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LIBRAIRIE FRANÇAISE

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

 

 

LIVRE VINGT - SIXIÈME.

ARCADIUS, HONORIUS.

 

ThÉodose laissait à ses successeurs un trône éclatant de gloire. Sa sagesse avoir réprimé les vices intérieurs, qui travaillent sourdement à la destruction des états; sa valeur avoir repoussé les barbares, qui s’empressaient de toutes parts à forcer les barrières de l'empire. Mais les fils de ce grand prince ne possédèrent aucune de ses vertus héroïques; ils n’héritèrent que de sa bonté; et cette bonté sans vigueur devint presque inutile à leurs sujets; elle épargna tout au plus aux peuples les maux que les empereurs auraient pu leur faire par eux-mêmes, sans les mettre à couvert ni de l’injustice des subalternes, ni des insultes des ennemis étrangers.

Plus la vertu de Théodose l’avoir élevé au-dessus des princes ordinaires, plus la chute de l’empire fut rude et sensible lorsqu’il tomba dans de si faibles mains. Le règne d’Arcadius et d'Honorius est l’époque d’où l’on peut dater le déclin de la puissance romaine. Quatre causes y concoururent, ou, pour mieux dire, la faiblesse des empereurs en fut la cause principale; elle en produisit trois autres: la corruption des ministres, la dépravation générale des mœurs, et l’ascendant que prirent les barbares.

Arcadius, qui régnait en Orient, était âgé de dix-huit ans. Quoiqu’il portât depuis douze ans le titre d’Auguste, il n’était pas pour cela plus capable d’en soutenir la gloire. En vain son père s’était appliqué à le former par une excellente éducation et par ses propres exemples; la nature avoir refusé à ce jeune prince le fonds nécessaire pour faire éclore et germer ces heureuses semences. Il était sans esprit, sans jugement, sans fermeté; également incapable de se donner lui-même et de prendre des autres un bon conseil, et de le suivre avec constance. Son extérieur n’avoir rien qui pût couvrir ses défauts; sa taille mince et petite, son visage sec et basané, un parler lent et traînant, des yeux endormis et qui ne s’ouvraient qu’avec peine, tout annonçait la faiblesse de son âme. L’histoire ne lui attribue d’autres vertus que la douceur, et quelque zèle pour la religion; mais ces deux qualités, si précieuses dans un prince, furent toujours prêtes à céder aux impressions de sa femme, de ses ministres, de ses eunuques; et, faute de lumières, elles tournèrent souvent au dommage de la religion et de ses sujets. Honorius, à qui Théodose avoir laissé l’empire de l’Occident, revêtu depuis plus d’un an de la qualité d’Auguste, était dans sa onzième année. Ce serait bien mal juger de son caractère que de s’en rapporter aux flatteries hyperboliques du poète Claudien. Il avait au-dessus de son frère les grâces de l’extérieur; mais on voit dans sa conduite la même incapacité, la même indolence. Il faut cependant convenir que sa piété parait avoir été plus solide et plus éclairée. C’est sans doute pour cette raison que quelques auteurs ecclésiastiques nous représentent le ciel armé pour la défense de ce prince, et abattant sous ses pieds tous les tyrans que son règne vit s’élever et disparaître. Pour moi, loin de lui faire un mérite d’avoir survécu à tant de rebelles, je regarderais plutôt ces attentats multipliés comme une preuve de sa faiblesse. S’il eût su porter le sceptre, aurait-on si souvent entrepris de l’arracher de ses mains?

Des princes de ce caractère avoient besoin de trouver ailleurs les ressources qui leur manquaient en eux-mêmes. Il leur fallait des ministres habiles, vigilants, pleins de vigueur, aussi détachés de leurs propres intérêts que zélés pour leur maître et pour la patrie. Théodose s’était utilement servi de Rufin et de Stilicon. Le génie supérieur de ce prince, qui gouvernait par lui-même, avait tenu en respect ces deux ambitieux. Il crut servir l’empire en confiant à Rufin la conduite d’Arcadius, et à Stilicon celle d’Honorius. Mais, dès qu’il eut fermé les yeux, les deux ministres levèrent le masque; ils se regardèrent comme souverains; ils régnèrent en effet tant qu’ils vécurent, et ils avoient tellement accoutumé leurs maîtres à cette sorte d’esclavage, qu’après leur mort, Arcadius et Honorius, toujours enfants, ne firent jamais que ramper sur le trône. Rufin songea même dès les premiers jours à prendre le titre d’empereur. C’était un homme à qui le crime ne coûtait que la peine du déguisement; cruel par caractère, mais revêtant ses cruautés des apparences de la justice; avare, vendant les charges, les faveurs du prince, les secrets de l’état; désolant les provinces par des concussions, et punissant sévèrement les concussionnaires. Sa puissance ne dura pas une année; il ne lui en fallut pas davantage pour préparer la ruine de l’empire par la plus noire trahison, en y appelant les barbares; et il eut dans le ministère un successeur digne de lui. Stilicon n’avait pas moins d’ambition; mais il était plus mesuré dans ses démarches. Il n’épargnait pas les biens des sujets; il vendit, comme Rufin, la justice et l’injustice; dans les deux empires il fallait également se résoudre à tout perdre pour échapper aux violences et aux calomnies des délateurs: les belles maisons, le grandes terres se trouvèrent bientôt réunies entre les mains de Rufin et de Stilicon. Mais Stilicon savait donner à ses vices un air de grandeur; il était ravisseur et libéral, dissolu et plein de courage, s’attachant les soldats par une noble familiarité, et souvent aux dépens de la discipline. Il avait encore sur Rufin l’avantage de la naissance. Quoiqu’il fût Vandale d’origine, il dévot les commencements de sa fortune à son père, qui s’était signalé au service de l’empire. Il s’était lui-même acquis beaucoup de réputation dans toutes les guerres. Théodose l’avait honoré des charges de grand-écuyer, de général de l’infanterie et de la cavalerie, de comte des domestiques. L’alliance de l’empereur le relevait encore au-dessus de ces dignités. Sa femme Sérène, nièce de Théodose, ne lui procurait pas seulement une éclatante considération; elle le servit avec adresse dans les intrigues de cour. Tandis qu’il était à la guerre, elle éclairait les démarches de Rufin, elle écartait les traits de l’envie, elle, donnait à son mari de bons conseils. Théodose, avant que de mourir, avait accordé son fils Honorius avec Marie, fille de Stilicon et de Sérène. En un mot, Stilicon était déjà environné de tout l’éclat du trône. Rufin s’efforça de s’en revêtir; et la majesté impériale fut entièrement éclipsée dans Arcadius et Honorius. La flatterie publique négligea des princes inutiles pour n’encenser que les vrais monarques; et le poète Claudien porte le mépris de son souverain jusqu’à dire ouvertement à Stilicon qu’il est heureux d’avoir l’em­pereur pour gendre, mais que l’empereur est encore plus heureux de l’avoir pour beau-père. Bientôt il s’assembla autour des deux ministres une cour plus brillante que celle de leurs maîtres; elle se forma de tout ce qu’il y avait dans l’empire de gens sans foi et sans honneur, qui couraient après la fortune. On vit sortir de la poussière et des lieux de débauche un essaim de misérables qui, en peu de temps engraissés du sang des peuples, parvinrent à éblouir les yeux par la magnifi­cence de leurs habits et la pompe de leurs équipages. Tout étant vénal, les ministres et leurs subalternes multiplièrent à l’infini les offices et les emplois du palais. Les deux empereurs, la cinquième année de leur règne, entreprirent la réforme des bureaux de la cour. Arcadius y réserva deux cent quatre-vingts employés, avec six cent dix surnuméraires. L'abus allait encore plus loin dans la cour d’Occident. Honorius crut faire beaucoup de restreindre au nombre de six cent quarante-six les commis de l’intendant des finances, et à celui de trois cents ceux de l'intendant du domaine, sans compter les surnuméraires. Julien avait borné à dix-sept le nombre des agents du prince; ils étaient depuis son règne montés à dix mille. On conçoit aisément quelle surcharge c’était pour les sujets, et combien tant de mains avides enlevaient aux revenus du prince.

La corruption qui régnait à la cour s’étendit dans toutes les parties de l’état. Les magistratures n’étaient plus que des brigandages autorisés. Ceux qui s’étaient appauvris par l’achat de leurs charges s’enrichissaient de nouveau par l’exercice; et même, après leur temps expiré, ils conservaient le droit de piller, en sorte que leurs successeurs ne devenaient que leurs collègues de vexations et de rapines. Les officiers municipaux, établis pour être les tuteurs des cités, s’érigeaient eux-mêmes en tyrans. La contagion passa jusque dans le sanctuaire; et un saint prêtre de ce temps-là se plaint de cet esprit d’avidité qui, joint à la dissolution des mœurs, s’introduisit dans le clergé et dans les monastères. La discipline militaire, déjà fort affaiblie, se relâcha tout-à- fait. On ne reconnut plus ni la forme des légions, ni l’ancienne valeur romaine. Toutes les sortes de débauches, également compagnes du luxe et de la misère, se répandirent dans l’empire. Le crime perdit sa honte; il ouvrit même souvent la route de la fortune. La fraude passa pour une subtilité ingénieuse. L’histoire en rapporte un exemple arrivé la première année du règne d’Arcadius. Euthalius de Laodicée était employé en Lydie: il tourmentait la province par ses concussions. Rufin, qui se réservait ce privilège, le fit condamner à une amende de quinze livres d’or, et envoya des officiers fidèles pour le forcer à payer. Euthalius leur compta la somme, et l’enferma dans un sac qu’il scella du sceau public; mais il eut l’adresse d’y substituer un autre sac parfaitement semblable. La cour ne fit que rire de cette fourberie; on voulut voir Euthalius; ce fut la cause de son avancement; on le nomma gouverneur de la Cyrénaïque.

Ce débordement de tous les vices nuisit plus à l’empire que la peste, la famine, les tremblements de terre, e tous les fléaux dont ces règnes malheureux furent affligés. Il fit même plus de mal que l’épée des barbares, qui ne trouvèrent tant de facilité a désoler et envahir les provinces que parce qu’ils n’y rencontrèrent plus de Romains. Ce fut alors que ces conquérants étrangers prirent l’avantage sur les armes de l’empire. Les Francs, les Goths, les Huns, les Suèves, les Alains et les Vandales avoient déjà perdu une partie de leur férocité originaire; mais ils en conservaient encore toute la vigueur et tout le ressort. Leurs esprits rudes et grossiers étaient d’une trempe plus forte que des âmes abâtardies par les vices. Leurs capitaines étaient des hommes de cœur et de génie. Alaric fut un guerrier supérieur à tous ceux de l’empire, non-seulement en valeur et en science militaire, mais aussi en prudence, et même en humanité et en bonté. Genseric fut cruel, mais grand politique et grand capitaine; et, sans la persécution qu’il suscita en Afrique contre les catholiques, sa mémoire serait en honneur. Ce qui prouve le bon gouvernement de ces princes, c’est qu’un grand nombre de sujets de l’empire le préférèrent à celui sous lequel ils étaient nés. Des provinces entières les reçurent avec joie; les habitants des autres quittaient en foule leur pays pour s’aller jeter entre les bras des Goths et des Vandales, où ils trouvaient un asile contre les exactions et la tyrannie. Ce fut alors que, ces étrangers s’étant emparés d’une grande partie de l’empire, les peuples qui demeurèrent sujets des empereurs, se distinguèrent en prenant tous en général le nom de Romains; les autres furent nommés barbares; mais ce nom cessa d’être odieux. Théodoric, roi des Ostrogoths, faisant des lois différentes pour ses sujets naturels et pour ceux qu’il avait conquis, donne aux premiers le nom de barbares et aux autres celui de Romains.

Après avoir mis sous les yeux du lecteur le tableau général de l’état où se trouvait l’empire, il est temps de passer au récit des événements. J’avertis que je cesse ici de marquer exactement les consulats. Les princes sont presque toujours consuls; les autres ne sont la plupart connus que par les fastes; leurs actions et leurs qualités personnelles ne leur donnent aucun rang dans l’histoire. En effet, le droit des consuls se réduisit alors à servir de date. Les années de l’ère vulgaire suffiront pour régler la suite des faits. Je me contenterai de donner séparément la liste des consuls, et ne placerai dans mon récit que ceux qui sont dignes de mémoire. J’ai déjà fait mention du consulat des deux frères Olybre et Probin, de l’illustre maison des Anices. Théodose, à la prière du sénat romain, les avait nommés consuls pour cette année 395. Claudien relève en leur personne la connaissance des lettres, l’éloquence, la modestie, l’éloignement de toute débauche, une prudence avancée dans la première jeunesse. Nous avons en faveur d’Olybre une autorité moins suspecte de flatterie. Saint Jérôme dit qu’il fut enlevé par une mort prématurée; que Rome le pleura, mais qu’il fut heureux de n’avoir pas été témoin de la prise et du saccageaient de Rome; qu’il joignit aux vertus domestiques celles de l’homme public, et qu'il fut le père de sainte Démétriade, célèbre dans l’histoire de l’Eglise.

Le premier soin de Stilicon, après la mort de Théo. dose, fut de partager également le trésor de ce prince. entre ses deux fils. Il en fit porter la moitié à Constantinople. Il s’occupait en même temps à étouffer une discorde près d’éclater entre les soldats, et qui pouvait devenir funeste. Les vainqueurs et les vaincus ne composaient plus qu’une même armée: ils étaient campés ensemble aux portes de Milan. Mais tant de nations différentes de mœurs, de religion, de langage, s’accordaient mal. D’ailleurs les soldats de Théodose méprisaient ceux d’Eugène; leurs railleries et leurs insultes rallumaient dans le cœur des vaincus une haine mal éteinte. Stilicon était aimé des troupes, il vînt à bout de réunir les esprits. Il dressa le plan d’une amnistie générale, qu’Honorius fit publier quelques mois après pour tout l’Occident. C’était l’exécution d’un ordre que Théodose avait donné par son testament. Les lois qui furent publiées à ce sujet déclarèrent que tous ceux qui avoient porté les armes pour le tyran, et qui avaient reçu de lui quelque charge ou quelque emploi que ce fût, étaient purgés de toute infamie, et qu’ils rentrent en possession de l’état et des dignités dont ils avoient joui avant l’usurpation, sans pouvoir cependant conserver les titres ou les emplois que le tyran leur avait conférés. Tous les actes civils passés volontairement et sans fraude ni violence, du temps de l’usurpa­teur, étaient déclarés valides: on ordonnait seulement d’en effacer le nom des consuls choisis par Eugène, et d’y substituer la date des consuls nommés en Orient. On ajoutait que tout ce temps de trouble et de désordre serait censé non avenu, et qu’il ne pourrait être compté pour remplir le terme fatal des prescriptions. Après ces dispositions nécessaires à la tranquillité de l’Occident, Stilicon, qui prétendait avoir reçu de Théodose une égale autorité sur les deux empires, était résolu d’aller à Constantinople pour y faire reconnût Ire ses droits et dépouiller Rufin de tout pouvoir. Mais, afin de ne laisser derrière lui aucun sujet de crainte, il voulut auparavant s’assurer des barbares de la Germanie. Il partit pour renouveler avec eux les anciens traités qu’ils venaient de violer en fournissant des secours à Eugène.

L’empire d’Orient était en paix, et rien ne venait distraire les projets de Rufin. Il aspirait au titre d’empereur, dont il avait déjà toute l’autorité; et l’inaction du prince, qui, sans examiner les volontés de son ministre, s’était fait une loi d’y souscrire, lui permettait de tout espérer. Il crut abréger le chemin du trône en mariant sa fille avec Arcadius: il lui en fit jeter des propos par les eunuques de la chambre, toujours puissants auprès des maîtres faibles. Rufin comptait sur le secret de cette intrigue; mais à peine fut-elle formée, qu’elle était déjà divulguée dans Constantinople. Son orgueil, qui croissait tous les jours, annonçait ses prétentions ; il n’en devenait que plus odieux. Dans une circonstance si critique, il eut l’imprudence de s’éloigner d’Arcadius, qu’il ne devait pas perdre de vue: Florence, préfet des Gaules dans le temps que Julien, encore César, gouvernait ces provinces, s’était dérobé par la fuite au juste ressentiment de ce prince dès qu’il l’avait vu maître de l’empire. Lucien, son fils, ayant reparu à la cour de Théodose, avait gagné les bonnes grâces de Rufin en lui abandonnant ses plus belles terres. Il n’en coûta au ministre que de procurer à Lucien la faveur d’Arcadius et la dignité de comte d’Orient. Le nouveau comte commençait à remplir cette charge beaucoup mieux qu’on ne pouvait l’espérer d’un homme qui l’avait achetée. Il était juste, désintéressé; on voyait en lui toutes les qualités qui font le bonheur des peuples et l’honneur de ceux qui commandent. Exact observateur des règles, il ne donnait rien à la faveur. Euchérius, grand-oncle d’Arcadius, lui ayant demandé une chose injuste, fut piqué de son refus, et s’en plaignit à l’empereur, qui en fit des reproches à Rufin. Celui-ci, voulant montrer son zèle , et trouvant très-mauvais qu’un subalterne qu’il protégeait prétendît être plus honnête homme que lui, part de Constantinople sans rien dire de son dessein , vole à Antioche, où il arrive de nuit, et se fait sur-le-champ amener Lucien. Le comte, qui ne méritait que des louanges, est frappé à coups de fouets, et si rudement, qu'il expire au milieu de ce supplice. On le reporte chez lui dans une litière fermée. On espérait faire croire aux habitants d’Antioche qu’il était mort subitement. Mais le peuple, qui chérissait Lucien, ne fut pas dupe d’un mensonge si grossier: il murmurait hautement de cette cruelle injustice; et ce fut pour le distraire et l’apaiser que Rufin fit jeter les fondements d’un portique qui surpassa en magnificence tous les édifices d’Antioche. Il retourna aussitôt à Constantinople. Tous ses projets étaient renversés. Eutrope, un des eunuques du palais, jaloux du pouvoir de Rufin, avait profité de son absence pour tourner d’un autre côté le cœur du jeune empereur. Eudoxie était fille de Bauton, ce comte français qui avait rendu à l’empire des services signalés. Il avait, en mourant, confié l’éducation de sa fille à Promote son ami, que Rufin fit ensuite périr. Les deux fils de Promote, qui, malgré le ministre, étaient fort accrédités à la cour, parce qu’ils avoient été élevés avec Arcadius, continuèrent de prendre soin d’Eudoxie. Ils la firent instruire par un pieux ecclésiastique, nommé Pansophius, qui tut depuis évêque de Nicomédie. Ils aimaient trop Eudoxie, qu’ils regardaient comme leur sœur, et ils avaient trop de raisons de détester Rufin pour ne pas se prêter avec zèle au dessein d’Eutrope. Eudoxie était belle : Eutrope vanta sa beauté au jeune prince; il lui présenta son portrait, et n’eut pas de peine à lui persuader qu’elle méritait la préférence. Le mariage fut arrêté pour le 27 d’avril. Rufin arriva quelques jours auparavant. Il ne douta point que les préparatifs dont il trouva tout le palais occupé ne fussent pour les noces de sa fille. Toute la cour le pensait comme lui. Afin de lui rendre la disgrâce plus sensible, Eutrope avait engagé le prince au secret, pour jouir, disait-il, du plaisir de la surprise de Rufin. On ordonne, selon la coutume, des réjouissances publiques. Eutrope fait portes en pompe au travers de la ville les habits que l’empereur envoyait à son épouse future. Tout le peuple, qui suivit en foule, les croyait destinés à la fille de Rufin, et les officiers mêmes qui les portaient n’avoient pas d’autre pensée. Quand on fut arrivé devant la maison de Promote, Eutrope y fit entrer ces ornements; il en revêtit Eudoxie, et le mariage fut célébré ce jour même. Arcadius ne fit que rire de l’étonnement de Rufin; il continua de lui donner sa confiance. Rufin de son côté, ne rabattit rien de ses vues ambitieuses; mais il résolut de perdre Eutrope.

Eudoxie tenait beaucoup du caractère de sa nation. Altière, hardie, opiniâtre, elle dominait absolument Arcadius. Elle fut cependant elle-même gouvernée par ses femmes et par ses eunuques, qui ne ressemblaient pas tous à son chambellan Amantius. Celui-ci était d’une éminente sainteté, charitable, plein de zèle pour l’Eglise et de respect pour ses ministres. On doit attribuer à ses conseils toutes les bonnes œuvres d’Eudoxie, comme on peut en grande partie imputer aux autres les actions d’avarice, d’injustice et de violence qui ont terni la vie de cette princesse. Sa chasteté même ne fut pas hors de soupçon.

Le mariage d’Arcadius fit sentir à Rufin qu’il avait en la personne d Eutrope un ennemi capable de le traverser dans les intrigues de cour. Il redoutait encore davantage les armes de Stilicon, qui s’entendit avec Eutrope. Il craignait de voir bientôt aux portes de Constantinople ce rival dangereux. Afin de le retenir en Occident, et de forcer en même temps Arcadius à partager avec son ministre le titre d’empereur, il prit le parti de troubler le repos de l’empire en y introduisant les barbares, au risque de se perdre lui-même.

Dans cette résolution désespérée il dépêcha vers les Huns, qui habitaient au-delà du Danube, pour les inviter à se jeter sur l’Asie. Ces peuples féroces, qui ne respiraient que la guerre et le pillage, ayant passé le Tanaïs, descendirent du Caucase au mois de juillet comme des loups affamés. Rien ne résista à leur fureur. Ils saccagèrent l’Arménie, la Cappadoce, la Cilicie, la Syrie; et traînant ou chassant devant eux une multitude incroyable de prisonniers, ils arrivèrent devant Antioche. Cette ville, pleine de confiance en son évêque, comptait moins sur la force de ses remparts que sur le secours du ciel; et tandis que les cris menaçants des Huns retentissaient autour des murs, Jean Chrysostôme rassemblait ses concitoyens dans l’église comme dans un asile, et rassurait leurs cœurs par son éloquence divine. La Phénicie, la Palestine, l’Arabie, l’Egypte même, tremblaient déjà de frayeur. On croyait à tous moments voir les Huns arriver à Jérusalem pour y piller les trésors que la dévotion de toute la terre avait accumulés dans cette ville. Les habitants l’avoient abandonnée pour fuir au bord de la mer. On préparait des vaisseaux; et quoique les vents fussent contraires, on appréhendait moins les orages que le fer de ces ennemis cruels. Mais Antioche fut une digue qui arrêta ce torrent. Les Huns retournèrent sur leurs pas en s’étendant jusqu’aux bords du Tigre, et laissant partout des traces sanglantes de leur passage. La Syrie, au pied du mont Taurus, Samosate dans la Comagène, Amide et Macépracta en Mésopotamie, Arzun et Hazaneta en Arménie furent entièrement ruinées. Ces ravages durèrent tout l’hiver et une partie de l’année suivante. Le lâche Addée, général des troupes d'Orient, ne se mit pas même en mouvement pour s’y opposer. Après la retraite des Huns, Arcadius obligea par une loi toutes les villes de l’Orient de se fermer de murailles, et de réparer celles que le temps ou les barbares avoient détruites.

En même temps que Rufin attirait les Huns en Orient, il écrivait secrètement à Alaric, et lui faisait tenir de grandes sommes d’argent pour rassembler des troupes et venir à leur tête fondre sur la Grèce, l’assurant qu’il n’y rencontrerait aucun obstacle. Ce traître sacrifiait ces provinces pour former une barrière entre lui et Stilicon. Alaric était alors mécontent de l’empire, et très disposé à l’attaquer. Il prétendait avoir assez bien servi Théodose dans la guerre contre Eugène pour mériter des distinctions. Se croyant méprisé, il s’était détaché de l’armée avec les Goths qu’il commandait, et marchait vers le Danube. Les lettres et les présents de Rufin favorisaient son ressentiment. Il joignit à ses troupes un grand nombre de Huns, de Sarmates et d’Alains, qui avoient passé le fleuve sur les glaces pendant l’hiver. Suivi d’une nombreuse cavalerie, il ravagea la Mœsie, la Thrace , la Pannonie. Ses partis couraient toute l’Illyrie, depuis la mer Adriatique jusqu’à Constantinople. Les Goths campaient à la vue de cette ville, et désolaient les environs. Tout était dans une étrange consternation. Arcadius, sans troupes ainsi que sans conseil, tremblait dans son palais. Rufin seul, prenant l’habillement des barbares, osa sortir de la ville et entrer dans leur camp pour traiter avec eux. Il en fut bien reçu, et les engagea à force d’argent à s’éloigner de Constantinople. Il tirait vanité du succès de cette négociation; elle ne servit qu’à fortifier le soupçon de sa perfidie.

Cependant Stilicon , ayant traversé la Rhétie, parcourait les bords du Rhin jusqu’à son embouchure avec une promptitude incroyable. Il reçut sur son passage les hommages de tous les barbares voisins. Les rois des Suèves et des Allemands demandèrent la paix, et lui donnèrent leurs enfants en otage. Ils lui offrirent de joindre leurs troupes à celles d’Honorius en qualité d’auxiliaires. Stilicon refusa des secours trop puissants pour n’être pas dangereux: il se contenta de tirer de leur pays quelques recrues. Les peuples germains, depuis le Rhin jusqu’à l’Elbe, vinrent traiter avec lui. Il compléta les garnisons qui bordaient la frontière de la Gaule. Il arrêta les pirateries des Saxons. Les Pictes, qui désolaient la Grande-Bretagne, prirent l’épouvante, comme s’il eût été prêt à passer la mer, et se retirèrent dans leurs montagnes et dans leurs marais. La terreur de son nom, et peut-être l’argent qu’il savait répandre, lui procuraient ces succès sans tirer l’épée. De tous ces peuples guerriers les Francs étaient les plus redoutables. Ils avoient pour rois deux frères dont la valeur turbulente et impétueuse s’était déjà fait connaitre. Marcomir et Sunnon , ainsi se nommaient ces princes, se soumirent alors aux conditions que le général romain leur imposa. Mais, peu de temps après, Marcomir ayant donné quelque soupçon de sa fidélité, Stilicon le fit enlever; et, après l’avoir quelque temps tenu prisonnier dans la Gaule, il le fit transporter en Toscane, où ce prince mourut. Sunnon, qui menaçait de venger son frère, fut tué dans son pays, où Stilicon entretenait des intelligences.

Ce ministre, aussi heureux qu’infatigable, ne fut pas plus tôt revenu à Milan , qu'il se mita la tête de l’armée pour aller chercher Alaric dans la Grèce. Son dessein secret était de s’avancer ensuite jusqu’à Constantinople. Il passa les Alpes Juliennes, et traversa la Dalmatie. Il conduisait une armée nombreuse, composée des troupes de l’Orient et de l’Occident qui avoient servi sous les ordres de Théodose et d’Eugène. Au bruit de sa marche Alaric rassembla tous ses différents corps dans les plaines de la Thessalie. Son armée consistait presque toute en cavalerie. Il enferma dans l’enceinte de son camp une grande étendue de pâturages; il l’environna d’un double fossé et d’une double palissade; il le fortifia encore d’une espèce de rempart formé par ses chariots de bagage. Les bœufs d'attelage furent destinés à la nourriture des soldats. Il avait pris toutes les précautions possibles pour se maintenir dans ce poste aussi longtemps qu’il le jugerait à propos. Stilicon, arrivé à la vue des Goths, leur présente la bataille, et, sur leur refus, il se dispose à les forcer dans leurs lignes. Les troupes de l’Occident avoient l’aile droite; celles de l’Orient étaient placées à l’aile gauche. Tous étaient embrasés d’une égale ardeur, que le général animait encore par ses paroles; et ce jour allait décider du sort des deux nations. L’armée romaine, poussant de grands cris, que redoublaient les échos du mont Olympe, s’ébranlait déjà pour l’assaut, lorsqu’on aperçut des cavaliers qui accouraient à toute bride. C’était un ordre d’Arcadius adressé aux troupes de l’Orient. Il leur commandait de se détacher sur-le-champ et sans aucun délai de l’armée d’Occident, et de revenir à Constantinople. Rufin, alarmé de la marche de Stilicon, avait dicté cet ordre à l’empereur. Les soldats orientaux refusaient d’obéir; indignés de se voir arracher des mains une victoire qu’ils croyaient assurée, ils protestaient à Stilicon qu’ils étaient prêts à le suivre, et à ne reconnaître d’autres ordres que les siens. Stilicon, outré de dépit, n’osa cependant les retenir; c’eût été déclarer la guerre à Arcadius. Il fit sonner la retraite; et, s’étant éloigné de l’ennemi, il renvoya les Orientaux sous la conduite de Gaïnas. Connaissant la hardiesse de ce capitaine, il convint secrètement avec lui des moyens de faire périr Rufin. Pour lui, n’étant plus en état de tenir la campagne, il reprit la route d’Italie.

L’armée d’Orient, la tristesse sur le visage et la rage dans le cœur, vint à Thessalonique. Ce fut là que Gaïnas découvrit son dessein aux officiers. Tous se portèrent avec joie à venger sur le traître Rufin leur honneur et celui de l’empire. On dit même que les soldats furent instruits du complot; et le secret qu’ils gardèrent est un des exemples de la retenue que la haine peut inspirer à une multitude naturellement légère et indiscrète. Après avoir passé par Héraclée, comme ils approchaient de Constantinople, Gaïnas prit les devants pour annoncer à l’empereur l’arrivée de ses troupes, et le prier de venir, selon la coutume, recevoir leurs hommages hors de la ville. Rufin attendit cette occasion brillante pour se faire nommer collègue de l’empereur. Il avait la parole du prince, et il se tenait assuré du consentement des soldats. On avait déjà frappé à son coin l’argent qu’il devait distribuer aux troupes et au peuple : le palais était orné avec magnificence, et le festin commandé pour la fête de la proclamation. Le matin du 27 de novembre, Arcadius se transporte à l’Hebdome, où l’armée s’était rendue. Rufin marchait à côté de lui, profitant avec complaisance de l’avantage que lui donnait sa bonne mine. L’empereur, en arrivant, salue les enseignes, selon l’usage militaire, dont ne se dispensait pas même le souverain. Rufin félicite les soldats; il caresse les officiers; et, tandis que ceux-ci l’amusent par de feintes protestations de zèle et de respect, l’armée, par un mouvement concerté, environne le prince et le ministre. Rufin, ébloui de sa gloire, n’aperçoit rien de ce qui se passe autour de lui; il presse l’empereur de monter sur le tribunal, et de se déclarer sur le choix qu’il fait d’un collègue. En ce moment, au signal que donne Gaïnas, un soldat, tirant son épée, la plonge dans le corps de Rufin. Tous à l’instant fondent sur lui; on le perce de coups, on le déchire. Son corps disparait sous tant de bras acharnés; on ne réserve que sa tête et sa main droite. Arcadius, témoin de cette rage, et teint du sang de son ministre, se retire avec effroi et s’enferme dans son palais. On plante la tête au bout d’une pique, une pierre dans la bouche pour la tenir ouverte. L’armée, chantant sa victoire, entre dans Constantinople à la suite de cette horrible enseigne, que le peuple en foule insulte à coups de pierres. Une troupe de soldats, tenant la main de Rufin, la présentait aux passants, en disant: «Donnez à ce misérable qui rien eut jamais assez»; et chacun s’empressait de payer le cruel service qu’ils venaient de rendre à l’empire. Ce ministre, aussi malheureux que coupable, n’eut pas besoin d’un tombeau superbe qu’il s’était fait construire.

Eutrope, dont la perte était assurée, si Rufin eût réussi, profita de l’épouvante d’Arcadius pour s’emparer de l’esprit de ce prince, toujours prêt à se livrer à celui qui soit entreprendre de s’en rendre maître. C’était un eunuque déjà avancé en âge. Vil jouet de la fortune, rebut de la plus infâme débauche, cent fois acheté et cent fois revendu, après avoir passé de l’Arménie, où il était né, en Assyrie, d’Assyrie en Galatie, recueillant tous les vices des divers pays et de ses différents maîtres, il tomba entre les mains d’un officier qui le vendit à son général Arinthée. Celui-ci le donna à sa fille, qu’il mariait, pour la servir dans les offices les plus bas. Chassé de cette maison comme un esclave inutile à cause de sa vieillesse, il parvint à s’introduire chez Abundantius. Ce général lui procura une place entre les derniers eunuques du palais. Dans une telle variété d’aventures, Eutrope avait acquis la souplesse d’un scélérat; il y joignit un grand fonds d’hypocrisie. Théodose, dont le principal talent n’était pas celui de connaitre les hommes. l’avança à son service, et l’honora même de quelque confiance. Ce fut lui qu’il envoya en Egypte pour consulter un saint solitaire sur la guerre qu’il entreprenait contre Eugène. Eutrope devint grand-chambellan, rival de Rufin, et son successeur dans ses crimes comme dans sa puissance. Il n’était ni moins avare, ni moins cruel, ni moins ambitieux. Ces vices, qui dans Rufin avoient affligé l’empire, le flétrissaient dans un eunuque. Dès le premier pas dans le ministère, il écarta de la cour Marcel, maître des offices, dont il redoutait la vertu, et donna sa charge à Hosius, Espagnol, né et élevé dans l’esclavage, qui n’avait d’autre mérite que d’être un excellent cuisinier et un très-méchant homme.

Tous les biens de Rufin furent saisis au profit du prince, c’est-à-dire qu’Eutrope s’en appropria la meilleure partie, et qu’il abandonna à ses créatures ce qui, étant de moindre prix, se trouvait être à leur bienséance. Comme l’avare favori a voit dépouillé une infinité de particuliers, après sa mort tous se croyaient en droit de reprendre ce qu’une injuste violence leur avait ravi. Ces recouvrements auraient fort diminué le butin d’Eutrope. C’est pourquoi, dès le commencement de l’année suivante, Arcadius défendit par une loi à toute personne de se mettre par soi-même en possession d’aucun des biens de Rufin, sous peine d’une confiscation générale des siens propres, déclarant que, jusqu’à l’examen juridique, le préjugé devait être en faveur du fisc. Cette loi avait quelque chose de spécieux; elle laissait aux légitimes propriétaires l’espérance de recouvrer par les formes de la justice ce qui leur appartenait. Mais Eutrope était le maître des jugements, et très-résolu sans doute de ne rien perdre de sa proie. Il consentit cependant à laisser à la femme et à la fille de Rufin les biens qui leur étaient propres; et, pour se faire honneur dans tout l’empire de cette action d’équité, il engagea l’empereur à déclarer par une loi que les parens d’un proscrit qui n’auraient point eu départ à son crime n’en auraient pas à sa punition. Après le massacre de Rufin, sa femme et sa fille s’étaient réfugiées dans une église. Eutrope, leur ayant donné parole qu’il ne leur serait fait aucun mal, leur permit de se retirer à Jérusalem. Elles y passèrent le reste de leurs jours. Rufin laissa encore une sœur nommée Sylvie, qui, ayant consacré à Dieu sa virginité, devint célèbre par sa sainteté et par la connaissance des divines Ecritures.    .

Pendant celte année les Sarrasins firent des courses dans la Palestine, et massacrèrent plusieurs solitaires dans le désert de Thécué. Ce désert, qui commençait au bourg de Thécué, à douze milles de Jérusalem, vers le midi, s’étendit le long de la mer Morte jusqu'à la mer Rouge. Les Maziques, peuple barbare de la Libye, vinrent aussi troubler la tranquille solitude de Scéthé. Les moines qui purent échapper à leur fureur prirent la fuite, et ne revinrent qu’après la retraite de ces brigands.

Il y eut à Rome une extrême disette. Gildon, qui commandait en Afrique, et qui songeait à s’en rendre maître, arrêtait par ses chicanes et ses artifices le départ de la flotte de Carthage. Le peu de blé qui se trouvait à Rome était gâté et malsain. On ne parle en cette occasion d’aucun remède apporté par le gouvernement. Les sénateurs firent acheter du blé à leurs frais dans les provinces. Cette ressource étant épuisée, on fut obligé de retrancher sur la distribution qu’on faisait au peuple par mesure. Malgré cette épargne, il ne restait de provision que pour vingt jours, et Rome s’attendit à toutes les horreurs de la famine. Le sénat fit un nouvel effort; il distribua encore à ses dépens du blé et de la viande. Ces secours, ménagés avec économie, firent subsister la ville jusqu’à l’arrivée de la flotte.

L’année 396 commença par une fêle brillante. Honorius entrait dans son troisième consulat. Toutes les personnes distinguées qui se trouvaient en Occident rendirent à Milan. La ville de Rome députa le poète Claudien pour complimenter le prince. Il s’en acquitta par un poème flatteur, et depuis ce temps il ne manqua jamais l’occasion de prodiguer à Honorius les louanges les plus outrées. Il en fut récompensé par des charges honorables, et par une statue qu’Honorius, à la requête du sénat, lui fit ériger à Rome dans la place de Trajan. Pour le payer de ses hyperboles, l’inscription réunit dans sa personne tout le mérite d’Homère et de Virgile ensemble. L’ouverture du consulat fut célébrée avec une pompe extraordinaire. On amusait ainsi le jeune prince tandis qu’Alaric dessolait la plus belle portion de l’empire. Mais un accident funeste troubla la joie de cette solennité. L’usage cruel de faire battre des hommes contre des bêtes féroces dans l’amphithéâtre n’avait pu encore être aboli. Honorius donna au peuple de Milan le spectacle d’un combat de léopards qu’on lui avait envoyés de Libye. Pendant ces jeux, des soldats, par ordre de Stilicon, allèrent enlever de l’église un criminel nommé Crescone, qui s’y était réfugié. Saint Ambroise, accompagné de son clergé, s’opposa en vain à cette violence. Les soldats arrachèrent Crescone de l’autel qu’il tenait embrassé, et retournèrent comme en triomphe à l’amphithéâtre. Tandis qu’ils rendaient compte à Stilicon de l’exécution de ses ordres, les léopards s’élancèrent sur eux et les mirent en pièces. Stilicon, frappé de terreur, alla faire satisfaction au saint évêque. Il sauva la vie à Crescone: cependant, comme cet homme était convaincu de très-grands crimes, il ne put se dispenser de l’exiler ; mais il le rappela peu de temps après. Honorius ne garda pas le consulat l’année entière. Quoique depuis Constantin il soit rarement parlé de consuls subrogés, il est cependant certain qu’il y en eut cette année. Symmaque rapporte que, le 21 d’avril, jour anniversaire de la fondation de Rome, au milieu de la solennité pompeuse qui se célébrait ce jour-là, le consul subrogé se rompit la jambe en tombant de son char, emporté par les chevaux qui avoient pris l’épouvante.

Depuis le retour de Stilicon, la Grèce était en proie aux barbares. Alaric perdît d’abord trois mille hommes au passage du fleuve Pénée, où quelques troupes thésmaliennes s’étaient placées en embuscade. Ce fut là le seul échec qu’il reçut en traversant la Grèce entière jusqu’aux extrémités du Péloponnèse. Rufin lui avait promis qu’il ne trouverait aucune résistance. Pour lui tenir parole, il avait envoyé en Grèce, avec la qualité de proconsul , Antiochus, fils de ce Musonius habile rhéteur et général ignorant, tué trente ans auparavant dans un combat contre les Isaures. Aussi peu guerrier que son père, mais plus perfide et complice de la trahison de Rufin, Antiochus ne songea qu’à favoriser les succès de l’ennemi, comme s’il eût été à sa solde. Un autre traître nommé Géronce gardait le pas des Thermopyles, où trois cents Spartiates avoient autrefois arrêté l’armée nombreuse de Xerxès. Alaric n’eut besoin que d’un soldat pour annoncer son approche. Géronce se retira aussitôt, et laissa le défilé ouvert aux Goths, qui se répandirent dans l’Achaïe. Ils passèrent l’hiver à ravager les campagnes, à piller et ruiner les villes, égorgeant les hommes, traînant en esclavage les femmes et les enfants. Toute la Béotie fut couverte de sang et de ruines. Thèbes seule fut sauvée par la force de ses remparts: il aurait fallu l’assiéger dans les formes, et Alaric se hâtait d’arriver à Athènes.

La conquête en était facile. Une faible garnison ne pouvait défendre une place de si grande étendue, et, pour la réduire par famine, il suffisait de s’emparer du port de Pirée. C’était sans doute l’ancienne gloire de cette ville fameuse qui échauffait le grand cœur d’Alaric, et qui lui inspirait un ardent désir de s’en rendre maître. Mais, selon un auteur de ce temps-là, il ne restait plus que le cadavre ou même l’ombre d’Athènes. On n’y retrouvait plus que les noms de ces lieux devenus célèbres par tant de beaux ouvrages. On y montrait encore l’Académie, le Lycée, le Portique; mais la philosophie y était éteinte. Les gouverneurs romains avoient prévenu les barbares en dépouillant ces lieux de leurs ornements, et depuis peu un proconsul avait enlevé du portique nommé Pœcile les tableaux de Polygnote. Ils a voient subsisté huit cents ans. Il ne restait aux Athéniens que le miel du mont Hymette. Ce peuple, dépourvu de force et de valeur, mais vain, menteur, et entêté de sa noblesse ainsi que d’idolâtrie, publia pour lorsque Pallas, revêtue de son armure éclatante, avait elle-même en cette occasion paru sur la muraille, et qu’Achille s’était présenté devant Alaric tel qu’il se montra aux Troyens après la mort de Patrocle; ce qui avait jeté, disait-on, tant d’effroi dans le cœur des Goths, qu’ils avoient offert la paix aux habitants. Mais des auteurs moins crédules rapportent que les Athéniens se rendirent sans attendre les premières attaques. Alaric, qui n’était barbare que de nom, voulant épargner cette ville, n’y entra qu’avec un petit nombre de ses officiers. On lui fit l’accueil le plus honorable. Il soupa dans le Prytanée avec les citoyens les plus distingués; et, ayant reçu de riches présents, il sortit d’Athènes dès le lendemain, et s’en éloigna aussitôt sans causer dans l’Attique aucun dommage, jusqu’à ce qu’il fut arrivé à Eleusis.

Alaric, quoique arien, était chrétien de bonne foi : il détestait le paganisme. Il détruisit à Eleusis le temple de Cérès, où l’idolâtrie se tenait retranchée, comme dans on fort, contre les édits des empereurs chrétiens. C’était l’asile de la plupart de ces fanatiques qui avoient abusé Julien. Valentinien n’avait aboli les mystères; Alaric renversa l’édifice de fond en comble, et ensevelit sous ses ruines ces superstitions si renommées qui, durant tant de siècles, en avoient imposé aux peuples et aux princes. Ce fut le seul dégât qu’il fit dans l’Attique. Les prêtres furent dispersés; plusieurs périrent par l’épée des barbares. Il y en eut qui moururent de douleur: de ce nombre fut le célèbre Prisque d’Epire, autrefois chéri de Julien, et qui étoile pour lors âgé de quatre-vingt-dix ans.

Les Goths prirent la route du Péloponnèse. Mégare, qui se trouvait sur leur passage, fut prise et pillée. Géronce était campé au milieu de l’isthme de Corinthe: il fit ce qu’il avait fait aux Thermopyles. Par sa fuite la presqu’île fut ouverte aux ennemis. Les villes n’y étaient pas même revêtues de murailles; l’isthme faisait toute leur défense. Corinthe, Argos, et toutes les places d’alentour furent emportées d’emblée. Lacédémone ne fit pas plus de résistance. Cette ville, autrefois rivale d’Athènes, conservait encore moins de son ancienne grandeur. La politique romaine l’avait depuis longtemps affaiblie: ses magistrats, aussi lâches qu’avares et perfides, ne prirent aucune précaution pour sa sûreté.

La Grèce faisait alors partie de l’empire d’Orient; mais Arcadius, qui ne voyait pas même ce qui se passait sous ses yeux, se reposait de tout sur Eutrope; et le nouveau ministre songeait moins à repousser Alaric qu’à se rendre maître de la cour. C’était là qu’il faisait la guerre à ceux dont il redoutait le crédit. Stilicon, qui ne craignit point de rivaux auprès d’Honorius, entreprit de sauver l’honneur de l’empire. Le printemps étant venu, il fit embarquer ses troupes au port de Ravenne; et, ayant eu des vents favorables, il aborda en peu de jours dans Péloponnèse. Il se mit aussitôt en marche pour aller chercher les Goths. Leur armée, fatiguée pendant tout l’hiver par des courses continuelles, se trouvait fort affaiblie. Alaric, battu en quelques rencontres, ayant gagné les forêts de l’Arcadie, se retrancha sur le mont Pholoé. Stilicon vint l’y assiéger, et détourna le cours d’une rivière qui, arrosant le pied de la montagne, fournissait l’eau aux ennemis. Ils périssaient de soif et de maladies. Stilicon, sans coup férir, les aurait forcés à se rendre, s’il eût été plus occupé de sa gloire que de ses plaisirs: mais ce général voluptueux s’était fait suivre dans cette expédition d’une troupe de femmes et de farceurs. Il passait le temps en débauches; et ses soldats, sans discipline, abandonnaient leur poste pour piller les campagnes voisines. Alaric, plus vigilant, profita de ce désordre; il s’échappa pendant la nuit, et à la faveur des forêts il regagna l’isthme sans rien perdre de son butin. Il se retira en Epire, où il continua ses ravages. La conduite que tint alors Stilicon le fit soupçonner d’intelligence avec Alaric. Il ne se mit pas même en devoir de le poursuivre; et s’étant rembarqué, il laissa le pays aussi désolé par ses troupes que par l’ennemi.

Tant que Rufin a voit vécu, Eutrope avait entretenu avec Stilicon une correspondance secrète. Dès que leur commun ennemi eut perdu la vie, l’eunuque qui succédait à Rufin dans le ministère lui succéda aussi dans sa haine et dans sa jalousie contre le ministère d'Occident. Il fit entendre à Arcadius que l’expédition de Stilicon dans le Péloponnèse était un attentat contre les droits de l’empire d’Orient, et que son dessein était de rendre Honorius maître de la Grèce : il engagea ce prince à déclarer en plein sénat Stilicon ennemi de l’empire. Les terres et les maisons que ce général avait en Orient furent confisquées. Ce décret outrageant fit naître entre les deux frères une inimitié dont les suites ne pouvaient manquer d’être funestes, s’ils eussent été plus capables d’agir. En même temps, pour contenir Alaric, et l’attacher même aux intérêts d’Arcadius, Eutrope traita avec lui, et le fit nommer commandant des troupes de l’Illyrie orientale, qui renfermait la Grèce. C’était par une insigne bassesse avilir la majesté impériale en récompensant les insultes et les ravages comme on récompense les services.

Tandis que cet indigne ministre favorisait les ennemis de l’empire, il accablait de disgrâces ceux qui en étaient les défenseurs, dont il redoutait la vertu et le pouvoir. Abundantius fut la première victime de ses noires défiances. Il ne méritait ce traitement que par l’aveugle protection dont il avait honoré ce méchant homme. C’était lui qui avait tiré Eutrope de la poussière pour le produire à la cour, et ce fut Eutrope qui prit soin de l’en punir. Sur un faux prétexte, Abundantius fut dépouillé de ses biens, dont le ministre s’empara, et relégué à Pityonte, sur le Pont-Euxin, au-delà du Phase. Après la mort d’Eutrope on lui permit de se retirer à Sidôn, où il finit ses jours dans l’indigence. L’insolent eunuque, se voyant élevé au-dessus des lois, ne s’embarrassa plus de sauver les apparences. Aussi avare qu’impitoyable il vendait tous les offices, tous les gouvernements; il foulait aux pieds la noblesse, dont il sentait qu'il devait être méprisé. Un grand nom était un grand crime; c’était une grâce de n’en être puni que par le bannissement. Bientôt les déserts de Libye furent peuplés d’illustres exilés: souvent même , sans attendre qu’ils y mourussent de faim, de soif et de misère, le ministre les y faisait massacrer.

De tous ceux qui avoient un grand crédit à la cour et dans les armées, Timase était celui qui donnait le plus d’ombrage à Eutrope. Ce général renommé joignait à ses talents militaires beaucoup de défauts. Hautain, ambitieux, intéressé, aussi fier de ses richesses que de ses exploits, livré aux plaisirs, il bravait la haine du ministre, et affectait de le mépriser. Celui-ci jura sa perte. Il savait par expérience qu’il est aisé de trouver des traîtres entre les créatures des hommes puissants. Il s’adressa à un scélérat nommé Barge, favori de Timase. Barge était né à Laodicée en Syrie, où il avait fait le métier de charcutier. Convaincu de friponnerie, il s’était sauvé à Constantinople, d’où, ayant été banni pour de nouveaux tours d’adresse, il alla vivre à Sardes, où il ne fut pas longtemps à se faire connaitre. Timase, en passant par cette ville, prit du goût pour ce fourbe insinuant et flatteur qui le divertissait par ses plaisanteries. Il l’attacha à son service, lui donna ensuite le commandement d’une cohorte, et l’amena avec lui à Constantinople, où il le fit recevoir malgré l’arrêt de son bannissement. Ce fut là l'instrument dont Eutrope fit choix pour ruiner Timase. Il n’eut pas de peine à le suborner. Barge, bien instruit de son rôle, accusa Timase d’aspirer à l’empire, et produisit de fausses pièces. La cause se plaidait devant l’empereur. Eutrope, en qualité de grand-chambellan, était debout auprès du prince, et gouvernait de ses regards tout le tribunal. Il s’aperçut qu’on murmurait de voir un homme de la dignité de Timase à la discrétion d’un misérable tel que Barge. Par son conseil Arcadius se retira, et laissa le jugement à Saturnin et à Procope. Le premier était un vieillard comblé d’honneurs, mais qui déshonorait sa vieillesse par une servile complaisance à se prêter aux caprices et aux iniquités du ministre. Procope , gendre de Valens, était une âme rude et grossière, mais amie de la vérité , et qui la disait sans crainte. Il prit hautement le parti de la justice; il représenta à Saturnin qu'il était honteux de sacrifier un général recommandable par tant de titres aux calomnies d’un scélérat couvert d’opprobre; que l’ingratitude de Barge , qui plongeait le poignard dans le sein de son bienfaiteur, et les infamies de sa vie passée ne suffisaient que trop pour faire rejeter son accusation. Malgré des remontrances si bien fondées, le timide Saturnin prononça la condamnation de Timase, et sa sentence fut confirmée avec éloge par l’empereur. L’infortuné général fut conduit dans les affreux déserts d’Oasis. Le bruit se répandit ensuite que son fils Syagrius, s’étant dérobé aux poursuites des soldats envoyés pour le saisir lui-même, avait sauvé son père à la tête d’une troupe de gens déterminés. Peut-être n’était-ce qu’une fable inventée par Eutrope, et publiée par ses amis. D’autres disent que quatre ans après on trouva le corps de Timase étendu sur le sable d’Oasis , soit qu’il fût mort de soif, soit qu’il eût volontairement abrégé ses jours pour éviter une fin plus tragique. Ce qu’il y a de certain, c’est que depuis ce temps-là on ne revit plus ni le père ni le fils. Après le départ de Timase, sa femme Pentadie se retira dans une église pour se soustraire à la haine d’Eutrope. On ignore le traitement qui lui fut fait en cette occasion. Mais elle survécut à l’ennemi de sa famille, et se consacra au service de l’Eglise en qualité de diaconesse. Elle essuya dans la suite une nouvelle persécution à cause de son attachement à saint Jean Chrysostôme, qu’elle secourut avec zèle dans son exil.

Eutrope, délivré d’un si redoutable ennemi, récompensa d’abord l’accusateur; il lui donna un commandement militaire, dont le revenu était considérable, et lui promit encore de plus grandes faveurs. Mais il connaissait trop bien les traîtres pour se fier à celui-ci. Il ne cherchait que l’occasion de s’en défaire. Barge fut obligé de faire un voyage. Sa femme, qui vivait mal avec lui, se concerta avec Eutrope pour présenter à l’empereur un libelle rempli d’accusations atroces. Aussitôt Barge est arrêté, conduit à la cour, convaincu , et puni du supplice qu’il méritait. L’histoire ne s’exprime pas plus clairement; mais, en cette rencontre, ces termes doivent signifier une mort ignominieuse. Tout l’Orient regarda cet événement comme un juste effet de la ven­geance divine.

Ce n’était pas assez pour Eutrope de gouverner l’empereur et l’empire, il voulut paraitre guerrier. Il mit à la tête de quelques troupes ramassées au hasard, et alla chercher en Arménie le reste de ces barbares qui, depuis l’année précédente, pillaient l’Asie; il entretenait avec eux les intelligences que Rufin avait formées, et était bien sûr de n’être pas battu. En effet, il en fut quitte pour leur servir de risée. Il eut des conférences avec leurs capitaines, qui ne continuèrent pas moins leurs ravages jusqu’à ce qu’ils se fussent chargés de butin. Revenu à Constantinople, Eutrope vantait ses exploits et ses fatigues; il trouvait des adulateurs qui relevaient sa modestie, et l’exhortaient à modérer son courage. Ces expéditions ridicules divertissaient les courtisans frivoles, tandis que la honte de l’empire faisait gémir les citoyens généreux. Pour amuser l’empereur, Eutrope mit sur pied un nouveau corps de troupes , auquel il donna le nom d’arcadien ; comme si c’eût été augmenter les forces de l’état que d’ajouter de nouveaux noms et des bras inutiles au lieu de travailler à rétablir la vigueur des anciens corps qui dépérissaient faute de discipline.

Malgré les désordres qui énervaient les deux empires, on vit la législation se soutenir avec une autorité appa­rente. Jamais empereur, avant Justinien, ne publia tant de lois que ces deux princes. Ils renouvelèrent presque toutes les anciennes; ils en établirent une infinité de nouvelles; ce qui fait connaitre que la multitude des ordonnances prouve moins la sagesse du gouverne­ment que l’inquiétude de ceux qui gouvernent, le dérèglement des sujets, et le défaut d’attention et de vigueur à les faire obéir. Un vaste édifice ébranlé de toutes parts a besoin d’un grand nombre de soutiens, qui, bientôt pliant eux-mêmes, demandent à être appuyés par d’autres, jusqu’à ce qu’enfin tous s’écroulent avec la masse entière, et ne font que grossir les ruines. Dans les lois d’Arcadius et d’Honorius les mêmes sont souvent répétées; quelquefois elles se détruisent mutuellement : on voit ces empereurs avouer eux-mêmes leur faiblesse en défendant de leur demander des grâces et des privilèges contraires à leurs ordonnances, et d’avoir égard à leurs propres rescrits lorsqu’ils dérogent au droit établi. Il est à propos de donner une idée générale des plus importantes de ces lois.

L’idolâtrie respirait encore; elle se défendait en quelques lieux. Il en subsistait des traces sensibles jusque dans les fonctions publiques. Les consuls nourrissaient encore des oiseaux sacrés et consultaient les augures. La superstition régnait au milieu de la licence des spectacles. Il restait un grand nombre de temples, surtout hors des villes. Les empereurs réunirent leurs forces pour achever d’abattre le paganisme. Ils défendirent d’entrer dans aucun temple, de célébrer aucun sacrifice en quelque lieu, en quelque temps que ce fût, sous les peines déjà prononcées par Théodose. Ils menaçaient du même châtiment tout magistrat qui manquerait à punir les coupables, et de mort tout officier qui n’exécuterait pas les ordres du magistrat. On abolit les privilèges accordés aux ministres des idoles. On ruina les temples des campagnes, et leurs démolitions furent employées à réparer les ponts, les chaussées, les aqueducs. Quelques-uns furent vendus au profit du trésor. On ordonna de  détruire les autels et d’abattre les statues, en épargnant celles qui ne servaient qu’à l’ornement des lieux publics. Les revenus des temples furent appliqués à l’entretien des troupes; et les édifices dans les villes furent convertis, soit en églises, soit en magasins, ou en d’autres usages pour l’utilité de l’état. On menaça de confisquer les terres ou les maisons des particuliers qui seraient infectées de quelque superstition païenne. On célébrait en Syrie une fête très-licencieuse nommée la Maïaume; du nom d’un bourg voisin de Gaza, où elle avait pris naissance. Elle avait été supprimée par Constance, rétablie par Julien, abolie de nouveau par Théodose. Les Syriens en murmuraient; Arcadius permit ce divertissement, à condition qu’on en bannirait la licence. Trois ans après, convaincu par l’expérience qu’il est plus facile d’anéantir une fête dissolue que d’en exclure la débauche, il l’abolit par une loi: il en subsistait cependant encore quelques vestiges, près de quatre cents ans après, sous l’empire de Léon, fils de Constantin-Copronime. On peut remarquer que le zèle de ces princes pour éteindre les restes de l’idolâtrie n’eut rien de cruel; ils n’en détruisirent que les objets; ils épargnèrent les personnes, et laissèrent subsister cette distinction glorieuse entre la vraie religion qui chérit les hommes comme ses enfants, et les fausses superstitions qui les tyrannisent comme des esclaves. Aussi le germe heureux du christianisme qui abhorre le sang, si ce n’est le sien propre, croissait et s’étendit de plus en plus. Ce fut sous le règne d’Honorius que Victrice, évêque de Rouen, convertit par ses prédications les peuples encore idolâtres qui habitaient entre la Somme et la Meuse. Fritigile, reine des Marcomans, instruite par les écrits de saint Ambroise, embrassa la religion chrétienne; elle l’inspira à son mari et à toute sa nation; elle leur per­suada de s’attacher aux Romains par une alliance durable. En effet, parmi ce grand nombre de peuples barbares qui dans ce siècle inondèrent l’empire, il n’est jamais parlé des Marcomans, quoiqu’ils n’en fussent séparés que par le Danube. Fritigile fit elle-même le voyage de Milan pour recevoir la bénédiction de saint Ambroise; mais elle n’y arriva qu'après la mort du saint prélat.

Ces empereurs traitèrent les Juifs avec beaucoup d’équité. D’un côté ils ne permirent pas aux chrétiens de les inquiéter dans leur commerce, de détruire leurs synagogues, de les contraindre à violer leur sabbat, d’insulter leurs ministres, auxquels ils conservèrent leurs titres et leurs privilèges. De l’autre, ils défendirent aux Juifs de pervertir les chrétiens, de forcer personne à recevoir la circoncision, de commettre aucune irrévérence contre la vraie religion, et de bâtir de nouvelles synagogues. Souvent les Juifs, poursuivis pour dettes ou pour crimes, se réfugiaient dans les églises, et se faisaient baptiser pour se tirer d’embarras ou du péril: Arcadius leur interdît cet asile, et défendit de les admettre à la profession du christianisme à moins qu’ils n’eussent payé leurs dettes ou prouvé leur innocence. En Occident, les Juifs furent exclus du service militaires et des emplois du palais: on leur permit seulement d’exercer la profession d’avocat et d’entrer dans les charges municipales. Plusieurs, afin d’éviter quelque punition, ou pour d’autres intérêts, avoient fait abjuration, mais sans recevoir le baptême. Honorius ordonna aux magistrats de renvoyer à leurs synagogues ces faux chrétiens dont l’hypocrisie déshonorait le christianisme. Il fut permis aux Juifs de posséder des esclaves chrétiens, pourvu qu'ils leur laissassent le libre exercice de leur culte. Le patriarche, chef de toute la religion judaïque, qui résidait en Orient, exigeait chaque année un tribut de toutes les synagogues: dans les brouilleries qui survinrent entre les deux empereurs, Honorius défendit cette collecte en Occident; mais, s’étant ensuite réconcilié avec son frère, il permit qu’elle se fit à l’ordinaire.

Pour ce qui concerne les hérétiques, Arcadius fut plus ou moins sévère à leur égard, selon les inclinations particulières de ses ministres. Eutrope haïssait mortellement les eunomiens: il fit déposer a Tyane, et confia à la garde des moines de cette ville le corps d’Eunomius, mort en Cappadoce, que ses sectateurs voulaient transporter à Constantinople pour l’enterrer auprès de son maître Aetius. Aussi les eunomiens sont-ils, dé tous les hérétiques, les plus maltraités dans les lois publiées par Arcadius du vivant d’Eutrope. En général, les deux princes renouvelèrent les lois de leurs prédécesseurs contre les hérétiques. Ils les exclurent des emplois de la cour ; ils leur défendirent les assemblées et les processions qu’ils faisaient à Constantinople, même pendant la nuit. Leurs clercs furent chassés de cette ville, et ceux des eunomiens de toutes les villes d’Orient. Arcadius ordonna de brûler publiquement tous les livres contenant la doctrine d’Eunomius, avec peine de mort pour quiconque serait convaincu d’en avoir retenu quelque exemplaire. Les manichéens étaient encore en grand nombre; Honorius les réprima par de rigoureuses ordonnances: il les dépouilla de tous leurs biens , leur ôta le droit de tester et de faire aucun contrat; déclara dévolus au fisc les lieux où ils tiendraient leurs assemblées. Il défendit même d’avoir aucun égard aux rescrits qu’ils pourraient obtenir de lui pour s’affranchir de la rigueur des lois. Jovinien répandit à Rome le poison d’une nouvelle doctrine; l’empereur le condamna à être fouetté avec des lanières garnies de plomb, et relégué à perpétuité dans l’île de Boa en Dalmatie; ses adhérents furent dispersés dans d’autres îles, avec menace d’un châtiment plus sévère contre ceux qui seraient dans la suite convaincus de persister dans ses erreurs. Mais les plus audacieux de tous les hérétiques étaient les donatistes, toujours aussi puissants en Afrique que violents et séditieux. Acharnés les uns sur les autres par un schisme furieux, ils n’en étaient pas moins animés d’une haine commune contre l’église catholique. Saint Augustin, évêque d’Hippone en 395, les combattait par ses écrits, pendant qu’Honorius s’efforçait de les réprimer par ses lois. Pour les couvrir de honte, ce prince fit afficher en public la requête perfide qu’ils a voient autrefois présentée à l’empereur Julien : il leur imposa de grosses amendes; il confisqua les biens des plus obstinés; il condamna leurs évêques et leurs prêtres à l’exil; il donna leurs églises aux catholiques; leur défendit sur peine de mort de s’assembler: en un mot, il réunit sur leurs têtes tous les châtiments prononcés contre les autres sectaires. Mais leur opiniâtreté l’emporta sur ces rigueurs : ils ne cédèrent qu’à l’épée des Vandales, qui mêlèrent leur sang à celui des orthodoxes.

Il parait qu’Arcadius fut moins que son frère occupé des intérêts de l’Eglise. Il ne la servit qu’en réprimant l’idolâtrie et les sectes, qui n’étaient pas moins contraires à la tranquillité de l’état. On remarque plus de zèle dans Honorius. Dès le premier jour de son règne, il renouvela tous les privilèges accordés à l’Eglise par ses prédécesseurs, déclarant qu’il était disposé à les augmenter, loin d’y porter aucune atteinte : il condamna aune amende de cinq livres d’or les particuliers qui oseraient les violer, et les magistrats qui négligeraient de les maintenir. Il défendit sous peine de mort de faire aucune injure aux ministres de la religion, ou de troubler le culte divin. L’Eglise avait jusqu’alors employé des clercs à la poursuite et à la défense de ses causes; on lui permit de se servir d’avocats séculiers, qui furent nommés défenseurs des églises; c’est l’origine des avoués ; et l’empereur recommanda aux magistrats de leur procurer une prompte expédition. Les ecclésiastiques furent exempts des contributions extraordinaires, sans être dispensés de payer les tributs ordinaires. Il confirma la juridiction des évêques, sans pré­judicier au ressort des laïcs; les évêques furent déclarés juges des affaires qui concernaient la religion et la discipline ecclésiastique. Pour conserver aux ministres des autels cette fleur de réputation que le souffle le plus léger est capable de ternir, il leur défendit de faire loger avec eux d’autres femmes que leurs mères, leurs filles, ou leurs sœurs. Les églises jouissaient du droit d'asile attaché autrefois aux temples des païens; mais ce privilège donnait lieu à des abus préjudiciables à l’intérêt public: les débiteurs échappaient par ce moyen à leurs créanciers, les criminels à la justice, les esclaves an pouvoir de leurs maîtres; les particuliers y recouraient pour se soustraire aux charges publiques; quelquefois même les évêques, pour avoir un prétexte de retenir les réfugiés dans l’en­ceinte de l’église, leur conféraient la cléricature. Eutrope, afin d’ôter celte ressource à ceux qu’il voulait perdre, fit abolir par une loi le droit d'asile; et bientôt, étant tombé lui-même dans la disgrâce du prince, il fut obligé d’y avoir recours. Après sa mort, la loi qu’il avait suggérée fut effacée des registres publics ; mais Arcadius en laissa subsister une grande partie qui ne tendait qu’à réformer les abus des asiles. Il fut défendu aux ecclésiastiques d’arracher par force des mains des magistrats, ou de retenir les personnes condamnées pour crimes: on leur permit seulement d’appeler du jugement, s’ils y soupçonnaient de l’erreur ou de l’injustice; et cet appel était relevé devant les préfets du prétoire, dont la sentence devait ensuite être exécutée sans opposition. Les évêques devenaient responsables des violences que les clercs ou les moines commettaient à cette occasion. L’asile fut interdit aux esclaves et aux débiteurs, et les églises furent obligées à payer les dettes dont elles auraient empêché la poursuite. Ces restrictions d’un droit abusif ne firent rien perdre aux églises du respect qui leur était dû: elles furent toujours considérées comme un trésor sacré, où les biens des fidèles étaient en sûreté. On en voit un exemple au commencement du règne d’Honorius. Une veuve avait déposé une grande somme d’argent dans l’église de Pavie. Un courtisan obtint de l’empereur un rescrit pour s’en mettre en possession. Les magistrats et les officiers pressaient l’exécution de cet ordre; le clergé n’osait résister. Pansophius, évêque de Pavie, encouragé par les avis de saint Ambroise, s’opposa seul à cet enlèvement, et défendit l’entrée du lieu où était le dépôt. Il fallut se contenter d’une reconnaissance de l’évêque. On revint peu après avec un nouvel ordre. Le prélat, pour toute réponse, fit lire l’histoire d’Héliodore, si sévèrement puni pour avoir voulu enlever le dépôt sacré du temple; et sa fermeté fit révoquer le rescrit de l’empereur.

Les deux princes étaient portés par eux-mêmes à procurer le soulagement de leurs sujets. En exécution du testament de Théodose, ils remirent les sommes qui étaient dues au fisc dans le temps de la mort de leur père. Nous avons encore plusieurs de leurs lois qui déchargent tantôt quelques provinces, tantôt l'empire enlier, du paiement, soit du total, soit d’une partie des restes de certaines impositions. Ils firent aussi des règlements utiles pour l’entretien et la réparation des murailles des villes, des grands chemins, des aqueducs, et des autres édifices publics. Arcadius obligea même les gouverneurs à faire à leurs dépens ces réparations. Il recommanda aux juges la diligence de l’expédition dans les procès criminels. On voit par les écrits de saint Jean Chrysostôme que les serments étaient devenus dans ce siècle d’un usage si commun, qu’ils semblaient avoir perdu leur signification. Le parjure était compté pour rien; et il n’est point de désordre que ce saint orateur combatte plus fréquemment , ni avec tant de véhémence. Arcadius, pour faire respecter le serment, ordonna que tout majeur qui, de sa propre volonté et sans contrainte, aurait juré une convention, soit par le nom de Dieu, soit par celui du prince, serait tenu de l’exécuter à la lettre, sans pou­voir revenir contre son serment par aucune requête adressée aux juges, ni même au prince; sinon qu’il serait déclaré infâme, outre qu’il perdrait tous les avantages stipulés par la convention. J’ai rassemblé ici les principales lois des deux empereurs afin de donner une idée de leur conduite à l’égard de l’Eglise et de l’état. Il en reste encore d’autres qui sont dignes de mémoire, et que je rapporterai selon l’ordre des temps.

La seconde année du règne d’Arcades fut terminée par des tremblements de terre qui se firent sentir à Constantinople durant plusieurs jours. Mais rien ne causa plus d’effroi dans cette ville qu’un phénomène que saint Augustin décrit ainsi dans un sermon fait à son peuple. On vit au commencement de la nuit, du côté de l’orient, une nuée enflammée, qui croissait à mesure qu’elle approchait de Constantinople, jusqu’à ce qu’enfin elle couvrit toute la ville: elle exhalait une odeur de soufre. Tous les habitants, consternés, coururent à l’église. Ceux qui n’avoient pas encore reçu le baptême s’empressaient à le recevoir : on baptisait dans les maisons, dans les rues, dans les places. La nuée s’éclaircit peu à peu, et enfin se dissipa. Le peuple était rassuré, lorsque le bruit se répandit que la perte de la ville n’était que différée, et qu’au samedi suivant, à une certaine heure, elle périrait infailliblement. Cette prophétie renouvela l’épouvante. Le jour funeste étant arrivé, tous fuient en désordre, tous abandonnent leur patrie en poussant des cris lamentables. L’empereur même fuit avec eux. Cette multitude effrayée s’arrête à quelques milles; et, la face tournée vers Constantinople, ils adressent à Dieu leurs prières. On aperçoit tout à coup s’élever une épaisse fumée: à cette vue les cris redoublent; enfin l’air redevient serein; et l'heure prédite étant passée, on envoya examiner l’état de la ville, qui fut trouvée sans aucun dommage. Le peuple y retourna avec la même joie que s’il eût recouvré la vie. Dans le premier de ces météores, la physique de nos jours pourrait reconnaitre une aurore boréale accompagnée de circonstances imaginées par la terreur; et dans le second, l’effet d’un feu souterrain qui s’étouffe avant que d’avoir forcé sa prison.

L’année 397 présente un phénomène beaucoup plus étonnant à mon avis: un censeur parlant hautement au milieu d’une cour corrompue, et un ministère tyrannique qui l’entend sans punir sa vertueuse franchise. La Pentapole Cyrénaïque appartenait à l’empire d’Orient; c’en était la borne du côté de l’Afrique. Tons les fléaux qui peuvent affliger la terre concouraient à ruiner ce pays fertile et cultivé. Les Austuriens et les Maziques portaient le fer et le dans les campagnes; ce qui leur échappait était la proie d’un ennemi plus destructeur encore qu’une nombreuse armée de barbares: des nuées de sauterelles, apportées par le vent du midi, dévoraient les semences et mangeaient l’écorce des arbres, jusqu’à ce que le même vent, redoublant de violence, les emportât dans la mer. Les tremblements de terre renversaient les villes; tous ces maux produisaient la famine; et Cyrène, autrefois si opulente et si célébrée par les poêles, n’était plus qu’un désert semé de ruines. La province, désolée, envoya plusieurs des principaux habitants à Constantinople pour obtenir de l’empereur quelque soulagement. Le chef de la députation était Synèse; et Synèse est un de ces hommes qui méritent que l’histoire s’arrête à les peindre. Il était né à Cyrène. Sa famille, si les prétentions en étaient bien fondées, devait être la plus noble qui fût alors; elle remontait jusqu’à Eurysthène, premier roi de Lacédémone dans la race des Héraclides, onze cents ans avant Jésus-Christ. Synèse prit dans Alexandrie les leçons de la fameuse Hypathie, fille de Théon, qui l’instruisit de la philosophie platonicienne. Un riche patrimoine lui permettait de suivre son inclination. Il s’éloigna des affaires, et embrassa une vie douce et tranquille conforme à ses mœurs. L’étude fit ses délices, et lâchasse son amusement. Fuyant la barbarie de son temps, il se transportait dans les siècles les plus polis de la Grèce; c’était là qu’il vivait; il semblait en être un reste précieux; il en prit le goût et le langage; écrivain pur, élégant, ingénieux, mais un peu trop chargé de métaphores. Il se maria dans Alexandrie, et eut trois enfants qui moururent jeunes. Il était encore laïc, et ne faisait pas même profession du christianisme lorsqu’il fut député à la cour. Un si beau génie, un cœur si heureusement disposé fut enfin éclairé des rayons de la grâce divine. Les chrétiens, dont il était estimé, s’empressèrent à l’instruire; il aimait la vérité; il reçut le baptême, et l’an 410 on voulut le faire évêque de Ptolémaïde. Il y résista de bonne foi, et il ne donnait que de trop fortes raisons de son refus. Attaché, disait-il, à sa femme , ainsi qu’à la doctrine de Pythagore et de Platon, il ne pourvoit ni renoncer au mariage ni adopter plusieurs dogmes de l’Église contraires à ceux de sa philosophie. Les désirs des évêques et du peuple l’emportèrent enfin sur ses répugnances: la grâce divine purifia son cœur et subjugua sa raison; il fut ordonné évêque, et se signala par sa prudence, sa douceur et son courage : nous en verrons des preuves dans la suite. Quoique ce prélat fût un modèle de vertu chrétienne, on peut dire que Platon respire encore dans les écrits qu’il composa pendant son épiscopat. Il ne put se défaire de ce tour de pensées et d’expressions qui lui était devenu familier dans sa jeunesse; et dans le langage chrétien il conserva, pour ainsi parier, l’accent du paganisme.

Les députés étaient chargés de présenter à l’empereur une couronne d’or, et de demander une remise d’impositions. Synèse profita de cette occasion pour instruire le jeune prince. Il lui adressa un discours plus remarquable encore par une généreuse liberté que par la force et les grâces de l’éloquence. On croit communément qu’il le prononça devant Arcadius, en plein sénat; ce qui ne me parait guère vraisemblable. Cette pièce fait honneur au prince en même temps qu’à l’orateur; elle montre que, si Arcadius n’avait ni assez de lumières pour discerner la vérité, ni assez de force pour la suivre, du moins il lui permettait encore de parler. Synèse y peint le véritable monarque; il fronde cette pompe extérieure dont la splendeur affecte de s’accroître à mesure que le mérite réel décroît et s’anéantit. Quoiqu’il vît alors tant de barbares placés dans les premières dignités de l’état, il s’éleva librement contre cette coutume de prodiguer les honneurs aux ennemis naturels de l’empire; il conseille d’éloigner ces étrangers, qui ne sont nés, dit-il, que pour être esclaves des Romains. Il trace d’un pinceau ferme et hardi les défauts du gouvernement actuel, l’affaiblissement des troupes romaines, l’ascendant que prennent les barbares dans les armées, les maux que leur insolence va infailliblement produire, la préférence que des hommes sans mérite, ou même vicieux, obtiennent à la cour sur des officiers vertueux et zélés pour la patrie. Il exhorte l’empereur à se choisir des amis sincères et éclairés, à se faire aimer des troupes, à ne nommer pour gouverneurs et pour magistrats que des hommes désintéressés et qui aiment les peuples, parce que ceux-là seuls aiment le prince, et à veiller par lui-même sur la conduite de ceux qu’il emploie. Cette liberté , qui devait être si dangereuse sous le ministère d’Eutrope, n’attira cependant aucune disgrâce à Synèse. Il n’en fut puni que par le peu de succès de ses avis. D’ailleurs il réussit dans l’objet de sa députation; il obtint un soulagement pour son pays, où il retourna comblé de gloire, après trois ans de séjour à Constantinople.

Eudoxie mit au monde, le 17 de juin, une fille qui fut nommée Flaccille, comme son aïeule paternelle, et qui reçut en naissant le titre de nobilissime. L’histoire n’en parle plus , et il paraît qu’elle mourut dans l’enfance. Peu de jours après , Eutrope conduisit Arcadius à Ancyre, capitale de Galatie, à plus de quatre-vingt-dix lieues de Constantinople. L’eunuque avait imaginé ce voyage, qui devait être fait tous les ans dans la belle saison, pour amuser le prince et le distraire du soin des affaires, dont il voulait seul être le maître. Tout l’été se passait en divertissements et en fêtes: au retour, l'empereur retrait à Constantinople avec autant d’appareil que s’il fût revenu triomphant de la Perse et des Indes. Ce fut dans ce séjour qu’Arcadius publia cette loi fameuse qui condamnait à la mort, avec confiscation des biens, comme coupable du crime de lèse-majesté, quiconque aura conspiré, ou seulement formé le dessein de conspirer contre la vie des conseillers du prince, des sénateurs, des grands-officiers, des principaux magistrats, quand même le complot n’aurait pas eu d’exécution. Les fils du criminel sont privés du droit de rien recevoir par héritage, exclus de toute charge et de tout emploi, condamnés à une infamie et à une misère perpétuelles: ceux qui oseront intercéder pour eux auprès de l’empereur sont déclarés infâmes : les filles ne peuvent hériter que du quart du bien de leurs mères: les criminels sont dépouillés du pouvoir d’émanciper leurs enfants, et d’aliéner aucune portion de leur bien par dot, par donation , ou sous quelque autre titre que ce soit. Après la mort de leurs femmes, le douaire dont elles avoient joui passe au fisc; il n’en revient que le quart aux filles. Tous ceux qui participent au crime sont soumis aux mêmes peines pour eux et pour leurs enfants. On promet récompense à ceux qui, dès le commencement du complot, viendront en donner avis, et seulement l’impunité a ceux qui le découvriront après y avoir trempé eux-mêmes. Les jurisconsultes disputent sur la justice de cette loi. Sans entrer dans cet examen, qui n’est pas du ressort de l’histoire, il nous suffît d’obser­ver qu’elle fait assez connaitre le mécontentement général qu’excitaient l’indignité, la cruauté, les rapines de ceux dont Eutrope remplissait les charges du palais, le sénat, les armées, les tribunaux. Dans ce soulèvement des esprits, le ministre étendit jusque bien loin du prince le crime de lèse-majesté, afin de se mettre à couvert, lui et ses subalternes, contre les coups du désespoir. En un mot, cette loi doit être considérée comme la sauvegarde d’Eutrope et de ses créatures.

L’Italie ne s’était point jusqu’alors ressentie des incursions des barbares; et quoique les empereurs parussent avoir abandonné le séjour de Rome pour résider à Milan, Rome jouissait encore d’un état très-florissant. L’opulence de cette ville, si longtemps maîtresse du monde, serait incroyable, si elle n’était attestée par des historiens qui n’ont jamais été soupçonnés de mensonge, même d’exagération. On y voyait plusieurs familles dont le revenu annuel, réduit à notre monnaie présente, ferait la somme de billions de livres. Les familles du second ordre avoient communément un mil­lion et plus de revenu. Symmaque, distingué par ses talents et par ses titres, ne l’était pas par ses richesses; il dépensa cependant cette année, pour les jeux de la préture de son fils, près de deux millions. Il est vrai qu’à la recommandation de Stilicon, il fut aidé de quelques libéralités d’Honorius. Plusieurs années après, Maxime, qui dans la suite usurpa l’empire, fit dans une occasion pareille une dépense double de celle-là. L’Occident perdit alors un homme qui, sans richesses, faisait son plus grand ornement. Ambroise tomba dangereusement malade. Stilicon estimait et révérait ce grand saint, quoique sa fierté eût été obligée de plier devant lui. Lorsqu’il apprit sa maladie, il s’écria que la perte d’Ambroise entraînerait celle de l’Italie. Il manda les principaux habitants de Milan qu'il savait être amis du prélat, et les envoya pour le solliciter d’obtenir de Dieu par ses prières que sa vie fût prolongée. Le saint leur répondit: Je n’ai pas vécu parmi vous de manière que j'aie honte de vivre encore; mais je ne crains pas de mourir, parce que nous avons un bon maître. Il expira le samedi saint, quatrième d’avril, âgé de cinquante-sept ans; et sa mort priva l’empereur et l’empire du secours de ses prières et de ses conseils dans les périls dont l’Occident était menacé. Tandis que les empereurs lançaient des édits contre l’idolâtrie, les païens, contraints d’obéir dans les grandes villes où les magistrats et les forces militaires les contenaient, se soulevaient dans les lieux où les chrétiens étaient en petit nombre et sans défense. Les habitants de la vallée d’Anaune, à huit ou neuf lieues de Trente, massacrèrent trois saints missionnaires qui travaillaient avec succès à la conversion des idolâtres. Les meurtriers furent pris; on allait en faire justice, mais les chrétiens obtinrent leur grâce de l’empereur, afin de ne pas déshonorer par une vengeance le sang des martyrs. Cet acte de douceur et de charité ne désarma pas la fureur des infidèles. Trois ans après, Vigile ÿ évêque de Trente, fut tué à coups de pierres.

Ces attentats étaient faciles à réprimer. Mais il se formait du côté du midi un orage beaucoup plus à craindre. Gildon commandait depuis douze ans les troupes  d’Afrique avec la qualité de comte. Quoique allié de Théodose par le mariage de sa fille Salvine avec Nébride, neveu de Flaccile, il s’était attiré l’indignation de ce prince en refusant de lui fournir aucun secours contre Eugène. La mort du vainqueur avait sauvé à ce perfide le châtiment qu’il méritait, et l’impunité ne l’avait rendu que plus audacieux. Comme il méprisait la jeunesse et l’incapacité des deux princes, il résolut de secouer le joug de l’empire. L’exemple de Firme, son frère, qui avait succombé dans une entreprise pareille, ne l’effraya pas. Gildon ne l’égalait ni en courage ni en artifices, mais il le surpassait encore en cruauté et en scélératesse. Livré à tous les excès de la débauche, quoique dans un âge avancé, enlevant les filles, corrompant les femmes, avare et dissipateur, il met toit en œuvre la calomnie, le fer et le poison pour ôter la vie à ceux dont il voulait ravir les biens ou l’honneur. Sa table même était un piège redoutable; souvent il y invitait ceux qu’il avait résolu de perdre, et il les faisait égorger au milieu du festin. Après le massacre des maris, il livrait les femmes les plus nobles de Carthage à la brutalité des Maures, des Ethiopiens, et des nègres dont il avait formé sa suite. Toujours accompagné d’un cortège fastueux, il en imposait par cet appareil aux barbares voisins; et leurs rois étaient ses clients. Il ménagea d’abord Honorius, et lui donna quelques marques de soumission. Mais bientôt, ayant lié correspondance avec Eutrope, il feignit de se donner à Arcadius, et de le reconnaitre souverain de l’Afrique. Eutrope, qui ne cherchait qu’à nourrir la discorde entre les deux frères pour accabler Stilicon, favorisa sa perfidie et fit agréer ses offres.

Après la moisson de cette année, Gildon leva l’étendard de la révolte en arrêtant la flotte de Carthage qui portait à Rome le blé de l’Afrique. Ce retardement causa aussitôt la disette, et, ce qui est inséparable, les murmures du peuple, qui s’en prévoit à la négligence de magistrats et demandait qu’ils fussent punis. Mais on apprit bientôt le soulèvement de Gildon; et les manifestes venus de la cour d’Orient, qui se répandirent en Italie, firent connaitre qu’Arcadius entrait dans le complot, et qu’il prétendait s’emparer de l’Afrique. Stilicon sentit toute l’importance d’une guerre qui commettait ensemble les deux frères et les deux em­pires. Pour ne rien prendre sur lui-même, et pour donner à ses démarches la forme la plus authentique, il engagea Honorius à rappeler en cette occasion un usage depuis longtemps aboli; c’était de n’entreprendre la guerre qu’en conséquence d’un décret du sénat. Honorius écrivit donc à Rome pour instruire le sénat des attentats de Gildon, et le consulter sur le parti qu’il devait prendre. Cette compagnie, qui retrait pour ce moment dans ses anciens droits, déclara Gildon ennemi de l’état; elle décida qu’il fallait le poursuivre à main armée: elle ordonna des prières publiques pour préserver de la famine le peuple romain. Symmaque fut charge d’écrire à Arcadius pour lui représenter la justice de ce décret, et les malheurs que la discorde allait causer dans les deux empires. Sa lettre ne produisit d’autre effet que d’irriter davantage la méchanceté d’Eutrope. Il prit les voies les plus odieuses pour faire périr Stilicon. Il lui fit écrire des lettres empoisonnées, et aposta des assassins pour le tuer. Stilicon, toujours sur ses gardes, évita tous ces pièges; il travailla sans relâche à soulager la disette de Rome. On équipa deux flottes dans le port de Pise : l’une était destinée à transporter des troupes en Afrique, l’autre devait aller chercher des blés en Gaule, en Espagne; cette dernière flotte partît avant la fin de l'année.

L’hiver se passa en négociations inutiles, dans lesquelles Stilicon prit ce ton supérieur qui convenait à la justice et à sa fierté naturelle. Honorius ordonna des levées de troupes. On les levait alors aux dépens des possesseurs des terres; ils étaient obligés de fournir des miliciens à proportion de l’étendue de leurs domaines; et c’était une grâce de n’exiger d’eux qu’une somme d’argent au lieu de soldats. Le prince fixait cette contribution, qui variait à sa volonté. Ces troupes n’étaient guère composées que d’esclaves employés à la culture des terres; et l’on sent assez combien les armes romaines dévoient avoir perdu de leur force dans des mains ser­viles qui ne connaissent ni honneur ni patrie. L’empereur déclara d’abord que dans la conjoncture présente aucun des propriétaires ne serait dispensé de donner des soldats, et que les terres même de son domaine n’en seraient pas exemptes. C’était ôter aux sénateurs de Rome un privilège dont ils jouissaient. Ils obtin­rent cependant, par leurs remontrances, qu’ils auraient le choix de fournir des miliciens ou de payer pour chacun vingt-cinq sous d’or, ou, ce qui était la même chose, cinq livres pesant d’argent, sans compter quelque somme de plus pour l’habillement et la nourriture du soldat. On ne voit pas qu’Arcadius ait mis sur pied aucunes troupes; il comptait apparemment sur les forces de Gildon, et se contenta de faire la guerre par des édits qu’il envoya en Afrique pour débaucher les officiers et les soldats d’Honorius.

Stilicon ne crut pas devoir effrayer Gildon par de grands préparatifs. Il craignait que ce rebelle, s’il perdait l’espérance, ne mît le feu à  Carthage; et qu’après avoir saccagé les villes et ruiné les campagnes, il ne se sauvât dans les déserts brûlants de l’Afrique, où il eût été très-difficile de le poursuivre. Il se contenta donc d’envoyer contre lui peu de troupes sur quelques vaisseaux. Il réserva le reste pour une seconde expédition , dont il aurait lui-même pris la conduite. Il mit à la tête de cette petite armée Mascezil, frère de Gildon même, dont on connaissait la valeur, et dont la fidélité ne pourvoit être suspecte. N’ayant pas voulu s’engager dans la révolte de son frère ,et se voyant exposé à ses fureurs, il était venu se jeter entre les bras des Romains; et Gildon, irrité de sa fuite, avait égorgé ses deux fils, et les avait laissés sans sépulture.

Mascezil, déterminé à périr ou à tirer vengeance d’une si horrible barbarie, s’embarqua au port de Pise dès les premiers jours de février. On ne lui donnait que cinq mille hommes; mais c’étaient les meilleurs soldats de l’empire, les Joviens, les Herculiens, et de vaillantes cohortes tirées de la Gaule belgique. Tous montraient une merveilleuse ardeur; et quoique la saison rendît la navigation périlleuse, ils craignaient plus le retardement que les tempêtes. Un orage dispersa la flotte sur les côtes de Sardaigne. Une partie des vaisseaux gagna le port d’Olbia, d’autres celui de Sulci; enfin tous se réunirent dans le port de Cagliari, où ils attendirent le vent favorable. En passant auprès de l’île de Capraria, remplie alors de monastères, Mascezil, qui était chrétien et fort pieux, avait engagé plusieurs saints moines à l’accompagner; et ayant appris de Théodose que c’est Dieu qui donne la victoire, il passait avec eux les jours et les nuits en jeûnes et en prières.

Ils abordèrent en Afrique. Gildon marchait à la tête de soixante-dix mille hommes: il se flattait de fouler aux de pieds de ses chevaux cette poignée d’ennemis, et se vantait d’ensevelir dans les sables de l’Afrique les cohortes gauloises, que la seule chaleur du climat ferait périr. Mais il avait peu de troupes réglées: les autres n'étaient redoutables que par leur nom et leur figure; c’étaient des Maures du mont Atlas, des Nègres, des Nubiens, des Garamantes, des Nasamons, des Autololes, des Maziques, tous barbares sans discipline, presque nus, et qui n’étaient armés que de traits et de javelots empoisonnés. Ils n’avoient ni casques ni boucliers; leur coutume était d’entortiller leurs casaques autour de leur bras gauche. La cavalerie marchait sans ordre, et les chevaux sans bride. Le général, plus affaibli par ses excès que par sa vieillesse, toujours ivre et malade de débauche, n’était pas plus à craindre que ses soldats. Pour le vaincre, il ne fut pas besoin de le combattre. Mascezil le rencontra sur le bord d’une rivière nommée Ardalion  entre Thébaste et Ammedère, à l’extrémité de la Numidie. Il racontait lui-même dans la suite que, se trouvant engagé dans un passage dangereux, comme il s’occupait des moyens d’en sortir, il avait été averti en songe par l’évêque Ambroise, mort l’année précédente, que c’était en ce lieu qu’il devait remporter la victoire. Il s’y arrêta donc; et le troisième jour, après avoir passé la nuit en prières, il marcha vers l’ennemi dont il était enveloppé. Aux premières approches , il fit des offres de paix; et comme un enseigne les rejetait avec insolence et excitait les soldats à combattre, Mascezil, lui ayant porté sur le bras un grand coup d’épée, le força de baisser le drapeau. Ce mouvement fit croire aux autres corps que la première ligne mettait bas les armes; tous crièrent qu’ils se rendaient; les barbares prirent la fuite; Gildon, abandonné, gagna les bords de la mer, où, s’étant jeté dans une barque, il fut malgré ses efforts poussé par les vents dans le port de Tabraca, à l’embouchure du fleuve Tusca, qui séparait la Numidie de la Proconsulaire. Il fut pris, exposé aux insultes du peuple, condamné à mort; et pour éviter le supplice, il s’étrangla de ses propres mains dans la prison avant que son frère sût ce qu’il était devenu. On reçut en même temps à Rome, au commencement d’avril, la nouvelle de sa défaite et celle de sa mort. La flotte ramena Mascezil vainqueur avec les moissons de l’Afrique.

Les biens de Gildon furent confisqués. Ses possessions étaient si étendues, que quelques années après, lorsqu’on les eut toutes réunies au domaine, on créa exprès un directeur sous le titre de comte du patrimoine de Gildon. Ceux qui usèrent en retenir quelque partie furent sévèrement punis. Ce méchant nomme, qui, selon une ancienne chronique , était païen de religion , voyait cependant autour de lui et dans sa propre famille les exemples de toutes les vertus chrétiennes. Sans parler de son frère, sa femme, sa sœur et sa fille Salvine furent des saintes. Salvine, veuve de Nébride, avait une fille et un fis qui porta le même nom que son père. Elle se distingua dans la suite entre les femmes vertueuses qui demeurèrent attachées à S. Jean Chrysostôme, injustement persécuté. On ne fit aucune grâce aux part­sans du rebelle. Ils furent poursuivis avec tant de constance, que, dix ans après, quelques-uns d’entre eux croyant leur crible effacé par la longueur du temps, et ayant osé reparaître, Honorius les fit enfermer dans des prisons, et confisqua leurs biens. Le plus cé­lèbre par ses violences fut Optât, évêque donatiste de Tamugade en Numidie. On l’appelait le satellite de Gildon. Aussi féroce et aussi sanguinaire que son maître, il opprimait les veuves et les pupilles, séparait les femmes de leurs maris, usurpait les biens ou les faisait vendre, et s’en appropriait la valeur. Toujours escorté de soldats, ennemi mortel des catholiques, qu’il livrait à toute la fureur des circoncellions, il n’épargnait pas davantage les donatistes qui n’étaient pas de son parti: car un schisme sanglant divisait alors ces hérétiques. Son pouvoir dura dix ans. Enfin, après la mort de Gildon, il fut arrêté, et mourut dans les fers. Les donatistes de sa faction honorèrent la mémoire de ce scélérat en lui consacrant un jour de fête comme à un martyr.

Mascezil méritait des récompenses. Revenu à la cour, il y trouva celle que des services trop éclatants peuvent attendre d’un ministre jaloux et perfide. Stilicon lui fit d’abord l’accueil le plus flatteur; il lui prodiguait les louanges; il ne semblait embarrassé que de trouver des honneurs qui égalassent son mérite. Mais un jour qu’il le conduisait, hors de Milan, à une de ses maisons de campagne, comme pour lui donner une fête, lorsqu’ils passaient ensemble sur un pont, Stilicon ayant donné un signal, ses gardes saisirent aussitôt Mascezil, et le jetèrent dans le fleuve. Il fut englouti en un moment, tandis que Stilicon en riait comme d’une plaisanterie: action atroce, qui seule méritait la fin tragique par laquelle fut terminée dans la suite la vie de ce politique barbare. Un auteur contemporain, d’ailleurs respectable par son zèle pour la religion, prétend que Mascezil s’attira cette fin funeste parce qu’il avait violé l’asile sacré, en tirant par force d’une église des malheureux qui s’y étaient réfugiés. Il est vrai que tous les événements humains sont l’exécution d’une sentence prononcée par le souverain juge. Est-il aussi certain qu’il appartienne aux hommes d’en pénétrer et d’en expliquer les motifs? D’ailleurs qui sait si les circonstances qu’on nous laisse ignorer ne rendraient pas du moins excusable la violence que l’on impute à un homme aussi recommandable par sa piété que par sa valeur? Mais la noire perfidie de Stilicon ne peut admettre aucune excuse.

Le sénat romain avait déjà plusieurs fois député au jeune prince pour le prier d’honorer de sa présence la capitale de son empire. A la nouvelle de la défaite de Gildon, il se flatta qu’Honorius viendrait à Rome y célébrer sa victoire. On y faisait de superbes préparatifs. On avait dressé on arc de triomphe. Mais cette espérance fut vaine. Stilicon sentait trop bien qu’il gouvernait d’une manière plus absolue le prince et la cour à Milan qu’il n’aurait fait sous les yeux d’un sénat encore fier de ses anciens droits. Rome ne laissa pas de témoigner sa joie en érigeant des statues à Honorius et à Stilicon. Les inscriptions en subsistent encore. Elles sont remarquables, parce que les deux empereurs y partagent également l’honneur du succès; ils y sont tous deux nommés heureux et invincibles. Ce qui fait connaitre qu’aussitôt après la mort de Gildon, la concorde fut rétablie entre les deux princes, quoique la haine ne fit que s'accroître entre les deux ministres. La base de la statue de Stilicon est chargée des éloges les plus pompeux. On attribue à ses conseils et à sa prudence la délivrance de l’Afrique. Il y est appelé gendre de Théodose et beau-père d’Honorius. Le premier de ces titres a rapport à sa femme Sérène, que Théodose avait chérie comme sa fille, et peut-être même adoptée; le second désigne le mariage de sa fille Marie avec Honorius, qui venait d’être célébré pendant la guerre d’Afrique. Le prince ne commençait que sa quatorzième année; et Marie n’était pas encore nubile. Mais Sérène hâta le mariage, afin d’assurer davantage sa puissance et celle de son mari. Cependant, pour amortir dans le jeune prince une ardeur prématurée, elle s’adressa, dit Zosime, à une femme qui prétendait avoir des secrets propres à produire cet effet. Le remède ne fut que trop efficace. Marie mourut quelques années après sans que le mariage eût été consommé.

L’arrivée des blés d’Afrique à Rome avait ramené l’abondance: l’empereur fit plusieurs règlements pour la maintenir. Il s’introduisit un abus dans les provinces : les habitants, par flatterie ou par crainte, érigeaient des statues d'airain, d’argent, quelquefois d’or, aux gouverneurs et aux magistrats, et la dédicace de ces statues était accompagnée de présents. Honorius défendit aux provinces de décerner de pareils honneurs sans la permission du prince; et aux magistrats de les accepter, sous peine d’être notés d’infamie, et de rendre au fisc le quadruple de ce qu’ils auraient reçu. Sur la fin de cette année il vont à Milan des ambassadeurs de la part Francs, des Allemands, des Suèves et des Sicambres. Ces peuples avoient fait quelques incursions; ils demandaient la paix. L’empereur la leur accorda; il leur donna même des rois, en exigea des otages, et les obligea de fournir des troupes, qu’il incorpora à ses armées. On voit, par une loi de l’année suivante, qu’un assez grand nombre de Germains venaient volontairement s’établir en-deçà du Rhin, et qu’on leur assignait des terres, qu’ils cultivaient eux et leurs enfants, à la charge d’une redevance. Ces terres portaient le nom de létiques; et l’on donnait à ces barbares le nom de Lètes , dont l’origine est apparemment germanique. Cette dénomination les distinguait des peuples vaincus, qu’on transplantait quelquefois hors de leur pays. Cés Lètes étaient obligés au service militaire; ils formaient plusieurs cohortes distinguées entre elles, soit par le nom des nations dont ils étaient originaires, soit par celui des provinces où ils étaient établis. Il y «eut aussi des mouvements dans la Grande-Bretagne. Les barbares de l’Hibernie, ayant mis en mer on grand nombre de barques, menaçaient d’une descente: les Pictes recommençaient leurs courses; les Saxons infestaient les côtes orientales. Les Romains, depuis l’empire de Claude, avoient toujours entretenu dans cette île tantôt plus, tantôt moins de troupes. Stilicon y établit une légion, et nomma un officier pour la défense de la côte opposée au pays des Saxons. Cet officier eut le titre de comte de la côte saxonique. Telles étaient les occupations de Stilicon lorsqu'il apprit avec bonnement qu’Arcadius avait nommé Eutrope consul pour l’année suivante.

Eutrope avait rendu cette année à l'église de Constantinople un service signalé  dont ii ne fut pas longtemps à se repentir. Nectaire, évêque de cette ville, c étant mort le 27 de septembre de l'année précédente, plusieurs prélats s'étaient assemblés en synode pour remplir cette place importante. La splendeur de la ville et la présence de la cour procuraient à l'évêque de Constantinople une grande considération. Quoiqu'il n'eût point encore de juridiction sur les autres évêques, leur déférence lui avait établi une sorte d'autorité sur les vingt-huit provinces renfermées dans les trois départements de Thrace, d'Asie et de Pont. Il était comme le chef perpétuel d’une espèce de concile composé des prélats qui se trouvaient toujours en assez grand nombre à la cour; et par ce moyen son pouvoir se faisait sentir dans tout l’Orient. Jean Chrysostôme, prêtre d’Antioche, était célèbre par son éloquence et par sa vertu. Les suffrages du clergé et du peuple, se réunirent en sa faveur. L’empereur approuva son élection. Le seul Théophile, évêque d’Alexandrie, s’y opposa longtemps. Ce prélat hautain, intrigant, ambitieux, voulait placer sur ce grand siège une de ses créatures, dont il s’était servi avec succès dans des manèges de politique. Enfin Eutrope, qui cette fuisse fit honneur d’appuyer un mérite éclatant, imposa silence à Théophile en le menaçant de le faire juger lui-même par le synode, sur plusieurs accusations graves qu’on intentait contre lui. Il ne s’agissait plus que de tirer d’Antioche Jean Chrysostôme. Il était chéri d’un peuple dont on craignait l’humeur turbulente; et l’on n’espérait pas que Jean, plus disposé à fuir les honneurs qu’à les rechercher, voulût s’aider lui-même en celle rencontre; il fallut employer la ruse pour tromper à la fois le peuple et le prélat désigné. Astère, comte d’Orient, se transporta par ordre de l’empereur à Antioche; et, ayant proposé à Jean de sortir avec lui de la ville pour aller ensemble aux sépultures des martyrs, il le fit enlever et conduire à Constantinople. Il y fut ordonné le 26 de février par Théophile même, qui garda dans son cœur un dépit amer d’avoir échoué dans ses intrigues. Cependant la physionomie du nouveau prélat, qui annonçait un ca­ractère de sévérité et de vigueur, consola Théophile, par l’espérance de trouver dans peu de temps l’occasion de se venger. Il ne fut pas trompé. Chrysostôme, élevé dans la retraite, nourri dans l’étude et dans la pratique des vertus austères du christianisme, était simple, ouvert, ne voyant que ses devoirs; génie sublime, mais sans souplesse, et tout-à-fait incapable de ces ménagements et de ces complaisances qui sauvent la vertu et la rendent excusable à la cour. Dès son entrée dans l’épiscopat, il se rendit odieux par une conduite qui, dans une ville moins corrompue, ne lui aurait attiré que des louanges. La faiblesse et le faste de Nectaire avait causé le relâchement de la discipline; Chrysostôme, aussi sévère pour lui-même que ferme à l’égard des autres, retrancha les dépenses ordinaires de ses prédécesseurs, et les appliqua à des fondations d’hôpitaux; les autres prélats en furent mécontents: il réforma les clercs de son église, et les obligea d’assister avec lui aux offices de la nuit; son clergé en murmura comme d’un nouveau joug qu’on lui imposait: il prêcha contre le luxe des hommes puissants; Eutrope s’en tint offensé, et devint son ennemi.

Le saint prélat eut bientôt besoin de cette éloquence qui avait tant de fois arrêté les désordres et calmé les inquiétudes du peuple d’Antioche. Il ne se passait guère d’année que Constantinople n’éprouvât quelque tremblement de terre; il y en eut un terrible vers la fin de celle-ci. On entendit d’abord un mugissement souterrain; un moment après la terre s’ouvrit en plusieurs endroits; il en sortit des flammes. Le Bosphore étant dans une violente agitation, la mer se répandit en bouillonnant sur ses deux rivages, et inonda une partie de Constantinople et de Chalcédoine. On voyait un grand nombre de maisons brûler au milieu des eaux. S. Jean Chrysostôme, après ce désastre, comparait la ville à un vaisseau brisé par un naufrage dont il ne reste que des débris dispersés. Les plus riches habitants s’enfuirent sur les montagnes voisines, abandonnant toutes leurs richesses à ceux qui s’exposaient à périr eux-mêmes par l’avidité du pillage. Lorsque le mal eut cessé, l’évêque employa le pouvoir de la parole divine pour arracher cette proie des mains des ravisseurs, et pour consoler son peuple en lui montrant une autre patrie où les trésors ne peuvent être enlevés, et dont les fondements sont inébranlables.

Un mois après toute la ville fut occupée d’une pompe brillante qui fit oublier ce malheur. On transféra pendant la nuit, à la lumière d’une infinité de flambeaux, les reliques de plusieurs martyrs au bourg de Drypia, éloigné de trois lieues de Constantinople. L’impératrice Eudoxie avait ces dehors de piété qui savent si bien s’entendre avec les vices du cœur. Elle assista à cette cérémonie dans la contenance la plus édifiante. A la tête de toutes les femmes, et sans aucune marque de sa dignité, elle marchait à pied derrière les reliques, tenant le voile qui les couvrit. Elle était suivie des magistrats et d’une foule de peuple qui chantait des hymnes. Saint Chrysostôme prononça une homélie dans laquelle il releva par de justes éloges la pieuse humilité d’Eudoxie. L’empereur se rendit le lendemain à Drypia, et donna tous ces signes de dévotion qui se font remarquer dans un souverain.

Mais en même temps il se déshonorait en s’asservissant à un homme qu’aucun de ses sujets n’aurait accepté pour esclave. L’insolence d’Eutrope croissait sans mesure, ainsi que l’aveuglement d’Arcadius. Le ministre semblait ne dicter au prince des lois utiles que pour essayer son pouvoir en les violant impunément. Eutrope ruinait les provinces tandis qu’Arcadius faisait des lois contre les  concussions: l’empereur défendait sous de peines sévères la corruption et la brigue dans la poursuite des offices; et le ministre les vendait à la face de tout l’empire. Il avait même trouvé un secret pour accroître ce honteux commerce; c’était de multiplier les gouvernements et les tribunaux. Ce fut alors que la Cilicie, la Syrie, la Phénicie, furent chacune divisées en deux départements. Son énorme puissance le rendit redoutable; et, comme rien ne ressemble tant à l’adoration que la crainte, le sénat et le peuple se prosternaient devant lui; on l’appelait le père de l’empereur; et l’empereur, pour ne pas démentir cette ridicule flatterie, lui conféra le litre de patrice. On lui dressait des stables de tous les métaux, sous toutes les formes, dans toutes les places : on en voyait une dans la salie du sénat, décorée d’une inscription fastueuse, où l’on relevait son illustre naissance et ses exploits guerriers; il y était nommé le troisième fondateur de Constantinople après Byzas et Constantin. Cependant il passait les nuits à table et les jours au théâtre, achetant par ses largesses de vils applaudissements. Comme s’il eut pu se jouer de la nature ainsi qu’il se jouait de l’empereur et de l’empire, il se maria; et sa femme, que Claudien, par une ironie piquante, appelle sa sœur, prenait sur les dames l’ascendant que son mari avait pris sur les hommes. La faveur de cet eunuque se répandit sur ses semblables; les eunuques prirent le pas à la cour; on leur portait envie; et, comme l’ambition est folle et forcenée, on en peut croire les historiens qui rapportent qu’un grand nombre d’hommes d’un âge mûr perdirent la vie en voulant se mettre en état de suivre cette nouvelle route de fortune. II ne restait à Eutrope que très-peu de chemin à faire pour atteindre au titre d’empereur; et il y aspirait. Il prit d’abord celui de consul. Ce fut le premier et le dernier eunuque qui ail osé prétendre à cette dignité. Un événement si bizarre fut regardé comme un prodige. L’Occident refusa de le reconnaitre. Il semble même qu’Arcadius n’ait osé, selon la coutume, en donner avis à son frère; du moins est-il certain qu’Honorius n’en écrivit rien au sénat de Rome, comme c’était l’ancien usage. Rome n'apprit cette étrange nouvelle que par le bruit public; et les actes de cette année 399 ne furent datés en Occident que du nom de Mallius Théodorus, qu’Honorius semblait avoir choisi pour couvrir la honte du consulat. C’était un des plus nobles et des plus vertueux personnages de l’empire. Nous le ferons connaitre dans la suite. La coutume était déjà établie que, lorsque l’empire était partagé entre deux empereurs, chacun d’eux nommait un consul, l’un pour l'Orient, l’autre pour l’Occident.

Eutrope, enivré de gloire, célébra par des jeux magnifiques son avènement au consulat. A cette fête en succéda une autre non moins brillante pour l’accouchement de l’impératrice. Elle mit au monde, le 19 de janvier, une seconde fille, qui fut nommée Ælia Pulchéria. Ce jour fut heureux pour l’empire: il donnait la naissance à une princesse qui devait en être le plus ferme soutien dans un siècle de faiblesse et de langueur. Tout respirait la joie, et l’on ne parlait a la cour que du voyage d’Ancyre, lorsqu’on apprit que la Phrygie était en feu. Tribigilde, capitaine goth, qui commandait une cohorte de sa nation avec le litre de comte, venait de quitter la cour sous prétexte de se rendre à son quartier pour y faire la revue de sa troupe. Il était parent de Gainas, et n’avait ni moins de hardiesse ni moins de haine contre Eutrope. Gaïnas, qui avait si bien servi cet eunuque par le massacre de Rufin, ne se croyait pas assez récompensé par la charge de commandant-général de la cavalerie et de l’infanterie. Aussi avare et aussi ambitieux qu’Eutrope lui-même, il était jaloux de ses richesses et de sa puissance. Il ne se voyait qu’avec dépit obligé de servir un esclave, et n’aspirait à rien moins qu’à déplacer le ministre pour s’élever lui-même jusqu’à l’empire. Le mécontentement universel flattait ses espérances. Il s’ouvrit à Tribigilde, qu’il trouva aussi indigné de n’être pas mieux payé de ses services : ils convinrent d'agir de concert, et de cacher leur intelligence. Tribigilde, étant arrivé à Nacolie, en Phrygie, où était son quartier, fait prendre les armes à sa cohorte, livre au pillage les villes de la province qu’il trouve sans défense, et porte partout le carnage et la terreur. Les brigands et les misérables, que les concussions d’Eutrope avoient multipliés, se joignent à lui, et forment une armée nombreuse: on ravage, on égorge, on n’épargne ni les enfants ni les femmes. Toute l’Asie tremble d’effroi: la Lydie est abandonnée; les habitants se sauvent dans les îles, ou se dispersent. L’alarme se répand sur les côtes de la mer, et parvient bientôt à Constantinople.

Le ministre, tremblant de crainte, quoiqu’il montrât au-dehors une fausse assurance, fait secrètement offrir à Tribigilde tout ce qu’il voudra demander. Ses propositions étant rejetées avec hauteur, il met sur pied deux armées. L’une était composée des Goths qui habitaient en grand nombre dans Constantinople; il en donne le commandement à Gaïnas. Celui-ci, auteur de la révolte, jouait son rôle avec adresse; il parlait plus haut que personne de l'honneur de l’empire, de là vigueur nécessaire en cette conjoncture. Eutrope le chargea de mettre à couvert la Chersonèse de Thrace et de défendre le passage de l’Hellespont. C’était l’ouvrir à Tribigilde, s’il jugeait à propos de tourner de ce côté-là. Léon fut mis à la tête de l’autre armée, qui devait agir en Asie. Ce Léon était un cardeur de laine, qui avait avancé sa fortune par les voies toujours ouvertes aux gens sans honneur auprès des ministres corrompus. Flatteur, espion, calomniateur, sans courage et sans aucune connaissance de la guerre, mais fanfaron et présomptueux, il était recommandable par le talent de manger avec excès; aussi était—il d’une grosseur extraordinaire. Gainas, étant en marche vers la Chersonèse, ne fut pas plus tôt arrivé à Héraclée, qu’il dépêcha des courriers à Tribigilde pour l’inviter à s’approcher de l’Hellespont. Le bonheur de l’empire voulut que ce barbare n’écoutât point cet avis. Entraîné par l’ardeur du pillage, il tourna vers la Pisidie, qu’il mit à feu et à sang. Léon, qui craignait sa rencontre, se tenait sur les bords de l’Hellespont, sous prétexte que, s’il s’en éloignait, le rebelle pourront envoyer par une autre route des détachements qui viendraient désoler cette belle province. Ainsi Tribigilde, maître de la campagne, emportait d’emblée toutes les places, et en massacrait les habillant. Gainas , feignant d’être indigné de l’affront que recevoir l’empire, passa en Asie. Mais, pour décourager ses propres troupes, et se dispenser d’agir, il affectait de représenter sans cesse Tribigilde comme un ennemi redoutable par ses ruses, et qu'il était très-dangereux d’obliger à combattre. Il se contentait donc de le suivre de loin, évitant le combat par une feinte prudence, et se rendant spectateur des ravages sans y opposer aucun obstacle. Il lui envoyait même secrètement des renforts pour aider ses succès.

Après avoir saccagé la Pisidie, Tribigilde s’avança en Pamphylie, et s’engagea dans des gorges de montagnes impraticables à la cavalerie. Il approchait de Selge, ville autrefois peuplée et guerrière. Ce n’était plus alors qu’une petite place située sur une colline qui commandait le défilé par où devait passer l’ennemi. Un habitant de cette ville, nommé Valentin , ancien officier, voyant qu’on laissait la province à la merci des barbares, entreprit de les arrêter. Il rassembla tout ce qu’il put d’esclaves et de paysans, aguerris par les incursions fréquentes des Isaures, et les posta sur les hauteurs. Tribigilde étant entré pendant la nuit dans le défilé, Valentin fait pleuvoir sur ses gens une si horrible grêle de pierres, il fait rouler sur eux tant de rochers, que la plupart y restent ensevelis. Ce vallon se terminait à un marais profond, bordé d’une éminence escarpée, où l’on ne pourvoit monter que par un sentier tortueux, à peine assez large pour deux hommes de front. Valentin avait confié la garde de ce poste à un des principaux habitants, nommé Florence, qui avait plus de troupes qu’il n’en était besoin pour en défendre l’accès. Tribigilde gagna Florence par argent, et s’échappa seulement avec trois cents hommes. Tous les autres périrent, soit dans le fond du vallon, soit dans les marais, où la terreur les avait précipités.

Tribigilde, délivré de ce péril, tomba bientôt dans un autre. Les habitants des villes voisines, profitant de sa faiblesse, prennent les armes, se réunissent, l’enveloppent, et l’enferment avec ses trois cents hommes dans une plaine étroite entre deux fleuves: c’étaient l’Eurymédon et le Mêlas, dont le premier passe au travers d’Aspende, et l’autre à l’orient de Sidé, deux villes anciennes de la Pamphylie. Tribigilde, réduit à cette extrémité, en donne avis à Gaïnas. Celui-ci, alarmé du danger de son ami, mais n’osant se déclarer ennemi de l'empire en le secourant ouvertement, imagine un moyen de le sauver, et en même temps de se défaire de Léon, le favori d’Eutrope. Ce lâche général avait enfin quitté l’Hellespont, et marchait à la suite et comme à l’abri de l’armée des Goths. Gaïnas, pour lui laisser, disait-il, l’honneur d’une victoire assurée, l’exhorte à prendre les devants, à se joindre à Valentin et aux Pamphyliens, et à presser Tribigilde, qui ne pouvait éviter de périr, si on lui fermait le passage des deux rivières. Léon n’osa se refuser à une expédition si aisée. Il alla camper à la vue des ennemis. Mais il ne savait ni choisir un poste avan­tageux, ni maintenir l’ordre et la discipline dans son camp. Ses soldats, tirés de la plus vile populace de Con­stantinople, aussi peu aguerris et aussi dissolus que leur général, ne connaissaient ni garde ni sentinelle; toujours hors du camp, et dispersés dans les campagnes, ils ne s’occupaient que de pillage. Cependant Gaïnas envoyait de temps en temps à Léon des détachements sous des officiers affidés, avec des ordres secrets de faire tout ce qu’il fallait pour détruire l’armée de Léon et pour faciliter l’évasion de Tribigilde. Ces prétendus secours ne travaillent qu’à augmenter le désordre, et tuaient même les soldats de Léon qu’ils trouvaient écartés. Enfin Tribigilde, qui par une crainte simulée nourrissait de plus en plus la folle assurance de Léon, sort pendant la nuit de son camp, surprend le général et les soldats ivres et endormis: les Goths de Gaïnas se joignent à Tribigilde; on égorge sans résistance les soldats de Léon: celui-ci, surchargé d’embonpoint, et fuyant à perte d’haleine, est englouti dans un marais voisin. Toute l’armée périt dans les eaux, ou est passée au fil de l’épée.

Le vainqueur, s’étant ainsi ouvert le chemin, retourne en Phrygie, rassemble de nouvelles troupes, et recommence ses ravages avec plus de fureur. Gaïnas écrit à l’empereur «que Tribigilde est invincible; que le ciel se déclare évidemment pour lui, et qu’il semble que la terre lui enfante des soldats; qu’il marche vers l’Hellespont; qu’il faut se résoudre à perdre l’Asie, si on ne lui accorde ses demandes: que, pour lui, il manque des forces nécessaires pour arrêter ce torrent; qu’il n’est capable que de donner un bon conseil, c’est de livrer Eutrope, puisque Tribigilde offre la paix à cette condition: que le ministre, s’il aime l’état, ne peut se refuser au salut de l’empire; et qu’a près tout il est raisonnable de sauver l’empereur aux dépens du ministre.»

Arcadius reçoit en même temps que cette lettre une autre nouvelle qui augmente ses craintes. Le bruit se répand qu’un roi guerrier vient de monter sur le trône de Perse; qu’il se préparé déjà à passer le Tigre, et que l’Orient va ressentir encore tous les maux que lui a causés la valeur opiniâtre de Sapor. En effet, Varanes IV, après avoir régné onze ans toujours en paix, venait d’être assassiné par ses sujets; forfait rare chez les Perses, parce que selon les lois du pays toute la famille du meurtrier était mise à mort. Isdegerd son frère lui avait succédé. Ce prince avait une garnie réputation de courage; et l’on ne doutait pas qu’il ne profitât des troubles de l’empire pour faire valoir les anciennes prétentions de la Perse. Cependant il maintint constamment la bonne intelligence qu’il trouva établie avec les Romains. Quelques auteurs le taxent de cruauté à l’égard de ses sujets, et rapportent qu’il en acquit le surnom de Méchant.

Au milieu de ces alarmes, le timide Arcadius n’ose entreprendre de réprimer l’audace de Gaïnas; il ose encore moins le satisfaire en lui livrant Eutrope; et ce pernicieux ministre aurait encore triomphé de la haine publique, si, par un effet de cet aveuglement dont la vengeance divine frappe les scélérats qu’elle veut punir, il n’eût lui-même aidé à sa perte. Maître de l’empereur, il voulait dominer la fière Eudoxie; et dans une contestation qu’il eut avec elle, il la menaça de la chasser de la cour. L’impératrice, si indignement outragée, prend entre ses bras ses deux enfants, et va se jeter aux pieds de son mari, fondant en larmes, représentant avec les traits les plus vifs l’insolence d’un vil eunuque, demandant vengeance, et faisant rougir l’empereur d’une faiblesse qui le déshonore. Ses cris pénètrent jusqu’au cœur d’Arcadius; réveillé de sa léthargie, il donne par écrit ordre à Eutrope de sortir sur-le-champ de la cour, et lui défend, sous peine de la vie, de se présenter devant lui.

Arcadius s’irritait rarement; mais, plutôt par paresse que par fermeté, il ne revenait jamais en faveur de ceux qui avaient encouru sa disgrâce. Eutrope, frappé de ce coup terrible, et plus effrayé encore du souvenir de ses crimes, qui ne lui présente que des bourreaux et des supplices, se réfugie dans une église, et va chercher asile dans ce lieu sacré qu’il avait lui-même dépouillé de ce droit. L’empereur envoie plusieurs de ses gardes pour l’en arracher par force. Saint Jean Chrysostôme s’oppose à leur violence : il défend un ennemi mortel, dont il s’était, par sa vertu, attiré la haine. On le saisit lui-même; on le conduit comme un rebelle au palais, entouré de soldats armés : il parait d’un air intrépide devant l’empereur, et obtient qu’Eutrope puisse demeurer en sûreté dans l’enceinte de l’église. Tous les soldats qui se trouvaient alors à Constantinople s’assemblent aussitôt autour du palais; ils poussent de grands cris; ils font retentir leurs armes; ils demandent Eutrope pour en faire justice. L’empereur se présente à cette multitude mutinée; ses ordres ne sont pas écoutés; il faut qu’il ait recours aux prières; il les conjure de respecter l’asile sacré; et ce n’est enfin qu’à force de larmes qu’il vient à bout de calmer leur colère.

La nuit se passe dans une extrême agitation. Le lendemain le peuple se rend en foule à l’église. Tous les yeux sont fixés sur Eutrope; on ne peut se lasser de considérer cet impérieux ministre, honoré la veille de tous les ornements du consulat, applaudi dans le Cirque et sur les théâtres, environné de flatteurs empressés, l’idole de la cour et la terreur de l’empire, maintenant abandonné, pâle, tremblant, attaché à une colonne sans autre lien que sa frayeur, caché dans le sein de l’église qu’il a méprisée. Jamais le sanctuaire n’a voit paru si redoutable que lorsqu’on y voyait ce lion abattu: c’était un captif enchaîné au pied du trophée de la croix : spectacle terrible, qui mettait en action tant de sentences de l’Ecriture sur la fragilité des grandeurs humaines. Cette vue n’inspirait que l’effroi: l’éloquence du prélat tira les larmes. Il prononça un discours dans lequel, après une peinture pathétique de l’état où ce misérable était réduit il excita dans les cœurs une compassion chrétienne. Tout l’auditoire, aussi pâle et aussi tremblant qu’Eutrope, ressentait son infortune; et ce peuple nombreux, qui n’avait apporté à l’église que des sentiments de haine et de vengeance, sortit en gémissant et en implorant la miséricorde divine et la clémence de l’empereur.

Eutrope était en sûreté dans son asile; mais , en étant sorti  pendant la nuit pour se sauver ailleurs, il fut arrêté, condamné à un exil perpétuel dans l’île de Chypre. Quelques ennemis de l’Eglise accusèrent saint Jean Chrysostôme d’avoir trahi ce malheureux: c’était un soupçon injuste et honteux, dont le prélat prit soin de se justifier publiquement. Nous avons encore la sentence prononcée alors par le prince, et publiée dans tout l’Orient; il veut que, pour abolir la mémoire du consulat d’Eutrope, et effacer l'ignominie qu’il a imprimée sur cette dignité, son nom soit rayé de tous les actes et de tous les monuments; il le déclare déchu du titre de grand-chambellan, celui de patrice, et de tous les autres honneurs; il ordonne que ses statues, qui ne sont propres, dit-il, qu’à souiller les regards, de quelque matière qu’elles soient, en quelque lieu public ou particulier qu’elles se trouvent, soient abattues et détruites; qu’il soit conduit en Chypre sous bonne garde, et que le préfet du prétoire veille, continuellement sur ses démarches, pour le mettre hors d’état de tramer de pernicieuses intrigues. Il fut donc transporté en Chypre; et celui qui avoir eu tant d’adorateurs ne se trouva pas un seul ami pour partager ses malheurs. Cette femme même qu’il a voit fait passer pour la sienne refusa de le suivre, et demeura dans Constantinople, jouissant des biens qu’Eutrope avait accumulés sur sa tête, et qu’on voulut bien ne lui pas ôter. L’empereur déclara, par une loi générale, que les pareils et amis des criminels ne seraient point inquiétés, s’ils n’avoient point participé au crime. C’était par un juste retour faire revivre, à l’occasion d’Eutrope, la loi équitable qu'Eutrope avait suggérée en faveur de la famille de Rufin.

Ce n’était pas assez pour Gaïnas de voir Eutrope abattu: il sollicitait vivement sa mort; et les anciens courtisans du ministre, l’ayant trahi dans sa disgrâce, craignaient qu’une révolution ne le mît en état de se venger de leur perfidie. Cette cabale, appuyée d’Eudoxie, n’eut pas de peine à déterminer le prince. On accusa Eutrope d’avoir usurpé les droits de la puissance souveraine; la preuve en était que, dans les jeux célébrés pour la solennité de son consulat, il avait employé les chevaux de Cappadoce, dont l’usage était réservé à la seule personne de l’empereur. On aurait pu sans doute le condamner sur des griefs d’une tout autre importance; mais il eût fallu faire des informations régulières, et l’on voulait abréger la procédure. On le ramena de l’île de Chypre à Pantichium, près de Chalcédoine. Le président de la commission établie pour lui faire son procès fut Aurélien, préfet du prétoire d’Orient. Eutrope eut la tête tranchée. Zosime rapporte que, pour le tirer de l’église, on lui avait promis avec serment, au nom de l’empereur, de lui conserver la vie, mais qu’on fit accroire au prince que ce serment ne l’obligeait que pour Constantinople, et qu’il sauverait le parjure en faisant mourir Eutrope à Chalcédoine. Si ce fait est véritable, c’est un exemple d’une condamnation criminelle dans les juges, quoiqu’elle fût juste dans la personne du coupable.

 

LIVRE VINGT-SEPTIÈME.

ARCADIUS, HONORIUS.

 

 

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.