HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST |
LIBRAIRIE FRANÇAISE |
FRENCH DOOR |
HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.
CONSTANTIN PREMIER, DIT LE GRAND,ET SON RÈGNE27(2?)4-312.LIVRE CINQUIÈME
LA fondation de
Constantinople peut être regardée comme le commencement d’un nouvel empire. La
seconde Rome éclipsa la première. Un grand nombre de gens de mérite, qui font
en tout genre le principal ornement et le véritable nerf de l’état, suivirent la
cour, et portèrent leurs talents et leurs services dans la sphère des faveurs
et des récompenses. Rome, abandonnée des empereurs, devint semblable à un grand
et superbe édifice, qui, cessant d’être habité par le maître, perd, d’abord ses
ornements, et enfin sa solidité même. Il lui arriva ce qui arrive à nos climats
quand le soleil s’en éloigne; tout s’y refroidit et s’y glaça peu à peu, et un
siècle après on ne trouvait plus de Romains au milieu de Rome. Le court
intervalle pendant lequel l’empire, divisé en deux branches, lui laissa des
souverains propres, mais qui ne furent la plupart que des fantômes de princes,
ne lui rendit pas sa première fécondité. Ce ne fut pas là le seul effet de
cette nouveauté; elle en produisit une autre dans la personne des empereurs :
le gouvernement devint plus despotique. L’ancienne Rome avait créé ses maîtres;
elle se flattait du moins de les avoir créés; quoiqu’il l’eussent asservie, ils
conservaient pour elle des égards; leur puissance était entée sur la
république; ils y a voient trouvé des lois; les bons princes respectaient la
majesté de Rome dans celle du sénat; les méchants ne la maltraitaient pas sans
danger, et dans leurs emportements ils ne lui refusaient guère ces dehors de
bienséance que des fils dénaturés conservent souvent à l’égard de leurs mères.
Mais les empereurs, ayant créé Constantinople, n’y virent d’autre autorité que
la leur; plus anciens qu’elle, ils crurent ne lui rien devoir. Les uns la
gouvernèrent en pères, les autres en tyrans; mais tous n’eurent dans l’ordre
public d’autres lois que celles qu’ils se faisaient eux-mêmes. Ils en furent
plus absolus et moins obéis.
La dédicace de Constantinople fut célébrée le onzième
de mai de l’an 330, sous le
consulat de Gallicanus et de Symmachus: la fête dura quarante jours: c’était chez les
païens une cérémonie mystérieuse et remplie de superstition: ce fut pour
Constantin une pompe toute chrétienne: les évêques et le clergé sanctifièrent
par des prières le berceau de la nouvelle ville. L’empereur en fit une fête
annuelle, dans laquelle on cordonnait, comme cette première fois, des jeux dans
le Cirque; on faisait des largesses aux soldats et au peuple;
et, sous les empereurs suivants, l’on promenait sur un char la statue de
Constantin, suivie des officiers du palais et des soldats, portant des cierges
et chantant des hymnes. Le prince régnant, assis sur un trône dans l’Hippodrome,
saluait avec respect cette statue lorsqu’elle passait devant lui: tout le
peuple l’honorait par des acclamations, jusqu’à ce qu’elle fût replacée sur la
colonne de porphyre: elle tenait en main une autre petite statue qu’on appelait
la Fortune de Constantinople. La ville fut dédiée sous l’invocation de la
sainte Vierge, qui en fut toujours honorée comme la patronne et la protectrice.
Constantin, ayant épuisé ses trésors et dépeuplé
plusieurs autres villes pour peupler la sienne, songea a la subsistance de
cette multitude d’habitants. Nous avons déjà dit que la flotte d’Alexandrie,
qui portait auparavant du blé à Rome, changea de destination, et employée à
nourrir Constantinople. C’était au préfet d’Egypte à y faire tenir, avant la
fin du mois d’août, la quantité de blé nécessaire : il en répondit sur ses
propres biens: on en donnait au peuple quatre-vingt mille mesures par jour.
Constance, irrité contre la ville, en retrancha la moitié. Théodose Ier ajouta
encore à ce que Constantin avait réglé. On distribuent aussi de
l’huile, de la chair de porc et du vin. Ces largesses ne se
faisaient qu’aux familles qui avoient des maisons dans la ville afin d’engager
à y bâtir.
Quelques auteurs prétendent que, pour soutenir tant
dépenses, Constantin établit de nouveaux impôts. Le plus odieux était celui
qu’on appela chrysargyre, mot, grec qui signifie or et argent,
parce que, les taxes ordinaires ne se payant qu’en or, celle-ci se pou voit
payer en or ou en argent. Si l’on en croit Zosime, Constantin en fut l’auteur.
C’était une taxe imposée sur les marchands, de quelque espèce qu’ils fussent,
jusqu’aux plus vils détailleurs, jusqu’à ces
misérables qui faisaient ou avoient fait le honteux trafic de prostitution. On
ajoute que les esclaves et les mendiants n’en étaient pas exempts; qu’il
fallait payer pour les chevaux, les mulets, les bœufs, les ânes, les chiens
même, soit dans les villes, soit dans les campagnes: ce tribut se percevoir
jusque sur les plus sales ordures; on achetait la permission de les faire
enlever: on le recueillit tous les quatre ans. A l’approche de cette exaction,
dit le même Zosime, ce n’était que larmes et désolation; et dès que les
collecteurs commençaient à paraitre, on n’entendait plus que coups de fouets;
on ne voyait que tortures employées pour forcer la misère même à donner ce
qu’elle n’avait pas. Les mères vendaient leurs enfants, les pères prostituaient
leurs filles. Il y a grande apparence que cette peinture est une exagération de
Zosime pour noircir la mémoire de Constantin: il est le seul qui attribue à ce
prince l’établissement de cet impôt. La taxe imposée sur les femmes publiques
était presque aussi ancienne que l’empire : elle fut imaginée par Caligula: on
voit qu’elle droit sous Alexandre Sévère. Elle fut abolie par Théodose le jeune,
qui chassa de Constantinople tous les courtiers de débauche; et, après lui,
Anastase anéantit tout-à-fait le chrysargyre. Tout ce qu’on peut reprocher à
Constantin, c’est de n’avoir pas prévenu ces deux princes, et d’avoir laissé
subsister un ancien impôt, moins cruel sans doute que ne le veut faire entendre
Zosime, mais qui portait un caractère honteux. Loin, que Constantin se soit
montré avide de nouveaux subsides, il déchargea ses sujets du quart de la taxe
qu’il trouva imposée sur les terres; et comme l’ancienne répartition passait
pour injuste, et qu’elle excitait beaucoup de plaintes et de murmures, il en
fit dresser une nouvelle avec une exactitude scrupuleuse.
Dans le dessein de donner à sa ville tout le lustre de
Rome, il lui accorda de grands privilèges, entre autres celui qu’on appelait le
droit italique. C’était l’exemption de capitation et de taille, et le droit de
suivre dans les actes et dans les contrats les mêmes lois et les mêmes coutumes
que suivit l’Italie. Le peuple y fut divisé, comme à Rome, en curies et en
tribus. Il institua la même distinction entre les ordres, les mêmes magistrats,
revêtus des mêmes droits et des mêmes honneurs. Il établit un sénat: mais
quoique ces sénateurs fussent créés sur le modèle de ceux de Rome, leur autorité
ne fut jamais égale. Les offices exercés pendant un certain temps dans la cour
des empereurs y donnaient entrée. Selon quelques auteurs, ce n’était qu’un
sénat du second ordre, et les membres n’avoient que le titre de Clari, au lieu que les sénateurs de Rome étaient
appelés Clarissimi. Thémistius va jusqu’à dire que vingt-cinq ans après
Constantin ce sénat avait encore si peu de considération, que l’ambition d’y
parvenir était taxée de folie; et, du temps de Théodose Ier, il
avoue que ces sénateurs, qu’on appelait pères conscrits, étaient
fort au-dessous de ce titre. Ce n’est pas que les empereurs n’eussent tâché de
donner à leur sénat tout l’éclat qu’ils pouvaient lui communiquer; mais ce ne
fut jamais qu’une lumière réfléchie : celui de Rome brillait de son propre
fonds et par l’antiquité de sa noblesse. Cette distinction primordiale entre
les deux sénats se maintint dans l’opinion publique malgré tous les efforts de
la puissance souveraine pour la faire disparaitre. Ajoutez que les empereurs
firent tout pour relever le nouveau sénat, excepté la seule chose qui peut
vraiment illustrer une compagnie politique; ils ne lui donnèrent aucune part
dans le gouvernement, et ne le respectèrent pas assez pour le rendre
respectable à leurs sujets. Constantin fit une espèce de partage entre Rome et
Constantinople: il déclara celle-ci capitale de toute l’étendue comprise du
septentrion au midi, entre le Danube et les extrémités de l’Egypte, et
d’occident en orient, entre le golfe Adriatique et les frontières de la Perse.
Il y mit le siège du préfet du prétoire d’Orient, et la détacha de la province
d’Europe et de la métropole d’Héraclée, pour la juridiction civile et
ecclésiastique: mais son église ne fut érigée en patriarcat qu’au concile de
Chalcédoine, en 451; ce qui fut, jusqu’au commencement du treizième siècle, un
sujet de contestation entre cette église et celle de Rome. Constance établit
ensuite un préfet de la ville; et la coutume s’introduisit que, des deux
consuls, l’un résidât à Rome, l’autre à Constantinople.
Le fondateur voulut encore que sa ville partageât
l’empire des sciences. Il y institua des écoles célèbres, dont les professeurs
jouissaient de grands privilèges. Elles subsistèrent jusqu’à Léon l’Isaurien.
La bibliothèque commencée par Constance, augmentée et placée dans un bel
édifice par Julien, mise par Valens sous la garde de sept antiquaires, montait
à cent vingt mille volumes quand elle fut brûlée sous Basilisque.
Zénon la rétablit; et elle toit déjà tort nombreuse lorsque ce même Léon,
destructeur barbare de toute science, comme il eût voulu l’être de toute
orthodoxie, la fit brûler avec le chef et les douze savants associés qui en
avaient la direction.
Constantin s’était contenté de fournir les églises de
Constantinople d’exemplaires de l’Ecriture sainte. Eusèbe nous donne la lettre
par laquelle ce prince le prie de faire copier sur du parchemin bien
préparé, par les plus habiles écrivains, cinquante de ces exemplaires, et de
les lui envoyer dans deux chariots, sous la conduite d’un diacre de Césarée. Il
chargea en même temps le receveur-général de la province de faire les avances
nécessaires. Ses ordres furent promptement exécutés; et l’empereur, accoutumé à
donner à ses peuples la subsistance corporelle, distribua aux églises, avec
encore plus de joie, cette divine nourriture. Sa prévoyance s’étendit jusque
sur les morts. Pour leur procurer gratuitement la sépulture, il fit don à
l’église de Constantinople de neuf cent cinquante boutiques exemptes de toute
imposition. Le loyer, dont cette exemption augmentait la valeur, était employé
à gager un pareil nombre de personnes destinées au soin des funérailles, dont
ils faisaient tous les frais. On les appelait decani, lecticarii, copiatœ.
Ils étaient au rang des clercs. L’empereur Anastase en augmenta le nombre
jusqu’à onze cents. Cette institution paraîtra peut-être de peu de conséquence;
mais elle épargnait aux pauvres un surcroît de larmes; et la sépulture de ceux
qui mouraient dans l’indigence n’était plus pour leurs enfants un second
dommage.
C’est au temps de la fondation de Constantinople qu’on
doit, ce me semble, rapporter le nouvel ordre établi dans l’empire. Adrien
avait introduit des changements dans les emplois, tant civils que militaires:
il avait réglé les offices de la maison des princes. Dioclétien et Constantin y
firent encore quelques innovations. Les détails ont échappé à l’histoire; ces
objets ne lui appartiennent en effet qu’autant qu’ils intéressent
l’administration publique: ce sont aussi les seuls auxquels nous allons nous
arrêter.
Jusqu’à l’abdication de Dioclétien, l’empire
n’avait formé qu’un corps indivisible. Le partage qui se fit alors
entre les deux empereurs et les deux Césars le sépara en quatre départements,
dont chacun avait son préfet du prétoire et ses officiers. Constantin et
Licinius étant restés seuls souverains, ce vaste empire ne fut plus divisé
qu’en deux parties. Constantin réunit à sa domination ce qu’avait d’abord
possédé Sévère, et ensuite Maxence: Licinius joignit à l’héritage de Galère
tout l’Orient après la défaite et la mort de Maximin. La première guerre contre
Licinius fit acquérir à Constantin la plus grande partie de ce que son rival
possédait en Europe; et par la seconde il devint seul maître de tout l’empire.
Le titre de capitale donné à Constantinople, sans être ôté à la ville de Rome,
produisit la nouvelle division d’empire d’Orient et d’empire d’Occident:
c’était à peu près le même partage que celui des états de Constantin et de
Licinius avant la bataille de Cibales.
Constantin sentit bien que, pour faire obéir ces deux
grands corps, et les rendre, pour ainsi dire, plus flexibles, il était
nécessaire de les subdiviser encore. L’exemple de Dioclétien lui avait appris à
ne pas se donner des collègues ou des subalternes qui fussent eux-mêmes
souverains. Il se réserva la souveraineté tout entière, et se contenta de créer
quatre préfets du prétoire, au lieu des deux qui avoient servi de lieutenants
aux empereurs, depuis que la puissance avait été réunie entre les mains de
Constantin et de Licinius. Ces quatre préfets avoient à peu près le même district
qu’avoient eu les deux empereurs et les deux Césars, selon la division de
Dioclétien. Ces districts étaient ceux d’Orient, d’Illyrie, d’Italie et des
Gaules. Ils se subdivisaient en plusieurs parties principales qu’on l’appelait
diocèses, dont chacun comprenait plusieurs provinces. L’Orient renfermait cinq
diocèses: l’Orient propre, l’Egypte, l’Asie, le Pont, la Thrace. L’Illyrie n’en
contenait que deux, la Macédoine et la Dace. Sous le nom de Macédoine était
comprise toute la Grèce. Ces deux préfectures formaient l’empire d’Orient:
celui d’Occident contenait les deux autres. L’Italie comprenait trois diocèses:
l’Italie propre, l’Illyrie occidentale et l’Afrique. Les Gaules en avoient le
même nombre; savoir, la Gaule proprement dite, la Bretagne, et l’Espagne, à
laquelle était jointe la Mauritanie tingitane. Chacun de ces diocèses était
gouverné par un vicaire du préfet, auquel les gouverneurs immédiats des
provinces étaient subordonnés. Le diocèse d’Italie avait seul deux vicaires,
dont l’un résidait à Rome, l’autre à Milan. Le rang des gouverneurs variait,
aussi-bien que leur nom, selon les divers ordres de dignité qu’il avait plu à
l’empereur d’établir entre les provinces. Les plus considérables de celles-ci
donnaient à leurs gouverneurs le titre de consulaires; à la tête de celles du
second rang étaient les correcteurs; les présidents gouvernaient celles du
dernier ordre.
Les préfets du prétoire, qui n’étaient, dans leur
institution, que les capitaines de la garde du prince, étaient devenus très
puissants dès le règne de Tibère. C’étaient eux qui levaient, payaient,
punissaient les soldats; ils recueillaient les impôts par leurs officiers; ils
avoient le maniement de la caisse militaire et l’inspection générale de la
discipline des armées. Les troupes leur étaient dévouées, parce qu’ils les
tenaient sous leur main. Constantin leur laissa la supériorité sur les autres
magistrats; mais il les désarma; il en fit des officiers purement civils de
judicature et de finance. Il leur ôta l’autorité directe sur les gens de
guerre, qu’ils continuèrent pourtant de payer. Pour remplir toutes les
fonctions qui concernent le maintien de la discipline, il créa deux maîtres de
la milice, l’un pour la cavalerie, l’autre pour l’infanterie. Ces deux emplois
se réunirent dans la même personne sous les enfants de Constantin; mais le
nombre des maîtres de la milice s’accrut ensuite; on en trouve jusqu’à huit
dans la notice de l’empire, faite du temps de Théodose le jeune. Ils n’avoient
au-dessus d’eux, dans l’ordre des dignités, que les consuls, les patrices, les
préfets du prétoire et les deux préfets de Rome et de Constantinople. Zosime
accuse Constantin d’avoir affaibli la discipline en séparant l’emploi de payer
les troupes du droit de les punir: ces deux fonctions, réunies auparavant dans
le préfet du prétoire, contenaient les soldats dans le devoir en leur faisant
appréhender le retranchement de leur solde. Un autre inconvénient selon lui,
qui me parait plus réel, c’est que ces nouveaux officiers, et plus encore leurs
subalternes, dévoraient par de nouveaux droits la substance du soldat.
Pour rabaisser d’un degré les préfets du prétoire, et
diminuer d’autant leur puissance et leur fierté, l’empereur institua une
nouvelle dignité qu’il éleva au-dessus d’eux: c’était celle des patrices. Ce
n’était qu’un honneur sans fonction. Le patrice cédait le rang aux
consuls; mais il conservait ordinairement ce titre pendant toute sa vie. Il
pourvoit y en avoir plusieurs : Aspar, sous Théodose le jeune, est appelé le
premier des patrices.
Sous les empereurs précédents le nom de duc, qui, dans
l’origine signifiait un chef, un conducteur, avait été particulièrement
applique aux commandants des troupes distribuées sur les frontières pour les
défendre contre les incursions des barbares. Ces troupes, placées de distance
en distance dans des camps retranches et dans des forts formaient comme une
barrière autour de l’empire. Zosime loue Dioclétien d’avoir fortifié cette
barrière, et reproche à Constantin de l’avoir dégarnie en retirant une grande partie
des soldats dans des villes qui n’avoient pas besoin de garnison; ce qui causa,
dit-il, plusieurs maux en même temps : l’entrée fut ouverte aux barbares; les
soldats, par leurs rapines et leur insolence, vexèrent les villes jusqu’à en
faire déserter plusieurs; et les villes, par leurs délices et leurs débauches,
énervèrent les soldats. Mais d’autres auteurs, même païens, louent ce prince
d’avoir multiplié les forts des frontières; et l’histoire nomme entre autres un
des plus considérables, qu’elle appelle Daphné de Constantin,
qu’Ammien place au-delà, Procope en-deçà du Danube, dans la seconde Mœsie. Les ducs dont nous parlons veillaient chacun à la
défense d’une frontière. C’était une dignité supérieure à celle de tribun; ils
étaient perpétuels; et, afin de les attacher au département qu’ils défendaient,
on leur assignait, aussi-bien qu’à leurs soldats, les terres limitrophes des
barbares, avec les esclaves et les bestiaux nécessaires pour les mettre en
valeur. Il les possédaient en toute franchise, avec droit de les faire passer à
leurs héritiers, à condition que ceux-ci porteraient les armes. Ces terres
s’appelaient bénéfices; et c’est, selon un grand nombre d’auteurs,
le plus ancien modèle des fiefs. Quelques-uns de ces commandants de frontière
furent honorés par Constantin du titre de comtes, plus relevé alors que celui
de duc. Les comtes étaient d’ancienne institution : dès le temps d’Auguste, on
voit des sénateurs choisis par le prince pour l’accompagner dans ses voyages,
et pour lui servir de conseil. Ils furent ensuite distingués en trois
ordres selon le plus ou le moins d’accès qu’ils avoient auprès du prince:
on les appelait comités Augusti; ce
qui ne désignait qu’un emploi. On en fit ensuite une dignité. Ce titre fut
donné aux principaux officiers du palais, au gouverneur du diocèse d’Orient, et
à plusieurs de ceux qui commandaient les armées dans les provinces.
La qualité de noble était depuis près
d’un siècle attachée à la personne des Césars. Celle de nobilissime était
née quelque temps avant Constantin : il la donna à ses deux frères, Jule
Constance et Hannibalien, avec la robe d’écarlate brodée d’or. Ce nom fut
ensuite affecté aux fils des empereurs qui n’a voient pas encore celui de
César. Ce fut vers ce temps-là qu’on vit se multiplier les titres fastueux, qui
s’attachèrent aux divers grades de dignité, de commandement, de magistrature.
Les noms d’illustres, de considérables, spectabiles,
de clarissimes, de perfectissimes, de distingués, egregii,
eurent entre eux une gradation marquée. C’était une grande affaire de les bien
ranger dans sa tête, et une faute impardonnable de les confondre. Le style se
hérissa d’épithètes enflées, et se chargea d’une politesse gothique. On convint
de s’humilier et de s’enorgueillir tour à tour, en donnant et recevant les noms
de sublimité, d’excellence, de magnificence, de grandeur, d’éminence, de
révérence, et de quantité d’autres dont le rapport était toujours frivole et
souvent ridicule. Le mérite baissa en même proportion que haussèrent les
titres.
Quoique toute cette vanité eût commencé avant
Constantin, et qu’elle se soit augmentée après lui, il mérite qu’on lui en
attribue une partie. Fondateur de Constantinople, il en pourvoit être le
législateur: c’était l’occasion la plus favorable de réformer les mœurs et de
les ramener à l’ancienne sévérité. Au lieu d’orner ses sénateurs et ses
magistrats de tant de pompe extérieure, il eût pu les décorer de vertus en
resserrant les nœuds de la discipline. Sa ville n’eût rien perdu de son éclat;
elle aurait gagné du côté de la solide et véritable grandeur: Rome et tout
l’empire auraient profité de cet exemple. Mais Constantin aimait l’appareil; et
les reproches que lui fait Julien, quoique envenimés par la haine, ne
paraissent pourtant pas destitués de fondement. Il multiplia sur l’habit
impérial les perles, dont Dioclétien avait introduit l’usage; il affectait de
porter toujours le diadème, dont il fit une espèce de casque ou de couronne
formée et semée de pierreries. Il donna cours au luxe en enrichissant trop
certains particuliers, dont la fortune excita une dangereuse émulation de faste
et d’opulence. Cependant, quoiqu’il ne fût pas ennemi des plaisirs honnêtes,
il n’en fut rien moins que l’esclave, tel que Julien le représente. Il s’occupa
toute sa vie des affaires de l’état, et peut-être un peu trop de celles de
l’Eglise. Il composait lui-même ses lois et ses dépêches; il donnait de
fréquentes audiences et recevoir avec affabilité tous ceux qui s’adressaient à
lui; et s’il porta trop loin la magnificence des fêtes et la pompe de sa cour,
c’était un délassement qu’on peut pardonner à ses travaux et à ses victoires.
Après avoir rassemblé sous un seul aspect ce qui
regarde la fondation de Constantinople et les principaux changements que cet
établissement produisit dans l’ordre politique, nous allons reprendre la suite
des faits.
L’année 331, sous le consulat de Bassus et d’Ablave, fut employée
à faire des lois et à régler plusieurs affaires de l’église, dont nous
parlerons ailleurs. Dès l’année suivante 332,Pacatien et Hilarien étant consuls, l’empereur reprit les armes,
d’abord pour défendre les Sarmates, et ensuite pour les punir. Zosime avance
que, depuis que Constantinople fut bâtie, le bonheur de Constantin l’abandonna,
et qu’il ne fit plus la guerre que pour y recevoir des affronts. Il raconte
qu’un parti de cinq cents cavaliers taïsales s’étant
jetés sur les terres de l’empire, Constantin n’osa en venir aux mains avec eux;
mais qu’ayant perdu la plus grande partie de son armée ( il ne dit pas comment
), effrayé des ravages de ces barbares qui venaient l’insulter jusqu’aux portes
de son camp, il se crut trop heureux de se sauver par la fuite. Ce récit ne
s’accorde ni avec le caractère de Constantin, ni avec tous les autres
témoignages de l’histoire, qui nous montre ce prince toujours victorieux.
Il le fut encore deux fois cette année. Les Sarmates,
attaqués par les Goths, implorent le secours des Romains. Le prince leva une
grande armée pour les défendre et renouvela à cette occasion la loi qui
obligeait les fils des soldats vétérans, au-dessus de l’âge de seize ans, à
porter les armes, s’ils voulaient profiter des privilèges accordés à leurs
pères. Il s'avança lui-même jusqu’à Marcianople,
dans la basse Moesie, et fit passer le Danube á
son fils Constantin à la tête de ses troupes.
Le jeune César remporta le vingtième d’avril une
glorieuse victoire. Près de cent mille ennemis périrent dans cette guerre par
le fer, par la faim et par le froid. Les Goths furent réduits à donner des
otages, entre lesquels était le fils de leur roi Ariaric.
Cette défaite les tint en respect pendant le reste de la vie de Constantin, et
sous le règne de son fils Constance. La pension annuelle que les princes
précédents s’étaient engagés à leur payer, au grand déshonneur de l’empire, fut
abolie; les Goths s’obligèrent même à fournir aux Romains quarante mille
hommes, qui étaient entretenus sous le titre d’alliés. La religion chrétienne
s’étendit chez eux, et avec elle l’humanité et la douceur des mœurs. Comme la
nation était partagée en un grand nombre de peuples, tous n’eurent pas le même
sort. Constantin sut gagner par des négociations et des ambassades ceux qu’il
n’avait pas réduits par les armes. Il se fit aimer de ces anciens ennemis de
l’empire , et porta peut-être un peu trop loin la facilité à leur égard, en
élevant les plus distingués aux honneurs et aux dignités. Il fit même ériger
une statue dans Constantinople à un de leurs rois, père d’Athanaric,
pour retenir ce prince barbare dans les intérêts des Romains.
Les Sarmates, délivrés des Goths, attaquèrent leurs
libérateurs. Ils firent des courses sur les terres des Romains: tant l’amour du
pillage était chez ces barbares supérieur à tout autre sentiment! L’empereur
les fit repentir de cette ingratitude : ils furent défaits par lui-même, ou par
son fils. Ce fut le dernier exploit de Constantin : pendant les quatre ans et
demi qu’il vécut encore, son repos ne fut troublé que par une incursion des
Perses. Ceux-ci l’obligèrent, la dernière année de sa vie, à faire des
préparatifs de guerre que sa mort interrompit.
Jusqu’à cette entière tranquillité de l’empire,
Constantin avait écarté ses frères des affaires publiques. Peut-être était-ce
l’effet d’une défiance politique. Il est étonnant que des princes qui avoient
sur Constantin 1l’avantage d’être nés dans la pourpre aient été assez dociles
pour ne jamais se départir de l’obéissance pendant le cours d’un long règne.
C’était le premier exemple de fils d’empereurs qui fussent restés dans l’état
de particuliers. Le testament de leur père qui les avait exclus du
gouvernement, loin d’étouffer leur ambition, n’eut fait qu’aigrir leur
jalousie, si la douceur de leur naturel, et les précautions que prit
apparemment Constantin ne les eussent tenus dans la dépendance. Comme ils
étaient demeurés orphelins fort jeunes, il fut le maître de leur éducation; et
l’on ne peut douter qu’il ne les ait élevés dans la subordination qu’il
désirait de leur part. Ils vécurent longtemps éloignés de la cour, tantôt à
Toulouse, où ils honorèrent de leur amitié le rhéteur Arborius,
tantôt à Corinthe. Selon Julien, Hélène, leur belle-mère, ne les aimait pas;
elle les tint, tant qu’elle vécut, dans une espèce d’exil. Enfin Constantin les
rapprocha de sa personne; et l’an 333 il nomma Delmace consul avec Xénophile.
Peu de temps après il le créa censeur. L’autorité de cette ancienne
magistrature avait été, comme celle de toutes les autres, absorbée par la
puissance impériale: le titre même en était depuis longtemps aboli. L’empereur
Dèce l’avait fait revivre en faveur de Valérien, qui n’avait pas eu de
successeur dans la censure; elle s’éteignit pour toujours dans la personne de
Delmace. Il eut deux fils, dont l’aîné, de même nom que lui, jette de
l’équivoque dans son histoire. On le confond avec son père, et un grand nombre
d’auteurs attribuent au fils le consulat de cette année.
L’empereur la passa à Constantinople jusqu’au mois de
novembre. Il fit alors en Moesie un voyage
dont on ignore le sujet. Le repos que lui procurait la paix fut troublé par des
fléaux plus terribles que la guerre. Salamine, dans l’île de Chypre, fut
renversée par un tremblement de terre, et quantité d’habitants périrent dans
ses ruines. La peste et la famine désolaient l’Orient, surtout la Cilicie et la
Syrie. Les paysans du voisinage d’Antioche, s’étant attroupés en grand nombre,
venaient comme des bêtes féroces pendant la nuit se jeter dans la ville, et,
entrant avec force dans les maisons, pillaient tout ce qui était propre à la
nourriture; bientôt enhardis par le désespoir, ils accouraient en plein jour,
forçaient les greniers et les magasins. L’île de Chypre était en proie aux
mêmes violences. Constantin envoya du blé aux églises pour le distribuer aux
veuves, aux orphelins, aux étrangers, aux pauvres et aux ecclésiastiques.
L’église d’Antioche en reçut trente-six mille boisseaux.
C’est peut-être au temps de cette famine qu’il faut
rapporter la mort de Sopâtre: elle arriva dans
les dernières années de Constantin. C’était un philosophe natif d'Apamée,
attaché à l’école platonicienne et à la doctrine de Plotin. Après la mort d’Iamblique son maître, comme il était éloquent et
présomptueux, il crut que la cour était le seul théâtre digne de ses talents.
Il se flatta même de servir le paganisme, dont il était fort entêté, et
d’arrêter le bras de l’empereur qui foudroyait toutes les idoles. Si l’on en
veut croire Eunape son admirateur,
Constantin le goûta tellement, qu’il ne pourvoit se passer de lui, et qu’il le
faisait asseoir à sa droite dans les audiences publiques. Ce grand crédit,
ajoute Eunape, alarma les favoris. La cour
alloti devenir philosophe; ce rôle les eût embarrassés; il était plus court de
perdre le réformateur; ils le firent, et cet homme rare fut comme Socrate
victime de la calomnie. On répandit le bruit dans Constantinople que Sopâtre était grand magicien. La disette affligeait
alors la ville, parce que les vents contraires fermaient le port aux vaisseaux
qui apportaient le blé d’Alexandrie, et qui ne pouvaient y entrer que par un
vent de midi. Le peuple affamé s’assembla au théâtre; mais, au lieu des
acclamations dont il avait coutume de saluer l’empereur, ce n’était qu’un morne
silence. Constantin, encore plus affamé d’éloges, en était désespéré. Les
courtisans prirent ce moment pour lui insinuer que c’était Sopâtre qui tenait le vent de midi enchaîné par ses
sortilèges. Le prince crédule lui fit sur l’heure trancher la tête. Le chef de
cette cabale était Ablave, préfet du prétoire, à
qui la gloire du philosophe portait ombrage. Tout ce récit sent l’ivresse d’un
sophiste qui, dans l’ombre de son école, compose un roman sur les intrigues de
cour. Suidas dit simplement que Constantin
fit mourir Sopâtre pour faire connaitre
l’horreur qu’il avait du paganisme; et il blâme ce prince par une raison
excellente: c’est que ce n’est pas la force, mais la charité qui fait les
chrétiens. Si l’on veut rendre justice à Constantin, on devinera aisément que
ce fanatique téméraire, qui avait porté à la cour un zèle outré pour,
l’idolâtrie, se sera laissé emporter à quelque trait d’insolence, ou même à
quelque complot criminel qui méritait la mort.
Tout le monde connu retentissait du nom de Constantin.
Ce prince travaillait avec ardeur à la conversion des rois barbares, et ceux-ci
s’empressaient à leur tour de lui envoyer des présents; ils
recherchaient son amitié, et lui dressaient même des statues dans leurs états.
On voyait dans son palais des députés de tous les peuples de la terre : des
Blemmyes, des Indiens, des Ethiopiens. Ils lui présentaient, comme un hommage
de leurs monarques, ce que la nature ou l’art produisaient de plus précieux
dans leur pays: des couronnes d’or, des diadèmes ornés de pierreries, des esclaves,
de riches étoffes, des chevaux, des boucliers, des armes. L’empereur ne se
laissait pas vaincre en magnificence; non content de surpasser ces rois dans
les présents qu’il leur envoyait á son tour, il enrichissait leurs
ambassadeurs; il conférait aux plus distingués des titres de dignités romaines,
et plusieurs d’entre eux, oubliant leur patrie, restèrent à la cour d’un prince
si généreux.
Le plus puissant de tous ces rois était Sapor qui
régnait en Perse. Constantin prit occasion de l’ambassade que lui envoyait ce
prince pour tenter de l’adoucir en faveur des chrétiens. Sapor, animé contre
eux par les mages et par les Juifs, les chargeait de tributs accablants. Il
préparait dès-lors cette horrible persécution qui dura une grande partie de son
règne, et dans laquelle il détruisit les églises et fit mourir tant d’évêques,
tant de prêtres, et une foule innombrable de chrétiens de tout âge, de tout
sexe, de toute condition. Il n’épargna pas même Usthazanes,
vieillard vénérable qui avait été son gouverneur, et qui devait lui être cher
par l’ancienneté et la fidélité de ses services. Constantin, affligé du
malheureux sort de tant de fidèles, sentit que le moyen de leur procurer du
soulagement n’était pas d’aigrir par des reproches ou des menaces un prince hautain
et jaloux de son pouvoir absolu. Il accorda à ses ambassadeurs toutes leurs
demandes, et écrivit au roi une lettre, où, sans paraitre instruit des desseins
cruels de Sapor, il se contente de lui recommander les chrétiens, protestant
qu’il prendra sur son compte tout ce que le roi voudra bien faire en leur
faveur; il l’exhorte à ménager une religion si salutaire aux souverains. Il lui
met sous les yeux, d’un côté l’exemple de Valérien persécuteur, que Dieu avait
puni par le ministère de Sapor Ier, de l’autre les victoires que
Dieu lui a fait remporter à lui-même sous l’étendard de la croix. Cette lettre
ne fit aucun effet sur l’âme farouche du roi de Perse.
L’ambassade envoyée par ce prince avait pour but
d’obtenir du fer dont il avait besoin pour fabriquer des armes. Les Perses ne
s’étaient tenus en paix, depuis la victoire de Galère, que pour mieux se
disposer à la guerre. Ce fut pendant quarante ans leur unique occupation. Ils
attribuaient les mauvais succès précédents au défaut de préparatifs. Ils amusaient
les Romains par des ambassades et par des présents, tandis qu’ils formaient des
archers et des frondeurs, qu’ils dressaient leurs chevaux, forgeaient des
armes, amassaient des trésors, laissaient à leur jeunesse le temps de se
multiplier, assemblaient grand nombre d’éléphants, exerçaient à la milice
jusqu’aux enfants. La culture des terres fut pendant ce temps-là abandonnée aux
femmes. La Perse était très peuplée, mais, elle n’avait point de fer. Ils en
demandèrent aux Romains, sous prétexte de ne s’en servir que contre les
barbares leurs voisins. Constantin se doutait de leur dessein; mais, pour ne
pas donner à Sapor occasion de rupture, se fiant d’ailleurs en tout événement
sur la supériorité de ses forces, il leur en accorda. Ils en firent des javelots,
des haches, des piques, des épées, de grosses lances : ils couvrirent de fer
leurs cavaliers et leurs chevaux; et ce métal dangereux, obtenu de Constantin,
servit entre les mains des Perses à désoler la Mésopotamie et la Syrie sons
l’empire de ses successeurs.
Tous les honneurs que les nations étrangères
s’empressaient de rendre à l’empereur, ne le flattèrent pas autant que les
lettres qu’il reçut d’un solitaire qui, dans une caverne toute nue, était plus
indépendant et plus riche que les plus grands rois. Constantin, qui sentait
continuellement le besoin qu’il avait des secours du ciel, ne cessait, même au
milieu de la paix, de demander aux évêques leurs prières et celles de leurs
peuples. Il écrivit à saint Antoine, caché aux extrémités de l'empire, dans les
déserts de la Thébaïde. Il voulut que ses enfants lui écrivissent aussi comme à
leur père. Il le traitait avec le plus grand honneur, et lui offrait de fournir
abondamment à tous ses besoins. Le saint, qui n’en connaissait aucun, n’était
pas trop disposé à lui répondre. Enfin, à la prière de ses disciples, il
écrivit à l’empereur et aux jeunes princes. Mais, loin de leur rien demander,
il leur donna des avis plus précieux que tous les trésors. Ses lettres furent
reçues avec joie. Il fit dans la suite plusieurs remontrances en faveur de
saint Athanase. Il est fâcheux pour la gloire de Constantin qu’une injuste
prévention l’ait emporté dans son esprit sur le respect qu’il portait au saint
solitaire.
L’empereur termina cette année en donnant, le
vingt-cinquième de décembre, le nom de César à Constant, le plus jeune de ses
fils, qui était dans sa quatorzième année. On rapporte que la nuit suivante le
ciel parut tout en feu. On devina, après l’événement, que ce phénomène avait
été un présage des malheurs que causerait et qu’éprouverait le nouveau César.
L’année
suivante, 334, eut deux consuls distingués par leur naissance, par leur mérite
et par les dignités dont ils avoient déjà été honorés. Le premier était Ranius Acontius Optatus. Il avait été proconsul de la Narbonnais,
lieutenant de l’empereur dans l’Asturie et la
Galice, et ensuite dans l’Asie, préteur, tribun du peuple, questeur de Sicile,
sans compter d’autres magistratures que plusieurs villes de l’Italie lui
avoient conférées. Les habitants de Noie lui érigèrent une statue de bronze.
Constantin le nomma patrice, et c’est le premier qu’on sache avoir porté ce
titre avec Jule Constance, frère de l’empereur. Quelques auteurs disent
qu’après la mort de Bassien il épousa Anastasie; ce qui n’est pas aisé à
croire, parce qu’il était païen; ceux de Noie lui donnèrent l’intendance de
leurs sacrifices. L’autre consul fut Anicius Paulinus, appelé Junior, pour le distinguer de son oncle
paternel, qui avait été consul en 325. Il fut préfet de Rome dans l’année même
de son consulat, et posséda cette charge pendant toute l’année suivante. Il
avait déjà été proconsul de l’Asie et de l’Hellespont; et dans l’inscriptions
d’une statue qui lui fut élevée à Rome à la requête du peuple, avec l’agrément
du sénat, de l’empereur et des Césars, on loue sa noblesse, son éloquence, sa
justice, et son attention sévère à la conservation de la discipline. Il fit
cette année la dédicace d’une statue que le sénat et le peuple de Rome
érigèrent à Constantin.
Les Goths, subjugués deux ans auparavant,
n’étaient de plus en état de combattre les Romains. Encore plus
incapables de rester en paix, ils se vengèrent de leur défaite sur les Sarmates
qui la leur avoient attirée. Ils avaient à leur tête Gébéric,
prince guerrier, arrière-petit-fils de ce Cniva qui commandait les Goths dans
la bataille où l’empereur Dèce perdit la vie. Les Sarmates avoient pour
roi Wisimar, de la race des Asdingues, la plus noble et la plus belliqueuse de leur
nation. Les Goths vinrent les attaquer sur les bords du fleuve Marisch, et les succès furent balancés pendant assez
longtemps. Enfin, Wisimar ayant été tué
dans une bataille avec la plus grande partie de ses soldats, la victoire
demeura à Gébéric. Les vaincus, réduits à un
trop petit nombre pour résister à de si puissants ennemis, prirent le parti de
donner des armes aux limigantes; c’est
ainsi qu’ils appelaient leurs esclaves; les maîtres se nommaient arcaragantes. Ces nouveaux soldats vainquirent les
Goths; mais ils n’eurent pas plus tôt senti leur force, qu’ils la tournèrent
contre leurs maîtres et les chassèrent du pays. Les Sarmates, au nombre de plus
de trois cent mille, de tout âge et de tout sexe, passèrent le Danube et
vinrent se jeter entre les bras de Constantin, qui s’avança jusqu’en Moesie pour les recevoir. Il incorpora dans ses
troupes ceux qui étaient propres à la guerre; mélange mal entendu, qui
contribua à corrompre la discipline des légions et à les abâtardir. Il donna
aux autres des terres en Thrace, dans la petite Scythie, en Macédoine, en
Pannonie, même en Italie; et ces barbares eurent à se féliciter d’un malheur
qui les avait fait passer d’un état libre, mais turbulent et périlleux, à un
doux assujettissement, où ils trouvaient le repos et la sûreté. Un autre corps
de Sarmates se retira chez les Victovales, qui
sont peut-être les mêmes que les Quades ultramontains, dans la partie
occidentale de la haute Hongrie. Ceux-ci furent, vingt-quatre ans après,
rétablis dans leur pays par les Romains, qui en chassèrent les limigantes.
Constantin avait déjà donné le consulat à Delmace, l’aîné de
ses frères. Le second, nommé Jule Constance, fut consul en 335 avec Rufius Albinus. Il avait épousé en premières noces
Galla, sœur de Rufin et de Céréal, consuls en
347 et 358. Il en avait eu Gallus, qui naquit en Toscane l’an 325 ou3; un autre
fils que l’histoire ne nomme pas, et qui fut tué après la mort de Constantin,
et une fille qui fut mariée à Constance, et dont on ignore aussi le nom. Sa
seconde femme fut Basiline, fille de Julien,
consul en 322, et sœur d’un autre Julien qui fut comte d’Orient. Elle mourut
jeune, et laissa un fils nommé Julien comme son aïeul maternel; c’est le fameux
Julien surnommé l’apostat, qui naquit vers la fin de l’an 331 à Constantinople,
où son père et sa mère avoient été mariés. Rufius Albinus,
collègue de Jule Constance, est, à ce qu’on croit, le fils de Rufius Volusianus, consul
pour la seconde fois en 314. Une inscription le nommé philosophe.
Il fut préfet de Rome l’année suivante.
L’empereur resta pendant toute celle-ci à
Constantinople, si on excepte un voyage qu’il fit dans la haute Moesie, peu de jours après avoir célébré par des jeux le
commencement de la trentième année de son empire, dans laquelle il entrait le
vingt-cinquième de juillet. Une circonstance augmenta la joie et l’éclat de
cette fête qu’on appelait les tricennales; c’est qu’aucun empereur depuis
Auguste n’avait régné si longtemps. Nous avons un éloge de Constantin prononcé
à l’occasion de cette solennité par Eusèbe de Césarée, dans le palais, en
présence de l’empereur; c’est plutôt un livre qu’un discours. Pour l’honneur de
Constantin, un si long et si froid panégyrique aurait bien dû l’ennuyer : ce
qui n’arriva pas, si l’on en croit Eusèbe, qui se félicite du succès. On loue
cependant Constantin d’avoir été en garde contre la flatterie; et l’histoire le
compte entre le petit nombre des souverains qui n’en ont pas été dupes. Un jour
un ecclésiastique s’étant oublié jusqu’à lui dire en face qu’il était
bienheureux, puisque, après avoir mérité de régner sur les hommes en cette vie,
il régnerait dans l’autre avec le fils de Dieu, il rebuta brusquement l’encens
de ce prêtre : Gardez-vous, lui dit-il, de me tenir
jamais un pareil langage; je n’ai besoin que de vos prière ; employez-les à
demander pour moi la grâce d'être un digne serviteur de Dieu en ce monde et
dans l’autre.
Il parait qu’entre ses frères il chérissait
principalement Delmace. Jule Constance avait deux fils, dont l’aine Gallus toit
déjà âge de dix ans. On ne voit pas que l’empereur ait honoré ce neveu d’aucune
distinction. Mais il combla de faveurs les deux fils de Delmace. L’ainé, qui
portait le même nom que son père, était déjà maître de la milice. Ce jeune
prince montrait le plus beau naturel et ressemblait fort à l’empereur son
oncle. Les gens de guerre dont il était aimé contribuèrent à son élévation. Il
venait d’accroître leur estime par la promptitude avec laquelle il avait étouffé
la révolte de Calocère. C’était un des derniers
officiers de la cour, maître des chameaux de l’empereur, mais assez extravagant
pour former le projet de se rendre indépendant, et assez hardi pour le
déclarer. Il se fit des partisans et se saisit de l’ile de Chypre. Le jeune
Delmace y passa à la tête de quelques troupes, et n’eut besoin que de le
joindre pour le défaire et l’emmener prisonnier à Tarse, où il le traita comme
un esclave et un brigand; il le fit brûler vif. Constantin fut charmé d’un service
qui justifiait la préférence qu’il donnait à ce neveu. Il l’égala à ses trois
fils en le nommant César le dix-huitième de septembre. Le cadet de Delmace,
nommé Hannibalien comme un de ses oncles, eut le titre de nobilissime avec
celui de roi des rois et des nations pontiques. L’empereur donna en mariage à
celui-ci Constantine sa fille aînée. Elle reçut de son père la qualité
d’Auguste. Ces deux princes avoient été instruits à Narbonne par le rhéteur
Exupère, à qui ils procurèrent le gouvernement d’Espagne avec de grands
richesses, quoique, à en juger par l’éloge qu’en fait Ausone, ce ne fût pas un
homme d’un grand mérite.
Ces honneurs excitèrent la jalousie des fils de
Constantin; elle s’accrut encore par de nouvelles faveurs, et produisit après
sa mort les effets les plus funestes. Ce prince, qui avait eu tant d’occasions
d’éprouver combien la multitude de souverains était onéreuse à l’empire, ne put
se résoudre à priver de la souveraineté aucun de ses fils. Il fit dès cette
année leur partage. Il leur associa Delmace et Hannibalien, sans donner
aucun part á ses frères ni á ses autres neveux. Constantin, l’aîné de ses fils,
eut ce qu’avait possédé Constance Chlore, c’est-á-dire, tout ce qui était
vers l’occident au-delà des Alpes, les Gaules, l’Espagne et la
Grande-Bretagne. Constance eut l’Asie, la Syrie, l’Egypte. L’Italie, l’Illyrie
et l’Afrique furent données à Constant; la Thrace, la Macédoine, l’Achaïe, à
Delmace. Le royaume d’Hannibalien fut formé de l’Arménie mineure, des
provinces de Pont et de Cappadoce : Césarée était la capitale de ses états.
Entre les enfants de l'empereur, Constance était le plus chéri, à cause de sa
soumission et de sa complaisance. Il avait eu pendant quelque temps le
gouvernement des Gaules, peut-être lorsque Constantin son frère était employé
contre les Goths. Il passa de là en Orient, et ce fut par prédilection que son
père lui en laissa le commandement, comme de la plus belle portion de l’empire.
Il parut cette année à Antioche depuis la troisième
heure du jour jusqu’à la cinquième, du côté de l’orient, un astre qui semblait
jeter une épaisse fumée. L’auteur qui rapporte ce fait ne dit ni en quel jour
ni combien de jours se fit voir cet astre. C’est apparemment la comète à
laquelle des historiens crédules font l’honneur d’avoir annoncé la mort de
Constantin.
Si la conjecture de quelques modernes est véritable;
Népotien, qui fut consul avec Facundus en
336, avait pour mère Entropie, sœur de Constantin, et pour père Népotien, qui
avait été consul sous Dioclétien en 301. L’empereur, après avoir honoré du
consulat deux de ses frères, aura voulu faire le même honneur au fils de sa
sœur; et ce sera ce même Népotien qui prit la pourpre quinze ans après , quand
il eut appris la mort de Constant.
Constantin, fils aîné de l’empereur, était marié
depuis quelque temps. On ignore le nom de sa femme. Cette année Constance
épousa sa cousine germaine, fille de Jule Constance et de Galla. Julien se
récrie contre ces mariages, qu’il prétend criminels. Il en prend avantage pour
satisfaire sa mauvaise humeur contre Constantin et ses enfants. Mais il n’y
avait encore aucune loi qui défendit ces alliances entre cousins germains.
L’empereur célébra les noces, avec grand appareil; il voulut mener lui-même
l’époux. Il sacrifia pourtant une partie de la joie et de l’agrément de la fête
au soin d’y maintenir une honnêteté sévère; le festin et les divertissements
furent donnés dans deux salles séparées, l’une pour les hommes, l’autre pour
les femmes. Il fit à cette occasion des grâces et des largesses considérables
aux villes et aux provinces.
Ce fut dans ce même temps qu’il reçut des Indiens
orientaux une ambassade qui ressemblait à un hommage que des vassaux rendent à
leur souverain, comme si sa puissance se fût étendue aussi loin que son nom.
Ces princes lui envoyaient des pierres précieuses, des animaux rares; ils lui
faisaient dire par leurs ambassadeurs qu’ils honoraient ses portraits, qu’ils
lui érigeaient des statues, et qu’ils le reconnaissaient pour leur roi et leur
empereur.
Tandis que la joie de ces fêtes se répandait dans tout
l’empire, le bannissement d’Athanase tenait l’Eglise dans les larmes, et la
mort terrible d’Arius en faisait verser à ses sectateurs. Nous avons laissé cet
hérésiarque en exil, aussi-bien qu’Eusèbe de Nicomédie, et leurs
adhérons déclarés. Ils faut reprendre le fil de leurs intrigues, et montrer par
quels artifices ils vinrent à bout de surprendre l’empereur, jusqu’à l’armer
contre ceux-mêmes qu’il avait toujours
respectés comme les défenseurs de la foi orthodoxe. Constantie,
veuve de Licinius et sœur de l’empereur, avait auprès d’elle un prêtre arien
déguisé, qui, ayant commencé par faire sa cour aux eunuques, s’était ensuite,
par leur moyen, rendu maître de l’esprit de la princesse. Ce n’était pas un de
ces directeurs vains et impérieux dont la tyrannie les expose à de fâcheux
retours. Celui-ci, doux, flatteur, rampant, plus jaloux du solide que de
l’éclat, gouverna d’abord Constantie, et ensuite
l’empereur même, avec si peu de bruit, que l’histoire ignore son nom, et ne le
fait connaitre que par ses œuvres. Quelques modernes, sans beaucoup de
fondement, le confondent avec Acace surnommé le borgne, qui fut
évêque de Césarée après Eusèbe. Dans les funestes tragédies qui suivirent, ce
fut cet inconnu qui, toujours caché derrière la scène, donnait par des ressorts
imperceptibles le mouvement à toute la cour. Il ne lui fut pas difficile de
persuader à la princesse qu’Arius était l’innocente victime de l’envie. Constantie tomba malade, et son frère , attendri par
sou état, plus encore par ses malheurs dont il était lui-même la cause, lui
rendit des visites assidues. Comme elle était sur le point de mourir:
« Prince ( lui dit-elle en lui montrant ce prêtre), je
vous recommande ce saint personnage; je me suis bien trouvée de ses sages
conseils; donnez-lui votre confiance : c’est la dernière grâce que je puis
obtenir de vous, et c’est pour votre salut que je la demande. Je meurs, et
toutes les affaires de ce monde vont me devenir étrangères; mais je crains pour
vous la colère de Dieu; on vous séduit : n’êtes-vous pas coupable de vous
prêter à la séduction et de tenir en exil des hommes justes et vertueux?»
Ces paroles pénétrèrent le cœur de Constantin affaibli
par la douleur : l’imposteur s’y établit aussitôt et s’y maintint jusqu’au
dernier soupir du prince. Le premier effet de cette confiance fut le rappel
d’Arius. L’empereur se laissa insinuer que sa doctrine était celle du concile
même; qu’on ne le traitait en criminel que parce qu’on ne voulait pas
l’entendre; que, si on lui permettait de se présenter au prince, il le
satisferait pleinement par sa soumission aux décrets de Nicée. Qu’il
vienne donc, dit l’empereur; et s’il fait ce que vous promettez, je le renverrai
avec honneur à Alexandrie. On mande aussitôt Arius; mais ce rusé politique,
guidé sans doute par son protecteur secret, affecta de douter de la réalité des
ordres du prince, et resta dans son exil. Constantin, ardent dans ses désirs,
lui écrit lui-même avec bonté, lui fait des reproches de son peu
d’empressement, lui ordonne de se servir des voitures publiques, et lui promet
l’accueil le plus favorable. C’était à ce degré de chaleur qu’Arius voulait
amener le prince : il part sur-le-champ, se présente à l’empereur, et lui en
impose par une profession de foi équivoque.
Le retour d’Arius entraînait celui de ses partisans :
aussi Eusèbe et Théognis ne s’oublièrent pas. Mais, pour varier la scène, ils
prirent un autre tour. Ils s’adressèrent aux principaux évêques catholiques.
Ils s’excusaient de n’avoir pas souscrit à l’anathème, sur la connaissance
particulière qu’ils avoient de la pureté des sentiments d’Arius; ils
protestaient de la parfaite conformité de leur doctrine avec la décision de
Nicée : Ce n’est pas, disaient-ils, que nous
supportions notre exil avec impatience; ce n’est que le soupçon d’hérésie qui
nous afflige; c’est l’honneur de l’épiscopat qui nous fait élever la voix; et
puisqu’on a rappelé celui qu’on regarde comme l’auteur de la discorde,
puisqu’on a bien voulu entendre ses défenses, jugez s’il serait raisonnable que
par notre silence nous parussions nous reconnaître coupables. Ils
priaient les évêques de les recommander à l’empereur, et de lui présenter leur
requête. La circonstance était favorable, et la demande paraissait juste. Ils
revinrent la troisième année de leur exil, et rentrèrent triomphants en
possession de leurs églises, d’où ils chassèrent les deux évêques qu’on leur
avait substitués. Eusèbe fut plus adroit dans la suite à masquer son hérésie:
toujours acharné sur les catholiques, il sut couvrir la persécution sous des
prétextes spécieux, et ne se déclara ouvertement arien qu’après la mort de
Constantin. Bientôt, pour le malheur de l’Eglise, il regagna les bonnes grâces du
prince; et l’on ne peut s’empêcher d’être surpris que les couleurs affreuses
sous lesquelles l’empereur avait dépeint ce prélat, trois ans auparavant, dans
sa lettre aux habitants de Nicomédie, se fussent sitôt effacées de son esprit.
La lettre prouve que les impressions étaient bien vives dans Constantin, et le
prompt retour de sa faveur qu’elles n’étaient pas bien profondes. Eusèbe
s’était emparé du cœur de Constance, le fils bien-aimé de l’empereur; il n’en
fallait pas davantage pour disposer de toute la cour. Le reste de l’histoire de
Constantin n’est qu’un tissu de fourberies de la part des ariens, de faiblesses
et d’illusions de la part du prince. Arius, malgré son habileté à se déguiser,
ne trouva pas la même facilité dans Athanase. En vain s’efforça-t-il de rentrer
dans la communion de son évêque; celui-ci refusa constamment de le recevoir,
quelque instance que lui en fît Eusèbe, qui lui écrivit même à ce sujet les
lettres les plus menaçantes.
Pour intimider Athanase, et le priver en même temps du
plus ferme appui qu’il eût dans l’Eglise, Eusèbe fit tomber les premiers éclats
de l’orage sur Eustathe, évêque d’Antioche. Il s’était élevé
une dispute fort vive entre cet illustre prélat et Eusèbe de Césarée. Eustathe
accusait Eusèbe d’altérer la foi de Nicée; Eusèbe de son côté attribuait à
Eustathe l’erreur de Sabellius. Eusèbe de Nicomédie voulut terminer cette
querelle à l’avantage de son ami par un coup de foudre. Il dressa son plan, et
pour en cacher l’exécution à l’empereur, il feignit d’avoir un grand désir
d’aller en dévotion à Jérusalem, et d’y visiter l’église célèbre que le prince
y faisait bâtir. Il sort de Constantinople en grand appareil, accompagné de
Théognis, son confident inséparable. L’empereur leur fournissait les voitures
publiques, et tout ce qui pourvoit honorer leur voyage. Les deux prélats
passent par Antioche; Eustathe les reçoit avec une cordialité vraiment
fraternelle: de leur côté ils n’épargnent pas les démonstrations de la plus
sincère amitié. Arrivés à Jérusalem, ils s’ouvrent de leur dessein à Eusèbe de
Césarée et à plusieurs autres évêques ariens, et forment leur complot. Tous ces
prélats les accompagnent comme par honneur dans leur retour à Antioche. Dès
qu’ils sont dans la ville, ils s’assemblent avec Eustathe et quelques évêques
catholiques qui n’étaient pas dans le secret, et donnent à leur assemblée le
nom de concile. A peine avait-on pris séance, qu’ils font entrer une
courtisanne, qui, portant un enfanta la mamelle, s’écrie qu’Eustathe est le
père de cet enfant. Le saint prélat, rassuré par sa conscience et par sa
fermeté naturelle, ordonne à cette femme de produire des témoins; elle répond
avec impudence qu’on n’en appela jamais pour commettre un pareil crime. Les
ariens lui défèrent le serment: elle jure à haute voix qu’elle a eu cet enfant
d’Eustathe : et sur-le-champ ces juges équitables, sans autre information ni
autre preuve prononcent la sentence de déposition contre Eustathe. Les évêques
catholiques, étonnés d’une procédure aussi irrégulière, réclament en vain contre
ce jugement. Eusèbe et Théognis volent à Constantinople pour prévenir
l’empereur, et laissent leurs complices assemblés à Antioche.
Une imposture si grossière, et la déposition du saint
prélat soulevèrent tous ceux qui n’étaient pas vendus à la faction arienne. Le
conseil de la ville, les habitants, les soldats de la garnison se divisent en
deux partis; ce n’est plus que confusion, injures, menaces. On était près de
s’égorger, et Antioche allait nager dans le sang, quand une lettre de
l’empereur et l’arrivée du comte Stratège, qui se joignit à Acace, comte
d’Orient, apaisèrent les esprits. Constantin manda Eustathe. Les ennemis du
prélat ne comptaient pas qu’une accusation si mal appuyée fût écoutée de
l’empereur; ils changèrent de batterie, et accusèrent Eustathe d’avoir
autrefois outragé l’impératrice Hélène; c’était toucher le prince par l’endroit
le plus sensible; d’ailleurs Constantin rendait l’évêque responsable de la
sédition. Eustathe, avant que de quitter son peuple, l’exhorta à demeurer ferme
dans la foi de la consubstantialité : on reconnut dans la suite combien ses
dernières paroles avoient jeu de force. Il ne lui était pas difficile de se
justifier devant l’empereur; mais ce prince, aveuglé par la calomnie, le
relégua en Thrace, où il mourut. Cette malheureuse prostituée qui avait servi
d’organe à des prélats plus méchants qu’elle, se voyant peu de temps après à
l’article de la mort, déclara en présence d’un grand nombre d’ecclésiastiques
l’innocence d’Eustathe et la fourberie d’Eusèbe. Elle prétendait pourtant être
moins coupable, parce qu’en effet elle avait eu cet enfant d’un artisan nommé
Eustathe; et c’était sans doute cette criminelle équivoque, qui, jointe à
l’argent d’Eusèbe, avait facilité la séduction. Asclépas de
Gaza, attaché au saint évêque et à la foi catholique, fut en même temps chassé
de son église. D’un autre côté Basiline, seconde
femme de Jule Constance, fit exiler Eutrope, évêque d’Andrinople, censeur
intrépide de la doctrine et de la conduite d’Eusèbe, qui était parent de cette
princesse.
Paulin de Tyr et Eulalius,
ayant successivement, rempli la place d’Eustathe, et étant morts en moins d’un
an, il s’éleva de nouvelles contestations. Le parti arien, à la tête duquel
étaient la plupart des évêques du prétendu concile, demandait Eusèbe de
Césarée. Les catholiques s’opposaient à son élection. Les premiers en écrivirent
à l’empereur, et en même temps Eusèbe, soit pour se faire presser, soit qu’il
pressentît que cette nouvelle division déplairait à Constantin, lui manda qu’il
s’en tenait à la rigueur des canons, et qu’il le priait de permettre qu’il
restât attaché à sa première épouse. Ce refus d’Eusèbe fut accepté plus
aisément peut-être qu’il ne l’aurait désiré. Le prince écrivit aux évêques et
aux habitants d’Antioche pour les détourner de choisir Eusèbe: il leur proposa
lui-même deux ecclésiastiques très dignes, disait-il, de l’épiscopat, sans
cependant exclure tout autre qu’on voudrait élire; et ce qui fait voir que
Constantin était alors entièrement obsédé par les ariens, c’est que ces deux
prêtres, Euphrone de Césarée en Cappadoce,
et George d’Aréthuse, étaient deux ariens décidés. Le premier fut élu; et
l’empereur dédommagea la vanité d’Eusèbe par les louanges qu’il lui prodigua
sur le généreux sacrifice qu’il avait fait à la discipline ecclésiastique.
Celui-ci n’a pas manqué de rapporter en entier, dans la vie de Constantin, les
lettres de l’empereur qui contiennent son éloge; et de toute l’histoire de la
déposition d’Eustathe, c’est presque la seule partie qu’il ait jugé à propos de
conserver. Le siège d’Antioche étant occupé par les ariens jusqu’en 361, les
catholiques abandonnèrent les églises et tinrent à part leurs assemblées: on
les nomma eustathiens.
Eusèbe de Nicomédie, jugeant d’Athanase par lui-même,
se flattait que ces marques effrayantes de son crédit et de sa puissance
feraient enfin trembler l’évêque d’Alexandrie. Il le presse encore de recevoir
Arius, et le trouve encore inflexible. Maître de la main comme de l’esprit de
l’empereur, il l’engage à écrire plusieurs lettres à Athanase. Il en prévoyait
le succès. Sur le refus du saint évêque, il prend occasion d’aigrir le prince :
secondé par Jean Arcaph, chef des méléciens, et
par une foule d’évêques et d’ecclésiastiques qui, cachant leur concert,
n’étaient que les échos d’Eusèbe, il dépeint Athanase comme un séditieux, un
perturbateur de l’église, un tyran, qui, à la tête d’une faction de prélats
dévoués à ses caprices, régnait à Alexandrie, et se faisait obéir le fer et le
feu à la main. L’accusé se justifiait en rejetant toutes les injustices et les
violences sur ses adversaires; et ses preuves étaient si bien appuyées, que
l’empereur ne savait à quoi s’en tenir. Enfin Constantin, lassé de ces
incertitudes, mande pour dernière décision à Athanase qu’il veut terminer
toutes ces querelles; que l’unique moyen, est de ne fermer à personne l’entrée
de l’Eglise; qu’aussitôt qu’Athanase connaitra sa volonté par cette lettre, il
se garde bien de rebuter aucun de ceux qui se présenteront; que, s’il
contrevient à ses ordres, il sera chassé de son siège. L’évêque, peu effrayé de
la menace d’une déposition injuste, représente avec une fermeté respectueuse
quelle plaie ferait à l’Eglise une aveugle indulgence pour des gens
anathématisés par un concile œcuménique dont ils éludent encore les décrets.
L’empereur parut se rendre à la force de ses raisons.
L’équité du prince aigrissait le dépit d’Eusèbe. Il
connaissait enfin Athanase; n’espérant plus le vaincre, il résolut de le
perdre. Les chefs du parti arien, concertés avec les méléciens, qu’ils avoient
gagnés par argent, font d’abord courir le bruit que son ordination est nulle,
ayant été faite par fraude et par violence. Comme la fable imaginée sur ce
point était démentie par l’évidence, et qu’il s’agissait de frapper l’esprit du
prince, ils crurent ensuite plus à propos de lui supposer des crimes d’état.
Ils l’accusèrent d’avoir, de sa pleine autorité, imposé un tribut aux
Egyptiens, et d’exiger des tuniques de lin pour l’église d’Alexandrie. Les
prêtres Apis et Macaire, qui se trouvaient alors à Nicomédie, ne furent pas
embarrassés à justifier leur évêque: ils montrèrent à l’empereur que c’était
une contribution libre, autorisée par l’usage pour le service de l’église. Les
accusateurs, sans se rebuter, chargèrent le saint évêque de deux forfaits
énormes. Le premier était un crime de lèse-majesté: il avait,
disaient-ils, fomenté la révolte de Philumène en
lui fournissant de grandes sommes d’argent; ce rebelle, inconnu d’ailleurs,
est peut-être le même que Calocère. L’autre
crime attaquait Dieu même: voici le fait dont ils abusaient. Dans une contrée
de l’Egypte nommée Maréote, voisine
d’Alexandrie, était un certain Ischyras, autrefois ordonné prêtre par Colluthe. Au concile d’Alexandrie, tenu en présence
d’Osius, les ordinations de cet hérésiarque avoient été déclarées nulles. Mais,
malgré la décision du concile, à laquelle Colluthe lui-même
s’était soumis, Ischyras s’obstinait à exercer les fonctions sacerdotales.
Athanase, faisant la visite de la Maréote, lui
envoya Macaire, un de ses prêtres, pour le sommer de venir comparaitre devant
l’évêque. Il était au lit, malade: on se contenta de lui signifier
l’interdiction, et l’affaire n’eut pas alors d’autre suite. Mais dans le temps
qu’Eusèbe mendiait de toute part des accusations contre Athanase, Ischyras vint
lui offrir ses services; ils furent acceptés: on lui promit un évêché: il
déposa que Macaire, par ordre de l’évêque, s’était jeté sur lui tandis qu’il
célébrait les saints mystères; qu’il avait renversé l’autel et la table sacrée,
brisé le calice, brûlé les livres saints. Sur des crimes si graves Athanase fut
mandé à la cour. L’empereur l’écouta, reconnut son
innocence, renvoya à son église, écrivit aux Alexandrins que les
calomniateurs de leur évêque avoient été confondus, et que cet homme de Dieu (
c’est le terme dont il se servit ) avait reçu à sa cour le traitement le plus
honorable. Ischyras, méprisé de l’empereur, et d’Eusèbe qu’il avait servi sans
succès, vint se jeter aux pieds de son évêque, lui demandant pardon avec
larmes. Il déclara en présence de plusieurs témoins, par un
acte signé de sa main, que son accusation était fausse , et qu’il y avait été
forcé par trois évêques méléciens qu’il nomma. Athanase lui pardonna, mais sans
l’admettre à la communion de li qu’il n’eût accompli la pénitence prescrite par
les canons.
Les adversaires, tant de fois confondus, ne perdirent
pas courage, persuadés que dans la multitude des coups il n’en faut qu’un pour
faire une blessure mortelle. Arsène, évêque d’Hypsèle en
Thébaïde, était du parti de Mélèce. Il disparut
tout à coup; et les méléciens montrant de ville en ville la main droite d’un
homme, publièrent que c’était celle d’Arsène qu’Athanase avait fait massacrer;
qu’il lui avait coupé la main droite pour s’en servir à des opérations magiques:
ils se plaignaient avec larmes qu’il eût caché le reste de son corps: ils
ressemblaient à ces anciens fanatiques de l’Egypte qui cherchaient les membres
épars d’Osiris. Jean Arcaph jouait dans
cette pièce le principal rôle. La chose fit grand bruit à la cour. Le prince
commit, pour en informer, le censeur Delmace, qui se trouvait alors à Antioche;
il envoya Eusèbe et Théognis pour assister au jugement. Athanase, mandé par
Delmace, sentit bien que le défaut de preuve de la part de ses adversaires ne
suffirait pas pour le justifier, et qu’il fallait les confondre en leur
prouvant qu’Arsène était vivant. Il le fait chercher par toute l’Egypte. On
découvre sa retraite; c’était un monastère près d’Antéople en
Thébaïde; mais quand on y arriva, il en était déjà sorti pour se sauver
ailleurs. On se saisit du supérieur du monastère, et d’un moine qui avait
procuré l’évasion: on les amène à Alexandrie devant le commandant des troupes
d’Egypte; ils avouent qu’Arsène est vivant, et qu’il a été retiré chez eux. Le
supérieur avertit aussitôt Jean Arcaph que
l’intrigue est découverte, et que toute l’Egypte sait qu’Arsène est en vie. La
lettre tombe entre les mains Athanase. On trouve le fugitif caché à Tyr; il nie
d’abord qu’il soit Arsène, mais il est convaincu par Paul, évêque de la ville,
dont il était parfaitement connu. Athanase envoie à Constantin, par le diacre
Macaire, toutes les preuves de l’imposture. L’empereur révoque aussitôt la
commission donnée à Delmace; il rassure l’évêque d’Alexandrie, et l’exhorte à
n’avoir plus désormais d’autre soin que les fonctions du saint ministère, et à
ne plus craindre les manœuvres des méléciens; il ordonne que cette lettre soit
lue dans l’assemblée du peuple, afin que personne n’ignore ses sentiments et
sa volonté. Les menaces du prince firent taire quelque temps la calomnie, et le
calme semblait rétabli. Arsène lui-même écrivit, de concert avec son clergé,
une lettre à son métropolitain, pour lui demander d’être admis à sa communion.
Jean suivit cet exemple, et s’en fit honneur auprès de l’empereur. Le prince
était ravi de joie, dans l’espérance que les méléciens aloient à la suite de
leur chef se réunir au corps de l’Eglise.
Mais cette paix ne fut pas de longue durée.
L’opiniâtreté des ariens l’emporta enfin sur les bonnes intentions de
l’empereur. C’étaient des évêques dont l’extérieur n’avait rien que de
respectable, qui criaient sans cesse et qui faisaient répéter à toute la cour
qu’Athanase était coupable des crimes les plus énormes; qu’il
s’en procurait l’impunité a force d’argent; que c’était ainsi qu’il
avait fait changer de langage à Jean le Mélécien; que le nouvel Arsène était un
personnage de théâtre; qu’il était étrange que sous un prince vertueux
l’iniquité restât assise sur un des plus grands sièges du monde. Jean, regagné
par les ariens, consentait lui-même à se déshonorer; il avouait à l’empereur
qu’il s’était laissé corrompre. Constantin, d’un caractère franc et généreux,
était fort éloigné de soupçonner une si noire perfidie. Tant de secousses lui
firent enfin lâcher prise; il abandonna Athanase à ses ennemis; c’était
l’abandonner que de le laisser à la discrétion d’un concile dont Eusèbe devait
être le maître. Le choix de la ville de Césarée en Palestine, dont Vautre
Eusèbe était évêque, annonçait déjà le succès : aussi le saint prélat
refusa-t-il de s’y rendre. Les ariens en prirent avantage; et pendant deux ans
et demi que dura le refus d’Athanase, c’était, à les entendre, un coupable qui
fuyait son jugement. Enfin l’empereur, comme pour condescendre aux répugnances
et aux craintes de l’accusé, change le lieu de l’assemblée, et l’indique à Tyr.
Il voulait qu’après avoir pacifié dans cette ville toutes les querelles, les
pères du concile, réunis dans le même esprit, se transportassent à Jérusalem
pour y faire ensemble la dédicace de l’église du Saint-Sépulcre. Il manda aux
évêques, dont plusieurs étaient depuis longtemps à Césarée, de se rendre à Tyr,
afin de remédier en diligence aux maux de l’Eglise. Sa lettre, sans nommer
Athanase, marque assez qu’il était étrangement prévenu contre ce saint
personnage, et entièrement livré à ses ennemis. Il assure ceux-ci qu’il a
exécuté tout ce qu’ils lui ont demandé; qu’il a convoqué les évêques qu’ils
désirent d’avoir pour coopérateurs; qu’il a envoyé le comte Denis afin de
maintenir le bon ordre dans le concile; il proteste que, si quelqu’un de ceux
qu’il a mandés se dispense d’obéir sous quelque prétexte que ce soit, il le
fera sur-le-champ chasser de son église. Cette lettre, qui convoquait le
concile, en détruisit en même temps l’autorité; elle suffit seule pour en
prouver l’irrégularité; le choix des évêques dévoués aux ariens, la présence du
comte Denis environné d’appariteurs et de soldats, étaient autant d’abus que
sut bien relever dans la suite le concile d’Alexandrie. Il s’y trouva pourtant
un petit nombre d’évêques catholiques, entre autres Maxime de Jérusalem, qui a
voit succédé à Macaire, Marcel d’Ancyre, et Alexandre de Thessalonique.
L’assemblée était déjà composée de soixante prélats, avant l’arrivée des
quarante-neuf évêques d’Egypte qu’Athanase y amena. Il n’y vint qu’à regret,
sur les ordres réitérés de l’empereur, pour éviter le scandale que causerait
dans l’Eglise l’injuste colère du prince qui le menaçait de l’y faire conduire
par force. Le prêtre Macaire y fut amené chargé de chaînes. Archélaos, comte
d’Orient et gouverneur de Palestine, se joignit au comte Denis.
On ne donna point de siège à Athanase; il fut obligé
de se tenir debout en qualité d’accusé. D’abord, de concert avec les évêques
d’Egypte, il récusa les juges comme ses ennemis. On n’eut aucun égard à sa
récusation: comptant sur son innocence, il se détermina à répondre. Il lui
fallut combattre les mêmes monstres qu’il avait déjà tant de fois terrassés. On
fit revivre toutes les vieilles calomnies dont l’empereur avait reconnu la
fausseté. Plusieurs évêques d’Egypte, vendus aux méléciens, se plaignirent
d’avoir été outragés et maltraités par ses ordres. Ischyras, malgré le désaveu
signé de sa main, reparut entre les accusateurs; et ce misérable fut encore une
fois confondu par Athanase et par Macaire. Il n’y eut que les partisans
d’Eusèbe qui trouvèrent plausibles les mensonges qu’ils avaient dictés; ils
proposèrent au comte Denis d’envoyer dans la Maréote pour
informer sur les lieux. La réclamation d’Athanase et de tous les orthodoxes ne
put empêcher qu’on ne nommât pour commissaires six de ses plus mortels ennemis,
qui partirent avec une escorte de soldats.
Deux accusations occupèrent ensuite le concile.
On fi entrer une courtisanne effrontée, qui se mit à crier qu’elle
avait fait vœu de virginité, mais qu’ayant eu le malheur de recevoir chez elle Athanase,
il lui avait ravi l’honneur. Les juges ayant sommé Athanase de répondre, il se
tint en silence; et l’un de ses prêtres, nommé Timothée, debout à côté de lui,
se tournant vers cette femme :
Est-ce moi, lui dit-il, que
vous accusez de vous avoir déshonorée?
C’est vous-même, s’écria-t-elle
en lui portant le poing au visage, et lui présentant un anneau qu’elle
prétendait avoir reçu de lui; elle demandait justice en montrant du doigt
Timothée, qu’elle appelait Athanase, l’insultant, le tirant à elle avec un
torrent de paroles familières à ces femmes sans pudeur. Une scène si indécente
couvrit les accusateurs de confusion, faisait rougir les juges, et rire les
comtes et les soldats. On fit retirer la courtisanne malgré Athanase, qui
demandent qu’elle fût interrogée, pour découvrir les auteurs de cette horrible
calomnie. On lui répondit qu’on avait contre lui bien d’autres chefs plus
graves, dont il ne se tirerait pas par des subtilités, et dont les yeux mêmes
allaient juger. En même temps on tire d’une boîte une main desséchée: à cette
vue tous se récrièrent, les uns d’horreur, croyant voir la main d’Arsène, les
autres par déguisement pour appuyer le mensonge, et les catholiques par
indignation, persuadés de l’imposture. Athanase, après un moment de silence,
demanda aux juges si quelqu’un d’eux connaissait Arsène; plusieurs ayant
répondu qu’ils le connaissaient parfaitement, il envoya chercher un homme qui
attendait à la porte de la salle, et qui entra enveloppé d’un manteau. Alors
Athanase lui faisant lever la tête: Est-ce là, dit-il, cet Arsène
que j'ai tué, qu'on a cherché si longtemps, et à qui après sa mort j'ai coupé
la main droite? C’était en effet Arsène lui-même. Les amis d’Ahanasse
l’ayant amené à Tyr, l’avoient engagé à s’y tenir caché jusqu’à ce moment; et,
après s’être prêté injustement aux calomniateurs, il se prêtait avec justice à
confondre la calomnie. Ceux qui avoient dit qu’ils le connaissaient n’osèrent
le méconnaître: après leur aveu, Athanase, retirant le manteau de côté, fit
apercevoir une de ses mains; ceux que les ariens avoient abusés ne
s’attendaient pas à voir l’autre, quand Athanase la leur découvrant: Voilà,
dit-il, Arsène avec ses deux mains; le Créateur ne nous en
a pas donné davantage; c'est à nos adversaires à nous montrer où l’on a pris la
troisième. Les accusateurs devenus furieux à force de confusion, et
comme enivrés de leur propre honte, remplissent toute l’assemblée de tumulte;
ils crient qu’Athanase est un magicien, un enchanteur qui charme les yeux ils
veulent le mettre en pièces. Jean Arcaph,
profitant du désordre, se dérobe et s’enfuit. Lecomte Archélaos arrache
Athanase des mains de ces frénétiques, et le fait embarquer secrètement la nuit
suivante. Le saint évêque se sauva à Constantinople, et éprouva tout le reste
de sa vie que les méchants ne pardonnent jamais le mal qu’ils ont voulu faire,
et qu’à leurs yeux c’est un crime irrémissible pour l’innocence de n’avoir pas
succombé. Ceux-ci se consolèrent de leur défaite en feignant de triompher; et,
suivant l’ancienne maxime des calomniateurs, ils ne se lassèrent pas de
renouveler des accusations mille fois convaincues de fausseté. Leurs historiens
mêmes se sont efforcés de donner le change à la postérité. Mais ils ne peuvent
persuader que des esprits complices de leur haine contre l’église catholique.
Les commissaires envoyés dans la Maréote y firent l’information au gré de la calomnie.
Toutes les règles furent violés, et la cabale, soutenue par le préfet Philagre,
apostat et très corrompu dans ses mœurs, y étouffa la vérité. Les
catholiques protestèrent contre cette procédure monstrueuse. Alexandrie fut le
théâtre de l’insolence d’une soldatesque effrénée qui donnait main forte aux
prélats, et qui les divertissait par les insultes qu’elle faisait aux fidèles
attachés à leur pasteur. Ces commissaires, à leur retour, ne trouvèrent plus à
Tyr Athanase: il fut condamné sur leur information et sur tous les crimes dont
il s’était justifié. La sentence de déposition fut prononcée; on lui défendit
de rentrer dans Alexandrie. Jean le Mélécien et tous ceux de sa faction furent
admis à la communion et rétablis dans leur dignité. Pour tenir parole à
Ischyras, on le fit évêque d’un village où il fallut lui bâtir une église; et,
afin que tout fût étrange dans l’histoire de ce concile, on ne tarda pas à
regagner Arsène; il signa la condamnation de celui dont il prouvait lui-même
l’innocence; les actes du concile furent envoyés à l’empereur. On avertit les
évêques, par une lettre synodale, de ne plus communiquer avec Athanase convaincu
de tant de forfaits, et qui, après une orgueilleuse résistance, ne s’était
trouvé au concile que pour le troubler, pour y insulter les prélats, pour
récuser d’abord et fuir ensuite le jugement. Les évêques catholiques refusèrent
de souscrire, et se retirèrent avant la conclusion de l’assemblée.
Ce mystère d’iniquité était à peine consommé, que les
évêques reçurent ordre de se transporter à Jérusalem pour y faire la cérémonie
de la dédicace. Les lettres furent apportées par Marien, secrétaire de l’empereur,
illustre par ses emplois, par sa vertu, et par la fermeté avec laquelle il
avait confessé la foi sous les tyrans. Il était chargé de faire les honneurs de
la fête, de traiter les évêques avec magnificence, et de distribuer aux pauvres
de l’argent, des vivres et des habits. L’empereur envoyait de riches présents
pour l’ornement de la basilique. Outre les évêques assemblés à Tyr, il en vint
un grand nombre de toutes les parties de l’Orient. Il s’y trouva même un évêque
de Perse, qu’on croit être saint Milles, qui, après avoir beaucoup souffert
dans la persécution de Sapor, quitta la ville épiscopale, où il ne trouvait
que des cœurs endurcis et rebelles au joug de la foi, et vint à Jérusalem sans
autres richesses qu’une besace, où était le livre des Evangiles. Un nombre
infini de fidèles accourut de toutes parts. Tous furent défrayés pendant leur
séjour aux dépens de l’empereur. La ville retentissait de prières,
d’instructions chrétiennes, d’éloges et du prince et de la basilique. On rendit
cette fête annuelle; elle durait pendant huit jours, et c’était alors un
prodigieux concours de pèlerins des pays les plus éloignés. Après la dédicace
les autres évêques se retirèrent : il ne resta que les prélats du concile de
Tyr.
Cette solennité brillante fut suivie d’un événement
fâcheux pour l’Eglise. Arius et Euzoïus avoient
surpris des lettres de Constantin. Ce prince, trompé par une profession de foi
qui lui paraissait conforme à celle de Nicée, reconnut pourtant qu’il
n’appartenait qu’à l’Eglise de prononcer en cette matière. Il renvoya Arius aux
évêques assemblés à Jérusalem, et leur écrivit d’examiner avec attention la
formule qu’il présentait, et de le traiter favorablement, s’il se trouvait
qu’il eût été injustement condamné, ou qu’ayant mérité l’anathème, il fût
revenu à résipiscence. Constantin ne s’apercevoir pas que mettre en doute la
justice de la condamnation d’Arius, c’était porter atteinte au concile de
Nicée, qu’il respectait lui-même. Il n’en fallait pas tant pour engager des
ariens cachés à rétablir leur docteur et leur maître. Les prélats, réunis de
nouveau à Jérusalem en forme de concile, reçoivent à bras ouverts Arius
et Euzoïus; ils adressent une lettre synodale à
tous les évêques du monde; ils y font valoir l’approbation de l’empereur, et reconnaissent
pour très orthodoxe la profession de foi d’Arius. Ils invitent toutes les
églises à l’admettre à la communion, lui et tous ceux qui en avoient été
séparés avec lui. Ils écrivent en particulier à l’église d’Alexandrie, qu’il
est temps de faire taire l’envie et de rétablir la paix; que l’innocence
d’Arius est reconnue; que l’Eglise lui ouvre son sein, et qu’elle rejette
Athanase. Marcel d’Ancyre ne voulut prendre aucune part à la réception d’Arius.
Les évêques venaient d’envoyer les lettres par lesquelles
ils communiquaient avec complaisance leur décision à Constantin, lorsqu’ils en
reçurent de sa part qui n’étaient pas aussi flatteuses. Athanase, s’étant
échappé de Tyr, était venu à Constantinople; et, comme l’empereur traversait la
ville à cheval, le prélat, accompagné de quelques amis, se présenta
sur son passage d’une manière si subite et si imprévue, qu’il étonna
Constantin. Le prince ne l’aurait pas reconnu, sans quelques-uns de ses
courtisans qui lui dirent qui il était, et l’injuste traitement qu’il venait
d’essuyer. Constantin passait outre sans lui parler; et quoique Athanase demandât
d’être entendu, l’empereur était prêt à le faire retirer par force. Alors
l’évêque élevant la voix: Prince, lui dit-il, le Seigneur
jugera entre vous et moi, puisque vous vous déclarez pour ceux qui me
calomnient: je ne vous demande que de faire venir mes juges, afin que je puisse
vous faire ma plainte en leur présence. L’empereur, frappé d’une
requête si juste et si conforme à ses maximes, manda sur-le-champ aux évêques
de venir lui rendre compte de leur conduite; il ne leur dissimula pas qu’on les
accusait d’avoir procédé avec beaucoup d’emportement et de passion.
Cette lettre consterna la cabale. Les évêques mandés a
la cour se dispersèrent aussitôt et s’en retournèrent dans leurs diocèses. Il
n’en resta que six des plus hardis, à la tête desquels étaient
les deux Eusèbes. Ils se rendirent devant
l’empereur, et se gardèrent bien d’entrer en dispute avec Athanase. Selon leur
méthode ordinaire, au lieu de prouver les accusations dont il s’agissait, ils
en formèrent une nouvelle. Bien instruits de la prédilection de Constantin pour
sa nouvelle ville, ils chargèrent le saint évêque d’avoir menacé d’affamer
Constantinople en arrêtant le blé d’Alexandrie. Athanase eu beau représenter
qu’un pareil attentat ne pouvait tomber dans l’esprit d’un particulier sans
pouvoir et sans force, Eusèbe prétendit qu’Athanase était riche et chef d’une
faction puissante. La seule imputation irrita tellement l’empereur, qu’incapable
de rien écouter, il exila l’accusé à Trêves, se flattant d’ailleurs que
l’éloignement de ce prélat inflexible endroit la paix à l’Eglise. Le saint fut
reçu avec honneur par l’évêque Maximin, zélé pour la vérité; et le jeune
Constantin, qui faisait sa résidence en cette ville, prit soin d’adoucir son
exil par les traitements les plus généreux.
Les ariens, maîtres du champ de bataille, formèrent à
Constantinople une nouvelle assemblée. On y fit venir de bien loin les évêques
du parti. Ils se réunirent en grand nombre. Il fut proposé en premier lieu de
donner un successeur à Athanase. L’empereur n’y voulut point consentir. On
déposa Marcel d’Ancyre; et Basile fut nommé en sa place. Marcel n’avait jamais
usé de ménagement à l’égard des ariens : il s’était signalé contre eux au
concile de Nicée; il avait refusé de communiquer avec eux au concile de
Jérusalem; il n’avait pas même voulu prendre part à la cérémonie de la
dédicace; ce qu’on sut bien envenimer auprès de l’empereur, qui en fut fort
irrité. Mais son plus grand crime’ était la guerre qu’il avait déclarée à un
sophiste de Cappadoce nommé Astérius. Celui-ci
était l’émissaire des ariens, et couroi de ville en ville prêchant leur
doctrine. Marcel le confondit, et ce succès mit le comble à la haine que lui portaient
déjà les hérétiques. Ils l’accusèrent de sabellianisme. Il fut justifié au
concile de Sardique; mais ses écrits donnèrent
dans la suite occasion de soupçonner sa foi, et plusieurs saints docteurs l’ont
condamné comme ayant favorisé les erreurs de Photin. Quelques autres évêques
furent encore déposés contre toute justice dans le concile de Constantinople.
Mais le grand ouvrage d’Eusèbe, ce qu’il avait le plus à
cœur, c’était de forcer les catholiques à recevoir Arius. Après le concile de
Jérusalem, cet hérésiarque était retourné à Alexandrie. Il se flattait que
l’exil d’Athanase ferait tomber devant lui toutes les barrières. Il trouva les
esprits plus aigris que jamais. On le rebuta avec horreur. Déjà les troubles se
rallumaient, quand l’empereur le rappela à Constantinople. Sa présence augmenta
l’insolence de ses partisans et la fermeté des catholiques. Eusèbe pressait
l’évêque Alexandre de l’admettre à sa communion ; et sur son refus, il le
menaçait de déposition. L’évêque, mille fois plus attaché à la pureté de la foi
qu’à sa dignité, n’était point ébranlé de ces menaces. L’empereur, fatigué
d’une contestation si opiniâtre, voulut la terminer. Il fait venir devant lui
Arius, et lui demande s’il adhère aux décrets de Nicée.
Arius répond, sans balancer, qu’il y souscrit de cœur
et d’esprit, et présente une profession de foi où l’erreur était adroitement
couverte sous des termes de l’Ecriture. L’empereur, pour plus grande assurance,
l’oblige de jurer que ce sont là sans détour ses véritables sentiments. Il n’en
fait aucune difficulté. Quelques auteurs prétendent que, tenant le symbole de
Nicée entre ses mains et la formule de sa croyance hérétique cachée sous son
bras, il rapportait à celle-ci le serment qu’il paraissait prononcer sur
l’autre. Mais Arius était apparemment trop habile pour user en pure perte d’une
pareille ruse, et trop éclairé pour ignorer qu’une restriction mentale ne rabat
rien d’un parjure. Constantin satisfait de sa soumission: Allez,
lui dit-il, si votre foi s’accorde avec votre serment, vous êtes
irrépréhensible : si elle n’y est pas conforme, que Dieu soit votre juge. En
même temps il mande à Alexandre de ne pas différer d’admettre Arius à la
communion. Eusèbe, porteur de cet ordre, conduit Arius devant Alexandre, et
signifie à l’évêque la volonté du prince. L’évêque persiste dans son refus.
Alors Eusèbe haussant la voix : Nous avons malgré vous, lui dit-il,
fait rappeler Arius; nous saurons bien aussi, malgré vous, le faire entrer
demain dans votre église. Ceci se passait le samedi; et le lendemain
tous les fidèles étant réunis pour la célébration des saints mystères, le
scandale en devait être plus horrible. Alexandre, voyant les puissances de la
terre déclarées contre lui, a recours au ciel : il y a voit sept jours que, par
le conseil de Jacques de Nisibe, qui était alors à Constantinople, tous
les catholiques étaient dans les jeûnes et dans les prières; et Alexandre avait
passé plusieurs jours et plusieurs nuits enfermé seul dans l’église de la paix,
prosterné et priant sans cesse. Frappé de ces dernières paroles d’Eusèbe, le
saint vieillard accompagne de deux prêtres, dont l’un était Macaire
d’Alexandrie, va se jeter au pied de l’autel : là, courbé vers la terre qu’il
baignait de ses larmes : «Seigneur, dît-il d'une
voix entrecoupée de sanglots, s’il faut qu’Arius soit demain reçu dans notre
sainte assemblée, retirez du monde votre serviteur; ne perdez pas avec l’impie
celui qui vous est fidèle. Mais, si vous avez encore pitié de votre Eglise, et
je sais que vous en avez pitié, écoutez les paroles d’Eusèbe, et n’abandonnez
pas votre héritage à la ruine et à l’opprobre. Faites disparaitre Arius, de
peur que, s’il entre dans votre Eglise, il ne semble que l’hérésie y soit
entrée avec lui, et que le mensonge ne s’asseye dans la chaire de vérité.»
Tandis que cette prière d’Alexandre s’élevait au ciel
avec ses soupirs, les partisans d’Arius promenaient celui-ci comme en triomphe
dans la ville pour le montrer au peuple. Lorsqu’il passait avec un nombreux
cortège par la grande place auprès de la colonne de porphyre, il se sentit
pressé d’un besoin naturel, qui l'obligea de gagner un lieu public, tel qu’il y
en avait alors dans toutes les grandes villes. Le domestique qu’il avait laissé
au-dehors, voyant qu’il tardait beaucoup, craignit quelque accident; il entra
et le trouva mort, renversé par terre, nageant dans son sang, et ses entrailles
hors de son corps. L’horreur d’un tel spectacle fit d’abord trembler ses
sectateurs; mais, toujours endurcis, ils attribuèrent aux sortilèges d’Alexandre
un châtiment si bien caractérisé par toutes les circonstances. Ce lieu cessa
d’être fréquenté; on n’osait en approcher dans la suite, et on le montrait au
doigt comme un monument de la vengeance divine. Longtemps après, un arien riche
et puissant acheta ce terrain, et y fit bâtir une maison , afin d’effacer la
mémoire de la mort funeste d’Arius.
Le bruit s’en répandit bientôt dans tout l’empire. Les
ariens en rougissaient de honte. Le lendemain, jour de dimanche, Alexandre, à
la tête de son peuple, rendit à Dieu des actions de grâces solennelles, non pas
de ce qu’il avait fait périr Arius, dont il plaignait le malheureux sort, mais
de ce qu’il avait daigné étendre son bras et repousser l’hérésie, qui marchait
avec audace pour forcer l’entrée du sanctuaire. Constantin fut convaincu du
parjure d’Arius; et cet événement le confirma dans son aversion pour
l’arianisme, et dans son respect pour le concile de Nicée. Mais les ariens,
après la mort de leur chef, trouvant dans Eusèbe de Nicomédie autant de malice,
et encore plus de crédit, continuèrent de tendre des pièges à la bonne foi de
l’empereur; et il ne cessa pas d’être la dupe de leur déguisement. Les
habitants d’Alexandrie sollicitaient vivement le retour de leur évêque : on
faisait dans la ville des prières publiques pour obtenir de Dieu cette faveur:
saint Antoine écrivit plusieurs fois à Constantin pour lui ouvrir les yeux sur
l’innocence d’Athanase, et sur la fourberie des méléciens et des ariens. Le
prince fut inexorable. Il répondit aux Alexandrins par des reproches de leur
opiniâtreté et de leur humeur turbulente; il imposa silence au clergé et aux
vierges sacrées, et protesta qu’il ne rappellerait jamais Athanase; que c’était
un séditieux, condamné par un jugement ecclésiastique. Il manda à saint Antoine
qu’il ne pourvoit se résoudre à mépriser le jugement d’un concile; qu’à la
vérité la passion emportait quelquefois un petit nombre de juges; mais qu’on ne
lui persuaderait pas qu’elle eût entraîné le suffrage d’un si grand nombre de
prélats illustres et vertueux; qu’Athanase était un homme emporté, superbe,
querelleur, intraitable: c’était en effet l’idée que les ennemis d’Athanase
donnaient de lui à l’empereur, parce qu’ils connaissaient l’aversion de ce
prince pour les hommes de ce caractère. Il ne pardonna pas même cet esprit de
cabale à Jean le Mélécien, qui venait d’être si bien traité par le concile de
Tyr. Ayant appris qu’il était le chef du parti opposé à Athanase, il l’arracha,
pour ainsi dire, d’entre les bras des méléciens et des ariens et
l’envoya en exil, sans vouloir écouter aucune sollicitation en sa faveur.
Toutefois dans les derniers moments de sa vie il revint de son injuste préjugé.
Mais, avant que de raconter la mort de ce prince, il est à propos de donner une
idée des lois qu’il avait faites depuis le concile de Nicée.
Dès le commencement du schisme des donatistes,
Constantin les avait exclus des grâces qu’il répandit sur l’église d’Afrique.
Il tint la même conduite à l’égard de tous ceux que le schisme ou l’hérésie
séparait de la communion catholique: il déclara par une loi que, non seulement
ils n’auraient aucune part aux privilèges accordés à l’Eglise, mais que leurs
clercs seraient assujettis à toutes les charges municipales. Cependant il
montra dans le même temps quelques égards pour les novatiens. Comme on les
inquiétait sur la propriété de leurs temples et de leurs cimetières, il ordonna
qu’on leur laissât la libre possession de ces lieux, supposé qu’ils eussent été
légitimement acquis, et non pas usurpés sur les catholiques. Vers la fin de sa
vie il devint plus sévère; il publia contre les hérétiques un édit dans lequel,
à la suite d’une véhémente invective, il leur déclare qu’après les avoir
tolérés, comme il voit que sa patience ne sert qu’à donner à la contagion la
liberté de s’étendre, il est résolu de couper le mal dans sa racine: en
conséquence, il leur défend de s’assembler, soit dans les lieux publics, soit
dans les maisons des particuliers; il leur ôte leurs temples et leurs
oratoires, et les donne à l’église catholique. On fit la recherche de leurs
livres; et comme on en trouva plusieurs qui traitaient de magie et de
maléfices, on arrêta les possesseurs pour les punir selon les ordonnances. Cet
édit fit revenir un grand nombre d’hérétiques; les uns de bonne foi, les autres
par hypocrisie. Ceux qui demeurèrent obstinés, étant privés de la liberté de
s’assembler et de séduire par leurs instructions, laissèrent peu de
successeurs; et ces plantes malheureuses se séchèrent insensiblement, et se
perdirent enfin tout-à-fait faute de culture et de semence.
Les novatiens, quoiqu’ils fussent nommés dans l’édit,
furent encore traités avec indulgence; ils étaient moins éloignés que les
autres des sentiments catholiques, et l’empereur aimait Acèse leur évêque. On laissa aussi subsister
tranquillement ceux des cataphryges qui se
renfermaient dans la Phrygie et dans les contrées voisines : c’était une espèce
de montanistes. L’édit ne parle point des ariens : ils ne formaient pas encore
de secte séparée; et depuis leur rétractation simulée, l’empereur, loin de les
regarder comme exclus de l’Eglise, s’efforçait de les faire rentrer dans son
sein. Il s’était fait instruire de la doctrine et des pratiques des diverses
sectes par Stratège, dont il changea le nom en celui de Musonien. C’était un homme né à Antioche, qui fit fortune
auprès de Constantin par son savoir et par son éloquence dans les deux langues.
II était attaché à l’arianisme, et parvint sous Constance à des honneurs qui
mirent au grand jour ses bonnes et ses mauvaises qualités.
Eusèbe dit que Constantin se fit un devoir de
confirmer par son autorité les sentences prononcées dans les conciles, et qu’il
les faisait exécuter par les gouverneurs des provinces. Sozomène ajoute que,
par un effet de son respect pour la religion, il permit à ceux qui avoient des
procès de récuser les juges civils, et de supporter leurs causes au jugement
des évêques; qu’il voulut que les sentences des évêques fussent sans appel
comme celles de l’empereur, et que les magistrats leurs prêtassent le secours
du bras séculier. Nous avons à la suite du code Théodosien un titre sur la
juridiction épiscopale, dont la première loi, attribuée à Constantin et
adressée à Ablave, préfet du prétoire, donne aux
évêques une puissance suprême dans les jugements : elle ordonne que tout ce qui
aura été décidé, en quelque matière que ce soit, par le jugement des évêques,
soit regardé comme sacré, et sortisse irrévocablement son effet; même par
rapport aux mineurs; que les préfets du prétoire et les autres magistrats tiennent
la main à l’exécution; que, si le demandeur ou le défendeur , soit au
commencement de la procédure, soit après les délais expirés, soit à la dernière
audience, soit même quand le juge a commencé à prononcer, en appelle à
l’évêque, la cause y soit aussitôt portée, malgré l’opposition de la partie
adverse; qu’on ne puisse appeler d’un jugement épiscopal; que le témoignage
d’un seul évêque soit reçu sans difficulté dans tous les tribunaux, et qu’il
fasse taire toute contradiction. L’authenticité de cette loi fait une grande
question entre les critiques. Il ne m’appartient pas d’entrer dans cette
contestation. Le lecteur jugera peut-être que ceux qui soutiennent la vérité
de la loi font plus d’honneur aux évêques, et que ceux qui l’attaquent comme
fausse et supposée en font plus à Constantin. Cujas justifie ici la sagesse de
ce prince par le mérite éminent des évêques de ce temps-là, et par leur zèle
pour la justice. Constantin vit à la vérité dans l’Eglise ce qu’on y a vu dans
tous les siècles, d’éclatantes lumières et de sublimes vertus : mais je doute
que saint Eustathe, saint Athanase et Marcel d’Ancyre eussent été de l’avis de
Cujas; du moins auraient-ils excepté des conciliabules fort nombreux.
La religion et les mœurs se soutiennent mutuellement.
Aussi Constantin fut-il attentif à
conserver la pureté des mœurs, surtout par rapport aux mariages. Dans ses
ordonnances, il met toujours les adultères à côté des homicides et des
empoisonneurs. Selon la jurisprudence romaine, qui avait suivi en ce point
celle des Athéniens, les femmes qui tenaient cabaret étaient mises au rang des
femmes publiques; elles n’étaient point sujettes aux peines de l’adultère :
Constantin leur ôta cette impunité infamante; mais, par un reste d’abus, il
laissa ce honteux privilège à leurs servantes; et il en apporte une raison qui
n’est guère conforme à l’esprit du christianisme: C’est, dit-il, que
la sévérité des jugements n’est pas faite pour des personnes que leur bassesse
rend indignes de l'attention des lois. L’adultère était un crime public;
c’est-à-dire que toute personne était reçue à en intenter accusation : pour
empêcher que la paix des mariages ne fût mal à propos troublée, Constantin ôta
l’action d’adultère aux étrangers; il la réserva aux maris, aux frères, aux
cousins germains; et pour leur sauver le risque que couraient les accusateurs,
il leur permit de se désister de l’accusation intentée, sans encourir la peine
des calomniateurs. Il laissa aux maris la liberté que ses prédécesseurs leur
avait accordée d’accuser leurs femmes sur un simple soupçon, sans s’exposer à
la peine de la calomnie, pourvu que ce fût dans le terme de soixante jours
depuis le crime commis ou soupçonné. Les divorces étaient fréquents dans
l’ancienne république; Auguste en avait diminué la licence; mais la discipline
s’était bientôt relâchée sur ce point, et les causes les plus légères
suffisaient pour rompre le lien conjugal. Constantin le resserra : il retrancha
aux femmes la faculté de faire divorce, à moins qu’elles ne pussent convaincre
leurs maris d’homicide, d’empoisonnement, ou d’avoir détruit des sépultures,
espèce de sacrilège qui se mettait depuis quelque temps à la mode. Dans ces
cas, la femme pouvait reprendre sa dot; mais, si elle se séparait pour toute
autre cause, elle était obligée de laisser à son mari jusqu’à une aiguille, dit
la loi, et condamnée à un bannissement perpétuel. Le mari, de son côté, ne
pouvait répudier sa femme et se remarier à une autre qu’en cas d’adultère, de
poison, ou d’infâme commerce; autrement, il était forcé de lui rendre sa dot
entière, sans pouvoir contracter un autre mariage: s’il se remariait, la
première femme était en droit de s’emparer et de tous les biens du mari, et de
la dot même de la seconde épouse. On voit que cette loi, toute rigoureuse
qu’elle dût sembler alors, n’était pourtant pas encore conforme à celle de
l’Evangile sur l’indissolubilité du mariage. Par une autre loi Constantin
voulut arrêter les mariages contraires à la bienséance publique. Il déclara que
les pères revêtus de quelque dignité ou de quelque charge honorable ne
pourraient légitimer les enfants venus d’un mariage contracté avec une femme
abjecte et indigne de leur alliance: il met en ce rang les servantes, les
affranchies, les comédiennes, les cabaretières, les revendeuses, et les filles
de ces sortes de femmes, aussi-bien que les filles de ceux qui faisaient trafic
de débauche, ou qui combattaient dans l’amphithéâtre. Il ordonna que tous les
dons, tous les achats faits en faveur des enfants, soit au nom du père, soit
sous des noms empruntés, leur seraient retirés pour être rendus aux héritiers
légitimes; qu’il en serait de même des donations et des achats en faveur de ces
épouses : qu’en cas qu’on pût soupçonner quelque distraction d’effets ou
quelque fidéicommis, on mettrait à la question ces malheureuses enchanteresses;
qu’au défaut des parents, s’ils étaient deux mois sans se présenter, le fisc
s’emparerait des biens; et qu’après une recherche sévère, ceux qui seraient
convaincus d’avoir détourné quelque partie de l’héritage seraient condamnés à
restituer le quadruple. En un mot, il prit toutes les précautions que la
prudence lui suggéra pour arrêter le cours de ces libéralités, que la loi
appelle des largesses impudiques. Il défendit, sous peine de
la vie, de faire des eunuques dans toute l’étendue de l’empire, et ordonna que
l’esclave qui aurait éprouvé cette violence serait adjugé au fisc, aussi-bien
que la maison où elle aurait été commise, supposé que le maître de cette maison
en eût été instruit.
Attentif à toutes les parties de l’administration
civile, il ne perdit jamais de vue les intérêts des mineurs, exposés aux
fraudes d’un tuteur infidèle, ou d’une mère capable de les sacrifier à une
nouvelle passion. Il voulut que la négligence des tuteurs à payer les droits du
fisc ne fût préjudiciable qu’à eux-mêmes. En quittant Rome, il prit soin de
veiller aux approvisionnements de cette grande ville; il ne diminua rien des
distributions qu’y avoient établies ses prédécesseurs. Les concussions palliées
sous le prétexte d’achat de la part des officiers des provinces furent punies
de la perte et de la chose achetée et de l’argent donné pour cet
achat. Il réprima l’avidité de certains officiers qui entreprenaient sur les
fonctions des autres. Il régla l’ordre de leur promotion, et voulut connaitre,
par lui-même ceux dont la capacité et la probité méritaient les
premières places. Il arrêta les concussions des receveurs du fisc, et les
usurpations des fermiers du domaine. Mais une preuve plus torte que tous les
témoignages des historiens, et de la corruption des officiers de ce prince, et
de l’horreur qu’il avait de leurs rapines, c’est l’édit qu’il adressa de
Constantinople à toutes les provinces de l’empire: il mérite d’être rapporté en
entier. L’indignation dont il porte le caractère fait honneur à ce bon
prince; mais ce ton de colère est peut-être en même temps une marque
de la violence qu’il se faisait pour menacer, et de la répugnance qu’il sentait
à exécuter ses menaces.
Que nos officiers, dit-il, cessent
donc enfin, qu’ils cessent d’épuiser nos sujets ; si cet avis ne suffit pas,
le glaive fera le reste : qu’on ne profane plus par un infâme commerce le
sanctuaire de la justice : qu’on ne fasse plus acheter les audiences, les
approches, la vue même du président : que les oreilles du juge soient également
ouvertes pour les plus pauvres et pour les riches : que l’audiencier ne fasse
plus un trafic de ses fonctions, et que ses subalternes cessent de mettre à
contribution les plaideurs : qu’on réprime l’audace des ministres inférieurs
qui tirent indifféremment des grands et des petits, et qu’on arrête l’avidité
insatiable des commis qui délivrent les sentences : c’est le devoir du
supérieur de veiller à empêcher tous ces officiers de rien exiger des plaideurs.
S’ils persistent à se créer eux-mêmes des droits imaginaires, je leur ferai
trancher la tête : nous permettons à tous ceux qui auront éprouvé ces vexations
d’en instruire le magistrat; s’il tarde d’y mettre ordre nous vous invitons à
porter vos plaintes aux comtes des provinces, ou au préfet du
prétoire, s’il est plus proche, afin que, sur le rapport qu’ils nous feront de
ces brigandages, nous imposions aux coupables la punition qu’ils méritent.
Par un autre édit, ou peut-être par une autre partie
du même édit, ce prince, sans doute pour intimider les juges corrompus et
s’épargner la peine de les punir, permet aux habitants des provinces d’honorer
par leurs acclamations les magistrats intègres et vigilants quand ils
paraissent en public, et de se plaindre à haute voix de ceux qui sont
malfaisants et injustes ; il promet de se faire rendre compte de ces
divers suffrages publics par les gouverneurs et les préfets du prétoire, et
d’en examiner les motifs. Les privilèges attachés aux titres honorables furent supprimés
à l’égard de ceux qui avoient acquis ces titres par intrigues ou par argent,
sans avoir les qualités requises. Il assura aux particuliers la possession des
biens qu’ils achetaient du fisc, et déclara qu’ils en jouiraient paisiblement,
eux et leur postérité, sans crainte qu’on les retirât jamais de leurs mains. Un
trait qui prouve que les plus petits objets n’échappaient pas à Constantin,
quand l’humanité y était intéressée, c’est qu’il ordonna par une loi que, dans
les différentes répartitions qui se faisaient des terres du prince lors des
nouvelles adjudications, on eût soin de mettre ensemble, sous un même fermier,
les esclaves du domaine qui composaient une même famille: C’est,
dit-il, une cruauté de séparer les enfants de leurs pères, les
frères de leurs sœurs, et les maris de leurs femmes. Il fit aussi
plusieurs règlements sur les testaments; sur l’état des enfants, quand la
liberté de leur mère était contestée; sur l’ordre judiciaire, pour empêcher les
injustices et les chicanes, pour éclairer et abréger les procédures. Les
propriétaires des fonds par lesquels passaient les aqueducs furent chargés de
les nettoyer; ils étaient en récompense exempts des taxes extraordinaires; mais
la terre devait être confisquée, si l’aqueduc périssait par leur négligence. La
quantité d’édifices que Constantin élevait à Constantinople, et d’églises qu’on
bâtissait par son ordre dans toutes les provinces, demandait un grand nombre
d’architectes: il se plaint de n’en pas trouver assez, et ordonne à Félix,
préfet du prétoire d’Italie, d’encourager l’étude de cet art, en y engageant le
plus qu’il sera possible de jeunes Africains de dix-huit ans, qui aient quelque
teinture de belles-lettres. Afin de les y attirer plus aisément, il leur donne
exemption de Charges personnelles pour eux; pour leurs pères et pour leurs
mères; et il veut qu’on assure aux professeurs un honoraire convenable. Il est
remarquable qu’il choisit par préférence des Africains, comme les jugeant plus
propres à réussir dans les arts. Par une autre loi adressée au préfet du
prétoire des Gaules, il accorde la même exemption aux ouvriers de toute espèce
qui sont employés à la construction ou à la décoration des édifices, afin
qu’ils puissent sans distraction se perfectionner dans leurs arts et instruire
leurs enfants.
L’empereur commençait la soixante-quatrième année de
sa vie; et, malgré ses travaux continuels, malgré les chagrins mortels qu’il
avait essuyés, et la délicatesse de son tempérament, il devait a sa frugalité
et a l’éloignement de toute espèce de débauche une santé qui ne s’était jamais
démentie. Il avait conservé toutes les grâces de son extérieur; et les
approches de la vieillesse ne lui avoient rien dérobé de ses forces. Il
montrait encore la même vigueur, et dans tous les exercices militaires on le
voyait avec la même facilité monter à cheval, marcher à pied, lancer le
javelot. Il crut avoir besoin d’en faire une nouvelle épreuve contre les
Perses.
Sapor, âgé de vingt-sept ans, étincelant de courage et
de jeunesse, pensa qu'il était temps de mettre en œuvre les grands préparatifs
que la Perse faisait depuis quarante ans. Il envoya redemander à Constantin les
cinq provinces que Narsès vaincu avait été contraint d’abandonner aux Romains
à l’occident du Tibre. L’empereur lui fit dire qu’il allait en personne lui
porter sa réponse; en même temps il se prépara à marcher, disant hautement
qu’il ne manquait à sa gloire que de triompher des Perses. Il fit donc
assembler ses troupes, et il prit des mesures pour ne pas interrompre ses
pratiques de religion, au milieu du tumulte de la guerre. Les évêques qui se
trouvaient à sa cour s’offrirent tous avec zèle à l’accompagner et à combattre
pour lui par leurs prières. Il accepta ce secours, sur lequel il comptait plus
encore que sur ses armes, et les instruisit de la route qu’il devait suivre. Il
fit préparer un oratoire magnifique, où il devait avec les évêques présenter
ses vœux à l’arbitre des victoires; et, se mettant à la tête de son armée, il
arriva à Nicomédie. Sapor avait déjà passé le Tigre et ravageait la
Mésopotamie, lorsqu’ayant appris la marche de Constantin, soit qu’il fût étonné
de sa promptitude, soit qu’il voulût l’amuser par un traité, il lui envoya des
ambassadeurs pour demander la paix avec une soumission apparente. Il est
incertain si elle fut accordée; mais les Perses se retirèrent des terres de
l’empire, pour n’y rentrer que l’année suivante sous le règne de Constance.
La fête de Pâques, qui tombait cette année au
troisième d’avril, trouva Constantin à Nicomédie. Il passa la nuit de la fête
en prières au milieu des fidèles. Il avait toujours honoré ces saints jours par
un culte très solennel; c’était sa coutume de faire allumer la nuit de Pâques,
dans la ville où il se trouvait, dés flambeaux de cire et des lampes; ce qui
rendait cette nuit aussi brillante que le plus beau jour; et dès le matin il
faisait distribuer en son nom des aumônes abondantes dans tout l’empire. Peu de
jours avant sa maladie, il prononça dans son palais un long discours sur
l’immortalité de l’âme, et sur l’état des bons et des méchants dans l’autre
vie. Après l’avoir prononcé, il arrêta un de ses courtisans qu’il soupçonnait
d’incrédulité, et lui demanda son avis sur ce qu’il venait d’entendre. Il est
presque inutile d’ajouter ce que Constantin aurait bien dû prévoir, que
celui-ci, quoi qu’il en pensât, n’épargna pas les éloges. L’église des Apôtres,
qu’il destinait à sa sépulture, venait d’être achevée à Constantinople; il
donna ordre d’en faire la dédicace, sans attendre son retour, comme s’il eût
prévu sa mort prochaine. En effet, peu après la fête de Pâques, il sentit
d’abord quelque légère indisposition; ensuite, étant tombé sérieusement malade,
il se fit transporter à des sources d’eaux chaudes, près d’Hélénople.
Il n’y trouva aucun soulagement. Etant entré dans cette ville, que la mémoire
de sa mère lui faisait aimer, il resta longtemps en prières dans l’église de
Saint-Lucien; et, sentant que sa fin approchait, il crut qu’il était temps
d’avoir recours à un bain plus salutaire, et de laver dans le baptême toutes
les taches de sa vie passée. C’était un usage trop commun de différer le
baptême jusqu’aux approches de la mort. Les conciles et les saints pères se
sont souvent élevés contre cet abus dangereux. L’empereur, qui s’était exposé
au risque de mourir sans la grâce du baptême, alors rempli de sentiments de
pénitence, prosterné en terre, demanda pardon à Dieu, confessa ses fautes, et
reçut l’imposition des mains.
S’étant fait reporter au voisinage de Nicomédie dans
le château d’Achyron, qui appartenait aux empereurs,
il fit assembler les évêques, et leur tint ce discours :
« Le voici enfin ce jour heureux auquel j’aspirais
avec ardeur. Je vais recevoir le sceau de l'immortalité. J’avais dessein de
laver mes péchés dans les eaux du Jourdain que notre Sauveur a rendues si
salutaires en daignant s’y baigner lui-même. Dieu, qui sait mieux que nous ce
qui nous est avantageux, me retient ici ; il veut me faire ici cette faveur. Ne
tardons plus. Si le souverain arbitre de la vie et de la mort juge à propos de me
laisser vivre, s’il me permet encore de me joindre aux fidèles pour participer
à leurs prières dans leurs saintes assemblées, je suis résolu de me prescrire
des règles de vie qui soient dignes d’un enfant de Dieu.»
Quand il eut achevé ces paroles, les évêques lui
conférèrent le baptême selon les règles de l’Eglise, et le rendirent
participant des saints mystères. Le prince reçut ce sacrement avec joie et
reconnaissance; il se sentit comme renouvelé et éclairé d’une lumière divine.
On le revêtit d’habits blancs; son lit fut couvert d’étoffes de même couleur,
et dès ce moment il ne voulut plus toucher à la pourpre. Il remercia Dieu à
haute voix de la grâce qu’il venait de recevoir, et ajouta : C’est
maintenant que je suis vraiment heureux, vraiment digne d’une vie immortelle.
Quel éclat de lumière! que je plains ceux qui sont privés de ces biens! Comme
les principaux officiers de ses troupes venaient fondant en larmes lui
témoigner leur douleur de ce qu’il les laissait orphelins, et qu’ils priaient
le ciel de lui prolonger la vie : Mes amis, leur dit-il, la
vie où je vais entrer est la véritable vie; je connais les biens que je viens
d’acquérir, et ceux qui m’attendent encore. Je me hâte d’aller à Dieu.
C’est ainsi qu’Eusèbe, qui écrivit sous les yeux mêmes
des fils de Constantin et de tout l’empire, deux ans après cet événement,
raconte le baptême de ce prince, et ce témoignage est au-dessus de toute
exception. Il est confirmé par ceux saint Ambroise, de saint Prosper, de
Socrate, de Théodore, de Sozomène, d’Evagre, de
Gélase de Cyzique, de saint Isidore et de la Chronique d’Alexandrie. Tant
d’autorités ne sont contredites que par les faux actes de saint Sylvestre, et
par quelques antres pièces de même valeur. Aussi la lèpre de Constantin et les
fables qu’elle amené, le baptême donné dans Rome à ce prince avant le concile
de Nicée par le pape Sylvestre, sa guérison miraculeuse, ne trouvent plus de
croyance que dans l’esprit de ceux qui s’obstinent à défendre la donation de
Constantin, pour le soutien de laquelle ce roman a été inventé. Il ne l’était
pas encore, lorsque, peu d’années après la mort de ce prince, Julien, d’un
côté, insultait les chrétiens en leur disant que leur baptême ne guérissait pas
de la lèpre, et que, de l’autre , saint Cyrille, occupé à le confondre, ne
disait pas en si belle occasion un seul mot ni de la lèpre ni de la guérison de
Constantin.
Ce grand prince, régénéré pour le ciel, ne songea plus
aux choses de la terre qu’autant qu’il fallait pour laisser ses enfants et ses
sujets heureux. Il légua à Rome et à Constantinople des
sommes considérables pour faire en son nom des largesses annuelles. Il fit un
testament par lequel il confirma le partage qu’il avait fait entre ses enfants
et ses neveux, et le mit entre les mains de ce prêtre hypocrite qui avait
procuré le rappel d’Arius; il lui fit promettre avec serment qu’il ne le
remettrait qu’à son fils Constance. Il voulut que ses soldats jurassent qu’ils
n’entreprendraient rien contre ses enfants ni contre l’Eglise. Malgré Eusèbe de
Nicomédie, qui, toujours déguisé, ne l’abandonnait pas sans doute dans ses
derniers moments, il se délivra du scrupule que lui causait l’exil d’Athanase,
et ordonna qu’il fût renvoyé à Alexandrie. Ce saint prélat, incapable de
ressentiment et plein de respect pour la mémoire de ce prince, quelque sujet
qu’il eût de s’en plaindre, voulut bien l’excuser dans la suite, et se persuada
que Constantin ne l’avait pas proprement exilé, mais que, pour le sauver des
mains de ses ennemis, il l’a voit mis comme en dépôt en celles de son fils aîné
qui le chérissait. Quelques auteurs ont prétendu que Constantin avait été
empoisonné par ses frères, et qu’en étant instruit, il avait commandé à ses
enfants de venger sa mort. C’est un mensonge inventé par les ariens pour
justifier, aux dépens de ce prince, leur protecteur Constance, qui fit périr
ses oncles. Constantin mourut le vingt-deuxième de mai, jour de la Pentecôte,
à midi, sous le consulat de Félicien et de Titien , ayant régné trente ans neuf
mois vingt-sept jours, et vécu soixante-trois ans deux mois et vingt-cinq
jours.
Dès qu’il eut rendu le dernier soupir, ses gardes
donnèrent des marques de la plus vive douleur; ils déchiraient leurs habits, se
jetaient à terre et se frappaient la tête. Au milieu de leurs sanglots et de leurs
cris lamentables ils l’appelaient leur maître, leur empereur, leur père. Les
tribuns, les centurions, les soldats, si souvent témoins de sa valeur dans les
batailles, semblaient vouloir encore le suivre au tombeau. Cette perte leur
était plus sensible que la plus sanglante défaite. Les habitants de Nicomédie
couraient tous confusément par les rues, mêlant leurs gémissements et leurs
larmes. C’était un deuil particulier pour chaque famille; et chacun, pleurant
son prince, pleurait son propre malheur.
Son corps fut porté à Constantinople dans un cercueil
d’or couvert de pourpre. Les soldats, dans un morne silence, précédaient le
corps et marchaient à la suite. On le déposa orné de la pourpre et du diadème
dans le principal appartement du palais, sur une estrade élevée, au milieu
d’un grand nombre de flambeaux portés par des chandeliers d’or. Ses gardes
l’environnaient jour et nuit. Les généraux, les comtes et les grands-officiers
venaient chaque jour, comme s’il eût été encore vivant, lui rendre leurs devoirs
aux heures marquées et le saluaient en fléchissant le genou. Les sénateurs et
les magistrats enroient ensuite à leur tour, et après eux une foule de peuple
de tout âge et de tout sexe. Les officiers de sa maison se renvoient auprès de
lui comme pour leur service ordinaire. Ces lugubres cérémonies durèrent jusqu’à
l’arrivée de Constance.
Les tribuns, ayant choisi entre les soldats ceux qui
avoient été les plus chéris de l’empereur, les dépêchèrent aux trois Césars
pour leur porter cette triste nouvelle. Les légions répandues dans les diverses
parties de l’empire n’eurent pas plus tôt appris la mort de leur prince,
qu’animées encore de son esprit, elles résolurent comme de concert de ne
reconnaître pour maîtres que ses enfants. Peu de temps après elles les
proclamèrent Augustes, et se communiquèrent mutuellement par des courriers cet
accord unanime.
Cependant Constance, moins éloigné que les deux autres
Césars, arriva à Constantinople. II fit transporter le corps de son père à
l’église des Apôtres. II conduisit lui-même le convoi : à sa suite marchait
l’armée en bon ordre; les gardes entouraient le cercueil, suivi d’un peuple
innombrable. Quand on fut arrivé à l’église, Constance, qui n’était encore que
catéchumène, se retira avec les soldats, et on célébra les saints mystères.
Le corps fut déposé dans un tombeau de porphyre, qui n’était
pas dans l’église même, mais dans le vestibule. Saint Jean Chrysostome dit que
Constance crut faire un honneur distingué à son père en le plaçant à l’entrée
du palais des Apôtres. Vingt ans après, comme on fut obligé de rétablir cet
édifice qui tombait déjà en ruine, on fit transférer le corps dans l’église de
saint Acace; mais on le rapporta ensuite dans celle des Apôtres. Gilles, savant
voyageur du seizième siècle, dit qu’on lui montra à Constantinople, près du
lieu où avait été cette église, un tombeau de porphyre, vide et découvert, long
de dix pieds, et haut de cinq et demi, que les Turcs disaient être
celui de Constantin.
Tout l’empire pleura ce grand prince. Ses conquêtes,
ses superbes édifices dont il avait décoré toutes les provinces, Constantinople
elle-même, qui tout entière était un magnifique monument érigé à sa gloire,
avoient attiré l’admiration; ses libéralités et son amour pour ses peuples lui
avoient acquis leur tendresse. Il aimait la ville de Reims; et c’est à lui sans
doute, plutôt qu’à son fils, qu’on doit attribuer d’y avoir fait construire des
thermes à ses dépens; l’éloge pompeux que porte l’inscription de ces thermes ne
peut convenir qu’au père. Il avait déchargé Tripoli en Afrique et Nicée en
Bithynie de certaines contributions onéreuses auxquelles les empereurs
précédents avoient assujetti ces villes depuis plus d’un siècle. Il avait
accepté le titre de stratège ou de préteur d’Athènes, dignité devenue depuis
Gallien supérieure à celle d’archonte; il y faisait distribuer tous les ans une
grande quantité de blé; et cette largesse était établie à perpétuité. Rome se
signala entre les autres villes par l’excès de sa douleur. Elle se reprochait
d’avoir causé à ce bon prince des déplaisirs amers, et de l’avoir forcé à
préférer Byzance : pénétrée de regret, elle se faisait à elle-même un crime de
l’élévation de sa nouvelle rivale. On ferma les bains et les marchés; on
défendit les spectacles et tous les divertissements publics. On ne
s’entretenait que de la perte qu’on avait faite. Le peuple déclarait hautement
qu’il ne voulait avoir pour empereurs que les enfants de Constantin. Il
demandait à grands cris qu’on lui envoyât le corps de son empereur; et la
douleur augmenta quand ou sut qu’il restait à Constantinople. On rendait
honneur à ses images, dans lesquelles on le représentait assis dans le ciel.
L’idolâtrie, toujours bizarre, le plaça au nombre de ces mêmes dieux qu’il
avait abattus; et, par un mélange ridicule, plusieurs de ses médailles portent
el titre de Dieu avec le monogramme de Christ. Les cabinets des antiquaires en
conservent d’autres telles que les décrit Eusèbe: on y voit Constantin assis
dans un char attelé de quatre chevaux; il parait être attiré au ciel par une
main qui sort des nues.
L’Eglise lui a rendu des honneurs plus solides. Tandis
que les païens en faisaient un dieu, les chrétiens en ont fait un saint. On
célébrait sa fête en Orient avec celle d’Hélène, et son office, qui est fort
ancien chez les Grecs, lui attribue des miracles et des guérisons. On bâtit à
Constantinople un monastère sous le nom de saint Constantin. On rendait des
honneurs extraordinaires à son tombeau et à sa statue placée sur la colonne dé
porphyre. Les pères du concile de Chalcédoine crurent honorer Marcien, le plus
religieux des princes, en le saluant du nom de nouveau Constantin. Au neuvième
siècle on récitait encore à Rome son nom à la messe avec celui de Théodose Ier et
des autres princes les plus respectés. Il y avait sous son nom en Angleterre
plusieurs églises et plusieurs autels. En Calabre est le bourg de
Saint-Constantin, à quatre milles du mont Saint-Léon. A Prague en Bohème on a
longtemps honoré sa mémoire, et l’on y conservait de ses reliques. Son culte et
celui d’Hélène ont passé jusqu’en Moscovie; et les nouveaux Grecs lui donnent
ordinairement le titre d’égal aux apôtres.
Les défauts de Constantin nous empêchent de souscrire
à un éloge aussi hyperbolique. Les spectacles affreux de tant de captifs
dévorés par les bêtes, la mort de son fils innocent, celle de sa femme , dont
la punition trop précipitée prit la couleur de l’injustice, montrent que le
sang des barbares coulait encore dans ses veines; et que, s’il était bon et
clément par caractère, il devenait dur et impitoyable par emportement.
Peut-être eut-il de justes raisons d’ôter la vie aux deux Licinius ; mais la
postérité a droit de condamner les princes qui ne se sont pas mis en peine de
se justifier à son tribunal. Il aima l’Eglise; elle lui doit sa liberté et sa
splendeur; mais, facile à séduire, il l’affligea lorsqu’il croyait la servir :
se fiant trop à ses propres lumières, et se reposant avec trop de crédulité sur
la bonne foi des méchants qui l’environnaient, il livra à la persécution des
prélats qui méritaient à plus juste titre d’être comparés aux apôtres. L’exil
et la déposition des défenseurs de la foi de Nicée balancent au moins la gloire
d’avoir convoqué ce fameux concile. Incapable lui-même de dissimulation, il fut
trop aisément la dupe des hérétiques et des courtisans. Imitateur de Tite
Antonin et de Marc-Aurèle, il aimait ses peuples et voulait en être aimé; mais
ce fonds même de bonté qui les lui faisait chérir les rendit malheureux; il
ménagea jusqu’à ceux qui les pillaient : prompt et ardent à défendre les abus,
lent et froid à les punir; avide de gloire, et peut-être un peu trop dans les
petites choses. On lui reproche d’avoir été plus porté à la raillerie qu’il ne
convient à un grand prince, Au reste, il fut chaste, pieux, laborieux et
infatigable, grand capitaine, heureux dans la guerre, et
méritant ses succès par une valeur brillante et par les lumières de son
génie protégeant les arts et les encourageant par ses bienfaits. Si
on le compare avec Auguste, on trouvera qu’il ruina l’idolâtrie avec les mêmes
précautions et la même adresse que l’autre employa à détruire la liberté. Il
fonda, comme Auguste, un nouvel empire; mais, moins habile et moins politique,
il ne sut pas lui donner la même solidité; il affaiblit le corps de l’état en y
ajoutant en quelque façon une seconde tête par la fondation de Constantinople;
et transportant le centre du mouvement et des forces trop près de l’extrémité
orientale, il laissa sans chaleur et presque sans vie les parties de l’occident,
qui devinrent bientôt la proie des barbares.
Les païens lui ont voulu trop de mal pour lui rendre
justice. Eutrope dit que, dans la première partie de son règne, il fut
comparable aux princes les plus accomplis, et dans la dernière aux plus
médiocres. Le jeune Victor, qui lui donne plus de trente et un an de régné,
prétend que dans les dix premières années ce fut un héros, dans les douze
suivantes un ravisseur, et un dissipateur dans les dix dernières. Il est aisé
de sentir que de ces deux reproches de Victor, l’un porte sur les richesses que
Constantin enleva à l’idolâtrie, et l’autre sur celles dont il combla l’Eglise.
Outre ses trois fils il laissa deux filles;
Constantine, mariée d’abord à Hannibalien, roi de Pont, ensuite à Gallus;
et Hélène, qui fut femme de Julien. Quelques auteurs en ajoutent une troisième
qu’ils nomment Çonstantie, ils disent qu’ayant
fait bâtir à Rome l’église et le monastère de Sainte-Agnès, elle s’y renferma
après avoir fait vœu de virginité. Cette opinion ne porte sur aucun fondement
solide.
LIVRE SIXIÈME
|