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LIBRAIRIE FRANÇAISE

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

 

 

 

CONSTANTIN PREMIER, ET SON RÈGNE.

LIVRE CINQUIÈME

 

LA fondation de Constantinople peut être regardée comme le commencement d’un nouvel empire. La seconde Rome éclipsa la première. Un grand nombre de gens de mérite, qui font en tout genre le principal ornement et le véritable nerf de l’état, suivirent la cour, et portèrent leurs talents et leurs services dans la sphère des faveurs et des récompenses. Rome, abandonnée des empereurs, devint semblable à un grand et superbe édifice, qui, cessant d’être habité par le maître, perd, d’abord ses ornements, et enfin sa solidité même. Il lui arriva ce qui arrive à nos climats quand le soleil s’en éloigne; tout s’y refroidit et s’y glaça peu à peu, et un siècle après on ne trouvait plus de Romains au milieu de Rome. Le court intervalle pendant lequel l’empire, divisé en deux branches, lui laissa des souverains propres, mais qui ne furent la plupart que des fantômes de princes, ne lui rendit pas sa première fécondité. Ce ne fut pas là le seul effet de cette nouveauté; elle en produisit une autre dans la personne des empereurs : le gouvernement devint plus despotique. L’ancienne Rome avait créé ses maîtres; elle se flattait du moins de les avoir créés; quoiqu’il l’eussent asservie, ils conservaient pour elle des égards; leur puissance était entée sur la république; ils y a voient trouvé des lois; les bons princes respectaient la majesté de Rome dans celle du sénat; les méchants ne la maltraitaient pas sans danger, et dans leurs emportements ils ne lui refusaient guère ces dehors de bienséance que des fils dénaturés conservent souvent à l’égard de leurs mères. Mais les empereurs, ayant créé Constantinople, n’y virent d’autre autorité que la leur; plus anciens qu’elle, ils crurent ne lui rien devoir. Les uns la gouvernèrent en pères, les autres en tyrans; mais tous n’eurent dans l’ordre public d’autres lois que celles qu’ils se faisaient eux-mêmes. Ils en furent plus absolus et moins obéis.

La dédicace de Constantinople fut célébrée le onzième de mai de l’an 330, sous le consulat de Gallicanus et de Symmachus: la fête dura quarante jours: c’était chez les païens une cérémonie mystérieuse et remplie de superstition: ce fut pour Constantin une pompe toute chrétienne: les évêques et le clergé sanctifièrent par des prières le berceau de la nouvelle ville. L’empereur en fit une fête annuelle, dans laquelle on cordonnait, comme cette première fois, des jeux dans le Cirque; on faisait des largesses aux soldats et au peuple; et, sous les empereurs suivants, l’on promenait sur un char la statue de Constantin, suivie des officiers du palais et des soldats, portant des cierges et chantant des hymnes. Le prince régnant, assis sur un trône dans l’Hippodrome, saluait avec respect cette statue lorsqu’elle passait devant lui: tout le peuple l’honorait par des acclamations, jusqu’à ce qu’elle fût replacée sur la colonne de porphyre: elle tenait en main une autre petite statue qu’on appelait la Fortune de Constantinople. La ville fut dédiée sous l’invocation de la sainte Vierge, qui en fut toujours honorée comme la patronne et la protectrice.

Constantin, ayant épuisé ses trésors et dépeuplé plusieurs autres villes pour peupler la sienne, songea a la subsistance de cette multitude d’habitants. Nous avons déjà dit que la flotte d’Alexandrie, qui portait auparavant du blé à Rome, changea de destination, et employée à nourrir Constantinople. C’était au préfet d’Egypte à y faire tenir, avant la fin du mois d’août, la quantité de blé nécessaire : il en répondit sur ses propres biens: on en donnait au peuple quatre-vingt mille mesures par jour. Constance, irrité contre la ville, en retrancha la moitié. Théodose Ier ajouta encore à ce que Constantin avait réglé. On distribuent aussi de l’huile,  de la chair de porc et du vin. Ces largesses ne se faisaient qu’aux familles qui avoient des maisons dans la ville afin d’engager à y bâtir.

Quelques auteurs prétendent que, pour soutenir tant dépenses, Constantin établit de nouveaux impôts. Le plus odieux était celui qu’on appela chrysargyre, mot, grec qui signifie or et argent, parce que, les taxes ordinaires ne se payant qu’en or, celle-ci se pou voit payer en or ou en argent. Si l’on en croit Zosime, Constantin en fut l’auteur. C’était une taxe imposée sur les marchands, de quelque espèce qu’ils fussent, jusqu’aux plus vils détailleurs, jusqu’à ces misérables qui faisaient ou avoient fait le honteux trafic de prostitution. On ajoute que les esclaves et les mendiants n’en étaient pas exempts; qu’il fallait payer pour les chevaux, les mulets, les bœufs, les ânes, les chiens même, soit dans les villes, soit dans les campagnes: ce tribut se percevoir jusque sur les plus sales ordures; on achetait la permission de les faire enlever: on le recueillit tous les quatre ans. A l’approche de cette exaction, dit le même Zosime, ce n’était que larmes et désolation; et dès que les collecteurs commençaient à paraitre, on n’entendait plus que coups de fouets; on ne voyait que tortures employées pour forcer la misère même à donner ce qu’elle n’avait pas. Les mères vendaient leurs enfants, les pères prostituaient leurs filles. Il y a grande apparence que cette peinture est une exagération de Zosime pour noircir la mémoire de Constantin: il est le seul qui attribue à ce prince l’établissement de cet impôt. La taxe imposée sur les femmes publiques était presque aussi ancienne que l’empire : elle fut imaginée par Caligula: on voit qu’elle droit sous Alexandre Sévère. Elle fut abolie par Théodose le jeune, qui chassa de Constantinople tous les courtiers de débauche; et, après lui, Anastase anéantit tout-à-fait le chrysargyre. Tout ce qu’on peut reprocher à Constantin, c’est de n’avoir pas prévenu ces deux princes, et d’avoir laissé subsister un ancien impôt, moins cruel sans doute que ne le veut faire entendre Zosime, mais qui portait un caractère honteux. Loin, que Constantin se soit montré avide de nouveaux subsides, il déchargea ses sujets du quart de la taxe qu’il trouva imposée sur les terres; et comme l’ancienne répartition passait pour injuste, et qu’elle excitait beaucoup de plaintes et de murmures, il en fit dresser une nouvelle avec une exactitude scrupuleuse.

Dans le dessein de donner à sa ville tout le lustre de Rome, il lui accorda de grands privilèges, entre autres celui qu’on appelait le droit italique. C’était l’exemption de capitation et de taille, et le droit de suivre dans les actes et dans les contrats les mêmes lois et les mêmes coutumes que suivit l’Italie. Le peuple y fut divisé, comme à Rome, en curies et en tribus. Il institua la même distinction entre les ordres, les mêmes magistrats, revêtus des mêmes droits et des mêmes honneurs. Il établit un sénat: mais quoique ces sénateurs fussent créés sur le modèle de ceux de Rome, leur autorité ne fut jamais égale. Les offices exercés pendant un certain temps dans la cour des empereurs y donnaient entrée. Selon quelques auteurs, ce n’était qu’un sénat du second ordre, et les membres n’avoient que le titre de Clari, au lieu que les sénateurs de Rome étaient appelés ClarissimiThémistius va jusqu’à dire que vingt-cinq ans après Constantin ce sénat avait encore si peu de considération, que l’ambition d’y parvenir était taxée de folie; et, du temps de Théodose Ier, il avoue que ces sénateurs, qu’on appelait pères conscrits, étaient fort au-dessous de ce titre. Ce n’est pas que les empereurs n’eussent tâché de donner à leur sénat tout l’éclat qu’ils pouvaient lui communiquer; mais ce ne fut jamais qu’une lumière réfléchie : celui de Rome brillait de son propre fonds et par l’antiquité de sa noblesse. Cette distinction primordiale entre les deux sénats se maintint dans l’opinion publique malgré tous les efforts de la puissance souveraine pour la faire disparaitre. Ajoutez que les empereurs firent tout pour relever le nouveau sénat, excepté la seule chose qui peut vraiment illustrer une compagnie politique; ils ne lui donnèrent aucune part dans le gouvernement, et ne le respectèrent pas assez pour le rendre respectable à leurs sujets. Constantin fit une espèce de partage entre Rome et Constantinople: il déclara celle-ci capitale de toute l’étendue comprise du septentrion au midi, entre le Danube et les extrémités de l’Egypte, et d’occident en orient, entre le golfe Adriatique et les frontières de la Perse. Il y mit le siège du préfet du prétoire d’Orient, et la détacha de la province d’Europe et de la métropole d’Héraclée, pour la juridiction civile et ecclésiastique: mais son église ne fut érigée en patriarcat qu’au concile de Chalcédoine, en 451; ce qui fut, jusqu’au commencement du treizième siècle, un sujet de contestation entre cette église et celle de Rome. Constance établit ensuite un préfet de la ville; et la coutume s’introduisit que, des deux consuls, l’un résidât à Rome, l’autre à Constantinople.

Le fondateur voulut encore que sa ville partageât l’empire des sciences. Il y institua des écoles célèbres, dont les professeurs jouissaient de grands privilèges. Elles subsistèrent jusqu’à Léon l’Isaurien. La bibliothèque commencée par Constance, augmentée et placée dans un bel édifice par Julien, mise par Valens sous la garde de sept antiquaires, montait à cent vingt mille volumes quand elle fut brûlée sous Basilisque. Zénon la rétablit; et elle toit déjà tort nombreuse lorsque ce même Léon, destructeur barbare de toute science, comme il eût voulu l’être de toute orthodoxie, la fit brûler avec le chef et les douze savants associés qui en avaient la direction.

Constantin s’était contenté de fournir les églises de Constantinople d’exemplaires de l’Ecriture sainte. Eusèbe nous donne la lettre par laquelle ce prince le prie de faire copier sur du parchemin bien préparé, par les plus habiles écrivains, cinquante de ces exemplaires, et de les lui envoyer dans deux chariots, sous la conduite d’un diacre de Césarée. Il chargea en même temps le receveur-général de la province de faire les avances nécessaires. Ses ordres furent promptement exécutés; et l’empereur, accoutumé à donner à ses peuples la subsistance corporelle, distribua aux églises, avec encore plus de joie, cette divine nourriture. Sa prévoyance s’étendit jusque sur les morts. Pour leur procurer gratuitement la sépulture, il fit don à l’église de Constantinople de neuf cent cinquante boutiques exemptes de toute imposition. Le loyer, dont cette exemption augmentait la valeur, était employé à gager un pareil nombre de personnes destinées au soin des funérailles, dont ils faisaient tous les frais. On les appelait decanilecticariicopiatœ. Ils étaient au rang des clercs. L’empereur Anastase en augmenta le nombre jusqu’à onze cents. Cette institution paraîtra peut-être de peu de conséquence; mais elle épargnait aux pauvres un surcroît de larmes; et la sépulture de ceux qui mouraient dans l’indigence n’était plus pour leurs enfants un second dommage.

C’est au temps de la fondation de Constantinople qu’on doit, ce me semble, rapporter le nouvel ordre établi dans l’empire. Adrien avait introduit des changements dans les emplois, tant civils que militaires: il avait réglé les offices de la maison des princes. Dioclétien et Constantin y firent encore quelques innovations. Les détails ont échappé à l’histoire; ces objets ne lui appartiennent en effet qu’autant qu’ils intéressent l’administration publique: ce sont aussi les seuls auxquels nous allons nous arrêter.

Jusqu’à l’abdication de Dioclétien, l’empire n’avait  formé qu’un corps indivisible. Le partage qui se fit alors entre les deux empereurs et les deux Césars le sépara en quatre départements, dont chacun avait son préfet du prétoire et ses officiers. Constantin et Licinius étant restés seuls souverains, ce vaste empire ne fut plus divisé qu’en deux parties. Constantin réunit à sa domination ce qu’avait d’abord possédé Sévère, et ensuite Maxence: Licinius joignit à l’héritage de Galère tout l’Orient après la défaite et la mort de Maximin. La première guerre contre Licinius fit acquérir à Constantin la plus grande partie de ce que son rival possédait en Europe; et par la seconde il devint seul maître de tout l’empire. Le titre de capitale donné à Constantinople, sans être ôté à la ville de Rome, produisit la nouvelle division d’empire d’Orient et d’empire d’Occident: c’était à peu près le même partage que celui des états de Constantin et de Licinius avant la bataille de Cibales.

Constantin sentit bien que, pour faire obéir ces deux grands corps, et les rendre, pour ainsi dire, plus flexibles, il était nécessaire de les subdiviser encore. L’exemple de Dioclétien lui avait appris à ne pas se donner des collègues ou des subalternes qui fussent eux-mêmes souverains. Il se réserva la souveraineté tout entière, et se contenta de créer quatre préfets du prétoire, au lieu des deux qui avoient servi de lieutenants aux empereurs, depuis que la puissance avait été réunie entre les mains de Constantin et de Licinius. Ces quatre préfets avoient à peu près le même district qu’avoient eu les deux empereurs et les deux Césars, selon la division de Dioclétien. Ces districts étaient ceux d’Orient, d’Illyrie, d’Italie et des Gaules. Ils se subdivisaient en plusieurs parties principales qu’on l’appelait diocèses, dont chacun comprenait plusieurs provinces. L’Orient renfermait cinq diocèses: l’Orient propre, l’Egypte, l’Asie, le Pont, la Thrace. L’Illyrie n’en contenait que deux, la Macédoine et la Dace. Sous le nom de Macédoine était comprise toute la Grèce. Ces deux préfectures formaient l’empire d’Orient: celui d’Occident contenait les deux autres. L’Italie comprenait trois diocèses: l’Italie propre, l’Illyrie occidentale et l’Afrique. Les Gaules en avoient le même nombre; savoir, la Gaule proprement dite, la Bretagne, et l’Espagne, à laquelle était jointe la Mauri­tanie tingitane. Chacun de ces diocèses était gouverné par un vicaire du préfet, auquel les gouverneurs immédiats des provinces étaient subordonnés. Le diocèse d’Italie avait seul deux vicaires, dont l’un résidait à Rome, l’autre à Milan. Le rang des gouverneurs variait, aussi-bien que leur nom, selon les divers ordres de dignité qu’il avait plu à l’empereur d’établir entre les provinces. Les plus considérables de celles-ci donnaient à leurs gouverneurs le titre de consulaires; à la tête de celles du second rang étaient les correcteurs; les présidents gouvernaient celles du dernier ordre.

Les préfets du prétoire, qui n’étaient, dans leur institution, que les capitaines de la garde du prince, étaient devenus très puissants dès le règne de Tibère. C’étaient eux qui levaient, payaient, punissaient les soldats; ils recueillaient les impôts par leurs officiers; ils avoient le maniement de la caisse militaire et l’inspection géné­rale de la discipline des armées. Les troupes leur étaient dévouées, parce qu’ils les tenaient sous leur main. Constantin leur laissa la supériorité sur les autres magistrats; mais il les désarma; il en fit des officiers purement civils de judicature et de finance. Il leur ôta l’autorité directe sur les gens de guerre, qu’ils continuèrent pourtant de payer. Pour remplir toutes les fonctions qui concernent le maintien de la discipline, il créa deux maîtres de la milice, l’un pour la cavalerie, l’autre pour l’infanterie. Ces deux emplois se réunirent dans la même personne sous les enfants de Constantin; mais le nombre des maîtres de la milice s’accrut ensuite; on en trouve jusqu’à huit dans la notice de l’empire, faite du temps de Théodose le jeune. Ils n’avoient au-dessus d’eux, dans l’ordre des dignités, que les consuls, les patrices, les préfets du prétoire et les deux préfets de Rome et de Constantinople. Zosime accuse Constantin d’avoir affaibli la discipline en séparant l’emploi de payer les troupes du droit de les punir: ces deux fonctions, réunies auparavant dans le préfet du prétoire, contenaient les soldats dans le devoir en leur faisant appréhender le retranchement de leur solde. Un autre inconvénient selon lui, qui me parait plus réel, c’est que ces nouveaux officiers, et plus encore leurs subalternes, dévoraient par de nouveaux droits la substance du soldat.

Pour rabaisser d’un degré les préfets du prétoire, et diminuer d’autant leur puissance et leur fierté, l’empereur institua une nouvelle dignité qu’il éleva au-dessus d’eux: c’était celle des patrices. Ce n’était qu’un honneur sans  fonction. Le patrice cédait le rang aux consuls; mais il conservait ordinairement ce titre pendant toute sa vie. Il pourvoit y en avoir plusieurs : Aspar, sous Théodose le jeune, est appelé le premier des patrices.

Sous les empereurs précédents le nom de duc, qui, dans l’origine signifiait un chef, un conducteur, avait été particulièrement applique aux commandants des troupes distribuées sur les frontières pour les défendre contre les incursions des barbares. Ces troupes, placées de distance en distance dans des camps retranches et dans des forts formaient comme une barrière autour de l’empire. Zosime loue Dioclétien d’avoir fortifié cette barrière, et reproche à Constantin de l’avoir dégarnie en retirant une grande partie des soldats dans des villes qui n’avoient pas besoin de garnison; ce qui causa, dit-il, plusieurs maux en même temps : l’entrée fut ouverte aux barbares; les soldats, par leurs rapines et leur insolence, vexèrent les villes jusqu’à en faire déserter plusieurs; et les villes, par leurs délices et leurs débauches, énervèrent les soldats. Mais d’autres auteurs, même païens, louent ce prince d’avoir multiplié les forts des frontières; et l’histoire nomme entre autres un des plus considérables, qu’elle appelle Daphné de Constantin, qu’Ammien place au-delà, Procope en-deçà du Danube, dans la seconde Mœsie. Les ducs dont nous parlons veillaient chacun à la défense d’une frontière. C’était une dignité supérieure à celle de tribun; ils étaient perpétuels; et, afin de les attacher au département qu’ils défendaient, on leur assignait, aussi-bien qu’à leurs soldats, les terres limitrophes des barbares, avec les esclaves et les bestiaux nécessaires pour les mettre en valeur. Il les possédaient en toute franchise, avec droit de les faire passer à leurs héritiers, à condition que ceux-ci porteraient les armes. Ces terres s’appelaient bénéfices; et c’est, selon un grand nombre d’auteurs, le plus ancien modèle des fiefs. Quelques-uns de ces commandants de frontière furent honorés par Constantin du titre de comtes, plus relevé alors que celui de duc. Les comtes étaient d’ancienne institution : dès le temps d’Auguste, on voit des sénateurs choisis par le prince pour l’accompagner dans ses voyages, et pour lui servir de conseil. Ils furent ensuite distingués en trois ordres  selon le plus ou le moins d’accès qu’ils avoient auprès du prince: on les appelait comités Augusti; ce qui ne désignait qu’un emploi. On en fit ensuite une dignité. Ce titre fut donné aux principaux officiers du palais, au gouverneur du diocèse d’Orient, et à plusieurs de ceux qui commandaient les armées dans les provinces.

La qualité de noble était depuis près d’un siècle attachée à la personne des Césars. Celle de nobilissime était née quelque temps avant Constantin : il la donna à ses deux frères, Jule Constance et Hannibalien, avec la robe d’écarlate brodée d’or. Ce nom fut ensuite affecté aux fils des empereurs qui n’a voient pas encore celui de César. Ce fut vers ce temps-là qu’on vit se multiplier les titres fastueux, qui s’attachèrent aux divers grades de dignité, de commandement, de magistrature. Les noms d’illustres, de considérables, spectabiles, de clarissimes, de perfectissimes, de distingués, egregii, eurent entre eux une gradation marquée. C’était une grande affaire de les bien ranger dans sa tête, et une faute impardonnable de les confondre. Le style se hérissa d’épithètes enflées, et se chargea d’une politesse gothique. On convint de s’humilier et de s’enorgueillir tour à tour, en donnant et recevant les noms de sublimité, d’excellence, de magnificence, de grandeur, d’éminence, de révérence, et de quantité d’autres dont le rapport était toujours frivole et souvent ridicule. Le mérite baissa en même proportion que haussèrent les titres.

Quoique toute cette vanité eût commencé avant Constantin, et qu’elle se soit augmentée après lui, il mérite qu’on lui en attribue une partie. Fondateur de Constantinople, il en pourvoit être le législateur: c’était l’occasion la plus favorable de réformer les mœurs et de les ramener à l’ancienne sévérité. Au lieu d’orner ses sénateurs et ses magistrats de tant de pompe extérieure, il eût pu les décorer de vertus en resserrant les nœuds de la discipline. Sa ville n’eût rien perdu de son éclat; elle aurait gagné du côté de la solide et véritable grandeur: Rome et tout l’empire auraient profité de cet exemple. Mais Constantin aimait l’appareil; et les reproches que lui fait Julien, quoique envenimés par la haine, ne paraissent pourtant pas destitués de fondement. Il multiplia sur l’habit impérial les perles, dont Dioclétien avait introduit l’usage; il affectait de porter toujours le diadème, dont il fit une espèce de casque ou de couronne formée et semée de pierreries. Il donna cours au luxe en enrichissant trop certains particuliers, dont la fortune excita une dangereuse émulation de faste et d’opulence. Cependant, quoiqu’il ne fût pas ennemi des plai­sirs honnêtes, il n’en fut rien moins que l’esclave, tel que Julien le représente. Il s’occupa toute sa vie des affaires de l’état, et peut-être un peu trop de celles de l’Eglise. Il composait lui-même ses lois et ses dépêches; il donnait de fréquentes audiences et recevoir avec affabilité tous ceux qui s’adressaient à lui; et s’il porta trop loin la magnificence des fêtes et la pompe de sa cour, c’était un délassement qu’on peut pardonner à ses travaux et à ses victoires.

Après avoir rassemblé sous un seul aspect ce qui regarde la fondation de Constantinople et les principaux changements que cet établissement produisit dans l’ordre politique, nous allons reprendre la suite des faits.

L’année 331, sous le consulat de Bassus et d’Ablave, fut em­ployée à faire des lois et à régler plusieurs affaires de l’église, dont nous parlerons ailleurs. Dès l’année suivante 332,Pacatien et Hilarien étant consuls, l’empereur reprit les armes, d’abord pour défendre les Sarmates, et ensuite pour les punir. Zosime avance que, depuis que Constantinople fut bâtie, le bonheur de Constantin l’abandonna, et qu’il ne fit plus la guerre que pour y recevoir des affronts. Il raconte qu’un parti de cinq cents cavaliers taïsales s’étant jetés sur les terres de l’empire, Constantin n’osa en venir aux mains avec eux; mais qu’ayant perdu la plus grande partie de son armée ( il ne dit pas comment ), effrayé des ravages de ces barbares qui venaient l’insulter jusqu’aux portes de son camp, il se crut trop heureux de se sauver par la fuite. Ce récit ne s’accorde ni avec le caractère de Constantin, ni avec tous les autres témoignages de l’his­toire, qui nous montre ce prince toujours victorieux.

Il le fut encore deux fois cette année. Les Sarmates, attaqués par les Goths, implorent le secours des Romains. Le prince leva une grande armée pour les défendre et renouvela à cette occasion la loi qui obligeait les fils des soldats vétérans, au-dessus de l’âge de seize ans, à porter les armes, s’ils voulaient profiter des privilèges accordés à leurs pères. Il s'avança lui-même jusqu’à Marcianople, dans la basse Moesie, et fit passer le Danube á son fils  Constantin à la tête de ses troupes.

Le jeune César remporta le vingtième d’avril une glorieuse victoire. Près de cent mille ennemis périrent dans cette guerre par le fer, par la faim et par le froid. Les Goths furent réduits à donner des otages, entre lesquels était le fils de leur roi Ariaric. Cette défaite les tint en respect pendant le reste de la vie de Constantin, et sous le règne de son fils Constance. La pension annuelle que les princes précédents s’étaient engagés à leur payer, au grand déshonneur de l’empire, fut abolie; les Goths s’obligèrent même à fournir aux Romains quarante mille hommes, qui étaient entretenus sous le titre d’alliés. La religion chrétienne s’étendit chez eux, et avec elle l’humanité et la douceur des mœurs. Comme la nation était partagée en un grand nombre de peuples, tous n’eurent pas le même sort. Constantin sut gagner par des négociations et des ambassades ceux qu’il n’avait pas réduits par les armes. Il se fit aimer de ces anciens ennemis de l’empire , et porta peut-être un peu trop loin la facilité à leur égard, en élevant les plus distingués aux honneurs et aux dignités. Il fit même ériger une statue dans Constantinople à un de leurs rois, père d’Athanaric, pour retenir ce prince barbare dans les intérêts des Romains. 

Les Sarmates, délivrés des Goths, attaquèrent leurs libérateurs. Ils firent des courses sur les terres des Romains: tant l’amour du pillage était chez ces barbares supérieur à tout autre sentiment! L’empereur les fit repentir de cette ingratitude : ils furent défaits par lui-même, ou par son fils. Ce fut le dernier exploit de Constantin : pendant les quatre ans et demi qu’il vécut encore, son repos ne fut troublé que par une incursion des Perses. Ceux-ci l’obligèrent, la dernière année de sa vie, à faire des préparatifs de guerre que sa mort interrompit.

Jusqu’à cette entière tranquillité de l’empire, Constantin avait écarté ses frères des affaires publiques. Peut-être était-ce l’effet d’une défiance politique. Il est étonnant que des princes qui avoient sur Constantin 1l’avantage d’être nés dans la pourpre aient été assez dociles pour ne jamais se départir de l’obéissance pendant le cours d’un long règne. C’était le premier exemple de fils d’empereurs qui fussent restés dans l’état de particuliers. Le testament de leur père qui les avait exclus du gouvernement, loin d’étouffer leur ambition, n’eut fait qu’aigrir leur jalousie, si la douceur de leur naturel, et les précautions que prit apparemment Constantin ne les eussent tenus dans la dépendance. Comme ils étaient demeurés orphelins fort jeunes, il fut le maître de leur éducation; et l’on ne peut douter qu’il ne les ait élevés dans la subordination qu’il désirait de leur part. Ils vécurent longtemps éloignés de la cour, tantôt à Toulouse, où ils honorèrent de leur amitié le rhéteur Arborius, tantôt à Corinthe. Selon Julien, Hélène, leur belle-mère, ne les aimait pas; elle les tint, tant qu’elle vécut, dans une espèce d’exil. Enfin Constantin les rapprocha de sa personne; et l’an 333 il nomma Delmace consul avec Xénophile. Peu de temps après il le créa censeur. L’autorité de cette ancienne magistrature avait été, comme celle de toutes les autres, absorbée par la puissance impériale: le titre même en était depuis longtemps aboli. L’empereur Dèce l’avait fait revivre en faveur de Valérien, qui n’avait pas eu de successeur dans la censure; elle s’éteignit pour toujours dans la personne de Delmace. Il eut deux fils, dont l’aîné, de même nom que lui, jette de l’équivoque dans son histoire. On le confond avec son père, et un grand nombre d’auteurs attribuent au fils le consulat de cette année.

L’empereur la passa à Constantinople jusqu’au mois de novembre. Il fit alors en Moesie un voyage dont on ignore le sujet. Le repos que lui procurait la paix fut troublé par des fléaux plus terribles que la guerre. Salamine, dans l’île de Chypre, fut renversée par un tremblement de terre, et quantité d’habitants périrent dans ses ruines. La peste et la famine désolaient l’Orient, surtout la Cilicie et la Syrie. Les paysans du voisinage d’Antioche, s’étant attroupés en grand nombre, venaient comme des bêtes féroces pendant la nuit se jeter dans la ville, et, entrant avec force dans les maisons, pillaient tout ce qui était propre à la nourriture; bientôt enhardis par le désespoir, ils accouraient en plein jour, forçaient les greniers et les magasins. L’île de Chypre était en proie aux mêmes violences. Constantin envoya du blé aux églises pour le distribuer aux veuves, aux orphelins, aux étrangers, aux pauvres et aux ecclésiastiques. L’église d’Antioche en reçut trente-six mille bois­seaux.

C’est peut-être au temps de cette famine qu’il faut rapporter la mort de Sopâtre: elle arriva dans les dernières années de Constantin. C’était un philosophe natif d'Apamée, attaché à l’école platonicienne et à la doctrine de Plotin. Après la mort d’Iamblique son maître, comme il était éloquent et présomptueux, il crut que la cour était le seul théâtre digne de ses talents. Il se flatta même de servir le paganisme, dont il était fort entêté, et d’arrêter le bras de l’empereur qui foudroyait toutes les idoles. Si l’on en veut croire Eunape son admirateur, Constantin le goûta tellement, qu’il ne pourvoit se passer de lui, et qu’il le faisait asseoir à sa droite dans les audiences publiques. Ce grand crédit, ajoute Eunape, alarma les favoris. La cour alloti devenir philosophe; ce rôle les eût embarrassés; il était plus court de perdre le réformateur; ils le firent, et cet homme rare fut comme Socrate victime de la calomnie. On répandit le bruit dans Constantinople que Sopâtre était grand magicien. La disette affligeait alors la ville, parce que les vents contraires fermaient le port aux vaisseaux qui apportaient le blé d’Alexandrie, et qui ne pouvaient y entrer que par un vent de midi. Le peuple affamé s’assembla au théâtre; mais, au lieu des acclamations dont il avait coutume de saluer l’empereur, ce n’était qu’un morne silence. Constantin, encore plus affamé d’éloges, en était désespéré. Les courtisans prirent ce moment pour lui insinuer que c’était Sopâtre qui tenait le vent de midi enchaîné par ses sortilèges. Le prince crédule lui fit sur l’heure trancher la tête. Le chef de cette cabale était Ablave, préfet du prétoire, à qui la gloire du philosophe portait ombrage. Tout ce récit sent l’ivresse d’un sophiste qui, dans l’ombre de son école, compose un roman sur les intrigues de cour. Suidas dit simplement que Constantin fit mourir Sopâtre pour faire connaitre l’horreur qu’il avait du paganisme; et il blâme ce prince par une raison excellente: c’est que ce n’est pas la force, mais la charité qui fait les chrétiens. Si l’on veut rendre justice à Constantin, on devinera aisément que ce fanatique téméraire, qui avait porté à la cour un zèle outré pour, l’idolâtrie, se sera laissé emporter à quelque trait d’insolence, ou même à quelque complot criminel qui méritait la mort.

Tout le monde connu retentissait du nom de Constantin. Ce prince travaillait avec ardeur à la conversion des rois barbares, et ceux-ci s’empressaient à leur  tour de lui envoyer des présents; ils recherchaient son amitié, et lui dressaient même des statues dans leurs états. On voyait dans son palais des députés de tous les peuples de la terre : des Blemmyes, des Indiens, des Ethiopiens. Ils lui présentaient, comme un hommage de leurs monarques, ce que la nature ou l’art produisaient de plus précieux dans leur pays: des couronnes d’or, des diadèmes ornés de pierreries, des esclaves, de riches étoffes, des chevaux, des boucliers, des armes. L’empereur ne se laissait pas vaincre en magnificence; non content de surpasser ces rois dans les présents qu’il leur envoyait á son tour, il enrichissait leurs ambassadeurs; il conférait aux plus distingués des titres de dignités romaines, et plusieurs d’entre eux, oubliant leur patrie, restèrent à la cour d’un prince si généreux.

Le plus puissant de tous ces rois était Sapor qui régnait en Perse. Constantin prit occasion de l’ambassade que lui envoyait ce prince pour tenter de l’adoucir en faveur des chrétiens. Sapor, animé contre eux par les mages et par les Juifs, les chargeait de tributs accablants. Il préparait dès-lors cette horrible persécution qui dura une grande partie de son règne, et dans laquelle il détruisit les églises et fit mourir tant d’évêques, tant de prêtres, et une foule innombrable de chrétiens de tout âge, de tout sexe, de toute condition. Il n’épargna pas même Usthazanes, vieillard vénérable qui avait été son gouverneur, et qui devait lui être cher par l’ancienneté et la fidélité de ses services. Constantin, affligé du malheureux sort de tant de fidèles, sentit que le moyen de leur procurer du soulagement n’était pas d’aigrir par des reproches ou des menaces un prince hautain et jaloux de son pouvoir absolu. Il accorda à ses ambassadeurs toutes leurs demandes, et écrivit au roi une lettre, où, sans paraitre instruit des desseins cruels de Sapor, il se contente de lui recommander les chrétiens, protestant qu’il prendra sur son compte tout ce que le roi voudra bien faire en leur faveur; il l’exhorte à ménager une religion si salutaire aux souverains. Il lui met sous les yeux, d’un côté l’exemple de Valérien persécuteur, que Dieu avait puni par le ministère de Sapor Ier, de l’autre les victoires que Dieu lui a fait remporter à lui-même sous l’étendard de la croix. Cette lettre ne fit aucun effet sur l’âme farouche du roi de Perse.

L’ambassade envoyée par ce prince avait pour but d’obtenir du fer dont il avait besoin pour fabriquer des armes. Les Perses ne s’étaient tenus en paix, depuis la victoire de Galère, que pour mieux se disposer à la guerre. Ce fut pendant quarante ans leur unique occupation. Ils attribuaient les mauvais succès précédents au défaut de préparatifs. Ils amusaient les Romains par des ambassades et par des présents, tandis qu’ils formaient des archers et des frondeurs, qu’ils dressaient leurs chevaux, forgeaient des armes, amassaient des trésors, laissaient à leur jeunesse le temps de se multiplier, assemblaient grand nombre d’éléphants, exerçaient à la milice jusqu’aux enfants. La culture des terres fut pendant ce temps-là abandonnée aux femmes. La Perse était très peuplée, mais, elle n’avait point de fer. Ils en demandèrent aux Romains, sous prétexte de ne s’en servir que contre les barbares leurs voisins. Constantin se doutait de leur dessein; mais, pour ne pas donner à Sapor occasion de rupture, se fiant d’ailleurs en tout événement sur la supériorité de ses forces, il leur en accorda. Ils en firent des javelots, des haches, des piques, des épées, de grosses lances : ils couvrirent de fer leurs cavaliers et leurs chevaux; et ce métal dangereux, obtenu de Constantin, servit entre les mains des Perses à désoler la Mésopotamie et la Syrie sons l’empire de ses successeurs.

Tous les honneurs que les nations étrangères s’empressaient de rendre à l’empereur, ne le flattèrent pas autant que les lettres qu’il reçut d’un solitaire qui, dans une caverne toute nue, était plus indépendant et plus riche que les plus grands rois. Constantin, qui sentait continuellement le besoin qu’il avait des secours du ciel, ne cessait, même au milieu de la paix, de demander aux évêques leurs prières et celles de leurs peuples. Il écrivit à saint Antoine, caché aux extrémités de l'empire, dans les déserts de la Thébaïde. Il voulut que ses enfants lui écrivissent aussi comme à leur père. Il le traitait avec le plus grand honneur, et lui offrait de fournir abondamment à tous ses besoins. Le saint, qui n’en connaissait aucun, n’était pas trop disposé à lui répondre. Enfin, à la prière de ses disciples, il écrivit à l’empereur et aux jeunes princes. Mais, loin de leur rien demander, il leur donna des avis plus précieux que tous les trésors. Ses lettres furent reçues avec joie. Il fit dans la suite plusieurs remontrances en faveur de saint Athanase. Il est fâcheux pour la gloire de Constantin qu’une injuste prévention l’ait emporté dans son esprit sur le respect qu’il portait au saint solitaire.

L’empereur termina cette année en donnant, le vingt-cinquième de décembre, le nom de César à Constant, le plus jeune de ses fils, qui était dans sa quatorzième année. On rapporte que la nuit suivante le ciel parut tout en feu. On devina, après l’événement, que ce phénomène avait été un présage des malheurs que causerait et qu’éprouverait le nouveau César.

       L’année suivante, 334, eut deux consuls distingués par leur naissance, par leur mérite et par les dignités dont ils avoient déjà été honorés. Le premier était Ranius Acontius Optatus. Il avait été proconsul de la Narbonnais, lieutenant de l’empereur dans l’Asturie et la Galice, et ensuite dans l’Asie, préteur, tribun du peuple, questeur de Sicile, sans compter d’autres magistratures que plusieurs villes de l’Italie lui avoient conférées. Les habitants de Noie lui érigèrent une statue de bronze. Constantin le nomma patrice, et c’est le premier qu’on sache avoir porté ce titre avec Jule Constance, frère de l’empereur. Quelques auteurs disent qu’après la mort de Bassien il épousa Anastasie; ce qui n’est pas aisé à croire, parce qu’il était païen; ceux de Noie lui donnèrent l’intendance de leurs sacrifices. L’autre consul fut Anicius Paulinus, appelé Junior, pour le distinguer de son oncle paternel, qui avait été consul en 325. Il fut préfet de Rome dans l’année même de son consulat, et posséda cette charge pendant toute l’année suivante. Il avait déjà été proconsul de l’Asie et de l’Hellespont; et dans l’inscriptions d’une statue qui lui fut élevée à Rome à la requête du peuple, avec l’agrément du sénat, de l’empereur et des Césars, on loue sa noblesse, son éloquence, sa justice, et son attention sévère à la conservation de la discipline. Il fit cette année la dédicace d’une statue que le sénat et le peuple de Rome érigèrent à Constantin.

Les Goths, subjugués deux ans auparavant, n’étaient de plus en état de combattre les Romains. Encore plus incapables de rester en paix, ils se vengèrent de leur défaite sur les Sarmates qui la leur avoient attirée. Ils avaient à leur tête Gébéric, prince guerrier, arrière-petit-fils de ce Cniva qui commandait les Goths dans la bataille où l’empereur Dèce perdit la vie. Les Sarmates avoient pour roi Wisimar, de la race des Asdingues, la plus noble et la plus belliqueuse de leur nation. Les Goths vinrent les attaquer sur les bords du fleuve Marisch, et les succès furent balancés pendant assez longtemps. Enfin, Wisimar ayant été tué dans une bataille avec la plus grande partie de ses soldats, la victoire demeura à Gébéric. Les vaincus, réduits à un trop petit nombre pour résister à de si puissants ennemis, prirent le parti de donner des armes aux limigantes; c’est ainsi qu’ils appelaient leurs esclaves; les maîtres se nommaient arcaragantes. Ces nouveaux soldats vainquirent les Goths; mais ils n’eurent pas plus tôt senti leur force, qu’ils la tournèrent contre leurs maîtres et les chassèrent du pays. Les Sarmates, au nombre de plus de trois cent mille, de tout âge et de tout sexe, passèrent le Danube et vinrent se jeter entre les bras de Constantin, qui s’avança jusqu’en Moesie pour les recevoir. Il incorpora dans ses troupes ceux qui étaient propres à la guerre; mélange mal entendu, qui contribua à corrompre la discipline des légions et à les abâtardir. Il donna aux autres des terres en Thrace, dans la petite Scythie, en Macédoine, en Pannonie, même en Italie; et ces barbares eurent à se féliciter d’un malheur qui les avait fait passer d’un état libre, mais turbulent et périlleux, à un doux assujettissement, où ils trouvaient le repos et la sûreté. Un autre corps de Sarmates se retira chez les Victovales, qui sont peut-être les mêmes que les Quades ultramontains, dans la partie occidentale de la haute Hongrie. Ceux-ci furent, vingt-quatre ans après, rétablis dans leur pays par les Romains, qui en chassèrent les limigantes.

Constantin avait déjà donné le consulat à Delmace, l’aîné de ses frères. Le second, nommé Jule Constance, fut consul en 335 avec Rufius Albinus. Il avait épousé en premières noces Galla, sœur de Rufin et de Céréal, consuls en 347 et 358. Il en avait eu Gallus, qui naquit en Toscane l’an 325 ou3; un autre fils que l’histoire ne nomme pas, et qui fut tué après la mort de Constantin, et une fille qui fut mariée à Constance, et dont on ignore aussi le nom. Sa seconde femme fut Basiline, fille de Julien, consul en 322, et sœur d’un autre Julien qui fut comte d’Orient. Elle mourut jeune, et laissa un fils nommé Julien comme son aïeul maternel; c’est le fameux Julien surnommé l’apostat, qui naquit vers la fin de l’an 331 à Constantinople, où son père et sa mère avoient été mariés. Rufius Albinus, collègue de Jule Constance, est, à ce qu’on croit, le fils de Rufius Volusianus, consul pour la seconde fois en 314. Une inscription le nommé philosophe. Il fut préfet de Rome l’année suivante.

L’empereur resta pendant toute celle-ci à Constantinople, si on excepte un voyage qu’il fit dans la haute Moesie, peu de jours après avoir célébré par des jeux le commencement de la trentième année de son empire, dans laquelle il entrait le vingt-cinquième de juillet. Une circonstance augmenta la joie et l’éclat de cette fête qu’on appelait les tricennales; c’est qu’aucun empereur depuis Auguste n’avait régné si longtemps. Nous avons un éloge de Constantin prononcé à l’occasion de cette solennité par Eusèbe de Césarée, dans le palais, en présence de l’empereur; c’est plutôt un livre qu’un discours. Pour l’honneur de Constantin, un si long et si froid panégyrique aurait bien dû l’ennuyer : ce qui n’arriva pas, si l’on en croit Eusèbe, qui se félicite du succès. On loue cependant Constantin d’avoir été en garde contre la flatterie; et l’histoire le compte entre le petit nombre des souverains qui n’en ont pas été dupes. Un jour un ecclésiastique s’étant oublié jusqu’à lui dire en face qu’il était bienheureux, puisque, après avoir mérité de régner sur les hommes en cette vie, il régnerait dans l’autre avec le fils de Dieu, il rebuta brusquement l’encens de ce prêtre : Gardez-vous, lui dit-il, de me tenir jamais un pareil langage; je n’ai besoin que de vos prière ; employez-les à demander pour moi la grâce d'être un digne serviteur de Dieu en ce monde et dans l’autre.

Il parait qu’entre ses frères il chérissait principalement Delmace. Jule Constance avait deux fils, dont l’aine Gallus toit déjà âge de dix ans. On ne voit pas que l’empereur ait honoré ce neveu d’aucune distinction. Mais il combla de faveurs les deux fils de Delmace. L’ainé, qui portait le même nom que son père, était déjà maître de la milice. Ce jeune prince montrait le plus beau naturel et ressemblait fort à l’empereur son oncle. Les gens de guerre dont il était aimé contribuèrent à son élévation. Il venait d’accroître leur estime par la promptitude avec laquelle il avait étouffé la révolte de Calocère. C’était un des derniers officiers de la cour, maître des chameaux de l’empereur, mais assez extravagant pour former le projet de se rendre indépendant, et assez hardi pour le déclarer. Il se fit des partisans et se saisit de l’ile de Chypre. Le jeune Delmace y passa à la tête de quelques troupes, et n’eut besoin que de le joindre pour le défaire et l’emmener prisonnier à Tarse, où il le traita comme un esclave et un brigand; il le fit brûler vif. Constantin fut charmé d’un service qui justifiait la préférence qu’il donnait à ce neveu. Il l’égala à ses trois fils en le nommant César le dix-huitième de septembre. Le cadet de Delmace, nommé Hannibalien comme un de ses oncles, eut le titre de nobilissime avec celui de roi des rois et des nations pontiques. L’empereur donna en mariage à celui-ci Constantine sa fille aînée. Elle reçut de son père la qualité d’Auguste. Ces deux princes avoient été instruits à Narbonne par le rhéteur Exupère, à qui ils procurèrent le gouvernement d’Espagne avec de grands richesses, quoique, à en juger par l’éloge qu’en fait Ausone, ce ne fût pas un homme d’un grand mérite.

Ces honneurs excitèrent la jalousie des fils de Constantin; elle s’accrut encore par de nouvelles faveurs, et produisit après sa mort les effets les plus funestes. Ce prince, qui avait eu tant d’occasions d’éprouver combien la multitude de souverains était onéreuse à l’empire, ne put se résoudre à priver de la souveraineté aucun de ses fils. Il fit dès cette année leur partage. Il leur associa Delmace et Hannibalien, sans donner aucun part á ses frères ni á ses autres neveux. Constantin, l’aîné de ses fils, eut ce qu’avait possédé Constance Chlore, c’est-á-dire, tout ce qui était vers  l’occident au-delà des Alpes, les Gaules, l’Espagne et la Grande-Bretagne. Constance eut l’Asie, la Syrie, l’Egypte. L’Italie, l’Illyrie et l’Afrique furent données à Constant; la Thrace, la Macédoine, l’Achaïe, à Delmace. Le royaume d’Hannibalien fut formé de l’Arménie mineure, des provinces de Pont et de Cappadoce : Césarée était la capitale de ses états. Entre les enfants de l'empereur, Constance était le plus chéri, à cause de sa soumission et de sa complaisance. Il avait eu pendant quelque temps le gouvernement des Gaules, peut-être lorsque Constantin son frère était employé contre les Goths. Il passa de là en Orient, et ce fut par prédilection que son père lui en laissa le commandement, comme de la plus belle portion de l’empire.

Il parut cette année à Antioche depuis la troisième heure du jour jusqu’à la cinquième, du côté de l’orient, un astre qui semblait jeter une épaisse fumée. L’auteur qui rapporte ce fait ne dit ni en quel jour ni combien de jours se fit voir cet astre. C’est apparemment la comète à laquelle des historiens crédules font l’honneur d’avoir annoncé la mort de Constantin.

Si la conjecture de quelques modernes est véritable; Népotien, qui fut consul avec Facundus en 336, avait pour mère Entropie, sœur de Constantin, et pour père Népotien, qui avait été consul sous Dioclétien en 301. L’empereur, après avoir honoré du consulat deux de ses frères, aura voulu faire le même honneur au fils de sa sœur; et ce sera ce même Népotien qui prit la pourpre quinze ans après , quand il eut appris la mort de Constant.

Constantin, fils aîné de l’empereur, était marié depuis quelque temps. On ignore le nom de sa femme. Cette année Constance épousa sa cousine germaine, fille de Jule Constance et de Galla. Julien se récrie contre ces mariages, qu’il prétend criminels. Il en prend avantage pour satisfaire sa mauvaise humeur contre Constantin et ses enfants. Mais il n’y avait encore aucune loi qui défendit ces alliances entre cousins germains. L’empereur célébra les noces, avec grand appareil; il voulut mener lui-même l’époux. Il sacrifia pourtant une partie de la joie et de l’agrément de la fête au soin d’y maintenir une honnêteté sévère; le festin et les divertissements furent donnés dans deux salles séparées, l’une pour les hommes, l’autre pour les femmes. Il fit à cette occasion des grâces et des largesses considérables aux villes et aux provinces.

Ce fut dans ce même temps qu’il reçut des Indiens orientaux une ambassade qui ressemblait à un hommage que des vassaux rendent à leur souverain, comme si sa puissance se fût étendue aussi loin que son nom. Ces princes lui envoyaient des pierres précieuses, des animaux rares; ils lui faisaient dire par leurs ambassadeurs qu’ils honoraient ses portraits, qu’ils lui érigeaient des statues, et qu’ils le reconnaissaient pour leur roi et leur empereur.

Tandis que la joie de ces fêtes se répandait dans tout l’empire, le bannissement d’Athanase tenait l’Eglise dans les larmes, et la mort terrible d’Arius en faisait verser à ses sectateurs. Nous avons laissé cet hérésiarque en  exil, aussi-bien qu’Eusèbe de Nicomédie, et leurs adhérons déclarés. Ils faut reprendre le fil de leurs intrigues, et montrer par quels artifices ils vinrent à bout de surprendre l’empereur, jusqu’à l’armer contre ceux-mêmes qu’il avait toujours respectés comme les défenseurs de la foi orthodoxe. Constantie, veuve de Licinius et sœur de l’empereur, avait auprès d’elle un prêtre arien déguisé, qui, ayant commencé par faire sa cour aux eunuques, s’était ensuite, par leur moyen, rendu maître de l’esprit de la princesse. Ce n’était pas un de ces directeurs vains et impérieux dont la tyrannie les expose à de fâcheux retours. Celui-ci, doux, flatteur, rampant, plus jaloux du solide que de l’éclat, gouverna d’abord Constantie, et ensuite l’empereur même, avec si peu de bruit, que l’histoire ignore son nom, et ne le fait connaitre que par ses œuvres. Quelques modernes, sans beaucoup de fondement, le confondent avec Acace surnommé le borgne, qui fut évêque de Césarée après Eusèbe. Dans les funestes tragédies qui suivirent, ce fut cet inconnu qui, toujours caché derrière la scène, donnait par des ressorts imperceptibles le mouvement à toute la cour. Il ne lui fut pas difficile de persuader à la princesse qu’Arius était l’innocente victime de l’envie. Constantie tomba malade, et son frère , attendri par sou état, plus encore par ses malheurs dont il était lui-même la cause, lui rendit des visites assidues. Comme elle était sur le point de mourir:

« Prince ( lui dit-elle en lui montrant ce prêtre), je vous recommande ce saint personnage; je me suis bien trouvée de ses sages conseils; donnez-lui votre confiance : c’est la dernière grâce que je puis obtenir de vous, et c’est pour votre salut que je la demande. Je meurs, et toutes les affaires de ce monde vont me devenir étrangères; mais je crains pour vous la colère de Dieu; on vous séduit : n’êtes-vous pas coupable de vous prêter à la séduction et de tenir en exil des hommes justes et vertueux?»

Ces paroles pénétrèrent le cœur de Constantin affaibli par la douleur : l’imposteur s’y établit aussitôt et s’y maintint jusqu’au dernier soupir du prince. Le premier effet de cette confiance fut le rappel d’Arius. L’empereur se laissa insinuer que sa doctrine était celle du concile même; qu’on ne le traitait en criminel que parce qu’on ne voulait pas l’entendre; que, si on lui permettait de se présenter au prince, il le satisferait pleinement par sa soumission aux décrets de Nicée. Qu’il vienne donc, dit l’empereur; et s’il fait ce que vous promettez, je le renverrai avec honneur à Alexandrie. On mande aussitôt Arius; mais ce rusé politique, guidé sans doute par son protecteur secret, affecta de douter de la réalité des ordres du prince, et resta dans son exil. Constantin, ardent dans ses désirs, lui écrit lui-même avec bonté, lui fait des reproches de son peu d’empressement, lui ordonne de se servir des voitures publiques, et lui promet l’accueil le plus favorable. C’était à ce degré de chaleur qu’Arius voulait amener le prince : il part sur-le-champ, se présente à l’empereur, et lui en impose par une profession de foi équivoque.

Le retour d’Arius entraînait celui de ses partisans : aussi Eusèbe et Théognis ne s’oublièrent pas. Mais, pour varier la scène, ils prirent un autre tour. Ils s’adressèrent aux principaux évêques catholiques. Ils s’excusaient de n’avoir pas souscrit à l’anathème, sur la connaissance particulière qu’ils avoient de la pureté des sentiments d’Arius; ils protestaient de la parfaite conformité de leur doctrine avec la décision de Nicée : Ce n’est pas, disaient-ils, que nous supportions notre exil avec impatience; ce n’est que le soupçon d’hérésie qui nous afflige; c’est l’honneur de l’épiscopat qui nous fait élever la voix; et puisqu’on a rappelé celui qu’on regarde comme l’auteur de la discorde, puisqu’on a bien voulu entendre ses défenses, jugez s’il serait raisonnable que par notre silence nous parussions nous reconnaître coupables. Ils priaient les évêques de les recommander à l’empereur, et de lui présenter leur requête. La circonstance était favorable, et la demande paraissait juste. Ils revinrent la troisième année de leur exil, et rentrèrent triomphants en possession de leurs églises, d’où ils chassèrent les deux évêques qu’on leur avait substitués. Eusèbe fut plus adroit dans la suite à masquer son hérésie: toujours acharné sur les catholiques, il sut couvrir la persécution sous des prétextes spécieux, et ne se déclara ouvertement arien qu’après la mort de Constantin. Bientôt, pour le malheur de l’Eglise, il regagna les bonnes grâces du prince; et l’on ne peut s’empêcher d’être surpris que les couleurs affreuses sous lesquelles l’empereur avait dépeint ce prélat, trois ans auparavant, dans sa lettre aux habitants de Nicomédie, se fussent sitôt effacées de son esprit. La lettre prouve que les impressions étaient bien vives dans Constantin, et le prompt retour de sa faveur qu’elles n’étaient pas bien profondes. Eusèbe s’était emparé du cœur de Constance, le fils bien-aimé de l’empereur; il n’en fallait pas davantage pour disposer de toute la cour. Le reste de l’histoire de Constantin n’est qu’un tissu de fourberies de la part des ariens, de faiblesses et d’illusions de la part du prince. Arius, malgré son habileté à se déguiser, ne trouva pas la même facilité dans Athanase. En vain s’efforça-t-il de rentrer dans la communion de son évêque; celui-ci refusa constamment de le recevoir, quelque instance que lui en fît Eusèbe, qui lui écrivit même à ce sujet les lettres les plus menaçantes.

Pour intimider Athanase, et le priver en même temps du plus ferme appui qu’il eût dans l’Eglise, Eusèbe fit tomber les premiers éclats de l’orage sur Eustathe, évêque d’Antioche. Il s’était élevé une dispute fort vive entre cet illustre prélat et Eusèbe de Césarée. Eustathe accusait Eusèbe d’altérer la foi de Nicée; Eusèbe de son côté attribuait à Eustathe l’erreur de Sabellius. Eusèbe de Nicomédie voulut terminer cette querelle à l’avantage de son ami par un coup de foudre. Il dressa son plan, et pour en cacher l’exécution à l’empereur, il feignit d’avoir un grand désir d’aller en dévotion à Jérusalem, et d’y visiter l’église célèbre que le prince y faisait bâtir. Il sort de Constantinople en grand appareil, accompagné de Théognis, son confident inséparable. L’empereur leur fournissait les voitures publiques, et tout ce qui pourvoit honorer leur voyage. Les deux prélats passent par Antioche; Eustathe les reçoit avec une cordialité vraiment fraternelle: de leur côté ils n’épargnent pas les démonstrations de la plus sincère amitié. Arrivés à Jérusalem, ils s’ouvrent de leur dessein à Eusèbe de Césarée et à plusieurs autres évêques ariens, et forment leur complot. Tous ces prélats les accompagnent comme par honneur dans leur retour à Antioche. Dès qu’ils sont dans la ville, ils s’assemblent avec Eustathe et quelques évêques catholiques qui n’étaient pas dans le secret, et donnent à leur assemblée le nom de concile. A peine avait-on pris séance, qu’ils font entrer une courtisanne, qui, portant un enfanta la mamelle, s’écrie qu’Eustathe est le père de cet enfant. Le saint prélat, rassuré par sa conscience et par sa fermeté naturelle, ordonne à cette femme de produire des témoins; elle répond avec impudence qu’on n’en appela jamais pour commettre un pareil crime. Les ariens lui défèrent le serment: elle jure à haute voix qu’elle a eu cet enfant d’Eustathe : et sur-le-champ ces juges équitables, sans autre information ni autre preuve prononcent la sentence de déposition contre Eustathe. Les évêques catholiques, étonnés d’une procédure aussi irrégulière, récla­ment en vain contre ce jugement. Eusèbe et Théognis volent à Constantinople pour prévenir l’empereur, et laissent leurs complices assemblés à Antioche.

Une imposture si grossière, et la déposition du saint prélat soulevèrent tous ceux qui n’étaient pas vendus à la faction arienne. Le conseil de la ville, les habitants, les soldats de la garnison se divisent en deux partis; ce n’est plus que confusion, injures, menaces. On était près de s’égorger, et Antioche allait nager dans le sang, quand une lettre de l’empereur et l’arrivée du comte Stratège, qui se joignit à Acace, comte d’Orient, apaisèrent les esprits. Constantin manda Eustathe. Les ennemis du prélat ne comptaient pas qu’une accusation si mal appuyée fût écoutée de l’empereur; ils changèrent de batterie, et accusèrent Eustathe d’avoir autrefois outragé l’impératrice Hélène; c’était toucher le prince par l’endroit le plus sensible; d’ailleurs Constantin rendait l’évêque responsable de la sédition. Eustathe, avant que de quitter son peuple, l’exhorta à demeurer ferme dans la foi de la consubstantialité : on reconnut dans la suite combien ses dernières paroles avoient jeu de force. Il ne lui était pas difficile de se justifier devant l’empereur; mais ce prince, aveuglé par la calomnie, le relégua en Thrace, où il mourut. Cette malheureuse prostituée qui avait servi d’organe à des prélats plus méchants qu’elle, se voyant peu de temps après à l’article de la mort, déclara en présence d’un grand nombre d’ecclésiastiques l’innocence d’Eustathe et la fourberie d’Eusèbe. Elle prétendait pourtant être moins coupable, parce qu’en effet elle avait eu cet enfant d’un artisan nommé Eustathe; et c’était sans doute cette criminelle équivoque, qui, jointe à l’argent d’Eusèbe, avait facilité la séduction. Asclépas de Gaza, attaché au saint évêque et à la foi catholique, fut en même temps chassé de son église. D’un autre côté Basiline, seconde femme de Jule Constance, fit exiler Eutrope, évêque d’Andrinople, censeur intrépide de la doctrine et de la conduite d’Eusèbe, qui était parent de cette princesse.

Paulin de Tyr et Eulalius, ayant successivement, rempli la place d’Eustathe, et étant morts en moins d’un an, il s’éleva de nouvelles contestations. Le parti arien, à la tête duquel étaient la plupart des évêques du prétendu concile, demandait Eusèbe de Césarée. Les catholiques s’opposaient à son élection. Les premiers en écrivirent à l’empereur, et en même temps Eusèbe, soit pour se faire presser, soit qu’il pressentît que cette nouvelle division déplairait à Constantin, lui manda qu’il s’en tenait à la rigueur des canons, et qu’il le priait de permettre qu’il restât attaché à sa première épouse. Ce refus d’Eusèbe fut accepté plus aisément peut-être qu’il ne l’aurait désiré. Le prince écrivit aux évêques et aux habitants d’Antioche pour les détourner de choisir Eusèbe: il leur proposa lui-même deux ecclésiastiques très dignes, disait-il, de l’épiscopat, sans cependant exclure tout autre qu’on voudrait élire; et ce qui fait voir que Constantin était alors entièrement obsédé par les ariens, c’est que ces deux prêtres, Euphrone de Césarée en Cappadoce, et George d’Aréthuse, étaient deux ariens décidés. Le premier fut élu; et l’empereur dédommagea la vanité d’Eusèbe par les louanges qu’il lui prodigua sur le généreux sacrifice qu’il avait fait à la discipline ecclésiastique. Celui-ci n’a pas manqué de rapporter en entier, dans la vie de Constantin, les lettres de l’empereur qui contiennent son éloge; et de toute l’histoire de la déposition d’Eustathe, c’est presque la seule partie qu’il ait jugé à propos de conserver. Le siège d’Antioche étant occupé par les ariens jusqu’en 361, les catholiques abandonnèrent les églises et tinrent à part leurs assemblées: on les nomma eustathiens.

Eusèbe de Nicomédie, jugeant d’Athanase par lui-même, se flattait que ces marques effrayantes de son crédit et de sa puissance feraient enfin trembler l’évêque d’Alexandrie. Il le presse encore de recevoir Arius, et le trouve encore inflexible. Maître de la main comme de l’esprit de l’empereur, il l’engage à écrire plusieurs lettres à Athanase. Il en prévoyait le succès. Sur le refus du saint évêque, il prend occasion d’aigrir le prince : secondé par Jean Arcaph, chef des méléciens, et par une foule d’évêques et d’ecclésiastiques qui, cachant leur concert, n’étaient que les échos d’Eusèbe, il dépeint Athanase comme un séditieux, un perturbateur de l’église, un tyran, qui, à la tête d’une faction de prélats dévoués à ses caprices, régnait à Alexandrie, et se faisait obéir le fer et le feu à la main. L’accusé se justifiait en rejetant toutes les injustices et les violences sur ses adversaires; et ses preuves étaient si bien appuyées, que l’empereur ne savait à quoi s’en tenir. Enfin Constantin, lassé de ces incertitudes, mande pour dernière décision à Athanase qu’il veut terminer toutes ces querelles; que l’unique moyen, est de ne fermer à personne l’entrée de l’Eglise; qu’aussitôt qu’Athanase connaitra sa volonté par cette lettre, il se garde bien de rebuter aucun de ceux qui se présenteront; que, s’il contrevient à ses ordres, il sera chassé de son siège. L’évêque, peu effrayé de la menace d’une déposition injuste, représente avec une fermeté respectueuse quelle plaie ferait à l’Eglise une aveugle indulgence pour des gens anathématisés par un concile œcuménique dont ils éludent encore les décrets. L’empereur parut se rendre à la force de ses raisons.

L’équité du prince aigrissait le dépit d’Eusèbe. Il connaissait enfin Athanase; n’espérant plus le vaincre, il résolut de le perdre. Les chefs du parti arien, concertés avec les méléciens, qu’ils avoient gagnés par argent, font d’abord courir le bruit que son ordination est nulle, ayant été faite par fraude et par violence. Comme la fable imaginée sur ce point était démentie par l’évidence, et qu’il s’agissait de frapper l’esprit du prince, ils crurent ensuite plus à propos de lui supposer des crimes d’état. Ils l’accusèrent d’avoir, de sa pleine autorité, imposé un tribut aux Egyptiens, et d’exiger des tuniques de lin pour l’église d’Alexandrie. Les prêtres Apis et Macaire, qui se trouvaient alors à Nicomédie, ne furent pas embarrassés à justifier leur évêque: ils montrèrent à l’empereur que c’était une contribution libre, autorisée par l’usage pour le service de l’église. Les accusateurs, sans se rebuter, chargèrent le saint évêque de deux forfaits énormes. Le premier était un crime de lèse-majesté: il avait, disaient-ils, fomenté la révolte de Philumène en lui fournissant de grandes sommes d’argent; ce rebelle, inconnu d’ailleurs, est peut-être le même que Calocère. L’autre crime attaquait Dieu même: voici le fait dont ils abusaient. Dans une contrée de l’Egypte nommée Maréote, voisine d’Alexandrie, était un certain Ischyras, autrefois ordonné prêtre par Colluthe. Au concile d’Alexandrie, tenu en présence d’Osius, les ordinations de cet hérésiarque avoient été déclarées nulles. Mais, malgré la décision du concile, à laquelle Colluthe lui-même s’était soumis, Ischyras s’obstinait à exercer les fonctions sacerdotales. Athanase, faisant la visite de la Maréote, lui envoya Macaire, un de ses prêtres, pour le sommer de venir comparaitre devant l’évêque. Il était au lit, malade: on se contenta de lui signifier l’interdiction, et l’affaire n’eut pas alors d’autre suite. Mais dans le temps qu’Eusèbe mendiait de toute part des accusations contre Athanase, Ischyras vint lui offrir ses services; ils furent ac­ceptés: on lui promit un évêché: il déposa que Macaire, par ordre de l’évêque, s’était jeté sur lui tandis qu’il célébrait les saints mystères; qu’il avait renversé l’autel et la table sacrée, brisé le calice, brûlé les livres saints. Sur des crimes si graves Athanase fut mandé à la cour. L’empereur l’écouta, reconnut son innocence,  renvoya à son église, écrivit aux Alexandrins que les calomniateurs de leur évêque avoient été confondus, et que cet homme de Dieu ( c’est le terme dont il se servit ) avait reçu à sa cour le traitement le plus honorable. Ischyras, méprisé de l’empereur, et d’Eusèbe qu’il avait servi sans succès, vint se jeter aux pieds de son évêque, lui demandant pardon avec larmes. Il déclara en présence de plusieurs témoins, par un acte signé de sa main, que son accusation était fausse , et qu’il y avait été forcé par trois évêques méléciens qu’il nomma. Athanase lui pardonna, mais sans l’admettre à la communion de li qu’il n’eût accompli la pénitence prescrite par les canons.­

Les adversaires, tant de fois confondus, ne perdirent pas courage, persuadés que dans la multitude des coups il n’en faut qu’un pour faire une blessure mortelle. Arsène, évêque d’Hypsèle en Thébaïde, était du parti de Mélèce. Il disparut tout à coup; et les méléciens montrant de ville en ville la main droite d’un homme, publièrent que c’était celle d’Arsène qu’Athanase avait fait massacrer; qu’il lui avait coupé la main droite pour s’en servir à des opérations magiques: ils se plaignaient avec larmes qu’il eût caché le reste de son corps: ils ressemblaient à ces anciens fanatiques de l’Egypte qui cherchaient les membres épars d’Osiris. Jean Arcaph jouait dans cette pièce le principal rôle. La chose fit grand bruit à la cour. Le prince commit, pour en informer, le censeur Delmace, qui se trouvait alors à Antioche; il envoya Eusèbe et Théognis pour assister au jugement. Athanase, mandé par Delmace, sentit bien que le défaut de preuve de la part de ses adversaires ne suffirait pas pour le justifier, et qu’il fallait les confondre en leur prouvant qu’Arsène était vivant. Il le fait chercher par toute l’Egypte. On découvre sa retraite; c’était un monastère près d’Antéople en Thébaïde; mais quand on y arriva, il en était déjà sorti pour se sauver ailleurs. On se saisit du supérieur du monastère, et d’un moine qui avait procuré l’évasion: on les amène à Alexandrie devant le commandant des troupes d’Egypte; ils avouent qu’Arsène est vivant, et qu’il a été retiré chez eux. Le supérieur avertit aussitôt Jean Arcaph que l’intrigue est découverte, et que toute l’Egypte sait qu’Arsène est en vie. La lettre tombe entre les mains Athanase. On trouve le fugitif caché à Tyr; il nie d’abord qu’il soit Arsène, mais il est convaincu par Paul, évêque de la ville, dont il était parfaitement connu. Athanase envoie à Constantin, par le diacre Macaire, toutes les preuves de l’imposture. L’empereur révoque aussitôt la commission donnée à Delmace; il rassure l’évêque d’Alexandrie, et l’exhorte à n’avoir plus désormais d’autre soin que les fonctions du saint ministère, et à ne plus craindre les manœuvres des méléciens; il ordonne que cette lettre soit lue dans l’assemblée du peuple, afin que personne n’ignore ses sentiments et sa volonté. Les menaces du prince firent taire quelque temps la calomnie, et le calme semblait rétabli. Arsène lui-même écrivit, de concert avec son clergé, une lettre à son métropolitain, pour lui demander d’être admis à sa communion. Jean suivit cet exemple, et s’en fit honneur auprès de l’empereur. Le prince était ravi de joie, dans l’espérance que les méléciens aloient à la suite de leur chef se réunir au corps de l’Eglise.

Mais cette paix ne fut pas de longue durée. L’opiniâtreté des ariens l’emporta enfin sur les bonnes intentions de l’empereur. C’étaient des évêques dont l’extérieur n’avait rien que de respectable, qui criaient sans cesse et qui faisaient répéter à toute la cour qu’Athanase était coupable des crimes les plus énormes; qu’il s’en procurait l’impunité a force d’argent; que c’était ainsi qu’il avait fait changer de langage à Jean le Mélécien; que le nouvel Arsène était un personnage de théâtre; qu’il était étrange que sous un prince vertueux l’iniquité restât assise sur un des plus grands sièges du monde. Jean, regagné par les ariens, consentait lui-même à se déshonorer; il avouait à l’empereur qu’il s’était laissé corrompre. Constantin, d’un caractère franc et généreux, était fort éloigné de soupçonner une si noire perfidie. Tant de secousses lui firent enfin lâcher prise; il abandonna Athanase à ses ennemis; c’était l’abandonner que de le laisser à la discrétion d’un concile dont Eusèbe devait être le maître. Le choix de la ville de Césarée en Palestine, dont Vautre Eusèbe était évêque, annonçait déjà le succès : aussi le saint prélat refusa-t-il de s’y rendre. Les ariens en prirent avantage; et pendant deux ans et demi que dura le refus d’Athanase, c’était, à les entendre, un coupable qui fuyait son jugement. Enfin l’empereur, comme pour condescendre aux répugnances et aux craintes de l’accusé, change le lieu de l’assemblée, et l’indique à Tyr. Il voulait qu’après avoir pacifié dans cette ville toutes les querelles, les pères du concile, réunis dans le même esprit, se transportassent à Jérusalem pour y faire ensemble la dédicace de l’église du Saint-Sépulcre. Il manda aux évêques, dont plusieurs étaient depuis longtemps à Césarée, de se rendre à Tyr, afin de remédier en diligence aux maux de l’Eglise. Sa lettre, sans nommer Athanase, marque as­sez qu’il était étrangement prévenu contre ce saint personnage, et entièrement livré à ses ennemis. Il assure ceux-ci qu’il a exécuté tout ce qu’ils lui ont demandé; qu’il a convoqué les évêques qu’ils désirent d’avoir pour coopérateurs; qu’il a envoyé le comte Denis afin de maintenir le bon ordre dans le concile; il proteste que, si quelqu’un de ceux qu’il a mandés se dispense d’obéir sous quelque prétexte que ce soit, il le fera sur-le-champ chasser de son église. Cette lettre, qui convoquait le concile, en détruisit en même temps l’autorité; elle suffit seule pour en prouver l’irrégularité; le choix des évêques dévoués aux ariens, la présence du comte Denis environné d’appariteurs et de soldats, étaient autant d’abus que sut bien relever dans la suite le concile d’Alexandrie. Il s’y trouva pourtant un petit nombre d’évêques catholiques, entre autres Maxime de Jérusalem, qui a voit succédé à Macaire, Marcel d’Ancyre, et Alexandre de Thessalonique. L’assemblée était déjà composée de soixante prélats, avant l’arrivée des quarante-neuf évêques d’Egypte qu’Athanase y amena. Il n’y vint qu’à regret, sur les ordres réitérés de l’empereur, pour éviter le scandale que causerait dans l’Eglise l’injuste colère du prince qui le menaçait de l’y faire conduire par force. Le prêtre Macaire y fut amené chargé de chaînes. Archélaos, comte d’Orient et gouverneur de Palestine, se joignit au comte Denis.

On ne donna point de siège à Athanase; il fut obligé de se tenir debout en qualité d’accusé. D’abord, de concert avec les évêques d’Egypte, il récusa les juges comme ses ennemis. On n’eut aucun égard à sa récusation: comptant sur son innocence, il se détermina à répondre. Il lui fallut combattre les mêmes monstres qu’il avait déjà tant de fois terrassés. On fit revivre toutes les vieilles calomnies dont l’empereur avait reconnu la fausseté. Plusieurs évêques d’Egypte, vendus aux méléciens, se plaignirent d’avoir été outragés et maltraités par ses ordres. Ischyras, malgré le désaveu signé de sa main, reparut entre les accusateurs; et ce misérable fut encore une fois confondu par Athanase et par Macaire. Il n’y eut que les partisans d’Eusèbe qui trouvèrent plausibles les mensonges qu’ils avaient dictés; ils proposèrent au comte Denis d’envoyer dans la Maréote pour informer sur les lieux. La réclamation d’Athanase et de tous les orthodoxes ne put empêcher qu’on ne nommât pour commissaires six de ses plus mortels ennemis, qui partirent avec une escorte de soldats.

Deux accusations occupèrent ensuite le concile. On fi entrer une courtisanne effrontée, qui se mit à crier qu’elle avait fait vœu de virginité, mais qu’ayant eu le malheur de recevoir chez elle Athanase, il lui avait ravi l’honneur. Les juges ayant sommé Athanase de répondre, il se tint en silence; et l’un de ses prêtres, nommé Timothée, debout à côté de lui, se tournant vers cette femme :

Est-ce moi, lui dit-il, que vous accusez de vous avoir déshonorée?

C’est vous-même, s’é­cria-t-elle en lui portant le poing au visage, et lui pré­sentant un anneau qu’elle prétendait avoir reçu de lui; elle demandait justice en montrant du doigt Timothée, qu’elle appelait Athanase, l’insultant, le tirant à elle avec un torrent de paroles familières à ces femmes sans pudeur. Une scène si indécente couvrit les accusateurs de confusion, faisait rougir les juges, et rire les comtes et les soldats. On fit retirer la courtisanne malgré Athanase, qui demandent qu’elle fût interrogée, pour découvrir les auteurs de cette horrible calomnie. On lui répondit qu’on avait contre lui bien d’autres chefs plus graves, dont il ne se tirerait pas par des subtilités, et dont les yeux mêmes allaient juger. En même temps on tire d’une boîte une main desséchée: à cette vue tous se récrièrent, les uns d’horreur, croyant voir la main d’Arsène, les autres par déguisement pour appuyer le mensonge, et les catholiques par indignation, persuadés de l’imposture. Athanase, après un moment de silence, demanda aux juges si quelqu’un d’eux connaissait Arsène; plusieurs ayant répondu qu’ils le connaissaient parfaitement, il envoya chercher un homme qui attendait à la porte de la salle, et qui entra enveloppé d’un manteau. Alors Athanase lui faisant lever la tête: Est-ce là, dit-il, cet Arsène que j'ai tué, qu'on a cherché si longtemps, et à qui après sa mort j'ai coupé la main droite? C’était en effet Arsène lui-même. Les amis d’Ahanasse l’ayant amené à Tyr, l’avoient engagé à s’y tenir caché jusqu’à ce moment; et, après s’être prêté injustement aux calomniateurs, il se prêtait avec justice à confondre la calomnie. Ceux qui avoient dit qu’ils le connaissaient n’osèrent le méconnaître: après leur aveu, Athanase, retirant le manteau de côté, fit apercevoir une de ses mains; ceux que les ariens avoient abusés ne s’attendaient pas à voir l’autre, quand Athanase la leur découvrant: Voilà, dit-il, Arsène avec ses deux mainsle Créateur ne nous en a pas donné davantage; c'est à nos adversaires à nous montrer où l’on a pris la troisième. Les accusateurs devenus furieux à force de confusion, et comme enivrés de leur propre honte, remplissent toute l’assemblée de tumulte; ils crient qu’Athanase est un magicien, un enchanteur qui charme les yeux ils veulent le mettre en pièces. Jean Arcaph, profitant du désordre, se dérobe et s’enfuit. Lecomte Archélaos arrache Athanase des mains de ces frénétiques, et le fait embarquer secrètement la nuit suivante. Le saint évêque se sauva à Constantinople, et éprouva tout le reste de sa vie que les méchants ne pardonnent jamais le mal qu’ils ont voulu faire, et qu’à leurs yeux c’est un crime irrémissible pour l’innocence de n’avoir pas succombé. Ceux-ci se consolèrent de leur défaite en feignant de triompher; et, suivant l’ancienne maxime des calomniateurs, ils ne se lassèrent pas de renouveler des accusations mille fois convaincues de fausseté. Leurs historiens mêmes se sont efforcés de donner le change à la postérité. Mais ils ne peuvent persuader que des esprits complices de leur haine contre l’église catholique.

Les commissaires envoyés dans la Maréote y firent l’information au gré de la calomnie. Toutes les règles furent violés, et la cabale, soutenue par le préfet Philagre, apostat et très corrompu dans ses mœurs, y étouffa la vérité. Les catholiques protestèrent contre cette procédure monstrueuse. Alexandrie fut le théâtre de l’insolence d’une soldatesque effrénée qui donnait main forte aux prélats, et qui les divertissait par les insultes qu’elle faisait aux fidèles attachés à leur pasteur. Ces commissaires, à leur retour, ne trouvèrent plus à Tyr Athanase: il fut condamné sur leur information et sur tous les crimes dont il s’était justifié. La sentence de déposition fut prononcée; on lui défendit de rentrer dans Alexandrie. Jean le Mélécien et tous ceux de sa faction furent admis à la communion et rétablis dans leur dignité. Pour tenir parole à Ischyras, on le fit évêque d’un village où il fallut lui bâtir une église; et, afin que tout fût étrange dans l’histoire de ce concile, on ne tarda pas à regagner Arsène; il signa la condamnation de celui dont il prouvait lui-même l’innocence; les actes du concile furent envoyés à l’empereur. On avertit les évêques, par une lettre synodale, de ne plus communiquer avec Athanase convaincu de tant de forfaits, et qui, après une orgueilleuse résistance, ne s’était trouvé au concile que pour le troubler, pour y insulter les prélats, pour récuser d’abord et fuir ensuite le jugement. Les évêques catholiques refusèrent de souscrire, et se retirèrent avant la conclusion de l’assemblée.

Ce mystère d’iniquité était à peine consommé, que les évêques reçurent ordre de se transporter à Jérusalem pour y faire la cérémonie de la dédicace. Les lettres furent apportées par Marien, secrétaire de l’empereur, illustre par ses emplois, par sa vertu, et par la fermeté avec laquelle il avait confessé la foi sous les tyrans. Il était chargé de faire les honneurs de la fête, de traiter les évêques avec magnificence, et de distribuer aux pauvres de l’argent, des vivres et des habits. L’empereur envoyait de riches présents pour l’ornement de la basilique. Outre les évêques assemblés à Tyr, il en vint un grand nombre de toutes les parties de l’Orient. Il s’y trouva même un évêque de Perse, qu’on croit être saint Milles, qui, après avoir beaucoup souffert dans la persécution de Sapor, quitta la ville épiscopale, où il ne trouvait que des cœurs endurcis et rebelles au joug de la foi, et vint à Jérusalem sans autres richesses qu’une besace, où était le livre des Evangiles. Un nombre infini de fidèles accourut de toutes parts. Tous furent défrayés pendant leur séjour aux dépens de l’empereur. La ville retentissait de prières, d’instructions chrétiennes, d’éloges et du prince et de la basilique. On rendit cette fête annuelle; elle durait pendant huit jours, et c’était alors un prodigieux concours de pèlerins des pays les plus éloignés. Après la dédicace les autres évêques se retirèrent : il ne resta que les prélats du concile de Tyr.

Cette solennité brillante fut suivie d’un événement fâcheux pour l’Eglise. Arius et Euzoïus avoient surpris des lettres de Constantin. Ce prince, trompé par une profession de foi qui lui paraissait conforme à celle de Nicée, reconnut pourtant qu’il n’appartenait qu’à l’Eglise de prononcer en cette matière. Il renvoya Arius aux évêques assemblés à Jérusalem, et leur écrivit d’examiner avec attention la formule qu’il présentait, et de le traiter favorablement, s’il se trouvait qu’il eût été injustement condamné, ou qu’ayant mérité l’anathème, il fût revenu à résipiscence. Constantin ne s’apercevoir pas que mettre en doute la justice de la condamnation d’Arius, c’était porter atteinte au concile de Nicée, qu’il respectait lui-même. Il n’en fallait pas tant pour engager des ariens cachés à rétablir leur docteur et leur maître. Les prélats, réunis de nouveau à Jérusalem en forme de concile, reçoivent à bras ouverts Arius et Euzoïus; ils adressent une lettre synodale à tous les évêques du monde; ils y font valoir l’approbation de l’empereur, et reconnaissent pour très orthodoxe la profession de foi d’Arius. Ils invitent toutes les églises à l’admettre à la communion, lui et tous ceux qui en avoient été séparés avec lui. Ils écrivent en particulier à l’église d’Alexandrie, qu’il est temps de faire taire l’envie et de rétablir la paix; que l’innocence d’Arius est reconnue; que l’Eglise lui ouvre son sein, et qu’elle rejette Athanase. Marcel d’Ancyre ne voulut prendre aucune part à la réception d’Arius.

Les évêques venaient d’envoyer les lettres par lesquelles ils communiquaient avec complaisance leur décision à Constantin, lorsqu’ils en reçurent de sa part qui n’étaient pas aussi flatteuses. Athanase, s’étant échappé de Tyr, était venu à Constantinople; et, comme l’empereur traversait la ville à cheval, le prélat, accompagné de quelques  amis, se présenta sur son passage d’une manière si subite et si imprévue, qu’il étonna Constantin. Le prince ne l’aurait pas reconnu, sans quelques-uns de ses courtisans qui lui dirent qui il était, et l’injuste traitement qu’il venait d’essuyer. Constantin passait outre sans lui parler; et quoique Athanase demandât d’être entendu, l’empereur était prêt à le faire retirer par force. Alors l’évêque élevant la voix: Prince, lui dit-il, le Seigneur jugera entre vous et moi, puisque vous vous déclarez pour ceux qui me calomnient: je ne vous demande que de faire venir mes juges, afin que je puisse vous faire ma plainte en leur présence. L’empereur, frappé d’une requête si juste et si conforme à ses maximes, manda sur-le-champ aux évêques de venir lui rendre compte de leur conduite; il ne leur dissimula pas qu’on les accusait d’avoir procédé avec beaucoup d’emportement et de passion.

Cette lettre consterna la cabale. Les évêques mandés a la cour se dispersèrent aussitôt et s’en retournèrent dans leurs diocèses. Il n’en resta que six des plus hardis, à la tête desquels étaient les deux Eusèbes. Ils se rendirent devant l’empereur, et se gardèrent bien d’entrer en dispute avec Athanase. Selon leur méthode ordinaire, au lieu de prouver les accusations dont il s’agissait, ils en formèrent une nouvelle. Bien instruits de la prédilection de Constantin pour sa nouvelle ville, ils chargèrent le saint évêque d’avoir menacé d’affamer Constantinople en arrêtant le blé d’Alexandrie. Athanase eu beau représenter qu’un pareil attentat ne pouvait tomber dans l’esprit d’un particulier sans pouvoir et sans force, Eusèbe prétendit qu’Athanase était riche et chef d’une faction puissante. La seule imputation irrita tellement l’empereur, qu’incapable de rien écouter, il exila l’accusé à Trêves, se flattant d’ailleurs que l’éloignement de ce prélat inflexible endroit la paix à l’Eglise. Le saint fut reçu avec honneur par l’évêque Maximin, zélé pour la vérité; et le jeune Constantin, qui faisait sa résidence en cette ville, prit soin d’adoucir son exil par les traitements les plus généreux.

Les ariens, maîtres du champ de bataille, formèrent à Constantinople une nouvelle assemblée. On y fit venir de bien loin les évêques du parti. Ils se réunirent en grand nombre. Il fut proposé en premier lieu de donner un successeur à Athanase. L’empereur n’y voulut point consentir. On déposa Marcel d’Ancyre; et Basile fut nommé en sa place. Marcel n’avait jamais usé de ménagement à l’égard des ariens : il s’était signalé contre eux au concile de Nicée; il avait refusé de communiquer avec eux au concile de Jérusalem; il n’avait pas même voulu prendre part à la cérémonie de la dédicace; ce qu’on sut bien envenimer auprès de l’empereur, qui en fut fort irrité. Mais son plus grand crime’ était la guerre qu’il avait déclarée à un sophiste de Cappadoce nommé Astérius. Celui-ci était l’émissaire des ariens, et couroi de ville en ville prêchant leur doctrine. Marcel le confondit, et ce succès mit le comble à la haine que lui portaient déjà les hérétiques. Ils l’accusèrent de sabellianisme. Il fut justifié au concile de Sardique; mais ses écrits donnèrent dans la suite occasion de soupçonner sa foi, et plusieurs saints docteurs l’ont condamné comme ayant favorisé les erreurs de Photin. Quelques autres évêques furent encore déposés contre toute justice dans le concile de Constantinople.

Mais le grand ouvrage d’Eusèbe, ce qu’il avait le plus à cœur, c’était de forcer les catholiques à recevoir Arius. Après le concile de Jérusalem, cet hérésiarque était retourné à Alexandrie. Il se flattait que l’exil d’Athanase ferait tomber devant lui toutes les barrières. Il trouva les esprits plus aigris que jamais. On le rebuta avec horreur. Déjà les troubles se rallumaient, quand l’empereur le rappela à Constantinople. Sa présence augmenta l’insolence de ses partisans et la fermeté des catholiques. Eusèbe pressait l’évêque Alexandre de l’admettre à sa communion ; et sur son refus, il le menaçait de déposition. L’évêque, mille fois plus attaché à la pureté de la foi qu’à sa dignité, n’était point ébranlé de ces menaces. L’empereur, fatigué d’une contestation si opiniâtre, voulut la terminer. Il fait venir devant lui Arius, et lui demande s’il adhère aux décrets de Nicée.

Arius répond, sans balancer, qu’il y souscrit de cœur et d’esprit, et présente une profession de foi où l’erreur était adroitement couverte sous des termes de l’Ecriture. L’empereur, pour plus grande assurance, l’oblige de jurer que ce sont là sans détour ses véritables sentiments. Il n’en fait aucune difficulté. Quelques auteurs prétendent que, tenant le symbole de Nicée entre ses mains et la formule de sa croyance hérétique cachée sous son bras, il rapportait à celle-ci le serment qu’il paraissait prononcer sur l’autre. Mais Arius était apparemment trop habile pour user en pure perte d’une pareille ruse, et trop éclairé pour ignorer qu’une restriction mentale ne rabat rien d’un parjure. Constantin satisfait de sa soumission: Allez, lui dit-il, si votre foi s’accorde avec votre serment, vous êtes irrépréhensible : si elle n’y est pas conforme, que Dieu soit votre juge. En même temps il mande à Alexandre de ne pas différer d’admettre Arius à la communion. Eusèbe, porteur de cet ordre, conduit Arius devant Alexandre, et signifie à l’évêque la volonté du prince. L’évêque persiste dans son refus. Alors Eusèbe haussant la voix : Nous avons malgré vous, lui dit-il, fait rappeler Arius; nous saurons bien aussi, malgré vous, le faire entrer demain dans votre église. Ceci se passait le samedi; et le lendemain tous les fidèles étant réunis pour la célébration des saints mystères, le scandale en devait être plus horrible. Alexandre, voyant les puissances de la terre déclarées contre lui, a recours au ciel : il y a voit sept jours que, par le conseil de Jacques de Nisibe, qui était alors à Constantinople, tous les catholiques étaient dans les jeûnes et dans les prières; et Alexandre avait passé plusieurs jours et plusieurs nuits enfermé seul dans l’église de la paix, prosterné et priant sans cesse. Frappé de ces dernières paroles d’Eusèbe, le saint vieillard accompagne de deux prêtres, dont l’un était Macaire d’Alexandrie, va se jeter au pied de l’autel : là, courbé vers la terre qu’il baignait de ses larmes : «Seigneur, dît-il d'une voix entrecoupée de sanglots, s’il faut qu’Arius soit demain reçu dans notre sainte assemblée, retirez du monde votre serviteur; ne perdez pas avec l’impie celui qui vous est fidèle. Mais, si vous avez encore pitié de votre Eglise, et je sais que vous en avez pitié, écoutez les paroles d’Eusèbe, et n’abandonnez pas votre héritage à la ruine et à l’opprobre. Faites disparaitre Arius, de peur que, s’il entre dans votre Eglise, il ne semble que l’hérésie y soit entrée avec lui, et que le mensonge ne s’asseye dans la chaire de vérité.»

Tandis que cette prière d’Alexandre s’élevait au ciel avec ses soupirs, les partisans d’Arius promenaient celui-ci comme en triomphe dans la ville pour le montrer au peuple. Lorsqu’il passait avec un nombreux cortège par la grande place auprès de la colonne de porphyre, il se sentit pressé d’un besoin naturel, qui l'obligea de gagner un lieu public, tel qu’il y en avait alors dans toutes les grandes villes. Le domestique qu’il avait laissé au-dehors, voyant qu’il tardait beaucoup, craignit quelque accident; il entra et le trouva mort, renversé par terre, nageant dans son sang, et ses entrailles hors de son corps. L’horreur d’un tel spectacle fit d’abord trembler ses sectateurs; mais, toujours endurcis, ils attribuèrent aux sortilèges d’Alexandre un châtiment si bien caractérisé par toutes les circonstances. Ce lieu cessa d’être fréquenté; on n’osait en approcher dans la suite, et on le montrait au doigt comme un monument de la vengeance divine. Longtemps après, un arien riche et puissant acheta ce terrain, et y fit bâtir une maison , afin d’effacer la mémoire de la mort funeste d’Arius.

Le bruit s’en répandit bientôt dans tout l’empire. Les ariens en rougissaient de honte. Le lendemain, jour de dimanche, Alexandre, à la tête de son peuple, rendit à Dieu des actions de grâces solennelles, non pas de ce qu’il avait fait périr Arius, dont il plaignait le malheureux sort, mais de ce qu’il avait daigné étendre son bras et repousser l’hérésie, qui marchait avec audace pour forcer l’entrée du sanctuaire. Constantin fut convaincu du parjure d’Arius; et cet événement le confirma dans son aversion pour l’arianisme, et dans son respect pour le concile de Nicée. Mais les ariens, après la mort de leur chef, trouvant dans Eusèbe de Nicomédie autant de malice, et encore plus de crédit, continuèrent de tendre des pièges à la bonne foi de l’empereur; et il ne cessa pas d’être la dupe de leur déguisement. Les habitants d’Alexandrie sollicitaient vivement le retour de leur évêque : on faisait dans la ville des prières publiques pour obtenir de Dieu cette faveur: saint Antoine écrivit plusieurs fois à Constantin pour lui ouvrir les yeux sur l’innocence d’Athanase, et sur la fourberie des méléciens et des ariens. Le prince fut inexorable. Il répondit aux Alexandrins par des reproches de leur opiniâtreté et de leur humeur turbulente; il imposa silence au clergé et aux vierges sacrées, et protesta qu’il ne rappellerait jamais Athanase; que c’était un séditieux, condamné par un jugement ecclésiastique. Il manda à saint Antoine qu’il ne pourvoit se résoudre à mépriser le jugement d’un concile; qu’à la vérité la passion emportait quelquefois un petit nombre de juges; mais qu’on ne lui persuaderait pas qu’elle eût entraîné le suffrage d’un si grand nombre de prélats illustres et vertueux; qu’Athanase était un homme emporté, superbe, querelleur, intraitable: c’était en effet l’idée que les ennemis d’Athanase donnaient de lui à l’empereur, parce qu’ils connaissaient l’aversion de ce prince pour les hommes de ce caractère. Il ne pardonna pas même cet esprit de cabale à Jean le Mélécien, qui venait d’être si bien traité par le concile de Tyr. Ayant appris qu’il était le chef du parti opposé à Athanase, il l’arracha, pour ainsi dire, d’entre les bras des méléciens et des ariens  et l’envoya en exil, sans vouloir écouter aucune sollicitation en sa faveur. Toutefois dans les derniers moments de sa vie il revint de son injuste préjugé. Mais, avant que de raconter la mort de ce prince, il est à propos de donner une idée des lois qu’il avait faites depuis le concile de Nicée.

Dès le commencement du schisme des donatistes, Constantin les avait exclus des grâces qu’il répandit sur l’église d’Afrique. Il tint la même conduite à l’égard de tous ceux que le schisme ou l’hérésie séparait de la communion catholique: il déclara par une loi que, non seulement ils n’auraient aucune part aux privilèges accordés à l’Eglise, mais que leurs clercs seraient assujettis à toutes les charges municipales. Cependant il montra dans le même temps quelques égards pour les novatiens. Comme on les inquiétait sur la propriété de leurs temples et de leurs cimetières, il ordonna qu’on leur laissât la libre possession de ces lieux, supposé qu’ils eussent été légitimement acquis, et non pas usurpés sur les catholiques. Vers la fin de sa vie il devint plus sévère; il publia contre les hérétiques un édit dans lequel, à la suite d’une véhémente invective, il leur déclare qu’après les avoir tolérés, comme il voit que sa patience ne sert qu’à donner à la contagion la liberté de s’étendre, il est résolu de couper le mal dans sa racine: en conséquence, il leur défend de s’assembler, soit dans les lieux publics, soit dans les maisons des particuliers; il leur ôte leurs temples et leurs oratoires, et les donne à l’église catholique. On fit la recherche de leurs livres; et comme on en trouva plusieurs qui traitaient de magie et de maléfices, on arrêta les possesseurs pour les punir selon les ordonnances. Cet édit fit revenir un grand nombre d’hérétiques; les uns de bonne foi, les autres par hypocrisie. Ceux qui demeurèrent obstinés, étant privés de la liberté de s’assembler et de séduire par leurs instructions, laissèrent peu de successeurs; et ces plantes malheureuses se séchèrent in­sensiblement, et se perdirent enfin tout-à-fait faute de culture et de semence.

Les novatiens, quoiqu’ils fussent nommés dans l’édit, furent encore traités avec indul­gence; ils étaient moins éloignés que les autres des sentiments catholiques, et l’empereur aimait Acèse leur évêque. On laissa aussi subsister tranquillement ceux des cataphryges qui se renfermaient dans la Phrygie et dans les contrées voisines : c’était une espèce de montanistes. L’édit ne parle point des ariens : ils ne formaient pas encore de secte séparée; et depuis leur rétractation simulée, l’empereur, loin de les regarder comme exclus de l’Eglise, s’efforçait de les faire rentrer dans son sein. Il s’était fait instruire de la doctrine et des pratiques des diverses sectes par Stratège, dont il changea le nom en celui de Musonien. C’était un homme né à Antioche, qui fit fortune auprès de Constantin par son savoir et par son éloquence dans les deux langues. II était attaché à l’arianisme, et parvint sous Constance à des honneurs qui mirent au grand jour ses bonnes et ses mauvaises qualités.

Eusèbe dit que Constantin se fit un devoir de confirmer par son autorité les sentences prononcées dans les conciles, et qu’il les faisait exécuter par les gouverneurs des provinces. Sozomène ajoute que, par un effet de son respect pour la religion, il permit à ceux qui avoient des procès de récuser les juges civils, et de supporter leurs causes au jugement des évêques; qu’il voulut que les sentences des évêques fussent sans appel comme celles de l’empereur, et que les magistrats leurs prêtassent le secours du bras séculier. Nous avons à la suite du code Théodosien un titre sur la juridiction épiscopale, dont la première loi, attribuée à Constantin et adressée à Ablave, préfet du prétoire, donne aux évêques une puissance suprême dans les jugements : elle ordonne que tout ce qui aura été décidé, en quelque matière que ce soit, par le jugement des évêques, soit regardé comme sacré, et sortisse irrévocablement son effet; même par rapport aux mineurs; que les préfets du prétoire et les autres magistrats tiennent la main à l’exécution; que, si le demandeur ou le défendeur , soit au commencement de la procédure, soit après les délais expirés, soit à la dernière audience, soit même quand le juge a commencé à prononcer, en appelle à l’évêque, la cause y soit aussitôt portée, malgré l’opposition de la partie adverse; qu’on ne puisse appeler d’un jugement épiscopal; que le témoignage d’un seul évêque soit reçu sans difficulté dans tous les tribunaux, et qu’il fasse taire toute contradiction. L’authenticité de cette loi fait une grande question entre les critiques. Il ne m’appartient pas d’entrer dans cette contestation. Le lecteur jugera peut-être que ceux qui soutiennent la vérité de la loi font plus d’honneur aux évêques, et que ceux qui l’attaquent comme fausse et supposée en font plus à Constantin. Cujas justifie ici la sagesse de ce prince par le mérite éminent des évêques de ce temps-là, et par leur zèle pour la justice. Constantin vit à la vérité dans l’Eglise ce qu’on y a vu dans tous les siècles, d’éclatantes lumières et de sublimes vertus : mais je doute que saint Eustathe, saint Athanase et Marcel d’Ancyre eussent été de l’avis de Cujas; du moins auraient-ils excepté des conciliabules fort nombreux.

La religion et les mœurs se soutiennent mutuellement. Aussi Constantin fut-il attentif à conserver la pureté des mœurs, surtout par rapport aux mariages. Dans ses ordonnances, il met toujours les adultères à côté des homicides et des empoisonneurs. Selon la jurisprudence romaine, qui avait suivi en ce point celle des Athéniens, les femmes qui tenaient cabaret étaient mises au rang des femmes publiques; elles n’étaient point sujettes aux peines de l’adultère : Constantin leur ôta cette impunité infamante; mais, par un reste d’abus, il laissa ce honteux privilège à leurs servantes; et il en apporte une raison qui n’est guère conforme à l’esprit du christianisme: C’est, dit-il, que la sévérité des jugements n’est pas faite pour des personnes que leur bassesse rend indignes de l'attention des lois. L’adultère était un crime public; c’est-à-dire que toute personne était reçue à en intenter accusation : pour empêcher que la paix des mariages ne fût mal à propos troublée, Constantin ôta l’action d’adultère aux étrangers; il la réserva aux maris, aux frères, aux cousins germains; et pour leur sauver le risque que couraient les accusateurs, il leur permit de se désister de l’accusation intentée, sans encourir la peine des calomniateurs. Il laissa aux maris la liberté que ses prédécesseurs leur avait accordée d’accuser leurs femmes sur un simple soupçon, sans s’exposer à la peine de la calomnie, pourvu que ce fût dans le terme de soixante jours depuis le crime commis ou soupçonné. Les divorces étaient fréquents dans l’ancienne république; Auguste en avait diminué la licence; mais la discipline s’était bientôt relâchée sur ce point, et les causes les plus légères suffisaient pour rompre le lien conjugal. Constantin le resserra : il retrancha aux femmes la faculté de faire divorce, à moins qu’elles ne pussent convaincre leurs maris d’homicide, d’empoisonnement, ou d’avoir détruit des sépultures, espèce de sacrilège qui se mettait depuis quelque temps à la mode. Dans ces cas, la femme pouvait reprendre sa dot; mais, si elle se séparait pour toute autre cause, elle était obligée de laisser à son mari jusqu’à une aiguille, dit la loi, et condamnée à un bannissement perpétuel. Le mari, de son côté, ne pouvait répudier sa femme et se remarier à une autre qu’en cas d’adultère, de poison, ou d’infâme commerce; autrement, il était forcé de lui rendre sa dot entière, sans pouvoir contracter un autre mariage: s’il se remariait, la première femme était en droit de s’emparer et de tous les biens du mari, et de la dot même de la seconde épouse. On voit que cette loi, toute rigoureuse qu’elle dût sembler alors, n’était pourtant pas encore conforme à celle de l’Evangile sur l’indissolubilité du mariage. Par une autre loi Constantin voulut arrêter les mariages contraires à la bienséance publique. Il déclara que les pères revêtus de quelque dignité ou de quelque charge honorable ne pourraient légitimer les enfants venus d’un mariage contracté avec une femme abjecte et indigne de leur alliance: il met en ce rang les servantes, les affranchies, les comédiennes, les cabaretières, les revendeuses, et les filles de ces sortes de femmes, aussi-bien que les filles de ceux qui faisaient trafic de débauche, ou qui combattaient dans l’amphithéâtre. Il ordonna que tous les dons, tous les achats faits en faveur des enfants, soit au nom du père, soit sous des noms empruntés, leur seraient retirés pour être rendus aux héritiers légitimes; qu’il en serait de même des donations et des achats en faveur de ces épouses : qu’en cas qu’on pût soupçonner quelque distraction d’effets ou quelque fidéicommis, on mettrait à la question ces malheureuses enchanteresses; qu’au défaut des parents, s’ils étaient deux mois sans se présenter, le fisc s’emparerait des biens; et qu’après une recherche sévère, ceux qui seraient convaincus d’avoir détourné quelque partie de l’héritage seraient condamnés à restituer le quadruple. En un mot, il prit toutes les précautions que la prudence lui suggéra pour arrêter le cours de ces libéralités, que la loi appelle des largesses impudiques. Il défendit, sous peine de la vie, de faire des eunuques dans toute l’étendue de l’empire, et ordonna que l’esclave qui aurait éprouvé cette violence serait adjugé au fisc, aussi-bien que la maison où elle aurait été commise, supposé que le maître de cette maison en eût été instruit.

Attentif à toutes les parties de l’administration civile, il ne perdit jamais de vue les intérêts des mineurs, exposés aux fraudes d’un tuteur infidèle, ou d’une mère capable de les sacrifier à une nouvelle passion. Il voulut que la négligence des tuteurs à payer les droits du fisc ne fût préjudiciable qu’à eux-mêmes. En quittant Rome, il prit soin de veiller aux approvisionnements de cette grande ville; il ne diminua rien des distributions qu’y avoient établies ses prédécesseurs. Les concussions palliées sous le prétexte d’achat de la part des officiers des provinces furent punies de la perte et de  la chose achetée et de l’argent donné pour cet achat. Il réprima l’avidité de certains officiers qui entreprenaient sur les fonctions des autres. Il régla l’ordre de leur promotion, et voulut connaitre, par lui-même ceux dont la capacité et la probité méritaient les premières places. Il arrêta les concussions des receveurs du fisc, et les usurpations des fermiers du domaine. Mais une preuve plus torte que tous les témoignages des historiens, et de la corruption des officiers de ce prince, et de l’horreur qu’il avait de leurs rapines, c’est l’édit qu’il adressa de Constantinople à toutes les provinces de l’empire: il mérite d’être rapporté en entier. L’indignation dont il porte le caractère fait honneur à ce bon prince; mais ce ton de  colère est peut-être en même temps une marque de la violence qu’il se faisait pour menacer, et de la répugnance qu’il sentait à exécuter ses menaces.

Que nos officiers, dit-il, cessent donc enfin, qu’ils cessent d’é­puiser nos sujets ; si cet avis ne suffit pas, le glaive fera le reste : qu’on ne profane plus par un infâme commerce le sanctuaire de la justice : qu’on ne fasse plus acheter les audiences, les approches, la vue même du président : que les oreilles du juge soient également ouvertes pour les plus pauvres et pour les riches : que l’audiencier ne fasse plus un trafic de ses fonctions, et que ses subalternes cessent de mettre à contribution les plaideurs : qu’on réprime l’audace des ministres inférieurs qui tirent indifféremment des grands et des petits, et qu’on arrête l’avidité insatiable des commis qui délivrent les sentences : c’est le devoir du supérieur de veiller à empêcher tous ces officiers de rien exiger des plaideurs. S’ils persistent à se créer eux-mêmes des droits imaginaires, je leur ferai trancher la tête : nous permettons à tous ceux qui auront éprouvé ces vexations d’en instruire le magistrat; s’il tarde d’y mettre ordre nous vous invitons à porter vos plaintes aux comtes des provinces, ou au préfet du prétoire, s’il est plus proche, afin que, sur le rapport qu’ils nous feront de ces brigandages, nous imposions aux coupables la punition qu’ils méritent.

Par un autre édit, ou peut-être par une autre partie du même édit, ce prince, sans doute pour intimider les juges corrompus et s’épargner la peine de les punir, permet aux habitants des provinces d’honorer par leurs acclamations les magistrats intègres et vigilants quand ils paraissent en public, et de se plaindre à haute voix de ceux qui sont malfaisants et injustes ; il promet de se faire rendre compte de ces divers suffrages publics par les gouverneurs et les préfets du prétoire, et d’en examiner les motifs. Les privilèges attachés aux titres honorables furent supprimés à l’égard de ceux qui avoient acquis ces titres par intrigues ou par argent, sans avoir les qualités requises. Il assura aux particuliers la possession des biens qu’ils achetaient du fisc, et déclara qu’ils en jouiraient paisiblement, eux et leur postérité, sans crainte qu’on les retirât jamais de leurs mains. Un trait qui prouve que les plus petits objets n’échappaient pas à Constantin, quand l’humanité y était intéressée, c’est qu’il ordonna par une loi que, dans les différentes répartitions qui se faisaient des terres du prince lors des nouvelles adjudications, on eût soin de mettre ensemble, sous un même fermier, les esclaves du domaine qui composaient une même famille: C’est, dit-il, une cruauté de séparer les enfants de leurs pères, les frères de leurs sœurs, et les maris de leurs femmes. Il fit aussi plusieurs règlements sur les testaments; sur l’état des enfants, quand la liberté de leur mère était contestée; sur l’ordre judiciaire, pour empêcher les injustices et les chicanes, pour éclairer et abréger les procédures. Les propriétaires des fonds par lesquels passaient les aqueducs furent chargés de les nettoyer; ils étaient en récompense exempts des taxes extraordinaires; mais la terre devait être confisquée, si l’aqueduc périssait par leur négligence. La quantité d’édifices que Constantin élevait à Constantinople, et d’églises qu’on bâtissait par son ordre dans toutes les provinces, demandait un grand nombre d’architectes: il se plaint de n’en pas trouver assez, et ordonne à Félix, préfet du prétoire d’Italie, d’encourager l’étude de cet art, en y engageant le plus qu’il sera possible de jeunes Africains de dix-huit ans, qui aient quelque teinture de belles-lettres. Afin de les y attirer plus aisément, il leur donne exemption de Charges personnelles pour eux; pour leurs pères et pour leurs mères; et il veut qu’on assure aux professeurs un honoraire convenable. Il est remarquable qu’il choisit par préférence des Africains, comme les jugeant plus propres à réussir dans les arts. Par une autre loi adressée au préfet du prétoire des Gaules, il accorde la même exemption aux ouvriers de toute espèce qui sont employés à la construction ou à la décoration des édifices, afin qu’ils puissent sans distraction se perfectionner dans leurs arts et instruire leurs enfants.

L’empereur commençait la soixante-quatrième année de sa vie; et, malgré ses travaux continuels, malgré les chagrins mortels qu’il avait essuyés, et la délicatesse de son tempérament, il devait a sa frugalité et a l’éloignement de toute espèce de débauche une santé qui ne s’était jamais démentie. Il avait conservé toutes les grâces de son extérieur; et les approches de la vieillesse ne lui avoient rien dérobé de ses forces. Il montrait encore la même vigueur, et dans tous les exercices militaires on le voyait avec la même facilité monter à cheval, marcher à pied, lancer le javelot. Il crut avoir besoin d’en faire une nouvelle épreuve contre les Perses.

Sapor, âgé de vingt-sept ans, étincelant de courage et de jeunesse, pensa qu'il était temps de mettre en œuvre les grands préparatifs que la Perse faisait depuis quarante ans. Il envoya redemander à Constantin les cinq provinces que Narsès vaincu avait été contraint d’abandonner aux Romains à l’occident du Tibre. L’empereur lui fit dire qu’il allait en personne lui porter sa réponse; en même temps il se prépara à marcher, disant hautement qu’il ne manquait à sa gloire que de triompher des Perses. Il fit donc assembler ses troupes, et il prit des mesures pour ne pas interrompre ses pratiques de religion, au milieu du tumulte de la guerre. Les évêques qui se trouvaient à sa cour s’offrirent tous avec zèle à l’accompagner et à combattre pour lui par leurs prières. Il accepta ce secours, sur lequel il comptait plus encore que sur ses armes, et les instruisit de la route qu’il devait suivre. Il fit préparer un oratoire magnifique, où il devait avec les évêques présenter ses vœux à l’arbitre des victoires; et, se mettant à la tête de son armée, il arriva à Nicomédie. Sapor avait déjà passé le Tigre et ravageait la Mésopotamie, lorsqu’ayant appris la marche de Constantin, soit qu’il fût étonné de sa promptitude, soit qu’il voulût l’amuser par un traité, il lui envoya des ambassadeurs pour demander la paix avec une soumission apparente. Il est incertain si elle fut accordée; mais les Perses se retirèrent des terres de l’empire, pour n’y rentrer que l’année suivante sous le règne de Constance.

La fête de Pâques, qui tombait cette année au troisième d’avril, trouva Constantin à Nicomédie. Il passa la nuit de la fête en prières au milieu des fidèles. Il avait toujours honoré ces saints jours par un culte très solennel; c’était sa coutume de faire allumer la nuit de Pâques, dans la ville où il se trouvait, dés flambeaux de cire et des lampes; ce qui rendait cette nuit aussi brillante que le plus beau jour; et dès le matin il faisait distribuer en son nom des aumônes abondantes dans tout l’empire. Peu de jours avant sa maladie, il prononça dans son palais un long discours sur l’immortalité de l’âme, et sur l’état des bons et des méchants dans l’autre vie. Après l’avoir prononcé, il arrêta un de ses courtisans qu’il soupçonnait d’incrédulité, et lui demanda son avis sur ce qu’il venait d’entendre. Il est presque inutile d’ajouter ce que Constantin aurait bien dû prévoir, que celui-ci, quoi qu’il en pensât, n’épargna pas les éloges. L’église des Apôtres, qu’il destinait à sa sépulture, venait d’être achevée à Constantinople; il donna ordre d’en faire la dédicace, sans attendre son retour, comme s’il eût prévu sa mort prochaine. En effet, peu après la fête de Pâques, il sentit d’abord quelque légère indisposition; ensuite, étant tombé sérieusement malade, il se fit transporter à des sources d’eaux chaudes, près d’Hélénople. Il n’y trouva aucun soulagement. Etant entré dans cette ville, que la mémoire de sa mère lui faisait aimer, il resta longtemps en prières dans l’église de Saint-Lucien; et, sentant que sa fin approchait, il crut qu’il était temps d’avoir recours à un bain plus salutaire, et de laver dans le baptême toutes les taches de sa vie passée. C’était un usage trop commun de différer le baptême jusqu’aux approches de la mort. Les conciles et les saints pères se sont souvent élevés contre cet abus dangereux. L’empereur, qui s’était exposé au risque de mourir sans la grâce du baptême, alors rempli de sentiments de pénitence, prosterné en terre, demanda pardon à Dieu, confessa ses fautes, et reçut l’imposition des mains.

S’étant fait reporter au voisinage de Nicomédie dans le château d’Achyron, qui appartenait aux empereurs, il fit assembler les évêques, et leur tint ce discours :

« Le voici enfin ce jour heureux auquel j’aspirais avec ardeur. Je vais recevoir le sceau de l'immortalité. J’avais dessein de laver mes péchés dans les eaux du Jourdain que notre Sauveur a rendues si salutaires en daignant s’y baigner lui-même. Dieu, qui sait mieux que nous ce qui nous est avantageux, me retient ici ; il veut me faire ici cette faveur. Ne tardons plus. Si le souverain arbitre de la vie et de la mort juge à propos de me laisser vivre, s’il me permet encore de me joindre aux fidèles pour participer à leurs prières dans leurs saintes assemblées, je suis résolu de me prescrire des règles de vie qui soient dignes d’un enfant de Dieu.»

Quand il eut achevé ces paroles, les évêques lui conférèrent le baptême selon les règles de l’Eglise, et le rendirent participant des saints mystères. Le prince reçut ce sacrement avec joie et reconnaissance; il se sentit comme renouvelé et éclairé d’une lumière divine. On le revêtit d’habits blancs; son lit fut couvert d’étoffes de même couleur, et dès ce moment il ne voulut plus toucher à la pourpre. Il remercia Dieu à haute voix de la grâce qu’il venait de recevoir, et ajouta : C’est maintenant que je suis vraiment heureux, vraiment digne d’une vie immortelle. Quel éclat de lumière! que je plains ceux qui sont privés de ces biens! Comme les principaux officiers de ses troupes venaient fondant en larmes lui témoigner leur douleur de ce qu’il les laissait orphelins, et qu’ils priaient le ciel de lui prolonger la vie : Mes amis, leur dit-il, la vie où je vais entrer est la véritable vie; je connais les biens que je viens d’acquérir, et ceux qui m’attendent encore. Je me hâte d’aller à Dieu.

C’est ainsi qu’Eusèbe, qui écrivit sous les yeux mêmes des fils de Constantin et de tout l’empire, deux ans après cet événement, raconte le baptême de ce prince, et ce témoignage est au-dessus de toute exception. Il est confirmé par ceux saint Ambroise, de saint Prosper, de Socrate, de Théodore, de Sozomène, d’Evagre, de Gélase de Cyzique, de saint Isidore et de la Chronique d’Alexandrie. Tant d’autorités ne sont contredites que par les faux actes de saint Sylvestre, et par quelques antres pièces de même valeur. Aussi la lèpre de Constantin et les fables qu’elle amené, le baptême donné dans Rome à ce prince avant le concile de Nicée par le pape Sylvestre, sa guérison miraculeuse, ne trouvent plus de croyance que dans l’esprit de ceux qui s’obstinent à défendre la donation de Constantin, pour le soutien de laquelle ce roman a été inventé. Il ne l’était pas encore, lorsque, peu d’années après la mort de ce prince, Julien, d’un côté, insultait les chrétiens en leur disant que leur baptême ne guérissait pas de la lèpre, et que, de l’autre , saint Cyrille, occupé à le confondre, ne disait pas en si belle occasion un seul mot ni de la lèpre ni de la guérison de Constantin.

Ce grand prince, régénéré pour le ciel, ne songea plus aux choses de la terre qu’autant qu’il fallait pour laisser ses enfants et ses sujets heureux.  Il légua à Rome et à Constantinople des sommes considérables pour faire en son nom des largesses annuelles. Il fit un testament par lequel il confirma le partage qu’il avait fait entre ses enfants et ses neveux, et le mit entre les mains de ce prêtre hypocrite qui avait procuré le rappel d’Arius; il lui fit promettre avec serment qu’il ne le remettrait qu’à son fils Constance. Il voulut que ses soldats jurassent qu’ils n’entreprendraient rien contre ses enfants ni contre l’Eglise. Malgré Eusèbe de Nicomédie, qui, toujours déguisé, ne l’abandonnait pas sans doute dans ses derniers moments, il se délivra du scrupule que lui causait l’exil d’Athanase, et ordonna qu’il fût renvoyé à Alexandrie. Ce saint prélat, incapable de ressentiment et plein de respect pour la mémoire de ce prince, quelque sujet qu’il eût de s’en plaindre, voulut bien l’excuser dans la suite, et se persuada que Constantin ne l’avait pas proprement exilé, mais que, pour le sauver des mains de ses ennemis, il l’a voit mis comme en dépôt en celles de son fils aîné qui le chérissait. Quelques auteurs ont prétendu que Constantin avait été empoisonné par ses frères, et qu’en étant instruit, il avait commandé à ses enfants de venger sa mort. C’est un mensonge inventé par les ariens pour justifier, aux dépens de ce prince, leur protecteur Constance, qui fit périr ses oncles. Constantin mourut le vingt-deuxième de mai, jour de la Pentecôte, à midi, sous le consulat de Félicien et de Titien , ayant régné trente ans neuf mois vingt-sept jours, et vécu soixante-trois ans deux mois et vingt-cinq jours.

Dès qu’il eut rendu le dernier soupir, ses gardes donnèrent des marques de la plus vive douleur; ils déchiraient leurs habits, se jetaient à terre et se frappaient la tête. Au milieu de leurs sanglots et de leurs cris lamentables ils l’appelaient leur maître, leur empereur, leur père. Les tribuns, les centurions, les soldats, si souvent témoins de sa valeur dans les batailles, semblaient vouloir encore le suivre au tombeau. Cette perte leur était plus sensible que la plus sanglante défaite. Les habitants de Nicomédie couraient tous confusément par les rues, mêlant leurs gémissements et leurs larmes. C’était un deuil particulier pour chaque famille; et cha­cun, pleurant son prince, pleurait son propre malheur.

Son corps fut porté à Constantinople dans un cercueil d’or couvert de pourpre. Les soldats, dans un morne silence, précédaient le corps et marchaient à la suite. On le déposa orné de la pourpre et du diadème dans le principal appartement du palais, sur une estrade élevée, au milieu d’un grand nombre de flambeaux portés par des chandeliers d’or. Ses gardes l’environnaient jour et nuit. Les généraux, les comtes et les grands-officiers venaient chaque jour, comme s’il eût été encore vivant, lui rendre leurs devoirs aux heures marquées et le saluaient en fléchissant le genou. Les sénateurs et les magistrats enroient ensuite à leur tour, et après eux une foule de peuple de tout âge et de tout sexe. Les officiers de sa maison se renvoient auprès de lui comme pour leur service ordinaire. Ces lugubres cérémonies durèrent jusqu’à l’arrivée de Constance.

Les tribuns, ayant choisi entre les soldats ceux qui avoient été les plus chéris de l’empereur, les dépêchèrent aux trois Césars pour leur porter cette triste nouvelle. Les légions répandues dans les diverses parties de l’empire n’eurent pas plus tôt appris la mort de leur prince, qu’animées encore de son esprit, elles résolurent comme de concert de ne reconnaître pour maîtres que ses enfants. Peu de temps après elles les proclamèrent Augustes, et se communiquèrent mutuellement par des courriers cet accord unanime.

Cependant Constance, moins éloigné que les deux autres Césars, arriva à Constantinople. II fit transporter le corps de son père à l’église des Apôtres. II conduisit lui-même le convoi : à sa suite marchait l’armée en bon ordre; les gardes entouraient le cercueil, suivi d’un peuple innombrable. Quand on fut arrivé à l’église, Constance, qui n’était encore que catéchumène, se retira avec les soldats, et on célébra les saints mystères. Le   corps fut déposé dans un tombeau de porphyre, qui n’était pas dans l’église même, mais dans le vestibule. Saint Jean Chrysostome dit que Constance crut faire un honneur distingué à son père en le plaçant à l’entrée du pa­lais des Apôtres. Vingt ans après, comme on fut obligé de rétablir cet édifice qui tombait déjà en ruine, on fit transférer le corps dans l’église de saint Acace; mais on le rapporta ensuite dans celle des Apôtres. Gilles, savant voyageur du seizième siècle, dit qu’on lui montra à Constantinople, près du lieu où avait été cette église, un tombeau de porphyre, vide et découvert, long de dix pieds, et haut de cinq  et demi, que les Turcs disaient être celui de Constantin.

Tout l’empire pleura ce grand prince. Ses conquêtes, ses superbes édifices dont il avait décoré toutes les provinces, Constantinople elle-même, qui tout entière était un magnifique monument érigé à sa gloire, avoient attiré l’admiration; ses libéralités et son amour pour ses peuples lui avoient acquis leur tendresse. Il aimait la ville de Reims; et c’est à lui sans doute, plutôt qu’à son fils, qu’on doit attribuer d’y avoir fait construire des thermes à ses dépens; l’éloge pompeux que porte l’inscription de ces thermes ne peut convenir qu’au père. Il avait déchargé Tripoli en Afrique et Nicée en Bithynie de certaines contributions onéreuses auxquelles les empereurs précédents avoient assujetti ces villes depuis plus d’un siècle. Il avait accepté le titre de stratège ou de préteur d’Athènes, dignité devenue depuis Gallien supérieure à celle d’archonte; il y faisait distribuer tous les ans une grande quantité de blé; et cette largesse était établie à perpétuité. Rome se signala entre les autres villes par l’excès de sa douleur. Elle se reprochait d’avoir causé à ce bon prince des déplaisirs amers, et de l’avoir forcé à préférer Byzance : pénétrée de regret, elle se faisait à elle-même un crime de l’élévation de sa nouvelle rivale. On ferma les bains et les marchés; on défendit les spectacles et tous les divertissements publics. On ne s’entretenait que de la perte qu’on avait faite. Le peuple déclarait hautement qu’il ne voulait avoir pour empereurs que les enfants de Constantin. Il demandait à grands cris qu’on lui envoyât le corps de son empereur; et la douleur augmenta quand ou sut qu’il restait à Constantinople. On rendait honneur à ses images, dans lesquelles on le représentait assis dans le ciel. L’idolâtrie, toujours bizarre, le plaça au nombre de ces mêmes dieux qu’il avait abattus; et, par un mélange ridicule, plusieurs de ses médailles portent el titre de Dieu avec le monogramme de Christ. Les cabinets des antiquaires en conservent d’autres telles que les décrit Eusèbe: on y voit Constantin assis dans un char attelé de quatre chevaux; il parait être attiré au ciel par une main qui sort des nues.

L’Eglise lui a rendu des honneurs plus solides. Tandis que les païens en faisaient un dieu, les chrétiens en ont fait un saint. On célébrait sa fête en Orient avec celle d’Hélène, et son office, qui est fort ancien chez les Grecs, lui attribue des miracles et des guérisons. On bâtit à Constantinople un monastère sous le nom de saint Constantin. On rendait des honneurs extraordinaires à son tombeau et à sa statue placée sur la colonne dé porphyre. Les pères du concile de Chalcédoine crurent honorer Marcien, le plus religieux des princes, en le saluant du nom de nouveau Constantin. Au neuvième siècle on récitait encore à Rome son nom à la messe avec celui de Théodose Ier et des autres princes les plus respectés. Il y avait sous son nom en Angleterre plusieurs églises et plusieurs autels. En Calabre est le bourg de Saint-Constantin, à quatre milles du mont Saint-Léon. A Prague en Bohème on a longtemps honoré sa mémoire, et l’on y conservait de ses reliques. Son culte et celui d’Hélène ont passé jusqu’en Moscovie; et les nouveaux Grecs lui donnent ordinairement le titre d’égal aux apôtres.

Les défauts de Constantin nous empêchent de souscrire à un éloge aussi hyperbolique. Les spectacles affreux de tant de captifs dévorés par les bêtes, la mort de son fils innocent, celle de sa femme , dont la punition trop précipitée prit la couleur de l’injustice, montrent que le sang des barbares coulait encore dans ses veines; et que, s’il était bon et clément par caractère, il devenait dur et impitoyable par emportement. Peut-être eut-il de justes raisons d’ôter la vie aux deux Licinius ; mais la postérité a droit de condamner les princes qui ne se sont pas mis en peine de se justifier à son tribunal. Il aima l’Eglise; elle lui doit sa liberté et sa splendeur; mais, facile à séduire, il l’affligea lorsqu’il croyait la servir : se fiant trop à ses propres lumières, et se reposant avec trop de crédulité sur la bonne foi des méchants qui l’environnaient, il livra à la persécution des prélats qui méritaient à plus juste titre d’être comparés aux apôtres. L’exil et la déposition des défenseurs de la foi de Nicée balancent au moins la gloire d’avoir convoqué ce fameux concile. Incapable lui-même de dissimulation, il fut trop aisément la dupe des hérétiques et des courtisans. Imitateur de Tite Antonin et de Marc-Aurèle, il aimait ses peuples et voulait en être aimé; mais ce fonds même de bonté qui les lui faisait chérir les rendit malheureux; il ménagea jusqu’à ceux qui les pillaient : prompt et ardent à défendre les abus, lent et froid à les punir; avide de gloire, et peut-être un peu trop dans les petites choses. On lui reproche d’avoir été plus porté à la raillerie qu’il ne convient à un grand prince, Au reste, il fut chaste, pieux, laborieux et infatigable, grand capitaine, heureux dans la guerre, et méritant ses succès par une valeur brillante et par les lumières de son génie  protégeant les arts et les encourageant par ses bienfaits. Si on le compare avec Auguste, on trouvera qu’il ruina l’idolâtrie avec les mêmes précautions et la même adresse que l’autre employa à détruire la liberté. Il fonda, comme Auguste, un nouvel empire; mais, moins habile et moins politique, il ne sut pas lui donner la même solidité; il affaiblit le corps de l’état en y ajoutant en quelque façon une seconde tête par la fondation de Constantinople; et transportant le centre du mouvement et des forces trop près de l’extrémité orientale, il laissa sans chaleur et presque sans vie les parties de l’occident, qui devinrent bientôt la proie des barbares.

Les païens lui ont voulu trop de mal pour lui rendre justice. Eutrope dit que, dans la première partie de son règne, il fut comparable aux princes les plus accomplis, et dans la dernière aux plus médiocres. Le jeune Victor, qui lui donne plus de trente et un an de régné, prétend que dans les dix premières années ce fut un héros, dans les douze suivantes un ravisseur, et un dissipateur dans les dix dernières. Il est aisé de sentir que de ces deux reproches de Victor, l’un porte sur les richesses que Constantin enleva à l’idolâtrie, et l’autre sur celles dont il combla l’Eglise.

Outre ses trois fils il laissa deux filles; Constantine, mariée d’abord à Hannibalien, roi de Pont, ensuite à Gallus; et Hélène, qui fut femme de Julien. Quelques auteurs en ajoutent une troisième qu’ils nomment Çonstantie, ils disent qu’ayant fait bâtir à Rome l’église et le monastère de Sainte-Agnès, elle s’y renferma après avoir fait vœu de virginité. Cette opinion ne porte sur aucun fondement solide.

 

 

LIVRE SIXIÈME.CONSTANTIN II, CONSTANT,CONSTANCE.

 

 

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.