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LIBRAIRIE FRANÇAISE

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

 

 

CONSTANCE ET JULIEN

355-357

LIVRE NEUVIEME.

 

La guerre allumée dans le sein de l’Eglise jetait dans tout l’empire plus de trouble et de désordre que n’en avoient causé les fureurs de l’idolâtrie. Ceux qu’on cherchait à détruire étaient en plus grand nombre, et la cause n’était pas moins importante: le paganisme avait attaqué Dieu; la doctrine d’Arius attaquait le fils de Dieu, consubstantiel à son père; et la persécution, quoique moins sanglante, ne marchait pas avec moins de fracas et d’appareil. Athanase, plus brillant encore par les outrages dont on l’accablait que par l’éclat de ses vertus, avait l’honneur de voir sa cause unie avec celle de Jésus-Christ: on demandait à la fois aux fidèles de souscrire à la condamnation d’Athanase et d’entrer dans la communion des ariens. On n’entendit parler que de nouvelles ordonnances: on voyait courir de ville en ville des soldats, des greffiers, des officiers du palais portant des menaces pour les évêques et les magistrats, des sentences et des fers pour les peuples. Ils étaient accompagnés d’ecclésiastiques ariens qui leur servaient d’espions et de satellites. Partout on croit aux évêques: Signez, où sortez de vos églises. On les trainait à la cour: on les enfermait sans leur permettre de voir l’empereur; ils ne sortaient qu’après avoir signé, ou pour aller en exil. Constance s’efforçait de grossir la liste des souscripteurs, afin de donner de la considération à l’hérésie dont il était le chef, s’imaginant que ces noms multipliés étaient pour l’arianisme autant de titres de noblesse. Il espérait apparemment, dit saint Athanase, changer la vérité en changeant les hommes; mais, ajoute-t-il, quoiqu’il fût déshonorant aux évêques de succomber à la crainte, il l’était encore plus aux ariens d’employer la terreur : c’était une preuve de la faiblesse de leur doctrine; car ce n’est ni par les épées ni par les soldats qu’on prêche la vérité; elle ne connait d’autres armes que la persuasion.

Le fort de l’orage devait tomber sur l’église d’Alexandrie. Il fallait en faire sortir Athanase, et Constance se trouvait très embarrassé. Aussitôt après le concile de Milan il avait écrit a Maxime, gouverneur d’Egypte, d’ôter à l’évêque et de donner aux ariens tout le blé qui devait être distribué aux églises selon la fondation de Constantin, et de permettre à tout le monde d’insulter et de maltraiter ceux de la communion d’Athanase. Cependant il n’avait pas oublié le serment qu’il avait fait au saint évêque de ne plus le condamner sans l’entendre, et de le maintenir dans son siège malgré les rapports de ses ennemis. Il avait confirmé ce serment par plusieurs lettres. Il n’osait donc, de peur de se parjurer par écrit, signer l’ordre de le chasser de son église. Rien n’est plus inconséquent que l’injustice aveuglée par la passion. Il fit exécuter l’ordre sans l’écrire. Il envoie en Egypte deux de ses secrétaires, Diogène et Hilaire. Ceux-ci, s’étant fait accompagner des magistrats, vont trouver l’évêque , et lui signifient de sortir d’Alexandrie. Il demande à voir l’ordre de l’empereur; ils ne peuvent en produire aucun. Le peuple, informé de cette démarche, menace de courir aux armes. Les envoyés prennent le parti de se retirer, et de mander les légions d’Egypte et de Libye. Quelques jours après, le duc Syrien, étant arrivé à leur tête, presse le prélat d’aller à la cour. Athanase , fondé sur le serment et sur les lettres de Constance, refuse de partir sans un ordre exprès. Mais, pour parer aux suites fâcheuses que pourrait avoir son refus, il offre de se contenter d’un ordre signé de Syrien ou de Maxime. Ils n’en veulent signer aucun. Syrien , effrayé des clameurs du peuple, parait s’adoucir; il promet avec serment, en présence de plusieurs témoins, de ne plus troubler l’église d’Alexandrie, mais d’informer l’empereur, et d’en attendre de nouveaux ordres. Il donne cette promesse par écrit le dix-septième de janvier, Constance étant consul pour la huitième fois avec Julien: elle fut mise entre les mains de Maxime.

Cependant, la nuit d’avant le vendredi, neuvième de février, Syrien, à la tête de plus de cinq mille légionnaires armés de toutes pièces, l’épée nue et conduits par des ariens, vient à l’église de Théonas. Athanase y était en prière avec son peuple, selon la coutume, parce qu’on devait le lendemain célébrer le saint sacrifice, qu’on n’offrait pas alors tous les jours. Au son des trompettes et des autres instruments de guerre le peuple est saisi d’effroi. Mais Athanase, sans changer de couleur ni de contenance, fait entonner par un diacre le psaume cent trente-cinquième : Rendez gloire au Seigneur, parce qu’il est plein de bonté, et tout le peuple répondit, parce que sa miséricorde est éternelle. Pendant qu’on chantait ce psaume les soldats rompent les portes; ils se jettent dans l’église; ils font retentir leurs armes et briller leurs épées. Syrien ordonne de tirer; les flèches volent: aussitôt les cris des meurtriers, ceux des blessés et demeurants, les efforts des soldats pour entrer, des fidèles pour sortir au travers des lances et des épées, la rage dans les uns, la pâleur et l’épouvante dans les autres, tous pêle-mêle se précipitant, se foulant aux pieds, offrent de toutes parts un affreux désordre. Athanase restait assis sur son siège; il exhortait son clergé à la prière, et le duc animait ses soldats. En vain le peuple conjure à grands cris le saint évêque de sauver sa vie : alarmé pour son troupeau, mais intrépide pour lui-même, il leur ordonne de se retirer tous, et s’obstine à lester le dernier. Presque tous étaient sortis, lorsqu’une troupe de clercs et de moines l’entraîne malgré lui comme dans un flot, et, se serrant de toutes parts autour de lui, ils l’emportent tout froissé et à demi-mort au travers des soldats qui avoient investi le sanctuaire et l’église. Dieu aveugla ses ennemis, et le déroba comme par miracle à leur fureur. Qu’on se représente les violences par lesquelles Grégoire avait, quinze ans auparavant  signalé son arrivée : les meurtres, les profanations, le pillage des autels, les outrages faits aux vierges, les cruautés exercées sur les ecclésiastiques et sur les laïcs fidèles à leurs évêques, Alexandrie vit renouveler toutes ces horreurs. Cette église fut abandonnée à une troupe de scélérats, dont le duc Syrien était encore le plus traitable. Les autres étaient le duc Sébastien, manichéen; Cataphronius, nommé gouverneur d’Egypte à la place de Maxime; le comte Héraclius, Faustin, trésorier-général, qui n’était qu’un libertin et un bateleur, tous munis de commissions de l’empereur. Les évêques ariens enchérissaient encore sur la barbarie de ces officiers. Second, évêque de Ptolémaide, écrasa un prêtre à coups de pieds.

Les catholiques dressent un procès-verbal de ces excès, à dessein d’en instruire le prince. Syrien veut les forcer à supprimer cet acte. Plusieurs vont le conjurer de leur épargner cette nouvelle violence; il les fait chasser à coups de bâton. Il envoie à diverses reprises le bourreau de sa troupe et le prévôt de la ville pour enlever les armes qu’on avait trouvées dans l’église, et qu’on y avait suspendues comme un témoignage de ses attentats sacrilèges: mais les catholiques s’y opposent. Ils envoient à Constance une requête que saint Athanase nous a conservée; ils y exposent tout ce qu’ils ont souffert; ils font souvenir l’empereur de ses serments; ils protestent qu’ils sont prêts à mourir plutôt que d’accepter un autre évêque. Constance, sourd à leurs plaintes et à leurs demandes, autorise tout ce qui s’est passé: il ordonne de poursuivre Athanase. Le comte Héraclius menace de la part de l’empereur toute la ville de lui ôter le pain de distribution, les magistrats de les réduire en esclavage, les païens mêmes d’abattre leurs idoles, s’ils n’obéissent au prélat que le prince va envoyer. Les païens, pour sauver leurs dieux, signèrent tout ce qu’on voulut; et comme ils étaient encore en grand nombre dans Alexandrie, la liste de leurs noms combla de joie l’empereur, qu’on n’eut garde d’avertir que tous ces souscripteurs n’étaient que des idolâtres. Quelques jours après, Héraclius, Cataphronius et Faustin, jaloux sans doute des succès de Syrien, accoururent à la tête d’une bande de païens et de scélérats à l’église nommée la Césarée; ils étaient altérés de sang. Mais, comme le peuple était sorti, ils n’y trouvèrent qu’un petit nombre de femmes et de filles, qu’ils maltraitèrent. Voulant se signaler par quelques exploits, ils emportèrent tous les meubles de l’église, jusqu’à la table de l’autel, et les brûlèrent dans le parvis. Les païens jetaient de l’encens dans ce feu en invoquant leurs dieux, et s’écriaient : Vive l’empereur Constance qui est revenu à notre religion! vivent les ariens qui ont abjuré le christianisme!

Telles étaient les violences par lesquelles on préparait la voie au nouvel évêque. Il arriva enfin quelque temps avant Pâques. C’était encore un Cappadocien, nomme George, fils d’un Toulon, premièrement parasite, ensuite receveur public, enfin banqueroutier. Obligé de prendre la fuite, il erra de province en province, jusqu’à  ce que trente évêques ariens, assembles a Antioche avant le concile de Milan , jetèrent les yeux sur lui pour le mettre à la place d’Athanase. Ils le firent prêtre avant qu’il fût chrétien: on va jusqu’à croire qu’il ne le fut jamais; et ils l’ordonnèrent évêque d’Alexandrie. Il n’avait ni connaissance des lettres, ni politesse, ni même le masque de la piété; mais il ne manquait d’aucun des talents d’un cruel et violent persécuteur. L’argent des pauvres et celui des églises, qu’il fît passer dans la suite aux favoris et aux eunuques, couvrit tous ses vices, et lui tint lieu de mille vertus. Constance, né pour être trompé, lui prodiguait dans ses discours et dans ses lettres les titres les plus pompeux: il l’appelait un prélat au-dessus de toute louange, le plus parfait des docteurs, le guide le plus expert dans le chemin du ciel. Il ne pou voit trouver d’éloges assez emphatiques pour honorer ce méchant prélat, qui s’épargnait même la contrainte de l’hypocrisie.

Il entra dans Alexandrie au milieu d’une troupe de soldats commandés par le duc Sébastien. C’était l’arrivée d’un conquérant. Il prit cependant quelques jours de repos, et ne commença la guerre qu’après Pâques. Alors, au premier signal, les soldats de Sébastien se répandent dans la ville et aux environs; on pille les maisons, on ouvre jusqu’aux tombeaux pour chercher Athanase; on brûle les monastères. Les femmes ariennes, avec une fureur de bacchantes, faisaient mille outrages aux femmes catholiques. Tout retentissait de coups de fouets. Le duc lui-même avait horreur des cruautés dont il était le ministre: comme il avait fait fouetter plusieurs catholiques, les ariens, mécontents de l’exécution, qui leur avait paru trop ménagée, le menacèrent demander aux eunuques qu’il ne les servit qu’à regret; et cet esclave de cour, tremblant à cette menace, fit recommencer le supplice jusqu’à ce que les ariens fussent satisfaits. Quelques jours après, le duc, à la sollicitation de l’évêque, va, à la tête de trois mille soldats, se jeter sur le peuple assemblé hors de la ville, dans un cimetière, pour éviter la communion des ariens. Là se commirent tous les excès dont une soldatesque brutale est capable quand on lui sait gré de sa barbarie. On employa les chevalets, les flammes, les ongles de fer. Par un raffinement de cruauté on fit battre un grand nombre de vierges et d’autres personnes avec des branches de palmier armées de toutes leurs pointes. Plusieurs en moururent. On cachait les corps de ces martyrs; on ne les rendait que pour de grosses sommes d’argent; autrement on les faisait dévorer par des chiens. Ceux qui donnaient retraite aux catholiques étaient traités avec rigueur; c’était un crime de les soulager de quelques aumônes: les païens eux-mêmes détestaient ces inhumanités, et maudissaient les ariens, qu’ils regardaient comme des bourreaux.

Constance avait ordonné de chasser les évêques hors de leurs villes épiscopales; mais George ne se contentait pas de les arracher à leur troupeau: après les avoir fait meurtrir de coups, on les envoyait, les uns aux mines; c’était surtout à celles de Phœno en Arabie, où l’on mourait en peu de jours; les autres au fond des déserts: et, pour les faire périr par la fatigue du voyage, les évêques de la Thébaïde et ceux de la basse Egypte, se croisant les uns les autres, étaient traînés, les premiers aux déserts d’Ammon; les autres aux solitudes de la grande Oasis, contrées également affreuses, et que des plaines immenses de sables brûlants renvoient inhabitables. Ces prélats vénérables, courbés sous le poids de leurs fers, plusieurs même de leur vieillesse, évêques avant la naissance de l’hérésie, dont ils étaient les victimes, traversaient les déserts en chantant des hymnes, et ne plaignaient que leurs persécuteurs. Quelques-uns moururent en chemin, et honorèrent de leur sépulture ces solitudes arides, redoutées même des bêtes féroces. Pour remplacer les évêques bannis, George vendait les églises à des décurions ariens, qui achetaient ainsi l’exemption des charges civiles à des libertins, à des hommes flétris par leurs crimes, à des païens : il les y faisait établir à main armée.

Le nouveau prélat, autant pour racheter l’impunité de tant de crimes que pour satisfaire son avarice et celles des eunuques, qu’il fallait sans cesse désaltérer, se mit à faire le métier de partisan. Il prit la ferme du salpêtre, qu’on tirait tous les ans en grande abondance du lac Maréotis; il s’empara de toutes les salines et de tous les marais où croissait le papyrus. Autorisé par les magistrats, qui se vendaient à tous ses caprices, il s’avisa d’imposer un tribut sur les morts; il fit fabriquer un grand nombre de cercueils, dont on était forcé de se servir pour porter les corps à la sépulture, et il en tirait un droit. Oubliant sa dignité, qui n’inspire que des conseils de justice et de douceur, dit un auteur païen, il se chargeait de l’odieux personnage de délateur. II travaillait à la ruine de son peuple par les avis qu’il donnait à Constance: on dit qu’il voulut persuader à ce prince que l’empereur était propriétaire de toutes les maisons d’Alexandrie, et qu’en cette qualité il en devait retirer les revenus, parce qu’il avait succédé aux droits d’Alexandre le grand, qui avait fait bâtir la ville à ses dépens. La tyrannie, jointe à tant de bassesse, alluma contre lui une haine si furieuse, que le peuple l’attaqua dans l’église même, et l’aurait mis en pièces, s’il n’avait promptement pris la fuite. Il alla se réfugier à la cour. On chassa aussitôt de toutes les villes les évêques nouvellement intrus; mais le duc d’Egypte ne tarda pas à les rétablir. Bientôt on vit arriver à Alexandrie un secrétaire de l’empereur chargé de châtier les habitants. Il y en eut un grand nombre qui furent tourmentés et battus de verges. George revint peu de temps après, aussi détesté qu’auparavant, mais plus redouté.

Athanase était resté quelques jours caché dans Alexandrie avec tant de précaution, que les fidèles même ne connaissent pas le lieu de sa retraite. A l’arrivée de George, il s’enfuit dans les déserts. Peu de temps après, il retourna sur ses pas, dans le dessein d’aller trouver l’empereur. Il se fiait sur sa propre innocence, et ne pouvoir se persuader que le prince eût oublié ses promesses et ses serments. Mais il n’en fut que trop convaincu par la lecture de deux lettres de Constance. L’une était adressée aux habitants d’Alexandrie; il les exhortait à obéir à George, qu’il comblait de louanges; il menaçait de toute son indignation les partisans d’Athanase, dont il traçait le portrait le plus affreux. L’autre était écrite aux deux rois d’Ethiopie, Aïzan et Sazan : l’empereur leur ordonnait, comme à des vassaux, d’envoyer en Egypte Frumentius, ordonné évêque par Athanase, afin qu’il y vînt puiser la saine doctrine dans les instructions de George, et de mettre Athanase lui-même, s’il était dans leurs états, entre les mains des officiers romains. Athanase apprit en même temps qu’on gardait tous les passages, qu’on examinait tous ceux qui sortaient d’Alexandrie , qu’on visitait tous les vaisseaux. Il se retira donc dans les sables de l’Egypte, et il y resta jusqu’à la mort de Constance. D’abord il vécut avec les moines qui habitaient ces retraites; et ces hommes angéliques, consommés dans la pratique des plus sublimes vertus, trouvaient dans le nouvel anachorète un maître et un modèle. Athanase, au milieu de ces solitudes, recueillit un héritage plus précieux pour lui que tous les trésors d’Alexandrie: c’était une tunique de peaux de brebis que lui avait laissée saint Antoine, mort quelque temps auparavant, à l’âge de cent cinq ans. Les soldats poursuivirent le saint évêque jusque dans ces affreuses contrées. Pour épargner à ses hôtes les mauvais traitements et les massacres, il s’enfonça plus avant dans les déserts, où il ne recevait de secours que d’un chrétien fidèle, qui lui apportait, au hasard de sa vie, les aliments les plus nécessaires. Il se tint même longtemps enfermé dans une citerne sèche, dont il fut encore obligé de sortir, parce qu’on l’avait trahi. Ce héros de la foi, fuyant, poursuivi, abandonné, manquant de tout, excepté de la grâce divine, forgeait au fond de ces déserts des foudres qui allient frapper George et les ariens au milieu d'Alexandrie et, dans des alarmes continuelles, il trouva en lui-même, ou plutôt en Dieu qui le couvrit partout de ses ailes, assez de repos et de force pour composer une grande partie de ces ouvrages pleins d’onction, d’éloquence et de lumières, qui feront toujours l’instruction et l’admiration de l'Eglise.

Les ariens croyaient n’avoir rien fait tant qu’ils n’auraient pas dompté Osius, qu’on appelait le père des évêques et le chef des conciles. Constance le mande, l’exhorte, le prie: Osius déconcerte l’empereur par la force de ses paroles, et retourne à son église. Les ariens aigrissent le prince; il écrit, il caresse, il menace; Osius demeure ferme. Constance mande de nouveau ce vieillard, âgé de cent ans, et le retient en exil à Sirmium pendant une année entière. On tint dans la Gaule un concile à Béziers, où saint Hilaire de Poitiers confondît les ariens, et leur chef Saturnin d’Arles, qui présidait au concile. La plupart des évêques de Gaule se séparent de Saturnin et des ariens; mais ceux-ci mettent dans leur parti le César Julien, qui ne regardait que de loin ces orages de l’Eglise; et Constance, trompé par une fausse relation, exile Hilaire, et Rhodane, évêque de Toulouse: il les relègue en Phrygie; il fait meurtrir de coups les clercs de l’église de Toulouse; leur évêque meurt dans son exil. Ce fut, selon quelques auteurs, dans cet exil même que saint Hilaire composa contre Constance le livre dont nous avons parlé  quoiqu’il soit plus vraisemblable que cet ouvrage n’a été fait qu’après son retour, en 36o. Cet écrit a sans doute besoin d’excuse pour les traits injurieux qui sont lancés sans ménagement contre la personne de l’empereur; mais il renferme un témoignage précieux, qui fait honneur à ces saints évêques. Saint Hilaire y fait voir à Constance l’abus de la violence en fait de religion, par ces belles paroles: Dieu nous a enseigné à le connaître ; il ne nous y a pas contraints. Il a donné de l'autorité à ses préceptes en nous faisant admirer ses opérations divines: il ne veut point d’un consentement forcé. Si l'on employait la violence pour établir la vraie foi, la doctrine épiscopale s'élever oïl contre cet abus, elle s'écrierait : Dieu est le dieu de tous les hommes; il n'a pas besoin d'une obéissance sans liberté; il ne reçoit pas une profession que le cœur désavoue: il ne s'agit pas de le tromper, mais de le servir. Ce n'est pas pour lui, c'est pour nous que nous devons lui obéir. Tels étaient aussi les sentiments de saint Athanase. Tous ces illustres exilés essuyèrent les traitements les plus durs et les plus cruels. Le comte Joseph, à Scythopolis, fut le seul qui osa conserver de l’humanité à leur égard: il retira dans sa maison saint Eusèbe de Verceil, persécuté par l’évêque Patrophile.

L’hérésie, soutenue de la puissance souveraine, triomphait avec insolence. La nouvelle capitale ne fut pas exempte de troubles. Macédonius obtint de l’empereur et un édit qui ordonnait de chasser des villes les défenseurs de la consubstantialité, et d’abattre leurs églises. Armé de cet édit, le prélat impitoyable mit en œuvre les plus extrêmes rigueurs pour forcer les catholiques à communiquer avec les ariens. La persécution s’étendit sur les novatiens, attachés comme les catholiques à la foi du consubstantiel. Celte conformité de souffrances unissait leurs cœurs; elle aurait même réconcilié leurs esprits, sans la jalousie de quelques schismatiques qui s’y opposèrent. En exécution du nouvel édit, on abattit une église que les novatiens avoient à Constantinople. Ils s’assemblent aussitôt, hommes, femmes, enfants; et, sans résister à l’ordre de l’empereur, ils laissent démolir l’église: mais ils en recueillent les matériaux, les transportent au-delà du golfe, dans le quartier nommé Syques, et ils l’eurent rebâtie en ce lieu presqu’en aussi peu de temps qu’il en a voit fallu pour la détruire. Julien, leur ayant rendu dans la suite l’ancienne place, ils y reportèrent les mêmes matériaux, reconstruisirent l’église, et la nommèrent Anastasie, c’est-à-dire la résurrection. Macédonius poursuivit partout les novatiens. Ayant appris qu’ils étaient en grand nombre dans la Paphlagonie, et surtout à Mantinium, il y envoya, avec la permission de l’empereur, quatre cohortes de soldats pour les exterminer, ou les forcer à faire profession d’arianisme. Les habitants de Mantinium, échauffés d’un zèle plus ardent que conforme à l’Evangile, s’arment à la hâte de tout ce qui se présente sous leurs mains, marchent contre ces troupes, se battent en désespérés, perdent beaucoup de leurs gens, mais taillent en pièces presque tous les soldats. Ce malheureux succès indisposa l’empereur. Un autre événement acheva de l’irriter. L’église des Saints-Apôtres, où reposait le corps de Constantin, menaçait déjà ruine. Macédonius fit de sa propre autorité transporter le corps dans l’église de Saint-Acace. Le peuple se divisa en deux factions; les uns s’écriaient que c’était un sacrilège de remuer les cendres de leur fondateur; les autres prenaient le parti de l’évêque: la querelle devint meurtrière. Il y eut un furieux combat dans l’église même de Saint-Acace. Le portique et le parvis furent inondés de sang. L’empereur imputa ce massacre à Macédonius; il le taxa d’une témérité criminelle, pour avoir entrepris, sans sa permission, de déplacer le corps de son père. Ce prélat, brouillon et violent, voulut être hérésiarque: il s’accordait avec les sémi-ariens sur la ressemblance de substance entre le Père et le Fils, mais il niait la divinité du Saint-Esprit. Les sectateurs de cette nouvelle erreur furent appelés tantôt macédoniens, tantôt marathoniens, parce que Marathonius, évêque de Nicomédie, aida beaucoup à la naissance de cette hérésie, et la défendit avec chaleur. Cette secte, qui s’étendit parmi le peuple et jusque dans plusieurs monastères, n’eut cependant ni évêque ni église particulière jusqu’au règne d’Arcadius.

Pendant que l'empereur livrait l’Eglise en proie aux hérétiques, Julien travaillait à délivrer la Gaule des barbares qui la désolaient. L’entreprise paraissait au- dessus de ses forces: que pouvoit-on attendre d’un jeune prince sans expérience, étranger dans un camp, nourri dans l’ombre des écoles, obligé d’apprendre les exercices militaires dans le temps qu’il fallait livrer des batailles? Revêtu d’un nom sans pouvoir, il ne venait au secours de cette province qu’avec une poignée de soldats, dont les officiers étaient autant d’espions dévoués à l’empereur; il n’y trouvait que des troupes affaiblies par la désertion et par les défaites, abâtardies par l’habitude de se laisser vaincre, sans, émulation, sans discipline. Il semblait que Constance, toujours ombrageux, ne l’avait choisi que parce qu’il le croyait incapable; et ce prince, retenant d’une main ce qu’il paraissait lui donner de l’autre, avait pris des mesures pour lui dérober jusqu’à la gloire des hasards heureux, en lui attachant en apparence pour conseil, et en effet pour maître, le général Marcel, qui devait avoir tout l’honneur des succès, tandis qu’on ne laissait à Julien que la honte des échecs. Dans une situation si délicate, Julien sut forcer tous les obstacles qu’on mettait à sa réputation. Pendant l’hiver qu’il passa dans Vienne, il s’appliqua à connaitre ses soldats, sa province, ses ennemis; il puisa dans la profondeur de son génie toutes les ressources, de la science militaire; il s’affranchit de ses surveillants en les rendant inutiles; et, dès le printemps suivant, avant que d’avoir vu la guerre, il se trouva plus grand capitaine que ceux qu’on avait chargés de le conduire.

Son exemple, plus encore que sa vigilance, releva la discipline, et d’une armée tant de fois vaincue forma une armée invincible. La première loi qu’il s’imposa, fut celle de la tempérance. Persuadé que la vertu ne sait dresser qu’une table frugale, et que le corps ne se traite délicatement qu’aux dépens de l’esprit, il n’eut pas besoin de consulter les mémoires de Constance. Ce prince avait pris la peine de régler la table de Julien, comme celle d’un écolier qu’on enverrait aux études, dit Ammien; il avait marqué dans un écrit de sa propre main la qualité des mets qu’il voulait qu’on lui servît: Julien en retrancha tout ce qui sentait la bonne chère; il voulut être nourri comme les simples soldats. Sa sobriété lui permettait d’abréger le temps du sommeil; couché sur la terre nue ou sur une peau de bête, il se levait au milieu de la nuit. Apres avoir fait secrètement sa prière à Mercure, il travaillait aux dépêches, il visitait lui-même les sentinelles, et donnait le reste de la nuit à l’étude. La philosophie, l’éloquence, l’histoire, la poésie même, occupaient ses heures tranquilles. Entre les ouvrages qu’il composa dans la Gaule, les deux panégyriques de Constance sont des fruits de ses veilles. Il y soutint mal l’honneur de la philosophie, par la flatterie outrée que respirent ces deux discours. Il les démentit dans la suite, lorsqu’il put le faire impunément, par des invectives encore plus condamnables. Un ouvrage qui au roi t mieux mérité de passer à la postérité, ce sont ses propres mémoires, qu’il avait écrits à l’imitation de Jules César. Il employait le jour aux affaires de la guerre, ou à faire des règlements utiles pour l’armée et la province. Il se formait aux exercices, et il se raillait lui-même de bonne grâce sur son peu d’habileté. Pour s’endurcir contre les incommodités les plus sensibles, il supportait sans feu la rigueur des hivers de la Gaule.

Il passait l’été dans son camp, l’hiver sur son tribunal, toujours occupé à repousser les barbares ou à défendre les peuples, toujours armé contre les ennemis ou contre les vices. Attentif à veiller sur les officiers de son palais, il réprimait leur avidité naturelle. Il écoutait les plaintes, et se piquait de clémence dans les punitions: souvent il adoucissait la rigueur des sentences prononcées par les juges. Il servit les Gaulois autant par son équité que par ses victoires, en diminuant le poids des impositions, qui enlevaient à la province ce qui échappait aux barbares. Quand il entra dans la Gaule, chaque tête taillable payait vingt-cinq pièces d’or, qui faisaient environ trois onces et demie; quand il en sortit, ce tribut était réduit à sept pièces, toutes charges acquittées. Il avait pour maxime de ne point faire remise des restes qui étaient dus au fisc, comme les princes les plus désintéressés l’avoient pratiqué avant lui: sa raison était que les riches demeurent toujours seuls reliquataires, parce que la contrainte n’épargne pas les pauvres dès les premiers moments de l’imposition: cependant sa générosité dérogea quelquefois à cette loi. Un gouvernement si équitable ne pouvoir manquer de lui gagner le cœur des Gaulois: leurs biens, leurs personnes, tout était à lui; souvent ils le forcèrent d’accepter de grandes sommes d’argent. Ils lui obéissaient avec zèle : c’était, disoient ils tout d’une voix, un prince doux, accessible, plein de courage , de justice, de prudence, qui ne faisait la guerre que pour le bien des peuples, et qui savoir les faire jouir des avantages de la paix.

Ces belles qualités se trouvaient alliées à des travers, qui lui imprima pour toute sa vie une éducation trop sophistique. Non content d’aimer les lettres et les sciences, il se confondait lui-même avec les savants et les littérateurs. Faisant en public profession du christianisme, pour entretenir l’affection des peuples, il favorisait tantôt les ariens, tantôt les catholiques; et saint Hilaire, dans ses écrits contre Constance, l’appelle un prince religieux. Mais les rhéteurs, les platoniciens, les magiciens d’Athènes, confidents secrets de son attachement à l’idolâtrie, venaient en Gaule se mêler, autour de lui, aux braves officiers qu’il employait à la guerre. Julien se prêtait à tout; il gagnait des batailles, et faisait des vers en l'honneur de ces prétendus illustres qui accouraient de si loin pour admirer ses talents. Sa cour, bigarrée de manteaux de philosophes et de casaques militaires, offrait un spectacle aussi bizarre que le prince même : c’était à la fois un camp, une académie, une école de sophistes. Mais on n’y voyait point de danseurs, de farceurs, de joueurs d’instruments, ni de tous ces ministres de divertissements frivoles. La bizarrerie de Julien était austère; il n’avait aucun goût pour les plaisirs: ce n’était que le premier jour de l’année, et par coutume, qu’il permettait de jouer des comédies. Il n’assistait que rarement aux jeux du Cirque, encore n’y restait-il que quelques instants. Cette humeur grave et sévère sympathisait avec celle de Gaulois, qui ne connaissaient pas les théâtres, et qui prenaient la danse pour un accès de folie. Telle fut la conduite de Julien tant qu’il demeura dans l’Occident, et la dignité impériale n’y changea rien dans la suite.

La gloire de l’empire sembla passer avec lui dans la Gaule. Dès ce moment, le César fit le premier rôle dans les affaires, et cette province devint le théâtre le plus brillant de la valeur romaine. On y vit bientôt les villes relevées, les campagnes couvertes de trophées et de fertiles moissons, les barbares en fuite; partout la prospérité , la sûreté, l’abondance. Constance, si l’on en excepte son voyage de Rome, resta tristement enveloppé d’intrigues ténébreuses et de controverses de religion; et si les insultes des peuples voisins le firent quelquefois sortir de l’obscurité de sa cour, ce ne fut que pour des expéditions sans succès ou sans éclat. Tous les regards se tournèrent du côté de Julien.

Sa première campagne fut un glorieux apprentissage. C’était dans la Gaule un usage ancien, et qui subsista et longtemps après, que les armées ne se missent en mouvement que vers le solstice d’été. Julien était encore à Vienne lorsqu’il apprit que la ville d’Autun venait de courir le risque d’être prise et saccagée. Cette ville était grande; mais elle n’avait pour toute défense qu’une vieille muraille près de tomber en ruine. Les barbares, maîtres de tous les dehors, labouraient paisiblement le territoire; et les habitants, bloqués depuis plusieurs mois, n’attendaient que le moment de pouvoir se réfugier ailleurs. Le voisinage de Julien, dont la réputation commençait à éclore, leur inspira plus de hardiesse. L’un d’eux, voyant un barbare qui poussait sa charrue jusqu’au pied des murs, courut sur lui et l’enleva. Plusieurs autres en firent autant. Les ennemis irrités entreprennent d’escalader la ville à la faveur de la nuit. Au bruit qu’ils firent en plantant leurs échelles, un petit nombre de vétérans prennent les armes, pendant que les autres soldats tremblaient de peur; et, s’étant donné pour signal le nom de Julien, ils accourent à la muraille, tuent les uns, et précipitent les autres. Leurs camarades, enhardis par cet exemple, font une sortie, repoussent les barbares, et en massacrent un grand nombre. A cette nouvelle, Julien, malgré les conseils de quelques lâches courtisans, se met en campagne avec ce qu’il avait de troupes; il arrive à Autun le vingt-quatrième de juin, et, sans s’y arrêter, il poursuit les barbares qui se retiraient, résolu de les combattre à la première occasion.

De plusieurs routes qu’on lui proposait, il préféra la plus courte, quoiqu’elle fût la plus périlleuse, à cause des forêts qu’il fallait traverser; mais il entendit dire que Sylvain y avait passé l’année précédente, et il se faisait un point d’honneur de ne pas céder en courage à ce brave guerrier. Ne prenant avec lui que des troupes légères, il gagne promptement Auxerre. Les barbares campaient dans le voisinage; il les amusa quelque temps pour faire reposer sa troupe, et pour donner au reste de son armée le temps de le rejoindre. Les ennemis ayant pris la route de Troyes, il continue de les poursuivre; et, comme il était inférieur en nombre , il supplée à ce désavantage par la conduite, et montre déjà toute l’habileté d’un vieux capitaine. Toujours sur ses gardes, il faisait si bonne contenance, que les barbares, revenant sur lui de temps en temps, et le chargeant tantôt à droite, tantôt à gauche, ne purent jamais l’entamer. Il les prévenait avec ses troupes légères dans tous les postes avantageux qui se trouvaient sur la route, et leur disputait tous les passages. Après les avoir longtemps harcelés, comme ils doublaient le pas, et que ses troupes pesamment armées perdaient haleine, il fut obligé d’abandonner la poursuite. Ces petits avantages renvoient peu à peu le cœur aux soldats  et, pour exciter leur hardiesse par l’intérêt, il promit récompense à quiconque lui apporterait la tête d’un ennemi. Après une marche assez périlleuse, il vint à Troyes, où il était si peu attendu, qu’il eut peine à s’en faire ouvrir les portes: on prenait d’abord sa troupe pour un corps de barbares. Il ne s’y arrêta que pour donner quelque repos à ses soldats, et continua sa marche jusqu’à Reims, où il avait marqué le rendez-vous de toute l’armée. C’était Marcel qui la commandait à la place d’Ursicin, quoique celui-ci eût ordre de rester en Gaule jusqu’à la fin de la guerre.

Après divers avis, on se détermina à tourner vers Dieuse pour aller chercher les Allemands. L’armée marchait en bon ordre, lorsque les ennemis, qui connaissaient le pays, s’étant mis en embuscade dans un bois, et profitant d’un brouillard épais, vinrent la prendre en queue. Deux légions qui formaient l’arrière-garde allient être taillées en pièces, si elles n’eussent été promptement secourues par les troupes auxiliaires, qui repoussèrent les barbares. Ce fut pour Julien une leçon, qui a coûté bien plus cher à tant d’autres généraux; il apprit à redoubler de précautions, et à songer encore plus à la sûreté qu’à la diligence. Les ennemis étaient maîtres des villes qu’on nomme aujourd’hui Strasbourg, Brumat, Seltz, Saverne, Spire, Worms et Mayence; c’est-à-dire, qu’ils en habitaient les campagnes, car les Allemands regardaient les villes comme des tombeaux, et n’osaient s’y renfermer. Au moment que Julien entrait dans Brumat, les barbares vinrent lui présenter la bataille: il l’accepta. Déjà son armée, rangée en forme de croissant, commençait à les envelopper, lorsque les ennemis, voyant qu’ils avoient perdu dans le premier choc plusieurs de leurs gens, se retirèrent avec précipitation, et se sauvèrent dans les îles du Rhin.

Après leur retraite, Julien s’avança jusqu’à Cologne sans trouver de résistance. Il rétablit cette ville, ruinée depuis dix mois, et il y mit garnison. Un roi barbare vint l’y trouver pour lui faire des excuses et lui demander la paix: il n’obtint qu’une trêve pour peu de temps. Cette expédition rendit la liberté et l’abondance à une grande ville de ces quartiers-là, que de fréquentes attaques avoient réduite aux plus tristes extrémités de la famine. On ne sait si c’est Trêves ou Tongres.

Gundomade et Vadomaire avoient rompu le traité fait deux ans auparavant. Ils s’étaient unis avec les Juthonges, autre peuplade d’Allemands qui habitaient vers la source du Danube, du côté de l’Italie. Constance sortit de Milan, et entra sur leurs terres par la Rhétie. Julien, pour les resserrer du côté de la Gaule, remonta le Rhin jusqu’à Bâle. On fit le dégât dans leur pays. Ils s’étaient retirés au fond de leurs forêts, après avoir embarrassé les chemins par de grands abattis d’arbres. Mais, comme l’armée romaine forçait tous les passages, et que ces barbares étaient en même temps en guerre avec leurs voisins, ils eurent recours aux prières, et obtinrent encore la paix. Constance retourna à Milan; et Julien, après une campagne, qui donna de l’expérience à ce prince, du courage à ses troupes, et de grandes espérances aux Gaulois, alla passer l’hiver à Sens.

Ce ne fut pas pour lui un temps de repos. Il n’avait pas affaire à des ennemis rassemblés en un corps, qui fixassent toutes ses vues sur un seul objet. C’étaient des essaims de barbares, tantôt séparés, tantôt réunis , qu’il était difficile de vaincre, difficile même d’atteindre, les uns en-deçà du Rhin, les autres au-delà, mais toujours prêts à franchir cette barrière, et qui partageaient son esprit en autant de soins qu’ils occupaient de territoires et que le Rhin offrait de passages. Il s’agissait d’écarter tous ces nuages, de ramener dans les postes exposés les garnisons que la terreur avait dispersées, de pourvoir dans des pays ruinés aux subsistances d’une armée toujours en mouvement, et dont les marches ne pouvaient être réglées que sur les courses imprévues des ennemis. Il venait d’être associé pour la seconde fois à Constance dans le consulat. Pendant qu’il prenait des mesures pour la campagne prochaine, une multitude de barbares vinrent l’assiéger dans la ville de Sens. Ils se flattaient d’autant plus de réussir, qu’ils savaient que le manque de vivres l’avait obligé de séparer une partie de ses meilleurs corps, et de les distribuer en divers quartiers. Julien fit fortifier les endroits faibles de la ville; toujours la cuirasse sur le dos, il se montrait jour et nuit sur les remparts: il brûlait d’impatience d’en venir aux mains; mais il était retenu par la considération du petit nombre de ses troupes. Enfin, après trente jours de siège, les barbares, aussi peu Constans dans l’exécution que prompts à entreprendre, perdirent courage et se retirèrent.

Marcel, quoiqu’il ne fût pas éloigné de Julien, ne s’était pas mis en peine de le secourir dans un péril si pressant. Il avait cru sans doute suivre les intentions de Constance. Mais il est dangereux de se prêter aux vues de l’injustice : comme elle dégrade ceux qui la servent, elle en prend droit de les mépriser; et souvent, pour se disculper, elle se fait honneur de les punir. D’ailleurs Constance voulait tenir Julien dans l’abaissement, mais il ne voulait pas le perdre. La conduite du général excitait les murmures; l’empereur le sacrifia sans regret à la haine publique; il lui ôta le commandement, et lui donna ordre de se retirer sur ses terres. Marcel prit cependant le parti de venir à la cour, dans l’espérance de se justifier en chargeant Julien; il comptait sur la faveur que la calomnie trouvait auprès du prince. Mais le César, se doutant de son dessein, fit partir en même temps son chambellan Euthérius, et lui confia le soin de le défendre. Marcel, qui ne savoir rien de cette précaution, arrive à Milan, et se plaint hautement de sa disgrâce: il était impétueux et fanfaron. Il se fait introduire au conseil; il déclame contre Julien avec beaucoup de chaleur; c’était, disait-il, un jeune téméraire, un ambitieux, qui prenait l’essor au point de ne plus reconnaitre de supérieur. Après une invective fort animée, à laquelle il n’attendait pas de réponse, il est surpris de voir paraitre Euthérius, qui, de sang-froid et d’un ton modeste, réfute en peu de mots tous ses mensonges, développe ses indignes manœuvres, rend un compte exact de ce qui s’est passé au siège de Sens, et répond sur sa tête de la fidélité inviolable de son maître. Marcel, confondu, se retira à Sardique sa patrie. Le vertueux Euthérius soutenait à la cour de Julien le rôle qu’il avait fait inutilement dans celle de Constant. Sobre, uniforme dans sa conduite, à l’épreuve de tout intérêt, fidèle et d’un secret impénétrable, il ne profitait de sa faveur que pour inspirer les mêmes vertus au jeune prince. Il s’efforçait de corriger par ses sages conseils ce que l’éducation asiatique avait laissé de léger et de frivole dans le caractère de Julien. Aussi ce rare courtisan eut-il un bonheur presque inconnu aux favoris: sa considération survécut à son maître; il ne fut pas obligé dans sa vieillesse d’aller cacher dans une retraite voluptueuse des richesses odieuses et injustement acquises. Il passa ses dernières années à Rome, jouissant du repos d’une bonne conscience, chéri et honoré de tous les ordres de l’état.

La Gaule commençait à respirer; mais les défiances perpétuelles de Constance rendaient sa cour un séjour moins assuré que la Gaule. Les délateurs, plus dangereux que les barbares étaient secrètement excités par les favoris, qui profitaient des confiscations. Rufin, préfet du prétoire; Arbétion, général de la cavalerie, l’eunuque Eusèbe et plusieurs autres s’enrichissaient de condamnations. Tout était crime de lèse-majesté: la sottise même et la superstition devenaient un attentat contre le prince; et, s’il en faut croire Ammien, ce fut moins par zèle pour la religion chrétienne que par l’effet d’une crainte pusillanime que Constance fit en ce temps-là plusieurs lois qui condamnaient à mort, et les devins et ceux qui les consultaient. Un autre Rufin, ce chef des officiers de la préfecture qui avait gagné les bonnes grâces du prince en accusant Africain, ayant corrompu la femme d’un certain Danus, habitant de la Dalmatie, l’engagea à prendre la voie la moins périlleuse pour se défaire de son mari; c’était de l’accuser d’une conspiration contre l’empereur. Selon les instructions de ce fourbe, elle supposa que Danus, aidé de plusieurs complices, avait dérobé le manteau de pourpre renfermé dans le tombeau de Dioclétien. Rufin accourt à Milan pour déférer ce forfait à l’empereur. Heureusement pour l’innocence, Constance chargea cette fois de l’information deux hommes incorruptibles; c’étaient Lollien, préfet du prétoire d’Italie, et Ursule y surintendant des finances. Ils se transportent sur les lieux; l’affaire est traitée à la rigueur; on met à la question les accusés. Leur constance à nier le crime embarrassait les commissaires; enfin la vérité éclata: la femme, pressée elle-même par les tourments, avoua son intrigue avec Rufin; ils furent tous deux condamnés à mort, comme ils ne l’avoient que trop mérité. Mais Constance, irrité d’avoir perdu dans Rufin un zélé serviteur, envoie en diligence à Ursule une lettre menaçante, avec ordre de se rendre à la cour. Ursule, malgré ses amis qui tremblaient pour lui, vient hardiment, se présente au conseil, rend compte de sa conduite et de celle de Lollien avec tant de fermeté, qu’il impose silence aux flatteurs, et force l’empereur d’étouffer son injuste ressentiment. Les innocents ne furent pas tous aussi heureux que Danus. Une maison fort riche fut ruinée dans l’Aquitaine, parce qu’un délateur, invité à un repas, ayant aperçu sur la table et sur les lits qui l’environnaient quelques morceaux de pourpre, prétendit qu’ils faisaient partie d’une robe impériale; il s’en saisit, les alla présenter aux juges, qui ordonnèrent une recherché exacte pour découvrir où pouvoir être le reste de la robe. On ne trouva rien, mais la maison fut pillée.

Il y avait en Espagne une coutume singulière dans les festins : au déclin du jour, quand les valets apportaient les lumières, ils disaient à haute voix aux convives, vivons, il faut mourir. Un agent du prince , qui avait assisté à un de ses repas, fit un crime de ce qui n’était qu’un usage; il sut si bien envenimer ces paroles, qu’il y trouva de quoi perdre une honnête famille. Arbétion, l’un des principaux auteurs de ces calomnies, se vit lui-même sur le point de succomber. On employa contre lui ses propres artifices. Le comte Vérissime l’accusa de porter ses vues jusqu’à l’empire, et de s’être fait faire d’avance les ornements impériaux! Dorus, dont nous avons déjà parlé, se mit de la partie. On commença l’instruction du procès; on s’assura des amis d’Arbétion; le public attendait avec impatience la conviction de ce personnage odieux. Mais la sollicitation des chambellans du prince arrêta tout à coup la procédure; on mit en liberté ceux qui étaient détenus pour cette affaire: Dorus disparut, et Vérissime demeura muet, comme s’il eût oublié son rôle.

L’impératrice Eusébie avait fait un voyage à Rome l’année précédente, pendant l’expédition de Constance en Rhétie. Elle y avait été reçue avec magnificence; le sénat était sorti au-devant d’elle. La princesse avait de son côté récompensé par de grandes largesses l’empressement des habitants. Constance voulut aller à son tour recevoir les hommages de l’ancienne capitale de l’empire. Son dessein était d’y entrer en triomphe pour la victoire qu’il avait remportée sur Magnence. Cette vanité n’avait point d’exemple chez les anciens Romains, qui ne voyaient dans les guerres civiles qu’un sujet de larmes, et non pas une matière de triomphe. Après avoir ordonné tout l’appareil capable d’éblouir les yeux par la pompe la plus brillante, il prit la route d’Ocricoli, escorté de toutes les troupes de sa maison qui marchaient en ordre de bataille; repaissant de sa gloire les regards de ceux qui accouraient sur son passage, et se repaissant lui-même de leurs applaudissements. A son approche de Rome, le sénat étant allé à sa rencontre, le prince, enivré de pompeuses idées, s’imaginait voir ces anciens sénateurs supérieurs aux rois, mais dont ceux-ci nettoient plus que l’ombre; et cette immense multitude qui sortit à grands flots des portes de Rome semblait lui annoncer tout l’univers rassemblé pour l’admirer. Précédé d’une partie de sa maison, et des enseignes de pourpre qui flottoient au gré des vents, il entra assis seul sur un char rayonnant d’or et de pierreries : à droite et à gauche marchaient plusieurs files de soldats couverts d’armes éclatantes; chaque bande était séparée par des escadrons de cavaliers tout revêtus de lames d’un acier poli et luisant. L’empereur, au milieu des cris de joie qui se joignaient au son des trompettes, gardait une contenance roide et immobile; il ne tournait la tête d’aucun côté; on remarqua seulement qu’il la baissait au passage des portes, quoiqu’elles fassent fort élevées, et qu’il fût de fort petite taille : d’ailleurs il n’avait d’autre mouvement que celui de son char. C’était une gravité de maintien qu’il affecta toute sa vie. Jaloux de sa dignité, il l’attachoit tout entière à la fierté de l’extérieur: jamais il ne fit monter personne avec lui dans son char; jamais il ne partagea l’honneur du consulat avec aucun particulier. II fut reçu dans le palais des empereurs au bruit des acclamations d’un peuple innombrable, et sa vanité ne fut jamais plus agréablement flattée.

Pendant un mois qu’il resta dans cette ville fameuse, elle fut pour lui un spectacle toujours ravissant. Chaque objet ne lui laissait rien attendre de plus beau, et son admiration ne s’épuisa jamais. Il vit cette place digne par sa magnificence d’avoir servi de lieu d’assemblée à un peuple juge souverain des rois et des empires; le temple de Jupiter Capitolin, le plus superbe séjour de l’idolâtrie; ces termes qui semblaient autant de vastes palais; l’amphithéâtre de Vespasien, d’une élévation surprenante, et dont la solidité promettait encore un grand nombre de siècles; le Panthéon; les colonnes qui portaient les statues colossales de ses prédécesseurs; le théâtre de Pompée, l’Odéum, le grand Cirque, et les autres monuments de cette ville qu’on appelait la ville éternelle. Mais, quand on l’eut conduit à la place de Trajan, et qu’il se vit environné de tout ce que l’architecture avait pu imaginer de plus noble et de plus sublime, ce fut alors que, confondu et comme anéanti au milieu de tant de grandeur, il avoua qu’il ne pouvait se flatter de faire jamais rien de pareil. Mais je pourvois bien, ajouta-t-il, faire exécuter une statue équestre semblable à celle de Trajan, et j'ai dessein de le tenter. Sur quoi Hormisdas, qui se trouvait à ses côtés, lui dit: Prince, pour loger un cheval tel que celui-là, songez auparavant à lui bâtir une aussi belle écurie. Comme on demandait au même Hormisdas ce qu’il pensait de Rome: Il n’y a, dit-il, qu’une chose qui m'en déplaise; c’est que j’ai ouï dire qu’on y meurt comme dans le moindre village.

Constance, frappé de tant de merveilles, accusait la renommée d’injustice et de jalousie à l’égard de Rome, dont, disait-il, elle diminuait les beautés, tandis qu’elle se plaît à exagérer tout le reste. Il voulut payer à cette ville le plaisir qu’elle lui avait procuré, et y ajouter quelque nouvel ornement. Auguste y avait fait transporter d’Héliopolis, ville de la basse Egypte, deux obélisques, dont l’un avait été placé dans le grand Cirque, l’autre dans le Champ-de-Mars. Il en était resté un troisième plus grand que les deux autres : il avait de hauteur cent trente-deux pieds, et était chargé de caractères hiéroglyphiques qui contenaient des éloges de Ramessès. Les flatteurs, pour donner à Constance quelque avantage sur Auguste, lui persuadaient que la difficulté du transport avait empêché ce prince de l’entreprendre. Mais, en effet, c’était par un sentiment de religion qu’Auguste avait laissé cet obélisque dans le temple du Soleil, auquel il était consacré. Constantin, qui n’était pas retenu par le même scrupule, avait donné ordre de l’enlever : il le destinait à l’embellissement de sa nouvelle ville. On le transporta par le Nil à Alexandrie, où il resta couché sur terre en attendant qu’on eût construit un vaisseau propre à porter une masse si prodigieuse. Ce vaisseau devait être monté de trois cents rameurs. Constantin étant mort avant que ce dessein fût exécuté, Constance changea la destination de l’obélisque et le fit venir à Rome par mer et par le Tibre. On ne put le faire remonter que jusqu’à trois milles de la ville. Delà il fallut le conduire sur des traîneaux jusqu’au milieu du grand Cirque, où l’on vint à bout de le dresser à force de machines. On plaça sur la pointe une boule de bronze doré; et lorsqu’elle eut été peu après abattue d’un coup de foudre, on mit à la place des flammes de même métal. C’est le même obélisque que Sixte V a fait rétablir et dresser dans la place de de Saint-Jean-de-Latran.

La splendeur de Rome inspira à Constance des égards pour les habitants. Avant son entrée il avait fait enlever de la salle du sénat l’autel de la Victoire, que Magnence avait permis d’y replacer. Mais il ne porta aucune atteinte aux privilèges des vestales, qui subsistèrent jusque vers la fin du règne de Théodose le grand. Il conféra les sacerdoces aux païens distingués par leur naissance : il ne retrancha rien des fonds destinés aux frais des sacrifices. Précédé du sénat, qui triomphait de joie, il parcourut toutes les rues de Rome, visita tous les temples, lut les inscriptions gravées en l’honneur des dieux, se fit raconter l’origine de ces édifices, et donna des louanges aux fondateurs. Il en fit assez pour plaire aux païens; mais il en fit trop, au gré de la religion chrétienne: cette vaine complaisance s’écartait du plan de Constantin. Dans les courses de chevaux qu’il donna plusieurs fois, loin de s’offenser de la liberté du peuple, qui, dans ces occasions, s’émancipait souvent jusqu’à plaisanter aux dépens de ses maîtres, il parut lui-même s’en divertir. Il ne gêna point le spectacle, comme c’était sa coutume dans les autres villes, en le faisant cesser à son gré ; il ne voulut influer en rien sur la décision de la victoire. Il finissait la vingtième année de son règne, et approchait de la trente-cinquième depuis qu’il avait été créé César: ce fut pour solenniser l’une ou l’autre de ces deux époques qu’il fit, selon l’usage, célébrer des jeux dans tout l’empire. Plusieurs villes lui envoyèrent des couronnes d’or d’un grand poids. Constantinople lui rendit cet hommage par une députation de ses principaux sénateurs, du nombre desquels devait être Thémistius, dont l’éloquence était célèbre. L’empereur, pour honorer, ses talents, lui a voit donné une place dans le sénat. Thémistius, n’ayant pu venir à Rome à cause d’une indisposition, envoya à l’empereur le discours qu’il avait composé. Constance l’en récompensa en lui faisant ériger à Constantinople une statue d’airain; et l’orateur, pour ne pas demeurer en reste, prononça encore dans le sénat, dont il était membre, un autre discours où il n’oublia pas de prodiguer les éloges qu’on n’épargne guère aux princes les plus médiocres, lorsque la vanité de l’orateur s’évertue à disputer contre la stérilité de sa matière.

Dans le séjour de Rome, Eusébie fit une action exécrable, et capable de ternir encore plus de belles qualités qu’elle n’en possédait. Elle était stérile, et jalouse jusqu’à la fureur d’Hélène, femme de Julien. Dès l’année précédente Hélène était accouchée en Gaule d’un enfant mâle. Mais la sage-femme, corrompue par argent, avait fait périr l’enfant au moment de sa naissance. L’impératrice ayant, sous une fausse apparence de tendresse, engagé sa belle-sœur à l’accompagner à Rome, lui fit avaler un breuvage meurtrier, propre à servir sa criminelle jalousie, et à tarir dans les flancs d’Hélène la source de sa fécondité.

L’empereur aurait fort désiré de s’arrêter plus longtemps dans une ville où la majesté romaine respirait encore, du moins dans les édifices. Mais le bruit des incursions des barbares l’obligeait de se rapprocher des frontières. Les Suèves coudoient la Rhétie, les Quades la Valérie; les Sarmates, exercés au brigandage, ravageaient la Mœsie supérieure et la seconde Pannonie. En Orient, les Perses envoyaient sans cesse des partis qui, voltigeant çà et là, enlevaient les hommes et les troupeaux. Les garnisons romaines étaient continuellement alertes, soit pour empêcher leurs pillages, soit pour leur enlever le butin, Musonien, préfet du prétoire, de concert avec Cassien, duc de la Mésopotamie, homme de service et d’expérience, entretenait des espions qui lui donnaient avis de tous les projets des ennemis. Il apprit par leur moyen que Sapor était engagé dans une guerre difficile et sanglante contre les Chionites, les Eusènes et les Gélanes, peuples barbares voisins de ses états. Il crut la conjoncture favorable pour déterminer ce prince à traiter avec l’empereur. Dans cette pensée, il envoie à Tamsapor, général des Perses cantonnés sur la frontière, des officiers déguisés, qui, dans des entrevues secrètes, lui persuadèrent d’écrire à son maître et de le porter à la paix. Tamsapor se chargea de la proposition. Mais comme Sapor était occupé à l’autre extrémité de la Perse, sa réponse ne vint que l’année suivante. Ces diverses alarmes contraignirent Constance de quitter Rome le vingt-neuf de mai, trente et un jours après son arrivée.

II fut témoin de l’attachement des Romains pour le pape Libère, et de leur aversion pour Félix. On regardait celui-ci comme un intrus: on disputait a son clergé tous les privilèges ecclésiastiques; et sur la fin de l’année l'empereur fut obligé de les confirmer par deux lois, dont l’une est adressée à Félix. Avant son départ de Rome, il reçut à ce sujet une députation tout-à-fait extraordinaire. Les femmes des magistrats et des citoyens les plus distingués, ayant concerté ensemble, pressèrent leurs maris de se réunir pour demander à l’empereur le retour de Libère; elles les menaçaient de les abandonner, s’ils ne l’obtenaient, et d’aller trouver leur évêque dans son exil. Les maris s’en excusèrent sur la crainte d’offenser l’empereur, qui regarderait cette démarche comme l’effet d’une cabale séditieuse: Chargez-vous vous-mêmes de cette requête, leur dirent-ils; s'il vous refuse, du moins ne vous en arrivera-t-il aucun mal. Elles suivirent ce conseil; et, s’étant parées de leurs plus beaux habits, elles vont se jeter aux pieds de l’empereur, et le supplient d’avoir pitié de Rome privée de son pasteur et livrée à des loups ravissants. Constance leur ayant répondu qu’elles avoient un vrai pasteur dans la personne de Félix, elles jettent de grands cris, et ne témoignent que de l’horreur pour ce faux prélat. Le prince promet de les satisfaire; il expédie aussitôt des lettres de rappel en faveur de Libère, à condition qu’il gouvernera l’église de Rome conjointement avec Félix; et pour calmer le peuple, on fait dans le Cirque la lecture de ces lettres. Le peuple s’en moque; il s’écrie que rien n’est mieux imaginé; qu’apparemment, comme il y a dans le Cirque deux factions distinguées par les couleurs, on veut qu’elles aient chacune leur évêque. Enfin toutes les voix se réunissent pour crier : Un Dieu, un Christ, un évêque. Constance, confus de ces clameurs, tint conseil avec les prélats qui suivaient la cour, et consentit à rétablir Libère, pourvu qu’il voulût se réunir de sentiment avec eux.

L’empereur retourna à Milan, d’où étant allé en Illyrie vers le milieu de juillet, il resta trois ou quatre mois dans cette province, afin d’observer de plus près les mouvements des barbares. Mais il s’occupait bien davantage des affaires de l’Eglise. Les ariens étaient dans une agitation perpétuelle. Semblables, dit saint Athanase, à des gens inquiets qui changent sans cesse leur testament, à peine avoient-ils tracé une formule, qu’ils en composaient une nouvelle. Quelques-uns d’entre eux s’étant assemblés à Sirmium sur la fin de juillet, y dressèrent un formulaire impie, qu’on appela le blasphème de Sirmium. L’auteur fut Potame, évêque de Lisbonne, d’abord catholique, ensuite attiré au parti des ariens par une libéralité de l’empereur. Ce prince lui fit présent d’une terre du domaine qu’il souhaitait avec passion, mais dont il ne jouit jamais, ayant été frappé d’une plaie mortelle, comme il allait s’en mettre en possession.

Osius, ce héros de la foi, qui jusqu’à l’âge de plus de cent ans avait triomphé des plus rudes persécutions, retenu depuis un an à Sirmium, outragé dans la personne de ses parents que l’empereur accablait d’injustice, maltraité lui-même, et meurtri de coups malgré son grand âge, succomba enfin; et sa chute fut pour toute l’Eglise un sujet de deuil. Il signa la nouvelle confession arienne, et communiqua avec Ursace et Valens. Il avait mille fois exposé sa vie; mais, dit saint Hilaire, il aima trop son sépulcre, c’est-à-dire, son corps cassé de vieillesse. On ne put pourtant le forcer à souscrire à la condamnation d’Athanase; et peu de temps après, étant de retour à Cordoue, comme il se sentait près de mourir, il protesta contre la violence qu’on lui avait faite, et anathématisa les ariens. Il mourut après soixante-deux ou soixante-trois ans d’épiscopat.

Une autre plaie encore plus sensible à l’Eglise, et qui pénétra jusqu’à ses entrailles, ce fut la prévarication du premier pontife. Libère, dont la sainteté et la constance apostolique avoient fait jusqu’alors l’admiration de tous les fidèles, ne pouvant plus résister à l’ennui et aux incommodités de son exil, menacé de la mort, privé de la consolation qu’il tirait de ses ecclésiastiques qu’on sépara de lui, céda enfin aux sollicitations de Fortunatien d’Aquilée et de Démophile de Bérée: celui-ci obsédait ce saint pontife, et travaillait sans cesse à aigrir ses maux, plus encore par ses pernicieux conseils que par ses mauvais traitements. Libère signa la formule de Sirmium, renonça à la communion d’Athanase, et embrassa celle des ariens. Les lettres qu’il écrivit ensuite au clergé de Rome, à l’empereur, aux évêques d’Orient, à Ursace et à Valens, à Vincent de Capoue, comparées avec cette conférence généreuse où, confondant Constance, il s’était attiré un glorieux exil, montrent de quelle hauteur peuvent tomber tes âmes les plus élevées, et sont de tristes monuments de la faiblesse humaine. Des auteurs respectables le déchargent du moins de l’accusation d’hérésie : ils prétendent qu’il ne signa pas la seconde formule de Sirmium, où la consubstantialité était condamnée; mais la première, dressée en 351, ou la troisième faite, selon quelques-uns, en 358, dans lesquelles le terme de consubstantiel était seulement supprimé. Nous laissons ces discussions aux théologiens, à qui elles appartiennent. Les humbles supplications du faible pontife ne purent encore cette année obtenir de l’empereur qu’il fût rétabli dans son église.

Constance revenait d’Illyrie à Milan lorsqu’on lui présenta sur son chemin un captif fameux. C’était Chnodomaire, roi des Allemands, que Julien lui envoyait comme un hommage de sa victoire. Il est temps de reprendre la suite des exploits de ce prince, et de rendre compte de la seconde campagne qu’il fit dans la Gaule.

Marcel ayant été rappelé, Eusébie profita du mécontentement vrai ou apparent de l’empereur pour l’engager à donner à Julien un pouvoir plus étendu; et Constance y consentit, parce qu’il n’attendait de ce jeune prince que de médiocres succès. Il n’en souhaitait pas davantage. Il lui laissa donc le commandement absolu et la pleine disposition de toutes les opérations militaires. Il lui envoya Sévère en la place de Marcel, pour agir sous ses ordres. Ce général était un vieux guerrier, habile dans le métier des armes, mais sans orgueil, sans jalousie, disposé à obéir comme un simple soldat plutôt que de troubler les affaires par un faux point d’honneur; Julien ne fut pas aussi content des officiers chargés du gouvernement civil. Florence, préfet du prétoire, homme injuste, intéressé, insensible à la misère du peuple, s’accordait mal avec le caractère équitable, généreux, compatissant, que montrait le César. Pentade, autre officier dont on ignore l’emploi, et qui était peut-être le même qui avait eu tant de part à la mort de Gallus, esprit remuant et dangereux, ne cessait d’agir sourdement contre Julien , parce que ce prince éclairait ses démarches et s’opposait à ses entreprises. Au milieu de ces contradictions et de ces cabales, Julien eut un bonheur qui arrive rarement aux princes; il trouva un ami; c’était Salluste, Gaulois de naissance, plein de fidélité, de lumières et de franchise. Ce sage et zélé confident partageait ses peines et ses plaisirs, l’éclairait de ses conseils, le reprenait de ses défauts; et toujours tendre, mais toujours libre, il savait prêter à la vérité toutes les grâces qui la rendent utile en la rendant aimable. L’empereur en envoyant Sévère rappela à la cour Ursicin, qui, s’ennuyant d’être inutile en Gaule, revint avec joie à Sirmium. Il fut renvoyé en Orient avec le titre de général, pour consommer, s’il était possible , l’ouvrage de la paix, dont Musonien donnait des espérances. Julien avait pendant l’hiver augmenté ses troupes ; il avait enrôlé beaucoup de volontaires; et, ayant découvert dans une ville de la Gaule un magasin de vieilles armes, il les avait fait réparer et distribuer à ses soldats.

Les Allemands frémissaient du mauvais succès de la dernière campagne, et ne respiraient que vengeance.

 Le pays étant désert, on n’apprenait que fort tard les mouvements des barbares. Julien, après le siège de Sens, pour prévenir de pareilles surprises, avait établi depuis les bords du Rhin des courriers qui se communiquaient l’alarme de bouche en bouche, et la faisaient passer en peu de temps jusqu’à son quartier. Il fut donc bientôt averti, et se rendit en diligence à Reims. D’un autre côté, Barbation, devenu général de l’infanterie depuis la mort de Sylvain, partit d’Italie par ordre de Constance avec une armée de vingt-cinq mille hommes, et s’avança vers Bâle. Le projet de l’empereur était d’enfermer les ennemis entre les deux armées; mais , par un effet de sa défiance ordinaire, il avait défendu à Barbation de se joindre à Julien. Cependant les Lètes, nation originaire de Gaule, transplantée ensuite en Germanie, et enfin rappelée dans le pays de Trêves par Maximien, ayant apparemment fait alliance avec les Allemands, passèrent entre les deux camps, et, traversant avec une promptitude incroyable une grande partie de la Gaule, pénétrèrent jusqu’à Lyon. Leur dessein était de piller cette ville et d’y mettre le feu. On n’eut que le temps de barricader les portes; ils enlevèrent tout ce qui se trouva dans la campagne. A cette nouvelle le César détache trois corps de sa meilleure cavalerie pour se saisir des trois seuls passages par où il savait que les barbares pouvaient revenir. Sa prévoyance ne fut pas trompée. Tous furent taillés en pièces: on reprit sur eux tout le butin: il n’échappa que ceux qui passèrent auprès du camp de Barbation. Celui-ci, loin de les arrêter, fit retirer les tribuns Bainobaude et Valentinien, depuis empereur, qui, par ordre de Julien, étaient venus occuper ce poste; et ce perfide général trompa Constance par un faux rapport: il lui manda que ces deux officiers ne s’étaient approchés de son camp que pour lui débaucher ses soldats. Constance les cassa sans autre examen.

Les barbares établis en-deçà du Rhin, effrayés de l’approche des deux armées, songèrent à leur sûreté. On ne pouvait aller à eux que par des chemins montueux et difficiles. Ils tâchèrent de les rendre impraticables par les abatis d’arbres. Une partie se jeta dans les îles du Rhin , et de là ils insultaient à grands cris les Romains et le César. Afin de châtier leur insolence, Julien envoya demander à Barbation sept grandes barques, de celles qu’il avait préparées pour passer le fleuve. Mais ce général aima mieux les brûler toutes que d’en prêter une seule à un prince qu’il haïssait. Julien ne se rebuta pas. Ayant appris des prisonniers que dans la saison des grandes chaleurs les eaux du fleuve étaient basses en plusieurs endroits, il y fit entrer des troupes légères à la suite de Bainobaude, différent du précédent, et peut-être son fils. Ces soldats, partie à gùé, partie sur leurs boucliers qui leur servaient de nacelles, gagnèrent l’île la plus prochaine; et, après avoir passé au fil de l’épée tous ceux qui s’y étaient retirés, sans épargner les femmes ni les enfants, ils y trouvèrent plusieurs bateaux, à l’aide desquels ils passèrent dans les autres îles. Enfin, lassés de carnage et chargés de butin, ils revinrent sans avoir perdu un seul homme. Ceux des ennemis qui purent se sauver de ce massacre se retirèrent sur la rive opposée.

Les Allemands avoient détruit Saverne, place importante qui servit de ce côté-là de boulevard à la Gaule. Julie la rétablit en peu de temps, y mit garnison, et la pourvut de vivres pour un an. C’étaient des blés que les barbares avoient semés, et que les soldats de Julien moissonnèrent l’épée à la main. Il en resta de quoi nourrir l’armée pendant vingt jours. La malice de Barbation n’avait laissé que cette ressource. D’un convoi considérable qu’on amenait au camp quelques jours auparavant , il en avait enlevé une partie et brûlé le reste. Les ennemis prirent eux-mêmes le soin de punir ce méchant homme. Il venait d’établir un pont de bateaux, et il se préparait au passage. Les Allemands, étant remontés au-dessus, jettent dans le fleuve de grosses pièces de bois, qui, heurtant rudement contre les barques, séparent les unes, brisent les autres, en coulent plusieurs à fond. En même temps ils profitent de la confusion où cet accident jetait les Romains; ils passent eux-mêmes le Rhin, tombent sur Barbation, qui prend la fuite avec ses troupes, et le poursuivent jusqu’au-delà de Bâle. La plus grande partie du bagage et des valets de l’armée resta au pouvoir des ennemis. Ce fut là cette année le dernier exploit de Barbation. Ayant distribué ses soldats dans les quartiers d’hiver, quoiqu’on ne fût encore qu’au temps de la moisson, il retourna à la cour pour y faire à Julien, par ses calomnies, une autre espèce de guerre où il était bien plus sûr de réussir.

La fuite de Barbation augmenta l’audace des barbares. Ils regardaient aussi comme une retraite l’éloignement de Julien, qui s’occupait à fortifier Saverne. Sept rois allemands, Chnodomaire, Uestralpe, Urie, Ursicin, Sérapion, Suomaire et Hortaire , réunissent leurs forces et s’approchent des bords du Rhin du côté de Strasbourg. Un soldat de la garde qui, pour éviter la punition d’un crime, avait passé dans leur camp’ redoublait leur confiance, en leur assurant, comme il était vrai, que Julien n’avait avec lui que treize mille hommes. Comptant sur une victoire certaine, ils envoient fièrement signifier au César qu’il ait à se retirer d’un pays conquis par leur valeur. Libanius rapporte que les députés présentèrent à Julien les lettres par lesquelles Constance avait appelé les Allemands en Gaule du temps de Maxence, en leur abandonnant la propriété des terres dont ils pourraient se rendre maîtres. Si vous rejetez ces titres de possession, ajoutèrent-ils, nous avons assez de force et de courage pour une seconde conquête; préparez-vous à combattre. Julien, sans s’émouvoir, retint dans son camp ces envoyés, sous prétexte qu’ils n’étaient que des espions, et que le chef des ennemis ne pouvait être assez hardi pour les faire porteurs de paroles si insolentes. Ce chef était Chnodomaire, à qui les autres rois avoient déféré le principal commandement. Fier de ses victoires sur Décence, de la ruine de plusieurs grandes villes, et des richesses de la Gaule qu'il avait longtemps pillée en liberté , il se croyait invincible; et les entreprises les plus hasardeuses ne l’étonnaient pas. Son orgueil se communiquait aux autres rois: ce n’était dans leur camp que menaces et que bravades; et les soldats, voyant entre les mains de leurs camarades les boucliers de l’armée de Barbation, regardaient déjà les troupes de Julien comme des captifs qui leur apportaient leurs dépouilles.

L'armée des Allemands croissait tous les jours. Ils avoient appelé à celte bataille tous leurs compatriotes qui étaient en état de porter les armes. Les sujets de Gundomade et de Vadomaire, à qui Constance venait d’accorder la paix, massacrèrent le premier de ces deux princes qui voulait les retenir, et se rendirent au camp malgré Vadomaire. Ils employèrent trois jours et trois nuits à passer le fleuve. Julien, qui était bien aise de les attirer en-deçà du Rhin, ayant appris qu’ils étaient assemblés dans la plaine de Strasbourg, part de Saverne avant le jour, et fait marcher son armée en ordre de bataille; les fantassins au centre, sur les ailes les cavaliers, entre lesquels étaient les gens d’armes, tout couverts de fer, et les archers à cheval, troupe redoutable par sa force et par son adresse. Il se mit à la tête de l’aile droite, où il avait placé ses meilleurs corps. Après une marche de sept lieues, ils arrivèrent sur le midi à la vue des ennemis. Julien ne jugeant pas à propos d’exposer une armée fatiguée, rappela ses coureurs, et ayant fait faire halte, il parla ainsi à ses soldats:

«Camarades, je suis bien assuré qu’aucun de vous ne me soupçonne de craindre l’ennemi, et je compte aussi sur votre bravoure. Mais plus je l’estime , plus je dois la ménager, et prendre les moyens les plus sûrs pour ne pas acheter trop cher un succès qui vous est dû. De bons soldats sont fiers et opiniâtres contre les ennemis, modestes et dociles à l’égard de leur général; cependant je ne veux rien décider ici sans votre consentement. Le jour est avancé, et la lune, qui est en son décours, se refuserait à notre victoire. Harassés d’une longue marche, vous allez trouver un terrain raboteux et fourré, des sables brûlants et sans eau, un ennemi reposé et rafraîchi. N’est-il pas à craindre que la faim, la soif, la fatigue , ne nous aient fait perdre une partie de notre vigueur? La prudence sait prévenir les difficultés, et les dangers disparaissent quand on écoute la Divinité qui s’explique par les bons conseils. Celui que je vous donne, c’est de nous retrancher ici, de nous reposer à l’abri des gardes avancées que j’aurai soin de placer; et, après avoir réparé nos forces par la nourriture et par le sommeil, nous marcherons aux ennemis à la pointe du jour, sous les auspices de la Providence et de votre valeur. »

Il n’avait pas encore cessé de parler, que ses soldats l'interrompirent. Frémissant de colère et frappant leurs boucliers avec leurs piques, ils demandent à grands cris qu’on les mène à l’ennemi. Ils comptent sur la protection du ciel, sur eux-mêmes, sur la capacité et la fortune de leur général. Ne considérant pas la diversité des circonstances, ils se croient en droit de mépriser un ennemi qui, l’année précédente, n’a osé dans son propre pays se montrer à l’empereur. Les officiers ne marquaient pas moins d’impatience. Florence pensait que, malgré le péril, il était de la prudence de combattre sans délai: Si les barbares viennent à se retirer pendant la nuit, qui pourra, disoit-il, résister à une jeunesse bouillante et séditieuse, que le désespoir d’avoir manqué une victoire qu'elle regarde comme infaillible portera aux derniers excès. Dans l’accès de cette ardeur générale, un enseigne s’écrie: Marche, heureux César, où te guide ton bonheur. Nous voyons enfin à notre tête la valeur et la science militaire. Tu vas voir aussi ce qu’un soldat romain trouve de force sous les yeux d’un chef guerrier, qui sait faire de grandes actions et en produire par ses regards.

Julien marche aussitôt; et toute l’armée s’avance vers un coteau couvert de moissons, qui n’était pas éloigné des bords du Rhin. A son approche trois coureurs ennemis, qui étaient venus jusque-là pour la reconnaitre, s’enfuient à toute bride, et vont porter l’alarme à leur camp. On en atteignit un quatrième qui fuyait à pied, et dont on tira des instructions. Les deux armées firent halte en présence l’une de l’autre. Les barbares, informés par des transfuges de l’ordre de bataille de Julien, avoient porté sur leur aile gauche leurs principales forces. Mais, comme ils sentaient la supériorité des gens d’armes romains, ils avoient jeté entre leurs escadrons des pelotons de fantassins légèrement armés, qui devaient pendant le combat se glisser sous le ventre des chevaux, les percer et abattre les cavaliers. Ils fortifièrent leur aile droite d’un corps d’infanterie, qu’ils postèrent dans un marais entre des roseaux. A la tête de l’armée paraissaient Chnodomaire et Sérapion, distingués entre les autres rois. Chnodomaire, auteur de cette guerre, commandait l’aile gauche, composée des corps les plus renommés, et où se dévoient faire les plus grands efforts. Ce prince était d’une taille avantageuse; il avait été brave soldat avant que d’être habile capitaine: il montait un puissant cheval; l’éclat de ses armes, le cimier de son casque surmonté de flammes, ajoutaient à son air terrible. L’aile droite était conduite par son neveu Sérapion, fils de Méderic, qui avait été toute sa vie implacable ennemi des Romains, avec lesquels il n’avait jamais observé aucun traité. Sérapion était encore dans la première fleur de sa jeunesse; mais il égalait en intrépidité le plus vieux guerrier. On l’appelait d’abord Agénaric; son père avait changé son nom en l’honneur de Sérapis, dont il avoit appris les mystères dans la Gaule, où il était resté longtemps en qualité d’otage. A la suite de ces deux chefs marchaient cinq autres rois, dix princes de sang royal, grand nombre de seigneurs, et trente-cinq mille soldats de différentes nations.

On sonne la charge. Sévère, qui commandait l’aile gauche des Romains, s’étant avancé jusqu’au bord du marais, découvrit l’embuscade, et, craignant de s’engager mal à propos, il fit halte. Julien n’avait pas harangué ses soldats avant la bataille; c’était une fonction que les empereurs se croyaient réservée, et il n’avait garde de choquer l’humeur jalouse de Constance. Mais quand l’armée fut près de charger, courant entre les rangs avec un gros de deux cents chevaux, à travers les traits qui sifflaient déjà à ses oreilles, il s’écriait: Courage, camarades, voici le moment tant désiré, et que vous avez avancé par votre noble impatience; rendons aujourd’hui au nom romain son ancien lustre; là ce n’est qu’une fureur aveugle; ici est la vraie valeur. Tantôt reformant les bataillons qu’il ne trouvait pas en assez bon ordre: Songez, leur disait-il, que ce moment va décider si nous méritons les insultes des barbares; ce n’est qu’en vue de cette journée que j’ai accepté le nom de César. Tantôt arrêtant les plus impatiens: Gardez-vous, leur disait-il, de hasarder la victoire par une ardeur précipitée; suivez-moi; vous me verrez au chemin de la gloire, mais sans abandonner celui de la prudence et de la sûreté. Les encourageant par ces paroles et par d’autres semblables, il fit marcher la plus grande partie de son armée en première ligne. On entendit en même temps du côté de l’infanterie allemande un murmure confus : ils s’écriaient tous ensemble avec indignation qu’il fallait que le risque fût égal, et que leurs princes missent pied à terre pour partager avec eux le sort de cette bataille. Sur-le-champ Chnodomaire saute à bas de son cheval ; les autres princes en font autant : ils se croyaient assurés de la victoire.

Les barbares, après une décharge de javelots, s’élancent comme des lions. La fureur étincelle dans leurs yeux; ils portent la mort et la cherchent eux-mêmes. Les Romains, fermes dans leur poste, serrant leurs bataillons et leurs escadrons, corps contre corps, boucliers contre boucliers, présentant une muraille hérissée d’épées et de lances. Des nuages de poussière enveloppent les combattants. Ce n’est dans la cavalerie que flux et que reflux. Ici les Romains enfoncent, là ils sont enfoncés. Les piques se croisent, les boucliers se heurtent; l’air retentit des cris de ceux qui meurent et de ceux qui tuent. A l’aile gauche la victoire se déclara  d’abord pour les Romains. Sévère, après avoir sondé le marais, charge les troupes de l’embuscade, qui se renversent sur les autres et les entraînent dans leur fuite. Mais à l’aile droite, où l’élite des deux armées luttait avec une égale ardeur  six cents gendarmes, dont la bravoure fondit la plus grande espérance de Julien, tournent bride tout à coup et confondent leurs rangs. La blessure de leur chef et la chute d’un de leurs officiers jeta l’épouvante dans des cœurs jusque-là intrépides. Ils se portent sur l’infanterie, qu’ils allaient renverser, si celle-ci, se resserrant, ne leur eût opposé une barrière impénétrable. Julien, jugeant de leur désordre par le mouvement de leurs étendards, accourt à toute bride; on le reconnait de loin à son enseigne: c’était un dragon de couleur de pourpre, sur le haut d’une longue pique. A cette vue un tribun de ces cavaliers, encore pâle d’effroi, retourne sur ses pas pour les remettre en ordre. Julien gagne la tête des fuyards, et, s’opposant à eux, il leur crie : Où fuyez-vous, braves gens? Où trouverez- vous un asile ? toutes les villes vous seront fermées: vous brûlez d’ardeur de combattre; votre fuite condamne votre empressement: allons rejoindre les nôtres; nous partagerons leur gloire; ou, si vous voulez, fuir, passez-moi sur le corps: il faut m’ôter la vie avant que de perdre votre honneur. Il leur montre en même temps l’ennemi qui fuyait devant l’aile gauche. Honteux de leur lâcheté, ils retournent à la charge. Cependant les barbares s’étaient attachés à l’infanterie, dont les flancs étaient découverts: l’attaque fut chaude, et la résistance opiniâtre. Deux cohortes de vieilles troupes, qui dans une contenance menaçante bordaient de ce côté-là l’armée romaine, commencèrent à pousser cette espèce de cri qui seul suffisait quelquefois pour mettre l’ennemi en fuite; c’était un murmure qui, grossissant peu à peu imitait le mugissement des flots brisés contre le rivage. Bientôt sous une nuée de javelots et de poussière on. n’entend que le bruit des armes et le choc des corps. Les barbares, n’étant plus guidés que par leur fureur, rompent leur ordonnance, et, divisés en pelotons, ils s’efforcent à grands coups de cimeterres de mettre en pièces cette haie de boucliers dont les Romains étaient couverts. Les Bataves et le corps appelé la cohorte royale viennent en courant au secours de leurs camarades; c’étaient des auxiliaires formidables et propres à servir de ressource dans les dernières extrémités. Mais ni leurs efforts ni les décharges meurtrières de javelots n’épouvantent les Allemands, animés par leur rage et par le bruit de mille instruments guerriers: toujours acharnés, toujours obstinés à vaincre ou à mourir, ils courent au-devant des coups; les blessés, ayant perdu l’usage de leurs armes, se lancent eux-mêmes, et vont mourir au milieu des Romains. La valeur est égale: celle des Allemands est plus turbulente et plus féroce; c’étaient des corps plus grands et plus robustes : celle des Romains est plus adroite, plus tranquille, plus circonspecte; ceux-ci, plusieurs fois enfoncés, regagnaient toujours leur terrain. Les barbares, fatigués, se reposaient en mettant un genou en terre, sans cesser de combattre. Enfin les seigneurs allemands, entre lesquels étaient les rois eux-mêmes, formant un gros et se faisant suivre de plusieurs bataillons, percent l’aile droite, et pénètrent jusqu’à la première légion, placée au centre de l’armée. Ils y trouvent des rangs épais et redoublés, des soldats fermes comme autant de tours, et une résistance aussi forte que dans la première chaleur d’une bataille. En vain ils s’abandonnent sur les Romains pour rompre leur ordonnance ceux-ci, à couvert de leurs boucliers, profitent de l’aveuglement des ennemis qui ne songent pas à se couvrir, et leur percent les flancs à coups d’épée. Bientôt le front de la légion est bordé de carnage; ceux qui prennent la place des mourans tombent aussitôt; l’épouvante saisit enfin les barbares. Dans ce moment, ceux qui gardaient le bagage sur une éminence accourent pour prendre leur part de la victoire, et redoublent la terreur de l’ennemi, qui croit voir arriver un nouveau renfort.

Les Allemands se débandent, ne se sentant plus de forces que pour fuir. Les vainqueurs les suivent l’épée dans les reins; et leurs armes étant pour la plupart faussées, émoussées, rompues, ils arrachent celles des fuyards. On ne fait quartier à personne. La terre est jonchée de mourans qui demandent par grâce le coup de la mort. Plusieurs, sans être blessés, tombant dans le sang de leurs camarades, sont foulés aux pieds des hommes et des chevaux. Les barbares, toujours fuyant, et toujours poursuivis sur des monceaux d’armes et de cadavres, arrivent aux bords du Rhin, et s’y jettent la plupart, Julien et ses officiers accourent à grands cris pour retenir leurs soldats, que l’ardeur de la poursuite allait précipiter dans le fleuve. Ils s’arrêtent sur les bords, d’où ils percent de traits ceux qui se sauvent à la nage. Les Romains, comme du haut d’un amphithéâtre, voyaient cette multitude d’ennemis flotter, nager, s’attacher les uns aux autres, se repousser, couler à fond ensemble, les uns engloutis sous les flots, les autres portés sur leurs boucliers, luttant contre les vagues, et gagnant avec peine l’autre bord à travers mille périls. Le Rhin était couvert d’armes et teint de sang.

Chnodomaire, échappé du carnage, se couvrant le visage pour n’être pas reconnu, fuyait avec deux cents cavaliers. Il tâchait de regagner son camp, qu’il avait laissé entre deux villes, dont l’une est aujourd’hui le village d’Alstatt, et l’autre Lauterbourg. Il devait trouver en cet endroit des bateaux qu’il avait préparés pour repasser le Rhin en cas de disgrâce. Comme il côtoyait un marais, son cheval ayant glissé sur le bord, le jeta dans l’eau. Malgré la pesanteur de ses armes, il eut assez de force pour se dégager et pour gagner un coteau couvert de bois. Un tribun, qui le reconnut à sa haute taille, l’ayant poursuivi avec sa cohorte, fit environner ce bois, n’osant y pénétrer de crainte de quelque embuscade. Le prince, se voyant enveloppé et sans ressource, sortit seul et se rendit au tribun. Mais les cavaliers de son escorte, et trois amis qui l’avoient suivi dans tous les hasards, se crurent déshonorés s’ils abandonnaient leur roi, et vinrent demander des fers. On le conduisit au camp ; et ce fut pour tonte l’armée le premier fruit de la victoire de voir cet illustre captif, remarquable par sa bonne mine, par l’éclat de son armure, par la richesse de ses habits, mais pâle, confus, plongé dans un morne silence, et portant sur son front la honte de sa défaite: bien différent de ce fier monarque qui, sur les ruines et les cendres des villes de la Gaule, n’annonçait autrefois que ravages et incendies.

Cette fameuse journée fut le salut de la Gaule, et rendit à l’empire son ancienne frontière. Mais ce qu’il y a de plus admirable, et ce qui donne la plus grande idée de la capacité de Julien et de la discipline de ses troupes, c’est qu’une victoire si opiniâtrement disputée ne lui coûta que deux cent quarante-trois soldats et quatre officiers, le tribun Bainobaude, Laïpson, Innocentius, commandant de la gendarmerie, et un tribun dont le nom est ignoré. L’histoire varie sur le nombre des Allemands qui restèrent sur le champ de bataille; il en périt encore davantage dans le fleuve. Au coucher du soleil, Julien ayant fait sonner la retraite, toute l’armée, par une acclamation unanime, le salua du nom d’Auguste, Il rejeta ce titre avec indignation, imposa silence aux soldats, et protesta avec serment qu’il n’acceptait ni ne désirait ce témoignage d’un zèle inconsidéré. L’armée campa sur les bords du Rhin sans se retrancher, mais environnée de plusieurs corps de gardes avancées qui veillèrent à sa sûreté. Une partie de la nuit se passa dans les réjouissances d’une victoire qui était fort au-dessus de leurs espérances. Zosime rapporte qu’au point du jour Julien fit comparaitre devant lui les six cents gendarmes dont la bravoure s’était démentie; et que, pour les punir sans user de la rigueur des lois militaires il leur fit traverser le camp en habits de femmes: il ajoute que cette flétrissure fut si sensible à ces braves gens, que dès le premier combat ils effacèrent leur honte par des prodiges de valeur. On amena ensuite Chnodomaire. Comme Julien lui demandait compte de ses attentats contre l’empire, il soutint d’abord sa réputation de courage, et répondit avec dignité. Julien commençait à l’admirer; mais bientôt ce prince perdit tout l’éclat que les malheurs savent donner aux âmes hères, en demandant la vie avec bassesse, jusqu’à se prosterner aux pieds du vainqueur. Julien le releva; quoiqu’il ne sentît pins pour lui que du mépris, il respecta encore sa grandeur passée; et, faisant réflexion aux terribles révolutions que peut amener une seule journée, il lui épargna la honte des fers. Quelque temps après il l’envoya à Constance qui le fit conduire à Rome, où il mourut de léthargie.

Une si importante victoire ne fit qu’aigrir la jalousie de Constance. C’était le ton de la cour de blâmer Julien ou de le tourner en ridicule. On l’appelait par dérision le Victorin; ce qui renfermait une allusion maligne au tyran de ce nom qui, du temps de Gallien, après avoir dompté les Germains et les Francs, avait usurpé le titre d’Auguste. D’autres, plus méchants encore, affectaient de le louer avec excès en présence du prince. L’empereur, de son côté, s’appropriait tout l’honneur des succès du César. Telle était sa vanité : si, tandis qu’il séjournait en Italie, un de ses généraux remportait quelque avantage sur les Perses, aussitôt volaient dans tout l’empire de longues et ennuyeuses lettres du prince, remplies de ses propres éloges, mais où le général vainqueur n’était pas même nommé; et ces annonces de victoires ruinaient, en passant, les villes et les provinces par les pressens qu’il faillait prodiguer aux porteurs de ces lettres. A l’occasion de la journée de Strasbourg, dont Constance était éloigné de quarante marches, il publia des édits pompeux où, s’élevant jusqu’au ciel, il se représentait rangeant l’armée en bataille, combattant à la tête, mettant les barbares en fuite, faisant prisonnier Chnodomaire, sans dire un mot de Julien , dont il aurait enseveli la gloire, si la renommée ne se chargeait, en dépit de l’envie, de publier les grandes actions. C’était pour se conformer à la vanité de ce prince que les orateurs, et même quelques historiens de son temps, lui attribuaient des exploits auxquels il n’eut jamais d’autre part que d’en être jaloux.

Julien fit enterrer tous les morts, sans distinction d’amis et d’ennemis. Il renvoya les députés des barbares qui étaient venus le braver avant la bataille, et revint à Saverne. Il fit conduire à Metz le butin et les prisonniers, pour y être gardés jusqu’à son retour. N’ayant plus laissé d’Allemands en-deçà du Rhin, il brulot d’envie de les aller chercher dans leur propre pays. Mais ses soldats voulaient jouir de leur victoire sans s’exposer à de nouvelles fatigues. Julien leur représenta que ce n'était pas assez pour de braves guerriers de repousser les attaques; qu'il faillait se venger des insultes passées; que ce qui leur restait à faire n'était qu'une partie de chasse plutôt qu’une guerre; que les barbares ressemblaient à ces bêtes timides qui, après avoir reçu le premier coup, attendent le second sans se défendre. On ne pouvait manquer à un général qui ne se distinguait de ses soldats qu’en prenant sur lui-même la plus grande part des travaux et des dangers. Ils marchèrent donc à sa suite; et, étant arrivés à Mayence, ils y jetèrent un pont et passèrent le Rhin. Les Allemands de ces cantons, qui ne s’attendaient pas à se voir relancés jusque dans leurs retraites, effrayés d’abord, vinrent demander la paix, et protestèrent de leur fidélité à observer les traités. Mais presque aussitôt, s’étant repentis de cette soumission, ils envoyèrent menacer Julien de fondre sur lui avec toutes leurs forces, s’il ne se retirait de dessus leurs terres. Pour toute réponse, Julien fit embarquer sur le Rhin, au commencement de la nuit, huit cents soldats, avec ordre de remonter le Mein, de faire des descentes, et de mettre tout à feu et à sang. Au point du jour les barbares se montrèrent sur des hauteurs; on y fit monter l’armée; mais elle n’y trouva plus d’ennemis. On aperçut de là des tourbillons de fumée qui firent juger que le détachement pillait et brûlait les campagnes. Les Allemands, épouvantés de ces ravages, rappelèrent les troupes qu’ils avoient placées en embuscade dans des lieux étroits et fourrés, et se dispersèrent pour aller défendre le pays. Leur retraite abandonna aux soldats de Julien beaucoup de grains et de troupeaux. On enleva les hommes, et on brûla les châteaux bâtis et fortifiés à la manière des Romains.

Après une marche de trois ou quatre lieues, on rencontra un bois épais. Julien apprit d’un transfuge qu’on y serait attaqué par un grand nombre d’ennemis cachés dans des souterrains, et qui attendaient que l’armée s’engageât dans la forêt. Quelques soldats ayant osé y entrer, rapportèrent que toutes les routes étaient traversées de grands arbres nouvellement abattus. Les Romains virent avec dépit qu’ils ne pouvaient avancer qu’en prenant de longs détours par des chemins difficiles. On avait passé l’équinoxe d’automne, et la neige couvrit déjà les montagnes et les plaines. On résolut donc de ne pas aller plus loin. Mais, pour brider ces barbares, Julien fit rétablir à la hâte la forteresse que Trajan avait autrefois bâtie et appelée de son nom, et que les Allemands avoient ruinée. Il y laissa une garnison avec des provisions qu’il avait enlevées dans le pays même. Les barbares, se voyant comme enchaînés, vinrent humblement demander la paix. Julien ne voulut leur accorder qu’une trêve de dix mois : c’était le temps dont il avait besoin pour garnir sa forteresse de munitions et de machines nécessaires à la défense. Trois rois barbares se rendirent au camp; ils étaient du nombre de ceux dont les troupes avoient été battues à Strasbourg. Ils s’engagèrent par serment à vivre en paix avec la garnison jusqu’au jour arrêté, et à lui fournir des vivres.

Cette glorieuse campagne se termina par un nouveau succès. Le général Sévère, revenant à Reims par Cologne et par Juliers, rencontra un parti de six cents, d'autres disent de mille Français, qui faisaient le dégât dans tout ce pays, qu’ils trouvaient dégarni de troupes. Les glaces et les neiges de l’hiver ou les fleurs du printemps, tout est égal pour la bravoure française, dit un auteur de ce temps-là. A l’approche des Romains, ils se renfermèrent dans deux forts abandonnés, situés sur la Meuse, où ils résolurent de se bien défendre. Le César crut qu’il était important pour l’honneur, de ses armes et pour la sûreté du pays de tirer raison de ces ravages. Il se joint à Sévère, et assiège ces barbares, qui soutinrent toutes les attaques avec une opiniâtreté incroyable. Le siège dura cinquante-quatre jours, pendant les mois de décembre et de janvier. La Meuse était couverte de glaçons; et comme Julien craignit que, venant à se prendre tout-à-fait, elle n’offrît un pont aux barbares, qui pourraient s’évader à la faveur de la nuit, il faisait courir sur le fleuve, depuis le soleil couchant jusqu’au jour, des barques légères chargées de soldats pour rompre les glaces et prévenir les sorties. Enfin les assiégés, abattus par la disette, par les veilles et par le désespoir, furent contraints de se rendre. On les mit aux fers. Ce fut un spectacle nouveau, la nation française s’étant fait une loi de vaincre ou de périr. On en tint compte à Julien autant que d’une grande victoire. Il les envoya comme un rare présent à l’empereur, qui les incorpora dans ses troupes. C’étaient des hommes de haute stature, et qui paraissaient, dit Libanius, comme des tours au milieu des bataillons romains. Une armée de Français qui accouroit au secours, ayant appris que les forts étaient rendus, rebroussa chemin sans rien entreprendre.

Julien vint passer l’hiver à Paris. Il aimait cette ville, dont il a fait lui-même une description fort agréable. Renfermée dans l’île qu’on nomme encore la Cité, elle était environnée de murailles. On y entrait de deux côtés par deux ponts de bois. Julien loue la pureté et la bonté de ses eaux, la température de son climat, et la culture de son territoire. L’hiver y fut cette année plus rude que de coutume. Comme il le passait sans feu, selon son usage, le froid devenant excessif, il permit seulement de porter le soir dans sa chambre quelques charbons allumés. Ce soulagement pensa lui coûter la vie. Il fut tellement saisi de la vapeur, qu’il en aurait été étouffé, si on ne l’eût promptement emporté dehors. Il en fut quitte pour rendre le peu de nourriture qu’il venait de prendre; et comme sa sobriété ne se démentit jamais, ce fut la seule fois de sa vie qu’il fut obligé de soulager son estomac. Il travailla le lendemain à son ordinaire. Il s’occupait alors du soin de diminuer les taxes. Florence, préfet du prétoire, prétendit que, le produit de la capitation ne pouvant suffire aux dépenses de la guerre, il y fallait suppléer par une subvention extraordinaire. Julien, qui savait que tous ces expédients de finance causaient aux provinces des maux souvent incurables, et plus mortels que la guerre même, protestait qu’il perdrait la vie plutôt que de permettre celte surcharge. Comme le préfet faisait grand bruit de ce que le César se défiait d’un homme de son rang, sur qui l’empereur se reposait de toute l’administration civile, Julien , sans sortir du ton de la raison et de la douceur, lui démontra par un calcul exact que le montant de la capitation était plus que suffisant pour fournir à tous les frais. Florence, convaincu sans être persuadé, revint à la charge quelque temps après, et lui fit présenter un ordre à signer pour une imposition nouvelle. Julien, sans en vouloir souffrir la lecture, le jeta par terre en disant: Assurément le préfet changera d’avis, la chose est trop criante. Sur les plaintes du préfet, l’empereur écrivit à Julien une lettre de reproches, et lui recommanda de s’en rapporter à Florence. Mais le César répondit qu’on devait se tenir fort heureux que l’habitant de la province, pillé par les barbares et par les gens d’affaires, acquittât les taxes ordinaires, sans l’écraser par des augmentations que les traitements les plus durs ne pouvaient arracher à l’indigence : ainsi la fermeté de Julien affranchit la Gaule de toute injuste vexation. Pour combattre ce préjugé inhumain, que les peuples ne paient jamais mieux que quand ils sont plus accablés, il voulut bien se charger lui-même du soin de recouvrer les tailles de la seconde Belgique, province alors dévastée et réduite à une extrême misère, mais à condition qu’aucun sergent du préfet ni du président ne mettrait le pied dans le pays. Cette humanité, qui sauvait aux habitants les frais des recouvrements, fit plus d’effet que toutes les contraintes. Ils payèrent sans attendre de sommation, et même avant le terme, parce qu’ils ne craignaient pas qu’on les fît repentir de leur promptitude à satisfaire en leur imposant pour la suite un plus lourd fardeau.

Florence, dont il dérangeait les opérations, s’en vengea sur Salluste, dont les conseils n’inspiraient à Julien que bonté et que justice. Son argent et ses intrigues gagnèrent à la cour Paul et Gaudence, qui étaient les canaux ordinaires par où la calomnie passait aux oreilles de l’empereur. Ceux-ci persuadèrent à Constance que Salluste était un conseiller dangereux auprès d'un jeune prince capable de tout oser. Cet homme de bien fut rappelé. On prit pour prétexte le besoin que l’on avait de lui en Thrace, et l’on promit de le renvoyer ensuite en Gaule, où nous le revoyons en effet trois ans après. Le départ de Salluste fut très sensible à Julien. Il l’honorait comme son père; il lui fit ses adieux par un discours qui renferme un grand éloge de cet illustre ami, digne de servir de modèle aux confidents des princes. Cette séparation enleva à Julien la plus grande douceur de sa vie, sans altérer son humeur et sans ralentir son zèle, du moins en apparence. Il était trop maître de ses mouvements pour laisser éclater un ressentiment prématuré, et trop habile pour se nuire à lui-même, en se vengeant aux dépens de l’empire des injustices qu’il essuyait de la part de l'empereur.

 

CONSTANCE ET JULIEN

LIVRE DIXIÈME.

 

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.