HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |
LIVRE TREIZIÈME JULIEN L'APOSTATE.
La vanité de Julien était le ressort de ses vertus. C’est par là qu’on peut
expliquer les contrariétés de sa conduite: tantôt une clémence qui semble
héroïque, tantôt une rigueur implacable. Il préférait l’honneur de pardonner à
la sombre satisfaction de la vengeance; mais sa générosité n’était pas entière; il voulait en être payé par la gloire; et s’il pardonnait avec éclat, il se vengeait
aussi sans miséricorde, lorsque la circonstance ne lui semblait pas assez
heureuse pour faire admirer sa grandeur d’âme. Le premier jour de son arrivée à
Antioche, un officier nommé Thalasse, qui avait
contribué au désastre de Gallus, s’étant présenté avec les principaux de la
ville pour saluer l’empereur, Julien lui fit refuser l’entrée. Quelques
citoyens qui étaient en procès avec cet officier vinrent dès le lendemain, en
grand nombre, porter leurs plaintes à l’empereur. Thalasse, s’écrièrent-ils, l’ennemi de votre majesté est aussi le nôtre; il nous a
ravi nos biens. Julien reconnut aisément qu’ils voulaient profiter de la
disgrâce de leur adversaire. Il est vrai, répondit-il, qu’il m’a
sensiblement offensé: attendez donc, pour demander justice que je sois
satisfait moi-même; je mérite quelque préférence. Il ordonna en même temps
au premier de ne les point écouter qu’il n’eût rendu ses bonnes grâces à Thalasse; ce qu’il ne tarda pas à faire. Mais tous ceux
dont il avait à se plaindre n’éprouvèrent pas la même indulgence. Le secrétaire Gaudence, qui, par l’ordre du défunt empereur, avait
empêché les troupes de Julien de passer en Afrique, et Julien, autrefois
vicaire des préfets , à qui l’on ne pouvait reprocher que son zèle pour le
service de son prince, furent conduits à Antioche et condamnés à mort. Le fils
du général Marcel, soupçonné d’aspirer à l’empire, fut exécuté publiquement.
Marcel son père tremblait dans sa retraite; il se souvenait des mauvais
services qu’il avait rendus à Julien César, et la mort de son fils semblait lui
annoncer la sienne. Il fut heureux d’avoir offensé Julien d’une manière
éclatante : l’empereur se fit un mérite de l’épargner, parce que tout l’empire savoir
que Marcel ne méritait point de pardon; il affecta même de le traiter avec
honneur. Romain et Vincent, capitaines de ses gardes, convaincus d’avoir formé
des projets trop ambitieux, ne furent condamnés qu’au bannissement.
Les délices de la Syrie n’avoient rien de contagieux pour un esprit tel que
celui de Julien, naturellement sérieux et austère. Au milieu d’une ville
voluptueuse il conserva avec l’extérieur philosophique le même goût de
frugalité et de travail, la même sévérité dans ses mœurs. Ses occupations étaient
la législation, l’exercice de la justice, et surtout le rétablissement du
paganisme. La conversation des philosophes et des rhéteurs, la composition de plusieurs
ouvrages, les sacrifices et les cérémonies de religion faisaient ses délassements.
Cependant saint Jean Chrysostome, qui, étant pour lors âgé de quinze à seize
ans, étudiait la rhétorique sous Libanius, nous donne de sa cour l’idée la plus
affreuse. Les magiciens, dit-il, les enchanteurs, les devins, les augures,
les fanatiques de Cybèle, et tous les charlatans de l’impiété, s’étaient rendus
auprès de lui de toutes les contrées de la terre : son palais était rempli de
fugitifs flétris par des jugements. Des misérables qui avoient été condamnés
pour empoisonnements et pour maléfices, qui avoient vieilli dans les prisons,
qui travaillaient aux mines, qui pourvoient à peine soutenir leur misère par le
commerce le plus infâme, revêtus tout à coup de sacerdoces et de sacrificatures,
tenaient auprès de lui le rang le plus honorable. Environné de jeunes hommes
perdus de débauche, de vieillards encore plus dissolus, et de femmes
prostituées, qui faisaient tout retentir de leurs ris immodérés et de leurs paroles
impudentes, il traversait les rues et les places de la ville : son cheval et
ses gardes ne le suivaient que de loin. Ce grand homme dépose à la face du
peuple d’Antioche de ce qu’il a vu lui-même; il en appelle à tous ceux qui vivaient
alors ; il les défie de le démentir. Son témoignage ne peut être soupçonné;
mais il représente sans doute en cet endroit Julien tel qu’il l’avait vu
fréquemment aller aux temples avec tout le cortège de l’idolâtrie. Il ne parle
pas ici de la vie privée du prince, dont ni son âge ni sa religion ne lui
permettaient pas d’être témoin. Ceux qu’il dépeint sous de si affreuses
couleurs étaient les prêtres et non pas les courtisans de Julien; c’étaient
ceux qui se rassemblaient. auprès de lui pour les cérémonies, et non pas ceux
qui vivaient avec lui dans son palais. Le prince était plus chaste que ses
dieux : sa cour était plus honnête, composée à la vérité d’imposteurs et de
charlatans, mais d’une autre espèce, et dont l’extérieur grave et sévère outrait
la décence jusqu’à la singularité.
Libanius, qui enseignait alors à Antioche, avait été le maître de Julien,
quoiqu’il n’eût pas été permis à ce prince de prendre ses leçons. La défense
expresse de Constance y avait apporté un obstacle invincible. Mais Julien avait
secrètement dévoré avec d’autant plus d’ardeur les discours de ce rhéteur,
aussi passionné que lui pour l’idolâtrie; c’était sur ce modèle qu’il avait
formé son style. Il brûlait d’impatience de l’entendre, et il le lui déclara en
entrant dans Antioche. Ce sophiste, dans l’histoire qu’il a pris la peine de
faire de sa propre vie, raconte avec complaisance comment sa prétendue modestie
fut forcée de céder aux avances de Julien. S’il l’en faut croire, le prince prenait
à ses succès un si vif intérêt, que l’inquiétude le privait du sommeil, lorsque
Libanius avait un discours à prononcer le lendemain: sujet de veille à peine
pardonnable à l’auteur même, et infiniment frivole dans un empereur. Julien
l’honora du titre de questeur : il l’appelle dans ses lettres son très-cher et
très-aimable frère. Libanius paya ces faveurs par des éloges excessifs mais qui respirent plutôt le fanatisme que la
flatterie.
On célébrait dans le mois d’août une fête en l’honneur de Jupiter sur le
mont Casius, situé au midi d’Antioche, au-delà de l’Oronte. La hauteur de cette
montagne, qui était de quatre mille pas, avait donné lieu à une fable , qu’on débitait
aussi du mont Caucase : on disait qu’on y voyait lever le soleil trois heures
avant que cet astre parût à l’horizon de la plaine. L’empereur Adrien avait
passé une nuit sur le Casius pour vérifier de ses propres yeux cette merveille,
qu’un furieux orage avait, dit-on, dérobé à sa curiosité. Sut le sommet couvert
de bois et qui avait dix-neuf mille pas de circuit, était un temple superbe
consacré à Jupiter. Pendant que Julien y offrait un sacrifice, un inconnu, fondant
en larmes, vint se jeter à ses pieds, le suppliant humblement de lui accorder
sa grâce. L’empereur ayant demandé qui il était, on lui répondit que c’était Théodote, ancien magistrat d’Hiéraple;
qu’au passage de Constance ce méchant homme, lui faisant sa cour avec les
principaux de la ville, s’était signalé parla plus criminelle adulation,
flattant le prince d’une victoire indubitable, et lui demandant en grâce avec
des pleurs et des gémissements contrefaits de leur envoyer au plus tôt la tête
de Julien, cet ingrat, ce rebelle, comme il avait fait porter la tête de
Magnence dans toutes les provinces de l’empire. Julien ayant froidement écouté
ce récit : Je le savais déjà, dit-il, sur le rapport de plusieurs témoins ;
retourne chez toi avec assurance, tu n’as rien à craindre d’un prince qui,
suivant la maxime d’un sage, ne veut connaitre
d’autre manière de détruire ses ennemis qu’en les rendant ses amis.
Comme il descendait de la montagne, il reçut une lettre d’Ecdice, gouverneur d’Egypte, qui lui mandait qu’après de
longues recherches on avait enfin trouvé un bœuf portant tous les caractères du
dieu Apis. C’était pour Julien un présage infaillible des plus heureux événements.
Les malheurs de cette armée et de la suivante ne firent pas honneur au
pronostic. Une autre fête très-solennelle appelait Julien au temple d’Apollon à
Daphné; il s’y rendit en diligence du mont Casius, s’attendant d’y voir la
pompe la plus brillante. Il fut fort étonné de ne trouver dans le temple pas
une victime, pas un grain d’encens; mais seulement au lieu des anciennes
hécatombes une oie que le prêtre avait apportée de chez lui, afin que. le dieu
ne passât pas la journée sans offrande. A cette vue le zèle de Julien s’enflamma;
et, debout devant l’autel, aux pieds de la statue, adressant la parole au petit
nombre de ceux qui se trouvèrent présents, il leur fit une vive réprimande,
qui retombait sur tous les habitants d’Antioche; il leur reprocha leur impiété,
leur épargne sordide et scandaleuse à l’égard du culte des dieux, tandis que
leurs femmes épuisaient leurs richesses pour faire subsister des galiléens; il
les menaça de l’indignation, céleste; et il ne manqua pas dans la suite d’attribuer
à cette indifférence criminelle la disette dont la ville fut peu de temps après
assiégée.
Dans le temps qu’il affectait d’oublier ses propres injures, il n’épargnait
pas les ennemis de ses dieux. Artême, commandant des troupes en Egypte, fut la
première victime du zèle de Julien pour l’idolâtrie. Ammien Marcellin se
contente de dire qu’il fut accusé de crimes atroces par les Alexandrins, et
condamné à mort. Son histoire est développée plus au long par les auteurs ecclésiastiques.
L’évêque George, dévoué aux ariens, auxquels il devait sa fortune , s’était
rendu également odieux à tout le reste des Alexandrins, aux catholiques qu’il persécutait aux païens dont il voulait détruire le
culte, aux magistrats qu’il méprisait, au peuple qu’il accablait en tyran. Les
païens surtout nourrissaient secrètement contre lui une haine mortelle. Il empêchait
leurs sacrifices et la célébration de leurs fêtes; secondé d'Artême et de ses
troupes , il renversait leurs autels, il enlevait à main armée leurs statues et
tous les ornements de leurs temples. Au retour d’un voyage qu’il avait fait à
la cour de Constance, passant avec un nombreux cortège devant le temple du
Génie, et jetant un regard de courroux sur ce magnifique édifice: Jusqu'à
quand, dit-il, laisserons-nous subsister ce sépulcre? Les idolâtres,
frappés de cette parole, résolurent de le perdre pour sauver leur dieu. Dès que
Julien fut sur le trône, ils commencèrent par attaquer Artême, dont la puissance
servait de rempart à l’évêque. Ils le déférèrent à l’empereur comme le soutien
et l’exécuteur de toutes les violences de George. Julien lui ordonna de se
rendre à Antioche. Artême partit en menaçant les habitants de leur faire payer
bien cher à son retour les frais d’un si fâcheux voyage. Il ne revint pas.
Julien lui fit trancher la tête, et l’église grecque l’honore comme un célèbre
martyr. Les critiques se partagent à son sujet : tous conviennent qu’il avait
été, comme son prédécesseur Sébastien, zélateur de l’arianisme, partisan de
George, ennemi déclaré d’Athanase, qu’il avait poursuivi jusque dans les
déserts; mais quelques-uns prétendent que, touché de la grâce divine, il
reconnut son erreur, et mérita la couronne du martyre : les autres
n’aperçoivent aucune preuve de sa pénitence, et désapprouvent le culte que lui
rendent les Grecs.
La nouvelle de la mort d’Artême parvenue à Alexandrie fut de signal du
massacre de George. Le peuple idolâtre, poussant des hurlements affreux, court
l’arracher de sa maison. Ce malheureux est en un moment assommé, foulé aux
pieds, traîné, mis en pièces. Draconce, intendant de
la monnaie, et Diodore, qui tenait le rang de comte, expirèrent an milieu de
mille outrages. L’un avait détruit un autel de Serapis;
l’autre présidait a la construction d’une église; il attirait les enfants au
christianisme, et leur coupait les cheveux, qu’on laissait croître par une
superstition païenne. Cette populace forcenée charge un chameau de ces cadavres
déchirés: on les promène par toute la ville; on les conduit ensuite au rivage ,
où, après les avoir brûlés, on jette leurs cendres dans la mer, de peur, disait-on,
qu’elles ne fussent recueillies et honorées comme des reliques de martyrs. Les
seuls ariens auraient été capables de leur rendre ce culte religieux. Ils
accusèrent les catholiques d’avoir trempé leurs mains dans le sang de George;
et Socrate avoue que dans une émeute populaire les mécontents se laissent
aisément entraîner par les séditieux. Cependant Ammien Marcellin paraît le
disculper, en disant que les chrétiens étaient assez forts pour défendre
George, mais qu’ils s’abstinrent de le faire parce qu’il était universellement
odieux; et le témoignage de Julien achève de les justifier : il n’imputa ce
massacre qu’aux païens. Il en parut d’abord extrêmement irrité; il ne parlait
que de châtiments. Mais les violences qui attaquaient les chrétiens ne blessaient
que sa politique, sans toucher son cœur. Sa colère se laissa bientôt fléchir par
son oncle, le comte Julien, qui intercéda pour Alexandrie, dont il a voit été
gouverneur. L’empereur se contenta d’écrire aux Alexandrins une lettre dans laquelle
il leur reproche leur humanité; il avoue que George méritait ces traitements,
et peut-être de plus rigoureux encore. Mais, ajoute-t-il, vous ne
deviez pas être ses bourreaux; vous avez des lois, elles doivent être sacrées
pour vous, quoiqu'il les foulât aux pieds. Rendez grâces au grand Sérapis; par
respect pour ce dieu qui vous protège, et par considération pour un
oncle qui vous a gouvernés, je veux bien vous pardonner de si coupables excès.
George laissait de grandes richesses, fruits de ses concussions et de ses
rapines. Julien les abandonna sans regret à ceux qui les avoient pillées ; mais
il revendiqua la bibliothèque, qui, malgré l’ignorance du possesseur, était
nombreuse et choisie. L’empereur donna des ordres très pressants d’en
recueillir exactement tous les livres, de les lui envoyer en diligence, et de
n’en laisser écarter aucun, pas même, dit-il, les livres impies des
galiléens.
L’impunité des Alexandrins fit connaitre à tout l’empire que Julien pardonnait
volontiers les outrages faits aux chrétiens, et que leur sang n’était à ses
yeux qu’un sang vil et méprisable. On acheva de s’en convaincre par la colère
qu’il fit éclater contre le gouverneur de Cappadoce. La populace païenne qui habitait
Césarée se souleva contre les chrétiens de la ville. Il y eut un grand carnage.
Pour prévenir les suites de ce désordre, on arrêta les coupables. Le
gouverneur, voulant faire sa cour au prince, fit tomber sur les chrétiens la
plus grande partie des châtiments; mais il ne put se dispenser de punir aussi
quelques idolâtres. Julien en fut indigné; il manda le gouverneur .Il voulait
d’abord le faire traîner au supplice. Comme on lui prouvait que les païens étaient
les auteurs du massacré: Le grand malheur, s’écria-t-il, que des
Hellènes aient fait périr dix galiléens! Il crut donner une grande marque
de clémence en ne le condamnant qu’à l’exil. Il ne tint pas à lui que l’évêque
de Bostres ne fût traité comme celui d’Alexandrie.
L’église de cette capitale de l’Arabie était alors gouvernée par Titus, prélat
respectable par sa sainteté, et redoutable à Julien par sa doctrine. L’empereur
ordonna aux habitants de le chasser; il fit en même temps déclarer à Titus que,
s’il arrivait quelque émeute à son occasion, il s’en prendrait à lui et à son
clergé. Sur cette menace, l’évêque représenta à l’empereur que les chrétiens étaient
à la vérité par leur grand nombre en état de faire tête aux Hellènes; mais que,
loin de les animer, il ne travaillait qu’à les contenir. Aussitôt Julien envoya
aux habitants un édit où, par une interprétation maligne et tout-à-fait indigne
d’un prince, il envenimait les paroles de Titus. Après les avoir rapportées : Voilà, dit-il, le langage de votre évêque ; vous voyez comme il vous dérobe le
mérite de votre obéissance ; à l’entendre, vous n’êtes que des séditieux ;
c’est lui qui par ses discours vous contient malgré vous; chassez-le donc de
votre ville comme un délateur perfide. Sozomène donne lieu de croire que
cet ordre lut exécuté.
C’était proscrire le christianisme que de montrer tant de mépris et tant de
haine contre les chrétiens. L’idolâtrie, enchaînée depuis la conversion de Constantin,
ayant enfin brisé ses fers, signala sa vengeance par les plus affreuses
violences. Profaner les églises, les consacrer aux divinités païennes en y
plaçant les idoles les plus infâmes, détruire les sépultures des martyrs,
disperser leurs os, jeter au vent leurs cendres, ce n’était que les exploits
ordinaires d’une superstition victorieuse. Mais la plupart des villes de Syrie
et de Phrygie se portèrent à des excès de cruauté qui font horreur à raconter.
On mit en usage les anciens supplices; on en imagina de nouveaux et d’inouïs.
Les habitants d’Héliopolis, pour venger leur Vénus, dont Constantin avait tâché
d’abolir le culte impudique, firent ouvrir le ventre à des vierges sacrées, le
remplirent d’orge, et les exposèrent dans cet état horrible à l’avidité des
animaux les plus immondes, qui dévoraient en même temps l’orge et les
entrailles. On vit des hommes manger le foie d’un diacre nommé Cyrille. Gaza,
Ascalon, Emèse, Aréthuse, imitèrent ces monstrueuses barbaries, qui semblent
souiller l’histoire même. Ce sont ces villes que Julien comble de louanges dans
ses ouvrages; il les appelle des villes saintes, des villes généreuses, qui lui
sont étroitement unies par leur piété. Elles ont, dit-il, secondé mes
intentions avec tant d'ardeur, qu'elles ont porté le châtiment des impies
Galiléens plus loin que je ne désirais. Il récompensa les fureurs des habitants
de Gaza en rappelant sous la dépendance de leur ville le bourg de Maïume, qu’il dépouilla de tous les titres et de tous les
droits dont Constantin l’avait honoré.
Le fanatisme étouffoir dans le cœur de Julien jusqu’aux sentiments de la
plus juste reconnaissance. Marc, évêque d’Aréthuse, lui avait sauvé la vie
dans son enfance. On ne sait si ce prélat, fameux auparavant par son zèle pour
l’arianisme, était revenu de ses erreurs, comme Théodore le fait entendre, ou
s’il y restait encore engagé. Tout ce qui portait le nom chrétien était également
en butte aux traits de l’idolâtrie; et dans cette proscription générale
plusieurs hérétiques souffrirent constamment la mort. Marc, accablé d’années,
mais plein de force et de courage, fut la victime d’une populace effrénée. Il
endura pendant plusieurs jours tous les tourments que peut inventer la cruauté,
toujours plus ingénieuse dans les âmes les plus stupides et les plus
grossières. Sa vieillesse triompha cependant des supplices les plus douloureux,
et il survécut à l’empereur. La nouvelle de ce traitement inhumain étant
parvenue à la cour, Julien n’en témoigna aucun ressentiment ; mais le préfet
Salluste, dont l’âme généreuse en fut révoltée, prit la liberté de dire à
l’empereur: Prince, quelle honte pour nous d'être si inférieurs aux
chrétiens, qu'un de leurs vieillards ait surmonté un peuple entier et tout ce
que nous avons de tortures ! Ce n'était pas un honneur de le vaincre; mais
c'est le comble de l'ignominie d'en avoir été vaincus.
Tandis que ces sanglantes tragédies remplissaient l’Orient d’horreur,
l’Occident ne fut pas épargné. Rome vit immoler par le glaive ou précipiter
dans le Tiber plusieurs de ses citoyens. On y poursuivait
les chrétiens, comme coupables de magie. Et il faut avouer que , sans chercher
de prétexte pour les faire périr, on en trouvait assez dans leur hardiesse. Les
insultes des païens, leurs blasphèmes, la vue de leurs abominations embrasait
le zèle des fidèles, et le portait souvent au-delà des bornes. Nourris et
élevés sous la domination du christianisme, ils regardaient le règne de
l’idolâtrie comme une usurpation; ils renversaient les autels, brisaient les
statues, troublaient les sacrifices; et, n’ayant d’autres armes que leur zèle,
ils provoquaient contre eux-mêmes toutes les forces du paganisme. La multitude ignorait
alors ce qu’elle a de tout temps ignoré, que la religion chrétienne ne s’élève
jamais par voie de fait contre l’ordre public, et que, sous un gouvernement qui
lui fait la guerre, elle ne doit que souffrir. La constance des martyrs qui
répandirent leur sang sous Julien répare sans doute ce qu’on pourrait trouver de
répréhensible dans l’excès de leur zèle. Julien n’en est pas plus excusable; il
connaissait assez les hommes pour prévoir les effets que ne pouvaient manquer
de produire, d’un côté l’insolence des païens triomphants, de l’autre l’impatience
des chrétiens accablés.
Son acharnement contre le christianisme ne lui faisait pas perdre de vue la
guerre qu’il avait projetée. Loin qu’un de ces projets pût le distraire de
l’autre, il savait les faire concourir. On enrôlait les clercs et les moines. Ceux-ci
lui étaient surtout odieux; et quoique leur extérieur n’eût rien de plus
singulier que celui de l’empereur même et des philosophes qui remplissaient sa cour,
ils étaient l’objet perpétuel de ses mépris et de ses railleries. Ils n’osaient
sortir de leurs déserts; on allait les enlever jusque dans leurs retraites pour
les forcer au service. Cependant l’empereur cherchait dans sa superstition des
présages de victoire; il inondait les autels du sang des victimes; il égorgeait
quelquefois cent taureaux ensemble, un nombre infini d’animaux de toute espèce,
et des oiseaux rares qu’il faisait rassembler de toutes les contrées; en sorte
que les dépenses des sacrifices étaient énormes. La folle dévotion du prince altérait
même la discipline militaire. Les soldats, qu’il nourrissait de la chair des
animaux immolés, s’en remplissaient avec excès dans les temples, et, buvant
sans mesure, il fallait les porter comme morts à leur quartier, au grand scandale
de la religion païenne. Ce désordre était surtout très-commun parmi les soldats
gaulois, qui se donnaient plus de licence, parce que Julien leur devait
l’empire. On voyait de toutes parts une multitude d’astrologues, d’aruspices,
d’augures, d’interprètes de songes, d’imposteurs de mille ordres différents.
Julien, qui n’en trouvait pas encore assez à son gré, fit déboucher la source
prophétique de la fontaine de Castalie. On disait que le souffle qui s’élevait
de son sein animait les prêtres, et que le murmure de ses eaux les instruisait
des événements futurs. C’était par cet oracle qu’Adrien avait autrefois appris
qu’il parviendrait à l’empire; mais il avait fait combler cette source d’une
masse énorme de pierres, dans la crainte qu’elle ne fût par la suite assez
indiscrète pour lui nommer un successeur. Plusieurs pères de l’Eglise accusent
Julien d’avoir encore employé pour pénétrer les secrets de l’avenir d’autres
pratiques, qui dans les mœurs de ce prince seraient incroyables, si cette
curiosité insensée n’avait été trop souvent cruelle et meurtrière. Ils
rapportent qu’il fit jeter pendant la nuit quantité de cadavres dans l’Oronte;
et qu’après sa mort on trouva dans le palais d’Antioche des réservoirs, des
fosses, des puits comblés de victimes humaines, qu’il avait immolées dans les
affreux mystères de la nécromancie.
Tous les oracles de l’empire, abandonnés depuis longtemps n’étaient occupés
qu’à répondre aux députés de l’empereur. Il envoya à Delphes, à Délos, à
Dodone. Tous lui promettaient la victoire, mais en si mauvais vers, qu’on disait
plaisamment que le dieu de la poésie avait oublié son métier faute d’exercice.
Il consulta par lui-même Apollon et Daphné. Après un grand nombre. de
sacrifices et de magnifiques offrandes, le dieu répondit enfin qu’il ne pouvait
parler tant qu’il serait infecté des cadavres dont il était environné. Julien
comprit que le voisin le plus incommode dont Apollon voulût se plaindre, était
saint Babylas, dont les reliques, transportées en ce
lieu, fermaient depuis onze ans la bouche à l’oracle. Il donna ordre de
reporter ce corps dans la ville d’Antioche, d’où Gallus l’avait transféré. Ce
fut pour les chrétiens une nouvelle occasion de disgrâces. Ils viennent en
foule au-devant des reliques du saint martyr; ils les placent sur un char; et
dans cette espèce de triomphe, où ils ramenaient Babylas vainqueur des démons de Daphné, hommes, femmes, enfants, animés par la vue de
leur multitude, et comme enivrés de la joie d’une victoire, dansent autour du
char et chantent des psaumes, ajoutant à chaque verset cette reprise : Qu’ils
soient confondus, tous ceux qui adorent les ouvrages de sculpture, et qui se
glorifient dans leurs idoles.
Cette hardiesse piqua vivement l’empereur. Dès le lendemain il ordonna à
Salluste de faire le procès aux chefs de la cérémonie. En vain le préfet tâcha
de l’apaiser , en lui représentant qu’il allait combler les vœux de ceux qu’il prétendit
punir. Il fallut obéir. Plusieurs chrétiens furent mis en prison. Salluste commença
cette rigoureuse procédure par un jeune homme nommé Théodore. On l’étend sur un
chevalet; on lui déchire les flancs; on épuise sur son corps toute la rage des
bourreaux. C’est trop peu de dire qu’il semblait être insensible; plus gai et
plus libre que les païens qui assistaient à ce spectacle, au milieu des plus
douloureuses tortures, il ne cessait de chanter ce même verset, qui lui attirait
son supplice. Après avoir été tourmenté depuis le point du jour jusqu’à la
onzième heure, sans avoir rien perdu de ses forces ni de son courage, il fut
sur le soir reconduit en prison. Ce premier essai donna du poids à la
remontrance de Salluste. L’empereur, enfin persuadé que les rigueurs ne tourneraient
qu’à sa confusion et à la gloire des chrétiens, mit en liberté tous ceux qu’on avait
arrêtés, et Théodore lui-même, qui vécut encore long temps après.
Julien avait malheureusement fait connaitre qu’il était sensible aux traits
de la satire; et la piété, naturellement si patiente et si douce, contracte
trop souvent quelque teinture des passions humaines qu’elle trouve dans le
cœur; elle prend surtout dans la persécution un peu de fiel et d’amertume. Une
sainte veuve, nommée Publie, connue par sa vertu et par celle de son fils, un
des prêtres les plus respectés de la ville d’Antioche, était à la tête d’une
communauté de filles chrétiennes. Leur occupation ordinaire était de chanter
des hymnes. Depuis le martyre de Théodore, toutes les fois que Julien passait
devant leur maison, elles affectaient d’élever leur voix, et de lancer, pour
ainsi dire, sur le prince certains versets des psaumes, comme autant de traits
qui lui perçaient le cœur. Elles avoient choisi celui-ci : Les dieux des
nations ne sont que de l’or et de l’argent; c’est l'ouvrage de la main des
hommes : que ceux qui les font et qui mettent en eux leur confiance leur deviennent
semblables. Julien leur fit commander de se taire. Publie n’en devint que
plus hardie : dès la première fois qu’elle sut que le prince approchait, elle
fit chanter cet autre verset : Que Dieu se lève et que ses ennemis soient
dissipés. L’empereur, outré de colère, manda la supérieure, lui fit donner
des soufflets par un de ses gardes, et la renvoya. Elle continua; et Julien s’aperçut
un peu trop tard que, ne pouvant faire taire ces femmes, il n’avait d’autre
parti à prendre que de ne pas paraitre les entendre. Théodoret donne à Publie
de grands éloges. Sa fermeté dans la foi est sans doute admirable; et le
sentiment de Théodoret mérite d’être respecté. Mais il voyait apparemment mieux
que nous comment cette conduite à l’égard du prince peut s’accorder avec les
maximes de l’Evangile et la doctrine des apôtres.
Peu de temps après la translation de saint Babylas,
nuit du vingt-deuxième d’octobre, le feu prit au temple d’Apollon à Daphné, que
Julien faisait alors décorer d’un magnifique péristyle : il consuma le toit et
les ornements, sans endommager les murailles ni les colonnes. La statue
d’Apollon fut réduite en cendres. Quoiqu’elle ne fût que de bois doré, à
l’exception de la tête, du col, et peut-être des autres extrémités, qui étaient
de marbre, c’était un ouvrage fameux, pareil en grandeur au Jupiter d’Olympie.
On racontait que la beauté de cette statue avait, du temps de Valérien, désarme
Sapor, roi de Perse, premier du nom. Ce prince, qui, selon les dogmes de
Zoroastre, avait en horreur les temples et les statues, étant entré dans Daphné
à dessein de brûler le temple, frappé de la majesté du dieu, avait jeté son
flambeau et adoré Apollon. Le dieu était debout, tenant sa lyre d’une main, et
de l’autre une coupe d’or, dont il semblait faire une libation à la terre.
Quelques visionnaires prétendaient avoir quelquefois entendu sur l’heure de
midi les sons de sa lyre. Les statues des Muses, celles du fondateur, Séleucus Nicator, et dé plusieurs
autres rois de Syrie, les pierres précieuses dont le sanctuaire était enrichi,
furent aussi la proie des flammes. A la première alarme, Julien, qui venait de
se mettre au lit, accourut tout éperdu. Son oncle, qui portait le même nom que
lui, et tous les païens d’Antioche se rendirent en diligence à Daphné pour
porter du secours. Il ne peuvent qu’être les témoins de ce désastre: la
violence des flammes, et les poutres embrasées qui tombaient avec fracas, ne
leur permettaient pas d’approcher. On remarqua que l’embrasement avait commencé
par le toit. Quelques-uns l’attribuaient à l’imprudence d’un philosophe nommé
Asclépiade, qui était venu ces jours-là de bien loin rendre visite à Julien. Il
avait, disait-on, posé aux pieds de la statue une petite figure d’argent de
Vénus Uranie, qu’il portait partout avec lui; et après avoir, selon sa coutume,
allumé alentour un grand nombre de cierges, il s’était retiré. Quelques étincelles
s’étant élevées jusqu’au toit, et rencontrant une charpente sèche et très
combustible, avoient produit cet incendie. La cause était trop simple pour
trouver crédit dans un événement de cette importance. La plupart des chrétiens
aimèrent mieux croire que le feu était descendu du ciel; et des paysans qui venaient
alors à la ville assurèrent qu’ils avoient vu tomber la foudre. Julien, au
contraire, se persuada qu’il ne fallait s’en prendre qu’à la méchanceté des
chrétiens, et à la négligence, peut-être même à la collusion criminelle des
gardiens du temple. En conséquence de ce soupçon, il fit appliquer à la
question et les ministres et le principal sacrificateur; mais il n’en put tirer
aucun éclaircissement.
Il se vengea sur la grande église d’Antioche, alors possédée par les
ariens. Il ordonna d’en fermer les portes, après qu’on en aurait tiré tous les
vases sacrés, qu’il confisquait au profit du trésor. Le comte Julien, Félix, trésorier
de l’épargne, Elpide, intendant du domaine, tous trois
déserteurs du christianisme, furent chargés de cette commission. Ils ajoutèrent
à l’exécution de leurs ordres toute l’impiété et toute l’insolence
dont des apostats sont capables. Après avoir souillé par les profanations les
plus abominables le sanctuaire et les vases qu’ils enlevaient, comme l’évêque Euzoïus les menaçait de la vengeance divine, le courte Julien
lui donna un soufflet, en lui disant: Ne vois-tu pas que ton dieu ne songe
plus à défendre ses adorateurs? Félix, considérant la magnificence des
vases consacrés aux saints mystères (c’était pour la plupart de riches présents
de Constantin et de Constance) : Voyez, dit-il, en quelle vaisselle
se fait servir le fils de Marie! Ces blasphèmes ne furent pas impunis. Le
châtiment d’Elpide fut différé de quelques années;
mais Félix mourut le soir même en vomissant le sang à gros bouillons. Le comte
Julien, à qui Dieu réservoir un plus long supplice, fut frappé ce jour-là même
dans les parties secrètes d’une plaie horrible, dont il mourut deux mois après.
Ce persécuteur impitoyable travaillait à se rendre tous les jours plus
digne du châtiment dont il sentait déjà les atteintes. Tous les clercs de
l’église d’Antioche avoient pris la fuite; mais le prêtre Théodorit,
gardien du trésor de l’église, était resté dans la ville. Le comte , espérant
découvrir encore quelque vase précieux qui aurait échappé à ses recherches, le
fit venir, et lui donna le choix de la mort ou de l’apostasie. Le saint prêtre
ne balança pas, et Julien lui fit endurer de si cruels tourments, que les deux
bourreaux, effrayés de sa constance, et touchés en même temps de la grâce
divine, tombèrent à ses pieds et se déclarèrent chrétiens. Ils furent aussitôt
conduits au rivage, et précipités dans la mer. Théodorit,
après avoir prédit au comte sa mort et celle de l’empereur, eut la tête
tranchée. On traita avec la même inhumanité plusieurs officiers de guerre, dont
les seuls connus sont Bonose et Maximilien, qui commandaient,
l’un dans le corps des joviens, l’autre dans celui des herculiens.
Leur crime était de n’avoir pas voulu, selon les ordres de l’empereur, changer
leur enseigne, qui portait le monogramme de Christ. Ce fut en cette occasion
que le comte Hormisdas donna des preuves de son attachement au christianisme :
il les alla visiter dans la prison; il les encouragea, et se recommanda à leurs
prières. L’empereur se crut obligé d’arrêter la fureur de son oncle : Vous
me faites, lui dit-il, plus de tort qu’aux chrétiens mêmes : vous leur
procurez le titre de martyrs, et vous m’attirez celui de tyran. N'ai-je pas
défendu de les mettre à mort pour raison de religion ? Obéissez, et veillez
vous-même à me faire obéir par les autres magistrats. Le comte restait
confus et déconcerté : l’empereur le rassura en l’invitant à venir avec lui
célébrer un sacrifice, pour se laver de ce sang impur dont il s'était souillé.
Cette modération n’était que l’effet d’une haine plus froide et plus
réfléchie. Il inventait lui-même mille moyens d’alarmer la conscience des
chrétiens et de révolter leur délicatesse en fait de religion. Il s’avisa de
faire répandre le sang des victimes dans les fontaines d’Antioche et de Daphné,
et d’arroser d’eau lustrale toutes les provisions de bouche qui se vendaient au
marché. Les chrétiens les plus instruits se moquaient de ce frivole artifice;
et, suivant le conseil de saint Paul, ils ne se faisaient aucun scrupule d’user
de ces aliments. D’autres gémissaient de cette dure nécessité. Deux soldats de
la garde, Juventin et Maximin, se trouvant à table
avec plusieurs de leurs camarades, s’emportèrent en murmures. Quel esclavage!
s’écriaient-ils; nous ne respirons qu'un air impur, infecté de l'odeur et de la
fumée des victimes; on fait entrer jusque dans nos veines les souillures de
l'idolâtrie. Et appliquant à Julien les paroles que prononcèrent les trois enfants
dans la fournaise de Babylone: Seigneur, disaient-ils, vous nous avez
livrés à un prince injuste et apostat, qui surpasse en impiété toutes les
nations de la terre. Ces discours furent rapportés à l’empereur. Il fait
venir les deux soldats; il les interroge : Prince, répondent-ils avec
liberté, nous avons été élevés dans la véritable religion : toujours fidèles
aux lois de Constantin et de ses enfants, nous ne pouvons-nous empêcher de
gémir en voyant l'idolâtrie non-seulement triompher dans les temples, mais
corrompre jusqu'à nos aliments. Nous versons des larmes en secret, et nous
osons nous plaindre devant vous. C'est le seul déplaisir que nous éprouvions
sous votre empire. Julien, après les avoir fait battre avec violence, les
condamna à la mort, non pas comme chrétiens, mais comme des rebelles qui
avoient outragé la majesté impériale.
Pendant que l’idolâtrie insultait au christianisme l’empire était affligé
des fléaux les plus funestes. Le règne de Julien, malgré tant d’heureux
présages, ne fut qu’une suite de calamités. Un grand nombre de villes furent ruinées
par des tremblements de terre en Palestine, Afrique, en Grèce, en Sicile. Le
second jour de décembre, sur le soir, Nicomédie, déjà renversée quatre ans
auparavant, acheva d’être détruite par une nouvelle secousse, qui fit aussi
tomber une grande partie de Nicée. Un pareil désastre fut accompagné à
Alexandrie d’un phénomène qui n’était pas moins effrayant. La mer s’étant tout
à coup retirée, revint avec violence ; elle se porta fort loin dans les terres,
et monta à une telle hauteur, qu’en retournant dans son lit elle laissa des
nacelles sur le toit de plusieurs cabanes. En mémoire de cet événement, on
célébra par la suite, tous les ans, dans Alexandrie une fête solennelle, qu’on appelait
la fête du tremblement. La mer engloutit des villes entières. A ces accidences
joignit la sécheresse, qui dura jusque vers le solstice d’hiver. Les sources tarirent,
et les fontaines de Daphné, toujours abondantes, même dans les plus grandes
chaleurs, demeurèrent longtemps à sec. La peste survint encore, et fit périr
quantité d’hommes et d’animaux. Enfin une famine générale réduisit les hommes
dans plusieurs provinces à vivre d’herbes et de racines.
Quoique la moisson eût manqué en Syrie, les récoltes des années précédentes
suffisaient pour entretenir l’abondance. Mais l’avarice, qui compte la famine
entre ses plus utiles revenus, avait pris des mesures pour procurer une entière
disette. Les possesseurs des fonds avoient fermé leurs greniers; les marchands vendaient
à un prix arbitraire; et parmi les magistrats, les plus intègres étaient ceux
qui toléraient ces abus sans en profiter eux-mêmes. Les marchés étaient vides,
et la populace affamée ne trouvait de subsistance que dans le pillage. Dès les
premiers jours de l’arrivée de Julien, le peuple s’était écrié en plein théâtre: Tout abonde, et tout est hors de prix. Le lendemain, Julien manda les
plus notables bourgeois; il les exhorta à sacrifier un gain injuste et sordide
au soulagement de leurs citoyens. Ils promirent tout à l’empereur, et ne firent
rien de ce qu’ils avoient promis.
Julien attendit avec patience pendant trois mois. Voyant enfin que ses
paroles n’avoient produit aucun effet, il eut imprudemment recours à un remède
qui ne fit qu’aigrir le mal. Sans vouloir écouter les remontrances du conseil
de la ville , qui lui représentait que la cherté des vivres est dans un état
une matière délicate à laquelle on ne doit toucher qu’avec beaucoup de ménagement,
il taxa tout à coup par un édit les denrées à un très-bas prix ; et pour donner
l’exemple de la générosité, il fit venir à ses frais de Chalcis, d’Hiéraple et des villes, voisines quatre cent mille
boisseaux de blé. Cette provision n’ayant pas duré longtemps dans une ville si
peuplée, il fit encore porter au marché, en différents jours, vingt-deux mille
boisseaux qu’il avait tirés d’Egypte pour la subsistance de sa maison. Tout ce
blé fut vendu un tiers au-dessous du prix ordinaire. Mais cette libéralité
tourna tout entière au profit de l’avarice. Les riches achetaient sous-main le
blé de Julien; et, le transportant hors de la ville dans leurs greniers, ils le
revendaient ensuite à un prix exorbitant. D’un autre côté, les marchands, qui
ne pouvaient vendre au prix taxé sans se ruiner, renoncèrent au commerce; plusieurs
même abandonnèrent la ville. Antioche, avant' l’édit, ne manquait que de blé :
le vin, l’huile et les autres denrées y étaient en abondance. Après l’édit, elle
manqua de tout. On n’entendit que reproches réciproques; tous les ordres murmuraient
contre Julien; Julien se plaignait de tous les ordres. Il perdit même auprès du
peuple le mérite de la bonne volonté, parce qu’il lui échappa de dire hautement
que la ville n’était digne que de châtiments, et que tout le bien qu’il faisait,
c’était en considération de Libanius. Enfin, irrité contre les sénateurs, qu’il
soupçonnait de rompre toutes ses mesures, il les condamna tous à la prison :
mais, fléchi par les prières de Libanius, il révoqua l’ordre avant qu’il eût
été exécuté. Ce ne fut pas sans beaucoup de risque que Libanius osa intercéder
pour eux. Toute la cour de Julien était tellement indignée, qu’un des officiers
du prince menaça en sa présence l’orateur de le jeter dans l’Oronte. Ces mécontentements
mutuels s’aigrirent de plus en plus. La disette continua pendant l’hiver, qui
fut fort rude. A la sécheresse succédèrent des pluies excessives; et Julien,
dévot de théâtre, allait au fort des plus grandes pluies faire en plein air des
sacrifices.
L’ennemi du christianisme ne pouvait manquer d’être en particulier celui
d’Athanase. Ce prélat, l’honneur de son siècle, caché pendant six ans dans les
plus affreux déserts, était venu, après la mort de George, rendre la joie
et la liberté à son peuple. En vertu de l’édit de Julien qui rappelait les
exilés, il avait repris possession de son siège. Bientôt sa gloire blessa les ariens: ils
s’unirent contre lui avec les idolâtres. L’évêque avait converti quelques dames
illustres. On écrivit a l’empereur qu’Athanase enlevait tous les jours aux
dieux quelques-uns de leurs adorateurs, et que, si on le laissait impuni,
il séduirait toute la ville. Julien prit aussitôt l’alarme : il commanda au
prélat de sortir d’Alexandrie, sous peine des plus rigoureux châtiments. Par
une distinction frivole, il prétendait qu’il avait bien permis aux galiléens de
retourner dans leur patrie, mais non pas à leurs évêques de se remettre en
possession de leurs églises. Il écrivit en même temps au préfet d’Egypte une
lettre fulminante; Je jure, lui disait-il, par le grand Sérapis, que
si, avant les calendes de décembre, Athanase, l’ennemi des dieux, n’est sorti
d’Alexandrie, et même de toute l’Egypte, les officiers qui sont sous vos ordres
paieront une amende de cent livres d’or. Vous savez que je suis lent à
condamner, plus lent encore à pardonner, quand j’ai une fois condamné. Je suis
outré du mépris qu’on fait des dieux. Vous ne pouvez rien faire qui me soit
plus agréable que de chasser de toute l’Egypte Ahanasse, ce scélérat qui, sous
mon règne, a osé baptiser des femmes hellènes.
Les catholiques, pour conjurer cette tempête, adressèrent au nom de la
ville une requête à l’empereur en faveur d’Athanase. Julien ne répondit que par
un long édit plein de sophismes et de reproches, traitant Athanase avec un
mépris qui est accompagné des marques d’une violente colère. Les païens, armés
de ces édits menaçants, vont, de concert avec les Juifs, attaquer la grande
église, nommée la Césarée, où les fidèles assemblés retenaient Athanase. Pythiodore, philosophe de cour, qui se trouvait pour lors
dans Alexandrie, marche à leur tête : on emploie le fer et le feu. L’église est
profanée, pillée, réduite en cendres. Les persécuteurs étaient altérés du sang
d’Athanase. Mais Dieu le sauva encore de leurs mains: il s’échappa; et comme
il s’embarquait sur le Nil, après avoir fait ses adieux à une troupe de fidèles
qui fondaient en larmes: Consolez-vous, leur dit-il, ce n’est là qu’un
petit nuage qui passera bien vite. Il regagna sa retraite , ou il resta jusqu’à
la mort de Julien.
En même temps que Julien tâchait d’écraser le christianisme de tout le
poids de l’autorité souveraine, il mettait en œuvre pour le même dessein toutes
les forces de sa plume, sur laquelle sa vanité ne comptait guère moins que sur
sa puissance. Il commença pendant les longues nuits de cet hiver à composer ses
livres contre la religion chrétienne : il ne les acheva que pendant son
expédition de Perse. Dès ce temps-là les impies ne pouvaient plus rien inventer
de nouveau pour combattre l’Evangile. Les traits de l’incrédulité étaient
épuisés. Celse, Hiérocle, Porphyre avoient dit tout
ce que l’enfer peut inspirer; et Julien, avec tout ce qu’il avait de génie,
fut réduit à réchauffer des objections cent fois réfutées, et que l’ignorance
ou la mauvaise foi ne cessent de reproduire comme nouvelles et sans réplique.
La puissance de l’auteur, bien plus que la force de ses raisonnements, ne
marqua pas de donner un grand crédit à cette invective. Les païens en triomphaient.
Julien mourut avant qu’on eût eu le temps de répondre à ses sophismes; mais,
suivant le sort fatal de ces sortes d’ouvrages, l’éclat constant et inaltérable
de la vérité éclipsa bientôt les lueurs fausses et passagères qu’une plume
légère et frivole avait su jeter dans ces livres. Il ne nous en restait rien,
si, cinquante ans après, saint Cyrille d’Alexandrie, en ayant entrepris la réfutation
, ne nous en avait conservé une grande partie. On y voit que l’agresseur, dans
le temps même qu’il veut porter à la religion des coups mortels, lui fournit
des armes pour sa défense.
Dieu confondit ses blasphèmes par le châtiment terrible du plus ardent
ministre de ses impiétés. Le comte Julien, attaqué à la fin d’octobre
d’une maladie semblable à celle de Galère, résista quelque temps. Enfin, dévoré
par les vers qui sortaient de ses plaies, et dont tous les secours des médecins
ne purent tarir la source, déchiré des plus horribles douleurs, n’ayant de
présence d’esprit que pour les sentir, et de voix que pour se reprocher ses
crimes, il envoya prier l’empereur de rouvrir les églises d’Antioche. C’est
pour avoir servi vos désirs, lui disait-il, que je suis réduit à cet
état déplorable. L’empereur lui fit répondre qu'il n'avait à se plaindre
que de lui-même; que c'étaient apparemment les dieux qui le punissaient de son
incrédulité. Après tout, ajoutai-t-il, je n'ai point fermé les églises,
et je ne les rouvrirai point. En effet, l’empereur n’avait fait fermer que
la principale église; c’était le comte qui, par haine contre les chrétiens, avait
donné le même ordre pour toutes les autres. Ce malheureux, au lit de la mort,
eut en vain recours aux prières de sa femme, qui avait persévéré dans la
religion chrétienne. Il expira à la fin de cette année, ou au commencement de
la suivante, en demandant à Dieu miséricorde avec des cris affreux. Ce qui aurait
dû achever d’ouvrir les yeux au prince, c’est que les oracles, qui, depuis le
rétablissement de l’idolâtrie, avoient recouvré la voix, s’accordèrent tous à
prédire que l’oncle de l’empereur ne mourrait pas de sa maladie.
Julien, trop endurci, ne fut point touché de cet exemple. Il ne s’occupait
que de projets de conquêtes. On avait d’abord appréhendé que les Perses ne
fissent dès cette année une irruption du côté de Nisibe. Mais Sapor, soit pour
s’instruire plus certainement de l’état des forces romaines, soit qu’en effet
il fût las de la guerre, écrivit à Julien. Il lui proposait de terminer leurs
différences par la voie de la négociation: il demandait une trêve pour envoyer
des ambassadeurs, et faisait espérer qu’il s’en tiendrait aux conditions que
Julien jugerait équitables. L’empereur jeta la lettre parterre avec mépris, et
répondit au courrier qu'il n'était pas besoin d'ambassade; qu'il irait
lui-même incessamment porter sa réponse à Sapor.
Tout annonçait une guerre sanglante. Les grands préparatifs de Julien faisaient
penser que l’année qui commençait allait terminer l’ancienne querelle entre les
deux empires, et décider enfin laquelle des deux nations devait commander à
l’autre. Jamais les Romains et les Perses n’avoient vu dans le même temps à la
tête de leurs armées deux princes plus habiles, plus intrépides et plus
heureux. Julien prit le consulat pour la quatrième fois, et se donna pour
collègue Salluste, préfet des Gaules. La ville de Rome lui ayant envoyé une députation
de plusieurs sénateurs distingués par leur naissance et par leur mérite, il
leur conféra des dignités. Il fit Apronien préfet de
Rome, Octavien proconsul d’Afrique, Venustus vicaire
d’Espagne, et Aradius Rufinus comte d’Orient, à la
place de Julien, qui venait de mourir. L’empereur avait chargé Libanius de
préparer un discours pour la solennité de son entrée au consulat: c’étoit demander un panégyrique. Nous avons celui que
prononça ce sophiste. Il s’en faut beaucoup que le lecteur en doive être aussi
content que le fut l’empereur. Julien applaudissait à ses propres éloges avec
un enthousiasme qui ne répondit ni à la modestie d’un philosophe , ni à la
gravité d’un prince. Ces premiers jours furent employés en sacrifices dans tous
les temples de la ville.
L’attente des grands événements de cette année éveillait la superstition.
On croyait voir partout des présages; et comme les songes, selon qu’ils sont
gais ou tristes, indiquent la température actuelle des humeurs, de même les
chimères dont on s’occupait alors, n’ayant rien que de sombre et de funeste, marquaient
la crainte et l’inquiétude des esprits. On trouvait un fâcheux pronostic dans
l’inscription des statues et des images du prince, quoiqu’elle ne présentât que
les titres ordinaires : Julianus Félix
Augustus. Le comte Julien et le trésorier Félix étant morts depuis peu
d'une manière tragique, on regardait l’arrangement de ces trois mots comme une
liste mortuaire où l’empereur était compris. Le premier jour de janvier,
pendant que Julien montoir les degrés du temple du Génie, le plus âgé des
pontifes tomba mort à ses côtés. La mort subite du pontife annonçait; disait-on,
celle d’un personnage éminent. Les courtisans appli noient ce présage au consul
Salluste : le peuple craignit pour Julien même. On apprit dans ce même temps
qu’un tremblement de terre s’était fait sentir à Constantinople. Suivant les
règles de la divination, c’était un pronostic malheureux pour les guerres offensives.
On conseillait à Julien de renoncer à une entreprise contre laquelle le ciel et
la terre semblèrent se déclarer. Les oracles des sibylles qu’il avait envoyés
consulter à Rome, lui défendaient aussi de sortir cette année des limites de
l’empire.
Julien, esclave de la superstition quand elle s’accordait avec ses
caprices, osait s’en affranchir lorsqu’elle venait à les contredire. Il
persista dans son dessein malgré ses dieux. Il se flattait, dit Socrate,
d’avoir l’âme d’Alexandre le grand : chimère puisée dans la doctrine de
Pythagore et de Platon, et entretenue dans son esprit par les philosophes de
cour, la plus bizarre espèce de flatteurs. Comme un autre Alexandre, il se croyait
né pour la conquête de l’Orient. Il savait que les Perses ne pouvaient résister
au froid , et que l’hiver leur ôtait une grande partie de leur force et de leur
courage : c’était un proverbe qu’un Perse n’osait en hiver montrer sa main hors
de sa casaque. Le soldat romain, au contraire, affrontait toutes les saisons.
Julien résolut donc de ne pas attendre les chaleurs. Plusieurs nations venaient
lui offrir leurs services. Il répondit à leurs ambassadeurs que c’était aux
Romains à défendre leurs alliés, et non-pas à recevoir des secours étrangers.
Croyant cependant avoir besoin d’Arsace, roi
d’Arménie, il lui manda d’assembler toutes ses troupes et de se tenir prêt à
marcher au premier ordre. Il prit à sa solde quelques corps auxiliaires de
Goths, comme des otages qui lui répondraient de la tranquillité de toute la
nation. Il fit sortir des quartiers les troupes cantonnées en-deçà de l’Euphrate
, et leur ordonna de l’aller attendre au-delà du fleuve; ce qui fut promptement
exécuté.
Mais tandis qu’il se préparait à cette guerre, il en projetait une autre
qui ne devait pas être moins sanglante. Ceux qui participaient à ses conseils
ne cessaient de dire d’un ton menaçant que Julien avait deux sortes d’ennemis,
les chrétiens et les Perses; qu’après s’être débarrassé des Perses, comme des
moins redoutables, il tournerait contre les chrétiens toute la puissance de l’empire.
Ayant donc résolu d’anéantir le christianisme, il voulut d’avance le confondre.
Il crut en avoir entre les mains un moyen sur et facile. Instruit des divines
Ecritures, qu’il avait étudiées dans sa jeunesse, il y avait vu les Juifs
condamnés à vivre sans patrie, sans gouvernement, sans temple, sans sacrifices.
Rassembler cette nation dispersée et relever le temple de Jérusalem, c’était
casser l’arrêt que Dieu même avait prononcé. Julien lisait cet arrêt gravé sur
le front de la nation juive, destinée à porter partout l’univers, avec son crime
et sa sentence, les titres fondamentaux du christianisme, auquel elle sert
contre elle-même de témoin irréprochable. Il enlevait par ce moyen à la
religion chrétienne un miracle toujours subsistant dans un peuple, qui, mêlé
avec tous les peuples du monde, sans jamais se confondre avec eux, immortel
quoique ses membres soient séparés et épars sur la face de la terre, voit
s’abîmer successivement toutes les nations au travers desquelles il passe, sans
être entraîné dans leur chute. II ne doutait pas de l’empressement des Juifs à
seconder son dessein. Ils avoient déjà deux fois tenté de rebâtir le temple de
Jérusalem : la politique d’Adrien et la piété de Constantin s’y étaient opposées.
Mais ici la superstition et la politique, agissant de concert avec le pouvoir impérial,
semblaient rendre le succès infaillible. La vanité de Julien et sa haine contre
Constantin encore deux puissants motifs : il rendait son nom immortel, et il goûtait
le plaisir d’exécuter une entreprise que Constantin avait traversée. Ce n’était
pas qu’il aimât les Juifs : il est vrai que leur animosité contre les chrétiens
et leur goût pour les sacrifices s’accordaient avec les inclinations de Julien;
mais il les méprisait; et, après s’être servi d’eux pour démentir les
écritures, il espérait sans doute réussir à changer l’objet de leur culte, et à
les entraîner à l’idolâtrie, où leurs ancêtres étaient tombés tant de fois.
Dès le commencement de son règne il les avait distingués des chrétiens par
des marques de bienveillance. On lit entre ses ouvrages un édit adressé à la
communauté des Juifs. Cette pièce, malgré les soupçons de quelques savants,
nous paraît authentique: le prince y décharge les Juifs des tributs exigés
parleur patriarche; il les exhorte à prier leur dieu pour la prospérité de son
empire; il leur promet de rétablir, à son retour de Perse, la ville de
Jérusalem dans son ancienne splendeur , et d’y venir adorer avec eux le Dieu
créateur auquel il reconnait qu’il doit sa couronne. Cette nation, couverte
d’opprobres depuis trois siècles, crut avoir trouvé dans Julien un libérateur
et un nouveau Cyrus. Fière de ces témoignages de faveur, elle y répondit par
des actions de violence contre les chrétiens. Les Juifs brûlèrent plusieurs
églises à Alexandrie, à Damas, et dans les autres villes de Syrie.
Les principaux d’entre eux s’étant rendus à Antioche pour profiter des
heureuses dispositions de l’empereur, Julien les fit venir devant lui. Il leur
reprocha leur indifférence à remplir les devoirs que leur imposait la loi de
Moïse : Pourquoi, leur dit-il, négligez-vous de faire des sacrifices,
surtout dans un temps où vous devriez, par les vœux les plus ardents,
intéresser votre dieu au succès de mes armes? Ils répondirent qu’il ne leur
était permis d’immoler des victimes que dans le temple de Jérusalem , et que ce
temple n’était plus: Lisez vos prophéties, leur répliqua Julien , vous
y verrez que votre exil et vos malheurs doivent se terminer sous mon règne.
Allez, rebâtissez votre temple, rétablissez la religion de vos pères, et soyez
assurés de ma protection. Il chargea en même temps les trésoriers de
l’épargne de fournir les sommes nécessaires, et le gouverneur de la province de
veiller à la conduite de l’ouvrage. Il envoya sur les lieux Alypius pour presser l’exécution de ses ordres: c’était un habitant d’Antioche, chéri
de Julien , et qui avait exercé dans la Grande-Bretagne l’emploi de vicaire des
préfets.
Les Juifs crurent entendre la voix de Dieu même. Cette heureuse nouvelle se
répand en un moment dans les contrées voisines. Ils accourent de toute part
avec un empressement incroyable. En peu de jours plusieurs milliers d’hommes se
trouvent assemblés sur le terrain du temple. Les païens se joignent à eux.
Bientôt de prodigieux amas de matériaux s’élèvent comme autant de montagnes. On
travaille avec ardeur sous la direction des plus habiles architectes. On
nettoie l’emplacement, on fouille la terre. Les Juifs prodiguaient leurs
richesses; plusieurs avoient fait fabriquer exprès des bêches, des pelles, des
hottes d’argent. Les femmes donnaient avec joie leurs colliers et leurs bijoux:
revêtues de leurs plus riches habits, elles recevaient dans le pan de leurs robes
les pierres et la terre des décombres; les plus délicates ne s’épargnèrent pas
: les enfants et les vieillards prêtaient ce qu’ils avoient de force, et chacun
croyait se sanctifier en contribuant à cette pieuse entreprise. Cependant Cyrille,
évêque de Jérusalem , mieux instruit que les Juifs du sens de leurs prophéties,
se moquait de leurs efforts : il disait hautement que le temps était venu où
l’oracle du Sauveur du monde allait s’accomplir à la lettre; que de ce vaste
édifice il ne resterait pas pierre sur pierre.
En effet, les fondements de l’ancien temple étaient déjà démolis. Tout semblait
répondre du succès: ou allait voir qui devait avoir le démenti ou du dieu des
chrétiens, ou de ceux de Julien, lorsque sur le soir un vent impétueux, s’étant
élevé tout à coup, emporte les amas de plâtre, de chaux, de ciment, comble les
fouilles en y rejetant les terres, disperse et dissipe les matériaux. La nuit
étant venue, la terre tremble avec d’horribles mugissements; les maisons
voisines s’écroulent; un portique, sous lequel s’était retiré un grand nombre
d’ouvriers, tombe avec fracas: les uns restent ensevelis sous les ruines; les
autres s’échappent, mais meurtris et estropiés; d’autres courent en foule se
réfugier dans une église voisine, comme dans un asile; il en sort une flamme
qui étouffe une partie de ces malheureux, et qui laisse sur le corps des autres
des traces ineffaçables de la colère divine. L’air est embrasé d’éclairs; les
coups redoublés de la foudre tuent les hommes, calcinent les pierres , mettent
en fusion les outils de fer dont la place était jonchée. Les ouvrages étaient ruinés,
mais l’opiniâtreté des Juifs n’était pas vaincue. Après les horreurs de cette
nuit, ils remettent la main à l’œuvre. Alors la terre, se soulevant par de
nouvelles secousses, ouvre ses entrailles: elle lance des tourbillons de
flamme; elle repousse sur les ouvriers les pierres qu’ils s’efforcent d’établir
dans son sein; ils périssent, ou dévorés par les feux, ou écrasés sous les
pierres. Ce terrible phénomène se renouvela à plusieurs reprises; et ce qui
montre évidemment l’action d’une intelligence qui commande à la nature, c’est
que l’éruption du feu recommença autant de fois que les ouvriers reprirent le
travail, et ne cessa tout-à-fait que quand ils l’eurent entièrement abandonné.
Dieu développait sa puissance. Jamais la nature ne rassembla tant de
météores pour produire un effet unique. On vit dans le ciel, pendant la seconde
nuit et le jour suivant, une croix éclatante renfermée dans un cercle de
lumière. Les habits et les membres même des spectateurs se trouvèrent au point
du jour semés de croix qui semblaient avoir été gravées par l’impression des
flammes. Tant de merveilles frappèrent d’étonnement les Juifs, les païens, et
l’empereur même. Un grand nombre de Juifs se convertirent. Julien, qui ne croyait
que les fables, aveugle au milieu de la plus vive lumière fut effrayé sans être
éclairé : il renonça à l’entreprise.
Ce miracle se passa aux yeux de l’univers; et la Providence en a perpétué
la mémoire par des témoignages authentiques, que nul des païens n’a osé
démentir. Saint Grégoire de Nazianze et saint Jean Chrysostome,
contemporains de cet événement, en ont développé toutes les circonstances.
Saint Ambroise, qui vivait dans le même temps, en prend avantage comme d’un
fait incontestable pour détourner le grand Théodose de rétablir un temple des
païens. Mais ce qui doit fermer la bouche à l’incrédulité , c’est l’autorité
des ennemis du christianisme. Ammien Marcellin, qui était alors à la cour,
atteste la vérité de ce prodige. Julien lui-même avoue qu’il a voulu rebâtir ce
temple; et s’il s’abstient de parler des obstacles que le ciel et la terre
opposèrent à son dessein, son silence est suppléé par un auteur qui n’est pas
d’un moindre poids, parce qu’il n’était pas moins intéressé à cacher la vérité.
Un fameux rabbin, qui écrivit dans le siècle suivant, rapporte le fait; et ce
qui doit être d’une grande considération, il le rapporte d’après les annales de
la nation juive. De nos jours un protestant célèbre a recueilli tous ces
témoignages, et il en a fait sentir la force dans un ouvrage solide et lumineux.
Avant que de quitter Antioche, Julien voulut y laisser des marques de son
mécontentement et de son mépris. Sa philosophie n’avait point imposé dans cette
ville. Son extérieur austère, son éloignement des théâtres et des divertissements
populaires, sa cour peuplée de sévères platoniciens, lui donnaient un air
sauvage dans une ville qui ne respirait que le luxe et les plaisirs, plus
choquée des ridicules que des vices. On s’était égaré aux dépens du prince par
des chansons et des vers satiriques: on le raillait sur sa petite taille et sur
sa démarche grave et gigantesque : les minuties de sa superstition, la
multitude de ses sacrifices, ses processions, ses monnaies marquées de figures
bizarres, tantôt d’un taureau, tantôt des divinités monstrueuses de l’Egypte, donnaient
matière de risée. Mais la plupart des traits portaient sur sa barbe hérissée :
c’était l’objet éternel des plaisanteries d’un peuple frivole. Des causes
encore plus sérieuses avoient aigri l’humeur des habitants, surtout des plus
riches et des plus injustes. A son arrivée dans Antioche, ils lui a voient
demandé des terres qui étaient vacantes. Lorsqu’il les eut accordées, les
riches s’en emparèrent sans en faire part aux pauvres. Julien, averti de cette
usurpation , les avait retirées de leurs mains; il en avait assigné le revenu à
la commune pour fournir aux dépenses de la ville. D’ailleurs les habitants,
sans avoir égard à la droiture de ses intentions, ne lui pardonnaient pas, les
uns d’avoir augmenté la disette par des mesures mal prises, les autres d’avoir
voulu les empêcher de profiter de la misère publique. Tous ces motifs envenimaient
la plume de ces auteurs ténébreux, qui achètent au péril de leur tête le
plaisir criminel de divertir leurs citoyens en outrageant leur prince.
Pour se venger de la haine publique, il n’eut garde de la mériter par des
recherches et par des supplices. Il prit une voie plus douce, mais peu
convenable à un souverain. Il aimait la satire. Il avait déjà censuré tous les
Césars, ses prédécesseurs, par un écrit où Constantin et ses enfants ne sont
pas épargnés. En celte occasion il composa un ouvrage sous le titre de Misopogon,
l'ennemi de la barbe. Quelques auteurs disent qu’il y fut aidé par Libanius, à
qui Julien en aurait dû laisser l’honneur. C’est une ironie perpétuelle, où,
feignant de faire lui-même son procès , il peint les désordres et les débauches
d’Antioche. Le portrait est plein de feu et de force; mais, selon Ammien
Marcellin, les traits en sont outrés, et les couleurs rudes et chargées. Le
lecteur est choqué d’y voir un prince se dépouiller de la pourpre pour se
mesurer et se battre pour ainsi dire corps à corps avec le plus méprisable de
ses sujets. Cette satire produisit son effet naturel : elle attira des
répliques; et Julien fut réduit à finir par où il aurait dû commencer,
c’est-à-dire à dévorer en silence ces nouvelles railleries, et à renfermer son
ressentiment. Il avait protesté dans son ouvrage qu’il allait quitter Antioche
pour toujours. En effet, lorsqu’il partit de la ville, comme il était suivi
d’une foule d’habitants qui, lui souhaitant un heureux voyage et un glorieux
retour, le suppliaient de leur rendre ses bonnes grâces, il leur répondit d’un
ton de colère qu’il ne les reverrait plus, et qu’après sa victoire il irait
faire sa résidence à Tarse. Mémorius, qui gouvernait
alors la Cilicie, avait déjà reçu ordre d’y préparer tout pour le recevoir au retour
de Perse. Mais Julien n’eut besoin d’y trouver qu’une sépulture.
Comme il était près de se mettre en marche, on découvrit une conjuration
formée par dix soldats, qui dévoient l’assassiner lorsqu’il ferait la revue des
troupes. Ils se trahirent eux-mêmes dans l’ivresse. Julien, les ayant
convaincus de leur crime, se contenta de les punir par des reproches: il
voulut, dit Libanius, commencer par triompher de lui-même avant que d’aller
ériger des trophées dans la Perse. Mais cette action de clémence fut aussitôt
démentie par un trait de malignité tout-à-fait indigne d’un souverain. Il
laissa pour gouverner la Syrie Alexandre d’Héliopolis; et sur ce qu’on lui représentait
que c’était un esprit turbulent et cruel : Je sais bien, répondit-il, qu’Alexandre
ne mérite pas un gouvernement; mais Antioche mérite bien un tel gouverneur. Vengeance injuste et plus inhumaine que s’il eût sévèrement puni les auteur de
tant de libelles outrageants, puisque c’était confondre les innocents avec les
coupables, et qu’un gouverneur de ce caractère est le plus terrible fléau dont
une province puisse être affligée.
LIVRE QUATORZIÈME. MORT DE JULIEN L'APOSTAT EAn. 363
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HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |