HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |
CONSTANTIN PREMIER, ET SON RÈGNE. 274-337LIVRE TROISIÈME
IL y avait treize ans que les Augustes et les
Césars dont l’empire était surchargé s’étaient emparés du consulat ordinaire.
Jaloux de cette dignité, quand ils ne jugeaient pas à propos de la remplir
eux-mêmes, ils avoient pris le parti de la laisser vacante, et de dater de
leurs consulats précédents. Les sujets ne pouvaient atteindre qu’à des places
de consuls subrogés; leur gloire et la récompense de leurs services restaient
comme étouffées entre ce grand nombre de souverains. Toute la puissance étant
enfin réunie sur deux têtes, pour l’être bientôt sur une seule, le mérite des
particuliers se trouva plus au large et dans un plus grand jour. Constantin
voulut bien leur faire place, et partager avec eux la première charge de
l’empire. Cette année, Volusien et Annien furent consuls ordinaires, c’est-à-dire qu’ils
entrèrent en fonction au Ier janvier. Ce Volusien est celui qui avait été, sous Maxence, préfet
de Rome en 310, consul pendant les quatre derniers mois de 311, et en même
temps préfet du prétoire, et qui, en cette année-là, avait vaincu Alexandre et
réduit l’Afrique. Constantin , capable de sentir le vrai mérite dans ses
ennemis mêmes, lui tint compte des talents qu’il avait montrés au service de
Maxence; il lui donna de nouveau en 314, avec le consulat, la charge de préfet
de Rome.
Tandis que l’empereur s’efforçait
de terminer par des conciles la contestation qui divisait l’église d’Afrique,
il décidait lui-même par les armes la querelle survenue entre lui et Licinius.
En voici l’occasion. Constantin, voulant donner le titre de César à Bassien,
qui avait épousé sa sœur Anastasie, envoya un des grands de sa cour, nommé
Constantius, à Licinius pour obtenir son consentement. Il lui faisait part en
même temps du dessein qu’il avait d’abandonner à Bassien la souveraineté
de l’Italie, qui ferait par ce moyen une ligne de séparation entre
les états des deux empereurs. Ce projet déplut à Licinius. Pour en traverser le
succès, il employa Sénécion, homme artificieux,
dévoué à ses volontés, et qui, étant frère de Bassien, vint à bout de lui
inspirer des défiances, et de le porter à la révolte contre son beau-frère et
son bienfaiteur. Cette perfidie fut découverte: Bassien fut convaincu, et paya
de sa tête son ingratitude. Sénécion, auteur de
toute l’intrigue, était à la cour de Licinius. Constantin le demanda pour le
punir: le refus de Licinius fut regardé comme une déclaration de guerre. On
peut croire que Constantin la souhaitait; il était sans doute jaloux de n’avoir
point profité de la dépouille de Maximin: Zosime fait entendre que Constantin
demandait qu’on lui cédât quelques provinces. Licinius commença par faire
abattre les statues de son collègue à Emone en
Pannonie, sur les confins de l’Italie.
La rupture des deux princes
n’éclata qu’après le quinzième de mai, jour duquel est encore datée une loi
attribuée à tous les deux. Constantin laisse en Gaule son fils Crispe, et
marche vers la Pannonie. Licinius y assemblait ses troupes auprès de Cibales. C’était une ville fort élevée; on y arrivait par un
chemin large de six cents pas, bordé d’un côté par un marais profond
nommé Hiulca, de l’autre par un coteau.
Sur ce coteau s’étendit une grande plaine, où s’élevait une colline sur
laquelle la ville était bâtie. Licinius se tenait en bataille au pied de la
colline: son armée était de trente-cinq mille hommes. Constantin, ayant rangé
au pied du coteau la sienne, qui n’était que de vingt mille hommes, fit marcher
en tête les cavaliers, comme plus capables de soutenir le choc, si les ennemis
venaient fondre sur lui dans ce chemin escarpé et difficile. Licinius, au lieu
de profiter de son avantage, les attendit dans la plaine. Dès que les troupes
de Constantin eurent gagné la hauteur, elles chargèrent celles de Licinius.
Jamais victoire ne fut mieux disputée. Après avoir épuisé les traits de part et
d’autre, ils se battent longtemps à coups de piques et de lances. Le combat,
commencé au point du jour, durait encore avec le même acharnement aux approches
de la nuit, lorsque enfin l’aile droite commandée par Constantin enfonça l’aile
gauche des ennemis, qui prit la fuite. Le reste de l’armée de Licinius, voyant
son chef, qui jusque-là avait combattu à pied, sauter à cheval pour se sauver,
se débanda aussitôt, et, prenant à la hâte ce qu’il fallait de vivres seulement
pour cette nuit, elle abandonna ses bagages et s’enfuit en toute diligence à
Sirmium sur la Save. Cette bataille fut livrée le 8 octobre. Licinius laissa
vingt mille hommes sur la place.
Il ne s’arrêta à Sirmium que pour
y prendre avec lui sa femme, son fils et ses trésors; et, ayant rompu le pont
dès qu’il l’eut passé, il gagna la Dace, où il créa César Valens, général des
troupes qui gardaient la frontière. De là il se retira vers la ville
d’Andrinople, aux environs de laquelle Valens rassembla une nouvelle armée.
Cependant Constantin, s’étant rendu maître de Cibales,
de Sirmium et de toutes les places que Licinius laissait derrière lui, détacha
cinq mille hommes pour le suivre de plus près. Ceux-ci se trompèrent de route,
et ne purent l’atteindre. Constantin, ayant rétabli le pont sur la Save,
suivait les vaincus avec le reste de son armée. Il arriva à Philoppopole en Thrace, où des envoyés de Licinius
vinrent lui proposer un accommodement: ce qui fut sans effet, parce que
Constantin exigeait pour préliminaire la déposition de Valens.
Le vainqueur, continuant sa
marche, trouva l’ennemi campé dans la plaine de Mardie.
La nuit même de son arrivée, il donne l’ordre de la bataille, et met son armée
sous les armes. A la pointe du jour, Licinius, voyant déjà Constantin à la tête
de ses troupes, se hâta avec Valens de ranger aussi les siennes. Après les
décharges de traits, on s’approche, on se bat à coups de mains. Pendant le fort
du combat, les troupes de détachement que Constantin avait envoyées à la poursuite,
et qui s’étaient égarées, paraissent sur un éminence à la vue des deux armées,
et prennent un détour par une colline, d’où elles dévoient en descendant
rejoindre leurs gens, et envelopper en même temps les ennemis. Ceux-ci
rompirent ces mesures par un mouvement fait à propos, et se défendirent de tous
côtés avec courage. Le carnage était grand, et la victoire incertaine. Enfin,
lorsque l’armée de Licinius commençait à s’affaiblir, la nuit, étant survenue,
lui épargna la honte de fuir. Licinius et Valens, profitant de l’obscurité,
décampèrent à petit bruit; et, tournant sur la droite vers les montagnes, se
retirèrent à Bérée. Constantin prit le change, et, tirant vers Byzance, il ne
s’aperçut qu’il avait laissé Licinius bien loin derrière lui qu’après avoir
lassé par une marche forcée ses soldats déjà fatigués de la bataille.
Dès le jour même, le comte
Mestrien vint trouver Constantin pour lui faire des propositions de paix. Ce
prince refusa pendant plusieurs jours de l’écouter. Enfin, réfléchissant sur l’incertitude
des évènements de la guerre, et ayant même depuis peu perdu une partie de ses
équipages, qui lui avoient été enlevés dans une embuscade, il donna audience à
Mestrien. Ce ministre lui représenta qu’une victoire remportée sur des
compatriotes était un malheur plutôt qu’une victoire; que, dans une guerre
civile, le vainqueur partageait les désastres du vaincu; et que celui qui
refusait la paix devenait l’auteur de tous les maux de la guerre. Constantin,
justement irrité contre Licinius, et naturellement prompt et impatient dans sa
colère, reçut fièrement cette remontrance, qui semblait le rendre responsable
des suites funestes qu’avait entraînées la perfidie de Licinius, et montrant
son courroux par l’air de son visage et par le ton de sa voix: Allez dire à
votre maître que je ne suis pas venu des bords de l’Océan jusqu'ici, les armes
à la main et toujours victorieux, pour partager la puissance des Césars avec un
vil esclave, moi qui n’ai pu souffrir les trahisons de mon beau-frère, et qui
ai renoncé à son alliance. Il déclara ensuite à Mestrien qu’avant que
de parler de paix, il fallait ôter à Valons le titre de César. On y consentit.
Selon quelques auteurs, Valens fut seulement réduit à la condition privée;
selon d’autres, Constantin demanda sa mort: Victor dit que ce fut Licinius qui
le fit mourir. Cet obstacle étant levé, la paix fut conclue à condition d’un
nouveau partage. Constantin ajouta à ce qu’il possédait déjà la Grèce, la
Macédoine, la Pannonie, la Dardanie, la Dace, la
première Mœsie, et toute l’Illyrie. Il laissa à
Licinius la Thrace, la seconde Mœsie, la petite
Scythie, toute l’Asie et l’Orient. Ce traité fut confirmé par le serment des
deux princes. Constantin passa le reste de cette année et la suivante dans ses
nouveaux états, c’est-à-dire dans les provinces de Grèce et d’Illyrie.
Tant d’expéditions et de voyages
fatiguaient les officiers de son palais. Pour les en dédommager, il les exempta
de toute fonction municipale et onéreuse, soit qu’ils fussent actuellement à sa
suite, soit qu’ils se fussent retirés de la cour après avoir obtenu leur congé;
il défendit de leur susciter à ce sujet aucune inquiétude; il étendit cette
exemption à leurs fils et à leurs petits-fils. Il renouvela et expliqua
plusieurs fois cette loi, pour dissiper les chicanes qu’on leur faisait sur
cette immunité, et déclara que, par rapport aux biens qu’ils auraient pu
acquérir à son service, ils jouiraient des mêmes privilèges dont jouissaient
les soldats pour les biens acquis à la guerre : Parce que le service du
prince devait être mis au même rang que le service de l’état; le prince
lui-même étant sans cesse occupé de voyages et d’expéditions laborieuses, et sa
maison étant, pour ainsi dire, un camp perpétuel. En effet, si l’on
excepte les premières années de son règne, où l’humeur inquiète des Francs, lui
fit choisir Trêves pour sa résidence; et les dernières années de sa vie, dans
lesquelles le soin d’établir sa nouvelle ville le fixa plus longtemps en
Illyrie et à Constantinople, il ne fit nulle part de longs séjours. Souvent aux
prises avec Maxence, avec Licinius, avec les barbares qui attaquaient les
diverses frontières, et, dans les intervalles de ses guerres, toujours occupé
de la discipline, on le voit courir sans cesse d’une extrémité à l’autre de son
vaste empire. Il porte sa présence partout où l’appelle le besoin de l’état
avec une promptitude qui fait souvent perdre la trace de ses voyages.
La concorde paraissait
solidement rétablie entre les deux princes; ils furent consuls ensemble pour la
quatrième fois en 315. Cette année fut presque toute employée à faire des lois
utiles dont nous parlerons bientôt. Constantin endroit au 25 de juillet dans la
dixième année de son règne, et plusieurs auteurs croient avec fondement qu’il
fit alors ses décennales : c’était une espèce de fête que les empereurs
solennisaient tantôt au commencement, tantôt à la fin de la dixième année de
leur empire. Ils célébraient aussi la révolution de cinq ans de règne, et qui
s’appelait les quinquennales. Ces fêtes, aussi-bien que deux autres
qui se faisaient l’une le troisième de janvier, l’autre le jour anniversaire de
la naissance des empereurs, avoient été jusqu’alors infectées de paganisme.
Constantin les purgea de toutes ces superstitions; il en bannit les sacrifices;
il défendit d’offrir à Dieu pour lui autre chose que des prières et des actions
de grâces, Licinius, par une émulation frivole, pour ne pas reconnaitre qu’il
n’était empereur que postérieurement à Constantin, célébra aussi cette année
ses décennales, quoiqu’il n’entrât que dans la neuvième année de son empire le
onzième de novembre.
La controverse rapportée dans les
actes de saint Sylvestre, aussi-bien que par Zonaras et Cédrénus, dans, laquelle ce saint pape confondit les
docteurs de la synagogue, porte tous les caractères d’une fable. Mais un fait
attesté par saint Jean Chrysostome, c’est que les Juifs, jaloux de la
prospérité du christianisme, se révoltèrent sous Constantin. Ils entreprirent
de rebâtir leur temple, et violèrent les anciennes lois qui leur interdisaient
l’entrée de Jérusalem. Cette révolte ne coûta au prince que la peine de la
punir. Il fit couper les oreilles aux plus coupables, et les traîna en cet état
à sa suite, voulant intimider par cet exemple de sévérité cette nation que la
vengeance divine avait depuis longtemps dispersée par tout l’empire. On ne sait
pas le temps précis de cet événement. Ce qui nous engage avec quelques modernes
à le mettre en cette année, c’est que la première loi de Constantin contre les
Juifs est datée de son quatrième consulat. Ils poussaient la fureur jusqu’à
maltraiter et même lapider ceux d’entre eux qui passaient au christianisme.
L’empereur condamne au feu ceux qui se rendront désormais coupables et même
complices de ces excès; et si quelqu’un ose embrasser leur secte impie, il
menace de punir sévèrement et le prosélyte et ceux qui l’auront admis. Il
s’adoucit cependant quelques années après; et comme depuis Alexandre Sévère
tous les Juifs avaient été exempts des charges personnelles et civiles, il
continua ce privilège à deux ou trois par synagogue; il l'étendit ensuite à
tous les ministres de la loi. La rage de ce peuple l’obligea encore un an avant
sa mort à renouveler sa première loi; et de plus il déclara libre tout esclave
chrétien, ou même de quelque religion qu’il fût, qu’un Juif maître de cet
esclave aurait fait circoncire. Son fils Constance alla plus loin: il ordonna
la confiscation de tout esclave d’une autre nation ou d’une autre secte qui
serait acheté par un Juif, la peine capitale si le Juif avait fait circoncire
l’esclave, et la confiscation de tous les biens du Juif, si l’esclave acheté
était chrétien.
Les honneurs que Constantin
rendit à la croix de Jésus-Christ ne durent pas causer moins de dépit aux Juifs
que de joie aux chrétiens. Elle était déjà sur les étendards; il ordonna
qu’elle fût gravée sur ses monnaies et peinte dans tous les tableaux qui
porteraient l’image du prince. Il abolit le supplice de la croix et l’usage de
rompre les jambes aux criminels. C’était la coutume de marquer au front ceux qui
étaient condamnés à travailler aux mines; il le défendit par une loi, et permit
seulement de les marquer aux mains et aux jambes, afin de ne pas déshonorer la
face de l’homme, qui porte l’empreinte de la majesté divine. On croit que ces
pieuses idées lui furent inspirées par Lactance, qui était alors avec Crispe
dans les Gaules en qualité de précepteur, et qui dans ses livres des
Institutions divines, qu’il composa dans ce temps-là, fait un magnifique éloge
de la croix, et de la vertu qu’elle imprime sur le front des chrétiens.
Au commencement de l’année
suivante, sous le consulat de Sabinus et de Rufinus, Constantin vint en Gaule
et y passa les deux tiers de l’année. Il était à Trêves dès le onzième de
janvier; il honora la dixième année de son règne par une action de générosité:
il déclara que tous ceux qui se trouvaient posséder quelque fond détaché du
domaine impérial, sans avoir été troublés dans cette possession jusqu’à ses
décennales, ne pourraient plus être inquiétés dans la propriété de ces biens.
Après avoir passé à Vienne, il vint à Arles, et répara cette ville, qui prit
par reconnaissance le nom de Constantine. Mais il ne parait pas qu’elle l’ait
longtemps conservée. Fausta y mit au monde le septième d’août son premier fils
, qui porta le même nom que son père. Vers le mois d’octobre l’empereur quitta
les Gaules, où il ne revint plus, et prit la route d’Illyrie.
En passant par Milan , il rendit
contre les donatistes ce jugement fameux, qui montre tout, à la fois et les
bonnes intentions du prince et son inconstance. Les schismatiques,
qu’il avait fait amener à sa cour pour les punir de l’insolence avec laquelle
ils avoient appelé du concile à l’empereur, réussirent par leurs intrigues à
diminuer insensiblement l’indignation qu’il avait témoignée de leur procédé. On
lui représenta qu’ils étaient excusables de ne vouloir s’en rapporter qu’à son
équité et à ses lumières; et l’amour-propre sut bien appuyer sans doute des
insinuations si flatteuses. Il consentit à juger après un concile, qu’il avait convoqué
lui-même pour décider définitivement. Il voulut d’abord mander Cécilien; mais,
ayant changé d’avis, il crut plus convenable que les donatistes retournassent
en Afrique pour y être jugés par des commissaires qu’il nommerait. Enfin,
craignant qu’ils ne trouvassent encore quelque prétexte pour réclamer contre la
décision de ces commissaires, il en revint à son premier avis et prit le parti
de prononcer lui-même. Il rappela donc les donatistes, et envoya ordre à
Cécilien de se rendre à Rome dans un temps qu’il prescrivit: il promit à ses
adversaires que, s’ils pouvaient le convaincre sur un seul chef, il le
regarderait comme coupable en tous. Il manda en même temps à Pétronius Probianus,
proconsul d’Afrique, de lui envoyer le scribe Ingentius,
convaincu de faux par l’information d’Elien. Cécilien , sans qu’on en sache la
raison , ne se rendit pas à Rome au jour marqué. Ses ennemis en prirent
avantage pour presser l’empereur de le condamner comme contumace. Mais le
prince , qui voulait terminer cette affaire sans retour, accorda un délai, et
ordonna aux parties de se rendre à Milan. Cette indulgence révolta les
schismatiques; ils commencèrent à murmurer contre l’empereur , qui montrait,
disaient-ils, une partialité manifeste. Plusieurs s’évadèrent. Constantin donna
des gardes aux autres, et les fit conduire à Milan.
Cependant ceux des donatistes qui
étaient arrivés en Afrique y causèrent des troubles, et suscitèrent bien des
affaires à Domitius Celsus, vicaire de la
province et chargé d’y remettre le calme. Le parti schismatique avait repris
depuis peu de nouvelles forces par la hardiesse et la capacité d’un nouveau
chef. Majorin était mort : il avait pour successeur Donat; non pas cet évêque
des Cases-Noires dont nous avons parlé jusqu’ici, mais un autre du même nom,
qui, avec autant de malice, était encore plus dangereux par la supériorité de
ses talents. C’était un homme savant dans les lettres , éloquent, irréprochable
dans ses mœurs, mais fier et orgueilleux, méprisant les évêques même de la secte,
les magistrats et l’empereur. Il se déclarait hautement chef de parti : Mon
parti, disait-il toutes les fois qu’il parlait de ceux qui lui étaient
attachés. Il leur imposa tellement par ces airs impérieux, qu’ils juraient par
le nom de Donat, et qu’ils se donnèrent eux-mêmes dans les actes publics le nom
de donatistes; car c’est de lui et non pas de l’évêque des Cases-Noires qu’ils
ont commencé à prendre cette dénomination. Il soutint son parti par son audace,
par les dehors d’une vertu austère, et par ses ouvrages, où il glissa quelques
erreurs conformes à l’arianisme, mais qui trouvèrent même dans sa secte peu
d’approbateurs. S’estimant beaucoup lui-même, et se réservant pour les grandes
occasions, il laissa le rôle de chef des séditieux à Ménalius,
évêque en Numidie, qui dans la persécution avait sacrifié aux idoles. Domitius
se plaignit de celui-ci à l’empereur, qui lui manda de fermer les yeux pour le
présent, et de signifier à Cécilien et à ses adversaires qu’incessamment
l’empereur viendrait en Afrique pour connaitre de tout par lui-même et punir
sévèrement les coupables. Ces lettres du prince intimidèrent Cécilien; il prit
le parti de se rendre à Milan.
Dès que l’empereur fut arrivé
dans cette ville, il se prépara à traiter cette grande affaire. Il entendit les
parties, se fit lire tous les actes; et, après l’examen le plus scrupuleux, il
voulut juger seul, pour ménager l’honneur des évêques et ne pas rendre les
païens témoins des discordes de l’Eglise. Il fit donc retirer tous ses
officiers et les juges consistoriaux, dont la plupart étaient encore idolâtres;
et prononça la sentence qui déclarait Cécilien innocent et ses adversaires
calomniateurs. Ce jugement fut rendu au commencement de novembre; un mois
après, le prince était à Sardique. Saint Augustin
excuse ici Constantin sur la droiture de ses intentions , et sur le désir et
l’espérance qu’il avait de fermer pour toujours la bouche aux schismatiques. Il
ajoute qu’il reconnut sa faute dans la suite, et qu’il en demanda pardon aux
évêques. On croit que ce fut à la fin de sa vie, quand il reçut le baptême.
Le prince ne pouvait se flatter
que sa décision fût plus respectée que celle du concile d’Arles. Aussi ne
produisit-elle pas plus d’effet. Il reconnut bientôt que nulle autre puissance
que celle de la grâce divine ne pouvait changer le cœur des hommes. Les
donatistes, loin d’acquiescer à son jugement, l’accusèrent lui-même de
partialité; il s’était, disaient-ils, laissé séduire par Osius. Irrité de cette
opiniâtreté insolente, il voulut d’abord punir de mort les plus mutins, mais,
et ce fut peut-être, dit saint Augustin, sur les remontrances d’Osius, il se
contenta de les exiler et de confisquer leurs biens. Il écrivit en même temps
aux évêques et au peuple de l’église d’Afrique une lettre vraiment chrétienne,
par laquelle il les exhorte à la patience, même jusqu’au martyre, et à ne point
rendre injure pour injure. Les donatistes abusèrent bientôt de cette
indulgence. Dans les lieux où ils se trouvaient les plus forts, et ils
l’étaient dans beaucoup de villes, surtout de la Numidie, ils faisaient aux
catholiques toutes les insultes dont ils pouvaient s’aviser. Enfin l’empereur
ordonna de vendre au profit du fisc tous les édifices dans lesquels ils
s’assemblaient; et cette loi subsista jusqu’au règne de Julien, qui leur rendit
leurs basiliques.
Rien ne pou voit réduire ces
esprits indomptables; l’impunité les rendait plus insolents, et la punition
plus furieux. Ils s’emparèrent de l’église de Constantine que l’empereur avait
fait bâtir; et, malgré les ordres du prince qui leur furent signifiés par les
évêques et par les magistrats, ils refusèrent de la rendre. Les évêques en
firent leurs plaintes à l’empereur, et lui demandèrent une autre église; il
leur en fit bâtir une sur les fonds de son domaine, et tâcha d’arrêter par de
sages lois les chicanes que les schismatiques ne cessaient d’inventer contre
les clercs catholiques.
Le principal auteur de cette
persécution était Sylvain, évêque donatiste de Constantine. Dieu suscita pour
le punir un de ses diacres nommé Nundinaire, qui le convainquit devant Zénophile, gouverneur de Numidie, d’avoir livré les saintes
Ecritures, et d’être entré dans l’épiscopat par simonie et par violence. Ce fut
alors que toute l’intrigue de l’ordination de Majorin fut révélée. Les actes de
cette procédure, qui sont datés du 13 décembre 320, furent envoyés à
Constantin. Il exila Sylvain et quelques autres. Mais six mois après les
évêques donatistes présentèrent requête à Constantin pour lui demander le
rappel des exilés et la liberté de conscience, protestant de mourir plutôt
mille fois que de communiquer avec Cécilien, qu’ils traitaient dans ce mémoire
avec beaucoup de mépris. Ce bon prince, accoutumé à sacrifier au bien de la
paix les insultes faites à sa propre personne, ne s’arrêta point à celles qu’on
faisait à un homme qu’il avait lui-même justifié; il n’écouta que sa douceur
naturelle; il manda à Vérin, vicaire d’Afrique, qu’il rappelait d’exil les
donatistes, qu’il leur accordait la liberté de conscience, et qu’il les
abandonnait à la vengeance divine. Il exhortait encore les catholiques à la
patience.
Jusque-là les donatistes n’a
voient été que schismatiques; ils s’accordaient dans tous les points de
doctrine avec l’église catholique, dont ils n’étaient séparés qu’au sujet de
l’ordination de Cécilien. Mais comme il n’est pas possible qu’un membre détaché
du corps conserve la vie et la fraîcheur, l’hérésie, ainsi qu’il est toujours
arrivé depuis, se joignit bientôt au schisme. Voyant que, toutes les églises du
monde chrétien communiquaient avec Cécilien, ils allèrent jusqu’à dire que
l’église catholique ne pouvait subsister avec le péché; qu’ainsi elle était
éteinte par toute la terre, excepté dans leur communion. En conséquence,
suivant l’ancien dogme des Africains, qu’il n’y avait hors de la vraie église
ni baptême ni sacrements, ils rebaptisaient ceux qui passaient dans leur secte,
regardaient les sacrifices des catholiques comme des abominations, foulaient
aux pieds l’eucharistie consacrée par eux, prétendaient leurs ordinations nulles,
brûlaient leurs autels, braisoient leurs vases sacrés, et consacraient de
nouveau leurs églises. Il y eut pourtant en l’année 33o, en Afrique, un concile
de deux cent soixante-dix évêques donatistes qui décidèrent qu’on pouvait
recevoir les traditeurs, c’est ainsi qu’ils nommaient les catholiques, sans les
rebaptiser. Mais Donat, chef du parti, et plusieurs autres persistèrent dans
l’avis contraire, ce qui cependant ne produisit pas de schisme parmi eux. On
voit par ce grand nombre d’évêques donatistes Combien cette secte s’était
multipliée dans l’Afrique.
Elle était renfermée dans les
bornes de ce pays; et, malgré son zèle à faire des prosélytes, elle ne put
pénétrer qu’à Rome, ville où se sont toujours aisément communiqués les biens et
tous les maux delà vaste étendue dont elle est le centre. Le poison du schisme
n’y infecta qu’un petit nombre de personnes; mais c’en fut assez pour engager
les donatistes à y envoyer un évêque. Le premier fut Victor, évêque de Garbe, le second, Boniface, évêque de Balli en Numidie. Ils n’osèrent ni l’un ni l’autre
prendre le titre d’évêques de Rome. Des quarante basiliques de cette ville, ils
n’en avoient pas une. Leurs sectateurs s’assemblaient hors de la ville dans une
caverne, et de là leur vinrent les noms de Monteuses, Capitœ, Rupitœ. Mais
ceux qui succédèrent à ces deux évêques schismatiques se nommèrent hardiment
évêques de Rome; et c’est, en cette qualité que Félix assista à la conférence
de Carthage en 410. Les donatistes avoient encore un évêque en Espagne; mais
son diocèse ne s’étendit que sur les terres d’une dame du pays qu’ils avoient
séduite.
Une secte hautaine, outrée,
ardente étroit une matière toute préparée pour le fanatisme. Aussi s’éleva-t-il
parmi eux, on ne sait précisément en quelle année, mais du vivant de
Constantin, une espèce de forcenés, qu’on appela circoncellions, parce qu’ils
rôdaient sans cesse autour des maisons dans les campagnes. Il est incroyable
combien de ravages et de cruautés ces brigands firent en Afrique pendant une
longue suite d’années. C’étaient des paysans grossiers et féroces, qui
n’entendaient que la langue punique. Ivres d’un zèle barbare, ils renonçaient à
l’agriculture, faisaient profession de continence, et prenaient le titre de
vengeurs de la justice, et de protecteurs des opprimés. Pour remplir leur
mission, ils donnaient la liberté aux esclaves, couraient les grands chemins,
obligeaient les maîtres de descendre de leurs chars et de courir devant leurs
esclaves, qu’ils faisaient monter en leur place. Ils déchargeaient les
débiteurs, en tuant les créanciers s’ils refusaient d’anéantir les obligations.
Mais le principal objet de leur cruauté étaient les catholiques, et surtout
ceux qui avoient renoncé au donatisme. D’abord ils ne se servaient pas d’épées,
parce que Dieu en a défendu l’usage à saint Pierre; mais ils s’armorient de
bâtons, qu'ils appelaient bâtons d’Israël. Ils les maniaient de telle sorte,
qu’ils braisoient un homme sans le tuer sur-le-champ; il en mouroir après avoir
longtemps langui. Ils croyaient faire grâce quand ils côtoient la vie. Ils
devinrent ensuite moins scrupuleux, et se servirent de toute sorte d’armes.
Leur cri de guerre étroit, louange à Dieu; ces paroles étaient dans
leur bouche un signal meurtrier, plus terrible que le rugissement d’un lion.
Ils avoient inventé un supplice inouï; c’étroit de couvrir les yeux de chaux
délayée avec du vinaigre, et d’abandonner en cet état les malheureux qu’ils
avoient meurtris de coups et couverts de plaies. On ne vit jamais mieux quelles
horreurs peut enfanter la superstition dans des âmes grossières et
impitoyables. Ces scélérats, qui faisaient vœu de chasteté, s’abandonnaient au
vin et à toutes sortes d’infamies, courant avec des femmes et de jeunes filles
ivres comme eux, qu’ils appelaient des vierges sacrées, et qui souvent
portaient des preuves de leur incontinence. Leurs chefs prenaient le nom de
chefs des saints. Après s’être rassasiés de sang, ils tournoient leur rage sur
eux-mêmes, et couraient à la mort avec la même fureur qu’ils la donnaient aux
autres. Les uns grimpaient au plus haut des rochers et se précipitaient par
bandes; d’autres se brulaient ou se jetaient dans la mer. Ceux qui voulaient
acquérir le titre de martyrs le publiaient longtemps auparavant; alors on leur
faisait bonne chère, on les engraissait comme des taureaux de sacrifice; après
ces préparations ils allient se précipiter. Quelquefois ils donnaient de
l’argent à ceux qu’ils rencontraient, et menaçaient de les égorger, s’ils ne
les faisaient martyrs. Théodoret raconte qu’un jeune homme robuste et hardi,
rencontré par une troupe de ces fanatiques, consentit à les tuer quand il les
aurait liés; et que, les ayant mis par ce moyen hors de défense, il les fouetta
de toutes ses forces, et les laissa ainsi garrottés. Leurs évêques les blâmaient
en apparence, mais ils s’en servaient en effet pour intimider ceux qui seraient
tentés de quitter leur secte; ils les honoraient même comme des saints. Ils
n’étaient pourtant pas les maîtres de gouverner ces monstres furieux; et plus
d’une fois ils se virent obligés de les abandonner, et même d’implorer contre
eux la puissance séculière. Les comtes Ursace et Taurin furent employés à les
réprimer; ils en tuèrent un grand nombre, dont les donatistes firent autant de
martyrs. Ursace, qui étroit bon catholique et homme religieux, ayant perdu la
vie dans un combat contre des barbares, les donatistes ne manquèrent pas de
triompher de sa mort comme d’un effet de la vengeance du ciel. L’Afrique fut le
théâtre de ces scènes sanglantes pendant tout le reste de la vie de Constantin.
Ce prince, se voyant possesseur de tout l’empire après la dernière défaite de
Licinius, songeait aux moyens d’étouffer entièrement ce schisme meurtrier; mais
les violents assauts que l’arianisme livrait à l’Eglise l’occupèrent tout entier;
et nous ne parlerons plus des donatistes que sous le règne de ses successeurs.
CRISPE
On ne sait pourquoi il n’y eut
point de consuls au commencement de l’année 317. Gallicanus et Bassus n’entrèrent en charge que le 17 de février.
Après le jugement rendu à Milan, le prince était allé en Illyrie; il y resta
pendant six ans, jusqu’à la seconde guerre contre Licinius, résidant
ordinairement à Sardique, à Sirmium, à Naisse sa
patrie. Il passa ce temps-là à défendre la frontière contre les barbares.
C’étaient les Sarmates, les Carpes et les Goths, qui donnaient de fréquentes
alarmes. Il les défit en plusieurs combats, à Campone,
à Marge, à Bononia, villes situées sur le
Danube. Nous ne savons point le détail de ces guerres. Dans l’espace de ces six
années il fit plusieurs voyages à Aquilée.
Il avait deux fils, Crispe, né
avant l’an 3oo, et Constantin, dont nous avons marqué la naissance au septième
d’août de l’année précédente. Crispe, qu’il avait eu de Minervine sa première femme, était un prince bien fait,
spirituel, et qui donnait les plus belles espérances. Quoiqu’il fût tout au
plus dans sa dix-huitième année au temps de la première guerre contre Licinius,
son père comptait déjà assez sur sa capacité et sur sa valeur pour le laisser
en sa place dans la Gaule, exposée aux fréquentes attaques d’une nation
turbulente et redoutable. Licinius, de son côté, avait de Constantia un fils du
même nom que lui, qui n’avait encore que vingt mois. Ce n’est donc pas celui
qu’il avait sauvé deux ans et demi auparavant à Sirmium après sa défaite, et
qui était mort apparemment depuis ce temps-là. Les deux empereurs, pour
resserrer plus étroitement le nœud de leur alliance, convinrent de donner à
leurs trois fils le titre de César: ce qui fut exécuté le premier jour de mars
de cette année. Nous verrons que Constantin fit aussi César de bonne heure
Constance, qui lui naquit dans la suite. Il était bien aise, dit Libanius, de faire faire à ses enfants dès leurs premières
années l’essai du commandement : il pensait que le souverain doit avoir l’âme
élevée, et que, sans cette élévation, l’autorité, si elle ne perd pas son
ressort, perd son éclat. Il savait aussi que l’esprit des hommes prend le pli
de leurs occupations; il voulut donc nourrir ses enfants dans le noble exercice
de la grandeur, pour les sauver de la petitesse d’esprit, et pour donner à leur
âme une trempe de vigueur et de force, afin que dans l'adversité ils ne
descendissent pas de cette hauteur de courage, et que dans la prospérité ils
eussent l’esprit aussi grand que leur fortune. Il leur donna, dès qu’ils furent
Césars, une maison et des troupes. Mais, de peur qu’ils ne s’enivrassent de
leur pouvoir, il voulut les instruire par lui-même, et les tint longtemps sous
ses yeux, pour leur apprendre à commander aux autres, en apprenant à lui obéir.
Il ne les occupait que des exercices qui forment les héros, et qui rendent les
princes également capables de soutenir les fatigues de la guerre et le poids
des grandes affaires pendant la paix. Pour fortifier leurs corps, on leur
apprenait de bonne heure à monter à cheval, à faire de longues marches à pied
chargés de leur armure, à manier les armes, à endurer la faim, la soif, le
froid, le chaud, à dormir peu, à ne consulter pour leur nourriture que le
besoin naturel, à ne chercher que dans les travaux du corps le délassement de
ceux de l’esprit. Plus attentif encore à leur former l’esprit et le cœur, il
leur donna les plus excellents maîtres pour les lettres, pour la science
militaire, pour la politique et la connaissance des lois. Il ne les laissait
aborder que par des personnes capables de leur inspirer les sentiments d’une
piété mâle et sans superstition, d’une droiture sans roideur, d’une bonté sans
faiblesse, et d’une libéralité éclairée. Il autorisait lui-même par ses paroles
et par son exemple ces précieuses leçons: mais entre les maximes qu’il tâchait
de graver dans leur cœur il y en avait une qu’il s'attachait surtout à leur
enseigner, à leur mettre en tout temps sous les yeux, à leur répéter sans
cesse; c’est que la justice doit être la règle, et la clémence l'inclination du
prince; et que le plus sûr moyen d’être le maître de ses sujets, c’est de s’en
montrer le père. Après ces instructions, qui commençaient dès qu’ils étaient en
état de les entendre, il les éprouvait dans les gouvernements et à la tête des
armées, et ne cessait de les guider, soit par lui-même , soit par des hommes
remplis de son esprit et de ses maximes.
LACTANCE
Comme Crispe, son aîné, était
éloigné de sa personne, et employé à couvrir une frontière importante, il lui
envoya pour le guider le plus habile maître, et un des hommes les plus vertueux
de tout l’empire. C’était Lactance, né en Afrique, qui avait reçu dans sa
jeunesse les leçons du fameux Arnobe. Il fut élevé dans le paganisme. Dioclétien
le fit venir à Nicomédie vers l’an de J.C. 290, pour y enseigner la rhétorique.
Malgré son rare mérite, il était si pauvre, qu’il manquait du nécessaire; et
cette pauvreté fit en lui un effet tout contraire à celui qu’elle a coutume de
produire; ce fut de lui donner du goût pour elle : il s’en fit une si douce
habitude, que dans la suite, à la cour de Crispe et à la source des richesses,
il ne sentit augmenter ni ses besoins ni ses désirs. Il s’était converti au
christianisme avant l’édit de Dioclétien. On ne sait comment il échappa à la
persécution: peut-être demeura-t-il caché sous le manteau de philosophe.
Constantin crut que son fils n’avait jamais eu plus de besoin d’instructions
solides que quand il commençait à gouverner les hommes. Rien n’est plus louable
que cette sagesse du père, si ce n’est peut-être celle du fils, qui eut l’âme
assez ferme pour résister à la séduction de la puissance souveraine, et à celle
des adulateurs de cour, qui ont la bassesse d’admirer dès le berceau la
suffisance des princes, et souvent intérêt de flatter et d’entretenir leur
ignorance. Il était beau de voir un César de vingt ans, qui gouvernait de
vastes provinces et commandait de grandes armées, au sortir d’un conseil ou au
retour d’une victoire, venir avec docilité écouter les leçons d’un homme qui
n’avait rien de grand que ses talents et ses vertus. On croit que Lactance
mourut à Trêves dans une extrême vieillesse. Les ouvrages qu’il a laissés
donnent une idée très avantageuse de son savoir et de son éloquence. C’est un
de ces génies heureux qui ont su se sauver de la barbarie ou du mauvais goût de
leur siècle; et de tous les auteurs latins ecclésiastiques, il n’en est point
dont le style soit plus beau et plus épuré. On l’appela le Cicéron chrétien.
Quoiqu’il ne montre pas autant de force à établir la religion chrétienne qu’à
détruire le paganisme, et qu’il soit tombé dans quelques erreurs, l’Eglise a
toujours estimé ses ouvrages, et les lettres les honoreront toujours comme un
de leurs plus précieux monuments.
Constance, le second fils de
Fausta, naquit cette année en Illyrie le troisième d’août, comme il le dit
lui-même dans une de ses lois: témoignage plus authentique que celui de
plusieurs calendriers qui mettent sa naissance au septième du même mois.
Constantin, ayant donné à Crispe
le titre de César, le fit consul en 318 avec Licinius, qui prenait cette
dignité. pour cinquième fois. En l’année 319 il rendit au fils du collègue
l’honneur que son collègue venait de faire à Crispe son fils, et exerça son
cinquième consulat avec le jeune César Licinius. Des trois nouveaux Césars il
ne restait que le jeune Constantin, âgé de trois ans et demi, qui n’eût point
encore été décoré du consulat. Son père prit ce titre pour la sixième fois en
l’année 320, afin de le partager avec loi. Depuis que tout le pouvoir était
concentré dans la personne des empereurs, le consulat n’était plus qu’un nom
qui servit de date aux actes publics. Celui du jeune prince fut du moins fécond
en belles espérances. La conformité de nom avec son père, faible motif sans
doute, suffisait cependant au peuple pour tirer les pronostics les plus
heureux; et le père y ajoutait un fondement plus raisonnable par l’éducation
qu’il donnait à son fils. Cet enfant savait déjà écrire, et l’empereur exerçait
sa main à signer des grâces, il se plaisait à faire passer par sa bouche toutes
les faveurs qu’il accordait: noble apprentissage de la puissance souveraine,
née pour faire du bien aux hommes. Cette année donna à Constantin un troisième
fils; il eut le nom de Constant. On ne sait pas le jour précis de sa naissance.
LICINIUS
Depuis le traité de partage, la
bonne intelligence s’établit rétablie entre les deux empereurs. Ces dehors
étaient sincères de la part de Constantin; mais Licinius ne pouvait lui
pardonner la supériorité de ses armes, non plus que celle de son mérite.
Persuadé de la préférence qui était due à son collègue, il croyait la lire dans
le cœur de tous les peuples. Cette sombre jalousie le porta à une espèce de
désespoir, et donna l’essor à tous ses vices. Il trama d’abord des complots
secrets pour le faire périr. L’histoire n’en donne aucun détail; elle se
contente de nous dire que, ses mauvais desseins ayant été plusieurs fois
découverts, il tâchait d’étouffer par de basses flatteries les justes soupçons
que sa malice a voit fait naître: ce n’était de sa part qu’apologies, que
protestations d’amitié, que serments, qu’il violait dès qu’il trouvait occasion
de renouer une nouvelle intrigue. Enfin, las de voir avorter tous ses projets
contre un prince que Dieu couvrait de sa puissance, il tourna sa haine contre
Dieu même, qu’il n’a voit jamais bien connu. Il s’imagina que tous les
chrétiens de son obéissance étaient contre lui dans les intérêts de son rival,
qu’ils y mettaient le ciel par leurs prières, et que tous leurs vœux étaient à
son égard autant de trahisons et de crimes de lèse-majesté. Prévenu de cette
folle pensée, fermant les yeux sur les châtiments funestes qui avoient éteint
la race des persécuteurs, et dont il avait été le témoin, et même le ministre,
il n’écouta que sa colère contre les chrétiens. Il leur fit d’abord la guerre
sourdement et sans la déclarer: sous des prétextes frivoles, il interdit aux
évêques tout commerce avec les païens; c’était en effet pour empêcher la
propagation du christianisme. Il voulut aussi leur ôter le plus sûr moyen
d’entretenir l’uniformité de foi et de discipline en leur défendant par une loi
expresse de sortir de leur diocèse et de tenir des synodes. Ce prince,
abandonné à la débauche la plus effrénée, prétendit que la continence était une
vertu impraticable; et en conséquence, par une maligne affectation de veiller à
la décence publique, qu’il violait sans cesse lui-même par des adultères
scandaleux, il fit une loi qui défendait aux hommes de s’assembler dans les églises
avec les femmes; aux femmes d’aller aux instructions publiques; aux évêques de
leur faire des leçons sur la religion, qui devait, disait-il, leur être
enseignée par des personnes de leur sexe. Enfin il alla jusqu’à ordonner que
les assemblées des chrétiens se tinssent en pleine campagne, l’air y étant
beaucoup meilleur et plus pur, disait-il, que dans l’étroite enceinte des
églises d’une ville. Regardant les évêques comme les chefs d’une prétendue
conspiration dont il avait l’imagination frappée, il fit périr les plus
vertueux par les calomnies qu’il leur suscitait; il en fit couper plusieurs par
morceaux et jeter leurs membres dans la mer. Ces cruautés exercées sur les
pasteurs alarmèrent tout le troupeau. On fuyait, on se sauvait dans les bois,
dans les déserts, dans les cavernes; il semblait que tous les anciens
persécuteurs fussent de nouveau sortis des enfers. Licinius, enhardi par cette
épouvante générale, lève le masque; il chasse de son palais tous les chrétiens;
il exile ses officiers les plus fidèles; il réduit aux ministères les plus vils
ceux qui tenaient auparavant les premières charges de sa maison; il confisque
leurs biens, et menace enfin de mort quiconque osera conserver le caractère du
christianisme. Il casse tous les officiers des tribunaux qui refusaient de
sacrifier aux idoles; il défend de porter des aliments et de procurer aucune
assistance à ceux qui étaient détenus dans les prisons pour cause de religion;
il ordonne d’emprisonner et de punir comme eux ceux qui leur rendraient ces devoirs
d’humanité. Il fait abattre ou fermer les églises afin d’abolir le culte
public. Sa fureur et son avarice, qui ne se portaient d’abord que sur les
chrétiens, se débordèrent bientôt sans distinction sur tous ses sujets. Il
renouvela toutes les injustices de Galère et de Maximin: exactions excessives
et cruelles, taxes sur les mariages et sur les sépultures, tributs imposés sur
les morts qu’on supposait vivants, exil et confiscations injustes, tous ces
affreux moyens remplissaient ses trésors sans remplir son avidité: au milieu de
ses immenses richesses qu’il avait pillées, il se plaignait sans cesse de son
indigence, et son avarice le rendait pauvre en effet. Epuisé par les débauches
de sa vie passée, mais brûlant d’infâmes désirs jusque dans les glaces de la
vieillesse, il enlevait les femmes à leurs maris et les filles à leurs pères.
Souvent, après avoir fait jeter dans les fers des hommes nobles et distingués
par leurs dignités, il livrait leurs épouses à la brutalité de ses esclaves.
C’est ainsi qu’il passa les quatre dernières années de son règne , jusqu’à ce
que Constantin, qu’il avait aidé à détruire les tyrans, détruisît à son tour sa
tyrannie, comme nous le raconterons en son lieu.
Cependant les Francs s’ennuyaient
d’un trop long repos. Quoique cette nation eût essuyé, sept ans auparavant, un
horrible massacre, elle se joignit aux Allemands et vint insulter les
frontières de la Gaule. Crispe marcha au-devant d’eux. Ils combattirent en
désespérés; mais leur acharnement ne servit qu’à rendre la victoire plus
éclatante. Le prince romain montra dans cette bataille une prudence et une
valeur dignes du fils de Constantin. C’était au commencement de l’hiver; et
avant la fin de. cette saison, 321, le jeune vainqueur courut avec empressement
en Illyrie à travers les glaces et les neiges pour aller joindre son père,
qu’il n’avait vu depuis longtemps, et lui faire hommage de sa première
victoire. Les Francs, instruits enfin par tant de défaites de l’ascendant que
Constantin avait sur eux, demeurèrent en paix tout le reste de son règne; et
tandis que ses armes faisaient trembler l’Occident, sa renommée lui attira une
ambassade de la part des Perses, la plus fière nation de l’univers, qui vinrent
demander son amitié.
La victoire de Crispe fut
récompensée d’un second consulat, dont il fut honoré avec son jeune frère
Constantin en 321. La cinquième année des trois Césars, qui concourait avec la
quinzième de Constantin, fut célébrée avec beaucoup de joie et de magnificence.
Nazaire, fameux orateur, prononça un panégyrique que nous avons encore; il y a
apparence que ce fut à Rome. Constantin était en Illyrie, et passa quelque
temps à Aquilée, au mois de mai ou de juin. Ce Nazaire eut une fille qui se
rendit par son éloquence aussi célèbre que son père.
Les deux consuls de l’an 322
furent aussi distingués par leur mérite que par leurs dignités: c’étaient Pétronius Probianus,
et Anicius Julianus.
Le premier avait été proconsul d’Afrique et préfet du prétoire. Il fut dans la
suite préfet de Rome. Il réunissait deux qualités qui ne peuvent tenir ensemble
que dans les grandes âmes, la dextérité dans les affaires, et la franchise:
aussi n’en coûta-t-il rien à sa vertu pour s’acquérir et se conserver l’amour
et la confiance des princes. L’autre avait été gouverneur de l’Espagne
Tarraconaise, et fut aussi pendant plusieurs années préfet de Rome. Il avait
suivi le parti de Maxence; son mérite lui fit trouver un bienfaiteur dans un
prince dont il avait été l’ennemi. Constantin l'éleva aux premières charges. Il
eut l’honneur d’être le premier d’entre les sénateurs qui embrassa la religion
chrétienne, comme nous l’avons déjà observé. Les païens mêmes le comblent
d’éloges; ils ne mettent rien au-dessus de sa noblesse, de ses richesses, de
son crédit, si ce n’est son génie, sa sagesse, et une bouté généreuse, qui
faisait de tous ces avantages personnels le bien commun de l’humanité. Il y a
lieu de croire que c’est lui qui fut père de Julien, comte d’Orient, et
de Basiline, mariée à Jule Constance, frère de
Constantin, et mère de Julien l’Apostat.
LES SARMATES
Les Sarmates exerçaient depuis
quelques années les armes romaines. Ces peuples, qui habitaient les environs
des Palus-Méotides, passaient souvent le Danube, et
venaient faire le dégât sur la frontière. Les années précédentes plusieurs de
leurs partis avoient été défaits; les autres se sauvaient au-delà du fleuve
sans attendre le vainqueur. Cette année, tandis que Constantin était à
Thessalonique, ces barbares, ayant trouvé la frontière mal gardée, ravagèrent
la Thrace et la Mœsie, et eurent même
l’assurance de venir au-devant de Constantin sous la conduite de leur roi Rausimode. Dans leur marche , ils s’arrêtèrent devant une
ville, dont l’histoire ne marque pas le nom: les murailles, jusqu’à une
certaine hauteur, étaient bâties de pierres; le reste n’était que de bois.
Quoiqu’il y eût une bonne garnison, ils se flattèrent de l’emporter avec
facilité en mettant le feu à la partie supérieure. Ils s’approchèrent à la
faveur d’une grêle de traits. Mais ceux qui défendaient la muraille, résistant
avec courage et accablant les barbares de javelots et de pierres, donnèrent à
l’empereur le temps de venir à leur secours : l’armée romaine, fondant comme un
torrent des éminences d’alentour, tua et prit la plus grande partie des
assiégeants. Le reste repassa le Danube avec Rausimode,
qui s’arrêta sur le bord dans le dessein de faire une nouvelle tentative. Il
n’en eut pas le temps. On n’avait vu depuis long- temps les aigles romaines
au-delà du Danube. Constantin le traversa, et vint forcer l’ennemi, qui s’était
retiré sur une colline couverte de bois. Le roi y laissa la vie. Après un grand
carnage, le vainqueur fit quartier à ceux qui le demandaient; il recouvra les
prisonniers qu’ils avoient faits sur les terres de l’empire; et, ayant repassé
le fleuve avec un grand nombre de captifs, il les distribua dans les villes de
la Dace et de la Mœsie. La joie que causa cette
victoire fait honneur aux Sarmates: on établit en mémoire de leur défaite les
jeux sarmatiques, qui se célébraient tous les ans pendant six jours à la fin de
novembre. Le récit de cette guerre est tiré de Zosime; mais l’auteur anonyme de
l’histoire de Constantin ne parle que d’une incursion des Goths en Thrace et
en Mœsie, réprimée par Constantin: ce qui a fait
juger à Godefroi et à M. de Tillemont que c’étaient deux guerres différentes,
et que celle des Goths devait être renvoyée au commencement de l’année
suivante. Il me semble que cette opinion resserre trop les faits de l’année
323, qui fut d’ailleurs assez remplie par les préparatifs et les événements
d’une guerre bien plus considérable. Il est plus facile de croire avec M. de
Valois que l’anonyme donne ici le nom de Goths à ceux que Zosime appelle
Sarmates, d’autant plus qu’il est fort possible que ces deux peuples, alors
voisins , se fussent unis pour cette expédition.
Vers la fin de cette année
l’empereur fit publier à Rome un pardon général pour tous les criminels; il
excepta les art empoisonneurs, les homicides, les adultères. La loi fut
affichée le 3o octobre. Le texte en est très obscur. Il semble signifier à la
lettre, quoiqu’en termes assez impropres, que la naissance d’un fils de Crispe
et d’Hélène était la cause de cette indulgence. Mais on ne connait point
d’ailleurs Hélène, femme de Crispe; et cette raison, jointe à l’impropriété de
l’expression, fait conjecturer que le texte est corrompu, et qu’il s’agit
plutôt d’un voyage que Crispe faisait à Rome avec Hélène son aïeule. Ce prince
était en Illyrie depuis le commencement de l’année précédente, et il pourrait
être retourné à Rome en ce temps-ci.
Après la défaite des Sarmates,
Constantin revint à Thessalonique, où il se disposait à tirer vengeance des
perfidies de Licinius. Mais, avant que d’entrer dans le récit de cette
importante guerre, je crois qu’il est à propos de rendre compte des lois
principales que ce prince avait faites depuis l’an 314, et dont je n’ai pas
encore eu l’occasion de parler. Ce fut dans cet intervalle qu’il s’appliqua
davantage à réformer les mœurs, à réprimer l’injustice, à bannir les chicanes,
qui s’autorisent des lois mêmes, et à inspirer à ses sujets des sentiments de
concorde et d’humanité conformes à cette fraternité spirituelle qu’établit le
christianisme. La législation est la fonction la plus auguste et la plus
essentielle du souverain. C’est le montrer seulement en passant, et comme sur
un théâtre, que de ne le faire voir qu’au milieu des batailles.
RELIGION ET MORAL
Nous commencerons par les lois
qui concernent la religion. Depuis le temps des apôtres les chrétiens
sanctifiaient le dimanche par des œuvres de piété. Constantin défendit de
travailler pendant ce jour, et de faire aucun acte juridique. Il permit
seulement les travaux de l’agriculture, de peur que les hommes ne perdissent
l’occasion de prendre de la main de la Providence la nourriture qu’elle leur
présente. Il permit aussi d’émanciper et d’affranchir ce jour-là, qui est celui
de l’affranchissement du genre humain. Ses successeurs défendirent même
d’exiger les tributs, et de donner des spectacles le dimanche. Sozomène dit que
Constantin fit la même loi pour le vendredi, et Eusèbe semble aussi le dire
pour le samedi. Mais ou ces deux dernières lois n’eurent pas d’exécution, ou il
faut seulement entendre qu’elles ordonnaient de consacrer aux exercices de
religion une partie de ces deux jours. Ce ne fut qu’en Orient que la coutume
s’établit de fêter aussi le samedi. Pour faciliter aux soldats chrétiens
l’assistance aux offices de l’église, Constantin les dispensa le dimanche de
tout exercice militaire; il ordonna même que les gens de guerre qui n’étaient
pas chrétiens sortiraient ce jour-là de la ville, et qu’en pleine campagne ils
réciteraient tous ensemble au signal donné une courte prière dont il leur donna
la formule: c’était une reconnaissance de la puissance de Dieu, qui seul donne la
victoire; ils demandaient à l’Etre souverain de leur continuer sa
protection et de conserver l’empereur et ses enfants.
On peut mettre au nombre des lois
favorables au christianisme celle qu’il fit pour abolir les peines imposées par
la loi Papia, Poppœa,
à ceux qui à l’âge de vingt-cinq ans n’étaient pas mariés, ou qui n’a voient
point d’enfants de leur mariage. Les premiers n’héritaient que
de leurs proches parents; les autres ne recevaient que la moitié de ce qu’on
leur laissait par testament, et ne pouvaient prétendre que le dixième dans
l’héritage de leurs femmes: le fisc profitait de leurs pertes. Constantin ne
crut pas cette loi compatible avec une religion qui honore la virginité; il
sacrifia généreusement l’intérêt de son trésor, dont il fermait une des sources
les plus abondantes; il ordonna que les uns et les autres, tant hommes que
femmes, jouiraient, en matière d’héritage, des mêmes droits que les pères de
famille. Cependant, par un tempérament politique, en délivrant le célibat de ce
qui pouvait être regardé comme une peine, il n’oublia pas d’encourager la
population. Il conserva à ceux qui avoient des enfants leurs anciennes
prérogatives, et laissa subsister la partie de la loi qui ne donnait au mari ou
à la femme sans enfants que le dixième de l’héritage du prédécédé : c’était,
comme il le dit lui-même, pour empêcher l’effet de la séduction conjugale,
souvent plus adroite et plus puissante que toutes les précautions et les
défenses des lois. Mais aussi il releva la virginité évangélique par un nouveau
privilège; il donna à ceux des deux sexes qui s’y seraient consacrés le pouvoir
de tester même avant l’âge fixé par les lois; il crut ne devoir pas leur
refuser un droit que les païens avoient accordé à leurs vestales. Il défendit
aux gens mariés d’entretenir des concubines.
Mais, dans le temps même qu'il
attaquait ouvertement le vice, il n’osa toucher qu’avec ménagement à la
superstition, parce que celle-ci, toujours armée d’un beau prétexte, se défend
avec plus de hardiesse et de chaleur. Rome avait été de tout temps infatuée de
divinations, d’augures, de présages. Constantin, pour ne pas effaroucher le
paganisme, cacha le motif de religion sous celui de la politique; et, comme
s’il n’avait craint que les sourdes pratiques et les maléfices de ces prétendus
devins, il défendit aux aruspices l’entrée des maisons particulières, et ne
leur permit de prononcer leurs prédictions qu’en public, dans les temples. Il
toléra les consultations superstitieuses au sujet des édifices publics qui
seraient frappés de la foudre; mais il ordonna qu’elles lui seraient envoyées.
Il proscrivit toute opération magique qui tendrait à nuire aux hommes ou à
inspirer la passion de l’amour, et laissa subsister l’usage des prétendus
secrets qui n’avoient qu’un objet innocent, comme de guérir les maladies,
d’écarter les pluies et les orages; en un mot, il composa en quelque sorte avec
le paganisme; et, lui laissant ce qui n’était qu’extravagant, il lui ôta ce
qu’il avait de dangereux. Mais quand il eut porté le premier coup aux divinations
domestiques, qui étaient les plus intéressantes pour les particuliers, il ne
lui fut pas difficile de couper entièrement cette branche d’idolâtrie; ce qu’il
fit quelques années après. Sa patience à l’égard des païens n’allait pas
jusqu’à leur laisser prendre aucun avantage : comme ils étaient encore les plus
forts, surtout à Rome et dans l’Italie, ils contraignaient les chrétiens à
prendre part aux sacrifices et aux cérémonies qui se faisaient pour la
prospérité publique, sous prétexte que tout citoyen doit s’intéresser au
bonheur de l’état. L’empereur arrêta cette injuste contrainte par des peines
proportionnées à la condition des contrevenants.
Pour attirer plus de respect à la
religion, il s’efforça de donner de la considération à ses ministres par des
privilèges et des avantages temporels. L’affranchissement plein et entier des
esclaves, qui donnait aux affranchis droit de citoyens romains, était assujetti
à des formalités embarrassantes: il déclara qu’il suffirait de leur donner la
liberté dans l’église, en présence des évêques et du peuple, en sorte qu’il en
restât une attestation signée des évêques. De plus, il accorda aux
ecclésiastiques le droit d’affranchir leurs esclaves par leur seule parole,
sans formalité et sans témoins. Sozomène dit que de son temps ces lois
s’écrivaient toujours à la tête des actes d’affranchissement. Cette nouvelle
forme ne fut pourtant reçue en Afrique qu’au siècle suivant: c’était surtout le
jour de Pâques qu’on choisissait pour cette cérémonie. Mais la loi la plus
fameuse de Constantin en faveur de l’Eglise est celle qui fut publiée à Rome le
troisième de juillet de l’an 321. Ce prince avait déjà fait rendre aux églises
tous les biens dont elles avoient été dépouillées pendant la persécution; il
leur avait encore donné l’héritage de tous les martyrs qui n’avoient point
laissé de parents: la loi dont je parle fut la source la plus féconde des
richesses ecclésiastiques et de tout ce qui en est la suite. Constantin y donne
à toutes sortes de personnes, sans exception, la liberté de laisser par
testament à l’église catholique telle partie de leurs biens qu’elles jugeront à
propos; il autorise ces donations, qui trouvaient apparemment dès ce temps-là
des contradicteurs, et qui, par leur affluence, ont depuis attiré l’attention
des princes et les restrictions des lois.
Rien n’échappait à Constantin de
ce qui intéressait les mœurs, la conduite des officiers, la police
générale de l’état, le bon ordre dans les jugements, la perception des deniers
publics, la discipline militaire. L’Italie et l’Afrique avoient été désolées
par les cruautés de Maxence : la misère y avait étouffé les sentiments les plus
de la nature, et rien n’était si commun que d’y voir des pères qui vendaient,
exposaient ou même tutoient leurs propres enfants. Four arrêter cette barbarie
l’empereur se déclara le père des enfants de ses sujets; il ordonna aux
officiers publics de fournir sans délai des aliments et des vêtements pour tous
les enfants dont les pères déclareraient qu’ils étaient hors d’état de les
élever. Ces frais étaient pris indifféremment sur le trésor des villes et sur
celui du prince: Ce serait, dit-il, une cruauté tout-à-fait
contraire à nos mœurs, de laisser aucun de nos sujets mourir de faim, ou se
porter par indigence à quelque action indigne. Et comme ce soulagement
n’empêchait pas encore le malheureux trafic que certains pères faisaient de
leurs enfants, il voulut que ceux qui les auraient achetés et nourris en
fussent les maîtres légitimes, et que les pères ne pussent les répéter sans en
donner le prix. Il paroi même qu’il ôta dans la suite aux pères qui auraient
exposé leurs enfants la liberté de les racheter des mains de ceux qui, après
les avoir élevés, les auraient adoptés pour leurs fils, on mis au rang de leurs
esclaves. On croit que ces lois lui furent encore suggérées par Lactance, qui,
dans ses ouvrages, invective avec force contre les pères dénaturés. Il condamna
à être dévorés par les bêtes, ou égorgés par les gladiateurs, ceux qui
enlevaient les enfants à leurs pères pour en faire des esclaves: c’était encore
l’usage de faire servir les punitions à des divertissements cruels. Il prît de
nouvelles précautions pour faciliter la conviction du crime de faux dans les
testaments, et pour en abréger la poursuite devant les tribunaux: il arrêta les
fraudes de ceux qui donnaient retraite aux esclaves fugitifs pour se les
approprier. La loi ancienne sur le supplice des parricides fut renouvelée : il
étendit ses soins paternels jusque sur les derniers des hommes. Avant
Constantin les maîtres se permet toutes toutes sortes de cruautés
dans le châtiment de leurs esclaves; ils employaient à leur gré le fer, le feu,
les chevalets. L’empereur corrigea cette inhumanité; il défendit aux maîtres
toute punition meurtrière, sous peine de se rendre coupables d’homicide il les
déchargea pourtant de ce crime, si l’esclave venait à mourir à la suite d’un
châtiment modéré. C’est une impudence plus criminelle d’en imposer au prince
que de tromper les magistrats: aussi ceux qui osaient l’abuser furent-ils plus
sévèrement, punis. Il fit des règlements pour les donations que se feraient
mutuellement les fiancés avant le mariage. En faveur des soldats que le service
de la patrie peut longtemps retenir hors de leur pays, il déclara que
l’engagement contracté avec eux par les fiançailles ne pourrait être rompu
qu’après deux ans écoulés sans que le mariage fût conclu. Une des lois les plus
rigoureuses de ce prince fut celle qu’il fit contre le rapt: avant Constantin
le ravisseur restait impuni, si la fille ne réclamait pas contre la violence,
et qu’elle le demandât pour mari. Par la loi de ce prince, le consentement de
la fille n’avait d’autre effet que de la gendre complice: elle était alors
punie comme le ravisseur: lors même qu’elle avait été enlevée par force, à
moins qu’elle ne prouvât qu’il n’y avait eu de sa part aucune imprudence, et
qu’elle avait employé tous les moyens de résistance dont elle était capable,
elle était privée de la succession de ses père et mère; le ravisseur convaincu
n’avait point la ressource de l’appel. Ces séductrices domestiques, qui,
trompant la vigilance des pères et des mères, ou qui, abusant de leur
confiance, trafiquent de l’honneur de leurs filles, souffraient une peine
assortie à leur crime; on leur versait dans la bouche du plomb fondu : les
parents qui ne poursuivaient pas le criminel étaient bannis, et leurs biens
confisqués. On traitait de même tous ceux de condition libre qui avoient prêté
leur ministère à l’enlèvement: les esclaves étaient brûlés vifs sans
distinction de sexe; l’esclave qui, dans le silence des parents, dénonçait le
crime, avait pour récompense la liberté. Cette loi ne marque pas quel était le
supplice du ravisseur. On peut conjecturer, par une loi de Constance, qu’il
était livré aux bêtes dans l’amphithéâtre. Une loi ancienne défendait au tuteur
d’épouser sa pupille ou de la faire épouser à son fils. Constantin leva cette
défense; mais si le tuteur séduisit sa pupille, il était banni à perpétuité,
avec confiscation de tous ses biens. Pour maintenir l’honnêteté publique, il
défendit sous peine de mort les mariages entre les femmes et leurs esclaves.
Les enfants nés de ces alliances indécentes étaient libres selon les lois; mais
il les déclara inhabiles à posséder aucune partie des biens de leur mère.
Constantin se faisait exactement
informer des moindres abus, et ne négligeait rien pour y remédier. Il en
corrigea plusieurs qui s’était introduits dans l’usage des postes et des
voitures dont le public faisait les frais en faveur de certains officiers. Il
était surtout indigné contre ceux qui abusaient de la confiance du prince pour
tourmenter ses sujets; les lois qu’il fit sur cet article portent un
ton de menace et de colère: il condamna à être brûlés vifs les receveurs de ses
domaines qui seraient convaincus de déprédations, et même de chicanes odieuses:
Ceux qui sont sous notre main, dit-il, et qui reçoivent
immédiatement nos ordres, doivent être plus rigoureusement punis. Comme
plusieurs d’entre eux, pour se mettre à couvert de la punition, obtenaient des
grades honorables qui leur donnaient des privilèges, il leur ferma l’entrée de
toute dignité supérieure, jusqu’à ce qu’ils eussent rempli le temps de leur
office d’une manière irréprochable. Il réprima l’ambition des officiers qui
étaient au service des tribunaux en réglant l’ordre de leur promotion selon
leur antiquité et leur capacité, en établissant des peines et des récompenses
suivant leur mérite, en fixant le temps de leur exercice. Il défendit à ceux
qui étaient chargés de dénoncer les délinquants de les tenir en charte privée.
Les troubles de l’empire avoient favorisé tous les crimes; les faux monnayeurs
s’étaient multipliés. Il s’était encore glissé un autre abus par rapport aux
monnaies: les païens, qui faisaient sans comparaison le plus grand nombre, aigris
contre Constantin, décriaient les espèces marquées au coin de ce prince: sous
de frivoles prétextes, et par une estimation arbitraire, ils donnaient plus de
valeur à celles des empereurs précédents, quoiqu’elles fussent de même poids et
au même titre. Le prince réprima cette bizarrerie insolente; il intimida par
des lois sévères les faux, monnayeurs et leurs complices: il attacha les
monétaires à leur profession d’une manière irrévocable, de peur qu’ils ne
fussent tentés d’exercer pour leur compte un art qui devient criminel dès qu’il
sort du service du prince; il détermina avec justesse le poids des espèces et
porta le scrupule jusqu’à prescrire la manière de peser l’or qui serait apporté
pour le paiement des impôts. Chaque ville de province avait une sorte de sénat
dont les membres s’appelaient décurions, et les chefs décemvirs. La qualité de
décurion était attachée à la naissance; on le devenait aussi par la nomination
du sénat, par héritage, ou par l’acquisition du patrimoine d’un décurion.
Quelques-uns ayant le bien convenable s’engageaient volontairement dans cette
compagnie; mais le plus grand nombre cherchaient à s’y soustraire à cause des
fonctions onéreuses dont les décurions étaient chargés. Ils payaient eux-mêmes
de plus fortes contributions, et répondaient de celles qui étaient imposées aux
autres citoyens: ils avoient le détail des subsistances, le soin des magasins
et des ouvrages publics: c’était à eux à faire exécuter les ordres des
gouverneurs; ils portaient tout le poids de l’administration civile. Constantin
fit grand nombre de lois pour maintenir des fonctions si nécessaires: il en
régla les rangs, il en releva la dignité, il renonça aux droits du fisc sur les
biens de ceux d’entre eux qui mouraient ab intestat et sans
laisser d’héritiers légitimes, et voulut que ces biens tournassent au profit du
corps. Il fixa l’âge auquel on pourrait entrer dans ces compagnies; il imposa
des peines à ceux qui se dérobaient à ces charges; en un mot, il réforma autant
qu’il put cette injustice commune de prétendre aux avantages de la société sans
y rien mettre du sien. Il exempta pourtant ceux qui prouvaient leur pauvreté,
ou qui avoient cinq enfants. Il en dispensa aussi ceux qui avoient reçu du
prince des brevets honoraires, pourvu qu’ils les eussent mérités par des
services réels, et non pas achetés à prix d'argent. Le désir de multiplier les
honneurs et les récompenses, qui ne deviennent jamais plus communes que quand
le mérite est plus rare, avait alors établi la mauvaise coutume de donner des
brevets honoraires, c’est-à-dire des titres sans fonction. Comme ces
distinctions n’exigeaient ni talents ni travail, rien n’était plus à la portée
de l’intrigue et de la richesse: l’avarice des courtisans en avait fait un
trafic. Constantin ne crut pas que des titres qui ne prouvaient que le crédit
ou l’opulence dussent dispenser de contribuer aux charges de l’état. Les noms
de consuls, de préteurs, de questeurs, subsistaient encore, mais ce n’étaient
plus que des noms; les fonctions de ces magistrats se réduisaient à donner à
leurs frais des jeux au peuple dans le Cirque et sur le théâtre: quelquefois,
pour éviter ces dépenses, ils s’absentaient de Rome: on les condamnait alors à
fournir dans les greniers publics une certaine quantité de blé. On croit que
les préteurs étaient taxés à cinquante mille boisseaux. L’empereur dispensa de
l’obligation de faire la dépense des jeux ceux qui étaient revêtus de ces
dignités au-dessous de vingt ans.
Nous avons vu Constantin attentif
à la conservation de ses sujets; il ne le fut pas moins à les entretenir dans
l’abondance. L’Afrique et l’Egypte fournissaient aux habitants de Rome la plus
grande partie du blé nécessaire à leur nourriture; et les magasins de ces deux
fertiles pays étaient transportés dans la capitale de l’empire, sur deux
flottes qui partaient, l’une de Carthage, l’autre d’Alexandrie. Une partie de
ce blé était le tribut de ces provinces, l’empereur payait l’autre partie.
L’Espagne envoyait aussi du blé. Le transport ne coûtait rien à l’état. Il y
avait un ordre de personnes obligées de fournir des vaisseaux d’une certaine
grandeur et de faire les frais de la traite: on les appelait naviculaires.
Cette obligation n’était pas personnelle, mais attachée aux possessions :
c’était une servitude imposée à certaines terres.
Quand ces terres passaient en
d’autres mains, soit par succession, soit par vente, l’obligation d’entretenir
ces vaisseaux passait aux héritiers ou aux acquéreurs. Ce blé, rendu au port
d’Ostie, était transporté à Rome sur des barques, et mis entre les mains d’une
autre compagnie, qui était aussi, par la condition de ses biens, assujettie au
soin d’en faire du pain. Le grain était moulu à force de bras; et c’était la
punition des moindres crimes d’être condamné à tourner la meule. Une partie de
ce pain était distribuée gratuitement au peuple, l’autre était vendue au profit
du trésor. Constantin fit plusieurs lois pour maintenir ces utiles navigateurs :
il ne voulut pas que ceux qui possédaient les biens assujettis à ce service
pussent s en exempter sous prétexte d’aucune immunité ni d’aucune dignité; mais
il défendit aussi d’exiger d’eux rien au-delà: il les déclara exempts de toute
autre fonction, de toute contribution; il augmenta leurs privilèges déjà trop
étendus, et leur assigna des droits à prendre sur le blé même. Il pourvut aussi
à entretenir l’abondance dans Carthage, la plus grande ville de l’Afrique.
Quand il eut bâti Constantinople, il y établit le même ordre pour les
subsistances; et des deux flottes occupées à la fourniture de l’ancienne Rome,
il détacha celle d’Alexandrie pour apporter à la nouvelle le blé d'Egypte. Sous
les empereurs précédents la loi avait varié sur l’article des trésors que le
hasard faisait trouver. Constantin décida que celui qui aurait trouvé un trésor
le partagerait par moitié avec le fisc, s’il venait en faire la déclaration, et
qu’on s’en rapporterait à sa bonne foi sans autre recherche; mais qu’il
perdrait le tout et serait mis à la question, s’il était convaincu de cacher la
découverte.
Il fit de sages ordonnances par
rapport aux testaments. Il régla la succession des biens maternels. Il pourvut
à la sûreté et à la bonne foi des ventes et des achats. Il défendit le prêt sur
gage permis jusqu’alors. Il régla la validité et la forme des donations. Il
détermina la portion des mères dans la succession de leurs fils morts sans
enfants et sans testament. L’intérêt des mineurs, même dans le cas où ils
seraient débiteurs du fisc, ne fut pas négligé. Il assura la possession des
biens qui venaient de la libéralité du prince. La licence des dénonciations
anonymes fut supprimée: les magistrats eurent ordre de n’y avoir égard que pour
en rechercher l’auteur, le contraindre à la preuve, et le punir même quand il
aurait prouvé. Il leur ordonna pourtant d’avertir l’accusé de ne pas se
contenter de l’innocence, mais de vivre de manière qu’il ne pût être
légitimement soupçonné.
Il prit grand soin des chemins
publics, dont l’entretien était, sans aucune exemption, à la charge des
possesseurs des terres. La construction et la réparation des édifices publics
ne fut pas le dernier de ses soins il envoyait des inspecteurs pour lui rendre
compte de l’attention des magistrats sur cet objet. Les gouverneurs des
provinces ne dévoient pas entreprendre de nouveaux ouvrages qu’ils n’eussent
achevé ceux que leurs prédécesseurs avoient commencés.
Pour éviter le danger des
incendies, il ne permit de bâtir qu’à la distance de cent pieds des greniers
publics. Curieux de la décoration des villes, il défendit aux particuliers,
sous peine de confiscation de leurs maisons de campagne, d’y transporter les
marbres et les colonnes qui faisaient l’ornement de leurs maisons de ville.
Ceux qui employaient la violence
pour se mettre en possession d’une terre étaient anciennement punis par l’exil
et par la confiscation de leurs biens : Constantin changea d’abord cette peine
en celle de mort. Il revint cependant dans la suite à la première punition,
avec cette distinction, que, si l’auteur de la violence était un injuste
usurpateur, il serait banni et perdrait tous ses propres biens; s’il était
propriétaire légitime, la moitié des biens dont il se serait remis en
possession par force, serait confisquée au profit du domaine.
Il s’appliqua surtout à
mettre les absents à couvert des invasions, et chargea les juges ordinaires de
veiller à leur défense, et de leur donner tonte faveur. Afin que les médecins
et les professeurs des arts libéraux, tels que la grammaire, la rhétorique, la
philosophie, la jurisprudence, pussent vaquer librement et sans inquiétude à
leurs emplois, il confirma les privilèges qui leur avoient été accordés par les
empereurs précédents, et que la grossièreté municipale s’efforçait de temps en
temps de leur arracher: il les déclara exempts de toute fonction onéreuse: il
défendit, sous de grosses amendes, de les inquiéter par des chicanes de
procédures, de leur faire aucun outrage, de leur disputer l’honoraire qui leur
était assigné sur la caisse publique des villes. Il leur donna entrée aux
honneurs municipaux, mais il défendit de les y contraindre: il étendit ces
exemptions à leurs femmes et à leurs enfants: il les dispensa du service
militaire et du logement des gens de guerre, et de tous ceux qui, étant chargés
de commission publique, avoient droit de se loger chez les particuliers.
Tant de lois eussent été
inutiles, s’il n’en eût procuré l’exécution par une exacte administration de la
justice. Bien instruit que la vraie autorité du prince est
inséparablement liée avec celle des lois, il défendit aux juges d’exécuter ses
propres rescrits, de quelque manière qu’ils eussent été obtenus, s’ils étaient
contraires à la justice; et il leur donna pour règle générale d’obéir aux lois
préférablement à des ordres particuliers. Avant que de mettre à exécution les
arrêts qu’ils rendaient sur des requêtes, il ordonna aux magistrats d’informer
de la vérité des faits avancés dans ces requêtes; et, en cas de faux exposé, il
voulut que l’affaire fût instruite de nouveau. Pour Faire respecter les
jugements et se mettre lui-même à l’abri des surprises, il défendit d’admettre
les rescrits du prince obtenus sur une sentence dont on n’aurait pas appelé, et
condamna à la confiscation des biens et au bannissement ceux qui useraient de
cette voie pour faire casser un jugement.
Selon l’ancien droit romain, on
ne pouvait tirer personne de sa maison par force pour le mener en justice: on
avait dérogé à cette loi; Constantin la renouvela ne faveur des femmes, sous
peine de mort pour les contrevenants. Afin de mettre les faibles à l’abri des
vexations, il abolit les évocations dans les causes des pupilles, des veuves,
des infirmes, des pauvres; il voulut qu’ils fussent jugés sur les lieux: mais
il leur laissa le droit qu’il ôtait à leurs adversaires, et leur permit de
traduire au jugement du prince ceux dont ils redoutaient le crédit et la
puissance.
Il ordonna que, dans les causes
criminelles, les coupables, sans égard à leur rang ni à leurs privilèges,
seraient jugés par les juges ordinaires, et dans la province même où le forfait
aurait été commis: Car, dit-il, le crime efface tout
privilège et toute dignité. Quand un oppresseur puissant dans une province
se mettait au-dessus des lois et des jugements, les gouverneurs avoient ordre
de s’adresser au prince ou an préfet du prétoire pour secourir les opprimés. Un
grand nombre de lois recommandent aux juges l’exactitude dans les informations,
la patience dans les audiences, la prompte expédition et l’équité dans les
jugements. S’ils se laissent corrompre, outre la perte de leur honneur, ils
sont condamnés à réparer le dommage que leur sentence a causé: si la conclusion
des affaires est différée par leur faute, ils sont obligés d’indemniser les
parties à leurs dépens. Quand on appelle de leur sentence, il leur est enjoint
de donner à ceux qu’ils ont condamnés une expédition de toute la procédure,
pour faire preuve de leur équité. Une de ces lois, par les termes dans lesquels
elle est conçue, et par le serment qui la termine, respire le zèle le plus
ardent pour la justice: Si quelqu’un, de quelque condition qu’il soit,
se croit en état de convaincre qui que ce soit d’entre les juges ou d'entre mes
conseillers et mes officiers d’avoir agi contre la justice, qu'il se présente
hardiment, qu’il s’adresse à moi; j’entendrai tout; j’en prendrai connaissance
par moi-même; s’il prouve ce qu'il avance, je me vengerai: encore une fois,
qu'il parle sans crainte et selon sa conscience; si la chose est prouvée, je
punirai celui qui m'aura trompé par une fausse apparence de probité, et je
récompenserai celui à qui j'aurai l'obligation d'être détrompé. Qu'ainsi le
Dieu souverain me soit en aide, et qu'il maintienne l'état et ma personne en
honneur et prospérité.
Il confisqua les biens des
contumaces qui ne se représentaient pas dans l’espace d’un an; et cette
confiscation avait lieu, quoique dans la suite ils parvinssent à prouver leur
innocence. Il renouvela les lois qui ôtaient aux femmes la liberté d’accuser,
sinon dans les cas où elles poursuivraient une injure faite à elles-mêmes ou à
leur famille, et il défendit aux avocats de leur prêter leur ministère.
Les avocats qui dépouillent leurs
clients sous prétexte de les défendre, et qui, par des conventions secrètes, se
font donner une partie de leurs biens, ou une portion de' la chose contestée,
sont exclus pour jamais d’une profession honorable, mais dangereuse dans des
âmes intéressées. Selon l’ancien usage, tous les biens des proscrits étoilent
confisqués, et leur punition entraînait avec eux dans la misère ceux qui
n’avoient d’autre crime que de leur appartenir: Constantin voulut qu’on laissât
aux enfants et aux femmes tout ce qui leur était propre, et même ce que ces
pères et ces maris malheureux leur avoient donné avant que de se rendre
coupables. Il ordonna même qu’en lui produisant l’inventaire des biens
confisqués, on l’instruisît si le condamné avait des enfants, et si ces enfants
avoient déjà reçu de leur père quelque avantage. Il excepta pourtant les
officiers qui maniaient les deniers publics, et déclara que les donations
qu’ils auraient faites à leurs enfants et à leurs femmes n’auraient lieu
qu’après l’a purement de leurs comptes.
La bonté du prince descendit
jusque dans les prisons pour y épargner des souffrances qui ne servent de rien
à l’ordre public, et pour châtier l’avarice de ces bas et sombres officiers qui
s’établissent un revenu sur leur cruauté, et qui vendent bien cher aux
malheureux jusqu’à l’air qu’ils respirent.
Il déclara qu’il s’en prendrait
aux juges mêmes, s’ils manquaient de punir du dernier supplice les geôliers et
leurs valets qui auraient causé la mort d’un prisonnier faute de nourriture ou
par mauvais traitement. Il recommanda la diligence, surtout dans les jugements
criminels, pour abréger l’injustice que la détention faisait à l’innocence, et
pour prévenir les accidents qui pouvaient dérober le coupable à la vindicte
publique: il voulut même que tout accusé fût d’abord entendu, et qu’il ne fût
mis en prison qu’après un premier examen, s’il donnait un légitime fondement de
soupçonner qu’il fût coupable.
Ce prince ne montra pas moins
d’humanité dans les règlements qu’il fit pour la perception des deniers
publics. Les anciennes lois ne permettaient pas de saisir les
instruments nécessaires à l’agriculture: il défendit sous peine capitale
d’enlever les esclaves et les bœufs employés au labourage; c’était en effet rendre
le paiement impossible en même temps qu’on l’exigeait. Outre les impositions
annuelles, les besoins de l’état obligeaient quelquefois d’imposer des taxes
extraordinaires: il régla la répartition de ces taxes; il la confia, non pas
aux notables des lieux, qui en faisaient tomber tout le poids sur les moins
riches pour s’en décharger eux-mêmes, mais aux gouverneurs de provinces : il
recommanda à ceux-ci de régler les corvées avec équité, et leur défendit d’y
contraindre les laboureurs dans le temps de la semaille et de la récolte.
L’avarice, toujours ingénieuse à se soustraire aux dépenses publiques, avait
introduit un abus qui appauvrissait le fisc et accablait les pauvres: les
riches, profitant de la nécessité d’autrui, achetaient les meilleures terres à
condition qu’elles seraient, pour leur compte, franches et quittes de toute
contribution; et les anciens possesseurs restaient, par le contrat de vente
chargés d’acquitter ce qui était dû pour le passé, et de payer dans la suite
les redevances. Il arrivait de là que le fisc était frustré; ceux qui étoilent
dépouillés de leurs terres étant hors d’état de payer, et ceux qui tes avoient
acquises se prétendant déchargés à l’égard du fisc: l’empereur déclara ces
contrats nuls; il ordonna que les redevances seraient payées par les
possesseurs actuels. Les magistrats des villes, qui nommaient les receveurs
furent rendus responsables envers le fisc des banqueroutes de ceux qu’ils
auraient choisis. Il prit des précautions pour épargner les frais aux
provinciaux qui portaient leurs taxes à la ville principale, et pour leur
procurer une prompte expédition. La ferme des traites publiques avait pour
objet de transporter au trésor les tributs des provinces; les magistrats la
donnaient à qui il leur plaisait, et pour le temps qu’ils voulaient; et ces
fermiers ne manquaient ordinairement ni d’avidité ni de moyens pour vexer les
habitants: il réformâmes abus en ordonnant que ces fermes seraient adjugées au
plus offrant, sans aucune préférence; qu’elles dureraient trois ans, et que les
fermiers qui exigeraient au-delà de ce qui était dû à la rigueur, seraient
punis de peine capitale.
MILITAIRE
La discipline militaire, le
principal ressort de la puissance romaine, se relâchait insensiblement. Ce
prince guerrier, qui devait à ses armes une grande partie de son empire, ne
pouvant rétablir cette discipline dans son ancienne vigueur, en retarda du
moins la décadence par de sages règlements. La faveur, qui tient lieu de
mérite, faisait obtenir des brevets de titres militaires à des gens qui
n’avoient jamais vu l’ennemi : Constantin leur ôta les privilèges attachés
à ces titres, comme n’étant dus qu’à des services effectifs. Il en accorda de
considérables aux vétérans; il leur donna des terres vacantes, avec exemption
de taille à perpétuité, et leur fit fournir tout ce qui était nécessaire pour
les faire valoir: il les exempta encore de toute fonction civile, des travaux
publics, de toute imposition; s’ils voulaient faire le commerce, il les
déchargea d’une grande partie des droits que payaient les marchands. Ces
exemptions furent réglées selon les espèces, les grades et les dignités des
soldats. Il étendit les privilèges des vétérans à leurs enfants mâles qui
suivraient la profession des armes. Mais, comme quelques-uns de ceux-ci prétendaient
jouir des avantages de leurs pères sans éprouver les fatigues et les périls de
la guerre; et que cette lâcheté alloti si loin, que plusieurs d’entre eux,
surtout en Italie, se coupaient le pouce pour se rendre inhabiles au service,
l’empereur ordonna que les fils des vétérans qui refuseraient de s’enrôler, ou
qui ne seraient pas propres à la guerre, seraient déchus de tout privilège, et
assujettis à toutes les fonctions municipales; que ceux, au contraire, qui
embrasseraient le métier des armes seraient favorisés dans l’avancement aux
grades militaires. Les frontières, tant du côté du Danube que vers les bords du
Rhin, étoilent garnies de soldats, placés en différents postes pour servir de
barrières contre les Francs, les Allemands, les Goths, et les Sarmates. Mais
quelquefois ces troupes, corrompues par les barbares, les laissaient entrer sur
les terres de l’empire, et partageaient le butin avec eux. L’empereur condamna
au feu ceux qui seraient coupables d’une si noire trahison; et pour rendre plus
sûre et plus exacte la garde des frontières, il défendit aux officiers de
donner aucun congé, sous peine de bannissement, si pendant l’absence du soldat
les barbares ne faisaient aucune entreprise, et de mort, s’il survenait alors
quelque alarme.
C’est ainsi que, dans les
intervalles de repos que lui laissait la guerre, Constantin s’occupait à régler
l’intérieur de ses états. Au commencement de l’année 323, Sévère et Rufin étant
consuls, il était à Thessalonique, ou il faisait faire un port. Cette ville, ancienne
et voisine de la mer, manquait encore de cet avantage. La jalousie Licinius
vint troubler ces travaux pacifiques. L’année précédente Constantin avait été
chercher les Sarmates et les Goths jusque dans la Thrace et dans la
seconde Mœsie, qui appartenaient à son collègue.
Celui-ci s’en plaignit, comme d’une infraction du traité de partage; il
prétendit que Constantin n’avait pas dû mettre le pied dans des provinces sur
lesquelles il n’avait aucun droit. Il haïssait ce prince, mais il le craignit :
ainsi, flottant et irrésolu, il envoyait députés sur députés, dont les uns
portaient des reproches, les autres des excuses. Ces bizarreries lassèrent la
patience de Constantin, et la guerre fut déclarée. Il songea moins sans douté à
étouffer les premières semences de discorde qu’à profiter de l’occasion de se
défaire d’un collègue odieux; et pour prendre les armes, il n’avait pas besoin
d’y être excité, comme le dit Eusèbe, par l’intérêt de la religion persécutée.
Mais un si beau prétexte mettait dans son parti tous les chrétiens de l’empire,
tandis que Licinius semblait ne rien oublier pour les aliéner. Comme plusieurs
d’entre eux refusaient de s’engager dans une armée qui allait combattre contre
la croix, Licinius les fit mourir, et prit le parti de chasser de ses troupes
comme des traitre à tous ceux qui faisaient profession du christianisme. Il en
condamna une partie à travailler aux mines; il enferma les autres dans des
manufactures publiques pour y faire de la toile et d’autres ouvrages de femmes.
On raconte qu’un officier distingué, nommé Auxentius,
ayant refusé de faire une offrande à Bacchus, fut cassé sur-le-champ. Cet Auxentius fut depuis évêque de Mopsueste, et donna lieu de soupçonner qu’il favorisait les
ariens.
LA GUERRE
Quoique Licinius eût exclu les
chrétiens du service militaire, il mit cependant sur pied des forces
considérables. Ayant envoyé des ordres dans toutes ses provinces, il fit armer
en diligence tout ce qu’il avait de vaisseaux de guerre. L’Egypte lui en
fournit quatre-vingts, la Phénicie autant, les Ioniens et les Doriens d’Asie
soixante; il en tira trente de Chypre, vingt de Carie, trente de Bithynie, et
cinquante de Libye. Tous ces vaisseaux étaient montés de trois rangs de
rameurs. Son armée de terre était de près de cent cinquante mille hommes de
pied: la Phrygie et la Cappadoce lui donnèrent quinze mille chevaux. La flotte
de Constantin était composée de deux cents galères à trente rames, tirées
presque toutes des ports de la Grèce, et plus petites que celles de Licinius;
il avait plus de deux mille vaisseaux de charge. On comptait dans son armée
cent vingt mille fantassins; les troupes de, mer et la cavalerie faisaient
ensemble dix mille hommes. Il avait pris des Goths à sa solde; et Bonit,
capitaine franc, lui rendit en cette guerre de bons services à la tête d’un
corps de troupes de sa nation. Le rendez-vous de l’armée navale de Constantin,
commandée par Crispe son fils, était au port d’Athènes: celle de Licinius, sous
le commandement d’Abante ou d’Amand, s’assembla
dans l’Hellespont.
Constantin mit sa principale
confiance dans le secours de Dieu et dans l’étendard de la croix. Il faisait
porter une tente en forme d’oratoire, où l’on célébrait l’office divin. Cette
chapelle était desservie par des prêtres et par des diacres, qu’il menait avec
lui dans ses expéditions, et qu’il appelait les gardes de son âme.
Chaque légion avait sa chapelle et ses ministres particuliers, et l’on peut
regarder cette institution comme le premier exemple des aumôniers d’armée. Il
faisait dresser cet oratoire hors du camp, pour y vaquer plus tranquillement à
la prière, dans la compagnie d’un petit nombre d’officiers dont la piété et la
fidélité lui étaient connues. Il ne livrait jamais bataille qu’il n’eût été
auparavant prendre au pied du trophée de la croix des Assurances de la
victoire. C’était au sortir de ce saint lieu que, comme inspiré de Dieu même,
il donnait le signal du combat, et communiquait à ses troupes l’ardeur dont il
était embrasé. Licinius faisait des railleries de toutes ces pratiques religieuses;
mais cet esprit-fort donnait dans les plus absurdes superstitions : il trainait
à sa suite une foule de sacrificateurs, de devins, d’aruspices, d’interprètes
de songes, qui lui promettaient en vers pompeux et flatteurs les succès les
plus brillants. L’oracle d’Apollon, qu’il envoya consulter à Milet, fut le seul
qui se dispensa d’être courtisan; il répondit par deux vers d’Homère, dont
voici le sens. «Vieillard, il ne t’appartient pas de combattre de
jeunes guerriers; tes forces sont épuisées; le grand âge t’accable.» Aussi
cette prédiction fut-elle la seule que le
prince n’écouta pas.
Il passa le détroit, et alla
camper près d’Andrinople, dans la Thrace. Constantin, étant parti de
Thessalonique, s’avança jusqu’aux bords de l’Hèbre.
Les deux armées furent plusieurs jours en présence, séparées par le fleuve.
Celle de Licinius, postée avantageusement sur la pente d’une montagne, défendit
le passage. Constantin, ayant découvert un gué hors de la vue des ennemis, usa
de ce stratagème : il fait apporter des forêts voisines quantité de bois, et
tordre des câbles, comme s’il était résolu de jeter un pont sur le fleuve: en
même temps il détache cinq mille archers et quatre-vingts chevaux, et les fait
cacher sur une colline couverte de bois, au bord du gué qu’il avait découvert:
pour lui, à la tête de douze cavaliers seulement, il passa le gué, fond sur le
premier poste des ennemis, les taille en pièces ou les renverse sur les postes
voisins, qui, se repliant les uns sur les autres, portent l’épouvante dans le
gros de l’armée: étonnée de cette attaque imprévue, elle reste immobile. Les
troupes embusquées joignent Constantin, qui, s’étant assuré des bords du
fleuve, fait passer l’armée entière.
On se préparait de part et
d’autre à une bataille qui devait donner un seul maître à tout l’empire, et
déterminer le sort de ses anciennes divinités. La veille, ou peut-être le jour
même de cette décision importante, qui fut le troisième de juillet, Licinius,
ayant pris avec lui les plus distingués de ses officiers, les mena dans un de
ces lieux auxquels l’imagination païenne attachait une horreur religieuse.
C’était un bocage épais, arrosé de ruisseaux, où l’on apercevait à travers une
sombre lueur les statues des dieux. Là, après avoir allumé des flambeaux et
immolé des victimes, élevant la main vers ces idoles: «Mes amis (s’écria-t-il),
voilà les dieux qu’adoraient nos ancêtres, voilà les objets d’un culte consacré
par l’antiquité des temps. Celui qui nous fait la guerre la déclare à nos
pères; il la déclare aux dieux mêmes. Il ne reconnait qu’une divinité étrangère
et chimérique pour n’en reconnaître aucune; il déshonore son armée
en substituant un infâme gibet aux aigles romaines. Ce combat va décider lequel
des deux partis est dans l’erreur : il va nous prescrire qui nous devons
honorer. Si la victoire se déclare pour nos ennemis, si ce Dieu isolé, obscur,
inconnu dans son origine comme dans son être, l’emporte sur tant de puissantes
divinités dont le nombre même est redoutable, nous lui adressons nos vœux, nous
nous rendrons à ce Dieu vainqueur, nous lui élèverons des autels sur les débris
de ceux qu’ont dressés nos pères. Mais si, comme nous en sommes assurés, nos
dieux signalent aujourd’hui leur protection sur cet empire, s’ils donnent la
victoire à nos bras et à nos épées, nous poursuivrons jusqu’à la mort, et nous
éteindrons dans son sang une secte sacrilège qui les méprise.» Après avoir
proféré ces blasphèmes il retourne au camp, et se prépare à la bataille.
Cependant Constantin, prosterné
dans son oratoire, avait passé le jour précédent en jeûne et en prières
implorait le Dieu véritable pour le salut des siens et de ses ennemis mêmes, il
sort plein de confiance et découragé; et, faisant marchera la tête l’ étendard
de la croix, il donne pour mot à ses troupes: Dieu Sauveur. L’armée
de Licinius était rangée en bataille devant son camp , sur le penchant de la
montagne: celle de Constantin y monte en bon ordre, malgré le désavantage du
terrain; elle garde ses rangs, et du premier choc elle enfonce les premiers
bataillons. Ceux-ci mettent bas les armes, se jettent aux pieds du vainqueur,
qui plus empressé à les conserver qu’à les détruire, leur accorde la vie. La
seconde ligne fit plus de résistance. En vain Constantin les invite avec
douceur à se rendre, il fallut combattre; et le soldat, devenu plus fier par la
soumission des autres, en fait un horrible carnage. La confusion qui se mit
dans leurs bataillons leur fut aussi funeste que le fer ennemi: serrés de
toutes parts, ils se perçoivent les uns les autres. Le principal soin du
vainqueur fut d’épargner leur sang; blessé légèrement à la cuisse, il courait
au plus fort de la mêlée; il criait à ses troupes de faire quartier et de se
souvenir que les vaincus étaient des hommes. Il promit une somme d’argent à
tous ceux qui lui amèneraient un captif: l’armée ennemie semblait être devenue
la sienne. Mais la bonté du prince ne put arrêter l’acharnement du soldat, le
massacre dura jusqu’au soir: trente-trois mille des ennemis restèrent sur la
place. Licinius fut un des derniers à prendre la fuite; et, ramassant tout ce
qu’il put des débris de son armée, il traversa la Thrace en toute diligence
pour gagner sa flotte. Constantin empêcha les siens de le poursuivre: il
espérait que ce prince, instruit par sa défaite, consentirent à se soumettre.
Au point du jour les ennemis sauvés du massacre, qui s’étaient retirés sur la
montagne et dans les vallons, vinrent se rendre, ainsi que ceux qui n’avoient
pu suivre Licinius fuyant à toute bride. Ils furent traités avec humanité.
Licinius s’enferma dans Byzance où Constantin vint l’assiéger.
La flotte de Crispe, étant partie
du Pirée, s’était avancée sur les côtes de Macédoine, lorsqu’elle reçut ordre
de l’empereur de le venir joindre devant Byzance. Il fallait traverser
l’Hellespont, qu’Abante tenait fermé avec trois
cent cinquante vaisseaux. Crispe entreprit de forcer le passage avec
quatre-vingts de ses meilleures galères, persuadé que dans un canal si étroit
un plus grand nombre ne serait propre qu’à l’embarrasser. Abante vint au-devant de lui à la tête de deux cents
voiles, méprisant le petit nombre des ennemis, et se flattant de les
envelopper. Le signal étant donné de part et d’autre, les deux flottes
s’approchent, et celle de Crispe s’avance en bon ordre. Dans celle d’Abante, au contraire, trop resserrée par la multitude des
vaisseaux qui se heurtaient et se nuisaient dans leurs manœuvres, il n’y avait
que trouble et confusion; ce qui donnait aux ennemis la facilité de les prendre
à leur avantagent de les couler à fond. Après une perle considérable de
bâtiments et de soldats du côté de Licinius, la nuit étant survenue, la flotte
de Constantin alla mouiller au port d’Eléunte, à la
pointe de la Chersonèse de Thrace; celle de Licinius, au tombeau d’Ajax, dans
la Troade. Le lendemain, à la faveur d’un vent de nord, qui soufflait avec
force, Abante prit le large pour
recommencer le combat. Mais, Crispe s’étant fait joindre pendant la nuit par le
reste de ses galères qui étaient restées en arrière, Abante,
étonné d’une augmentation si considérable, balança de les attaquer. Pendant
celte incertitude, vers l’heure de midi, le vent tourna au sud, et souffla avec
tant de violence, que, repoussant les vaisseaux d’Abante vers
la côte d’Asie, il fit échouer les uns, brisa les autres contre les rochers, et
en submergea un grand nombre avec les soldats et les équipages. Crispe,
profitant de ce désordre, avança jusqu’à Gallipoli, prenant ou coulant à fond
tout ce qu’il trouvait sur son passage. Licinius perdit cent trente vaisseaux
et cinq mille soldats, dont la plupart étaient de ceux qu’il avait sauvés de la
défaite, et qu’il faisait passer en Asie pour soulager Byzance, surchargée
d’une trop grande multitude. Abante se
sauva avec quatre vaisseaux: les antres furent dispersés. La mer étant devenue
libre, Crispe reçut un convoi de navires chargés de toutes sortes de
provisions, et fit voile vers Byzance pour seconder les opérations du siège, et
bloquer la ville du côté de la mer. A la nouvelle de son approche, une partie
des soldats qui étaient dans Byzance, craignant d’être enfermés sans ressource,
se jetèrent dans les barques qu’ils trouvèrent dans le port, et, côtoyant les
rivages, se sauvèrent à Eléunte.
Constantin pressoir le siège avec
vigueur. Il avait élevé une terrasse à la
hauteur des murs; on y avait construit des tours de bois, d'où l'on tirait avec
avantage sur ceux qui défendait la ville. A la faveur de ces ouvrages, il faisait
avancer les béliers et les autres machines pour battre la muraille. Licinius,
désespérant du salut de la ville, prit le parti d’en sortir, et de se retirer à
Chalcédoine avec ses trésors, ses meilleures troupes et les officiers les plus
attachés à sa personne. Il s’échappa apparemment avant l’arrivée de la flotte
ennemie. Il espérait rassembler une nouvelle armée en Asie, et se mettre en
état de continuer la guerre. Son fils, déjà César, mais âgé seulement de neuf
ans, ne pouvait lui être d’aucun secours. Il crut appuyer sa fortune en donnant
le titre de César, et peut-être même celui d’Auguste à Martinien, son maître
des offices, et qui en cette qualité commandait tous les officiers de son
palais. C’était dans la circonstance un présent bien dangereux, et l’exemple de
Valens avait de quoi faire trembler Martinien. Mais la puissance souveraine
enchante toujours les hommes; elle fixe tellement leurs yeux, qu’ils oublient
de regarder derrière eux les naufrages qu’elle a causés. Licinius l’envoie à
Lampsaque avec un détachement, afin de défendre le passage de l’Hellespont.
Pour lui, il se place sur les hauteurs de Chalcédoine, et garnit de troupes
toutes les gorges des montagnes qui aboutissaient à la mer.
Le siège de Byzance trainait en
longueur, et pouvait donner à Licinius le temps de rétablir ses forces.
Constantin, laissant la ville bloquée, résolut de passer en Asie.
Comme le rivage de Bithynie était d’un abord difficile pour les grands
vaisseaux, il fit préparer des barques légères; et, étant remonté vers
l’embouchure du Pont-Euxin jusqu’au promontoire sacré, à huit ou neuf lieues de
Chalcédoine, il descendit en cet endroit et se posta sur des collines. Il y eut
alors quelques négociations entre les deux princes. Licinius vouloir amuser
l’ennemi par des propositions; Constantin, pour épargner le sang, lui accorda
la paix à certaines conditions: elle fut jurée par les deux empereurs. Mais ce
n’était qu’une feinte de la part de Licinius; il ne cherchait qu’à gagner du
temps pour rassembler des troupes. Il rappela Martinien; il mendiait
secrètement le secours des barbares; et grand nombre de Goths commandés par un
de leurs princes vinrent le joindre. Il se vit bientôt à la tête de cent trente
mille hommes. Alors, aveuglé par une nouvelle confiance, il rompt le traité;
et, oubliant la déclaration qu’il avait faite avant la bataille d’Andrinople,
que, s’il était vaincu , il embrasserait la religion de son rival, il eut
recours à de nouvelles divinités, comme s’il eût été trahi par les anciennes,
et se livra à toutes les superstitions de la magie. Ayant remarqué la vertu
divine attachée à l’étendard de la croix, il avertit ses soldats d’éviter
cette redoutable enseigne et d’en détourner même leurs regards; il y supposait
un caractère magique qui lui était funeste. Après ces préparatifs il encourage
ses troupes; il leur promet de marcher à leur tête dans tous les hasards, et va
présenter la bataille, faisant porter devant son armée des images de dieux
nouveaux et inconnus. Constantin s’avança jusqu’à Chrysopolis. Cette ville,
située vis-à-vis de Byzance, servait de port à Chalcédoine. Mais, pour ne pas
être accusé d’avoir fait le premier acte d’hostilité, il attend l’attaque des
ennemis. Dès qu’il les voit tirer l’épée il fond sur eux: le seul cri de ses
troupes porte l’effroi dans celles de Licinius; elles plient au premier choc.
Vingt-cinq mille sont tués; trente mille se sauvent par la fuite; les autres
mettent bas les armes et se rendent au vainqueur.
Cette victoire, remportée le
dix-huitième de septembre ouvrit à Constantin les portes de Byzance et de
Chalcédoine. Licinius s’enfuit à Nicomédie, où, se voyant assiégé, sans troupes
et sans espérance, il consentit a reconnaître pour maître celui qu’il n’avait
pu souffrir pour collègue. Dès le lendemain de l’arrivée de Constantin, sa sœur
Constantia, femme de Licinius, vint au camp du vainqueur lui demander grâce
pour son mari: elle obtint qu’on lui laisserait la vie; et cette promesse fut
confirmée par serment. Sur cette assurance le vaincu sort de la ville, et,
ayant déposé la pourpre impériale aux pieds de son beau-frère, il se déclare
son sujet, et lui demande humblement pardon. Constantin le reçoit avec bonté,
l’admet à sa table, et l’envoie à Thessalonique pour y vivre en sûreté.
Il y fut mis à mort peu de temps après; et la cause de ce traitement, si importante pour fixer le caractère de Constantin, est en même temps la circonstance la plus équivoque de sa vie. Dans le partage des auteurs à ce sujet, la postérité ne peut asseoir de jugement assuré. Les uns racontent la mort de Licinius comme la punition d’un nouveau crime; les autres en font un crime à Constantin. Ceux-ci disent que l’empereur, contre la foi du serment, fit étrangler ce prince infortuné. Quelques-uns, pour adoucir l’odieux d’une si noire perfidie, ajoutent qu’on avait lieu de craindre que Licinius, à l’exemple de Maximin, ne voulût reprendre la pourpre, et que Constantin ne se vît forcé par les soldats mutinés à lui ôter la vie. D’autres disent que l’empereur, pour ne pas irriter ses troupes mécontentes de ce qu’il épargnait un prince si souvent infidèle, s’en rapporta au sénat sur le sort qu’il méritait, et que le sénat en laissa la décision aux soldats, qui le massacrèrent. Mais ni ces craintes, ni cette mutinerie des soldats, ni l’avis d’un sénat, qu’on ne consulte jamais après une parole donnée que quand on n’a pas dessein de la tenir, n’excuseraient la violation d’un serment fait librement et sans contrainte, si Licinius n’eût mérité la mort par un nouveau forfait. Aussi les historiens, favorables à Constantin, rapportent que le prince dépouillé fut convaincu de former des intrigues secrètes pour appeler les barbares et pour recommencer la guerre. Selon Eusèbe, ses ministres et ses conseillers furent punis de mort; et la plupart de ses officiers, reconnaissant l’illusion de leur fausse religion, embrassèrent la véritable. Martinien perdit sa nouvelle dignité avec la vie, soit que Constantin l’ait abandonné à ses soldats, qui le tuèrent lorsque Licinius se rendit, soit qu’il ait péri avec celui qui ne lui avait fait part que de ses désastres. Un auteur dit, sans en marquer aucune circonstance, qu’il fut tué quelque temps après en Cappadoce. On laissa vivre le fils de Licinius privé du titre de César. Les statues et les autres monuments du père furent renversés; et il ne resta d’un prince dont les commencements avaient été heureux qu’un odieux et funeste souvenir de ses impiétés et de ses malheurs. Il avait tenu l’empire environ seize ans.
CONSTANTIN.LIVRE QUATRIÈME
|
HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |