient si peu instruits, qu’ils doutaient encore si c’était
Alaric qui les assiégeait. Le bruit s’était répandu parmi le peuple que
Stilicon n’était pas mort, et qu’un chef de barbares, autre qu’Alaric, avait
pris sa défense et venait l’établir dans Rome. Les envoyés s’étant convaincus
par leurs propres yeux que c’était au plus redoutable ennemi des Romains qu’ils
avaient affaire, voulurent cependant soutenir l’honneur de l’ancienne fierté
romaine: dans la première entrevue, ils dirent au roi des Goths que le peuple
romain acceptèrent la paix, si on la proposait sous des conditions
raisonnables; mais que, si sa gloire était intéressée, il était encore plus
disposé à la guerre, et qu’il ne demandait qu’à sortir pour livrer bataille. A
la bonne heure, répondit Alaric avec un grand éclat de rire; jamais il
n'est plus aisé de faucher le foin que quand l'herbe est plus drue. Il savait
parfaitement l’état où la ville était réduite; les esclaves barbares qui passaient
à tout moment dans son camp l’instruisaient de tout. Aussi proposa-t-il
d’abord les pins dures conditions: qu'on lui mettait entre les mains tout ce
qu’il y avait dans la ville, d’or, d’argent, de meubles, et d’esclaves étrangers.
Sur quoi les députés lui ayant demandé, que laissait-il donc aux habitants, la
vie, répondit-il. Ils obtinrent une trêve tandis qu’ils iraient porter ces
propositions à leurs citoyens, et recevoir leur réponse.
Les païens attendaient
encore du secours de leurs divinités. Les magiciens qui se vantaient d’avoir
sauvé Narni étaient venus à Rome, et prétendaient
avoir encore des foudres et des orages pour délivrer cette ville. Mais, afin
d’engager les dieux à prendre les armes en faveur de Rome, il fallait, disaient-ils,
rappeler les anciennes cérémonies, et faire des sacrifices publics au nom du
sénat et du peuple. Pompeïen, préfet de Rome, n’osa,
quoiqu’il fût chrétien, contredire ce caprice d’une populace que ses malheurs renvoient
aussi féroce qu’insensée. L’événement la détrompa. Les sacrifices n’ayant
produit aucun effet, il fallut en revenir à s’humilier devant Alaric. Après de
longues contestations, on convint enfin que Rome donnerait cinq mille livres
d’or, trente mille d’argent, quatre mille tuniques de soie, trois mille peaux
teintes en écarlate, trois mille livres d’épiceries, et qu’elle mettait en otage
entre les mains d’Alaric les enfants des plus nobles citoyens. A ces
conditions, Alaric promettait non-seulement de vivre en paix avec les Romains,
mais encore d’employer ses armes pour la défense de l’empire contre quelque
ennemi que ce fût. Les Romains demandèrent quelques jours pour obtenir le
consentement de l’empereur. Honorius approuva tout; il ne fut plus question que
d’exécuter le traité. Ce n’était pas l’opération la plus facile. Le trésor
public était épuisé: il fallait avoir recours aux particuliers. Pallade, un des
sénateurs les plus distingués, fut chargé d’imposer sur les habitants une
contribution proportionnelle. Il lui fut impossible de remplir l’objet de sa
commission : chacun cachot avec soin ce qu’il avait d’or et d’argent. On fut
obligé d’enlever les ornements des temples et de fondre les statues; ce qui
causa aux païens une douleur très-amère. Ils regrettèrent surtout une statue de
la Valeur ; et leurs devins prononcèrent que dans cet instant fatal la
bravoure romaine périssait pour jamais. Les chrétiens pensaient, au contraire,
qu’on ne perdait la statue de la Valeur que parce que depuis longtemps on en avait
perdu la réalité.
Quelque
diligence que fit Pallade, la somme ne put être fournie sur-le-champ. On prit
des termes pour acquitter le reste. Le vainqueur donna trois jours aux Romains
pour venir dans son camp se pourvoir de vivres : il leur marqua les portes par
lesquelles il leur permettait de sortir, et leur rendit la liberté de la navigation.
Le peuple, affamé, vendit ce qui lui restait de plus précieux pour acheter du
pain; et par cet échange les Goths emportèrent encore une grande partie des
richesses de Rome. Alaric se retira en Toscane pour y attendre une entière
satisfaction. Presque tous les esclaves s’échappèrent de la ville et se
joignirent aux barbares. Il en sortit quarante mille. Le roi des Goths fit
alors une action de justice. Un parti de ses coureurs s’étant avancé jusqu’à
Porto, à l’embouchure du Tibre, enleva un convoi de vivres que l’on conduisit
à Rome. Alaric, irrité d’une infraction du traité qu’on pouvait lui imputer,
n’attendit pas les plaintes des Romains; il fit rendre ces vivres, et punit
sévèrement les auteurs de cette violence.
L’Orient se trouvait
alors dans un état plus tranquille, quoiqu’il fût gouverné par un enfant de
sept ans. Arcadius était mort. Nous n’avons rien dit des trois dernières années
de sa vie, qui fournissent peu d’événements. En 4o6, il fit transférer de la
Palestine à Constantinople les os du prophète Samuel. La nuit du 24 octobre il
y eut dans cette ville un grand incendie qui donna lieu à quelques lois pour
prévenir ces accidents.
Les eaux du
Nil ne montèrent pas à la crue nécessaire pour fertiliser l’Egypte; et la
Palestine fut réduite à la stérilité par une cause encore plus funeste. Des
nuées des sauterelles, si épaisses, que l’air en était obscurci, s’abattaient
sur la terre; et ces insectes, serrés les uns contre les autres sans confondre
leurs rangs, avançaient comme en ordre de bataille, et dévoraient toute la
verdure. Saint Jérôme, témoin de ce désastre, dit que les campagnes semblaient
être couvertes d’un pavé de mosaïque. Un vent violent emporta les sauterelles,
partie dans la mer Morte, partie dans la Méditerranée: poussées ensuite par les
flots sur les rivages, elles s’y accumulèrent en si grands monceaux, que la
corruption qui se répandit dans l’air engendra la peste. Le premier d’avril de
l’année suivante, Constantinople essuya, au commencement de la nuit , un
furieux orage, accompagné d’un tremblement de terre. Grand nombre de maisons
s’écroulèrent; plusieurs vaisseaux furent brisés dans le port; et le lendemain
le bord de la mer du côté de l’Hebdome se trouva
couvert de cadavres. En 408, Arcadius échappa d’un grand péril. Une église
fondit tout à coup dès qu’il en fut sorti avec un peuple nombreux qui l’accompagnait.
Il ne survécut pas longtemps à cette faveur de la Providence. Il mourut le
premier de mai, âgé de trente-un ans, après avoir régné treize ans trois mois
et quatorze jours depuis la mort de son père. Il fut inhumé dans l’église des
Apôtres auprès de sa femme Eudoxie. Il laissait un fils nommé Théodose, et
trois filles, Pulchérie, Arcadie et Marine.
Entre
plusieurs autres édifices, il fit construire à Constantinople une église de
Saint-Jean, qui fut appelée l’Arcadienne.
Cette église fut particulièrement affectée à ceux qu’on nommait les arcadiens.
Ce n’était pas ce corps de troupes dont nous avons fait mention; c’était corps
de six mille citoyens qu’il avait choisis pour lui faire cortège dans
les marches de cérémonie. Il les aimait et se plaisait à les
honorer de ses faveurs. Les Grecs du moyen âge parlent souvent du palais de Lausus bâti au centre de la ville : ils disent que ce Lausus fut patrice, grand-chambellan d’Arcadius et de Théodose
le jeune, et revêtu de plusieurs autres dignités. On croit que c’est le gouverneur
de Cappadoce, auquel Pallade, évêque d’Hénélopolis,
adressa l’ouvrage qu’il a pour cette raison intitulé Lausiaques.
Selon ces Grecs, qui ne méritent guère de croyance, ce palais était orné de
colonnes de marbre : on y avait transporté ces merveilles de l’art qui ont
immortalisé la mémoire des plus habiles sculpteurs de la Grèce : la Vénus de
Cnide, chef-d’œuvre de Praxitèle, la Junon de Samos, ouvrage fameux de Lysippe
et de Bupale; le Jupiter Olympien de Phidias. Une
seule de ces statues avait autrefois rendu célèbre une ville entière. Ils
ajoutent qu’elles furent détruites par le feu, soixante-dix ans après, sous le
règne de Basilisque. Ce qu’il y a de plus assuré,
c’est que les bâtiments qui accompagnaient ce palais, et qui servaient d’hospice
pour loger les étrangers, renfermaient une citerne que le savant voyageur
Pierre Gilles croit être celle qu’on voyait encore de son temps, c’est-à-dire
dans le seizième siècle. La voûte en était soutenue sur deux rangs de colonnes
de marbre posées les unes sur les autres, chacune de six pieds neuf pouces de
contour. A. chaque rangée on comptait deux cent douze colonnes. Mais le plus
célèbre monument d’Arcadius est la colonne qu’il fit élever dans la place qui
porta son nom. Elle est haute de cent vingt pieds au-dessus de sa base. On y
monte, comme dans celle de Tra jan, par un escalier intérieur. Les bas-reliefs,
qui tournent en spirale, depuis la base jusqu’au chapiteau, représentent le
triomphe de Théodose sur les Goths. La statue d’Arcadius, placée au sommet,
fut abattue par un tremblement de terre, du temps de Léon l’Isaurien. Dans les siècles
postérieurs, les Grecs, ignorants et superstitieux, s'imaginèrent que dans
cette colonne, ainsi que dans les autres de Constantinople, résidait une vertu
magique; et que les bas-reliefs étaient autant de talismans qui annonçaient la
ruine de leur ville. Ainsi, dans leur guerre contre les Latins au commencement
du treizième siècle, ils en détruisirent à coups de marteaux plusieurs figures,
croyant par cette opération abattre leurs ennemis. C'est à ce caprice
grossier, encore plus qu'aux tremblements de terre, qu’on attribue le dommage
qu’a souffert ce beau monument. Selon quelques auteurs, cette colonne ne fut
construite que sous l’empire de Théodose le jeune, en 421 ; et les
bas-reliefs ont rapport à des événements du règne d’Arcadius.
L’histoire
ne doit pas omettre les règlements et les lois qui font connaitre les mœurs et
les usages du temps. Les satires se multipliaient sans doute sous un
règne où les places les plus éminentes étaient occupées par des hommes sans
mérite. Arcadius renouvela toute la sévérité des lois précédentes contre les
libelles diffamatoires. Les statues des souverains étaient encore révérées avec une
sorte de superstition. On n'osait, sans un rescrit de l'empereur, les déplacer
pour la reconstruction d'un portique ou d’une maison qui tombait en ruine. Une
loi de l’an 406 en donne une permission générale, mais à condition que, la
réparation achevée, on rétablira ces statues dans leur premier état. Arcadius
fit aussi des efforts pour abréger la procédure, et pour abattre quelques têtes
à l’hydre de la chicane qui les reproduit sans cesse. Sous un prince si peu
vigilant, ces lois furent sans doute inutiles contre un monstre qui veille
toujours. Une loi ancienne ordonnait aux juges, dans toute l'étendue de
l'empire, de prononcer leurs sentences en latin : c'était la langue du peuple,
qui se regardait comme souverain du monde; et les empereurs d’Orient n’avoient
rien changé à cet usage, quoique la langue grec que fût la seule entendue dans
la plus grande partie de leur domination. Arcadius laissa aux juges la liberté
de faire usage de ces deux langues.
Théodose,
lorsqu’il succéda à son père, n’était âgé que de sept ans et quatre mois.
L’Orient avait tout à craindre; il voyait un enfant succéder à un prince qui n’était
jamais sorti de la faiblesse de l’enfance. Arcadius laissait l’empire dans une
sorte d’anarchie; il n’avait fait aucune disposition pour le gouvernement
pendant la minorité de son fils; on n’avait rien à espérer d’Honorius, qui se soutenait
à peine en Occident. La sagesse d’Anthémius conserva au jeune empereur son
héritage, et à l’empire sa tranquillité. Ce grand homme, que nous avons déjà
fait connaitre, se mit à la tête des affaires. Il était depuis trois ans
préfet du prétoire d’Orient; mais sa haute vertu et la supériorité de son
génie lui formaient dans l’esprit des peuples un titre encore plus respectable
que sa dignité. Il sut bien contenir, et les sujets, et les ennemis; mais il ne
put arrêter les cabales de la cour, ni réprimer l’insolence des eunuques, qui abusaient
de l’enfance du prince pour surprendre quelquefois des ordres conformes à leurs
passions.
Isdegerd, roi de Perse, était, de tous les
princes voisins, celui qui devait causer le plus d’inquiétude. Ce fut sans
doute par un effet de la prudente politique d’Anthémius que ce monarque,
guerrier par inclination, loin de profiter de l’occasion d’étendre les bornes
de ses états,se déclara le protecteur de Théodose. Il lui écrivit une lettre
pleine d’affection; il conclut avec les Romains une paix pour cent ans; il
envoya au jeune empereur un eunuque grec fort savant, nommé Antiochus, pour
l’instruire dans les lettres. Antiochus avait été attaché en Perse au service
d’un grand seigneur nommé Narsès; il s’était fait estimer du roi par ses talents;
il auraitsoutenu cette estime auprès de Théodose, s’il se fût contente de
la gloire modeste que lui donnait le titre de précepteur, et s’il n’avait pas
troublé la cour par une ardente ambition, qui, après lui avoir procuré des honneurs,
lui attira des disgrâces, comme nous le verrons dans la suite. Isdegerd fut fidèle à sa parole; la paix subsista tant
qu’il vécut, et le traité ne fut rompu que par son successeur. Cette
bienveillance d’un prince qui semblait être l’ennemi naturel de l’empire donna
lieu au peuple de confondre les idées; il regarda Isdegerd comme tuteur de Théodose, parce qu’il s’en était déclaré le défenseur. C’est
sans doute ce qui a fait naître une fable très-célèbre: on imagina
qu’Arcadius, en mourant, avait nommé Isdegerd tuteur
de son fils. Les historiens contemporains ne disent rien d’une disposition si
absurde, et qui, par sa bizarrerie, n’aurait pu leur échapper. Mais Procope qui
vivait cent cinquante ans après, et qui ne donne pas grande opinion de sa
critique, a recueilli ce bruit populaire. Il a été copié par les Grecs des
siècles suivants, qui ramassent avec soin et sans choix tout ce qui leur parait
merveilleux. Rien n’est devenu plus fameux dans l’histoire de ce temps-là que
la fable de la tutelle d’Isdegerd.
Anthémius
était trop éclairé pour se persuader qu’il n’eût pas besoin de conseil. Il s’en
forma un des personnes qu’il connaissait les plus habiles et les plus fidèles;
il n’eut égard qu’à ces deux qualités. Ceux dont l’histoire a conservé les noms
méritent de n’être pas oubliés. C’étaient Nicandre, Anastase, qui tous
deux ne sont
connus que par un choix si honorable; Théotime, poète,
mais ennemi de la flatterie, et qui méprisait l’art de déguiser la vérité; Troïle, qui n’a pas dans l’histoire de titre plus relevé
que celui de sophiste ; mais elle lui attribue des qualités plus précieuses que
les titres les plus éminents : un esprit droit, guidé par une profonde
étude des affaires, et une probité à toute épreuve. Anthémius n'entreprenait
rien sans l’avoir consulté.
Le ministre
n’était pas guerrier; mais il savait conduire les affaires militaires; et son
esprit étendu, judicieux, méthodique, n’était obscurci par aucune passion.
Son entrée au ministère fut signalée par un succès éclatant. Uldès, roi des Huns, qui habitaient les bords du Danube, a
voit secondé les armes romaines contre Gaïnas et contre Radagaise.
Il s’ennuya de servir au lieu de ravager, qui était beaucoup plus conforme au caractère de sa nation.
Ayant donc passé le fleuve à la tête d’une nombreuse armée, il prit à la faveur
d’une trahison la ville nommée le camp de Mars dans la haute Mœsie, et fit des courses dans la Thrace. Le commandant
des troupes de cette province étant venu le trouver pour traiter avec lui, le
roi barbare demanda que l’empire lui payât un tribut tel qu’il jugerait à
propos de l’imposer : Si vous le payez, dit-il, nous vivrons en paix
: sinon nous ferons la guerre ; et, montrant le soleil, il ajouta : Il
ne tient qu'à moi de conquérir tout ce que cet astre éclaire. La
négociation se prolongea; et les Romains, dispersés dans le camp des Huns,
s’entretenant avec eux, leur donnèrent une haute idée de la douceur du
gouvernement, de l’équité et de la libéralité de l’empereur qui, dirigé par un
sage conseil, savait déjà distinguer le mérite et honorer la valeur par de
brillantes récompenses. Ces discours charmaient les Huns. Uldès était dur et avare : ses officiers et ses gardes même se détachèrent de lui;
ils entraînèrent beaucoup de soldats, et passèrent avec eux dans le camp des
Romains. Uldès, effrayé de cette désertion, repassa
le Danube. On l’attaqua dans ce moment ; il perdît une grande partie de son
armée. Les Squires, Alains d’origine, qui formaient l’arrière-garde, furent
tous ou tués ou pris, et conduits à Constantinople. Comme ils étaient en
très-grand nombre, on crut qu'il serait dangereux de les garder dans la ville.
Ils furent vendus ou donnés en qualité d’esclaves, pour être dispersés dans les
provinces de l’Asie, avec défense de revenir jamais à Constantinople, ni même
en Europe. Long temps après, les environs du mont Olympe en Bithynie étaient
encore peuplés de ces barbares employés à la culture des terres. Il n’est plus
parlé d’Uldès depuis cette défaite.
Pendant
la faiblesse du règne précédent, il s’était introduit grand nombre d’abus
qu’Anthémius se proposa de réformer; non pas tous à la fois, mais avec
ménagement, de peur que des remèdes violents et multiples ne jetassent létal,
comme un corps malade, dans une crise dangereuse y commença par abolir une fête
sacrilège instituée chez les Juifs. Tous les ans, le 14 et le 15 du douzième
mois de l’année judaïque, nommé le second Adar, qui répond aux mois de février
et de mars, les Juifs renouvelaient la mémoire du supplice d’Aman. Sous ce
prétexte, ils brûlaient une croix pour insulter à la religion chrétienne. Cette
profanation fut interdite sous des peines rigoureuses; et l’on menaça les Juifs
de révoquer toutes les permissions qu’on leur avait accordées, s’ils soient
entreprendre au-delà de ce qui leur était permis. Théodose, dans la suite, fut
obligé de faire plusieurs lois pour contenir cette nation opiniâtre, et
éternellement envenimée contre les chrétiens. Nous allons réunir sous un même
point de vue tout ce qui s’est passé sous son règne à ce sujet. Il voulut, à la
vérité, qu’ils fussent à couvert de toute insulte; il défendit aux chrétiens
de brûler ou d’usurper leurs synagogues; et, comme on en avait converti
plusieurs en églises, il fit donner des emplacements pour les rebâtir. Mais,
d’un autre côté, il défendit aux Juifs d’en bâtir de nouvelles; de rien
commettre contre le respect dû au christianisme; de faire des prosélytes;
d’acquérirpar achat ou par donation aucun esclave chrétien : il les
déclara exclus de tout office, soit militaire, soit civil; il abolit la
dignité de patriarche, qui avait jusqu’alors résidé en Orient. Le patriarcat était
héréditaire; le dernier qui le posséda fut Gamaliel. Théodose appliqua au fisc
le tribut que les synagogues payaient chaque année à ce chef du judaïsme, à la
place duquel on établit un primat dans chaque province. Les reproches de saint
Siméon Stylite obligèrent dans la suite Théodose à révoquer la loi qui ordonnait
la restitution des synagogues usurpées sur les Juifs. Les chrétiens d’Antioche
s’étant emparés d’une synagogue, et ayant reçu ordre de la rendre, le saint
solitaire écrivit à l’empereur avec tant de force, que la loi fut annulée : on
ajoute même que le préfet qui l’avait conseillé fut déposé. Ce devait être Asclépiodote, qui fut préfet d’Orient depuis l’an 423
jusqu’en 425. Ç’aurait été sans doute punir bien rigoureusement un conseil que
la politique pouvait justifier. Les Juifs, de leur part, s’échappaient à des
violences criminelles toutes les fois qu’ils soient se flatter de l’impunité.
La dixième année du règne de Théodose, dans une fête tumultueuse qu’ils célébraient
à Imma, entre Antioche et Chalcis, ivres de vin et de folie, ils saisirent un
jeune enfant chrétien, le lièrent à une croix qu’ils élevèrent; et, leur
fureur s’allumant à ce spectacle, ils le déchirèrent à coups de fouets jusqu’à
la mort. Les chrétiens du pays prirent les armes, et les deux partis se firent
une guerre sanglante. L’empereur en étant instruit, envoya ordre d’arrêter les
auteurs de cette horrible cruauté, et de les punir du dernier supplice.
La disette
est une source de séditions. Il s’en éleva une à Constantinople au commencement
de l’année suivante. Le retardement de la flotte d’Alexandrie qui apportait les
moissons de l’Egypte causa la famine. Le peuple mit le feu à la maison de Monaxe, préfet de la ville; et, ce magistrat ayant
été assez heureux pour sauver sa personne, on se saisît de son char, et on le
traîna par les rues. Les généraux Varane et Arsace, avec Synèse, intendant des finances, eurent bien de
la peine à calmer cette émeute en promettant un prompt soulagement et une
sévère justice: elle se faisait pour l'ordinaire aux dépens des boulangers,
qu’on fouettait publiquement, au grand contentement de la multitude. Le tumulte
étant apaisé, Anthémius prit des mesures pour en prévenir désormais la cause.
Le convoi d’Alexandrie arrivait souvent trop tard, parce que la compagnie
chargée de ce transport, faute d’un nombre suffisant de vaisseaux, perdait à en
rassembler le temps propre à la navigation. On obligea les vaisseaux
d’Alexandrie même et ceux de l’île de Karpathos à faire la traite moyennant un
salaire convenable, à condition qu’ils répondraient des accidents de cette
navigation. De plus, Anthémius établit un fonds perpétuel de cinq cents livres
pesant d’or, pour acheter des blés lorsqu’on serait menacé de disette. Ce fonds
fut formé de la réunion de plusieurs sommes, et en grande partie d’une
contribution volontaire des sénateurs, qui se prêtaient avec zèle aux vues
salutaires du ministre. Il fut défendu à tout magistrat d’en appliquer aucun
denier à quelque autre emploi que ce fût, sous peine de restituer le double. Le
pain fait de ce blé, car il n’était pas permis de vendre le blé en nature, se vendait
au peuple à un prix raisonnable; et le profit de la vente formait un
accroissement qui, joint au principal de la somme, rentrait dans le trésor, et fournissait
pour une autre occasion une ressource encore plus abondante. Vingt-cinq ans
après, la somme de cette épargne se trouvait montée à six cent onze livres
d’or. C’était au sénat qu’on rendait compte de toute cette administration. Le
Nil, le vrai Pactole de l’Egypte, faisait aussi la principale espérance de
Constantinople. On avait toujours eu grand soin d'en ménager les eaux :
endommager les digues, arracher les mûriers ou les sycomores qui servaient
à les soutenir, c’était un crime irrémissible; le coupable était condamné aux
mines. Lorsque la crue du Nil montait à seize coudées, il produisait la plus
grande fertilité; à douze et au-dessous, c’était stérilité et disette. Ici,
comme en tant d’autres occasions, l’avidité des particuliers nuisit au bien
public : sans attendre que le Nil fût parvenu à la hauteur de douze coudées,
ils faisaient des coupures dans les digues du fleuve pour en attirer les eaux
sur leurs terres. On fit une loi qui condamnait les auteurs du délit à être
brûlés vifs dans le lieu même, et leurs complices à être relégués dans l’Oasis,
sans espérance de retour. La sage conduite d’Anthémius relevait peu à peu l’empire
d’Orient, et le maintenait dans une telle tranquillité, qu’il se trouva cette
année avoir assez de forces pour envoyer des secours a Honorius réduit aux
dernières extrémités. C’est ce que nous allons développer en reprenant la suite
des affaires d’Occident.
Constantin,
maître de la Gaule et de l’Espagne, avait obtenu le titre d’Auguste; il prit
encore celui de consul, pour être en toute manière collègue d’Honorius, qui partageait
avec le jeune Théodose le consulat de l’année 409. Honorius ne ménageait le
tyran que pour conserver la vie à Didyme et Vérinien,
ses parens. Mais ceux-ci ayant été secrètement mis à
mort, Constantin craignit le juste ressentiment d’Honorius, à qui cette cruauté
ne pouvait être longtemps inconnue. Il n’était pas encore assez bien établi pour
soutenir la guerre. En attendant qu’il pût lui-même la commencer, il fallait
amuser l’empereur par de feintes protestations. Il lui envoya donc un Gaulois
nommé Jove, homme habile et très capable de manier avec succès une négociation
si délicate. Jove employa toute son adresse à disculper Constantin; c’était, disait-il,
malgré lui et par l’emportement des soldats que Didyme et Vérinien avaientperdu la vie. Constantin ne respirait que la paix; il ne se proposait
que le salut et l’honneur de l’empire; et comme il s’aperçut que ces belles
paroles ne calmaient pas la colère d’Honorius, il lui représenta l’état où se trouvait
l’Italie; ce qu’il avait à craindre d’Alaric, à espérer de Constantin; qu’il ne
pouvait sans un extrême danger s’attirer en même temps sur les bras deux ennemis
si puissants; qu’il trouverait dans Constantin un appui assuré; et que, s’il maintenait
la paix avec lui, il le verrait bientôt arriver avec toutes les forces de la Gaule,
de l’Espagne et de la Grande-Bretagne, pour sauver Rome et l’Italie. Honorius
se laissa tromper par ces promesses, qu’il oublia lui-même aussitôt que Constantin
pour s’endormir dans sa nonchalance naturelle. Géronce, le plus habile et le
plus brave des généraux était demeuré en Espagne pour garder les passages des
Pyrénées. Il apprit que Constant était près d’y revenir, et qu’il amenait avec
lui un autre général, nommé Juste, qui devait prendre le commandement des
troupes. Piqué de cette préférence qu’il regardait comme une disgrâce, il gagna
les soldats qu’il commandait, souleva contre Constantin les barbares répandus
dans la Gaule; et, n’osant prendre lui-même le titre d’empereur, il le donna à
un officier de la garde, nommé Maxime, homme inconnu, sans ambition comme sans
capacité, qui ne prêtait que son nom aux entreprises de Géronce. Maxime resta à
Tarragone tandis que Géronce, qui ne prenait que la qualité de son lieutenant, soulevait
toute l’Espagne. Constantin, alarmé de cette révolte, envoya aussitôt Edobine vers les bords du Rhin pour y chercher du secours
chez les Francs et les Allemands. Constant, accompagné de Décimius Rusticus, préfet du prétoire, parcourut toute la Gaule pour y rassembler des
soldats; et quoique Géronce fût maître des défilés des Pyrénées, Constant trouva
le moyeu de passer en Espagne par la connaissance qu’il avait du pays. Il y
soutint la guerre contre les rebelles.
Cependant
les Alains, les Suèves et les Vandales ravageaient la Gaule; la Grande-Bretagne
était désolée par les Pictes et par les Ecossais. Constantin, dont les troupes étaient
occupées en Espagne, n’avait ni assez d’activité ni assez de force pour
secourir en même temps ces deux importantes provinces. Ce fut alors que la
Grande-Bretagne se détacha de l’empire, dont elle se voyait abandonnée.
Honorius reconnut dès-lors l’impuissance où il était de la protéger; il écrivit
aux Bretons qu’ils songeassent à se défendre par eux-mêmes. N’ayant donc
d’autre ressource que leur désespoir, ils prirent les armes, et repoussèrent
les barbares dans leur pays. Leur exemple réveilla dans les peuples armoriques le désir de la liberté. Ce nom, qui, en langue
celtique, signifiait maritimes, avait d’abord été commun à tous les peuples
de la Gaule voisins de. l’Océan; il désignait alors en particulier les habitants
des côtes entre la Seine et la Loire. Ils chassèrent les magistrats romains, et
formèrent entre eux un corps de république qui ne put longtemps se soutenir.
Cette
ligue des Armoriques couvrait leur pays contre de
nouvelles incursions. Le reste de la Gaule, épuisé par des ravages continuels
depuis près de trois ans, n’offrît plus aux barbares que des ruines ou des
places fortes qu’ils n’soient ni ne savaient assiéger. L’Espagne leur présentait
une nouvelle source de richesses. «Ce pays, environné de mers et de hautes
montagnes, avait toujours été moins exposé aux pillages. La conquête en était
facile : les forces romaines, partagées entre Constant et Geronce,
se déchiraient par une guerre meurtrière; à la faveur de l’un des deux il était
aisé de détruire l’autre. Les barbares entretenaient intelligence avec
Géronce. S’étant rassemblés au pied des Pyrénées, ils les passèrent le 28
d’octobre. Les honoriaques, qui gardaient les
défilés, en ouvrirent l’entrée; et tandis que Géronce occupait Constant dans la
partie de la Tarraconoise, nommée depuis Catalogne,
les barbares se répandirent dans le reste du pays. Avec ce torrent entrèrent
tous les maux destructeurs de l’humanité. Pendant l’espace d’une année
entière, l’Espagne fut un théâtre sanglant où se renouvelèrent toutes les
scènes que l’histoire met sous les yeux dans la désolation des états. Sans
distinction d’âge, de sexe, de condition , tout était passé au fil de l’épée.
Les paysans qui étaient assez heureux pour sauver leur vie se retiraient dans
les places; ils y retrouvaient la même barbarie qui dévastait leurs campagnes.
Tandis que les Vandales brûlaient les fruits de la terre, les commis des
impôts, autres espèces de Vandales, dévoraient la subsistance des villes; et
les soldats, moins ardents à les défendre qu’à les piller, enlevaient le
reste. La famine et la peste, suites funestes des ravages, y mirent le comble.
Les hommes se mangeaient les uns les autres; tout était en guerre; il fallait
se défendre et contre les hommes et contre les bêtes : celles-ci, sortant des
forêts, dévorant les cadavres dont les campagnes étaient couvertes, s’accoutumaient
tellement au sang humain, que, ne goûtant plus d’autre nourriture, elles attaquaient
les hommes vivants. Mais ce qui est beaucoup plus horrible, on vit des mères se
repaître des enfants qu’elles allaitaient; et l’histoire, qui raconte toujours
avec effroi ces cruels effets dès la famine, n’a jamais rien rapporté de plus
affreux qu’un fait qui fit alors frémir l’Espagne. Une mère fit rôtir et mangea
ses quatre enfants. Dans le massacre des trois premiers, on eut pour elle une
compassion mêlée d’horreur ; on crut qu’elle les sacrifiait pour la
conservation de l’autre; mais, quand on la vit égorger le seul qui lui restait
encore, le peuple de la ville où se passait cette exécrable tragédie se souleva contre
ce monstre d'inhumanité, et l’assomma à coups de pierres.
Les
campagnes étant ruinées, les places, déjà désolées par la peste et par la
famine, ne purent se défendre. Les évêques de l’Espagne montrèrent alors un
courage qui fait honneur à l’Eglise. Ils pouvaient se soustraire par la fuite
aux maux qu’ils souffraient, et à ceux qu’ils avoient encore à craindre, ils se
firent un devoir de mourir avec les déplorables restes de leur troupeau. Enfin,
après plusieurs batailles où les troupes de Constant furent toujours défaites,
celui-ci fut obligé de s’enfuir en Gaule, et les barbares partagèrent entre,
eux l’Espagne, devenue presque déserte. Selon quelques auteurs ils tirèrent au
sort. Les Suèves, sous leur roi Herménéric, joints à
une partie des Vandales, s’établirent dans la Galice. Cette province, alors
beaucoup plus étendue qu’elle ne l’est aujourd’hui, comprenait aussi ce qu’on
appelle le royaume de Léon et la vieille Castille. Respendial,
avec les Alains, occupa la Lusitanie et une grande partie de la province de
Carthagène. Ce prince mourut en 415, et eut pour successeur Atace,
dernier roi des Alains. L’autre portion des Vandales, qu’on nommait Silinges, s’empara de la Bétique. Presque toute la Tarraconoise, c’est-à-dire, la contrée en-deçà de l’Ebre,
la nouvelle Castille depuis Tolède, le royaume d’Aragon et celui de Valence
jusqu’à l’ancienne Sagonte, demeura sous l’obéissance des Romains. Les barbares
laissèrent tous ces pays à Géronce, qui les avait favorisés dans leur conquête.
Les peuples des Asturies défendirent opiniâtrement leur liberté contre les
attaques des Suèves. Herménéric fut enfin obligé, par
une longue maladie, de les laisser en paix.
Jamais on ne
vit un peuple changer de mœurs aussi promptement que ces barbares dès qu’ils se
virent paisibles possesseurs de l’Espagne. La paix fit sur leur caractère un
effet aussi subit et aussi heureux que sur les terres du
pays, qui reprirent bientôt une face riante. Dès qu’ils eurent quitté l’épée,
ils saisirent la charrue; et les campagnes abreuvées de sang montrèrent dès
l’année suivante de riches moissons et se peuplèrent de troupeaux. Les
vainqueurs, moins avides que les princes naturels, traitaient les habitants
avec plus d’équité et de douceur. Ils portaient l’humanité jusqu’au point de ne
pas contraindre ceux que leur intérêt ou leur inclination déterminait à
quitter le pays. Ils leur laissaient emporter librement leurs effets; ils leur
fournissaient des voitures, et leur donnaient même une escorte pour les
défendre; ils se contentaient d’un médiocre salaire pour leur conserver les
biens et la vie, qu’ils pouvaient également leur ôter. Rien n’était plus sacré que
leur serment; et l’on était tenté de croire que les Romains étaient les vrais
barbares. Ils se trouvèrent bien d’ignorer cette politique fausse et farouche
qui se fait une maxime de gouverner avec une verge de fer les peuples nouvellement
soumis. Leur douceur rappela la plupart de ceux que la terreur avait dispersés,
et les villes virent rentrer dans leur sein une partie de leurs habitants. Les
auteurs du moyen âge confondent ensemble tous les barbares par le nom de Vandales : ils nomment ainsi même les Sarrasins. La raison en est que les
Vandales sont devenus les plus célèbres par la conquête de l’Afrique. Aussi
toute l’Espagne porta-t-elle pendant quelque temps le nom de Vandalous ; et c’est de là que celui d’Andalousie est resté à la province nommée anciennement Bétique, qui fut
l’habitation particulière des Vandales.
L’empire
d’Occident se détruisit, la Grande-Bretagne abandonnée, la Gaule envahie par un
usurpateur, l’Espagne presque entière perdue sans ressource. L’Italie même n’était
plus au pouvoir d’Honorius. Alaric campait en Toscane, et demandait avec
hauteur et impatience l’exécution du traité qui lui avait fait suspendre son
bras prêt à détruire Rome. On ne se pressoir pas de lui livrer les otages, ni
d’achever le paiement des sommes dont on était convenu. Le sénat, qui appréhendait
un nouveau siège, envoya à Ravenne Cécilien, Attale et Maximien, qui, ayant
représenté sous les couleurs les plus vives les maux que Rome venait
d’éprouver, supplièrent le prince de désarmer l’ennemi en accomplissant les
conditions du traité, ou d’envoyer contre lui une armée pour l’obliger à sortir
de l’Italie. On se moqua de leurs alarmes. Les courtisans, toujours d’accord,
sans le savoir, avec les destructeurs des états, berçaient le prince par leurs
flatteries, faisaient sonner bien haut les noms de puissance romaine et de
majesté de l’empire. Au lieu d’accorder aux députés ce qu’ils demandaient, on
crut faire habilement de leur fermer la bouche en leur conférant des dignités
qu’ils ne demandaient pas. Cécilien, qui avait été intendant des vivres et
vicaire d’Afrique, fut fait préfet du prétoire à la place de Théodore; Attale
fut nommé intendant des finances.
Cependant,
pour ne pas laisser Rome entièrement sans défense, on fit venir de Dalmatie cinq
légions qui ne faisaient en tout que six mille hommes: mais c’était l'élite des
troupes romaines. Elles marchèrent vers Rome sous la conduite de Valens, dont
la folle bravoure causa leur perte. Cet officier, s’imaginant que ce serait une
lâcheté honteuse d’éviter la rencontre de l’ennemi, prit un chemin dans lequel
Alaric l’attendait avec son armée entière. Toute la troupe fut enveloppée et
taillée en pièces. Il y en eut à peine cent qui échappèrent, entre lesquels
furent Valens et Attale, qui revenaient à Rome avec Maximien. Celui-ci fut
pris, et ne fut rendu à Maximien son père que pour une rançon de trente mille
pièces d'or, qui montent «à environ quatre cent mille livres de notre monnaie.
Un
renfort que faisait venir Alaric fut conduit avec plus de prudence. Nous avons
dit que, dès l’année précédente, il avait mandé Ataulf, son beau-frère, qui étroit
en Pannonie à la tête d’un corps composé de Goths et de Huns. Ataulf, arrêté
par plusieurs obstacles, ne put passer les Alpes que cette année: il prit la
route de la Toscane pour y joindre Alaric. Honorius, ayant appris que son armée
n’était pas considérable, espéra de lui couper le passage. Il donna ordre à
toutes les garnisons des villes qui étaient sur la route de se rassembler, et
fit partir avec Olympe trois cents Huns qu’il avait à Ravenne. Ces troupes
réunies formèrent un corps supérieur à celui d’Ataulf. On l’attaqua près de
Pise; les Romains lui tuèrent onze cents hommes et n’en perdirent que
dix-sept; mais ils ne purent l’empêcher de se réunir avec Alaric. Ils
retournèrent à Ravenne avec la gloire du succès d’un combat dont tout le fruit
resta auxvaincus.
Olympe, au
lieu de s’occuper des affaires publiques, ne songeait qu’à établir son pouvoir
en poursuivant les amis de Stilicon. Il fit encore arrêter deux frères,
Marcellien et Salonius, employés au service du périnée.
On les accusait de savoir le secret de la conjuration imputée à Stilicon. Mais
les tortures ne purent tirer de leur bouche aucun éclaircissement. Comme le
crédit d’Olympe n’était fondé que sur la haine qu’il avait inspirée au prince
contre Stilicon, il ne put longtemps se soutenir. Les eunuques du palais,
toujours jaloux des ministres, vinrent à bout de le détruire en lui attribuant
tous les malheurs de l’état. Il fut dépouillé de sa charge de maître des
offices, et, craignant un plus mauvais traitement, il se retira en Dalmatie.
Ayant été rétabli quelque temps après, il fut une seconde fois banni de la
cour. Enfin il termina sa vie par une mort plus funeste que celle de Stilicon.
Constance, beau-frère d’Honorius, après lui avoir fait couper les oreilles, le
fit assommer à coups de bâton.
L’empire se serait
plus aisément passé d’empereur qu’Honorius de ministre. Cette place dangereuse
piqua cependant l’ambition de Jove. Il était brouillon, hardi et perfide. Ce
Jove n’est pas le Gaulois dont nous avons parlé, qui était attaché au tyran
Constantin. Celui dont il s’agit maintenant devait son élévation à Stilicon,
qui l’avait fait préfet du prétoire d’Illyrie, et qui s’était servi de lui dans
son commerce d’intrigues avec Alaric. Il venait de succéder à Cécilien, qui n’avait
pas joui longtemps du titre de préfet d’Italie. Il était décoré de la qualité
de patrice. A son entrée au gouvernement des affaires, il fit de grands changements
dans les officiers. Attale passa de la charge d’intendant des finances à celle
de préfet de Rome; Démétrius fut nommé pour remplacer Attale; et, comme si le
prince ne courait aucun risque en se rendant odieux dans de si fâcheuses
conjonctures, on chargea Démétrius de faire une sévère recherche de tout ce qui
devait revenir au fisc. Généride était barbare de
naissance et païen, mais habile dans le métier de la guerre, infatigable, désintéressé,
libéral. Il commandait la garnison de Rome lorsque l’année précédente on avait
publié la loi par laquelle l’empereur excluait de tous les emplois ceux qui ne professaient
pas la religion catholique. Sur-le-champ il quitta le baudrier, qui était la
marque du commandement, et se retira du service. Honorius, en étant informé,
le fit venir à la cour, et lui demanda la raison de sa retraite. II répondit
sans balancer qu’il avait mieux aimé renoncer à son emploi qu’à ses dieux. La
loi n'est pas faite pour vous, répliqua l’empereur: Je vous dispense d'y
obéir; je suis trop content de vos services pour ne pas les accepter, quelque
religion que vous professiez. Généride persista
dans son refus, suppliant le prince de ne pas l’honorer d’une distinction qui tournerait
à la honte de ses semblables; en sorte qu’Honorius, pour ne pas se priver d’un
officier de ce mérite, fut obligé de révoquer sa loi. Jove donna à Généride le commandement de toutes les troupes
de la Dalmatie, de la Pannonie supérieure, du Norique et de la Rhétie; en un
mot, de tous les pays qui étaient à l’orient et au septentrion des Alpes. Ce
brave officier n’était aveugle que sur l’article de la religion. Il rétablit
dans les troupes la discipline et l’habitude du travail : il fit défense de
rien retrancher sur la paie ni sur la ration des soldats; usage que l’avarice
des subalternes avait introduit; il prenait sur ses propres appointements de
quoi exciter l’émulation par des récompenses. Enfin il fut, tant qu’il
commanda, la terreur des barbares voisins, et l’assurance des provinces dont la
garde lui était confiée.
Il parait
que Jove, créature de Stilicon, voulait changer le système de la cour, et
détruire ceux qui avoient contribué à la perte de son protecteur. Afin d’y
réussir sans paraitre y avoir part, il se servit d’un officier nommé Allobic, aussi intrigant et aussi perfide que lui, et
souleva par son moyen les troupes qui se trou voient à Ravenne. Le peu de
respect qu’on portait au prince facilitait cette entreprise. Les soldats
prennent les armes, s’emparent du port, et, poussant des cris tumultueux,
demandent à parler à l’empereur. Honorius, tremblant à cette nouvelle, leur
envoie Jove, qui, feignant d’ignorer la cause de cette émeute, après les avoir
réprimandés en apparence, leur ordonne d’exposer leurs demandes. Ils s’écrient
qu’ils ne poseront les armes qu’après qu’on leur aura mis entre les mains les
généraux Turpilion et Vigilance avec les eunuques
Térence et Arsace. Les deux premiers étaient de la
nomination d’Olympe; les deux autres avoient conduit à Rome Euchérius pour y
être mis à mort. L’empereur, afin d’apaiser les soldats, condamna les deux
généraux au bannissement. On les fit embarquer aussitôt, et, dès qu’ils furent
en mer, on les massacra par un ordre secret de Jove, qui craignait leur
ressentiment, s’il arrivait qu’un retour de faveur les rappelât à la cour.
Térencefut relégué en Orient; sa charge de grand-chambellan fut donnée
à Eusèbe. Arsace eut défense de sortir de Milan.
Valens succéda à Turpilion, et Allobic à Vigilance. Ce Valens ne doit pas être confondu avec celui qui s’était sauvé
à Rome après la défaite des légions de Dalmaltie. La
conformité des noms dans les différents personnages de ce temps-là pourvoit
jeter de l’embarras dans l’histoire. Il n’est pas ici parlé de Varane, qui, sous le ministère d’Olympe, avait été fait
général de la cavalerie. Il était dans le même cas que Turpilion et Vigilance; et l’on doit croire qu’il ne fut pas mieux traité. Ce changement
dans les offices de la cour et de l’armée calma la sédition, et rendit Jove
maître absolu des affaires.
Rome
était déjà bloquée par Alaric. Il n’avait pas été possible d’y faire entrer de
secours; et la seule précaution qu’on avait pu prendre s’était bornée à chasser
les magiciens, dont la folie avait troublé la ville pendant le siège précédent.
Le sénat députa une seconde fois à l’empereur pour lui représenter la nécessité
de conclurela paix avec Alaric. Celui-ci, étant maître de tous les chemins,
fit escorter les députés jusqu’à Ravenne. Le pape Innocent se joignit à eux, et
ne revint à Rome qu’après qu’elle eut été saccagée. Les envoyés, ayant de
nouveau exposé à l’empereur l’état de faiblesse où Rome était réduite, le
déterminèrent enfin à traiter avec le roi des Goths. Jove et Alaric se
rendirent à Rimini pour y conférer sur les conditions d’un nouvel
accommodement. Ils étaient amis depuis qu’ils avoient vécu ensemble en Epire,
où ils avoient si longtemps attendu Stilicon et son armée. Alaric, irrité qu’on
lui eût manqué de parole, enchérissait sur ses premières propositions : il exigeait
une rétribution annuelle payable en or, une certaine quantité de blé chaque
année, et la cession des deux Vénéties, du Norique et
de la Dalmatie. Jove instruisit l’empereur de ces demandes, et, par affectation
de franchise, il écrivit sa dépêche sous les yeux d’Alaric. Il envoya en même
temps à Honorius une lettre secrète par laquelle il lui conseillait de conférer
au roi des Goths la charge de général des troupes de l’empire, étant, disait-il,
bien assuré que cette faveur distinguée l’engagerait à se relâcher sur les
conditions. Honorius, choqué d’une proposition si téméraire, répondit à Jove
qu’il lui laissait le pouvoir de régler la somme d’argent et la quantité de blé
qu’il serait à propos d’accorder à Alaric; que Jove, en qualité de préfet du
prétoire, devait être au fait des revenus de l’état ; mais que, pour ce qui regardait
le commandement des troupes, il ne se résoudrait jamais à le remettre entre les
mains d’aucun barbare.
Jove reçut
cette réponse lorsqu’il était dans la tente d’Alaric avec un grand nombre d’officiers
de l’armée des Goths; et, par une insigne étourderie, il l’ouvrit devant eux,
et en fit hautement la lecture. Alaric n’avait pas demandé la dignité qu’on lui
refusait; mais, piqué du refus comme d’un affront fait à sa personne et à sa
nation : Vous ne voulez pas, dit-il, me donner le commandement de vos
troupes; il faudra donc me contenter des miennes; marchons à Rome. En
même temps il part; et Jove, couvert de confusion, retourne à Ravenne. Pour
réparer son imprudence, il en fit une seconde. Craignant d’être soupçonné
d’intelligence avec l’ennemi, il jura, sur la vie de l’empereur, qu’il ne
consentirait jamais à aucun accommodement avec les Goths; et il engagea tous
les officiers, et l’empereur même, à se lier par le même serment. Après cette
protestation solennelle, Honorius donna ordre d’assembler toutes les troupes;
il envoya demander à la nation des Huns un secours de dix mille hommes; et,
pour leur subsistance, il fit venir du blé et des troupeaux de Dalmatie. Il
dépêcha en même temps des coureurs pour suivre Alaric et observer sa marche.
Alaric avait
l’âme noble et élevée. Le nom de l’ancienne puissance de cette ville, la
mémoire de tant de héros quelle avait produits, lui imprimaient une sorte de
respect. Il aurait désiré s’en rendre maître sans détruire sa splendeur; ce qui
lui semblait très-difficile avec une armée telle que la sienne, composée de barbares
avides et féroces, dont un grand nombre brûlaient du désir de se venger sur les
Romains du massacre de leurs femmes et de leurs enfants. Ainsi, flottant encore
entre l’honneur de conserver Rome et la gloire de la réduire en son pouvoir, il
engagea les évêques des villes par lesquelles il passait à s’employer pour la
paix auprès de l’empereur. Afin d’en faciliter la conclusion, il voulait bien
se rabattre à des conditions modérées; il n’exigeait ni commandement, ni aucun
titre; il ne demandait plus ni rétribution annuelle, ni la cession des trois
provinces ; il se contentait du Norique, pays toujours infesté par les courses
des barbares, et dont les Romains ne retiraient presque aucun revenu; il laissait
à l’empereur à décider quelle quantité de blé il serait nécessaire de fournir
aux Goths pour subsister dans un terrain si pauvre et si stérile : à ces
conditions, il offrait une alliance inviolable et une ligue défensive contre
quiconque attaquerait l’empire. Ces propositions, portées à Ravenne, paraissaient
plus raisonnables qu’on n’avait osé l’espérer. On convenait de la douceur et de
la modération d’Alaric. Mais Jove et les courtisans insistèrent sur
l’obligation contractée par un serment irrévocable. Ils disaient hautement que,
si l’on eût juré par le nom de Dieu, on pourrait espérer de sa miséricorde
divine le pardon du parjure; mais qu’après avoir juré par la vie du prince, on
ne pouvait violer cet engagement sans exposer le prince même : morale bizarre
et impie, qui, selon la réflexion d’un auteur païen, montrait assez combien étaient
aveugles et abandonnés de Dieu ceux qui conduisaient alors les affaires.
Les propositions d’Alaric furent encore rejetées.
La fierté
qu’on inspirait à l’empereur aurait été digne de l’ancienne majesté de
l’empire, si elle eût été soutenue par des
effets : mais ici les Romains n’ont que des paroles; on ne voit agir qu’Alaric.
Il alla camper aux portes de Rome, et menaça les habitants de la ruiner de
fond en comble s’ils ne se déclaraient
pour lui contre Honorius. Comme ils tardaient à lui répondre, il laissa une
partie de ses troupes devant la ville, et alla attaquer Porto, place importante
située à l’embouchure du Tibre, qui, se partageant en deux bras à peu de distance
de la mer, se rend d’un côté à Ostie, et de l’autre au port bâti par l’empereur
Claude , et qui se nomme maintenant Porto. C’était le dépôt de toutes les
subsistances du peuple romain. Cette place, aujourd’hui ruinée, était forte en
ce temps-là; elle soutint un siège de plusieurs jours. Alaric, s’en étant
emparé, fit savoir aux habitants de Rome que, s’ils différaient de lui ouvrir
leurs portes, il alloti livrer leurs magasins au pillage. Le sénat s’assembla,
et, après avoir délibéré sur l’état de la ville, il consentit à se soumettre.
Le roi des Goths, pour détacher Rome de l’obéissance d’Honorius, résolut de
faire un nouvel empereur; mais il eut soin de le choisir tel qu’il pût lui-même
demeurer toujours le maître. Il jeta les yeux sur Attale, dont nous avons déjà
parlé, et qui était pour lors préfet de Rome. Affale avoir trop peu de mérite
pour donner de l’ombrage à Alaric; et un souverain de ce caractère n’en pouvait
guère soutenir que le nom. Né dans l’Ionie, les troubles de l’état l’avoient
porté aux premières charges, comme dans un naufrage on voit surnager les
matières les plus légères. Païen de naissance, athée dans le cœur, dès qu’il
vit Alaric maître de Rome , il se fit baptiser par Sigésaire , évêque arien, qui suivit l’armée des Goths. Ainsi ce choix ne pouvait manquer
de plaire en même temps aux païens, qui ne regardaient
son changement que comme un déguisement politique, et aux ariens, qui se flattaient
de l’avoir converti. Les uns et les autres comptaient également sur sa faveur,
et Zosime dit que les seuls Anices furent affligés de soja élévation. Cette famille, distinguée par sa noblesse et
par ses richesses, l’était encore davantage par un zèle héréditaire pour le
christianisme. Le sénat, devenu esclave des
volontés d’Alaric, ayant fait dresser un trône, on y plaça
le nouvel Auguste; on le revêtit de la pourpre; on lui mit la couronne sur la
tête, et le cérémonial fut d’autant mieux observé, que la crainte est plus
formaliste.
Attale
portait le nom de Priscus : il y ajouta
celui de Flavius, devenu propre des empereurs depuis Constantin.
Il se hâta de faire usage de son pouvoir en créant de nouveaux
officiers. Il donna la préfecture du prétoire à Lampade,
et celle de la ville à Marcien. Ce n’est ici ni Lampade, frère de Théodore, dont il a déjà été fait
mention, ni Marcien, qui vivait en Orient, et qui fut
depuis empereur; ce sont deux hommes d’ailleurs inconnus.
Alaric fut nommé général de l’infanterie; Valens, celui qui avoir été défait
par Alaric, général de la cavalerie; Jean, maître des offices. Ataulf, beau-frère
d’Alaric, fut revêtu du titre de comte des domestiques, c’est-à-dire de commandant de la garde impériale. Tertulle fut désigné consul pour l’année suivante. Après cette distribution de rôles, Attale,empereur de théâtre, accompagné
de ses gardes, alla prendre possession du palais. Le lendemain il vint au
sénat, et, ivre de sa nouvelle grandeur, il y fit un discours rempli
d’arrogance, promettant aux Romains la conquête de l’univers, et d’autres événements
encore plus merveilleux. Les habitants de Rome, aussi vains que lui, surtout
les païens, comptaient beaucoup sur ce glorieux avenir; ils attendaient
les plus grands succès du consulat de Tertulle,
connu pour son attachement à l’idolâtrie. Les monnaies qu’Attale fit frapper
portent l’empreinte de sa vanité : on n’y voit plus le labarum ni la croix de
Jésus-Christ; c’est la Victoire qui couronne le prince; c’est Rome décorée des
épithètes pompeuses, d'éternelle, d'invincible. Socrate rapporte
cependant que dès le lendemain qu’Alaric eut fait proclamer Attale, il le
déposa; et que, l’ayant revêtu d’un habit d’esclave il l’obligea de servir à
table les seigneurs goths. Mais ce récit n’est qu’une fable imaginée pour
mettre en action les sentiments qu’Airai portait sans, doute au fond de son
cœur.
Pour
achever la ruine d’Honorius, il était important de s’assurer de l’Afrique. Héraclien y commandait, et maître de Carthage, il ne tenait
qu’à lui d’affamer la ville de Rome. Alaric était d’avis d’y envoyer un corps
de bonnes troupes avec un de ses meilleurs officiers nommé Druma,
capable de conduire une si grande entreprise. Mais il éprouva dès lors qu’il
s’était trompé en espérant trouver dans Attale une docilité proportionnée à
son incapacité. Attale était ignorant et présomptueux : pour se persuader qu’il
gouvernait lui-même, il s’opiniâtrait à contredire Alaric; et, se laissant
abuser par des devins qui lui promettaient que l'Afrique allait se rendre à lui
sans combattre, il se contenta d’y envoyer un de ses courtisans, nommé Constantin,
aussi peu guerrier que lui, avec quelques méchantes troupes. Jean proposait de
mettre entre les mains de cet officier un rescrit signé du nom d’Honorius,
comme si ce prince révoquait la commission d’Héraclien,
et lui ordonnait de laisser le commandement à Constantin. La ruse pouvait
réussir, parce qu’on n’était pas encore instruit en Afrique de la révolution
arrivée en Italie. Ce conseil fut rejeté, non pas comme une indigne fourberie,
mais comme une précaution inutile. Constantin aborda en Afrique avec confiance,
et fut en arrivant battu et tué, ainsi que toute sa troupe. Héraclien fit garder tous les ports et les rivages pour empêcher le transport des blés
en Italie.
Dès que
Constantin se fut embarqué pour l'expédition d’Afrique, Attale, qui ne doutait
pas du succès, marcha vers Ravenne. Alaric l’accompagnait avec son armée.
Honorius, saisi d’épouvante, envoya à Rimini les premiers de sa cour, Jove,
Valens, le questeur Potamius, et Julien, principal
secrétaire de l’état. Il offrait de reconnaitre Attale pour son collègue et de
partager avec lui l’empire d’Occident. Attale répondit fièrement qu’il ne vouloir
point de partage; il consentit seulement à laisser à Honorius la liberté de se
retirer dans le lieu qu’il choisirait pour sa demeure, où il promettait de lui
faire un traitement honorable. Le perfide Jove, croyant alors les affaires de
son maître entièrement désespérées, forma une liaison secrète avec Attale, et
fut assez méchant pour lui conseiller de pousser à bout Honorius jusqu’à ce
qu’il l’eût entre ses mains, et de le faire eunuque pour le mettre hors d’état
de remonter jamais sur le trône. Mais Attale eut lui-même horreur de cette
barbarie; il déclara qu’il n’exigeait de ce prince infortuné que de renoncer à
la couronne. Jove, dont la trahison était encore secrète, fit plusieurs voyages
à Ravenne. Enfin, voyant que les deux partis ne pouvaient s’accorder, il se
démasqua, et demeura avec Attale, qui lui donna auprès de lui le titre de patrice,
que ce scélérat avait déjà auprès de son légitime empereur. La confiance
d'Honorius, toujours malheureux en ministres, passa à son grand-chambellan
Eusèbe. Celui-ci n’en jouit pas longtemps; il fut peu de jours après assommé à
coups de bâton par Allobic, aux yeux mêmes de
l’empereur, qui n’eut pas assez d’autorité pour empêcher cette horrible
violence.
Alaric s’était
avancé jusqu’à Ravenne et la tenait assiégée. Honorius, ayant rassemblé dans le
port tout cequ'il avait de vaisseaux, se disposait à prendre la fuite;
lorsqu’il reçut de l’Orient le secours dont nous avons parlé. Il consistait en
six cohortes qui formaient un corps de quatre mille hommes. L’empereur, un peu
rassuré par ce renfort, confia la garde des murs aux soldats orientaux, parce
qu’il se défiait de la fidélité des siens propres. II attendait des nouvelles
de l’Afrique , résolu, s’il apprenait la perte de cette province, de se retirer
auprès de son neveu Théodose et d’abandonner l’empire d’Occident.
Le siège
traînant en longueur, on découvrit dans le camp d’Alaric une intelligence du
général Valens avec les assiégés. Valens fut mis à mort. Le roi des Goths, pour
ne pas perdre de temps devant Ravenne, laissa dans ses lignes une partie de son
armée, et marcha avec l’autre à la conquête des villes de l’Emilie qui refusaient
de reconnaitre Attale. Il les emporta toutes, à l’exception de Boulogne, dont
il leva le siège après plusieurs jours. Il passa en Ligurie, qu’il soumit au
nouvel empereur. Cependant on apprit en Italie le succès d’Héraclien en Afrique. Le vainqueur envoyait de l’argent à Honorius, et continuait
d’arrêter les convois à Carthage; en sorte que Ravenne assiégée, ayant la mer
libre, souffrait moins que la ville de Rome. L’empereur distribua l’argent à
ses soldats, et leur inspira par cette libéralité de l’attachement pour lui et
du courage. A la nouvelle de la défaite de Constantin, Jove traita fort mal en
plein conseil les ministres d’Attale, et dit hautement que l’Afrique était
perdue pour jamais, si l’on n’y envoyait promptement un corps considérable de
Goths. Sur quoi Attale, emporté de colère, protesta que jamais il ne se fierait
à des barbares pour une conquête de cette importance; et sur-le-champ il fit
partir pour l’Afrique un corps de Romains ainsi faible que le premier. Cette
conduite insensée acheva de convaincre Alaric qu’Attale, loin d’être entre ses
mains une instrument utile, n’était qu’un obstacle au succès de ses affaires.
Jove, de son côté, sentant qu’il avait pris un mauvais parti, par une seconde
trahison, se retourna vers son maître légitime; il fut le premier à conseiller
au roi des Goths d’abandonner cette vaine idole qui n’était propre qu’à
troubler les opérations. Il lui persuada même qu’Attale était son ennemi
secret, et que s’il se voyait une fois solidement établi, il ne manqueront pas
de faire périr son bienfaiteur et toute la nation. Ces réflexions, jointes aux mécontentements
d’Alaric et au mépris qu’il avait conçu pour Attale, déterminèrent le roi des
Goths à lever le siège de Ravenne, et à renouer la négociation avec l’empereur.
La saison de l’hiver déjà avancée lui servit de prétexte : il se retira à
Rimini.
LIVRE VINGT-NEUVIÈME. HONORIUS, THÉODOSE II.
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HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |
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