LIVRE TRENTE-NEUVIÈME.
ANASTASE
. 505-518
Pendant la guerre de Perse, les Zanes,
resserrés entre la Lazique et l’Ibérie, étaient
sortis de leurs montagnes et faisaient des courses dans le Pont. Pour les
repousser, il suffisait de les joindre. Mais un ennemi encore moins redoutable
en apparence donna bien plus d’exercice aux Romains, et leur attira une guerre
qui les couvrit de honte. Mondon, qui descendait d’Attila, après avoir été
attaché à Traséric roi des Gépides, tomba dans la
disgrâce de ce prince, s’enfuit au-delà du Danube, et ravagea d’abord les
campagnes à la tête de quelques brigands. Sa troupe grossissant toujours,
il se vit bientôt assez fort pour s’emparer du château de Herta, sur le bord du
Danube, du côté de la Pannonie, et il osa prendre le titre de roi. Mais,
trop faible pour se défendre contre les Gépides, il implora le secours de
Théodoric, dont il se déclara le vassal. Les Gépides s’étaient
rendus maîtres de la basse Pannonie; leur roi Traséric,
fils et successeur de Trasilla, faisait sa
résidence à Sirmium, qui en était la capitale. Cette province étant à la
bienséance de Théodoric, il ne laissa pas échapper l’occasion de la réunir
au royaume d’Italie. Mais, en habile politique, il usa d’adresse pour s’en
faciliter la conquête. La nation des Gépides était divisée en deux peuples, qui
avoient chacun leur roi; et ces deux rois étaient jaloux l’un de l’autre. Traséric croyait amuser Théodoric par de fréquentes
ambassades: il se trompa lui-même. Tandis que ses envoyés étaient traités
avec honneur à la cour de Ravenne, le roi des Goths travaillait sourdement
à gagner l’autre roi, nommé Gundéric ; et
lorsqu’il eut réussi, il fit partir une armée sous la conduite de Pitzia et d’Herduic. Traséric, pris au dépourvu, n’eut d’autre ressource que
d’abandonner la Pannonie, sans oser combattre, et de se retirer au-delà du
Danube. Les Goths se mirent en possession de Sirmium; et ce fut alors
que la Pannonie inférieure changea de nom, et prit celui de la rivière de
Save, qui la traversait: on la nomma la Savie.
Théodoric envoya Golossée à Sirmium pour
gouverner la province; et comme il restait dans ce pays un grand nombre de
Gépides, il en composa dans la suite une armée , qu’il fit passer dans la
Gaule, pour défendre ce qu'il y possédait entre le Rhône et les Alpes,
contre les entreprises des François et des Bourguignons.
Sabinien commandait alors les troupes d’Illyrie. Son
père, sous le règne de Zénon, s’était signalé en combattant contre Théodoric.
Le fils reçut ordre d’Anastase d’assiéger Herta, et de délivrer la
province des brigandages de Mondon. Sabinien rassembla ce qu’il avait
de troupes. Les Bulgares, ennemis naturels de l’empire, ne laissèrent
pas de se’ joindre aux Romains pour venger sur un vassal de Théodoric la
défaite et la mort de leur roi Bésa, vaincu et
tué par les Goths. Avec ce renfort, l’armée, composée de dix mille hommes, et
suivie d’un grand nombre de chariots chargés d’armes et de vivres,
marcha vers le château d’Herta. Mondon ne pouvait tenir contre des forces
si supérieures; il fit promptement savoir aux généraux de Théodoric le danger
où il était. Pitzia accourut aussitôt à la tête
seulement de deux mille hommes de pied, et de cinq cents chevaux. Il
atteignit les ennemis sur les bords du fleuve Margus, qui se jetait dans
le Danube près de la ville du même nom. Dès qu’il les aperçut, il fit
faire halte, et, se tournant vers ses soldats: «Camarades, dit-il, vous
connaissez votre roi; nos ennemis le connaissent aussi; ils l’ont vu
combattre. Montrez-leur que vous lui ressemblez. Il vous voit, tout absent
qu'il est: rien ne lui échappera des actions de bravoure que vous allez faire».
En même temps, malgré l’inégalité du nombre, il fait sonner la charge. Les
Goths, résolus de vaincre ou de mourir, s’élancent avec furie; ils s’attachent
surtout aux Bulgares, qui font une plus opiniâtre résistance. Les
Romains fuient; mais les deux nations barbares, acharnées l’une sur
l’autre, se disputent quelque temps la victoire. Enfin les Goths, par de
prodigieux efforts, viennent à bout de terrasser les Bulgares. Sabinien,
ayant perdu presque toutes ses troupes, se sauve dans un
château voisin, nommé Nato. Pitzia, pour faire
honneur à sa nation, en montrant que les Goths n’étaient avides
que de gloire, fait jeter tous les chariots dans le fleuve, et défend
de dépouiller les morts; il les laisse tout armés sur le champ de
bataille, comme autant de trophées de sa victoire. Cyprien, qui parvint
aux premières dignités de la cour des Goths, signala son courage dans ce
combat. Tolonic et Vitigès y donnèrent les
premières preuves de cette haute valeur qui fit dans la suite conférer à Tolonic la dignité de général, et qui éleva Vitigès sur le
trône de sa nation. Une défaite si honteuse abattit le courage du soldat
romain, et lui fit longtemps redouter les Goths comme des ennemis invincibles.
Cependant on élevait des statues en l’honneur d’Anastase;
et comme la flatterie redouble d’efforts à mesure qu’elle se sent plus
opposée à la vérité et à la raison, un Paphlagonien, nommé Jean, et
surnommé Caïphe, alors intendant-général des finances, imagina
quelque chose de monstrueux pour honorer le prince. Il obtint de lui
la permission de faire fondre plusieurs des statues de bronze dont
Constantin avait dépouillé les villes de Grèce et d’Asie pour décorer la
nouvelle Rome. De ces ouvrages des plus grands maîtres on fit une statue
colossale d’Anastase. Elle fut posée dans la place de Taurus, sur une
haute colonne, où l’on voyait auparavant la statue du grand Théodose, qu’un
tremblement de terre avait abattue et brisée.
Le traité de paix conclu avec Cabade ne paraissant pas
une sûreté suffisante contre son caractère bouillant et impétueux, Céler conseilla à l’empereur d’élever une forteresse
sur la frontière; et Thomas, évêque d’Amide, détermina ce prince à
choisir l’emplacement de Dara. C’était un bourg peu considérable, bâti, disait-on,
par Alexandre , situé à cinq lieues de Nisibe, environ à une lieue
de la frontière des Perses. Anastase en agrandit l’enceinte; il y fit
construire des églises, des bains publics, des portiques, des magasins de
vivres, des citernes, et tout ce qui peut contribuer, soit à la commodité, soit
à l’ornement d’une ville du premier ordre. Il l’environna de murailles, et lui
accorda de grands privilèges. On y vit bientôt les statues du prince, qui lui
donna le nom d’Anastasiopolis, et fit
transférer le corps de l’apôtre saint Barthélemi,
qu’on venait de découvrir dans l’île de Chypre. Cette place devint dans la
suite aussi importante que Théodosiopolis: ce
furent les deux boulevards de l’empire du côté de la Perse,
lorsque Justinien eut réparé les défauts des fortifications de Dara.
Il avait fallu d’abord les achever à la hâte, parce que les Perses s’opposaient
à leur construction. Cabade , occupé pour lors de la guerre contre les
Huns, ne l’eut pas plus tôt terminée, qu’il fit porter ses plaintes à
l’empereur de l’infraction du traité fait avec Théodose II, par lequel les
deux princes s’engageaient mutuellement à ne fortifier aucune place sur la
frontière. Il fit en même temps filer vers Dara les troupes qu’il avait en
Mésopotamie. Pharasmane, de son côté, partit d’Edesse
pour couvrir les travailleurs; il laissa dans cette ville une garnison de
Goths sous le commandement de Romain, qui eut beaucoup de peine à réprimer
les violences que ces barbares exerçaient sur les habitants pendant
l’absence de Pharasmane.
Céler était
au-delà de l’Euphrate, où il faisait fortifier Birtha et Europus. Dès qu’il apprit les mouvements des
Perses, il passa promptement à Edesse avec ses troupes, et fit dire à l’astabide que les Romains ne craignaient pas les
batailles; mais qu’il serait sans doute plus sage d’épargner le sang des
deux nations. Il attendit inutilement la réponse pendant cinq mois. Aspebède était mort, et son successeur désirait que la
guerre se renouvelât entre les deux peuples, pour avoir occasion de
faire usage de son pouvoir. Pendant ce séjour, Céler laissa
prendre aux soldats une licence extrême; ce qui irrita tellement les Edessiens, qu’ils affichèrent des libelles injurieux
contre le général dans les lieux les plus fréquentés de la ville.
Cependant, par l’ordre d’Anastase, qui ne voulait point de guerre, Céler se transporta d’Edesse à Dara pour s’aboucher avec l’astabide. A force d’argent, il obtint de Cabade qu’il
laissât subsister les fortifications de Dara. Le traité fut renouvelé; et Céler, étant revenu à Edesse, dont il avait résolu
de punir les habitants, leur fit grâce, à la prière de Bahadade,
évêque de Constantine. Les Edessiens réparèrent leur
insolence par les honneurs qu’ils lui prodiguèrent à son arrivée; et trois
jours après il repassa l’Euphrate.
L’empire était en sûreté du coté de la Perse; mais les querelles
de religion, dont nous parlerons dans la suite, déchiraient ses entrailles, et
la faiblesse du gouvernement encourageait la licence. Basile d’Edesse,
honoré de la charge de comte d’Orient depuis son retour de Perse, résidait
à Antioche. Il n’eut pas assez d’autorité pour réprimer l’audace d’un
cocher du Cirque, nommé Calliopas. Ce misérable,
étant venu de Constantinople en cette ville, y porta l’esprit de sédition,
aisé à répandre dans un grand peuple. Toujours vainqueur dans les courses
des chars, il fut bientôt l’idole de cette multitude oisive et frivole,
qui adore ceux qui la divertissent. Fier de cette vaine réputation, après d’être
signalé dans les jeux olympiques qui se célébraient à Daphné, il se mit à la
tête des spectateurs, qui, pour couronner la fête, saisis d’un
enthousiasme meurtrier, coururent à la synagogue que les Juifs avoient en
ce lieu, en massacrèrent plusieurs, pillèrent la synagogue,
y plantèrent une croix, et prétendirent en faire une église en
l’honneur du martyr saint Léonce. L’empereur, ayant appris ces excès,
rappela Basile, et nomma comte d’Orient Procope, auquel il donna un lieutenant
plein de fermeté et de vigueur, nommé Ménas. A
l’arrivée de Procope, les séditieux se retirèrent dans une église
de Saint-Jean, hors de la ville. Ménas s’y étant
transporté avec une troupe de soldats, n'y trouva plus qu’un certain Eleuthérius, qui s’était réfugié sous l’autel. Il
le perça d'un coup de lance, lui fit couper la tête, et, en passant
sur le pont d’Antioche, il la jeta dans l’Oronte. Cette exécution sévère
mit les factieux en fureur: ils courent à l’église de Saint-Jean, enlèvent
le cadavre d’Eleuthérius, et le rapportent dans
la ville sur un brancard, comme le corps d’un martyr. Ménas marche contre eux; il se livre un sanglant combat au milieu de
la ville; le lieutenant est accablé par le nombre. Deux basiliques, deux
portiques, le prétoire du comte d’Orient sont détruits par les flammes. Le
comte s’enfuit: Ménas est pris, mutilé, traîné
par les rues, pendu à une statue de bronze au milieu de la place publique,
enfin jeté hors de la ville, et réduit en cendres. La rage était épuisée,
et la crainte du châtiment avait succédé à la fureur, lorsque le comte
Irénée, natif d’Antioche, arriva avec des ordres sévères. Tout trembla devant
lui; et la punition des coupables n’excita plus que la terreur.
A mesure que l’ignorance s’établissait, l’imposture en
tout genre prenait crédit, et le nombre des dupes se multipliait. Un
alchimiste, nommé Jean, de la ville d’Amide, se fit estimer dans Antioche comme
un adepte du premier ordre qui avait trouvé la transmutation des métaux. Il fit
accroire aux orfèvres de la ville que quelques morceaux d’or qu’il leur
montra étaient de sa composition, et qu’il s’était fait un
grand trésor. Par cet artifice grossier, il trompa une infinité de
personnes en leur vendant de faux or. Sa renommée parvint aux oreilles de
l’empereur, qui voulut voir ce rare personnage. Jean lui fit présent d’une
bride toute d’or, et semée de pierres précieuses. Mais, peu de temps
après, l’empereur, ayant reconnu la supercherie de ce charlatan, le
relégua à Pétra en Arabie, où il mourut de misère, maladie inévitable à
ces hommes merveilleux.
Les Huns et les Goths avaient souvent porté l’alarme jusqu’aux
portes de Constantinople. Les Bulgares ne paraissaient pas moins à redouter.
Les environs de la capitale de l’empire étaient peuplés de bourgs et de maisons
de plaisance remplies de richesses. Afin de les mettre à couvert des incursions
des barbares, Anastase fit construire une muraille qui s’étendant du Pont-Euxin
à la Propontide, jusqu’au midi de Sélymbrie, dans la
longueur de dix-huit lieues, fermait tout l’espace compris entre les deux mers
et le Bosphore. Elle était éloignée de douze ou treize lieues de
Constantinople, et avait partout vingt pieds de largeur. Cet ouvrage, monument
de la grandeur et de la faiblesse romaine, était flanqué de tours qui communiquaient
les unes aux autres. Justinien fit dans la suite boucher
ces communications, afin que, si les ennemis pénétraient dans
l’enceinte, chaque tour devînt une forteresse qu’il faudrait forcer
séparément.
On peut rapporter au même temps la conversion des Immirènes, peuple d’Arabie sujet des Perses.
Suivant une ancienne tradition, c’était dans l’origine une peuplade
d’Israélites que la reine de Saba avait amenés avec elle à son retour dans ses
états; mais ils étaient devenus idolâtres. On ignore de qui et à quelle
occasion ils reçurent, sous le règne d’Anastase, la lumière de l’Evangile.
Peut-être furent-ils instruits par les Homérites leurs voisins, qui, depuis plus de cent soixante ans, avoient embrassé la
foi chrétienne. Ils envoyèrent des ambassadeurs à Anastase pour lui
demander un évêque.
L’empereur Léon avait refusé à Pérose de se joindre à lui
pour garder le passage de Derbent, nommé alors les portes Caspiennes. Ambasuc, chef d’une horde des Huns s’en empara. Ce prince,
ami de l’empereur et de l’empire’ se voyant dans une extrême vieillesse,
offrit de vendre aux Romains ce défilé important. Mais Anastase
considérant la difficulté d’entretenir une garnison dans un lieu désert et
stérile, séparé du territoire de l’empire, le remercia de sa
bienveillance, et n’accepta point ses offres. Ambasuc étant mort peu de temps après, ses fils furent chassés par Cabade, qui se
remit en possession du défilé. Le refus d’Anastase fut loué pour comme
l’effet d’une sage politique. On le blâma sept ans après comme un défaut
de prévoyance. Les Huns Sabirs ayant forcé le passage, vinrent piller
l’Arménie, la Cappadoce, la Galatie et le Pont; pénétrèrent jusqu’à la
ville d’Euchaïtes, et aux frontières de Lycaonie, et
s’en retournèrent chargés de butin. L’empereur, qui n’avait pas pris les
précautions nécessaires pour empêcher ces ravages, eut au moins le soin de
soulager par ses libéralités ceux qui en avoient le plus souffert. On
environna de murailles les bourgs les plus considérables de la Cappadoce; on y
construisit des forteresses, et ces provinces furent exemptées
d’impositions pour trois ans. Ce fut à l’occasion de cette course
des Huns qu’Euphémius, exilé à Euchaïtes, se
sauva de ce lieu, et alla mourir à Ancyre. Son successeur Macédonius,
exilé dans cette même ville, comme nous le dirons dans la suite, se retira
pour lors à Gangres, où peu de temps après il finit
aussi ses jours. On soupçonna l’empereur de les avoir fait périr l’un et
l’autre.
La défaite de Sabinien irritait Anastase. II différa cependant
sa vengeance pendant trois ans, jusqu’à ce qu’il vît les troupes de Théodoric
occupées contre les Francs. Alors il envoya sur les côtes d’Italie une
flotte de deux cents voiles commandée par Romain, comte des
domestiques, et par Rustique, capitaine de la garde. Huit mille soldats
débarquèrent en Calabre, ravagèrent tout le pays jusqu’à Tarente, qu’ils
attaquèrent inutilement. Après cette expédition, plus convenable à
des pirates qu’à des Romains, ils repassèrent la mer. Théodoric, pour
mettre hors d’insulte les côtes de la mer Adriatique, employa le reste de
cette année et le commencement de la suivante à faire construire mille bâtiments
légers, également propres à la guerre et au transport; et il leur donna ordre
de se rendre le treizième d’août dans le port de Ravenne. Ces précautions
arrêtèrent l’empereur qui se préparait à une nouvelle descente.
Mais, pour piquer la jalousie de Théodoric, en relevant son
rival, il affecta de combler d’honneurs Clovis, seul capable de balancer la
puissance du roi d’Italie. Il lui envoya le brevet de consul, avec le manteau
consulaire. Il lui fit encore présent d’une tunique de pourpre, et d’une
couronne d’or enrichie de pierreries. C’était un consulat honoraire, et
quelques critiques pensent même qu’il ne faut entendre ici que le titre de
patrice, dont les empereurs prétendaient honorer les rois étrangers, et
que Grégoire de Tours aura confondu avec le consulat. Quoi qu’il en soit, ces
honneurs ne prouvent en aucune manière que Clovis reconnut la
souveraineté des empereurs; mais seulement qu’Anastase cherchait à
s’attacher ce conquérant pour tenir en échec Théodoric. Le roi des Francs reçut
ces présents à Tours, dans l’église de Saint-Martin, avec beaucoup de
solennité, et prit dans la suite le titre de consul et celui d’Auguste. Ces
noms étaient agréables à ses nouveaux sujets, qui avoient été si longtemps
soumis à l’empire. Il envoya la couronne à Rome pour être placée dans la
basilique de Saint-Pierre, non pas comme un hommage qu’il faisait de
sa puissance au pape, ainsi que l’ont ridiculement avancé des auteurs
ultramontains, mais comme un témoignage de sa dévotion pour le prince des
apôtres. Quelques-uns reculent de deux ans le consulat de Clovis. Ce qui
rend cette date incertaine, c’est que ces consulats honoraires ne sont
point marqués dans les fastes; ce n’était qu’un titre sans fonction, qui
n’était point notifié aux sujets de l’empire.
Les incendies faisaient beaucoup de ravage à Constantinople.
Il y en eut deux considérables dans les deux années 509 et 510. Le second fut
si violent qu’une statue de bronze, dans la place du Stratège, se trouva fondue
en partie. Anastase fit mettre à sec et nettoyer le port de Julien, que les
amas de vase avaient presque comblé. Apion, qui avait rendu de si bons services
à l’empire pendant le siège d’Amide, encourut la disgrâce de l’empereur,
et fut ordonné malgré lui évêque de Nicée. On regarda dans la suite cette
ordination comme nulle. Justin, étant parvenu à l’empire, et ayant
rappelé ceux qu’Anastase avait injustement exilés, fit revenir Apion à la
cour; et, connaissant sa capacité et sa droiture, il le nomma préfet du
prétoire. Le perfide Constantin avait été fait prêtre; l’empereur,
qui renversait toute la discipline ecclésiastique, ne le crut pas
encore assez enchaîné par la prêtrise: pour l’exclure plus irrévocablement
de tout emploi civil ou militaire, et comme pour aggraver sa punition, il
le fit sacrer évêque de Laodicée. Justin, dès son arrivée à l’empire, chassa
de cette église cet indigne prélat, qui, conservant toujours son caractère
de traître, s’était vendu aux sectateurs d’Eutychès.
Pendant l’année 512 le ciel parut souvent embrasé du côté
du nord: c’étaient sans doute des aurores boréales. On marque en cette année
une éclipse de soleil le 29 de janvier. Mais un événement plus intéressant pour
l’empire, ce fut l’établissement des Hérules fugitifs sur les terres des
Romains. Pour expliquer à quelle occasion l’empereur leur donna un asile, je
suivrai le récit de Procope, préférablement à celui de Paul diacre,
qui, selon sa coutume, débite ici beaucoup de fables. Les Hérules,
qui étaient demeurés en Germanie, avoient acquis une grande puissance dans
cette vaste contrée. Ils avoient vaincu et rendus tributaires les Lombards
et tous les peuples voisins. Enfin, faute d’ennemis, ils furent obligés de
poser les armes. Mais ils ne purent longtemps supporter le repos, qui leur
semblait une sorte de léthargie. Au bout de trois ans, la nation éclata en
murmures, et bientôt en invectives contre son roi, nommé Rodolphe. Les
rois des Hérules n’en avoient guère que le nom: ils étaient absolus dans
la guerre, mais très-peu respectés dans la paix; il fallait qu’ils
reçussent à leur table tous ceux qui voulaient manger avec eux, et
qu’ils essuyassent les emportements de leur ivresse. Un prince à
table n’était plus qu’un convive, qu’on pouvait insulter impunément. C’était
là que les Hérules outrageaient Rodolphe. Ce n’était, à les entendre,
qu’un lâche, un efféminé, qui laissait abâtardir leur courage.
Rodolphe, piqué au vif de ces reproches, résolut de faire la
guerre sans avoir d’ennemis. La nation des Hérules n’était pas assez
civilisée pour se ménager ces prétextes que les nations polies ont
toujours sous la main pour justifier une guerre injuste. Ils avoient la
bonne foi d’être ouvertement déraisonnables. Rodolphe n’avait aucun sujet
de se plaindre des Lombards, qui remplissaient fidèlement les
conditions du traité. Toutefois il se prépara à les aller attaquer dans
leur pays. Les Lombards, informés de ces dispositions, lui firent demander
humblement pour quelle raison il voulait leur faire la guerre : «Si l’on peut,
disaient-ils, nous convaincre d'avoir soustrait quelque portion du tribut
que nous devons payer, nous sommes prêts à satisfaire avec usure: si le
tribut vous semble trop léger, nous consentirons à l'augmenter». Rodolphe
ne répondit que par des menaces, et marcha vers la frontière. Une seconde
députation ne fut pas mieux écoutée. Enfin, pour la troisième fois, ils
dirent au roi des Hérules que, «puisqu'il venait les attaquer
sans aucun prétexte, ils allaient a regret prendre les armes pour se
défendre; qu'ils s’en rapportaient au jugement de Dieu, qui peut donner a
la plus légère vapeur assez de force pour abattre toute la puissance des
hommes; que sa justice déciderait de la victoire». Ces paroles
n’excitèrent que la risée. Les deux armées se rangent en bataille. Les
Hérules, fiers de leurs succès passés et de la supériorité de leurs
forces, marchent aux ennemis avec mépris: ils sont enfoncés, taillés en
pièces; leur roi est tué; il n’en échappe à l’épée des vainqueurs
qu’un très petit nombre.
Une si grande perte les mit hors d’état de se maintenir
en possession du pays dont ils s’étaient emparés. Ils l’abandonnèrent; et,
traînant avec eux leurs femmes et leurs enfants, après s’être arrêtés
quelque temps dans la contrée qu’avoient habitée les Ruges,
comme ils n’y trouvaient qu’une solitude inculte, pressés par la
faim, ils s’approchèrent des Gépides. Ceux-ci les souffrirent d’abord
dans leur voisinage; ils les reçurent même sur leurs terres. Mais, bientôt
la compassion se tournant en mépris, cés hôtes barbares devinrent des
maîtres cruels, et leur firent éprouver les traitements les plus
inhumains, enlevant leurs troupeaux, abusant de leurs femmes, et aggravant
leur infortune par les outrages. Les Hérules, aussi impatiens dans
l’esclavage qu’ils avoient été insolents dans la prospérité, passèrent
le Danube, et cherchèrent un refuge sur les frontières des Romains. Ils y
trouvèrent de l’humanité; mais il fallait que ce peuple féroce fût accablé, ou
qu’il accablât les autres. Dès qu’ils eurent commencé à respirer, ils
revinrent à leur insolence naturelle. Pour arrêter leurs excès, Anastase
fut obligé d’envoyer contre eux une armée. Les Romains les défirent, et en
tuèrent un grand nombre. Ils pouvaient détruire la nation entière;
mais ceux qui avoient échappé au carnage vinrent se jeter aux pieds
des généraux, demandant grâce, et promettant de servir désormais
fidèlement l’empire. Anastase en eut pitié: il leur accorda la vie et un
territoire près du Danube. Ils ne tinrent pas parole, et jamais ils
ne furent d’aucun secours aux Romains. Nous verrons, sous le règne de
Justinien, des traits de leur perfidie.
La sécheresse et les sauterelles désolaient la Palestine.
Ces fléaux en produisirent deux autres, la famine et la peste; ce qui dura
pendant cinq années, jusqu’à la fin du règne d’Anastase. L’empereur, informé du
malheureux état de cette province, la déchargea des impôts. Mais, par le
conseil de ses ministres, il en rejeta le fardeau sur les provinces voisines.
Elles n’étaient guère moins misérables. Le fameux solitaire saint Sabas
se trouvait à Constantinople pour les affaires de l’Eglise. Il courut
implorer la justice de l’empereur, et lui représenta si vivement la misère des
peuples, qu’Anastase en fut touché, et paraissait disposé à porter
lui-même la perte des impositions qu’il remettait à la
Palestine. Mais Marin, son principal ministre, homme dur
et impitoyable, fit échouer ce bon dessein, en disant que ceux qui trouvaient
ces impôts trop onéreux étaient autant de nestoriens. Ce nom seul faisait
horreur au faible Anastase, infatué des erreurs d’Eutychès.
L’imputation de nestorianisme était pour les méchants un moyen sûr de
noircir dans son esprit la vertu même. Dès lors il ne voulut plus entendre
parler d’adoucissement. Sabas menaça Marin de la justice divine. Le ministre
n’en tint compte; mais, peu de temps après, le peuple, indigné de la
violence avec laquelle son zèle politique faisait triompher le parti
d’Eutychès, se souleva, pilla ses biens, brûla sa maison, et lui aurait
ôté la vie, s’il ne se fût dérobé par la fuite à la fureur des séditieux.
On commença pour lors à violer les plus saintes maximes
de la morale chrétienne pour soutenir la foi catholique; on vit un faux
zèle combattre l’hérésie par la rébellion: premier exemple de ces guerres
criminelles où une orthodoxie meurtrière consacre ses fureurs à la religion qui
la désavoue, et prétend défendre la cause de Dieu en se révoltant contre
Dieu même, dont les princes, quoique impies et hérétiques, sont les lieutenants
dans la sphère des choses temporelles. L’Eglise, née sous le glaive des
persécutions, avait appris, dès le berceau, à demeurer soumise aux
puissances légitimes qui s’efforçaient de la détruire. Pendant la tyrannie de
l’arianisme, sous le règne sanguinaire de l’idolâtrie renaissante, elle avait
respecté l’autorité de Constance, de Julien et de Valens. Elle venait de
souffrir sans murmure les caprices de Zénon. Mais
l’ignorance, effaçant peu à peu les maximes de l’Evangile, Vitalien trouva soixante mille hommes disposés à
croire sur sa parole qu’ils dévoient en conscience prendre les armes contre
un prince qui favorisait l’erreur. Pour développer les causes de cette guerre,
il est à propos de mettre sous les yeux du lecteur la conduite qu’avait
jusqu’alors tenue Anastase au sujet de la religion.
Après l’injuste déposition d’Euphémius, Macédonius avait
été placé sur le siège de Constantinople. Quoiqu’il fût attaché à la doctrine
de l’Eglise, et qu’il fit profession de respecter le concile de Chalcédoine, il
avait souscrit l’hénotique de Zénon, n’y voyant rien qui blessât
directement la foi catholique. Cette molle complaisance ne put lui sauver la
disgrâce du prince. C’était entre ses mains qu’Euphémius avait déposé la protestation
par laquelle Anastase, avant que de recevoir le diadème s’était engagé à
maintenir les décisions du concile. Dès que Macédonius fut patriarche,
l’empereur lui redemanda cet acte, qu’il démentait par sa
conduite. Ce prince alléguait pour prétexte qu’un écrit de
cette nature déshonorait la majesté impériale. Le refus constant du prélat
piqua vivement l’empereur, qui n’avait apparemment consenti à l’élévation
de Macédonius que dans l’espérance de retirer plus aisément de ses
mains une pièce si importante. Cependant Anastase dissimula sa haine
pendant quelque temps. Il parut même savoir gré au patriarche des
démarches qu’il faisait pour réunir les esprits; mais il ne se rapprochait pas
lui-même de la communion du Saint-Siège. En vain le pape Anastase II,
successeur de Gélase, le pressait de se réconcilier avec l’église romaine, en
abandonnant l’hénotique de Zénon, et en condamnant la mémoire
d’Acace. Symmaque, qui avait succédé au pape Anastase, ne fut pas
plus heureux: l’empereur ne répondit à ses lettres que par des reproches;
et, pour témoigner le mépris qu’il faisait de ses remontrances, il envoya
dans les villes de l’Orient des ordres sévères contre les orthodoxes qui refusaient
de communiquer avec les sectateurs d’Eutychès. Il empêcha Macédonius d’adresser
au pape une lettre synodique pour marque de communion; et Pallade, patriarche
d’Antioche, étant mort, il fit nommer Flavien, qu’il croyait favorable à
l’hérésie; mais il y fut trompé.
La guerre de Perse suspendit pour quelque temps les mauvais
desseins d’Anastase. Dès qu’elle fut terminée, il ne s’occupa plus que de celle
qu’il faisait à l’Église. Bien différent de Théodoric, qui, tout arien qu’il était,
protégeait les catholiques, et savait tellement contenir une secte
naturellement impérieuse, qu’aucune dispute de religion ne troubla la paix de
ses états, Anastase entreprenait de forcer les consciences; il attisait le feu
de la division en mettant en place des esprits turbulents; et ce prince,
qui ne pensait que d’après ses ministres et ses favoris, prétendait à
force de mauvais traitements contraindre les autres hommes à penser
d’après lui. Comme il joignait les erreurs de Manès à celles d’Eutychès,
il fit peindre dans la chapelle de son palais quelques-unes de ces figures
bizarres et monstrueuses qu’on voit encore aujourd’hui sur les pierres
nommées abraxas, et qui ne sont que des allégories
extravagantes inventées par les gnostiques, et renouvelées par les
manichéens. Ces peintures soulevèrent le peuple, accoutumé à ne voir dans
les églises que des images édifiantes. Tout était en trouble à
Constantinople. Les hérétiques, fiers de la faveur du prince, insultaient
les catholiques dans leurs assemblées: les catholiques se défendaient
avec animosité. Les empereurs avoient jusqu’alors assisté à l’office
de l’église et aux processions publiques sans autres gardes que leur
majesté même soutenue du respect qu’inspire la religion. Anastase, craignant
pour sa personne, se fit escorter par le préfet, à la tête de
ses gardes; et cette précaution, qui révolta d’abord les esprits, passa en
coutume, et fut observée par ses successeurs. Pour accroître encore l’agitation
et le tumulte, il fit venir à Constantinople Xénaïas le manichéen, que Pierre le Foulon avait fait évêque d’Hiéraple,
et qui soulevait toute la Syrie contre le patriarche Flavien. L’empereur
comptait beaucoup sur l’audace de ce furieux. Mais son arrivée révolta
tellement le clergé, les moines et le peuple entier, qu’on fut obligé, peu
de jours après, de le faire secrètement évader. Il n’était
pas difficile à l’empereur de trouver des prélats courtisans; mais il
lui fut impossible de faire plier Macédonius. Il résolut de s’en défaire.
On suborna pour l’assassiner un scélérat nommé Acholius,
qui manqua son coup, et fut découvert. Le patriarche, loin de poursuivre la
vengeance de ce crime, prit le criminel sous sa protection, et se chargea
de le faire subsister à ses dépens.
Cet héroïsme évangélique ne toucha point l’empereur. Il
continua de chercher les moyens de perdre Macédonius. Il avoit entrepris d’anéantir le concile de Chalcédoine. Flavien d’Antioche déguisait
ses sentiments par une lâche complaisance; Jean Nicéote,
patriarche d’Alexandrie, prélat violent et séditieux, était hautement déclaré
pour l’hérésie; il promettait même a l’empereur deux mille livres d’or, s’il venait
à bout de faire généralement condamner le concile. Anastase ne trouvait de
résistance ouverte que de la part de Macédonius. Pour lui en marquer son
ressentiment, il ôta le droit d’asile à son église, et le transféra aux
églises des hérétiques. Mais ce qui fortifia le parti d’Eutychès, fut l’arrivée
des moines de Syrie, qui vinrent à Constantinople à dessein d’en chasser le
patriarche. Ils avoient pour chef un moine audacieux et turbulent,
nommé Sévère, qui fit un grand rôle dans ces troubles. Il était de Sozopolis en Pisidie, et avait exercé à Béryte la
profession d’avocat: païen de naissance il le fut toujours dans le cœur,
et n’embrassa en apparence la religion chrétienne que pour éviter le
châtiment qu’il avait mérité par ses crimes; il se fit moine, et fut chassé du
monastère à cause de son opiniâtreté à défendre les erreurs d’Eutychès.
S’étant retiré à Alexandrie, il devint secrétaire de Pierre Mongus,
et troubla toute la ville, semant la division entre les hérétiques mêmes; ce
qui produisit de sanglantes querelles. Enfin les magistrats voulant
faire arrêter ce perturbateur, il prit la fuite, et se rendit à
Constantinople à la tête de deux cents moines animés comme lui d’un zèle
furieux et meurtrier. L’empereur les reçut avec joie, comme un renfort propre
à servir ses desseins. Mais peu de jours après on vit arriver de Palestine
un essaim de moines orthodoxes aussi nombreux, qui venaient pour combattre
le parti de Sévère, et pour secourir Macédonius: si le patriarche eût été
aussi violent que ses ennemis, Constantinople serait devenue le théâtre
d’une guerre civile.
Les esprits s’aigrissaient de plus en plus. Les schismatiques,
au milieu de l’office divin, mêlaient aux prières de l’Eglise des paroles qui renfermaient
le venin de leur hérésie; et les catholiques, irrités, voulant leur
imposer silence, éclataient en injures, et s’échappaient à
des violences qui augmentaient le tumulte. Enfin le peuple, indigné
des affronts dont on accablait le patriarche, s’assembla en foule autour
du palais. Tout retentissait d’invectives atroces contre l’empereur; on
l’appelait manichéen, tyran indigne de régner. Anastase, effrayé, fit
fermer les portes, et donna ordre de lui tenir un vaisseau prêt pour le
transporter en Asie. Il avait juré la veille qu’il ne verrait plus
Macédonius. Dans l’épouvante où il était, il le manda, et le prélat vint au
palais au travers dés applaudissements du peuple et des soldats mêmes,
qui l’encourageaient et le comblaient de bénédictions. Il parla avec fermeté à
l’empereur, lui reprochant d’être ennemi de l’Eglise; le prince, abattu par
la crainte, feignit d’être touché de ses reproches, et promit de rétablir
la paix. Ce n’était pas son intention; peu de temps après, il mit entre
les mains du patriarche une profession de foi captieuse et insuffisante, à
laquelle Macédonius se laissa tromper; ce qui jeta l’alarme parmi les
catholiques; et le prélat fut obligé de se justifier publiquement en protestant
de son attachement au concile de Chalcédoine. Ce concile était le fléau
des partisans d’Eutychès et de Dioscore.
Anastase voulut se saisir des actes originaux déposés dans le trésor de
l’église de Constantinople. Céler, maître des
offices, alla les demander de la part de l’empereur; et comme, sur le
refus du prélat, il menaçait de les enlever de force, Macédonius, après
avoir enveloppé ce sacré dépôt, le scella de son sceau, et le plaça sur
l’autel, le mettant ainsi sous la garde de Dieu même. Céler n’osa y porter la main; mais l’eunuque Calépodius,
économe de l’église, les enleva la nuit suivante, et les porta à
l’empereur, qui les mit en pièces et les jeta au feu. Croyant avoir
détruit ce monument redoutable à l’hérésie, il ne songea plus qu’à se
défaire de Macédonius. Deux imposteurs subornés accusèrent le prélat de
crimes infâmes. Ce fut en vain que l’accusé confondit la calomnie en
prouvant qu’il était eunuque. Le peuple, le sénat, l’impératrice Ariadne, s’intéressaient vivement pour le patriarche,
à cause de la pureté de sa foi, et de la sainteté de ses mœurs. Mais
nulle considération ne put arrêter Anastase. Comme il craignait la sédition, il
le fit enlever pendant la nuit, et conduire à Euchaïtes,
où était son prédécesseur Euphémius.
Timothée, trésorier de l’église, fut placé le lendemain
sur le siège de Constantinople. C’était un prêtre décrié pour ses
débauches, qui lui avoient même attiré des surnoms infâmes, mais d’un
caractère très propre à s’élever dans des temps de trouble. Sans foi comme
sans honneur, tantôt il admettait, tantôt il rejetait le concile de
Chalcédoine, et niait hardiment, selon ses intérêts présents, qu’il eût
jamais fait l’un ou l’autre. La plupart des ecclésiastiques orthodoxes ou
prirent la fuite, ou furent jetés dans les prisons. On fit le procès à
Macédonius déjà exilé; il fut condamné sans être entendu, par les évêques
courtisans, tout à la fois accusateurs, témoins et juges. Plusieurs
prélats de l’Orient, la meilleure partie du clergé, des moines et du peuple de
Constantinople, lui demeurèrent attachés. Timothée en fit reléguer un
grand nombre dans l’Oasis. Ce patriarche impie et cruel attroupa des
paysans brutaux, et, s’étant mis à leur tête, il força les monastères qui lui
étaient opposés, renversa les autels, fit fondre les vases sacrés,
et massacra les moines. Mais ni sa tyrannie, ni la faveur que le prince prêtait
à ses violences, ne purent intimider les personnes les plus vertueuses de la
cour. Julienne, femme d’Olybre, refusa constamment de le reconnaître, malgré
ses artifices, soutenus des plus vives sollicitations de l’empereur.
Pompée, neveu d’Anastase, aima mieux encourir la disgrâce de son oncle que
de trahir la cause d’un prélat qu’il respectait. On s’empressait d’envoyer
à Macédonius des soulagements qui surpassaient ses besoins. A la cour
d’Anastase, le patriarche exilé conservait plus d’amis que n’en avait
l’empereur. Quelque temps après , Macédonius ayant été obligé, par une
incursion des barbares, de quitter Euchaïtes pour se retirer à Gangres, comme il était près
de mourir, il chargea un de ses clercs de dire à l’empereur «qu’il allait
l’attendre devant le tribunal du juge des souverains de la terre». Macédonius respectait
l’église romaine. Pour terminer les disputes, il avait demandé
plusieurs fois à l’empereur un concile général, auquel
présidât l’évêque de Rome. Néanmoins il mourut hors de la communion
des papes, parce qu’il ne voulut jamais effacer des diptyques le nom
d’Acace. On ne laisse pas de le compter parmi les saints.
Après la mort de ce patriarche, l’empereur croyait ne
plus trouver d’obstacle au triomphe de la doctrine d’Eutychès. Ce prince
ignorant se piquait à la fois de théologie et de bel esprit. Il entreprit de
réformer les saints Evangiles, disant qu’ils avoient été composés par des
gens sans lettres. Ebloui des sophismes de l’hérésie, il n’écoutait que
Timothée et les théologiens du parti, dont l’ardeur téméraire l’exposait sans
cesse à de nouveaux dangers. Le ministre Marin, et Platon, préfet de
Constantinople, allèrent par son ordre à la grande église un jour de
dimanche, et, montant à la tribune, ils entonnèrent une formule hérétique
qui blessait les oreilles des orthodoxes. Ceux-ci les interrompirent, et furent
chargés en même temps par une troupe de soldats qui en tuèrent plusieurs
dans l’église même, et en traînèrent quelques autres dans les prisons, où on
les laissa mourir de faim et de misère. Les mêmes excès se renouvelèrent
peu de jours après dans l’église de Saint-Thomas, et il y eut encore
plus de sang répandu. Le lendemain, jour de procession solennelle, les
catholiques, aigris par les cruautés qu’on venait d’exercer contre eux, se
rendent en foule dans le Cirque; et tandis que les ecclésiastiques, les enfants
et les femmes y chantent des prières conformes à l’ancienne liturgie; les
autres se dispersent dans la ville, massacrent les moines que Sévère avait
amenés, et, de concert avec les soldats, portent au milieu du
Cirque toutes les enseignes militaires, comme pour établir en ce lieu
le camp de la religion. La psalmodie se change en clameurs séditieuses; on
charge de malédiction Anastase : les uns demandent pour empereur Aréobinde, les autres Vitalien.
On abat les statues du prince. Céler et Patrice
se présentent pour apaiser le peuple: une grêle de pierres les met en
fuite. On pille la maison de Marin, on la brûle ainsi que celle de Platon.
On trouva dans la première un moine chéri de l’empereur; après
qu’on l’eut égorgé, on promena sa tête au bout d’une pique, en criant:
«Voilà l'ennemi de la Trinité.» On poignarda une religieuse, parce qu’elle
était en crédit auprès du prince. Ces deux cadavres, liés ensemble, furent
traînés par les rues et réduits en cendres. Marin et Platon auraient éprouvé
les mêmes effets de la rage populaire, s’ils eussent été découverts. On cherchait Aréobinde pour le proclamer empereur; mais ce sage
officier avait passé le Bosphore dès le commencement du tumulte.
Après toutes ces violences, la multitude, teinte de sang,
se rassemble dans le Cirque; ils se rangent en procession et marchent au
palais, portant des croix et le livre des Evangiles, et chantant les
prières catholiques. Ils les interrompent bientôt pour demander à grands cris
qu’on leur livre Marin et Platon, auteurs de tous ces maux: ils vont,
disent-ils, les faire dévorer par les bêtes. Heureusement l’empereur, pour se dérober
à cette fougue impétueuse, s’était allé cacher dans le faubourg de Blaquernes,
où sa femme Ariadne l’accablait de reproches. La
révolte dura trois jours, pendant lesquels le Cirque offrait le spectacle
d’une dévotion rebelle et fanatique, des croix et des enseignes, des
litanies et des cris séditieux. Enfin, la fureur se ralentissant peu à peu,
Anastase hasarda de se montrer au peuple sans aucune marque de sa dignité,
dans une contenance humble et suppliante. Il fit crier par un héraut qu’il
était prêt à déposer le diadème. Dès qu’il parut sur les degrés du Cirque,
il se fit un grand silence; alors, élevant sa voix: «Si vous
ne pouvez, dit-il, voir la couronne sur ma tête, ce n’est pas sans
doute que vous prétendiez vivre sans empereur : choisissez-en un autre. Fasse
le ciel qu’il soit plus heureux! du moins n’aura-t-il pas un plus sincère
désir que vous le soyez vous-mêmes.» Ces paroles entrecoupées de sanglots
touchèrent le peuple: ceux qui auparavant ne parlaient que de le mettre en
pièces versent des larmes avec lui, et le prient de reprendre le diadème.
Il leur proteste de son côté avec serment, qu’il ne les troublera plus ni
dans leur culte ni dans leurs dogmes. Toute cette multitude se sépara
satisfaite de ces promesses, qu’Anastase ne pouvait accomplir tant
qu’il aurait un ministre tel que Marin, et des directeurs
de conscience tels que Sévère, Timothée et Jean d’Alexandrie. Les jours suivants
furent employés à la recherche des chefs de la sédition. On en fit mourir
un grand nombre; le peuple, qui avait secondé leur rage avec tant de
chaleur, assista froidement à leur supplice, et n’en remporta qu’une
impression de terreur.
Il ne tint pas à Sévère qu’une scène si affreuse ne se
renouvelât dans la ville d’Antioche. Le patriarche Flavien avait usé d’artifice
pour sauver sa foi sans s’attirer la persécution. Sa politique fut
inutile. Le furieux Sévère, qui voulait dominer en Syrie, où il avait autrefois
essuyé des affronts bien mérités, persuada au prince que Flavien était un
ennemi caché. Il arma contre le prélat la même espèce de soldats qu’il avait
employés à Constantinople contre Macédonius. On vit arriver à Antioche Xénaïas, suivi d’une foule de moines schismatiques, qui menaçaient
Flavien des dernières violences, s’il ne prononçait anathème contre le
concile et contre la lettre du pape Léon. D’autres moines, zélés pour
Flavien et pour la doctrine catholique, accoururent aussi dans le dessein
de s’opposer aux ennemis du prélat. La ville fut bientôt embrasée du feu
d’une guerre civile. On tua, on jeta dans l’Oronte un grand nombre
de schismatiques. Il fut aisé à Sévère de faire passer Flavien pour
auteur de la sédition. L’empereur envoya ordre de le chasser, et de le
conduire à Pétra en Arabie, et avec lui plusieurs évêques, des
ecclésiastiques et des moines, qui sortirent de la ville chargés de fers.
Sévère fut installé en sa place, et devint le tyran de l’église de Syrie.
Il y eut cependant des évêques qui refusèrent d’accepter ces lettres
synodiques; et il s’en trouva deux assez hardis pour lui faire signifier
une sentence d’excommunication, C’était Côme d’Epiphanée,
et Sévérien d’Aréthuse. Un diacre, déguisé en femme, mit la sentence entre
les mains de Sévère, et s’échappa au travers de la foule avant que le
nouveau patriarche pût savoir ce qu’on lui présentait. Anastase, informé
de cette hardiesse, ordonna au gouverneur de Phénicie, nommé Asiaticus, de
chasser de leurs sièges Côme et Sévérien. Mais cet officier lui
ayant mandé que ces deux prélats avoient beaucoup de partisans, et que,
pour exécuter ses ordres, il faudrait tirer l’épée, Anastase lui récrivit
de n’en rien faire; et ce fut alors qu’il leur dit cette parole mémorable,
qui lui ferait grand honneur, s’il y eût été plus fidèle, mais qui devenait
ridicule dans sa bouche: «Je croirais payer trop cher le succès de
l’affaire la plus importante, s'il en coûtait à mes sujets une goutte de sang.»
Sévère, en possession du siège d’Antioche, voulut faire
des conquêtes au parti d’Eutychès jusque chez les barbares. Cabade, roi de
Perse, d’abord persécuteur du christianisme , après avoir versé beaucoup
de sang, avait enfin reconnu que les vrais chrétiens sont les
plus fidèles sujets des princes même qui suivent une autre croyance.
Il avait donné dans ses états liberté de religion. Alamondare,
le plus puissant des rois sarrasins sujets de la Perse, s’était fait
instruire des principes du christianisme; et, ayant trouvé cette religion plus
raisonnable que celle de ses pères, il avait reçu le baptême.
Sévère se fit un point d’honneur de gagner à sa secte un guerrier dont le
nom faisait trembler la Syrie et la Phénicie. Il lui envoya deux évêques pour
lui inspirer les erreurs d’Eutychès, dont la principale consistait à
ne reconnaître en Jésus-Christ qu’une seule nature; la nature divine, à
laquelle dévoient s’attribuer la naissance, les souffrances et la mort du
fils de Dieu. Le Sarrasin, après les avoir écoutés, leur promit de se
décider le lendemain. Pendant la seconde entrevue, un de ses officiers
étant venu lui dire un mot à l’oreille, il feignit de tomber tout à coup
dans une profonde tristesse : et comme les prélats lui en demandaient
respectueusement la cause : «Hélas! leur dit-il, j’apprends que
l’archange Michel vient de mourir.» Les prélats lui représentant
pour le consoler, qu’on le trompait, et qu’un ange était immortel de sa
nature: «Et quoi! leur répliqua-t-il, vous voulez bien me persuader que la
nature divine a subi la mort!» Cette brusque réfutation, appuyée d'un
regard et d’un ton militaire, déconcerta les deux convertisseurs. Ils
prirent sur-le-champ congé d’un prince aussi expéditif dans les discussions
théologiques que dans ses incursions guerrières.
Le parti d’Eutychès reçut à Jérusalem un autre affront,
qui lui fut beaucoup plus sensible. L’empereur s’efforçait depuis longtemps de
gagner Elie, patriarche de cette ville. Irrité de sa résistance, il avait
enfin résolu de le chasser de son siège; mais le saint solitaire Sabas,
étant allé à Constantinople, avait trouvé moyen d’apaiser le prince. En vain
Sévère, devenu patriarche d’Antioche, essaya de surmonter la constance d’Elie. Le
voyant aussi peu touché de ses menaces que de ses raisons, il eut recours
à l’autorité impériale, et fit venir des soldats pour chasser Elie de
Jérusalem. Sabas, à la tête de ses moines, força les soldats d’abandonner
la ville. Anastase donna ordre à Olympius, duc de Palestine, de s’y
transporter avec ses troupes. Elie céda à la violence, et les
schismatiques mirent en sa place un nommé Jean. Sabas revient avec ses moines;
il agit si puissamment sur l’esprit du nouvel évêque, qu’il le détache du
parti de Sévère. L’empereur en est bientôt informé. Un de ses courtisans, nommé
aussi Anastase, saisit cette occasion pour se faire donner le commandement
en Palestine; il s’engage à payer à l’empereur trois cents livres d’or,
s’il ne vient pas à bout de faire rentrer Jean dans la communion de
Sévère. Il ne convenait pas à la majesté impériale d’accepter de pareilles
offres; mais l’empereur aimait l’argent, et c’était un moyen de
vendre cette place en paraissant la donner. Il révoque donc Olympius; et
le nouveau commandant, arrivé à Jérusalem, commence par se saisir de la
personne de Jean qu’il met en prison, en lui protestant qu’il
n’en sortira qu’après avoir signé sa réunion avec Sévère. Le patriarche
feint de céder à la persécution; il promet au duc d’anathématiser
publiquement le concile de Chalcédoine, pourvu qu’on le mette en liberté. Deux
jours après, le duc s’étant rendu à l’église pour être témoin de
l’exécution de cette promesse, est fort surpris d’entendre Jean prononcer
anathème contre les adversaires du concile. Les moines assemblés en grand
nombre à la suite de Sabas et de l’abbé Théodose, et soutenus de tout le
peuple, font craindre une sédition pareille à celle de Constantinople.
Anastase se retire couvert de confusion. A cette nouvelle, l’empereur se disposait
à exiler Jean, Sabas et Théodose. Les deux abbés lui écrivirent une
lettre que nous avons encore, dans laquelle ils se plaignent de l’abus que
les hérétiques font de son autorité; ils le supplient d’arrêter les violences;
et, sans ménager Sévère, qu’ils représentent comme le fléau de la religion,
ils protestent qu’ils ont résolu de perdre la vie, plutôt que de trahir la
foi. Anastase, occupé pour lors de la guerre contre Vitalien,
perdit de vue les affaires de la Palestine.
Tel était l’état de l’église d’Orient lorsque Vitalien, fils de Patriciole et
petit-fils d’Aspar, emporté par zèle aveugle qui, dans les siècles postérieurs,
a causé tant de maux, entreprit de défendre la religion par les armes. Il avait
gagné le cœur des catholiques, en déclamant sans cesse contre la persécution
qui leur était suscitée. L’exil de tant d’évêques, et surtout de Macédonius
et de Flavien, fut en apparence la principale cause de sa révolte; il demandait
que ces prélats fussent rétablis dans leur siège. Quoiqu’on ait prétendu
justifier ses intentions, on peut cependant soupçonner sans témérité que
la religion n’était qu’un voile dont il couvrait son ambition; elle n’a jamais
eu de plus noble emploi auprès des chefs de parti; et Vitalien devait être tenté de profiter de l’affection que le peuple avait
fait paraître pour lui dans la sédition de Constantinople en le
demandant pour empereur au lieu d’Anastase. Les habitants de la Thrace, de
la Mœsie et de la petite Scythie, l’invitaient depuis
longtemps à se déclarer défenseur de la foi; ils accoururent avec joie sous ses
enseignes. Deux corps nombreux de Huns et de Bulgares, attirés par l’amour
du pillage, se joignirent à lui; en trois jours il assembla soixante mille
hommes. C’était un guerrier d’une capacité médiocre; mais il eut affaire à
des généraux encore moins habiles; et si l’on excepte les Bulgares et les
Huns, dont la férocité naturelle aiguisait le courage, ses troupes étaient
animées par le fanatisme. Il les équipa d’abord, et les fit subsister
aux dépens d’Anastase. Un convoi considérable de vivres, d’argent,
d’armes et de toutes sortes de munitions, que l’empereur envoyait aux
armées de Thrace et d’Illyrie, tomba entre ses mains, et lui fut d’un
grand secours.
Il marcha vers Constantinople en ravageant tout le pays.
Hypace, neveu de l’empereur, vint au-devant de lui à la tête de
soixante-cinq mille hommes. Cette armée fut mise en déroute. Hypace fut
pris, chargé de chaînes, et enfermé par dérision dans une cage
de fer, qu’on portait à la suite des troupes victorieuses: Vitalien força la longue muraille , et vint camper à
l’Hebdome. De là il étendit ses quartiers dans l’espace
de sept milles, jusqu’à la Porte dorée, près du golfe de Céras, de sorte
que son armée bordait toute la base du triangle qu’occupe le terrain de
Constantinople entre la Propontide et le golfe. Il y demeura huit
jours, pendant lesquels Anastase ne cessa de lui faire porter par
Théodore des paroles qu’il n’avait pas dessein de tenir, quoiqu’il les
confirmât par les serments. Vitalien s’y laissa
tromper, et reprit la route de Mœsie.
A peine fut-il éloigné, qu’il
apprit qu’Anastase, ayant rallié ses troupes, avait mis Cyrille à leur tête. Le
nouveau général alla chercher Vitalien au fond de
la Thrace. Il y eut une bataille sanglante, dont le succès fut
douteux. Mais Cyrille ayant eu depuis l’avantage en plusieurs rencontres, Vitalien se retira vers le mont Hæmus;
et Cyrille, croyant la campagne finie, alla se reposer à Odessus. Plongé dans les plus infâmes débauches, il ne songeait
qu’à se divertir, lorsque Vitalien, après avoir
corrompu par argent les soldats qui gardaient les portes, se rapprocha pendant
la nuit, entra dans la ville avec un détachement de ses troupes, surprit
et égorgea Cyrille, qu’il trouva couché entre deux femmes perdues. Les
soldats de Cyrille se donnèrent à lui; il s’empara d’Odessus et d’Anchiale, fit des courses dans toute la
Thrace, et jeta de nouveau l’alarme dans Constantinople.
Les murmures du peuple qui favorisait Vitalien intimidèrent Anastase. Il feignit de vouloir pacifier les troubles de
l’Eglise. Le pape Hormisdas venait de succéder à Symmaque; l’empereur lui
écrivit une lettre datée du 28 de décembre 514, pour l’inviter à se
trouver à un concile général qui se tiendrait à Héraclée, et dont il fixait
l’ouverture au premier de juillet de l’année suivante. On y devait
terminer les contestations qui divisaient l’Eglise, et juger la cause des
évêques dépossédés. Ayant appris que Vitalien avait,
de son côté, député au pape, il écrivit encore à Hormisdas le 12
de janvier suivant pour lui demander sa médiation; et il lui envoya
fin des patrices, qu’il chargea aussi d’une lettre pour le sénat. Il priait
cette compagnie d’engager le pape à procurer la tranquillité de l’Eglise
et de l’empire. Ce prince artificieux semblait désirer ardemment la paix,
qu’il troublait lui-même par son attachement opiniâtre à l’hérésie.
Vitalien,
informé des démarches d’Anastase, le connaissait trop pour se fier à ces
avances trompeuses. Sans en attendre le succès, il se mit en campagne dès
le mois de mars, portant la désolation sur son passage. Une flotte
qu’il avait équipée pendant l’hiver, et qui n’était composée que de
petites barques, accompagnait sa marche sur la gauche, le long du rivage
du Pont-Euxin et du Bosphore. Sa cavalerie vint insulter le faubourg
de Syques, ravageant les environs, brûlant les
villages, enlevant les habitants. Pour montrer le mépris qu’il faisait
des troupes d’Anastase, il se contentait de désarmer les soldats qu’il faisait
prisonniers, et les vendait ensuite une obole par tête. Il établit son camp
près de la baie de Sosthène sur le Bosphore, à deux lieues et
demie de Constantinople. Son dessein était de s’emparer de la ville
du côté de la mer, en forçant l’entrée du port.
Anastase avait fait venir d’Athènes le philosophe
Proclus; ce n’est point le fameux platonicien dont il nous reste encore
plusieurs ouvrages; il ne vivait plus alors, étant mort vers 485. Celui
dont il s’agit était un physicien de même nom, auquel les Grecs
attribuent en cette occasion des opérations merveilleuses. Je
les rapporterai sans m’en rendre garant. Il rassura d’abord l’empereur,
qui avait perdu courage, et lui conseilla de rassembler tout ce qu’il avait
de troupes dans la ville et aux environs, de les embarquer, et de faire
attaquer Vitalien. S’adressant alors à Marin,
qui était présent: «Je vous mettrai entre les mains, lui dit-il, de
quoi anéantir la flotte ennemie.» Il se fit en même temps apporter une
grande quantité de soufre vif; et après l’avoir préparé et divisé en
menues parcelles: «Vous n’aurez pas besoin d’autre secours, ajouta-t-il,
livrez le combat après le lever du soleil, et vous verrez réduire en
cendres tous les vaisseaux où vos flèches porteront quelque partie de
cette matière.» Marin, qui n’était pas homme de guerre, pria l’empereur de
le faire accompagner de quelqu’un des généraux. Anastase manda Patrice le
Phrygien, et Jean, qui n’est désigné que par la qualité de fils de
Valériane. Il leur donna ordre de faire embarquer ce qu’on avait assemblé
de soldats, et d’aller chercher la flotte ennemie. Mais ces deux
officiers, se jetant aux pieds de l’empereur, le supplièrent de les
dispenser d’un emploi dont ils se reconnaissaient incapables. «Nous n’entendons
rien aux combats de mer, disaient-ils; nous aimons mieux nous avilir
nous-mêmes par cet aveu, que d’exposer par une présomption criminelle le
salut du prince et de l’empire.» Cette sincérité généreuse, qui au défaut
de la capacité, est la chose du monde la plus estimable, ne fit qu’irriter
l’empereur. Ce prince, qui pensait sans doute que la commission du
souverain donne le talent qu’elle exige, les chassa de sa présence
avec indignation, et chargea Marin seul de l’entreprise.
Le ministre, devenu général, rassembla dans le port tous
les vaisseaux et toutes les barques qui se trouvaient dispersés tant sur
le golfe de Géras que sur le Bosphore et sur les côtes de la Propontide.
Il les garnit de troupes, auxquelles il distribua cette matière
inflammable que lui avait donnée Proclus, et il leur enseigna la
manière d’en faire usage. Vitalien, de son côté,
fit embarquer les Huns et les Goths de son armée, et fit voile
vers Constantinople. Marin n’était pas encore sorti du golfe, en
sorte que les deux flottes se rencontrèrent entre, le faubourg de Syques et la ville. Le combat commença sur la
troisième heure du jour, et Marin fut heureux d’avoir affaire à un ennemi
si peu expérimenté. Dès que Vitalien vit ses
vaisseaux en feu, il prit la fuite, et regagna son camp. La plupart des barques
embrasées se firent échouer au rivage de Syques.
Les matelots et les soldats gagnèrent la terre; mais il n’en échappa
qu’un petit nombre. On passa tout le jour à poursuivre et à massacrer
ces malheureux. Vitalien décampa la
nuit suivante, et fit tant de diligence, que Marin perdit l’espérance
de l’atteindre le lendemain. Le vainqueur rentra dans la ville au milieu
des acclamations de ses flatteurs, glorieux lui-même d’une victoire qui ne
lui avait pas coûté plus de peine qu’une promenade sur le golfe. J’ignore
si cette invention de Proclus a quelque rapport au feu grégeois. Ce serait
la première fois qu’il paraitrait dans l’histoire. On ne commença d’en
faire usage que cent cinquante ans après, sous le règne de Constantin Pogonat. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il entrait
du soufre dans la composition du feu grégeois. Les auteurs grecs disent
qu’il n’était pas besoin de mettre le feu à la composition de Proclus, et que
le mouvement seul, joint à l’ardeur des rayons du soleil, suffisait pour
l’enflammer.
Selon Zonare, ce fut par le
moyen de miroirs ardents que la flotte de Vitalien fut embrasée. Proclus en avait fait faire d’airain, et les avait suspendus
aux murailles de Constantinople, vis-à-vis de la flotte ennemie. Ils
opérèrent le même effet que ceux d’Archimède avoient autrefois produit sur la
flotte romaine devant Syracuse, si l’on veut en croire des auteurs
postérieurs à Archimède de quatre cents ans; car les plus anciens et les
plus graves historiens n’en parlent pas. Il serait aussi très possible que
ces prétendues inventions de Proclus fussent controuvées par les historiens
grecs du moyen âge, passionnés pour le merveilleux; disposition très voisine
du mensonge. Cet événement n’est rapporté que par Zonaras et par Maléla. Ils ajoutent qu’après ce service important, Proclus
demanda la permission de retourner à son école d’Athènes; qu’il refusa
quatre cents livres d’or que l’empereur lui offrait pour récompense, et
qu’il mourut peu de temps après.
Anchiale, sur
la côte du Pont-Euxin, entre Mésembre et Apollonie, était la place d’armes de Vitalien.
S’y étant retiré après la perte de sa flotte, il y faisait de nouveaux
préparatifs. L’empereur, encore effrayé du péril qu’il venait de courir,
résolut d’apaiser ce zélateur à quelque prix que ce fût. Il lui fit porter
par des sénateurs des propositions d’accommodement. Vitalien demandait le rappel des évêques, et un concile général, auquel le pape présiderait,
pour y réformer tout ce qu’on avait fait contre l’intérêt de l’Eglise
catholique. Pour la sûreté de ces conditions il ne se contentait
pas du serment de l’empereur, il exigeait encore celui du sénat
entier, des magistrats et des principaux d’entre le peuple. Anastase, que
cette défiance déshonorait, consentit à tout. Le traité fut conclu. Vitalien fut comblé de présents et déclaré général des
troupes de la Thrace, qu’il avait ravagée. Hypace était détenu dans un
château de la Mœsie. Pendant le cours de la
guerre, Vitalien avait refusé de l’échanger
contre un de ses lieutenants, nommé Uranius,
quoiqu’on lui offrît de retour onze cents livres d’or. La paix étant faite
sans qu’Anastase , qui craignait les incidents, eût rien stipulé en faveur
de son neveu, Secondin, père d’Hypace, obtint
par ses prières et par ses larmes la liberté de son fils, pour
la rançon duquel Vitalien se contenta de
quatre-vingt-dix livres d’or. Il alla lui-même le tirer de sa prison, et
le renvoya à son oncle. Ainsi se termina cette guerre entreprise contre
l’esprit du christianisme, sous prétexte de défendre la catholicité. Elle
ne fut utile qu’au chef, qui fit acheter la paix. La religion, loin d’y
rien gagner, perdit le mérite de la soumission et de la patience chrétienne.
Des que la paix fut conclue, Anastase chercha les moyens
d’en éluder les conditions. Il avait témoigné au Pape Hormisdas un grand désir
d’apaiser les troubles de l’Eglise, et convoqué un concile à Héraclée. Le Pape lui
envoya cinq légats chargés d’une réponse, dans laquelle, après avoir loué le
dessein de l’empereur, il lui mandait qu’il était prêt à se rendre lui-même à
Constantinople, si le prince était vraiment résolu de réparer les maux passés,
d’anathématiser les hérétiques, de recevoir le concile de Chalcédoine, et de
condamner Acace. L’instruction que le pape donna à ses légats est un
chef-d’œuvre de politique chrétienne: toutes leurs démarches y sont compassées,
toutes leurs paroles y sont pesées avec une extrême sagesse. Théodoric se
joignit au pape; et ce prince arien, mais généreux, voulut bien contribuer
au rétablissement de la concorde dans l’Eglise catholique. Il envoya le préfet
de Rome, nommé Agapit, pour y exhorter Anastase.
Le sénat romain chargea aussi les légats d’une lettre dans laquelle il reconnaissait
la souveraineté de l’empereur. J’en ai parlé dans l’histoire du règne de Zénon.
Cette compagnie rendait témoignage du zèle dont le saint pontife était
animé pour la réunion. L’envoyé de Théodoric fut le seul qui ne perdit pas
son temps auprès d’Anastase: il n’obtint rien pour la paix de l’Église ;
mais il conclut un traité par lequel ce prince renonçait à toute
entreprise sur l’Italie. Le voyage des légats fut entièrement inutile.
L’empereur, guidé par les conseils du patriarche Timothée, ne cherchait
qu’à regagner le peuple de Constantinople. Il y réussit en paraissant
consentir à tout, excepté à la condamnation d’Acace, dont la mémoire était
chère au peuple. On lui sut bon gré de son attachement à l’honneur de ce
prélat. On blâmait, au contraire, l’inflexibilité du pape et de ses
légats. Le prince les amusa de belles paroles: il les retint jusqu’à l’été
suivant, en les traitant toujours avec honneur; et, pour marquer davantage
la sincérité de ses sentiments, il les fit accompagner à leur retour
par Théopompe, comte des domestiques, et par Sévérien, conseiller d’état.
Ces deux députés portaient au pape, de la part de l’empereur, une
profession de foi très orthodoxe; mais ils demandaient en même
temps que, pour éviter le scandale, la mémoire d’Acace fût épargnée.
Cette demande était jetée exprès pour rompre la négociation. Aussi le Pape,
convaincu de la duplicité d’Anastase, renvoya les députés sans rien conclure.
Une seconde légation du Pape n’eut pas un plus heureux
succès. Anastase, après avoir en vain tenté de corrompre les légats, les
congédia, avec défense d’entrer dans aucune ville. Ayant appris qu’ils avoient
répandu des protestations dans les provinces, il rompit ouvertement avec
le Pape; et comme on lui représentait que, par cette conduite, il violait
le serment qu’il avait fait à Vitalien, ce fut à
cette occasion qu’il répondit que les maximes d’état dispensaient un
prince de tenir sa parole, fût-elle confirmée par un
serment. Pour achever de gagner le peuple de Constantinople, il fonda un revenu
de soixante-dix livres d’or, qui dévoient être employées aux frais des enterrements,
en sorte qu’il n’en coûtât rien aux particuliers. Croyant alors pouvoir lever
le masque sans aucun danger, il congédia deux cents évêques, qui s’étaient
déjà rendus à Héraclée pour le concile. Il fit venir à Constantinople les
principaux évêques catholiques d’Illyrie. Les mauvais traitements qu’ils y
reçurent révoltèrent leurs collègues, qui, au nombre de quarante, renoncèrent à
la communion de Dorothée, évêque de Thessalonique, leur métropolitain, et
s’unirent au Pape. Les violences recommencèrent de toutes parts. Sévère,
patriarche d’Antioche, suivi d'une troupe de scélérats, attaqua
un grand nombre de moines de Syrie qui étaient en chemin pour se
rendre à un monastère où ils dévoient délibérer sur l’état de l’Eglise. On
en tua trois cent cinquante; on en blessa plusieurs; on les poursuivit
jusque dans les églises où ils se refugiaient. En vain ceux qui
échappèrent de ce carnage portèrent leurs plaintes à l’empereur, ils en furent
rebutés avec mépris. Ils s’adressèrent au Pape, qui ne put leur envoyer
que des consolations. C’est ainsi que ce prince, qui se vantait d’épargner
le sang des catholiques , le prodiguait en effet par la liberté qu’il
donnait de le verser impunément.
Ariadne mourut au milieu de ces troubles. Quoique cette Princesse fût déréglée dans ses
mœurs, elle demeura toujours attachée à la doctrine catholique, dont elle avait
reçu les instructions dans le palais de l’empereur Léon son père. Souvent elle
avait traversé les mauvais desseins des deux princes qu’elle épousa
successivement. Elle était secondée dans ses bonnes intentions par Magna, sœur
d’Anastase, par son neveu Pompée, et par Anastasie, femme de ce dernier.
Mais l’affection pour le parti d’Èutychès l’emportait
dans le cœur du prince sur celle qu’il avait pour sa famille. Ariadne, qui avait épousé Zénon en 468 devait avoir
environ soixante-cinq ans lorsqu’elle mourut en 515. Cette même année la
ville de Rhodes fut renversée par un tremblement de terre. C’était, depuis
sa fondation , la troisième fois qu’elle éprouvait ce malheur. Pour la
relever de ses ruines, Anastase fit distribuer une somme d’argent à ce qui
restait d’habitants.
Depuis longtemps les rois des Bourguignons se faisaient
honneur des titres de dignité qu’ils recevaient des empereurs. Gondiac avait porté celui de maître de la milice. Ses
quatre fils avoient hérité de ce titre. Gondebaud, qui resta le dernier, étant
mort en 516, son fils Sigismond députa un de ses officiers à l’empereur
pour lui notifier son avènement à la couronne, et lui demander sa
bienveillance. Théodoric, qui avait alors quelque sujet de querelle avec
Sigismond, quoique ce prince fût son gendre, refusa le passage au
député. Anastase prévint le nouveau roi; il lui confirma les dignités
qu’il lui avait déjà conférées du vivant de son père, et en ajouta de
nouvelles. Sigismond, dans ses lettres, se déclare officier de l’empereur;
il parle même comme sujet de l’empire: on lui donne les qualités
de patrice et de comte des largesses.
Anastase n’avait accordé à Vitalien le commandement des troupes de Thrace que pour satisfaire le peuple de Constantinople,
qui chérissait ce général. Lorsqu’il crut l’affection publique refroidie, il
lui ôta cette charge pour la donner à Rufin. Vitalien n’en murmura pas, et parut embrasser volontiers le repos d’une vie privée.
On rapporte à ce même temps une leçon hardie qu’un évêque fit à
l’empereur. Anastase croyait être grand théologien, et les flatteries du
parti nourrissaient en lui cette ridicule présomption. Il entendit parler
d’un évêque catholique, nommé Eniande, comme
d’un homme invincible dans la dispute. Il le fit venir, et se mit en
devoir de le convaincre, ajoutant à ses raisons des promesses qu’il savait par
expérience être encore plus persuasives. Eniande,
après l’avoir écouté, lui dit avec courage : «Prince, ce n’est pas votre
majesté que je viens d’entendre, c’est Eutychès, Dioscore et Sévère. Il n’est pas besoin dé leur répondre : ils ont été cent fois
confondus. Cette pourpre impériale dont vous êtes revêtu donne ici de la
force à vos paroles; mais vous ne la porterez pas au tribunal du souverain
juge : votre foi y paraîtra toute nue. Vous l’avez laissé corrompre par
l’imposture; instruisez-vous: songez que vous êtes empereur, et non pas
évêque. Votre fonction est d’écouter et de protéger l’Eglise que Jésus-Christ a
rachetée par son sang; c’est le répandre de nouveau que de la persécuter». L’empereur,
confus, tâcha découvrir son embarras par une affectation de douceur. Il
offrit au prélat une somme d’argent considérable. Eniande,
quoique fort pauvre, se retira sans vouloir rien accepter.
Le peuple d’Alexandrie n’était occupé, depuis Dioscore, que de disputes de religion. Le parti d’Eutychès dominait
dans la ville; les successeurs de Pierre Mongus
étaient toujours mis à la tête, et les magistrats, dévoués aux volontés
du prince, le soutenaient avec chaleur. Les catholiques n’en montraient
pas moins à défendre la vérité; et l’esprit de mutinerie, naturel aux
Alexandrins aigrissait les contestations. Cette animosité mutuelle éclata
l’an 517, au sujet de la mort du patriarche Jean Nicéote.
Les magistrats, par ordre d’Anastase, placèrent sur le siège épiscopal Dioscore, cousin de Timothée Elure.
Une ordination si peu régulière révolta les habitants de la campagne: ils
accoururent en grand nombre, criant qu’on foulait aux pieds les saints
canons; qu’ils ne pouvaient reconnaître pour patriarche qu’un homme élu
dans la ville par les évêques d’Egypte. Pour apaiser ces clameurs, Dioscore se fit élire et ordonner de nouveau par le clergé
d’Alexandrie. Théodose, préfet d’Egypte, fils du patrice Calliopius,
et Acace, commandant des troupes, assistaient à cette cérémonie. Le préfet,
voulant haranguer l’assemblée, débuta par un éloge de l’empereur. Aussitôt une
foule de peuple l’interrompt; on l’accable d’injures; les plus audacieux
montent à la tribune où il était, se saisissent de son fils, qui était
assis auprès lui, le jettent en bas, et le massacrent. Acace, à la tête
des soldats, dissipe les séditieux, arrête les plus mutins, et les fait punir
de mort. L’empereur, informé de ce désordre, se préparait à châtier
sévèrement toute la ville. Dioscore, s’étant
transporté à Constantinople, se fit un mérite d’apaiser sa colère. Mais
bientôt le peuple, aigri par le châtiment, s’en vengea sur Théodose même.
L’huile manqua dans la ville: c’était alors une des nécessités de la vie,
parce que l’huile était d’un grand usage pour les bains. La fureur se
rallume; Théodose est massacré, et cette sédition se termina comme la première,
par la mort des plus coupables.
Les troubles de l’empire attiraient les barbares. Une nuée
de peuples inconnus passa le Danube, défit près d’Andrinople Pompée, neveu de
l’empereur, ravagea la Macédoine, et pénétra dans la Thessalie, d’un côté jusqu’aux
Thermopyles, de l’autre jusqu’aux frontières de l’Epire. Comme ils traînaient
à leur suite une multitude de prisonniers, Anastase envoya mille livres
d’or à Jean, préfet d’Illyrie, pour les racheter. Mais, cette somme
ne suffisant pas, les barbares en retinrent un grand nombre, qui ne
revirent jamais leur patrie; ils en égorgèrent plusieurs à la vue des
villes qui refusaient de leur ouvrir leurs portes. Timothée, patriarche
de Constantinople, étant mort, eut pour successeur Jean le
Cappadocien. Quoique syncelle de Timothée, Jean était catholique dans le
cœur; mais l’empereur ne permit son élévation qu’après l’avoir obligé de
souscrire la condamnation du concile de Chalcédoine. Anastase, consul
cette année avec Agapit, ne doit pas être confondu
avec l’empereur. Il en était le petit-neveu, fils dé Pompée. On conserve encore
deux diptyques de son consulat, l’un à Bourges, l’autre à Liège. Agapit est ce préfet de Rome que Théodoric avait
envoyé à Constantinople.
La Dardanie, qui faisait partie
de l’Illyrie, s’étendant depuis la Mœsie supérieure
jusqu’au mont Hæmus , venait de voir ses campagnes
désolées par les barbares. Ses places, qui avoient servi de retraite aux habitants, furent
détruites l’année suivante par un tremblement de terre, le plus
épouvantable dont l’histoire fasse mention. De vingt-quatre, tant villes que
bourgades ou forteresses, deux furent entièrement abîmées, et les autres
ruinées en grande partie; Scupes, capitale de
la province, fut détruite tout entière: il n’y périt personne, parce
qu’elle était abandonnée dès l’année précédente. La terre s’ouvrit, et il en
sortit des étincelles et des flammes comme d’une fournaise ardente.
Ce goufre, large de douze pieds, et d’une
immense profondeur, s’étendait l’espace de dix lieues. Sur toute
cette lisière, les montagnes se fendirent, les rochers, les arbres des
forêts, les édifices, furent engloutis dans cet abîme, qui ne se referma
qu’après plusieurs jours.
L’empereur, âgé de quatre-vingt-sept ans accomplis, avait
conservé sa santé et sa force. Il s’occupait alors à enfermer d’une enceinte Mélitine, capitale de la petite Arménie. Cette ville,
voisine de l’Euphrate, s’était, ainsi que plusieurs autres, formée d’un
camp romain. Auguste avait placé en ce poste une légion pour
garder la frontière de Cappadoce. Trajan y fit bâtir. Ce lieu
se peupla peu à peu, et devint enfin la principale habitation de la
contrée, qu’on nommait alors l'Arménie mineure. Mais la ville n’avait point
encore de murailles. Anastase entreprit cet ouvrage, qui fut interrompu
par sa mort, mais achevé dans la suite par Justinien.
Une conspiration vraie ou supposée causa la mort de plusieurs officiels du
palais. On conjecture que ce n’était qu’un prétexte pour perdre ceux qu’on sa
voit être les plus attachés à la doctrine catholique. Justin et Justinien
furent accusés, mis en prison, et coururent un grand risque; mais ils
trouvèrent les moyens de se justifier, et furent élargis.
La Providence les réservait pour réparer les maux qu’Anastase
avait causés à l’empire et à l’Eglise. Ce prince, après un règne de vingt-sept
ans et près de trois mois, mourut le 1er de juillet. Sa mort est
diversement racontée. Quelques historiens disent simplement qu’il mourut de
maladie. D’autres ajoutent que, par punition divine, il tomba en démence
quelque temps avant sa mort. Mais cet accident n’aurait rien de miraculeux dans
un vieillard presque nonagénaire. Selon d’autres, on lui avait prédit qu’il serait
tue par le tonnerre. Pour éviter ce malheur, on avait construit, par ses
ordres, une voûte souterraine qu’il croyait impénétrable; et l’on avait
conduit des canaux de la citerne du palais dans tous les appartements pour
éteindre l’incendie. Un grand orage étant survenu, mêlé d’éclairs et de
tonnerres effrayants, le prince, abandonné de ses officiers, fut tué d’un coup
de foudre comme il cherchait à gagner sa retraite. Ses obsèques ne furent
remarquables que par les insultes du peuple. Il fut inhumé sans aucun appareil
auprès de sa femme Ariadne, qui lui avait donné l’empire,
pour lequel il n’était pas né, et dont il aurait été l’opprobre, s’il
n’eut aboli le chrysargyre. Cette seule action demande grâce à la
postérité pour une grande partie de ses vices. Quelques auteurs lui
donnent quatre-vingt-dix années de vie: suivant l’opinion la
plus commune , il était dans sa quatre-vingt-huitième. Lorsque son
successeur eut rendu la paix à l’Eglise, son nom fut effacé des diptyques;
et le pape Nicolas Ier, écrivant à l’empereur Michel III, le
met au rang des persécuteurs de la foi avec Néron, Dioclétien et Constance.
On dit que, sous le règne d’Anastase, en creusant le terrain de l’église de
Saint-Ménas, dans la citadelle de
Constantinople, on découvrit une grande fosse qui renfermait quantité d’os
de géants, et que l’empereur les fit transporter dans le palais.