HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |
CONSTANCE ET JULIEN355-357LIVRE NEUVIEME.
La guerre allumée
dans le sein de l’Eglise jetait dans tout l’empire plus de trouble et de
désordre que n’en avoient causé les fureurs de l’idolâtrie. Ceux qu’on cherchait
à détruire étaient en plus grand nombre, et la cause n’était pas moins
importante: le paganisme avait attaqué Dieu; la doctrine d’Arius attaquait le
fils de Dieu, consubstantiel à son père; et la persécution, quoique moins
sanglante, ne marchait pas avec moins de fracas et d’appareil. Athanase, plus
brillant encore par les outrages dont on l’accablait que par l’éclat de ses
vertus, avait l’honneur de voir sa cause unie avec celle de Jésus-Christ: on
demandait à la fois aux fidèles de souscrire à la condamnation d’Athanase et
d’entrer dans la communion des ariens. On n’entendit parler que de nouvelles
ordonnances: on voyait courir de ville en ville des soldats, des greffiers, des
officiers du palais portant des menaces pour les évêques et les magistrats, des
sentences et des fers pour les peuples. Ils étaient accompagnés
d’ecclésiastiques ariens qui leur servaient d’espions et de satellites. Partout
on croit aux évêques: Signez, où sortez de vos églises. On les trainait
à la cour: on les enfermait sans leur permettre de voir l’empereur; ils ne
sortaient qu’après avoir signé, ou pour aller en exil. Constance s’efforçait de
grossir la liste des souscripteurs, afin de donner de la considération à
l’hérésie dont il était le chef, s’imaginant que ces noms multipliés étaient
pour l’arianisme autant de titres de noblesse. Il espérait apparemment, dit
saint Athanase, changer la vérité en changeant les hommes; mais, ajoute-t-il,
quoiqu’il fût déshonorant aux évêques de succomber à la crainte, il l’était
encore plus aux ariens d’employer la terreur : c’était une preuve de la
faiblesse de leur doctrine; car ce n’est ni par les épées ni par les soldats qu’on
prêche la vérité; elle ne connait d’autres armes que la persuasion.
Le fort de l’orage
devait tomber sur l’église d’Alexandrie. Il fallait en faire sortir Athanase,
et Constance se trouvait très embarrassé. Aussitôt après le concile
de Milan il avait écrit a Maxime, gouverneur d’Egypte, d’ôter à l’évêque
et de donner aux ariens tout le blé qui devait être distribué aux églises
selon la fondation de Constantin, et de permettre à tout le monde d’insulter et
de maltraiter ceux de la communion d’Athanase. Cependant il n’avait pas oublié
le serment qu’il avait fait au saint évêque de ne plus le condamner sans
l’entendre, et de le maintenir dans son siège malgré les rapports de ses
ennemis. Il avait confirmé ce serment par plusieurs lettres. Il n’osait donc,
de peur de se parjurer par écrit, signer l’ordre de le chasser de son église.
Rien n’est plus inconséquent que l’injustice aveuglée par la passion. Il fit
exécuter l’ordre sans l’écrire. Il envoie en Egypte deux de ses secrétaires,
Diogène et Hilaire. Ceux-ci, s’étant fait accompagner des magistrats, vont
trouver l’évêque , et lui signifient de sortir d’Alexandrie. Il demande à voir
l’ordre de l’empereur; ils ne peuvent en produire aucun. Le peuple, informé de
cette démarche, menace de courir aux armes. Les envoyés prennent le parti de se
retirer, et de mander les légions d’Egypte et de
Libye. Quelques jours après, le duc Syrien, étant arrivé à leur tête, presse le
prélat d’aller à la cour. Athanase , fondé sur le serment et sur les lettres de
Constance, refuse de partir sans un ordre exprès. Mais, pour parer aux suites
fâcheuses que pourrait avoir son refus, il offre de se contenter d’un ordre
signé de Syrien ou de Maxime. Ils n’en veulent signer aucun. Syrien , effrayé
des clameurs du peuple, parait s’adoucir; il promet avec serment, en présence
de plusieurs témoins, de ne plus troubler l’église d’Alexandrie, mais
d’informer l’empereur, et d’en attendre de nouveaux ordres. Il donne cette
promesse par écrit le dix-septième de janvier, Constance étant consul pour la
huitième fois avec Julien: elle fut mise entre les mains de Maxime.
Cependant, la nuit
d’avant le vendredi, neuvième de février, Syrien, à la tête de plus de cinq
mille légionnaires armés de toutes pièces, l’épée nue et conduits par des
ariens, vient à l’église de Théonas. Athanase y était
en prière avec son peuple, selon la coutume, parce qu’on devait le lendemain
célébrer le saint sacrifice, qu’on n’offrait pas alors tous les jours. Au son
des trompettes et des autres instruments de guerre le peuple est saisi
d’effroi. Mais Athanase, sans changer de couleur ni de contenance, fait
entonner par un diacre le psaume cent trente-cinquième : Rendez gloire au
Seigneur, parce qu’il est plein de bonté, et tout le peuple répondit, parce
que sa miséricorde est éternelle. Pendant qu’on chantait ce psaume les
soldats rompent les portes; ils se jettent dans l’église; ils font retentir
leurs armes et briller leurs épées. Syrien ordonne de tirer; les flèches
volent: aussitôt les cris des meurtriers, ceux des blessés et demeurants, les
efforts des soldats pour entrer, des fidèles pour sortir au travers des lances
et des épées, la rage dans les uns, la pâleur et l’épouvante dans les autres,
tous pêle-mêle se précipitant, se foulant aux pieds, offrent de toutes parts un
affreux désordre. Athanase restait assis sur son siège; il exhortait son clergé
à la prière, et le duc animait ses soldats. En vain le peuple conjure à grands
cris le saint évêque de sauver sa vie : alarmé pour son troupeau, mais
intrépide pour lui-même, il leur ordonne de se retirer tous, et s’obstine à
lester le dernier. Presque tous étaient sortis, lorsqu’une troupe de clercs et
de moines l’entraîne malgré lui comme dans un flot, et, se serrant de toutes
parts autour de lui, ils l’emportent tout froissé et à demi-mort au travers des
soldats qui avoient investi le sanctuaire et l’église. Dieu aveugla ses ennemis,
et le déroba comme par miracle à leur fureur. Qu’on se représente les violences
par lesquelles Grégoire avait, quinze ans auparavant signalé son arrivée : les meurtres, les
profanations, le pillage des autels, les outrages faits aux vierges, les
cruautés exercées sur les ecclésiastiques et sur les laïcs fidèles à leurs
évêques, Alexandrie vit renouveler toutes ces horreurs. Cette église fut
abandonnée à une troupe de scélérats, dont le duc Syrien était encore le plus
traitable. Les autres étaient le duc Sébastien, manichéen; Cataphronius,
nommé gouverneur d’Egypte à la place de Maxime; le comte Héraclius, Faustin,
trésorier-général, qui n’était qu’un libertin et un bateleur, tous munis de
commissions de l’empereur. Les évêques ariens enchérissaient encore sur la
barbarie de ces officiers. Second, évêque de Ptolémaide,
écrasa un prêtre à coups de pieds.
Les catholiques
dressent un procès-verbal de ces excès, à dessein d’en instruire le prince.
Syrien veut les forcer à supprimer cet acte. Plusieurs vont le conjurer de leur
épargner cette nouvelle violence; il les fait chasser à coups de bâton. Il
envoie à diverses reprises le bourreau de sa troupe et le prévôt de la ville
pour enlever les armes qu’on avait trouvées dans l’église, et qu’on y avait
suspendues comme un témoignage de ses attentats sacrilèges: mais les
catholiques s’y opposent. Ils envoient à Constance une requête que saint
Athanase nous a conservée; ils y exposent tout ce qu’ils ont souffert; ils font
souvenir l’empereur de ses serments; ils protestent qu’ils sont prêts à mourir
plutôt que d’accepter un autre évêque. Constance, sourd à leurs plaintes et à
leurs demandes, autorise tout ce qui s’est passé: il ordonne de poursuivre
Athanase. Le comte Héraclius menace de la part de l’empereur toute la ville de
lui ôter le pain de distribution, les magistrats de les réduire en esclavage, les
païens mêmes d’abattre leurs idoles, s’ils n’obéissent au prélat que le prince
va envoyer. Les païens, pour sauver leurs dieux, signèrent tout ce qu’on
voulut; et comme ils étaient encore en grand nombre dans Alexandrie, la liste
de leurs noms combla de joie l’empereur, qu’on n’eut garde d’avertir que tous
ces souscripteurs n’étaient que des idolâtres. Quelques jours après, Héraclius, Cataphronius et Faustin, jaloux sans doute des succès
de Syrien, accoururent à la tête d’une bande de païens et de scélérats à
l’église nommée la Césarée; ils étaient altérés de sang. Mais, comme le peuple était
sorti, ils n’y trouvèrent qu’un petit nombre de femmes et de filles, qu’ils maltraitèrent.
Voulant se signaler par quelques exploits, ils emportèrent tous les meubles de
l’église, jusqu’à la table de l’autel, et les brûlèrent dans le parvis. Les
païens jetaient de l’encens dans ce feu en invoquant leurs dieux, et s’écriaient
: Vive l’empereur Constance qui est revenu à notre religion! vivent les
ariens qui ont abjuré le christianisme!
Telles étaient les
violences par lesquelles on préparait la voie au nouvel évêque. Il arriva enfin
quelque temps avant Pâques. C’était encore un Cappadocien, nomme George, fils d’un
Toulon, premièrement parasite, ensuite receveur public, enfin banqueroutier.
Obligé de prendre la fuite, il erra de province en province, jusqu’à ce que trente évêques ariens, assembles a
Antioche avant le concile de Milan , jetèrent les yeux sur lui pour le mettre à
la place d’Athanase. Ils le firent prêtre avant qu’il fût chrétien: on va
jusqu’à croire qu’il ne le fut jamais; et ils l’ordonnèrent évêque
d’Alexandrie. Il n’avait ni connaissance des lettres, ni politesse, ni même le
masque de la piété; mais il ne manquait d’aucun des talents d’un cruel et
violent persécuteur. L’argent des pauvres et celui des églises, qu’il fît
passer dans la suite aux favoris et aux eunuques, couvrit tous ses vices, et
lui tint lieu de mille vertus. Constance, né pour être trompé, lui prodiguait
dans ses discours et dans ses lettres les titres les plus pompeux: il l’appelait
un prélat au-dessus de toute louange, le plus parfait des docteurs, le guide le
plus expert dans le chemin du ciel. Il ne pou voit trouver d’éloges assez
emphatiques pour honorer ce méchant prélat, qui s’épargnait même la contrainte
de l’hypocrisie.
Il entra dans
Alexandrie au milieu d’une troupe de soldats commandés par le duc Sébastien. C’était
l’arrivée d’un conquérant. Il prit cependant quelques jours de repos, et ne
commença la guerre qu’après Pâques. Alors, au premier signal, les soldats de
Sébastien se répandent dans la ville et aux environs; on pille les maisons, on
ouvre jusqu’aux tombeaux pour chercher Athanase; on brûle les monastères. Les
femmes ariennes, avec une fureur de bacchantes, faisaient mille outrages aux
femmes catholiques. Tout retentissait de coups de fouets. Le duc lui-même avait
horreur des cruautés dont il était le ministre: comme il avait fait fouetter
plusieurs catholiques, les ariens, mécontents de l’exécution, qui leur avait
paru trop ménagée, le menacèrent demander aux eunuques qu’il ne les servit qu’à
regret; et cet esclave de cour, tremblant à cette menace, fit recommencer le
supplice jusqu’à ce que les ariens fussent satisfaits. Quelques jours après, le
duc, à la sollicitation de l’évêque, va, à la tête de trois mille soldats, se
jeter sur le peuple assemblé hors de la ville, dans un cimetière, pour éviter
la communion des ariens. Là se commirent tous les excès dont une soldatesque
brutale est capable quand on lui sait gré de sa barbarie. On employa les
chevalets, les flammes, les ongles de fer. Par un raffinement de cruauté on fit
battre un grand nombre de vierges et d’autres personnes avec des branches de
palmier armées de toutes leurs pointes. Plusieurs en moururent. On cachait les
corps de ces martyrs; on ne les rendait que pour de grosses sommes d’argent;
autrement on les faisait dévorer par des chiens. Ceux qui donnaient retraite
aux catholiques étaient traités avec rigueur; c’était un crime de les soulager
de quelques aumônes: les païens eux-mêmes détestaient ces inhumanités, et maudissaient
les ariens, qu’ils regardaient comme des bourreaux.
Constance avait ordonné
de chasser les évêques hors de leurs villes épiscopales; mais George ne se contentait
pas de les arracher à leur troupeau: après les avoir fait meurtrir de coups, on
les envoyait, les uns aux mines; c’était surtout à celles de Phœno en Arabie, où l’on mourait en peu de jours; les
autres au fond des déserts: et, pour les faire périr par la fatigue du voyage,
les évêques de la Thébaïde et ceux de la basse Egypte, se croisant les uns les
autres, étaient traînés, les premiers aux déserts d’Ammon; les autres aux
solitudes de la grande Oasis, contrées également affreuses, et que des plaines
immenses de sables brûlants renvoient inhabitables. Ces prélats vénérables,
courbés sous le poids de leurs fers, plusieurs même de leur vieillesse, évêques
avant la naissance de l’hérésie, dont ils étaient les victimes, traversaient
les déserts en chantant des hymnes, et ne plaignaient que leurs persécuteurs.
Quelques-uns moururent en chemin, et honorèrent de leur sépulture ces solitudes
arides, redoutées même des bêtes féroces. Pour remplacer les évêques bannis,
George vendait les églises à des décurions ariens, qui achetaient ainsi l’exemption
des charges civiles à des libertins, à des hommes flétris par leurs crimes, à
des païens : il les y faisait établir à main armée.
Le nouveau prélat,
autant pour racheter l’impunité de tant de crimes que pour satisfaire son
avarice et celles des eunuques, qu’il fallait sans cesse désaltérer, se mit à
faire le métier de partisan. Il prit la ferme du salpêtre, qu’on tirait tous
les ans en grande abondance du lac Maréotis; il s’empara de toutes les salines
et de tous les marais où croissait le papyrus. Autorisé par les magistrats, qui
se vendaient à tous ses caprices, il s’avisa d’imposer un tribut sur les morts;
il fit fabriquer un grand nombre de cercueils, dont on était forcé de se servir
pour porter les corps à la sépulture, et il en tirait un droit. Oubliant sa
dignité, qui n’inspire que des conseils de justice et de douceur, dit un auteur
païen, il se chargeait de l’odieux personnage de délateur. II travaillait à la
ruine de son peuple par les avis qu’il donnait à Constance: on dit qu’il voulut
persuader à ce prince que l’empereur était propriétaire de toutes les maisons
d’Alexandrie, et qu’en cette qualité il en devait retirer les revenus, parce
qu’il avait succédé aux droits d’Alexandre le grand, qui avait fait bâtir la
ville à ses dépens. La tyrannie, jointe à tant de bassesse, alluma contre lui
une haine si furieuse, que le peuple l’attaqua dans l’église même, et l’aurait mis
en pièces, s’il n’avait promptement pris la fuite. Il alla se réfugier à la
cour. On chassa aussitôt de toutes les villes les évêques nouvellement intrus;
mais le duc d’Egypte ne tarda pas à les rétablir. Bientôt on vit arriver à
Alexandrie un secrétaire de l’empereur chargé de châtier les habitants. Il y en
eut un grand nombre qui furent tourmentés et battus de verges. George revint
peu de temps après, aussi détesté qu’auparavant, mais plus redouté.
Athanase était
resté quelques jours caché dans Alexandrie avec tant de précaution, que les
fidèles même ne connaissent pas le lieu de sa retraite. A l’arrivée de
George, il s’enfuit dans les déserts. Peu de temps après, il retourna sur ses
pas, dans le dessein d’aller trouver l’empereur. Il se fiait sur sa propre
innocence, et ne pouvoir se persuader que le prince eût oublié ses promesses et
ses serments. Mais il n’en fut que trop convaincu par la lecture de deux
lettres de Constance. L’une était adressée aux habitants d’Alexandrie; il les exhortait
à obéir à George, qu’il comblait de louanges; il menaçait de toute son
indignation les partisans d’Athanase, dont il traçait le portrait le plus
affreux. L’autre était écrite aux deux rois d’Ethiopie, Aïzan et Sazan : l’empereur leur ordonnait, comme à des
vassaux, d’envoyer en Egypte Frumentius, ordonné
évêque par Athanase, afin qu’il y vînt puiser la saine doctrine dans les instructions
de George, et de mettre Athanase lui-même, s’il était dans leurs états, entre
les mains des officiers romains. Athanase apprit en même temps qu’on gardait
tous les passages, qu’on examinait tous ceux qui sortaient d’Alexandrie , qu’on
visitait tous les vaisseaux. Il se retira donc dans les sables de l’Egypte, et
il y resta jusqu’à la mort de Constance. D’abord il vécut avec les moines qui habitaient
ces retraites; et ces hommes angéliques, consommés dans la pratique des plus
sublimes vertus, trouvaient dans le nouvel anachorète un maître et un modèle.
Athanase, au milieu de ces solitudes, recueillit un héritage plus précieux pour
lui que tous les trésors d’Alexandrie: c’était une tunique de peaux de brebis
que lui avait laissée saint Antoine, mort quelque temps auparavant, à l’âge de
cent cinq ans. Les soldats poursuivirent le saint évêque jusque dans ces
affreuses contrées. Pour épargner à ses hôtes les mauvais traitements et les
massacres, il s’enfonça plus avant dans les déserts, où il ne recevait de
secours que d’un chrétien fidèle, qui lui apportait, au hasard de sa vie, les aliments
les plus nécessaires. Il se tint même longtemps enfermé dans une citerne sèche,
dont il fut encore obligé de sortir, parce qu’on l’avait trahi. Ce héros de la
foi, fuyant, poursuivi, abandonné, manquant de tout, excepté de la grâce
divine, forgeait au fond de ces déserts des foudres qui allient frapper George
et les ariens au milieu d'Alexandrie et, dans des alarmes continuelles, il
trouva en lui-même, ou plutôt en Dieu qui le couvrit partout de ses ailes,
assez de repos et de force pour composer une grande partie de ces ouvrages
pleins d’onction, d’éloquence et de lumières, qui feront toujours l’instruction
et l’admiration de l'Eglise.
Les ariens croyaient
n’avoir rien fait tant qu’ils n’auraient pas dompté Osius, qu’on appelait le
père des évêques et le chef des conciles. Constance le mande, l’exhorte, le
prie: Osius déconcerte l’empereur par la force de ses paroles, et retourne à
son église. Les ariens aigrissent le prince; il écrit, il caresse, il menace;
Osius demeure ferme. Constance mande de nouveau ce vieillard, âgé de cent ans,
et le retient en exil à Sirmium pendant une année entière. On tint dans la
Gaule un concile à Béziers, où saint Hilaire de Poitiers confondît les ariens,
et leur chef Saturnin d’Arles, qui présidait au concile. La plupart des évêques
de Gaule se séparent de Saturnin et des ariens; mais ceux-ci mettent dans leur
parti le César Julien, qui ne regardait que de loin ces orages de l’Eglise; et
Constance, trompé par une fausse relation, exile Hilaire, et Rhodane, évêque de Toulouse: il les relègue en Phrygie; il
fait meurtrir de coups les clercs de l’église de Toulouse; leur évêque meurt
dans son exil. Ce fut, selon quelques auteurs, dans cet exil même que saint
Hilaire composa contre Constance le livre dont nous avons parlé quoiqu’il soit plus vraisemblable que cet
ouvrage n’a été fait qu’après son retour, en 36o. Cet écrit a sans doute besoin
d’excuse pour les traits injurieux qui sont lancés sans ménagement contre la
personne de l’empereur; mais il renferme un témoignage précieux, qui fait
honneur à ces saints évêques. Saint Hilaire y fait voir à Constance l’abus de
la violence en fait de religion, par ces belles paroles: Dieu nous a enseigné
à le connaître ; il ne nous y a pas contraints. Il a donné de l'autorité
à ses préceptes en nous faisant admirer ses opérations divines: il ne veut
point d’un consentement forcé. Si l'on employait la violence pour établir la
vraie foi, la doctrine épiscopale s'élever oïl contre cet abus, elle s'écrierait
: Dieu est le dieu de tous les hommes; il n'a pas besoin d'une obéissance sans
liberté; il ne reçoit pas une profession que le cœur désavoue: il ne s'agit pas
de le tromper, mais de le servir. Ce n'est pas pour lui, c'est pour nous que
nous devons lui obéir. Tels étaient aussi les sentiments de saint Athanase.
Tous ces illustres exilés essuyèrent les traitements les plus durs et les plus
cruels. Le comte Joseph, à Scythopolis, fut le seul
qui osa conserver de l’humanité à leur égard: il retira dans sa maison saint
Eusèbe de Verceil, persécuté par l’évêque Patrophile.
L’hérésie,
soutenue de la puissance souveraine, triomphait avec insolence. La nouvelle
capitale ne fut pas exempte de troubles. Macédonius obtint de l’empereur et un édit qui ordonnait de chasser des villes les
défenseurs de la consubstantialité, et d’abattre leurs églises. Armé de cet
édit, le prélat impitoyable mit en œuvre les plus extrêmes rigueurs pour forcer
les catholiques à communiquer avec les ariens. La persécution s’étendit sur les
novatiens, attachés comme les catholiques à la foi du consubstantiel. Celte
conformité de souffrances unissait leurs cœurs; elle aurait même réconcilié
leurs esprits, sans la jalousie de quelques schismatiques qui s’y opposèrent.
En exécution du nouvel édit, on abattit une église que les novatiens avoient à Constantinople.
Ils s’assemblent aussitôt, hommes, femmes, enfants; et, sans résister à l’ordre
de l’empereur, ils laissent démolir l’église: mais ils en recueillent les
matériaux, les transportent au-delà du golfe, dans le quartier nommé Syques, et ils l’eurent rebâtie en ce lieu presqu’en
aussi peu de temps qu’il en a voit fallu pour la détruire. Julien, leur ayant
rendu dans la suite l’ancienne place, ils y reportèrent les mêmes matériaux,
reconstruisirent l’église, et la nommèrent Anastasie, c’est-à-dire la
résurrection. Macédonius poursuivit partout les
novatiens. Ayant appris qu’ils étaient en grand nombre dans la Paphlagonie, et
surtout à Mantinium, il y envoya, avec la permission
de l’empereur, quatre cohortes de soldats pour les exterminer, ou les forcer à
faire profession d’arianisme. Les habitants de Mantinium,
échauffés d’un zèle plus ardent que conforme à l’Evangile, s’arment à la hâte
de tout ce qui se présente sous leurs mains, marchent contre ces troupes, se
battent en désespérés, perdent beaucoup de leurs gens, mais taillent en pièces
presque tous les soldats. Ce malheureux succès indisposa l’empereur. Un autre
événement acheva de l’irriter. L’église des Saints-Apôtres, où reposait le
corps de Constantin, menaçait déjà ruine. Macédonius fit de sa propre autorité transporter le corps dans l’église de Saint-Acace. Le
peuple se divisa en deux factions; les uns s’écriaient que c’était un sacrilège
de remuer les cendres de leur fondateur; les autres prenaient le parti de
l’évêque: la querelle devint meurtrière. Il y eut un furieux combat dans
l’église même de Saint-Acace. Le portique et le parvis furent inondés de sang.
L’empereur imputa ce massacre à Macédonius; il le
taxa d’une témérité criminelle, pour avoir entrepris, sans sa permission, de
déplacer le corps de son père. Ce prélat, brouillon et violent, voulut être
hérésiarque: il s’accordait avec les sémi-ariens sur
la ressemblance de substance entre le Père et le Fils, mais il niait la
divinité du Saint-Esprit. Les sectateurs de cette nouvelle erreur furent
appelés tantôt macédoniens, tantôt marathoniens, parce que Marathonius,
évêque de Nicomédie, aida beaucoup à la naissance de cette hérésie, et la
défendit avec chaleur. Cette secte, qui s’étendit parmi le peuple et jusque
dans plusieurs monastères, n’eut cependant ni évêque ni église particulière
jusqu’au règne d’Arcadius.
Pendant que
l'empereur livrait l’Eglise en proie aux hérétiques, Julien travaillait à
délivrer la Gaule des barbares qui la désolaient. L’entreprise paraissait au- dessus
de ses forces: que pouvoit-on attendre d’un jeune prince sans expérience,
étranger dans un camp, nourri dans l’ombre des écoles, obligé d’apprendre les
exercices militaires dans le temps qu’il fallait livrer des batailles? Revêtu
d’un nom sans pouvoir, il ne venait au secours de cette province qu’avec une
poignée de soldats, dont les officiers étaient autant d’espions dévoués à l’empereur;
il n’y trouvait que des troupes affaiblies par la désertion et par les
défaites, abâtardies par l’habitude de se laisser vaincre, sans, émulation,
sans discipline. Il semblait que Constance, toujours ombrageux, ne l’avait
choisi que parce qu’il le croyait incapable; et ce prince, retenant d’une main
ce qu’il paraissait lui donner de l’autre, avait pris des mesures pour lui
dérober jusqu’à la gloire des hasards heureux, en lui attachant en apparence
pour conseil, et en effet pour maître, le général Marcel, qui devait avoir tout
l’honneur des succès, tandis qu’on ne laissait à Julien que la honte des
échecs. Dans une situation si délicate, Julien sut forcer tous les obstacles
qu’on mettait à sa réputation. Pendant l’hiver qu’il passa dans Vienne, il
s’appliqua à connaitre ses soldats, sa province, ses ennemis; il puisa dans la
profondeur de son génie toutes les ressources, de la science militaire; il
s’affranchit de ses surveillants en les rendant inutiles; et, dès le printemps
suivant, avant que d’avoir vu la guerre, il se trouva plus grand capitaine que
ceux qu’on avait chargés de le conduire.
Son exemple, plus
encore que sa vigilance, releva la discipline, et d’une armée tant de fois
vaincue forma une armée invincible. La première loi qu’il s’imposa, fut celle
de la tempérance. Persuadé que la vertu ne sait dresser qu’une table frugale,
et que le corps ne se traite délicatement qu’aux dépens de l’esprit, il n’eut pas
besoin de consulter les mémoires de Constance. Ce prince avait pris la peine de
régler la table de Julien, comme celle d’un écolier qu’on enverrait aux études,
dit Ammien; il avait marqué dans un écrit de sa propre main la qualité des mets
qu’il voulait qu’on lui servît: Julien en retrancha tout ce qui sentait la
bonne chère; il voulut être nourri comme les simples soldats. Sa sobriété lui permettait
d’abréger le temps du sommeil; couché sur la terre nue ou sur une peau de bête,
il se levait au milieu de la nuit. Apres avoir fait secrètement sa prière à
Mercure, il travaillait aux dépêches, il visitait lui-même les sentinelles, et donnait
le reste de la nuit à l’étude. La philosophie, l’éloquence, l’histoire, la
poésie même, occupaient ses heures tranquilles. Entre les ouvrages qu’il
composa dans la Gaule, les deux panégyriques de Constance sont des fruits de
ses veilles. Il y soutint mal l’honneur de la philosophie, par la flatterie
outrée que respirent ces deux discours. Il les démentit dans la suite,
lorsqu’il put le faire impunément, par des invectives encore plus condamnables.
Un ouvrage qui au roi t mieux mérité de passer à la postérité, ce sont ses
propres mémoires, qu’il avait écrits à l’imitation de Jules César. Il employait
le jour aux affaires de la guerre, ou à faire des règlements utiles pour
l’armée et la province. Il se formait aux exercices, et il se raillait lui-même
de bonne grâce sur son peu d’habileté. Pour s’endurcir contre les incommodités
les plus sensibles, il supportait sans feu la rigueur des hivers de la Gaule.
Il passait l’été
dans son camp, l’hiver sur son tribunal, toujours occupé à repousser les
barbares ou à défendre les peuples, toujours armé contre les ennemis ou contre
les vices. Attentif à veiller sur les officiers de son palais, il réprimait
leur avidité naturelle. Il écoutait les plaintes, et se piquait de clémence
dans les punitions: souvent il adoucissait la rigueur des sentences prononcées
par les juges. Il servit les Gaulois autant par son équité que par ses
victoires, en diminuant le poids des impositions, qui enlevaient à la province
ce qui échappait aux barbares. Quand il entra dans la Gaule, chaque tête
taillable payait vingt-cinq pièces d’or, qui faisaient environ trois onces et
demie; quand il en sortit, ce tribut était réduit à sept pièces, toutes charges
acquittées. Il avait pour maxime de ne point faire remise des restes qui étaient
dus au fisc, comme les princes les plus désintéressés l’avoient pratiqué avant
lui: sa raison était que les riches demeurent toujours seuls reliquataires,
parce que la contrainte n’épargne pas les pauvres dès les premiers moments de
l’imposition: cependant sa générosité dérogea quelquefois à cette loi. Un
gouvernement si équitable ne pouvoir manquer de lui gagner le cœur des Gaulois:
leurs biens, leurs personnes, tout était à lui; souvent ils le forcèrent
d’accepter de grandes sommes d’argent. Ils lui obéissaient avec zèle : c’était, disoient ils tout d’une voix, un prince doux,
accessible, plein de courage , de justice, de prudence, qui ne faisait la
guerre que pour le bien des peuples, et qui savoir les faire jouir des
avantages de la paix.
Ces belles
qualités se trouvaient alliées à des travers, qui lui imprima pour toute sa vie
une éducation trop sophistique. Non content d’aimer les lettres et les
sciences, il se confondait lui-même avec les savants et les littérateurs.
Faisant en public profession du christianisme, pour entretenir l’affection des
peuples, il favorisait tantôt les ariens, tantôt les catholiques; et saint
Hilaire, dans ses écrits contre Constance, l’appelle un prince religieux. Mais
les rhéteurs, les platoniciens, les magiciens d’Athènes, confidents secrets de
son attachement à l’idolâtrie, venaient en Gaule se mêler, autour de lui, aux
braves officiers qu’il employait à la guerre. Julien se prêtait à tout; il gagnait
des batailles, et faisait des vers en l'honneur de ces prétendus illustres qui accouraient
de si loin pour admirer ses talents. Sa cour, bigarrée de manteaux de
philosophes et de casaques militaires, offrait un spectacle aussi bizarre que
le prince même : c’était à la fois un camp, une académie, une école de
sophistes. Mais on n’y voyait point de danseurs, de farceurs, de joueurs d’instruments,
ni de tous ces ministres de divertissements frivoles. La bizarrerie de Julien était
austère; il n’avait aucun goût pour les plaisirs: ce n’était que le premier
jour de l’année, et par coutume, qu’il permettait de jouer des comédies. Il n’assistait
que rarement aux jeux du Cirque, encore n’y restait-il que quelques instants.
Cette humeur grave et sévère sympathisait avec celle de Gaulois, qui ne connaissaient
pas les théâtres, et qui prenaient la danse pour un accès de folie. Telle fut
la conduite de Julien tant qu’il demeura dans l’Occident, et la dignité
impériale n’y changea rien dans la suite.
La gloire de
l’empire sembla passer avec lui dans la Gaule. Dès ce moment, le César fit le
premier rôle dans les affaires, et cette province devint le théâtre le plus
brillant de la valeur romaine. On y vit bientôt les villes relevées, les
campagnes couvertes de trophées et de fertiles moissons, les barbares en fuite;
partout la prospérité , la sûreté, l’abondance. Constance, si l’on en excepte
son voyage de Rome, resta tristement enveloppé d’intrigues ténébreuses et de
controverses de religion; et si les insultes des peuples voisins le firent quelquefois
sortir de l’obscurité de sa cour, ce ne fut que pour des expéditions sans
succès ou sans éclat. Tous les regards se tournèrent du côté de Julien.
Sa première
campagne fut un glorieux apprentissage. C’était dans la Gaule un usage ancien,
et qui subsista et longtemps après, que les armées ne se missent en mouvement
que vers le solstice d’été. Julien était encore à Vienne lorsqu’il apprit que
la ville d’Autun venait de courir le risque d’être prise et saccagée. Cette
ville était grande; mais elle n’avait pour toute défense qu’une vieille
muraille près de tomber en ruine. Les barbares, maîtres de tous les dehors, labouraient
paisiblement le territoire; et les habitants, bloqués depuis plusieurs mois,
n’attendaient que le moment de pouvoir se réfugier ailleurs. Le voisinage de
Julien, dont la réputation commençait à éclore, leur inspira plus de hardiesse.
L’un d’eux, voyant un barbare qui poussait sa charrue jusqu’au pied des murs,
courut sur lui et l’enleva. Plusieurs autres en firent autant. Les ennemis
irrités entreprennent d’escalader la ville à la faveur de la nuit. Au bruit
qu’ils firent en plantant leurs échelles, un petit nombre de vétérans prennent
les armes, pendant que les autres soldats tremblaient de peur; et, s’étant
donné pour signal le nom de Julien, ils accourent à la muraille, tuent les uns,
et précipitent les autres. Leurs camarades, enhardis par cet exemple, font une
sortie, repoussent les barbares, et en massacrent un grand nombre. A cette
nouvelle, Julien, malgré les conseils de quelques lâches courtisans, se met en
campagne avec ce qu’il avait de troupes; il arrive à Autun le vingt-quatrième
de juin, et, sans s’y arrêter, il poursuit les barbares qui se retiraient,
résolu de les combattre à la première occasion.
De plusieurs
routes qu’on lui proposait, il préféra la plus courte, quoiqu’elle fût la plus
périlleuse, à cause des forêts qu’il fallait traverser; mais il entendit dire
que Sylvain y avait passé l’année précédente, et il se faisait un point
d’honneur de ne pas céder en courage à ce brave guerrier. Ne prenant avec lui
que des troupes légères, il gagne promptement Auxerre. Les barbares campaient
dans le voisinage; il les amusa quelque temps pour faire reposer sa troupe, et
pour donner au reste de son armée le temps de le rejoindre. Les ennemis ayant
pris la route de Troyes, il continue de les poursuivre; et, comme il était
inférieur en nombre , il supplée à ce désavantage par la conduite, et montre
déjà toute l’habileté d’un vieux capitaine. Toujours sur ses gardes, il faisait
si bonne contenance, que les barbares, revenant sur lui de temps en temps, et
le chargeant tantôt à droite, tantôt à gauche, ne purent jamais l’entamer. Il
les prévenait avec ses troupes légères dans tous les postes avantageux qui se trouvaient
sur la route, et leur disputait tous les passages. Après les avoir longtemps
harcelés, comme ils doublaient le pas, et que ses troupes pesamment armées perdaient
haleine, il fut obligé d’abandonner la poursuite. Ces petits avantages renvoient
peu à peu le cœur aux soldats et, pour
exciter leur hardiesse par l’intérêt, il promit récompense à quiconque lui apporterait
la tête d’un ennemi. Après une marche assez périlleuse, il vint à Troyes, où il
était si peu attendu, qu’il eut peine à s’en faire ouvrir les portes: on prenait
d’abord sa troupe pour un corps de barbares. Il ne s’y arrêta que pour donner
quelque repos à ses soldats, et continua sa marche jusqu’à Reims, où il avait
marqué le rendez-vous de toute l’armée. C’était Marcel qui la commandait à la
place d’Ursicin, quoique celui-ci eût ordre de rester en Gaule jusqu’à la fin
de la guerre.
Après divers avis,
on se détermina à tourner vers Dieuse pour aller
chercher les Allemands. L’armée marchait en bon ordre, lorsque les ennemis, qui
connaissaient le pays, s’étant mis en embuscade dans un bois, et profitant d’un
brouillard épais, vinrent la prendre en queue. Deux légions qui formaient
l’arrière-garde allient être taillées en pièces, si elles n’eussent été
promptement secourues par les troupes auxiliaires, qui repoussèrent les
barbares. Ce fut pour Julien une leçon, qui a coûté bien plus cher à tant
d’autres généraux; il apprit à redoubler de précautions, et à songer encore
plus à la sûreté qu’à la diligence. Les ennemis étaient maîtres des villes
qu’on nomme aujourd’hui Strasbourg, Brumat, Seltz,
Saverne, Spire, Worms et Mayence; c’est-à-dire, qu’ils en habitaient les
campagnes, car les Allemands regardaient les villes comme des tombeaux, et n’osaient
s’y renfermer. Au moment que Julien entrait dans Brumat,
les barbares vinrent lui présenter la bataille: il l’accepta. Déjà son armée,
rangée en forme de croissant, commençait à les envelopper, lorsque les ennemis,
voyant qu’ils avoient perdu dans le premier choc plusieurs de leurs gens, se
retirèrent avec précipitation, et se sauvèrent dans les îles du Rhin.
Après leur
retraite, Julien s’avança jusqu’à Cologne sans trouver de résistance. Il
rétablit cette ville, ruinée depuis dix mois, et il y mit garnison. Un roi
barbare vint l’y trouver pour lui faire des excuses et lui demander la paix: il
n’obtint qu’une trêve pour peu de temps. Cette expédition rendit la liberté et
l’abondance à une grande ville de ces quartiers-là, que de fréquentes attaques
avoient réduite aux plus tristes extrémités de la famine. On ne sait si c’est
Trêves ou Tongres.
Gundomade et Vadomaire avoient rompu le traité fait deux ans auparavant.
Ils s’étaient unis avec les Juthonges, autre peuplade
d’Allemands qui habitaient vers la source du Danube, du côté de l’Italie.
Constance sortit de Milan, et entra sur leurs terres par la
Rhétie. Julien, pour les resserrer du côté de la Gaule, remonta le Rhin
jusqu’à Bâle. On fit le dégât dans leur pays. Ils s’étaient retirés au fond de
leurs forêts, après avoir embarrassé les chemins par de grands abattis
d’arbres. Mais, comme l’armée romaine forçait tous les passages, et que ces
barbares étaient en même temps en guerre avec leurs voisins, ils eurent recours
aux prières, et obtinrent encore la paix. Constance retourna à Milan; et
Julien, après une campagne, qui donna de l’expérience à ce prince, du courage à
ses troupes, et de grandes espérances aux Gaulois, alla passer l’hiver à Sens.
Ce ne fut pas pour
lui un temps de repos. Il n’avait pas affaire à des ennemis rassemblés en un
corps, qui fixassent toutes ses vues sur un seul objet. C’étaient des essaims
de barbares, tantôt séparés, tantôt réunis , qu’il était difficile de vaincre,
difficile même d’atteindre, les uns en-deçà du Rhin, les autres au-delà, mais
toujours prêts à franchir cette barrière, et qui partageaient son esprit en
autant de soins qu’ils occupaient de territoires et que le Rhin offrait de
passages. Il s’agissait d’écarter tous ces nuages, de ramener dans les postes
exposés les garnisons que la terreur avait dispersées, de pourvoir dans des
pays ruinés aux subsistances d’une armée toujours en mouvement, et dont les
marches ne pouvaient être réglées que sur les courses imprévues des ennemis. Il
venait d’être associé pour la seconde fois à Constance dans le consulat.
Pendant qu’il prenait des mesures pour la campagne prochaine, une multitude de
barbares vinrent l’assiéger dans la ville de Sens. Ils se flattaient d’autant
plus de réussir, qu’ils savaient que le manque de vivres l’avait obligé de
séparer une partie de ses meilleurs corps, et de les distribuer en divers
quartiers. Julien fit fortifier les endroits faibles de la ville; toujours la
cuirasse sur le dos, il se montrait jour et nuit sur les remparts: il brûlait
d’impatience d’en venir aux mains; mais il était retenu par la considération du
petit nombre de ses troupes. Enfin, après trente jours de siège, les barbares,
aussi peu Constans dans l’exécution que prompts à entreprendre, perdirent
courage et se retirèrent.
Marcel, quoiqu’il
ne fût pas éloigné de Julien, ne s’était pas mis en peine de le secourir dans
un péril si pressant. Il avait cru sans doute suivre les intentions de
Constance. Mais il est dangereux de se prêter aux vues de l’injustice : comme
elle dégrade ceux qui la servent, elle en prend droit de les mépriser; et
souvent, pour se disculper, elle se fait honneur de les punir. D’ailleurs
Constance voulait tenir Julien dans l’abaissement, mais il ne voulait pas le
perdre. La conduite du général excitait les murmures; l’empereur le sacrifia
sans regret à la haine publique; il lui ôta le commandement, et lui donna ordre
de se retirer sur ses terres. Marcel prit cependant le parti de venir à la
cour, dans l’espérance de se justifier en chargeant Julien; il comptait sur la
faveur que la calomnie trouvait auprès du prince. Mais le César, se doutant de
son dessein, fit partir en même temps son chambellan Euthérius, et lui confia
le soin de le défendre. Marcel, qui ne savoir rien de cette précaution, arrive
à Milan, et se plaint hautement de sa disgrâce: il était impétueux et fanfaron.
Il se fait introduire au conseil; il déclame contre Julien avec beaucoup de
chaleur; c’était, disait-il, un jeune téméraire, un ambitieux, qui prenait
l’essor au point de ne plus reconnaitre de supérieur. Après une invective
fort animée, à laquelle il n’attendait pas de réponse, il est surpris de voir paraitre
Euthérius, qui, de sang-froid et d’un ton modeste, réfute en peu de mots tous
ses mensonges, développe ses indignes manœuvres, rend un compte exact de ce qui
s’est passé au siège de Sens, et répond sur sa tête de la fidélité inviolable
de son maître. Marcel, confondu, se retira à Sardique sa patrie. Le vertueux Euthérius soutenait à la cour de Julien le rôle qu’il avait
fait inutilement dans celle de Constant. Sobre, uniforme dans sa conduite, à
l’épreuve de tout intérêt, fidèle et d’un secret impénétrable, il ne profitait
de sa faveur que pour inspirer les mêmes vertus au jeune prince. Il s’efforçait
de corriger par ses sages conseils ce que l’éducation asiatique avait laissé de
léger et de frivole dans le caractère de Julien. Aussi ce rare courtisan eut-il
un bonheur presque inconnu aux favoris: sa considération survécut à son maître;
il ne fut pas obligé dans sa vieillesse d’aller cacher dans une retraite
voluptueuse des richesses odieuses et injustement acquises. Il passa ses
dernières années à Rome, jouissant du repos d’une bonne conscience, chéri et
honoré de tous les ordres de l’état.
La Gaule commençait
à respirer; mais les défiances perpétuelles de Constance rendaient sa cour un
séjour moins assuré que la Gaule. Les délateurs, plus dangereux que les
barbares étaient secrètement excités par les favoris, qui profitaient des
confiscations. Rufin, préfet du prétoire; Arbétion,
général de la cavalerie, l’eunuque Eusèbe et plusieurs autres s’enrichissaient
de condamnations. Tout était crime de lèse-majesté: la sottise même et la
superstition devenaient un attentat contre le prince; et, s’il en faut croire
Ammien, ce fut moins par zèle pour la religion chrétienne que par l’effet d’une
crainte pusillanime que Constance fit en ce temps-là plusieurs lois qui condamnaient
à mort, et les devins et ceux qui les consultaient. Un autre Rufin, ce chef des
officiers de la préfecture qui avait gagné les bonnes grâces du prince en
accusant Africain, ayant corrompu la femme d’un certain Danus,
habitant de la Dalmatie, l’engagea à prendre la voie la moins périlleuse pour
se défaire de son mari; c’était de l’accuser d’une conspiration contre
l’empereur. Selon les instructions de ce fourbe, elle supposa que Danus, aidé de plusieurs complices, avait dérobé le manteau
de pourpre renfermé dans le tombeau de Dioclétien. Rufin accourt à Milan pour
déférer ce forfait à l’empereur. Heureusement pour l’innocence, Constance
chargea cette fois de l’information deux hommes incorruptibles; c’étaient Lollien, préfet du prétoire d’Italie, et Ursule y
surintendant des finances. Ils se transportent sur les lieux; l’affaire est
traitée à la rigueur; on met à la question les accusés. Leur constance à nier
le crime embarrassait les commissaires; enfin la vérité éclata: la femme,
pressée elle-même par les tourments, avoua son intrigue avec Rufin; ils furent
tous deux condamnés à mort, comme ils ne l’avoient que trop mérité. Mais
Constance, irrité d’avoir perdu dans Rufin un zélé serviteur, envoie en
diligence à Ursule une lettre menaçante, avec ordre de se rendre à la cour.
Ursule, malgré ses amis qui tremblaient pour lui, vient hardiment, se présente
au conseil, rend compte de sa conduite et de celle de Lollien avec tant de fermeté, qu’il impose silence aux flatteurs, et force l’empereur
d’étouffer son injuste ressentiment. Les innocents ne furent pas tous aussi
heureux que Danus. Une maison fort riche fut ruinée
dans l’Aquitaine, parce qu’un délateur, invité à un repas, ayant aperçu sur la
table et sur les lits qui l’environnaient quelques morceaux de pourpre,
prétendit qu’ils faisaient partie d’une robe impériale; il s’en saisit, les
alla présenter aux juges, qui ordonnèrent une recherché exacte pour découvrir
où pouvoir être le reste de la robe. On ne trouva rien, mais la maison fut
pillée.
Il y avait en
Espagne une coutume singulière dans les festins : au déclin du jour, quand les
valets apportaient les lumières, ils disaient à haute voix aux convives, vivons,
il faut mourir. Un agent du prince , qui avait assisté à un de ses repas,
fit un crime de ce qui n’était qu’un usage; il sut si bien envenimer ces
paroles, qu’il y trouva de quoi perdre une honnête famille. Arbétion,
l’un des principaux auteurs de ces calomnies, se vit lui-même sur le point de
succomber. On employa contre lui ses propres artifices. Le comte Vérissime
l’accusa de porter ses vues jusqu’à l’empire, et de s’être fait faire d’avance
les ornements impériaux! Dorus, dont nous avons déjà
parlé, se mit de la partie. On commença l’instruction du procès; on s’assura
des amis d’Arbétion; le public attendait avec impatience
la conviction de ce personnage odieux. Mais la sollicitation des chambellans du
prince arrêta tout à coup la procédure; on mit en liberté ceux qui étaient
détenus pour cette affaire: Dorus disparut, et
Vérissime demeura muet, comme s’il eût oublié son rôle.
L’impératrice
Eusébie avait fait un voyage à Rome l’année précédente, pendant l’expédition de
Constance en Rhétie. Elle y avait été reçue avec magnificence; le sénat était
sorti au-devant d’elle. La princesse avait de son côté récompensé par de
grandes largesses l’empressement des habitants. Constance voulut aller à son
tour recevoir les hommages de l’ancienne capitale de l’empire. Son dessein était
d’y entrer en triomphe pour la victoire qu’il avait remportée sur Magnence.
Cette vanité n’avait point d’exemple chez les anciens Romains, qui ne voyaient
dans les guerres civiles qu’un sujet de larmes, et non pas une matière de
triomphe. Après avoir ordonné tout l’appareil capable d’éblouir les yeux par la
pompe la plus brillante, il prit la route d’Ocricoli,
escorté de toutes les troupes de sa maison qui marchaient en ordre de bataille;
repaissant de sa gloire les regards de ceux qui accouraient sur son passage, et
se repaissant lui-même de leurs applaudissements. A son approche de Rome, le
sénat étant allé à sa rencontre, le prince, enivré de pompeuses idées, s’imaginait
voir ces anciens sénateurs supérieurs aux rois, mais dont ceux-ci nettoient
plus que l’ombre; et cette immense multitude qui sortit à grands flots des
portes de Rome semblait lui annoncer tout l’univers rassemblé pour l’admirer.
Précédé d’une partie de sa maison, et des enseignes de pourpre qui flottoient
au gré des vents, il entra assis seul sur un char rayonnant d’or et de
pierreries : à droite et à gauche marchaient plusieurs files de soldats
couverts d’armes éclatantes; chaque bande était séparée par des escadrons de
cavaliers tout revêtus de lames d’un acier poli et luisant. L’empereur, au
milieu des cris de joie qui se joignaient au son des trompettes, gardait une
contenance roide et immobile; il ne tournait la tête d’aucun côté; on remarqua
seulement qu’il la baissait au passage des portes, quoiqu’elles fassent fort
élevées, et qu’il fût de fort petite taille : d’ailleurs il n’avait d’autre
mouvement que celui de son char. C’était une gravité de maintien qu’il affecta
toute sa vie. Jaloux de sa dignité, il l’attachoit tout entière à la fierté de l’extérieur: jamais il ne fit monter personne avec
lui dans son char; jamais il ne partagea l’honneur du consulat avec aucun
particulier. II fut reçu dans le palais des empereurs au bruit des acclamations
d’un peuple innombrable, et sa vanité ne fut jamais plus agréablement flattée.
Pendant un mois
qu’il resta dans cette ville fameuse, elle fut pour lui un spectacle toujours
ravissant. Chaque objet ne lui laissait rien attendre de plus beau, et son
admiration ne s’épuisa jamais. Il vit cette place digne par sa magnificence
d’avoir servi de lieu d’assemblée à un peuple juge souverain des rois et des
empires; le temple de Jupiter Capitolin, le plus superbe séjour de l’idolâtrie;
ces termes qui semblaient autant de vastes palais; l’amphithéâtre de Vespasien,
d’une élévation surprenante, et dont la solidité promettait encore un grand
nombre de siècles; le Panthéon; les colonnes qui portaient les statues
colossales de ses prédécesseurs; le théâtre de Pompée, l’Odéum,
le grand Cirque, et les autres monuments de cette ville qu’on appelait la ville
éternelle. Mais, quand on l’eut conduit à la place de Trajan, et qu’il se vit
environné de tout ce que l’architecture avait pu imaginer de plus noble et de
plus sublime, ce fut alors que, confondu et comme anéanti au milieu de tant de
grandeur, il avoua qu’il ne pouvait se flatter de faire jamais rien de pareil. Mais
je pourvois bien, ajouta-t-il, faire exécuter une statue équestre
semblable à celle de Trajan, et j'ai dessein de le tenter. Sur quoi
Hormisdas, qui se trouvait à ses côtés, lui dit: Prince, pour loger un
cheval tel que celui-là, songez auparavant à lui bâtir une aussi belle écurie. Comme on demandait au même Hormisdas ce qu’il pensait de Rome: Il n’y a,
dit-il, qu’une chose qui m'en déplaise; c’est que j’ai ouï dire qu’on
y meurt comme dans le moindre village.
Constance, frappé
de tant de merveilles, accusait la renommée d’injustice et de jalousie à
l’égard de Rome, dont, disait-il, elle diminuait les beautés, tandis qu’elle se
plaît à exagérer tout le reste. Il voulut payer à cette ville le plaisir
qu’elle lui avait procuré, et y ajouter quelque nouvel ornement. Auguste y avait
fait transporter d’Héliopolis, ville de la basse Egypte, deux obélisques, dont
l’un avait été placé dans le grand Cirque, l’autre dans le Champ-de-Mars. Il en
était resté un troisième plus grand que les deux autres : il avait de hauteur
cent trente-deux pieds, et était chargé de caractères hiéroglyphiques qui contenaient
des éloges de Ramessès. Les flatteurs, pour donner à
Constance quelque avantage sur Auguste, lui persuadaient que la difficulté du
transport avait empêché ce prince de l’entreprendre. Mais, en effet, c’était
par un sentiment de religion qu’Auguste avait laissé cet obélisque dans le
temple du Soleil, auquel il était consacré. Constantin, qui n’était pas retenu
par le même scrupule, avait donné ordre de l’enlever : il le destinait à
l’embellissement de sa nouvelle ville. On le transporta par le Nil à
Alexandrie, où il resta couché sur terre en attendant qu’on eût construit un
vaisseau propre à porter une masse si prodigieuse. Ce vaisseau devait être
monté de trois cents rameurs. Constantin étant mort avant que ce dessein fût
exécuté, Constance changea la destination de l’obélisque et le fit venir à Rome
par mer et par le Tibre. On ne put le faire remonter que jusqu’à trois milles
de la ville. Delà il fallut le conduire sur des traîneaux jusqu’au milieu du
grand Cirque, où l’on vint à bout de le dresser à force de machines. On plaça
sur la pointe une boule de bronze doré; et lorsqu’elle eut été peu après
abattue d’un coup de foudre, on mit à la place des flammes de même métal. C’est
le même obélisque que Sixte V a fait rétablir et dresser dans la place de de
Saint-Jean-de-Latran.
La splendeur de
Rome inspira à Constance des égards pour les habitants. Avant son entrée il avait
fait enlever de la salle du sénat l’autel de la Victoire, que Magnence avait
permis d’y replacer. Mais il ne porta aucune atteinte aux privilèges des
vestales, qui subsistèrent jusque vers la fin du règne de Théodose le grand. Il
conféra les sacerdoces aux païens distingués par leur naissance : il ne
retrancha rien des fonds destinés aux frais des sacrifices. Précédé du sénat,
qui triomphait de joie, il parcourut toutes les rues de Rome, visita tous les
temples, lut les inscriptions gravées en l’honneur des dieux, se fit raconter
l’origine de ces édifices, et donna des louanges aux fondateurs. Il en fit
assez pour plaire aux païens; mais il en fit trop, au gré de la religion
chrétienne: cette vaine complaisance s’écartait du plan de Constantin. Dans les
courses de chevaux qu’il donna plusieurs fois, loin de s’offenser de la liberté
du peuple, qui, dans ces occasions, s’émancipait souvent jusqu’à plaisanter aux
dépens de ses maîtres, il parut lui-même s’en divertir. Il ne gêna point le
spectacle, comme c’était sa coutume dans les autres villes, en le faisant
cesser à son gré ; il ne voulut influer en rien sur la décision de la victoire.
Il finissait la vingtième année de son règne, et approchait de la
trente-cinquième depuis qu’il avait été créé César: ce fut pour solenniser
l’une ou l’autre de ces deux époques qu’il fit, selon l’usage, célébrer des
jeux dans tout l’empire. Plusieurs villes lui envoyèrent des couronnes d’or
d’un grand poids. Constantinople lui rendit cet hommage par une députation de
ses principaux sénateurs, du nombre desquels devait être Thémistius,
dont l’éloquence était célèbre. L’empereur, pour honorer, ses talents, lui a
voit donné une place dans le sénat. Thémistius,
n’ayant pu venir à Rome à cause d’une indisposition, envoya à l’empereur le
discours qu’il avait composé. Constance l’en récompensa en lui faisant ériger à
Constantinople une statue d’airain; et l’orateur, pour ne pas demeurer en
reste, prononça encore dans le sénat, dont il était membre, un autre discours
où il n’oublia pas de prodiguer les éloges qu’on n’épargne guère aux princes
les plus médiocres, lorsque la vanité de l’orateur s’évertue à disputer contre
la stérilité de sa matière.
Dans le séjour de
Rome, Eusébie fit une action exécrable, et capable de ternir encore plus de
belles qualités qu’elle n’en possédait. Elle était stérile, et jalouse jusqu’à
la fureur d’Hélène, femme de Julien. Dès l’année précédente Hélène était
accouchée en Gaule d’un enfant mâle. Mais la sage-femme, corrompue par argent, avait
fait périr l’enfant au moment de sa naissance. L’impératrice ayant, sous une
fausse apparence de tendresse, engagé sa belle-sœur à l’accompagner à Rome, lui
fit avaler un breuvage meurtrier, propre à servir sa criminelle jalousie, et à
tarir dans les flancs d’Hélène la source de sa fécondité.
L’empereur aurait
fort désiré de s’arrêter plus longtemps dans une ville où la majesté romaine respirait
encore, du moins dans les édifices. Mais le bruit des incursions des barbares
l’obligeait de se rapprocher des frontières. Les Suèves coudoient la Rhétie,
les Quades la Valérie; les Sarmates,
exercés au brigandage, ravageaient la Mœsie supérieure et la seconde Pannonie. En Orient, les Perses envoyaient sans cesse
des partis qui, voltigeant çà et là, enlevaient les hommes et les troupeaux.
Les garnisons romaines étaient continuellement alertes, soit pour empêcher
leurs pillages, soit pour leur enlever le butin, Musonien,
préfet du prétoire, de concert avec Cassien, duc de la Mésopotamie, homme de
service et d’expérience, entretenait des espions qui lui donnaient avis de tous
les projets des ennemis. Il apprit par leur moyen que Sapor était engagé dans
une guerre difficile et sanglante contre les Chionites,
les Eusènes et les Gélanes,
peuples barbares voisins de ses états. Il crut la conjoncture favorable pour
déterminer ce prince à traiter avec l’empereur. Dans cette pensée, il envoie à Tamsapor, général des Perses cantonnés sur la frontière,
des officiers déguisés, qui, dans des entrevues secrètes, lui persuadèrent
d’écrire à son maître et de le porter à la paix. Tamsapor se chargea de la proposition. Mais comme Sapor était occupé à l’autre extrémité
de la Perse, sa réponse ne vint que l’année suivante. Ces diverses alarmes
contraignirent Constance de quitter Rome le vingt-neuf de mai, trente et un
jours après son arrivée.
II fut témoin de
l’attachement des Romains pour le pape Libère, et de leur aversion pour Félix.
On regardait celui-ci comme un intrus: on disputait a son clergé tous les
privilèges ecclésiastiques; et sur la fin de l’année l'empereur fut obligé de
les confirmer par deux lois, dont l’une est adressée à Félix. Avant son départ
de Rome, il reçut à ce sujet une députation tout-à-fait extraordinaire. Les
femmes des magistrats et des citoyens les plus distingués, ayant concerté
ensemble, pressèrent leurs maris de se réunir pour demander à l’empereur le
retour de Libère; elles les menaçaient de les abandonner, s’ils ne l’obtenaient,
et d’aller trouver leur évêque dans son exil. Les maris s’en excusèrent sur la
crainte d’offenser l’empereur, qui regarderait cette démarche comme l’effet
d’une cabale séditieuse: Chargez-vous vous-mêmes de cette requête, leur
dirent-ils; s'il vous refuse, du moins ne vous en arrivera-t-il aucun mal.
Elles suivirent ce conseil; et, s’étant parées de leurs plus beaux habits, elles
vont se jeter aux pieds de l’empereur, et le supplient d’avoir pitié de Rome
privée de son pasteur et livrée à des loups ravissants. Constance leur ayant
répondu qu’elles avoient un vrai pasteur dans la personne de Félix, elles
jettent de grands cris, et ne témoignent que de l’horreur pour ce faux prélat.
Le prince promet de les satisfaire; il expédie aussitôt des lettres de rappel
en faveur de Libère, à condition qu’il gouvernera l’église de Rome
conjointement avec Félix; et pour calmer le peuple, on fait dans le Cirque la
lecture de ces lettres. Le peuple s’en moque; il s’écrie que rien n’est mieux
imaginé; qu’apparemment, comme il y a dans le Cirque deux factions distinguées
par les couleurs, on veut qu’elles aient chacune leur évêque. Enfin toutes les
voix se réunissent pour crier : Un Dieu, un Christ, un évêque.
Constance, confus de ces clameurs, tint conseil avec les prélats qui suivaient
la cour, et consentit à rétablir Libère, pourvu qu’il voulût se réunir de
sentiment avec eux.
L’empereur retourna
à Milan, d’où étant allé en Illyrie vers le milieu de juillet, il resta trois
ou quatre mois dans cette province, afin d’observer de plus près les mouvements
des barbares. Mais il s’occupait bien davantage des affaires de l’Eglise. Les
ariens étaient dans une agitation perpétuelle. Semblables, dit saint Athanase,
à des gens inquiets qui changent sans cesse leur testament, à peine avoient-ils
tracé une formule, qu’ils en composaient une nouvelle. Quelques-uns
d’entre eux s’étant assemblés à Sirmium sur la fin de juillet, y dressèrent un
formulaire impie, qu’on appela le blasphème de Sirmium. L’auteur fut Potame, évêque de Lisbonne, d’abord catholique, ensuite
attiré au parti des ariens par une libéralité de l’empereur. Ce prince lui fit
présent d’une terre du domaine qu’il souhaitait avec passion, mais dont il ne
jouit jamais, ayant été frappé d’une plaie mortelle, comme il allait s’en
mettre en possession.
Osius, ce héros de
la foi, qui jusqu’à l’âge de plus de cent ans avait triomphé des plus rudes
persécutions, retenu depuis un an à Sirmium, outragé dans la personne de ses parents
que l’empereur accablait d’injustice, maltraité lui-même, et meurtri de coups
malgré son grand âge, succomba enfin; et sa chute fut pour toute l’Eglise un
sujet de deuil. Il signa la nouvelle confession arienne, et communiqua avec Ursace
et Valens. Il avait mille fois exposé sa vie; mais, dit saint Hilaire, il aima
trop son sépulcre, c’est-à-dire, son corps cassé de vieillesse. On ne put
pourtant le forcer à souscrire à la condamnation d’Athanase; et peu de temps
après, étant de retour à Cordoue, comme il se sentait près de mourir, il
protesta contre la violence qu’on lui avait faite, et anathématisa les ariens.
Il mourut après soixante-deux ou soixante-trois ans d’épiscopat.
Une autre plaie
encore plus sensible à l’Eglise, et qui pénétra jusqu’à ses entrailles, ce fut
la prévarication du premier pontife. Libère, dont la sainteté et la constance
apostolique avoient fait jusqu’alors l’admiration de tous les fidèles, ne
pouvant plus résister à l’ennui et aux incommodités de son exil, menacé de la
mort, privé de la consolation qu’il tirait de ses ecclésiastiques qu’on sépara
de lui, céda enfin aux sollicitations de Fortunatien d’Aquilée et de Démophile de Bérée: celui-ci obsédait ce saint pontife, et travaillait
sans cesse à aigrir ses maux, plus encore par ses pernicieux conseils que par
ses mauvais traitements. Libère signa la formule de Sirmium, renonça à la communion
d’Athanase, et embrassa celle des ariens. Les lettres qu’il écrivit ensuite au
clergé de Rome, à l’empereur, aux évêques d’Orient, à Ursace et à Valens, à
Vincent de Capoue, comparées avec cette conférence généreuse où, confondant
Constance, il s’était attiré un glorieux exil, montrent de quelle hauteur
peuvent tomber tes âmes les plus élevées, et sont de tristes monuments de la faiblesse
humaine. Des auteurs respectables le déchargent du moins de l’accusation
d’hérésie : ils prétendent qu’il ne signa pas la seconde formule de Sirmium, où
la consubstantialité était condamnée; mais la première, dressée en 351, ou la
troisième faite, selon quelques-uns, en 358, dans lesquelles le terme de consubstantiel était seulement supprimé. Nous laissons ces discussions aux théologiens, à qui
elles appartiennent. Les humbles supplications du faible pontife ne purent
encore cette année obtenir de l’empereur qu’il fût rétabli dans son église.
Constance revenait
d’Illyrie à Milan lorsqu’on lui présenta sur son chemin un captif fameux. C’était Chnodomaire, roi des Allemands, que Julien lui
envoyait comme un hommage de sa victoire. Il est temps de reprendre la suite
des exploits de ce prince, et de rendre compte de la seconde campagne qu’il fit
dans la Gaule.
Marcel ayant été
rappelé, Eusébie profita du mécontentement vrai ou apparent de l’empereur pour
l’engager à donner à Julien un pouvoir plus étendu; et Constance y consentit,
parce qu’il n’attendait de ce jeune prince que de médiocres succès. Il n’en souhaitait
pas davantage. Il lui laissa donc le commandement absolu et la pleine
disposition de toutes les opérations militaires. Il lui envoya Sévère en la
place de Marcel, pour agir sous ses ordres. Ce général était un vieux guerrier,
habile dans le métier des armes, mais sans orgueil, sans jalousie, disposé à
obéir comme un simple soldat plutôt que de troubler les affaires par un faux
point d’honneur; Julien ne fut pas aussi content des officiers chargés du
gouvernement civil. Florence, préfet du prétoire, homme injuste, intéressé,
insensible à la misère du peuple, s’accordait mal avec le caractère équitable,
généreux, compatissant, que montrait le César. Pentade, autre officier dont on
ignore l’emploi, et qui était peut-être le même qui avait eu tant de part à la
mort de Gallus, esprit remuant et dangereux, ne cessait d’agir sourdement
contre Julien , parce que ce prince éclairait ses démarches et s’opposait à ses
entreprises. Au milieu de ces contradictions et de ces cabales, Julien eut un
bonheur qui arrive rarement aux princes; il trouva un ami; c’était Salluste,
Gaulois de naissance, plein de fidélité, de lumières et de franchise. Ce sage
et zélé confident partageait ses peines et ses plaisirs, l’éclairait de ses
conseils, le reprenait de ses défauts; et toujours tendre, mais toujours libre,
il savait prêter à la vérité toutes les grâces qui la rendent utile en la
rendant aimable. L’empereur en envoyant Sévère rappela à la cour Ursicin, qui,
s’ennuyant d’être inutile en Gaule, revint avec joie à Sirmium. Il fut renvoyé
en Orient avec le titre de général, pour consommer, s’il était possible ,
l’ouvrage de la paix, dont Musonien donnait des
espérances. Julien avait pendant l’hiver augmenté ses troupes ; il avait enrôlé
beaucoup de volontaires; et, ayant découvert dans une ville de la Gaule un
magasin de vieilles armes, il les avait fait réparer et distribuer à ses
soldats.
Les Allemands frémissaient
du mauvais succès de la dernière campagne, et ne respiraient que vengeance.
Le pays étant désert, on n’apprenait que fort
tard les mouvements des barbares. Julien, après le siège de Sens, pour prévenir
de pareilles surprises, avait établi depuis les bords du Rhin des courriers qui
se communiquaient l’alarme de bouche en bouche, et la faisaient passer en peu
de temps jusqu’à son quartier. Il fut donc bientôt averti, et se rendit en
diligence à Reims. D’un autre côté, Barbation, devenu
général de l’infanterie depuis la mort de Sylvain, partit d’Italie par ordre de
Constance avec une armée de vingt-cinq mille hommes, et s’avança vers Bâle. Le
projet de l’empereur était d’enfermer les ennemis entre les deux armées; mais ,
par un effet de sa défiance ordinaire, il avait défendu à Barbation de se joindre à Julien. Cependant les Lètes, nation originaire de Gaule,
transplantée ensuite en Germanie, et enfin rappelée dans le pays de Trêves par
Maximien, ayant apparemment fait alliance avec les Allemands, passèrent entre
les deux camps, et, traversant avec une promptitude incroyable une grande
partie de la Gaule, pénétrèrent jusqu’à Lyon. Leur dessein était de piller
cette ville et d’y mettre le feu. On n’eut que le temps de barricader les
portes; ils enlevèrent tout ce qui se trouva dans la campagne. A cette nouvelle
le César détache trois corps de sa meilleure cavalerie pour se saisir des trois
seuls passages par où il savait que les barbares pouvaient revenir. Sa
prévoyance ne fut pas trompée. Tous furent taillés en pièces: on reprit sur eux
tout le butin: il n’échappa que ceux qui passèrent auprès du camp de Barbation. Celui-ci, loin de les arrêter, fit retirer les
tribuns Bainobaude et Valentinien, depuis empereur,
qui, par ordre de Julien, étaient venus occuper ce poste; et ce perfide général
trompa Constance par un faux rapport: il lui manda que ces deux officiers ne
s’étaient approchés de son camp que pour lui débaucher ses soldats. Constance
les cassa sans autre examen.
Les barbares
établis en-deçà du Rhin, effrayés de l’approche des deux armées, songèrent à
leur sûreté. On ne pouvait aller à eux que par des chemins montueux et
difficiles. Ils tâchèrent de les rendre impraticables par les abatis d’arbres.
Une partie se jeta dans les îles du Rhin , et de là ils insultaient à grands
cris les Romains et le César. Afin de châtier leur insolence, Julien envoya
demander à Barbation sept grandes barques, de celles
qu’il avait préparées pour passer le fleuve. Mais ce général aima mieux les
brûler toutes que d’en prêter une seule à un prince qu’il haïssait. Julien ne
se rebuta pas. Ayant appris des prisonniers que dans la saison des grandes
chaleurs les eaux du fleuve étaient basses en plusieurs endroits, il y fit
entrer des troupes légères à la suite de Bainobaude,
différent du précédent, et peut-être son fils. Ces soldats, partie à gùé, partie sur leurs boucliers qui leur servaient de
nacelles, gagnèrent l’île la plus prochaine; et, après avoir passé au fil de
l’épée tous ceux qui s’y étaient retirés, sans épargner les femmes ni les enfants,
ils y trouvèrent plusieurs bateaux, à l’aide desquels ils passèrent dans les
autres îles. Enfin, lassés de carnage et chargés de butin, ils revinrent sans
avoir perdu un seul homme. Ceux des ennemis qui purent se sauver de ce massacre
se retirèrent sur la rive opposée.
Les Allemands
avoient détruit Saverne, place importante qui servit de ce côté-là de boulevard
à la Gaule. Julie la rétablit en peu de temps, y mit garnison, et la pourvut de
vivres pour un an. C’étaient des blés que les barbares avoient semés, et que
les soldats de Julien moissonnèrent l’épée à la main. Il en resta de quoi
nourrir l’armée pendant vingt jours. La malice de Barbation n’avait laissé que cette ressource. D’un convoi considérable qu’on amenait au
camp quelques jours auparavant , il en avait enlevé une partie et brûlé le
reste. Les ennemis prirent eux-mêmes le soin de punir ce méchant homme. Il venait
d’établir un pont de bateaux, et il se préparait au passage. Les Allemands,
étant remontés au-dessus, jettent dans le fleuve de grosses pièces de bois,
qui, heurtant rudement contre les barques, séparent les unes, brisent les
autres, en coulent plusieurs à fond. En même temps ils profitent de la
confusion où cet accident jetait les Romains; ils passent eux-mêmes le Rhin,
tombent sur Barbation, qui prend la fuite avec ses
troupes, et le poursuivent jusqu’au-delà de Bâle. La plus grande partie du
bagage et des valets de l’armée resta au pouvoir des ennemis. Ce fut là cette
année le dernier exploit de Barbation. Ayant
distribué ses soldats dans les quartiers d’hiver,
quoiqu’on ne fût encore qu’au temps de la moisson, il retourna à la cour pour y
faire à Julien, par ses calomnies, une autre espèce de guerre où il était bien
plus sûr de réussir.
La fuite de Barbation augmenta l’audace des barbares. Ils regardaient
aussi comme une retraite l’éloignement de Julien, qui s’occupait à fortifier
Saverne. Sept rois allemands, Chnodomaire, Uestralpe, Urie, Ursicin,
Sérapion, Suomaire et Hortaire , réunissent leurs forces et s’approchent des bords du Rhin du côté de
Strasbourg. Un soldat de la garde qui, pour éviter la punition d’un crime, avait
passé dans leur camp’ redoublait leur confiance, en leur assurant, comme il était
vrai, que Julien n’avait avec lui que treize mille hommes. Comptant sur une
victoire certaine, ils envoient fièrement signifier au César qu’il ait à se
retirer d’un pays conquis par leur valeur. Libanius rapporte que les députés présentèrent à Julien les lettres par lesquelles
Constance avait appelé les Allemands en Gaule du temps de Maxence, en leur
abandonnant la propriété des terres dont ils pourraient se rendre maîtres. Si
vous rejetez ces titres de possession, ajoutèrent-ils, nous avons assez
de force et de courage pour une seconde conquête; préparez-vous à combattre.
Julien, sans s’émouvoir, retint dans son camp ces envoyés, sous prétexte qu’ils
n’étaient que des espions, et que le chef des ennemis ne pouvait être assez
hardi pour les faire porteurs de paroles si insolentes. Ce chef était Chnodomaire, à qui les autres rois avoient déféré le
principal commandement. Fier de ses victoires sur Décence, de la ruine de
plusieurs grandes villes, et des richesses de la Gaule qu'il avait longtemps
pillée en liberté , il se croyait invincible; et les entreprises les plus
hasardeuses ne l’étonnaient pas. Son orgueil se communiquait aux autres rois:
ce n’était dans leur camp que menaces et que bravades; et les soldats, voyant entre
les mains de leurs camarades les boucliers de l’armée de Barbation,
regardaient déjà les troupes de Julien comme des captifs qui leur apportaient
leurs dépouilles.
L'armée des
Allemands croissait tous les jours. Ils avoient appelé à celte bataille tous
leurs compatriotes qui étaient en état de porter les armes. Les sujets de Gundomade et de Vadomaire, à qui
Constance venait d’accorder la paix, massacrèrent le premier de ces deux
princes qui voulait les retenir, et se rendirent au camp malgré Vadomaire. Ils employèrent trois jours et trois nuits à
passer le fleuve. Julien, qui était bien aise de les attirer en-deçà du Rhin,
ayant appris qu’ils étaient assemblés dans la plaine de Strasbourg, part de Saverne
avant le jour, et fait marcher son armée en ordre de bataille; les fantassins
au centre, sur les ailes les cavaliers, entre lesquels étaient les gens
d’armes, tout couverts de fer, et les archers à cheval, troupe redoutable par
sa force et par son adresse. Il se mit à la tête de l’aile droite, où il avait
placé ses meilleurs corps. Après une marche de sept lieues, ils arrivèrent sur
le midi à la vue des ennemis. Julien ne jugeant pas à propos d’exposer une
armée fatiguée, rappela ses coureurs, et ayant fait faire halte, il parla ainsi
à ses soldats:
«Camarades, je
suis bien assuré qu’aucun de vous ne me soupçonne de craindre l’ennemi, et je
compte aussi sur votre bravoure. Mais plus je l’estime , plus je dois la
ménager, et prendre les moyens les plus sûrs pour ne pas acheter trop cher un
succès qui vous est dû. De bons soldats sont fiers et opiniâtres contre les
ennemis, modestes et dociles à l’égard de leur général; cependant je ne veux
rien décider ici sans votre consentement. Le jour est avancé, et la lune, qui
est en son décours, se refuserait à notre victoire. Harassés d’une longue
marche, vous allez trouver un terrain raboteux et fourré, des sables brûlants
et sans eau, un ennemi reposé et rafraîchi. N’est-il pas à craindre que la
faim, la soif, la fatigue , ne nous aient fait perdre une partie de notre
vigueur? La prudence sait prévenir les difficultés, et les dangers disparaissent
quand on écoute la Divinité qui s’explique par les bons conseils. Celui que je
vous donne, c’est de nous retrancher ici, de nous reposer à l’abri des gardes
avancées que j’aurai soin de placer; et, après avoir réparé nos forces par la
nourriture et par le sommeil, nous marcherons aux ennemis à la pointe du jour,
sous les auspices de la Providence et de votre valeur. »
Il n’avait pas
encore cessé de parler, que ses soldats l'interrompirent. Frémissant de colère
et frappant leurs boucliers avec leurs piques, ils demandent à grands cris
qu’on les mène à l’ennemi. Ils comptent sur la protection du ciel, sur
eux-mêmes, sur la capacité et la fortune de leur général. Ne considérant pas la
diversité des circonstances, ils se croient en droit de mépriser un ennemi qui,
l’année précédente, n’a osé dans son propre pays se montrer à l’empereur. Les
officiers ne marquaient pas moins d’impatience. Florence pensait que, malgré le
péril, il était de la prudence de combattre sans délai: Si les barbares
viennent à se retirer pendant la nuit, qui pourra, disoit-il, résister à une jeunesse bouillante et séditieuse, que le désespoir d’avoir manqué
une victoire qu'elle regarde comme infaillible portera aux derniers excès.
Dans l’accès de cette ardeur générale, un enseigne s’écrie: Marche, heureux
César, où te guide ton bonheur. Nous voyons enfin à notre tête la valeur et la
science militaire. Tu vas voir aussi ce qu’un soldat romain trouve de force
sous les yeux d’un chef guerrier, qui sait faire de grandes actions et en
produire par ses regards.
Julien marche
aussitôt; et toute l’armée s’avance vers un coteau couvert de moissons, qui n’était
pas éloigné des bords du Rhin. A son approche trois coureurs ennemis, qui étaient
venus jusque-là pour la reconnaitre, s’enfuient à toute bride, et vont porter
l’alarme à leur camp. On en atteignit un quatrième qui fuyait à pied, et dont
on tira des instructions. Les deux armées firent halte en présence l’une de
l’autre. Les barbares, informés par des transfuges de l’ordre de bataille de
Julien, avoient porté sur leur aile gauche leurs principales forces. Mais,
comme ils sentaient la supériorité des gens d’armes romains, ils avoient jeté
entre leurs escadrons des pelotons de fantassins légèrement armés, qui devaient
pendant le combat se glisser sous le ventre des chevaux, les percer et abattre
les cavaliers. Ils fortifièrent leur aile droite d’un corps d’infanterie,
qu’ils postèrent dans un marais entre des roseaux. A la tête de l’armée paraissaient Chnodomaire et Sérapion, distingués entre les autres
rois. Chnodomaire, auteur de cette guerre, commandait
l’aile gauche, composée des corps les plus renommés, et où se dévoient faire
les plus grands efforts. Ce prince était d’une taille avantageuse; il avait été
brave soldat avant que d’être habile capitaine: il montait un puissant cheval;
l’éclat de ses armes, le cimier de son casque surmonté de flammes, ajoutaient à
son air terrible. L’aile droite était conduite par son neveu Sérapion, fils de Méderic, qui avait été toute sa vie implacable ennemi des
Romains, avec lesquels il n’avait jamais observé aucun traité. Sérapion était
encore dans la première fleur de sa jeunesse; mais il égalait en intrépidité le
plus vieux guerrier. On l’appelait d’abord Agénaric;
son père avait changé son nom en l’honneur de Sérapis, dont il avoit appris les mystères dans la Gaule, où il était resté
longtemps en qualité d’otage. A la suite de ces deux chefs marchaient cinq
autres rois, dix princes de sang royal, grand nombre de seigneurs, et
trente-cinq mille soldats de différentes nations.
On sonne la
charge. Sévère, qui commandait l’aile gauche des Romains, s’étant avancé
jusqu’au bord du marais, découvrit l’embuscade, et, craignant de s’engager mal
à propos, il fit halte. Julien n’avait pas harangué ses soldats avant la
bataille; c’était une fonction que les empereurs se croyaient réservée, et il
n’avait garde de choquer l’humeur jalouse de Constance. Mais quand l’armée fut
près de charger, courant entre les rangs avec un gros de deux cents chevaux, à
travers les traits qui sifflaient déjà à ses oreilles, il s’écriait: Courage,
camarades, voici le moment tant désiré, et que vous avez avancé par votre noble
impatience; rendons aujourd’hui au nom romain son ancien lustre; là ce n’est
qu’une fureur aveugle; ici est la vraie valeur. Tantôt reformant les
bataillons qu’il ne trouvait pas en assez bon ordre: Songez, leur disait-il, que ce moment va décider si nous méritons les insultes des barbares; ce
n’est qu’en vue de cette journée que j’ai accepté le nom de César. Tantôt
arrêtant les plus impatiens: Gardez-vous, leur disait-il, de
hasarder la victoire par une ardeur précipitée; suivez-moi; vous me verrez au
chemin de la gloire, mais sans abandonner celui de la prudence et de la sûreté.
Les encourageant par ces paroles et par d’autres semblables, il fit marcher la
plus grande partie de son armée en première ligne. On entendit en même temps du
côté de l’infanterie allemande un murmure confus : ils s’écriaient tous
ensemble avec indignation qu’il fallait que le risque fût égal, et que leurs
princes missent pied à terre pour partager avec eux le sort de cette bataille.
Sur-le-champ Chnodomaire saute à bas de son cheval ;
les autres princes en font autant : ils se croyaient assurés de la victoire.
Les barbares,
après une décharge de javelots, s’élancent comme des lions. La fureur étincelle
dans leurs yeux; ils portent la mort et la cherchent eux-mêmes. Les Romains,
fermes dans leur poste, serrant leurs bataillons et leurs escadrons, corps
contre corps, boucliers contre boucliers, présentant une muraille hérissée
d’épées et de lances. Des nuages de poussière enveloppent les combattants. Ce
n’est dans la cavalerie que flux et que reflux. Ici les Romains enfoncent, là
ils sont enfoncés. Les piques se croisent, les boucliers se heurtent; l’air
retentit des cris de ceux qui meurent et de ceux qui tuent. A l’aile gauche la
victoire se déclara d’abord pour les
Romains. Sévère, après avoir sondé le marais, charge les troupes de
l’embuscade, qui se renversent sur les autres et les entraînent dans leur
fuite. Mais à l’aile droite, où l’élite des deux armées luttait avec une égale
ardeur six cents gendarmes, dont la
bravoure fondit la plus grande espérance de Julien, tournent bride tout à coup
et confondent leurs rangs. La blessure de leur chef et la chute d’un de leurs
officiers jeta l’épouvante dans des cœurs jusque-là intrépides. Ils se portent
sur l’infanterie, qu’ils allaient renverser, si celle-ci, se resserrant, ne
leur eût opposé une barrière impénétrable. Julien, jugeant de leur désordre par
le mouvement de leurs étendards, accourt à toute bride; on le reconnait de loin
à son enseigne: c’était un dragon de couleur de pourpre, sur le haut d’une
longue pique. A cette vue un tribun de ces cavaliers, encore pâle d’effroi,
retourne sur ses pas pour les remettre en ordre. Julien gagne la tête des
fuyards, et, s’opposant à eux, il leur crie : Où fuyez-vous, braves gens? Où
trouverez- vous un asile ? toutes les villes vous seront fermées: vous brûlez
d’ardeur de combattre; votre fuite condamne votre empressement: allons
rejoindre les nôtres; nous partagerons leur gloire; ou, si vous voulez, fuir,
passez-moi sur le corps: il faut m’ôter la vie avant que de perdre votre
honneur. Il leur montre en même temps l’ennemi qui fuyait devant l’aile
gauche. Honteux de leur lâcheté, ils retournent à la charge. Cependant les
barbares s’étaient attachés à l’infanterie, dont les flancs étaient découverts:
l’attaque fut chaude, et la résistance opiniâtre. Deux cohortes de vieilles
troupes, qui dans une contenance menaçante bordaient de ce côté-là l’armée
romaine, commencèrent à pousser cette espèce de cri qui seul suffisait
quelquefois pour mettre l’ennemi en fuite; c’était un murmure qui, grossissant
peu à peu imitait le mugissement des flots brisés contre le rivage. Bientôt
sous une nuée de javelots et de poussière on. n’entend que le bruit des armes
et le choc des corps. Les barbares, n’étant plus guidés que par leur fureur,
rompent leur ordonnance, et, divisés en pelotons, ils s’efforcent à grands
coups de cimeterres de mettre en pièces cette haie de boucliers dont les
Romains étaient couverts. Les Bataves et le corps appelé la cohorte royale
viennent en courant au secours de leurs camarades; c’étaient des auxiliaires
formidables et propres à servir de ressource dans les dernières extrémités.
Mais ni leurs efforts ni les décharges meurtrières de javelots n’épouvantent
les Allemands, animés par leur rage et par le bruit de mille instruments
guerriers: toujours acharnés, toujours obstinés à vaincre ou à mourir, ils
courent au-devant des coups; les blessés, ayant perdu l’usage de leurs armes,
se lancent eux-mêmes, et vont mourir au milieu des Romains. La valeur est
égale: celle des Allemands est plus turbulente et plus féroce; c’étaient des
corps plus grands et plus robustes : celle des Romains est plus adroite, plus
tranquille, plus circonspecte; ceux-ci, plusieurs fois enfoncés, regagnaient
toujours leur terrain. Les barbares, fatigués, se reposaient en mettant un
genou en terre, sans cesser de combattre. Enfin les seigneurs allemands, entre
lesquels étaient les rois eux-mêmes, formant un gros et se faisant suivre de
plusieurs bataillons, percent l’aile droite, et pénètrent jusqu’à la première
légion, placée au centre de l’armée. Ils y trouvent des rangs épais et
redoublés, des soldats fermes comme autant de tours, et une résistance aussi
forte que dans la première chaleur d’une bataille. En vain ils s’abandonnent
sur les Romains pour rompre leur ordonnance ceux-ci, à couvert de leurs
boucliers, profitent de l’aveuglement des ennemis qui ne songent pas à se
couvrir, et leur percent les flancs à coups d’épée. Bientôt le front de la
légion est bordé de carnage; ceux qui prennent la place des mourans tombent
aussitôt; l’épouvante saisit enfin les barbares. Dans ce moment, ceux qui gardaient
le bagage sur une éminence accourent pour prendre leur part de la victoire, et
redoublent la terreur de l’ennemi, qui croit voir arriver un nouveau renfort.
Les Allemands se
débandent, ne se sentant plus de forces que pour fuir. Les vainqueurs les
suivent l’épée dans les reins; et leurs armes étant pour la plupart faussées,
émoussées, rompues, ils arrachent celles des fuyards. On ne fait quartier à
personne. La terre est jonchée de mourans qui demandent par grâce le coup de la
mort. Plusieurs, sans être blessés, tombant dans le sang de leurs camarades,
sont foulés aux pieds des hommes et des chevaux. Les barbares, toujours fuyant,
et toujours poursuivis sur des monceaux d’armes et de cadavres, arrivent aux
bords du Rhin, et s’y jettent la plupart, Julien et ses officiers accourent à
grands cris pour retenir leurs soldats, que l’ardeur de la poursuite allait
précipiter dans le fleuve. Ils s’arrêtent sur les bords, d’où ils percent de
traits ceux qui se sauvent à la nage. Les Romains, comme du haut d’un
amphithéâtre, voyaient cette multitude d’ennemis flotter, nager, s’attacher les
uns aux autres, se repousser, couler à fond ensemble, les uns engloutis sous
les flots, les autres portés sur leurs boucliers, luttant contre les vagues, et
gagnant avec peine l’autre bord à travers mille périls. Le Rhin était couvert
d’armes et teint de sang.
Chnodomaire, échappé du
carnage, se couvrant le visage pour n’être pas reconnu, fuyait avec deux cents
cavaliers. Il tâchait de regagner son camp, qu’il avait laissé entre deux villes, dont l’une est aujourd’hui le village d’Alstatt, et l’autre Lauterbourg. Il devait trouver en cet
endroit des bateaux qu’il avait préparés pour repasser le Rhin en cas de
disgrâce. Comme il côtoyait un marais, son cheval ayant glissé sur le bord, le
jeta dans l’eau. Malgré la pesanteur de ses armes, il eut assez de force pour
se dégager et pour gagner un coteau couvert de bois. Un tribun, qui le reconnut
à sa haute taille, l’ayant poursuivi avec sa cohorte, fit environner ce bois,
n’osant y pénétrer de crainte de quelque embuscade. Le prince, se voyant
enveloppé et sans ressource, sortit seul et se rendit au tribun. Mais les
cavaliers de son escorte, et trois amis qui l’avoient suivi dans tous les
hasards, se crurent déshonorés s’ils abandonnaient leur roi, et vinrent
demander des fers. On le conduisit au camp ; et ce fut pour tonte l’armée le
premier fruit de la victoire de voir cet illustre captif, remarquable par sa
bonne mine, par l’éclat de son armure, par la richesse de ses habits, mais
pâle, confus, plongé dans un morne silence, et portant sur son front la honte
de sa défaite: bien différent de ce fier monarque qui, sur les ruines et les
cendres des villes de la Gaule, n’annonçait autrefois que ravages et incendies.
Cette fameuse
journée fut le salut de la Gaule, et rendit à l’empire son ancienne frontière.
Mais ce qu’il y a de plus admirable, et ce qui donne la plus grande idée de la
capacité de Julien et de la discipline de ses troupes, c’est qu’une victoire si
opiniâtrement disputée ne lui coûta que deux cent quarante-trois soldats et
quatre officiers, le tribun Bainobaude, Laïpson, Innocentius, commandant
de la gendarmerie, et un tribun dont le nom est ignoré. L’histoire varie sur le
nombre des Allemands qui restèrent sur le champ de bataille; il en périt encore
davantage dans le fleuve. Au coucher du soleil, Julien ayant fait sonner la
retraite, toute l’armée, par une acclamation unanime, le salua du nom
d’Auguste, Il rejeta ce titre avec indignation, imposa silence aux soldats, et
protesta avec serment qu’il n’acceptait ni ne désirait ce témoignage d’un zèle
inconsidéré. L’armée campa sur les bords du Rhin sans se retrancher, mais
environnée de plusieurs corps de gardes avancées qui veillèrent à sa sûreté.
Une partie de la nuit se passa dans les réjouissances d’une victoire qui était
fort au-dessus de leurs espérances. Zosime rapporte qu’au point du jour Julien
fit comparaitre devant lui les six cents gendarmes dont la bravoure s’était
démentie; et que, pour les punir sans user de la rigueur des lois militaires il
leur fit traverser le camp en habits de femmes: il ajoute que cette flétrissure
fut si sensible à ces braves gens, que dès le premier combat ils effacèrent
leur honte par des prodiges de valeur. On amena ensuite Chnodomaire.
Comme Julien lui demandait compte de ses attentats contre l’empire, il soutint
d’abord sa réputation de courage, et répondit avec dignité. Julien commençait à
l’admirer; mais bientôt ce prince perdit tout l’éclat que les malheurs savent
donner aux âmes hères, en demandant la vie avec bassesse, jusqu’à se prosterner
aux pieds du vainqueur. Julien le releva; quoiqu’il ne sentît pins pour lui que
du mépris, il respecta encore sa grandeur passée; et, faisant réflexion aux
terribles révolutions que peut amener une seule journée, il lui épargna la
honte des fers. Quelque temps après il l’envoya à Constance qui le fit conduire
à Rome, où il mourut de léthargie.
Une si importante
victoire ne fit qu’aigrir la jalousie de Constance. C’était le ton de la cour
de blâmer Julien ou de le tourner en ridicule. On l’appelait par dérision le
Victorin; ce qui renfermait une allusion maligne au tyran de ce nom qui, du
temps de Gallien, après avoir dompté les Germains et les Francs, avait usurpé
le titre d’Auguste. D’autres, plus méchants encore, affectaient de le louer
avec excès en présence du prince. L’empereur, de son côté, s’appropriait tout
l’honneur des succès du César. Telle était sa vanité : si, tandis qu’il séjournait
en Italie, un de ses généraux remportait quelque avantage sur les Perses,
aussitôt volaient dans tout l’empire de longues et ennuyeuses lettres du
prince, remplies de ses propres éloges, mais où le général vainqueur n’était
pas même nommé; et ces annonces de victoires ruinaient, en passant, les villes
et les provinces par les pressens qu’il faillait prodiguer aux porteurs de ces
lettres. A l’occasion de la journée de Strasbourg, dont Constance était éloigné
de quarante marches, il publia des édits pompeux où, s’élevant jusqu’au ciel,
il se représentait rangeant l’armée en bataille, combattant à la tête, mettant
les barbares en fuite, faisant prisonnier Chnodomaire,
sans dire un mot de Julien , dont il aurait enseveli la gloire, si la renommée
ne se chargeait, en dépit de l’envie, de publier les grandes actions. C’était
pour se conformer à la vanité de ce prince que les orateurs, et même quelques historiens
de son temps, lui attribuaient des exploits auxquels il n’eut jamais d’autre
part que d’en être jaloux.
Julien fit
enterrer tous les morts, sans distinction d’amis et d’ennemis. Il renvoya les
députés des barbares qui étaient venus le braver avant la bataille, et revint à
Saverne. Il fit conduire à Metz le butin et les prisonniers, pour y être gardés
jusqu’à son retour. N’ayant plus laissé d’Allemands en-deçà du Rhin, il brulot
d’envie de les aller chercher dans leur propre pays. Mais ses soldats voulaient
jouir de leur victoire sans s’exposer à de nouvelles fatigues. Julien leur
représenta que ce n'était pas assez pour de braves guerriers de repousser
les attaques; qu'il faillait se venger des insultes passées; que ce qui leur restait
à faire n'était qu'une partie de chasse plutôt qu’une guerre; que les barbares
ressemblaient à ces bêtes timides qui, après avoir reçu le premier coup,
attendent le second sans se défendre. On ne pouvait manquer à un général
qui ne se distinguait de ses soldats qu’en prenant sur lui-même la plus grande
part des travaux et des dangers. Ils marchèrent donc à sa suite; et, étant
arrivés à Mayence, ils y jetèrent un pont et passèrent le Rhin. Les Allemands
de ces cantons, qui ne s’attendaient pas à se voir relancés jusque dans leurs
retraites, effrayés d’abord, vinrent demander la paix, et protestèrent de leur
fidélité à observer les traités. Mais presque aussitôt, s’étant repentis de
cette soumission, ils envoyèrent menacer Julien de fondre sur lui avec toutes
leurs forces, s’il ne se retirait de dessus leurs terres. Pour toute réponse,
Julien fit embarquer sur le Rhin, au commencement de la nuit, huit cents
soldats, avec ordre de remonter le Mein, de faire des descentes, et de mettre
tout à feu et à sang. Au point du jour les barbares se montrèrent sur des
hauteurs; on y fit monter l’armée; mais elle n’y trouva plus d’ennemis. On
aperçut de là des tourbillons de fumée qui firent juger que le détachement pillait
et brûlait les campagnes. Les Allemands, épouvantés de ces ravages, rappelèrent
les troupes qu’ils avoient placées en embuscade dans des lieux étroits et
fourrés, et se dispersèrent pour aller défendre le pays. Leur retraite
abandonna aux soldats de Julien beaucoup de grains et de troupeaux. On enleva
les hommes, et on brûla les châteaux bâtis et fortifiés à la manière des
Romains.
Après une marche
de trois ou quatre lieues, on rencontra un bois épais. Julien apprit d’un
transfuge qu’on y serait attaqué par un grand nombre d’ennemis cachés dans des
souterrains, et qui attendaient que l’armée s’engageât dans la forêt. Quelques
soldats ayant osé y entrer, rapportèrent que toutes les routes étaient
traversées de grands arbres nouvellement abattus. Les Romains virent avec dépit
qu’ils ne pouvaient avancer qu’en prenant de longs détours par des chemins
difficiles. On avait passé l’équinoxe d’automne, et la neige couvrit déjà les
montagnes et les plaines. On résolut donc de ne pas aller plus loin. Mais, pour
brider ces barbares, Julien fit rétablir à la hâte la forteresse que Trajan avait
autrefois bâtie et appelée de son nom, et que les Allemands avoient ruinée. Il
y laissa une garnison avec des provisions qu’il avait enlevées dans le pays
même. Les barbares, se voyant comme enchaînés, vinrent humblement demander la
paix. Julien ne voulut leur accorder qu’une trêve de dix mois : c’était le
temps dont il avait besoin pour garnir sa forteresse de munitions et de
machines nécessaires à la défense. Trois rois barbares se rendirent au camp;
ils étaient du nombre de ceux dont les troupes avoient été battues à
Strasbourg. Ils s’engagèrent par serment à vivre en paix avec la garnison
jusqu’au jour arrêté, et à lui fournir des vivres.
Cette glorieuse
campagne se termina par un nouveau succès. Le général Sévère, revenant à Reims
par Cologne et par Juliers, rencontra un parti de six cents, d'autres disent de
mille Français, qui faisaient le dégât dans tout ce pays, qu’ils trouvaient
dégarni de troupes. Les glaces et les neiges de l’hiver ou les fleurs du
printemps, tout est égal pour la bravoure française, dit un auteur de ce
temps-là. A l’approche des Romains, ils se renfermèrent dans deux forts
abandonnés, situés sur la Meuse, où ils résolurent de se bien défendre. Le
César crut qu’il était important pour l’honneur, de ses armes et pour la sûreté
du pays de tirer raison de ces ravages. Il se joint à Sévère, et assiège ces
barbares, qui soutinrent toutes les attaques avec une opiniâtreté incroyable.
Le siège dura cinquante-quatre jours, pendant les mois de décembre et de
janvier. La Meuse était couverte de glaçons; et comme Julien craignit que,
venant à se prendre tout-à-fait, elle n’offrît un pont aux barbares, qui pourraient
s’évader à la faveur de la nuit, il faisait courir sur le fleuve, depuis le
soleil couchant jusqu’au jour, des barques légères chargées de soldats pour
rompre les glaces et prévenir les sorties. Enfin les assiégés, abattus par la
disette, par les veilles et par le désespoir, furent contraints de se rendre.
On les mit aux fers. Ce fut un spectacle nouveau, la nation française s’étant
fait une loi de vaincre ou de périr. On en tint compte à Julien autant que
d’une grande victoire. Il les envoya comme un rare présent à l’empereur, qui
les incorpora dans ses troupes. C’étaient des hommes de haute stature, et qui paraissaient,
dit Libanius, comme des tours au milieu des
bataillons romains. Une armée de Français qui accouroit au secours, ayant appris que les forts étaient rendus, rebroussa chemin sans
rien entreprendre.
Julien vint passer
l’hiver à Paris. Il aimait cette ville, dont il a fait lui-même une description
fort agréable. Renfermée dans l’île qu’on nomme encore la Cité, elle était
environnée de murailles. On y entrait de deux côtés par deux ponts de bois.
Julien loue la pureté et la bonté de ses eaux, la température de son climat, et
la culture de son territoire. L’hiver y fut cette année plus rude que de
coutume. Comme il le passait sans feu, selon son usage, le froid devenant
excessif, il permit seulement de porter le soir dans sa chambre quelques
charbons allumés. Ce soulagement pensa lui coûter la vie. Il fut tellement
saisi de la vapeur, qu’il en aurait été étouffé, si on ne l’eût promptement
emporté dehors. Il en fut quitte pour rendre le peu de nourriture qu’il venait
de prendre; et comme sa sobriété ne se démentit jamais, ce fut la seule fois de
sa vie qu’il fut obligé de soulager son estomac. Il travailla le lendemain à
son ordinaire. Il s’occupait alors du soin de diminuer les taxes. Florence,
préfet du prétoire, prétendit que, le produit de la capitation ne pouvant
suffire aux dépenses de la guerre, il y fallait suppléer par une subvention
extraordinaire. Julien, qui savait que tous ces expédients de finance causaient
aux provinces des maux souvent incurables, et plus mortels que la guerre même, protestait
qu’il perdrait la vie plutôt que de permettre celte surcharge. Comme le préfet faisait
grand bruit de ce que le César se défiait d’un homme de son rang, sur qui
l’empereur se reposait de toute l’administration civile, Julien , sans sortir
du ton de la raison et de la douceur, lui démontra par un calcul exact que le
montant de la capitation était plus que suffisant pour fournir à tous les
frais. Florence, convaincu sans être persuadé, revint à la charge quelque temps
après, et lui fit présenter un ordre à signer pour une imposition nouvelle.
Julien, sans en vouloir souffrir la lecture, le jeta par terre en disant:
Assurément le préfet changera d’avis, la chose est trop criante. Sur les
plaintes du préfet, l’empereur écrivit à Julien une lettre de reproches, et lui
recommanda de s’en rapporter à Florence. Mais le César répondit qu’on devait se
tenir fort heureux que l’habitant de la province, pillé par les barbares et par
les gens d’affaires, acquittât les taxes ordinaires, sans l’écraser par des
augmentations que les traitements les plus durs ne pouvaient arracher à
l’indigence : ainsi la fermeté de Julien affranchit la Gaule de toute injuste
vexation. Pour combattre ce préjugé inhumain, que les peuples ne paient jamais
mieux que quand ils sont plus accablés, il voulut bien se charger lui-même du
soin de recouvrer les tailles de la seconde Belgique, province alors dévastée
et réduite à une extrême misère, mais à condition qu’aucun sergent du préfet ni
du président ne mettrait le pied dans le pays. Cette humanité, qui sauvait aux habitants
les frais des recouvrements, fit plus d’effet que toutes les contraintes. Ils
payèrent sans attendre de sommation, et même avant le terme, parce qu’ils ne craignaient
pas qu’on les fît repentir de leur promptitude à satisfaire en leur imposant
pour la suite un plus lourd fardeau.
Florence, dont il dérangeait
les opérations, s’en vengea sur Salluste, dont les conseils n’inspiraient à
Julien que bonté et que justice. Son argent et ses intrigues gagnèrent à
la cour Paul et Gaudence, qui étaient les canaux
ordinaires par où la calomnie passait aux oreilles de l’empereur. Ceux-ci
persuadèrent à Constance que Salluste était un conseiller dangereux auprès d'un
jeune prince capable de tout oser. Cet homme de bien fut rappelé. On prit pour prétexte le besoin que l’on avait de lui en
Thrace, et l’on promit de le renvoyer ensuite en Gaule, où nous le revoyons en
effet trois ans après. Le départ de Salluste fut très sensible à Julien. Il l’honorait
comme son père; il lui fit ses adieux par un discours qui renferme un grand
éloge de cet illustre ami, digne de servir de modèle aux confidents des
princes. Cette séparation enleva à Julien la plus grande douceur de sa vie,
sans altérer son humeur et sans ralentir son zèle, du moins en apparence. Il était
trop maître de ses mouvements pour laisser éclater un ressentiment prématuré,
et trop habile pour se nuire à lui-même, en se vengeant aux dépens de l’empire
des injustices qu’il essuyait de la part de l'empereur.
CONSTANCE ET JULIENLIVRE DIXIÈME.
|
HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |