HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |
LIVRE SEIZIÈME.
VALENTINIEN, VALENS. 364-367
JOVIEN avait régné trop peu de temps pour établir dans sa famille la
succession impériale. Le consul Varronien, encore au berceau, fut oublié
aussitôt après la mort de son père. On ne se souvint de lui dans la suite
que pour son malheur. Une barbare politique lui fit crever un œil, de crainte
qu’il ne fût tenté du désir de s’élever à l’empire.
L’armée étant, venue à Nicée, les officiers du premier ordre tinrent
conseil pour élire un empereur. Ils s’accordaient tous à chercher une sagesse
consommée et un mérite reconnu. Plusieurs d’entre eux, éblouis par l’ambition, croyaient
voir ces qualités en eux-mêmes. Mais, pour le bonheur de l’empire, leur amour-propre
ne trouva pas assez de partisans. Selon Zosime, ce fut en cette occasion que
Salluste second eut l’honneur de refuser le diadème: il s’excusa sur sa
vieillesse; et comme on lui demandait son fils, il répondit que son fils était
trop jeune, et que d’ailleurs il ne le croyait pas né pour cette place
éminente. Quelques-uns proposèrent Equitius, qui commandait une compagnie de la
garde des empereurs; d’autres, Januarius, intendant
des armées d’Illyrie. Ils furent tous deux rejetés: le premier, comme étant
d’un caractère dur et grossier, l’autre parce qu’il était trop éloigné et trop
peu connu. Mais les généraux les plus estimés, tels que Salluste second,
Victor, Arinthée, Dagalaïphe se déclarèrent hautement en faveur de Valentinien, commandant de la seconde
compagnie des écuyers de la garde. Leur voix fut appuyée d’une lettre du
patrice Datien, qui avait été consul en l’année 358.
C’était un vieillard d’une grande considération. La rigueur de l’hiver l’avait
obligé de s’arrêter dans Ancyre, où Jovien avait aussi laissé Valentinien, avec
ordre de le suivre dans peu de jours. Des suffrages d’un si grand poids
entraînèrent ceux de toute l’armée. On dépêcha sur-le-champ des couriers à Valentinien pour le prier de se rendre en
diligence à Nicée. Pendant l’interrègne, qui dura dix jours, Equitius, assez
généreux pour voir dans le nouveau prince, non pas un rival heureux, mais un
maître légitime, travailla de concert avec Léon, trésorier des troupes, à
maintenir l’élection, et à fixer l’inconstance naturelle des soldats. Ces deux
officiers étoilent compatriotes et zélés partisans de l’empereur désigné.
Valentinien était né à Cibales en Pannonie. Son père
Gratien, sorti de la plus basse naissance, s’était fait connaitre dès sa
première jeunesse par une force de corps extraordinaire. On dit que, portant
une corde à vendre, il résista à cinq soldats qui firent de vains efforts pour
l’arracher de ses mains. Cette aventure lui fit donner ensuite par plaisanterie
le surnom de cordier. Ayant embrassé la profession des armes, il se
distingua dans les luttes militaires par une adresse égale à sa vigueur. Sa
bravoure lui mérita une place entre les gardes du prince. Il devint tribun, et
enfin comte d’Afrique. On le soupçonna de concussion, ce qui lui fit perdre
cette dignité. Mais quelques années après on lui rendit le même titre avec le
commandement des troupes dans la Grande-Bretagne. S’étant retiré du service, il
jouissait dans ses terres d’un repos honorable, lorsqu’il fut accusé d’avoir
donné retraite à Magnence, et dépouillé d’une partie de ses biens.
La réputation du père ouvrit au fils la carrière des honneurs. Bientôt les
qualités personnelles de celui-ci lui gagnèrent l’estime des troupes. Sa taille
haute et dégagée, sa force naturelle qui croissait tous les jours par
l’habitude des fatigues de la guerre, l’éclat de son teint, un regard martial,
des traits nobles et réguliers lui donnaient un air tout à la fois guerrier et
majestueux. A ces avantages corporels il joignait une valeur tempérée par la
prudence, un zèle ardent pour la justice, un esprit fin, pénétrant,
circonspect; un discernement exquis, une parfaite connaissance de tout ce qui concernait
l’ordre militaire. Ses mœurs étoilent réglées : il parlait peu, mais il s’exprimait
avec une éloquence naturelle, pleine de force et de feu. Quoiqu’il fût grave et
sérieux, il n’avait pas négligé les talents d’agrément; il écrivait avec grâce,
il savait même faire des vers; il réussissait dans les ouvrages de plastique et
de peinture ; il avait du génie pour inventer de nouvelles armes : dans les
repas qu’il donnait il se piquait d’élégance et de propreté plus que de
magnificence. Ces bonnes qualités couvraient de grands défauts : une sévérité
excessive, peu différente de la cruauté; une humeur fougueuse et prompte à
s’enflammer; une économie qui approchait fort de l’avarice; trop de présomption
et de confiance en ses propres lumières; une passion pour la gloire qui le rendit
jaloux des succès dont il n’avait pas l’honneur. Mais ces défauts ne se
développèrent que dans l’exercice de la puissance souveraine. La grandeur d’âme
semblait faire le fond de son caractère; et dans tous les emplois par lesquels
il avait passé, avant que de parvenir à l’empire, il avait toujours paru
supérieur à sa fortune.
Tout, jusqu’à ses disgrâces, servit à son élévation. Les calomnies de Barbation l’avaient ruiné à la cour de Constance, mais elles
lui avoient procuré la considération qui suit le mérite persécuté. Sa fermeté
dans la religion chrétienne, en le faisant exiler sous Julien, l’avait fait
estimer des chrétiens et admirer des païens mêmes. Il était devenu cher à
Jovien par le péril qu’il avait couru dans la Gaule en s’opposant au progrès
d’une rébellion naissante.
Si l’on en croit Aurélius Victor, Valentinien fit
quelque difficulté d’accepter l’empire. Il arriva à Nicée le 24 février, et ne
voulut pas se montrer aux troupes le lendemain. C’était, selon Ammien
Marcellin, un effet de superstition; parce que ce jour était le bissexte que
les Romains mettaient au nombre des jours malheureux. Peut-être ce délai n’était-il
qu’une suite de sa résistance. Le préfet Salluste était instruit de plusieurs
sourdes intrigues; il savait que quelques-uns des généraux n’avoient consenti
qu’à regret à l’élection, et qu’ils n’avoient pas renoncé au dessein de la
traverser. Pour faire avorter ces projets, et prévenir les troubles qui pourraient
s’élever dans l’assemblée où Valentinien devoir être proclamé, Salluste , ayant
réuni le soir du 25 tous les officiers d’un grade supérieur, les engagea à
convenir ensemble que nul d’entre eux, sous peine de mort, ne sortirait le
lendemain matin de la maison où il était logé. Ceux-mêmes contre qui l’on prenait une précaution si extraordinaire n’osèrent la
contredire, pour ne pas se démasquer : ils passèrent la nuit dans l’inquiétude
et dans l’attente de quelque changement qui leur serait favorable. Leurs
espérances s’évanouirent bientôt. Au point du jour les troupes se rendirent
dans une plaine aux portes de Nicée. Valentinien s’étant présenté, monta avec
la permission de l’assemblée sur un tribunal élevé, et fut proclamé Auguste
tout d’une voix. On ceignit sa tête du diadème, on le revêtit des ornements
impériaux au bruit des acclamations réitérées. Il était âgé de quarante-trois
ou quarante-quatre ans.
Il allait commencer un discours qu’il avait préparé lorsque tout à coup un
grand murmure s’éleva : tous les soldats frappent leurs boucliers; tous
demandent à grands cris qu’il se nomme sur-le-champ un collègue. Quelques-uns
crurent alors que cette demande était inspirée par les rivaux secrets de
Valentinien, qui sec ménageaient encore cette ressource. Mais le cri était trop
général pour être la voix d’une cabale : c’était l’effet naturel d’une
impatience militaire. Les soldats, qui avoient vu périr trois empereurs dans
l’espace de deux ans et quelques mois, voulaient s’assurer contre de si
fréquentes révolutions. Le bruit croissait de plus en plus, et il était à
craindre que cette première agitation ne produisît un dangereux orage. Valentinien,
le plus intrépide de tous les princes, sentit que de céder dès le premier pas à
la volonté des soldats, c’était leur laisser reprendre l’autorité qu’ils venaient
de lui conférer. Montrant donc un air assuré, après avoir imposé silence aux
plus turbulents, en les traitant de séditieux, il parla en ces termes :
«Braves défenseurs de nos provinces, vous venez de m’honorer du diadème. Je
connais tout le prix de cette préférence, à laquelle je n’ai jamais aspiré. Toute
mon ambition s’était bornée à me procurer la satisfaction intérieure qui
couronne la vertu. Il dépendait de vous tout à l’heure de me choisir pour votre
souverain ; c’est à moi maintenant à décider des mesures qu’il faut prendre
pour votre sûreté et votre gloire. Ce n’est pas que je refuse de partager ma puissance
: je sens tout le poids de la couronne; je reconnais qu’en m’élevant sur le trône,
vous n’avez pu me placer au-dessus des accidents de l’humanité. Mais votre
élection ne se soutiendra qu’autant que vous me laisserez jouir des droits dont
vous m’avez revêtu. J’espère que la Providence, secondant mes bonnes
intentions, m’éclairera sur le choix d’un collègue digne de vous et de moi.
Vous savez que dans la vie privée c’est une maxime de prudence de n’adopter
pour associé que celui dont on a fait une sérieuse épreuve. Combien cette
précaution est-elle plus nécessaire pour le partage du pouvoir souverain, où
les dangers sont si fréquents et les fautes irréparables! Reposez-vous de tout
sur ma vigilance. En me donnant l’empire, vous ne vous êtes réservé que l’honneur
d’une fidèle obéissance. Songez seulement à profiter du repos de l’hiver pour
rétablir vos forces et vous préparer à de nouvelles victoires.»
La noble fermeté de ce discours arrêta les murmures. Il fit en même temps
aux troupes les largesses que les empereurs avoient coutume de répandre à leur
avènement à l’empire. Il acquit dès lors toute l’autorité qu’aurait pu procurer
un long règne soutenu avec dignité; et ces fières cohortes qui, un
moment-auparavant, prétendaient lui commander, frappées d’une impression de
respect qui dura autant que sa vie, le conduisirent au palais, au milieu de
leurs aigles et de leurs enseignes, avec toutes les marques d’une entière
soumission.
Personne n’avait contribué autant que Salluste à l’élévation de
l’empereur. Dès que cet ami généreux le vit assuré sur le trône, il lui demanda,
pour récompense de ses services, la permission de se démettre de la préfecture,
et de passer en repos le reste de sa vieillesse. Eh! quoi, lui répondit
Valentinien, ne m’avez-vous donc chargé d’un si pesant fardeau que pour m’en
laisser accablé, sans vouloir m’aider à le soutenir? Il refusa constamment
de consentir à la retraite de Salluste : heureux s’il n’eût jamais trouvé que de
ces ministres qui ne se servent pas eux-mêmes en servant le prince, et qui n’aperçoivent
dans leur emploi que les obligations qu’il leur impose.
Valentinien, ayant donné ordre qu’on se préparât à partir dans deux jours,
assembla les principaux officiers pour les consulter sur le choix de celui qu’il
devait associer à l’empire. Il avait déjà pris son parti. Son frère Valens,
plus jeune que lui de sept ans, avait quelques vertus de particulier, nulle
qualité d’un prince. Il était chaste, fidèle et constant dans l’amitié; mais
lent, paresseux, timide, avare; sans génie pour trouver par lui-même des expédients,
quoiqu’il eût l’esprit assez juste pour discerner le meilleur conseil; sans
usage des affaires, dont il avait une aversion naturelle; sans connaissance des
lettres, ni même de l’art militaire. Il parut équitable, jusqu’à ce qu’il fut
le maître de commettre impunément des injustices. Il faisait consister la
fermeté d’âme dans une dureté sauvage, le zèle de la justice dans une colère
souvent aveugle, la douceur du caractère dans la facilité à se laisser conduire
par les flatteurs. Il avait le teint basané, un œil couvert d’une cataracte, la
taille médiocre, un peu trop chargée d’embonpoint, les jambes de travers.
Malgré les défauts de Valens, la tendresse fraternelle l’emportait dans le cœur
de Valentinien sur l’intérêt de l’état. D’ailleurs il ne craignait pas le
parallèle; et il s’attendait bien à conserver sa supériorité sur un tel
collègue. Avant que de se déclarer , il aurait souhaité qu’on eût provoqué son
choix en lui conseillant de jeter les yeux sur Valence. C’était dans ce dessein
qu’il consultait ses généraux. Cette ruse politique n’eut pas le succès qu’il espérait.
Tous gardèrent un profond silence; le seul Dagalaïphe osa lui dire : Prince, si vous chérissez votre famille, vous avez un frère;
si vous aimez l'état, cherchez le plus capable. Cette franchise piqua
vivement l’empereur; mais il sut dissimuler son chagrin , et partit pour
Constantinople. En passant par Nicomédie, il donna à Valens la charge de
grand-écuyer, avec le titre de tribun. Le 28 de mars, peu de jours après son
arrivée à Constantinople, il assembla toutes les troupes dans la place de l'Hebdome. Ce nom veut dire septième : on l’avait
donné à un bourg situé à sept milles de Constantinople vers le midi, au bord de
la mer. Ce lieu était orné de beaux édifices, et d’une grande place destinée
aux assemblées, aux exercices des soldats, aux exécutions des criminels. Valens,
dès la première année de son règne, y fit élever un tribunal décoré de statues,
de peintures et de degrés de porphyre. Ce fut de dessus ce tribunal que ses
successeurs haranguèrent leurs troupes dans les occasions importantes ; ce fut
là que se fit aussi dans la suite la proclamation des empereurs. Valentinien
conduisit Valens à l’Hebdome; et là il le déclara
Auguste avec une approbation générale, parce qu’il eût été dangereux de paraître
désapprouver son choix. L’ayant revêtu des habits impériaux et ceint du
diadème, il le ramena dans son char à Constantinople. Valens répondit
parfaitement aux intentions de son frère : devenu son collègue, il continua de
se regarder comme son inférieur; et, moins par vertu que par incapacité, il
n’osa jamais lui disputer l’avantage que lui donnait le mérite. Les deux
empereurs prirent le nom de Flavius, attaché aux successeurs de Constantin.
Ils reçurent des députes de plusieurs villes de l’empire qui venaient,
selon l’usage, leur présenter des couronnes d’or, et demander quelques grâces.
Valentinien leur répondit avec dignité et en peu de mots: il les renvoya pleins
de respect pour sa personne, et satisfaits de ses promesses. Ce fut apparemment
en cette occasion que les deux empereurs voulurent honorer la ville de Nicée où
Valentinien avait reçu le diadème. Ayant divisé la Bithynie en deux provinces,
ils établirent Nicée métropole de la seconde; mais par un rescrit postérieur ils
déclarèrent que ce titre accordé à Nicée ne porterait aucun préjudice aux
droits de Nicomédie. Les contestations qui survinrent ensuite entre les évêques
de ces deux villes toujours rivales, furent jugées dans le concile de
Chalcédoine : il décida que l’évêque de Nicomédie jouirait des droits de
métropolitain dans les deux Bithynies, et que les changements
que les princes jugeaient à propos de faire dans le gouvernement civil ne
dévoient point altérer l’ordre déjà établi dans l’Eglise.
Dans les derniers temps de l’empire grec, on voyait à Constantinople, sur
une arcade, la statue de Valentinien , au-dessous de laquelle était un boisseau
de bronze placé entre deux mains de même métal. L’inscription marquait qu’un
marchand de blé ayant vendu à fausse mesure, l’empereur lui avait fait couper
les deux mains. Cette histoire pourvoit bien n’être qu’une fable inventée par
les derniers Grecs pour l’explication du monument; mais elle servirait du moins
à montrer quelle impression on avait toujours conservée de l’extrême sévérité
de Valentinien.
Ce prince, associant son frère à la puissance souveraine, avait résolu de
partager le gouvernement des diverses provinces de l’empire. Les entreprises des
barbares qui, après la mort de Julien, s’étaient réveillés de toutes parts, le pressaient
d’exécuter ce dessein. Les Allemands ravageaient la Gaule et la Rhétie; les Sarmates
et les Quades la Pannonie; les Pictes, les Ecossais, et les Attacottes , peuple jusqu’alors inconnu et dont il n’est plus parlé depuis ce temps-là, alarmaient
la Grande-Bretagne par des courses continuelles; les Austuriens et d’autres nations maures insultaient l’Afrique avec plus d’audace que jamais;
la Thrace voyait ses campagnes pillées par différents partis de Goths. Du côté
de l’Orient le roi de Perse faisait revivre d’anciens droits sur l’Arménie: il prétendait
que la mort de Jovien, avec lequel il avait traité , lui rendit la liberté de
reprendre ce pays, dont les anciens rois de Perse a voient été en possession.
Une fièvre violente survenue en même temps aux deux empereurs les tint dans
l’inaction pendant plusieurs jours. La mémoire de Julien leur était odieuse:
ils soupçonnèrent les amis de ce prince d’avoir employé contre eux des
maléfices: ces craintes frivoles leur étaient inspirées par les favoris de la
nouvelle cour, qui avaient soin de les répandre parmi le peuple de
Constantinople. La prévention alla si loin, que les empereurs ordonnèrent à ce
sujet des informations juridiques, dont ils chargèrent le questeur Juventius et
Ursace, grand-maître des offices; celui-ci était un Dalmate dur et cruel.
Valentinien en voulait surtout à Maxime; il n’avait pas oublié les mauvais
services que ce philosophe fanatique lui avait rendus auprès de Julien. Maxime
fut donc amené prisonnier à Constantinople, avec Prisque,
qui avait partagé avec lui les bonnes grâces du défunt empereur. Après un
sévère examen, Prisque fut reconnu innocent, et
renvoyé dans l’Epire sa patrie. Mais le peuple et les soldats étaient déchaînés
contre Maxime. Il fut appliqué à la torture; et quoiqu’on n’eût découvert aucun
indice du crime qu’on lui imputait, cependant, comme on le soupçonnait d’avoir
profité de sa faveur passée pour amasser de grandes richesses, on le condamna,
selon Eunape, à une amende que toute la philosophie
de ce temps-là n’aurait pu acquitter. On fut obligé de la réduire à une somme
modique. Pour la recueillir, on lui permit de retourner en Asie.
Les prestiges de ces prétendus magiciens qui avoient peuplé la cour de
Julien avoient répandu dans tout l’empire un soupçon de sortilège. On attribuait
à la magie les accidents les plus naturels. On recherchait avec empressement la
connaissance d’un art si merveilleux. Apronien, que
Julien, étant en Syrie, avait envoyé à Rome pour y exercer la charge de préfet,
ayant perdu un œil dans ce voyage, se persuada que c’était l’effet d’un
maléfice. Prévenu de cette idée, il n’eut pas plus tôt appris la mort de
Julien, qu'il fit une exacte recherche de tous ceux qui étaient soupçonnés de
magie. Il ne manqua pas de trouver beaucoup de coupables. Il les fit arrêter et
appliquer à la torture au milieu de l’amphithéâtre, à la vue du peuple,
toujours avide de ces spectacles cruels. Après les avoir forcés d’avouer leur
crime et de révéler leurs complices, il les faisait mettre à mort. Cette
sévérité, animée par la vengeance, vint à bout de purger Rome d’un grand nombre
d’imposteurs ou de scélérats imbéciles, qui prenaient eux-mêmes pour des
sortilèges les poisons dont ils faisaient usage. On remarqua entre les autres
un cocher du Cirque nommé Hilarin, qui fut convaincu
d’avoir envoyé son fils encore jeune à l’école d’un magicien pour y apprendre
le secret de vaincre ses concurrents. On était persuadé dans ce siècle que
plusieurs cochers de Cirque avoient recours à la magie pour donner de la
vitesse à leurs chevaux, et pour arrêter ceux des leurs adversaires. Hilarin fut condamné à perdre la tête ; et comme on le conduisait
à la mort, s’étant échappé des mains des bourreaux et réfugié dans une église,
il en fut tiré par force et exécuté. Cependant cet entêtement criminel ne céda
pas entièrement à la rigueur des supplices. Quelques années après, on
convainquit un sénateur d’avoir mis un de ses esclaves entre les mains d’un
maître de magie qui s’était chargé de l’instruire de ses secrets. Ce sénateur
se garantit à force d’argent de la peine qu’il méritait, et il affecta même,
dit Ammien Marcellin, témoin oculaire , d’insulter à ses juges par la pompe de
ses équipages et par un éclat insolent et scandaleux. Au reste, Apronien, ce juge sévère, prit de si justes mesures pour
entretenir l’abondance dans Rome, que, tant qu’il fut préfet, on n’entendit
aucun de ces murmures si ordinaires dans cette ville séditieuse. Ce fut aussi
dans la suite un des principaux soins de Valentinien. On le voit, dans ses
lois, occupé sans cesse de la quantité et de la qualité des subsistances de
Rome, et très-attentif à protéger les compagnies chargées de l’approvisionnement.
Les deux princes n’étaient pas encore rétablis de leur maladie, qu’ils
commencèrent leur administration publique par deux lois très sages. La première
avait été en vigueur dans l’ancienne république; l’avarice l’avait peu à peu
abolie. Ils défendirent aux officiers des magistrats d’acheter aucun fonds, ni
même aucun esclave, dans la province où ils étaient employés. Valentinien, dans
la suite, comprit dans cette défense tous les biens meubles et immeubles, et il
l’étendit sur les magistrats mêmes, de quelque ordre qu’ils fussent, et sur
tous ceux qui étaient chargés d’une fonction publique. Il déclara que ces
ventes seraient nulles; que la chose, soit qu’elle fût demeurée au pouvoir de
l’acheteur, soit qu’elle eût passé en d’autres mains à quelque titre que ce
fût, serait rendue au premier . Vendeur, sans qu’il fût obligé de restituer
l’argent qu’il en avait reçu, et que, si celui-ci différait pendant cinq ans de
faire ses diligences pour le recouvrement, son droit serait dévolu au fisc. Ce
prince pensait, ainsi que les anciens Romains, que tout achat est un brigandage
lorsque le contrat n’est pas parfaitement libre de la part du vendeur. La
seconde loi tendit à préparer les fonds nécessaires pour soutenir la guerre
contre tant de barbares qui menaçaient l’empire : elle déclarait que nul
négociant ne serait exempt de la taxe imposée sur ceux qui faisaient commerce
par eux-mêmes ou par leurs commis; qu’il n’y aurait sur ce point aucun
privilège, ni pour les officiers de la maison du prince, ni pour les personnes
élevées en dignité, qui dévoient donner l’exemple du zèle à subvenir aux
besoins de l’état, ni pour les clercs, qui font une profession particulière de
contribuer au soulagement des misérables: ce sont les termes de la loi.
Constance avait exempté de cet impôt les ecclésiastiques, parce que, disait-il,
leur gain retournait au profit des pauvres: Valentinien tira du même principe
une conséquence tout opposée; il crut que l’aumône en est plus belle quand elle
prévient la misère, et que c’est un plus grand mérite de soulager ses
concitoyens en partageant leur fardeau que d’attendre à les relever lorsqu’ils
en seront accablés. Il déclara même dans la suite que les exemptions de cette
taxe, fondées sur des rescrits des princes précédents, seraient censées nulles,
et qu’on n’y aurait aucun égard.
Vers la fin d’avril, les empereurs partirent de Constantinople, et prirent
le chemin de l’Illyrie. Ils séjournèrent à Andrinople jusqu’au milieu du mois
de mai. Comme ils étaient suivis de leurs troupes, Valentinien, très exact à
faire observer la discipline, fut averti, en approchant de Sardique,
que les soldats ne se contenaient pas de l’étape, mais qu’ils exigeaient sur
leur passage des contributions arbitraires. Il réforma sur-le-champ cet abus
par une loi adressée à Victor, maître de la milice, et qui fut publiée par tout
l’empire. Ils arrivèrent au commencement de juin à Naisse, où ils s’arrêtèrent
près d’un mois. Ce fut dans le château de Médiane, à une lieue de cette ville,
qu’ils firent le partage des provinces. Valentinien laissa à son frère celles
qu’avait d’abord possédées Constance, c’est-à-dire l’Egypte, toute l’Asie et la
Thrace; ce qui fut appelé l’empire d’Orient. Il se réserva tout l’Occident, qui
comprenait l’Illyrie dans toute son étendue, l’Italie, l’Afrique, la Gaule,
l’Espagne et la Grande-Bretagne. Il y avait alors dans l’empire plusieurs
habiles généraux, qui s’étaient formés sous les ordres et par les exemples de
Julien. Valentinien prit à son service Jovin, général des troupes de la Gaule, Dagalaïphe, général de la cavalerie, et Equitius, qu’il fit
commandant des troupes d’Illyrie. Il donna à Valens, Victor, Arinthée , tous deux grands capitaines, et Lupicin, qu’on
croit différent de celui qui avait été dans la Gaule lieutenant-général de Julien. Sérénien, cet officier perfide qui avait contribué à
la perte de Gallus son bienfaiteur, rentra pour lors dans le service
militaire. Il s’était tenu caché sous le règne de Julien, dont il ne devait
attendre que des supplices. Il n’avait d’autre mérite auprès des nouveaux
maîtres de l’empire que d’être comme eux né en Pannonie. C’en fut assez à
Valens pour l’attacher à sa personne; il lui conféra la dignité de comte des
domestiques. Les empereurs partagèrent, aussi les troupes et les officiers du
palais. Avant que de partir de Naïsse, ils songèrent à réparer le mal que
Julien avait voulu faire au christianisme en interdisant aux chrétiens
l’instruction publique. Toutes les personnes que leur science, jointe à la
régularité des mœurs, rendit capables d’instruire la jeunesse, eurent la
permission d’ouvrir de nouvelles écoles, ou de rentrer dans celles qu’on les avait
obligés de quitter. Pour arrêter les courses des barbares, ils envoyèrent ordre
à Tautomède ou Teutomer,
capitaine franc, qui commandait les troupes de la Dace sur les bords du Danube,
de réparer les tours qui servaient à couvrir de ce côté-là les frontières de
l’empire, et d’en faire construire de nouvelles dans les lieux où elles seraient
nécessaires : ils lui déclaraient que, si, le terme de son commandement expiré,
il laissait ces ouvrages en mauvais état, il serait obligé de les faire
rétablir à ses propres dépens. S’étant ensuite rendus à Sirmium, où ils passèrent
six semaines, ils se séparèrent vers le milieu du mois d’août. Valentinien prit
la route de Milan, et Valens celle de Constantinople. Salluste était préfet du
prétoire d’Orient, Mamertin d’Italie et d’Illyrie, et Germanien des Gaules.
Valentinien se proposait Constantin pour modèle. Il avait dessein de
réformer le gouvernement de Julien; mais il aimait l’argent, et Julien n’avait
aimé que la gloire. De plus, le trésor, épuisé par la malheureuse expédition de
Perse, avait besoin d’être rempli pour fournir aux dépenses des armées, que les
attaques des barbares obligeaient de lever et d’entretenir. Ces raisons laissèrent
à Julien l’avantage du désintéressement et de la libéralité. Ce prince avait
modéré les présents que les villes de l’empire envoyaient en diverses occasions
aux empereurs; il avait voulu que ces hommages fussent purement volontaires.
Valentinien les exigea à titre de contribution; il n’en dispensa que les
sénateurs, déjà chargés de taxes encore plus onéreuses. Il régla par plusieurs
lois la conduite des juges et des gouverneurs; il leur enjoignit de prononcer
leurs jugements en public, à portes ouvertes, parce qu’il était à craindre que
dans les audiences secrètes l’intrigue ne prévalût sur la justice. Il voulut
qu’ils se rendissent populaires par leur facilité à se laisser aborder, par
leur désintéressement, par une équité incorruptible qui ne fît aucune acception
de personnes, et non pas en donnant au peuple des fêtes et des spectacles, qui
leur feraient perdre en amusements frivoles un temps et des soins qu’ils
dévoient à des fonctions sérieuses. Les gouverneurs, en faisant la visite de
leur province, prenaient leur logement dans les maisons les plus commodes et
les plus délicieuses des particuliers. Valentinien défendit cet abus; il ne
leur permit de loger que dans les maisons publiques qui se trouvaient sur leur
passage; et il déclara que toute autre habitation dans laquelle ils auraient
été reçus serait vendue au profit du fisc. Il leur recommanda de visiter dans
leurs tournées tous les villages et toutes les métairies, et de s’informer
exactement de la conduite des officiers chargés du recouvrement des deniers
publics, déclarant qu’il punirait de mort ceux qui seraient convaincus
d’extorsions et de vexations injustes. Ayant appris que des bandes de voleurs désolaient
la Campanie, l’Apulie et les contrées voisines, il ne permit qu’à certaines
personnes de monter à cheval dans ces provinces, et défendit le port des armes
à tous ceux qui n’en avoient pas obtenu la permission expresse. Il réforma
plusieurs abus dans les jugements et dans l’usage de la course publique. Il fit
de nouveaux règlements pour ranimer dans les villes l’ordre municipal. Pendant
tout le cours de son règne, il ne perdit jamais de vue ces objets, qu’il regardait
comme très importants. Ces sages dispositions firent l’occupation de
Valentinien pendant les mois de septembre et d’octobre, qu’il passa dans les
villes d’Emone, aujourd’hui Laubach en Carniole,
d’Aquilée, d’Altine et de Vérone. .
Il se rendit à Milan vers le commencement de novembre. Cette ville
ancienne, grande, peuplée, située dans un territoire fertile, et célèbre par
ses écoles, qui, dès le temps d’Antonin, lui avait mérité le nom de nouvelle
Athènes, était alors la capitale du vicariat d’Italie. Valentinien la
choisit préférablement à la ville de Rome pour le lieu de sa résidence, tant
qu’il serait dans ces contrées, parce qu’elle était placée comme au centre de
son empire. A son arrivée, il trouva le peuple divisé par un schisme. Ce
prince, moins éclairé que zélé pour la concorde, prit d’abord le mauvais parti.
Comme il s’était prescrit pour règle de ne point se mêler de disputes de
religion, son histoire est presque entièrement dégagée des affaires
ecclésiastiques. Pour l’en détacher tout-à-fait, je vais présenter ici sous un
seul point de vue la conduite qu’il a tenue pendant tout son règne par rapport
au christianisme en général, et à l’église catholique en particulier.
Valentinien était sincèrement attaché à la religion chrétienne, à laquelle
il avait sous Julien sacrifié sa fortune. Mais, persuadé que les consciences ne
sont point du ressort de la juridiction impériale, il n’entreprit pas de les
contraindre; il n’étendit son pouvoir sur les affaires de religion qu’autant
que celles-ci rentrent dans l’ordre politique. D’ailleurs il se voyait à peu
près dans les mêmes circonstances où Constantin s’était trouvé à son avènement
à l’empire. Ce prince et ses enfants avaient travaillé, mais avec ménagement et
circonspection, à la destruction de l’idolâtrie. Julien l’avait relevée de ses
ruines: le règne de Jovien avait été trop court pour l’abattre de nouveau.
Ainsi le paganisme, encore enivré du sang des martyrs qu’il avait fait couler
pendant le règne de Julien , avait repris assez de forces pour ne pouvoir être
terrassé sans de violents combats. Valentinien, qui voulait maintenir la paix
dans ses états, déclara, dès les premiers jours de son règne, qu’il permettait
à ses sujets de suivre la religion que chacun d’eux avait embrassée. Les lois
qui accordaient cette liberté ne sont pas venues jusqu’à nous; mais elles sont
clairement rappelées dans une de celles qui nous restent de ce prince, et
attestées également par les auteurs chrétiens et païens de ce temps-là. Cette
tolérance n’était pas feinte et simulée comme celle de Julien. Valentinien
conserva aux prêtres païens leurs anciens privilèges; il défendit de leur
susciter aucun trouble; il promit même des titres honorables à ceux de leur
ordre qui se seraient acquittés de leurs fonctions avec sagesse. Il laissa
subsister les droits des vestales et l’autel de la Victoire. Il toléra les
divinations qui se pratiquaient sans maléfice. Il avait d’abord défendu les
sacrifices nocturnes que Julien avait rétablis; mais Prétextât, proconsul
d’Achaïe, lui ayant représenté qu’il allait jeter les Hellènes dans le dernier
désespoir s’il leur ôtait la liberté de célébrer leurs mystères, l’empereur
voulut bien se relâcher sur ce point, à condition que dans ces cérémonies on n’ajouterait
rien aux anciens usages. Cependant Libanius nous apprend que ce prince, sur la
fin de son règne, défendit d’immoler des animaux, et qu’il ne permit que
d’offrir de l’encens. Les faveurs dont Julien avait comblé les philosophes
avoient mis cette profession fort à la mode : toutes les villes, tous les
villages en avoient vu naître des essaims nombreux, qui s’étaient répandus dans
tout l’empire et qui avoient infecté la cour. Le nouvel empereur leur donna
ordre de retourner dans leur patrie: Il est honteux, dit-il dans sa loi, que des gens qui se vantent de soutenir les plus rudes assauts de la fortune
n’aient pas le courage de partager avec leurs citoyens le poids des charges
publiques. Il excepta cependant de cette sorte de bannissement ceux qui s’étaient
distingués par des vertus conformes à leur profession. Comme les chrétiens étaient
en grand nombre, et qu’il était à craindre qu’ils ne se vengeassent par quelque
violence des maux que les païens leur avoient fait souffrir du temps de Julien,
on prenait la précaution de placer aux portes des temples une garde de soldats.
Valentinien fit défense d’employer à cette fonction des soldats chrétiens; ce
que les magistrats, la plupart païens, surtout à Rome et dans l’Italie, affectaient
de faire pour avilir la religion chrétienne. Dès le temps que les deux
empereurs étaient dans le château de Médiane, ils avoient ordonné que les
biens-fonds dont Julien avait enrichi les temples fussent appliqués au domaine
impérial.
Lorsque Valentinien vint à Milan, saint Hilaire, qui se trouvait dans cette
ville, soutenait la foi de Nicée contre l’évêque Auxence. Le peuple était
partagé. L’empereur se voyait obligé ou d’assister hors de l’église aux assemblées
des catholiques, ce qui lui semblait peu convenable à la majesté impériale, ou
d’ôter l’église à Auxence, contre la résolution qu’il avait prise de ne points
user de violence. Elevé dans la croyance orthodoxe il ne s’en écarta jamais :
cependant son amour pour la paix en imposa pour lors à sa religion. Trompé par
une déclaration équivoque, où l’hérésie d’Auxence était déguisée, il se joignit
à la communion de cet évêque; et toujours attaché à la foi catholique, il fit
sortir de Milan saint Hilaire, qui en était le plus zélé défenseur. Ce ne fut
qu’à regret qu’il interposa son autorité dans cette dispute. Il avait
clairement expliqué ses dispositions avant que d’arriver en Italie. Les évêques
d’Hellespont et de Bithynie lui ayant député un d’entre eux pour lui demander
la permission de tenir un concile : Je ne suis qu'un laïc, répondit
l’empereur, je ne dois entrer pour rien dans les affaires de doctrine; vous
êtes chargés de ce soin, assemblez-vous où vous jugerez à propos. Saint
Ambroise rapporte de lui cette parole : Qu’il ne lui appartenait pas d’être
juge entre les évêques. On lui reproche même de n’avoir pas profité de
l’autorité qu’il conserva toujours sur son frère pour arrêter la persécution
que Valens fit aux catholiques. Mais ce qui le justifie du soupçon
d’indifférence sur le dogme, c’est qu’il défendit aux manichéens de s’assembler,
aux donatistes de réitérer le baptême; et que, vers la fin de son règne,
voulant mettre un frein aux fureurs de Valens, il écrivit aux évêques d’Asie et
de Phrygie pour leur ordonner de faire prêcher dans leurs diocèses la foi
catholique , et leur défendre d’inquiéter ceux qui en faisaient profession.
Quoiqu’il ne crût pas devoir se mêler de questions théologiques, il ne se
dispensa pas du respect que les plus puissants princes doivent à la religion.
Constantin avait défendu de faire le dimanche aucun acte judiciaire;
Valentinien ajouta la défense d’exiger ce jour-là des chrétiens les
contributions publiques. Plein de vénération pour la fête de Pâques, qu’il honorait
comme la fête de la délivrance du genre humain, il ordonna que dans ce saint
jour on donnerait la liberté aux prisonniers; il en excepta ces criminels dont
l’impunité serait pernicieuse à la société; les sacrilèges, les magiciens, les
empoisonneurs, les adultères, les ravisseurs, les homicides et les coupables du
crime de lèse-majesté. Constantin n’avait pu abolir dans la ville de Rome les
spectacles de gladiateurs, Valentinien défendit de condamner à ces combats
cruels les chrétiens convaincus de quelque crime que ce fût. Les acteurs de
théâtre étaient alors de condition servile; il ne leur était pas libre de
renoncer à leur profession : l’empereur ordonne dans ses lois, que les
comédiens qui, étant en péril de mort, recevront le baptême et l’eucharistie,
ne pourront être forcés monter de nouveau sur le théâtre, s’ils reviennent en santé;
mais il veut qu’on examine avec attention l’état de leur maladie, qu’on en
informe les magistrats chargés du soin des spectacles, et qu’on ne leur
administre les sacrements avec la permission des évêques, que dans le cas où le
danger de mort serait évident. Ces précautions, qui renvoient l’entrée de
l’église plus difficile aux comédiens, sont blâmées par de graves auteurs;
d’autres les justifient par des profanations ordinaires alors aux gens de
théâtre, qui ne demandaient souvent les sacrements que pour se délivrer de leur
servitude, et qui retournoient ensuite à l’idolâtrie. Les filles des comédiennes
étaient assujetties à la profession de leurs mères: le prince ne permit d’y
contraindre que celles qui se déshonoraient par la débauche. Gratien et Valentinien
suivirent l’esprit de cette loi; ils affranchirent du théâtre les comédiennes
qui embrasseraient le christianisme, pourvu qu’elles menacent une vie
régulière. Valentinien voulut que les amendes qui seraient exigées dans les
causes ecclésiastiques fussent uniquement appliquées au soulagement des pauvres.
Il témoigna toujours beaucoup de respect pour les évêques; il s’abstenait de
leur rien prescrire, ni de rien innover dans les règles de l’Eglise, lors même que ces règles semblaient pouvoir être changées
avec avantage, persuadé que cette réforme excédait son pouvoir. Par des lois
qui ne se sont pas conservées jusqu’à nous, il avait ordonné que, dans les
causes qui concernaient la foi ou l’ordre de l’Eglise, les évêques ne fussent
jugés que par des évêques. Il rendit aux ecclésiastiques et aux moines tous les
privilèges dont le paganisme, rétabli par Julien, les avait dépouillés; mais il
leur interdisait en même temps toute liberté scandaleuse, tout manège
d’intérêt; il leur défendit, sous peine de bannissement, de fréquenter les
maisons des veuves et des orphelines. Il déclara nulles et dévolues au fisc les
donations qu’une femme leur ferait de son vivant ou par testament, et il
proscrivit ces fraudes pieuses qui se cachent sous le fidéicommis. Dans les
mêmes vues que Constantin, il ne permit d’admettre à la cléricature ni les
riches particuliers qui devaient porter les charges publiques, ni les
décurions, à moins qu’ils ne fissent cession de leurs biens, soit à l’ordre
municipal, soit à quelque parent qui se chargerait de leurs fonctions. Ces
dernières lois sont censurées comme peu favorables à la religion; mais il ne serait
pas difficile de montrer que l’honneur et la force de l'Eglise ne consistent
pas dans l’opulence personnelle de ses ministres; au lieu que l’ordre politique,
par un effet de la faiblesse inséparable des choses temporelles, a besoin de
richesses pour se soutenir. Il y a voit dès lors plusieurs monastères de
filles. Celte pieuse institution, née d’abord en Egypte, avait depuis environ
trente ans passé en Italie et en Gaule. Valentinien était chaste; ce fut pour
honorer cette vertu qu’il exempta de taille les biens des vierges consacrées à
Dieu. Il étendit cette exemption sur les veuves qui ne passaient pas à de secondes
noces, et sur les enfants des deux sexes tant qu’ils étaient en puissance de
tuteurs.
Valens était encore dans les mêmes sentiments que son frère, mais il n’a
voit ni le même discernement ni la même fermeté. Déjà trop chargé du poids de
l'empire, il voulut dans la suite se rendre arbitre de la religion; et tandis
que l’Eglise jouissait en Occident d’un repos tranquille, elle fut exposée en
Orient aux plus violentes agitations. Dès que ce prince fut arrivé à
Constantinople, il se rendit au sénat, où paraissait déjà la statue de son père
Gratien, érigée à la première nouvelle de l’élection de Valentinien. Il y
prononça un discours dont Thémistius fait un grand éloge. Je ne crois pas
cependant qu’on en puisse rien conclure en faveur de l'éloquence de Valens.
Mais ce sophiste en cite deux belles maximes qui méritent d’être recueillies;
la première, c’est qu’il est heureux pour des sujets d'avoir des princes qui
aient été nourris loin des délices et de la mollesse, loin de la séduction des
flatteurs, dans les travaux, dans les alarmes, dans les incommodités de la vie. La seconde , c’est qu’un état est plus en péril, quand il est en proie aux
délateurs, que lorsqu’il est attaqué par les barbares; comme les maladies
internes sont plus dangereuses que celles qui sont produites par des causes
étrangères. Thémistius répondit à ce discours par un de ces panégyriques
dont la matière est toujours plus riche et plus féconde au commencement du
règne d’un prince médiocre qu’elle ne l’est à la fin de sa vie. Il relève avec
tout l’appareil de son art la concorde qui régnait entre les deux frères. Ils
prirent, selon la coutume, le consulat pour l’année suivante 365. En cette
occasion tous les deux de concert défendirent à ceux qui portaient cette
nouvelle dans les provinces d’exiger aucun présent des habitants, et aux
gouverneurs de souffrir ces exactions illicites. Ils permirent cependant aux
personnes riches de faire quelque libéralité à ces envoyés. Cette exception
rendit la défense inutile, comme on le voit par les lois suivantes: parce qu’il
est plus sûr et plus facile d’enchaîner la cupidité que de la contenir dans de
justes bornes. Julien, meilleur politique, avait absolument proscrit ces
rapines déguisées sous le titre de gratifications.
Les deux empereurs s’accordèrent encore à faire chacun dans leur empire un
établissement très avantageux à ces citoyens qui, dépourvus de crédit et de
richesses n’ont d’autre appui que la justice des supérieurs; faible ressource
que la corruption, la négligence ou la crainte rendent trop souvent inutiles. Ils
instituèrent dans chaque ville des défenseurs. Ce n’était pas une magistrature,
mais une fonction autorisée, telle à peu près qu’avait été pour la ville de
Rome celle des tribuns dans leur première institution. Ils étaient tirés de
l’ordre des bourgeois notables, qui n’étaient ni décurions ni officiers des
magistrats. Les évêques, les clercs, les possesseurs des fonds, l’ordre
municipal concouraient à leur élection, qui devait être confirmée par les préfets
du prétoire. Ils étaient élus pour cinq ans, et ne pourvoient ni se dispenser
de cet emploi, ni le quitter avant ce terme, sans une permission de l’empereur.
C’étaient les protecteurs de ceux qui n’en avoient point: ils décidaient, comme
arbitres, des contestations peu importantes, et déféraient les autres aux juges
ordinaires. Il était de leur devoir de s’opposer aux violences, aux taxations
injustes, à l’insolence et aux concussions des officiers subalternes, à
l’iniquité des magistrats, auxquels il fut ordonné de leur donner en tout temps
un libre accès. Ils dévoient aussi maintenir la discipline, faire arrêter les
coupables et les mettre entre les mains des juges, s’opposer à l’impunité, et
combattre la faveur qui multiplie les crimes en protégeant les criminels. Mais
leur pouvoir n’était point armé de la force coactive; il se bornait aux
sollicitations, aux remontrances, aux oppositions juridiques; et, si l’on n’y avait
point d’égard, ils dévoient porter leurs plaintes aux tribunaux supérieurs. Cet
établissement civil fut bientôt adopté dans la police ecclésiastique; les
églises choisirent aussi des défenseurs, c’est-à-dire des laïcs chargés de
soutenir leurs intérêts devant les tribunaux séculiers.
Jamais les tremblements de terre ne furent aussi fréquents que dans ce
siècle. Il en arriva un cette année, si semblable à celui dont nous avons parlé
sur l’an 362, qu’Ammien Marcellin les a confondus. Le 21 de juillet ce terrible
fléau fut annoncé par des éclairs redoublés, qui parurent au lever du soleil.
La terre fut agitée par de violentes secousses dans toute l’étendue de
l’empire. La mer, sur plusieurs côtes, recula à une grande distance, et
découvrit des montagnes et des vallées cachées jusqu’alors au fond de ses
abîmes. Revenant ensuite avec fureur, elle inonda ses rivages, renversa
quantité d’édifices dans les villes voisines, submergea des milliers d’hommes
et de bestiaux, et porta des vaisseaux bien loin dans les terres. Ammien
Marcellin rapporte qu’en passant, plusieurs années après, par le territoire de Méthone,
aujourd’hui Modon, dans la Morée, il y vit la carcasse d’un navire que la
violence des eaux avait poussé à deux milles du rivage. La Sicile souffrit
beaucoup de ce tremblement. En Arabie, les murs d’Aréopolis,
nommée, dans l’Ecriture sainte, Ar et Rab-bath-moab,
autrefois capitale du pays des Moabites, tombèrent en une nuit.
Valentinien , ayant passé un an en Italie, partit pour la Gaule dans le
mois d’octobre, et arriva à Paris au commencement de novembre. Pendant qu’il était
encore en chemin, il reçut, en un même jour la nouvelle d’une incursion des
Allemands dans la Gaule, et de la révolte de Procope en Orient. Les Allemands
avoient envoyé des députés à la cour; mais, au lieu des présents réglés depuis longtemps
par l’usage, on ne leur avait donné que des choses de peu de valeur; et, sur le
refus qu’ils avoient fait de les accepter, Ursace, maître des offices,
naturellement emporté et brutal, les avait traités avec beaucoup de hauteur et
de dureté. Toute la nation, se croyant outragée en leur personne, prit les
armes, et envoya des partis au-delà du Rhin. Mais, sur la nouvelle que Dagalaïphe venait les chercher, ils prévinrent sa
rencontre, et se retirèrent. L’empereur, qui s’était avancé jusqu’à Reims,
revint à Paris, où il passa l’hiver à prendre des mesures pour la défense de la
province. Il rassembla des troupes, il mit de fortes garnisons dans les places
situées sur le Rhin. Ce fut peut-être dès cette année que ce prince fit une
nouvelle division de la Gaule. Auguste l’avait partagée en six provinces :
Dioclétien, pour diminuer la puissance des gouverneurs en resserrant les bornes
de leur juridiction, y avait établi douze départements. Valentinien en fit
quatorze; il détacha de la Viennoise les Alpes maritimes, et partagea
l’Aquitaine en deux parties. Quelques années après, ce même empereur, ou
Gratien son fils, ayant encore démembré quelques- unes de ces provinces, en
forma dix-sept dans le diocèse ou vicariat de la Gaule : c’étaient les quatre Lyonnoises, les deux Belgiques, les deux Germanies, la Séquanique, les
Alpes grecques et pennines, la Viennoise, les deux Aquitaines, la
Novempopulanie, les deux Narbonnaises et les Alpes maritimes. C’est cette
division que l’Eglise a suivie pour l’ordinaire dans l’établissement des
métropoles. Tel fut le dernier état de la Gaule jusqu’au temps où les Francs,
les Goths et les Bourguignons envahirent ces belles provinces.
Pendant que Valentinien fortifiait ses frontières, Valens fut sur le point
de se voir arracher le diadème dont son frère l’avait honoré. Je vais raconter
sans interruption toute la suite de cet événement, où l’imprudence de l’usurpateur
et la trahison de ses capitaines servirent Valens beaucoup mieux que son propre
courage. La paix de trente ans conclue par Jovien ne rassurait pas l’empire
contre les entreprises de Sapor. On craignait que ce prince guerrier et
ambitieux ne fût moins disposé à tenir sa parole qu’à profiter de l’acquisition
de Nisibe, qui lui ouvrit une libre entrée en Mésopotamie. En effet, les Perses
faisaient déjà des mouvements. Pour les observer de plus près, Valens partit de
Constantinople et prit le chemin de Syrie. En traversant la Bithynie, il apprit
que les Goths, tranquilles depuis le règne de Constantin, et devenus, à la
faveur d’une longue paix, des ennemis plus redoutables, réunissaient toutes
leurs forces à dessein de pénétrer dans la Thrace. Il se contenta de faire
marcher vers la frontière un nombre suffisant de troupes, et continua sa route.
Il était à Césarée, en Cappadoce, où il attendait la fin des chaleurs pour
entrer en Cilicie, lorsque Sophronius , un de ses
secrétaires, qui s’était échappé de Constantinople , vint lui annoncer que
Procope avait pris le titre d’Auguste, et qu’il était maître de la capitale de
l’empire.
Procope, né et élevé en Cilicie, était parent de Basiline,
mère de Julien. Une alliance si illustre jeta de l’éclat sur sa personne dès
ses premières années, et son intelligence dans les manèges de cour le fit
parvenir, auprès de Constance, à la dignité de secrétaire du prince et de
tribun. Il était assez bien fait, d’une taille avantageuse, mais un peu courbé,
toujours les yeux baissés vers la terre. Il n’y avait point de grade auquel il
ne pût aspirer lorsque Constance mourut. Cet événement, loin de renverser sa
fortune, éleva encore plus haut ses espérances. Julien lui donna le titre de
comte. La régularité de ses mœurs le faisait estimer, mais son humeur sombre et
taciturne inspirait de la défiance. Cependant Julien se sentait trop de
supériorité sur lui pour le craindre: il le laissa en Mésopotamie à la tête
d’un corps de troupes considérable. On disait même, comme nous l’avons déjà
raconté, qu’il lui avait donné ordre de prendre la pourpre, s’il apprenait que
l’empereur fût mort dans la guerre de Perse. En effet, sa conduite à l’égard de
Julien, qu’il ne secourut pas, peut faire penser qu’il avait quelque intérêt à
le laisser périr. Si le fait est véritable, sa criminelle politique fut
trompée. Jovien ne fut pas plus tôt monté sur le trône, que Procope songea à se
mettre à couvert de ses soupçons. Il s’était répandu un faux bruit que Julien,
en mourant, avait désigné Procope pour son successeur. Il n’en fallait pas tant
pour alarmer le nouveau prince, qui venait de faire périr un des plus braves
officiers, parce que dans l’élection il avait eu quelques voix en sa faveur.
Procope prit donc occasion des funérailles de Julien, dont il fut chargé, pour
s’éloigner de la cour et se tenir caché, en attendant des temps plus
favorables. Il se retira d'abord avec sa femme et ses enfants dans une terre
qu’il possédait près de Césarée en Cappadoce. Jovien, à qui sa fuite le rendit
plus suspect, en fut bientôt averti; il envoya des soldats pour le prendre et
le ramener. Le fugitif se mit lui-même entre leurs mains; et, protestant qu’il était
prêt à les suivre, il obtint la permission de faire ses adieux à sa femme et à
ses enfants. Il fit en même temps servir aux soldats un grand repas; et,
profitant de leur ivresse, il gagna le Pont-Euxin avec sa famille, et passa
dans la Tauride. Il ne fut pas longtemps à s’apercevoir qu’il avait affaire a des barbares perfides, qui ne manqueraient pas de le
trahir à la première occasion. Il prit donc le parti de repasser avec les siens
dans l’Asie mineure. Là, changeant tous les jours de retraite évitant la
rencontre des hommes, caché dans les forêts, dans les cavernes, dans les
rochers les plus inaccessibles, il vécut quelque temps d’herbes et de fruits
sauvages. Enfin, pressé de la faim et réduit à la plus affreuse misère, il se
détermina à se rapprocher de Chalcédoine par des sentiers écartés. Il n’avait
de ressource que dans la fidélité d’un ami qui vivait à la campagne sur le
territoire de cette ville. Cet ami, nommé Stratège, était un ancien officier du
palais, qui s’était retiré avec le titre de sénateur. Le malheureux proscrit
lui confia sa vie et sa famille. Il se tint aussi quelque temps caché dans une
terre de l’hérétique Eunomius, qui, étant alors
absent, prétendit dans la suite n’en avoir eu aucune connaissance. De cette
retraite il passait souvent à Constantinople, où sa maigreur extrême et son
extérieur déplorable le déguisaient assez pour empêcher qu’il ne fût reconnu.
Il y recueillait avec une joie secrète les murmures du peuple, qui détestait le
gouvernement.
Valens se rendait plus odieux par les vices de Pétrone son beau-père que
par les siens propres. De simple commandant d’une cohorte, Pétrone était tout à
coup parvenu au rang de patrice, la première dignité de l’empire après le
souverain. C’était un homme aussi mal fait d’esprit que de corps, sans honneur,
sans pitié, sans humanité. Le rang que tenait Albia Dominica sa fille lui persuadait qu’il était au-dessus même
de l’empereur, dont il traitait les sujets comme ses esclaves. Pour assouvir
son insatiable avarice, il recherchait les dettes du fisc depuis le règne
d’Aurélien, faisant valoir des titres surannés et prescrits : également
incapable d’écouter et de rendre des raisons, il inventait de nouvelles
tortures; il arrachait aux misérables ce qu’ils ne dévoient pas; il se repaissait
de leurs larmes; on le vit plusieurs fois pleurer lui-même de dépit parce qu’il
était forcé de renvoyer quelqu’un absous sans l’avoir dépouillé. On le comparait
aux Séjans, aux Cléandres,
aux Plautiens, et à tous ces ministres détestés que
la postérité compte au nombre des crimes de leurs maîtres. On souffrait de
grands maux, on en attendait encore de plus grands : les nobles étaient ruinés;
le peuple et les soldats écrasés; tous gémissaient de concert; et, pénétrés
d’une douleur d’autant plus vive qu’elle était plus contrainte, tous adressaient
en secret des vœux au ciel pour être délivrés par quelque heureuse révolution
d’un gouvernement si tyrannique. Les écrits outrageants qu’une vengeance
impuissante répandait sous-main contre l’empereur et son beau-père portèrent
alors Valens à rendre un édit rigoureux contre les libelles diffamatoires; il condamnait
à mort non-seulement les auteurs, mais encore ceux qui oseraient publier de
pareils écrits, ou même les garder.
La disposition des esprits fit concevoir à Procope un dessein supérieur à
son génie encore plus qu’à sa fortune. Il crut que le désespoir général lui rendrait
facile à exécuter ce que le sien lui suggérait. N’ayant à risquer qu’une vie plus
déplorable que la mort, il résolut de périr ou de se rendre maître de l’empire.
Il se découvrit d’abord à un eunuque de la cour nommé Eugène, disgracié depuis
peu, et très capable par son ressentiment et par ses richesses de le seconder
avec zèle et avec succès. Eugène lui promit de sacrifier tout pour une si noble
entreprise. On voyait alors tous les jours passer par Constantinople des
troupes qui filaient vers l’intérieur de la Thrace pour garnir les bords du Danube.
Deux cohortes venaient d’arriver, et dévoient séjourner dans la ville pendant
deux jours. Procope, qui connaissait plusieurs de leurs officiers, les gagna
par ses promesses; ils s’obligèrent par serment à le servir.
La révolution fut rapide. Dès la nuit suivante ses partisans vont saisir
les magistrats dans leurs lits; ils traînent les uns dans les prisons; ils font
aux autres une prison de leur maison même. Au point du jour, le vingt-huitième
de septembre, Procope se rend aux bains d’Anastasie, où les deux cohortes étaient
logées. C’était un vaste édifice qui avait pris le nom d’une sœur de Constantin.
Les conjurés, qui pendant la nuit avoient engagé dans leur complot leurs camarades
et les soldats, le reçoivent avec joie au milieu d’eux, et forment sa garde.
Comme on ne trouvait pas de quoi lui faire les ornements impériaux, on
l’habilla de plusieurs pièces qui lui donnaient l’air d’un empereur de théâtre.
En cet état on l’éleva sur un pavois pour le montrer aux troupes. Le nouvel
Auguste soutint fort mal sa dignité; pâle et tremblant comme un criminel, il
remercia avec bassesse les auteurs de son élévation, leur promettant plus de
richesses et d’honneurs qu’il n'en aurait pu donner, supposé même qu’il fût
devenu jamais paisible possesseur de l’empire.
Dans ce ridicule appareil il sortit escorté d’une garde nombreuse. Les
soldats sous leurs enseignes marchaient en ordre de bataille; et, pour jeter
l’effroi, ils frappaient à grands coups de javelots leurs boucliers, qu’ils tenaient
élevés sur leurs têtes, afin de se mettre à couvert des pierres et des tuiles
dont on aurait pu les accabler du haut des toits. Entre les premiers de la
ville, les uns étaient déjà arrêtés; les autres, surpris de cet événement
imprévu, se tenaient renfermés sans savoir quel parti prendre. Le peuple,
sortant dans les rues, ne témoignait d’abord qu’une curiosité froide et
indifférente. Cependant la haine universellement répandue contre Pétrone,
jointe aux charmes de la nouveauté, rendait agréable à la plupart cette
révolution subite. Les esclaves, la vile populace, les bas-officiers du palais,
les vieux soldats qui avoient obtenu leur congé, se joignent de gré aux
rebelles, ou sont entraînés par force. Les habitants d’une condition plus
honnête et d’un esprit plus sensé s’échappent de la ville, passent le Bosphore,
et vont avec empressement se rendre au camp de Valens. Procope à cheval traversait
la foule, affectant un air affable et un sourire populaire à travers lequel on
démêlait aisément ses craintes. Etant arrivé près de la salle du sénat, il
monta sur le tribunal; et comme l’assemblée nombreuse dont il était environné,
au lieu des acclamations ordinaires demeurait dans un morne silence, il se crut
au dernier moment de sa vie; un tremblement universelle saisit, et il resta longtemps
debout sans pouvoir proférer une parole. Enfin, faisant un effort, il commença
d’une voix faible et entrecoupée à parler de son alliance avec la famille des
derniers empereurs. Ses partisans le tirèrent d’embarras en l’interrompant par
un murmure flatteur, suivi aussitôt des acclamations confuses du peuple, qui le
proclama empereur. Plus heureux qu’il n’avait espéré, il entre dans le sénat,
où, n’ayant trouvé aucun sénateur, mais une poignée de gens sans aveu, il va en
diligence prendre possession du palais impérial. Il attire le peuple par toutes
les amorces que les tyrans ne manquent pas de présenter d’abord pour gagner les
esprits: il promet d’abondantes largesses et la réduction des impôts. Il fait
ouvrir le trésor public, les magasins, les arsenaux; il commence lui-même le
pillage, et abandonne le reste à l’avidité du peuple.
Pour animer la confiance des habitants par une vaine apparence de succès,
il faisait secrètement partir de Constantinople des courriers, qui, rentrant
bientôt après couverts de sueur et de poussière, feignaient d’apporter des
nouvelles de l’Orient, de l’Illyrie, de l’Italie, de la Gaule. Ils débitaient
hardiment que Valentinien était mort, que tout pliait au nom du nouveau prince;
et, ce qu’on aurait peine à croire , si la chose n’était attestée par un auteur
contemporain, Procope se faisait présenter publiquement des députés supposés de
la Syrie, de l’Egypte, de l’Afrique, de l’Espagne, qui venaient lui offrir les
hommages de ces provinces éloignées, comme si par enchantement ils eussent été
tout à coup transportés des extrémités de l’empire. Il fallait paraitre dupe
d’un artifice si grossier, pour éviter d’être mis aux fers et jeté dans les
prisons. Tout était plein d’émissaires et de délateurs qui observaient l’air du
visage, les paroles, le silence même.
Il destitua les magistrats établis par l’empereur, et mit en leur place ses
créatures. Salluste Second avait enfin obtenu la permission de quitter la
préfecture du prétoire. Nébride qui lui avait succédé, et Césaire, préfet de
Constantinople, furent enfermés dans des prisons séparées, afin qu’ils ne
pussent avoir ensemble aucune communication. Le tyran les força d’écrire dans
les provinces tout ce qu’il voulut. Il conféra la charge de préfet de la ville
à Phronème, et celle de maître des offices à Euphrase, tous deux Gaulois, tous deux fort versés dans
l’étude des lettres; mais la faveur du tyran fait peu d’honneur à leur probité.
Gumoaire et Agilon furent rappelés au service, qu’ils
avaient quitté et chargea du commandement des troupes. Araxe, beau-père d’Agilon, obtint par ses basses flatteries et par le crédit
de son gendre la dignité de préfet du prétoire. Quantité d’autres achetèrent à
prix d’argent les offices du palais et les gouvernements des provinces;
quelques-uns en furent pourvus malgré eux: c’était dans toutes les fortunes un
bouleversement général : on voyait des hommes de néant s’élever de la poussière,
et des personnes de la plus haute naissance tomber dans les dernières
disgrâces. Le comte Jule était à la tête des armées de Thrace : Procope n’espérait
pas de gagner un officier si brave et si fidèle; il craignait bien plutôt qu’à
la première nouvelle du soulèvement il ne vînt rompre ses mesures. L’usurpateur
l’ayant attiré à Constantinople par une lettre qu’il contraignit Nébride de lui
écrire comme de la part de Valens, s’assura de sa personne. Cette fourberie le
rendit sans coup férir maître de toute la Thrace, dont il tira ses principales
forces.
Il fit répandre de grandes sommes d’argent parmi les troupes, qui se rendaient
de toutes parts dans cette province pour gagner les bords du Danube : et les
ayant réunies en un corps et enivrées de magnifiques promesses, il leur fit
prêter serment en son nom avec d’horribles imprécations. Afin de les attacher
davantage à sa personne, il avait pris le nom de Constantin; et portant
entre ses bras la fille de Constance, âgée de trois ans, il leur présentait les
larmes aux yeux ce dernier rejeton d’une famille qu’ils avoient respectée : il
leur répétait sans cesse qu’il était parent et héritier de Julien : il leur montrait
une partie des ornements de la dignité impériale, que Faustine, veuve de
Constance, lui avait remise. Comme il était important pour lui de s’emparer de
l’Illyrie, parce qu’il interrompait par ce moyen la communication entre les
deux empires, et qu’il mettait une barrière entre lui et Valentinien, il envoya
à cet effet les plus affectionnés de ses partisans, chargés de présents, et
surtout de pièces d’or frappées au coin du nouvel empereur : mais ces
émissaires ne purent échapper aux recherches d’Equitius qui commandait les troupes
d’Illyrie. Celui-ci les fit arrêter et mettre à mort; et, pour prévenir les
entreprises que le rebelle pourrait former sur sa province, il ferma trois
passages qui y donnaient entrée; l’un par la Dace voisine du Danube, l’autre
par le pas de Sucques, le troisième par un défilé
nommé Acontisma, sur la frontière de la Thrace
et de la Macédoine , vis-à-vis de l’île de Thase.
Equitius, qui n’avait encore que la qualité de comte, mais qui eut bientôt
après celle de maître de la milice, désolait l’Illyrie par des rapines et des
exactions; mais il ne manquait ni de vigilance pi d’activité pour la défendre.
Dès le commencement des troubles il en avait été informé par le tribun Antoine,
qui commandait dans la Dace; et, quoique cet avis fût assez vague et sans aucun
détail, il avait cru devoir sur-le-champ le faire passer à Valentinien. Ce
prince, ne sachant d’abord si son frère vivait encore, ou si Procope lui avait
fait ôter la vie avec le diadème, était fort embarrassé sur le parti qu’il devait
prendre. Son premier dessein fut de retourner en Illyrie. L’exemple récent de
Julien lui faisait craindre que la rébellion ne se communiquât bientôt dans
toute l’étendue de l’empire; mais, comme il recevait en même temps la nouvelle
d’une incursion des Allemands, ses premiers officiers retenaient son ardeur;
ils lui conseillaient de ne pas laisser la Gaule exposée aux plus funestes
ravages. Les députés des principales villes de cette importante province appuyaient
ces conseils des plus vives instances; ils lui représentaient leurs alarmes,
leur faiblesse; que son nom seul servirait de défense à leur patrie, et jetterait
la terreur parmi les barbares. Instruit de l’état de son frère par des avis
postérieurs, il se rendit enfin, et continua sa route vers Paris, en disant que
Procope n’était que son ennemi et celui de Valens, mais que' les Allemands étaient
les ennemis de l’empire. Il s’en tint à cette idée; et lorsque dans la suite
son frère l’eut averti des progrès de Procope, il lui laissa le soin de se
défendre. Il se contenta de prendre des précautions pour mettre à couvert
l’empire d’Occident. Craignant que Procope ne formât quelque projet sur l’Afrique,
il y envoya Néothérius, un de ses secrétaires, Masaucion, officier de ses gardes, instruit de l’état du pays,
où il avait été élevé par le comte Crétion son père,
et un de ses écuyers nommé Gaudence, dont il connaissait
depuis longtemps la fidélité.
Valens était sur le point de sortir de Césarée pour entrer en Cilicie
lorsqu’il apprit la révolte de Procope. Il retourna aussitôt en Galatie. A
mesure qu’il avançait, les progrès du tyran faisaient croître ses alarmes. A la
nouvelle de ce qui s’était passé à Constantinople, cet esprit timide tomba dans
le même abattement où la révolte de Scribonien avait
autrefois plongé l’empereur Claude : il ne songeait plus qu’à déposer le
diadème, et il eut besoin de toute la fermeté de ses officiers pour soutenir sa
faiblesse. Enfin, sur leurs remontrances, il se détermina à défendre sa
couronne, et fit prendre les devants à deux légions renommées, avec ordre
d'attaquer l’ennemi partout où elles le rencontreraient. Á leur approche,
Procope, arrivé depuis peu près de Nicée, s’avança en Phrygie jusque sur le bord du
fleuve Sangarius. Déjà les deux corps étaient en présence, et les flèches commençaient
à voler de part et d’autre, lorsque Procope, poussant son cheval entre les deux
troupes, fixa ses regards sur un officier ennemi nommé Vitalien;
et, comme s’il l’eût connu, il l’invita en langue latine à s’approcher. L’étonnement
que causait cette démarche imprévue suspendit le combat. Procope, ayant abordé Vitalien avec politesse:
« Voilà donc (lui dit-il)à quoi se termine celle antique fidélité des
armées romaines! voilà l’effet de leurs serments religieux! C’est donc pour des
inconnus, c’est pour le service d’un vil Pannonien, le destructeur et le fléau
de l’empire , que vous tirez vos épées! Vous voulez, braves soldats, au prix de
votre sang et de celui de vos frères, lui assurer la puissance souveraine, à
laquelle, jusqu’au moment de son indigne élection, il n’osa jamais aspirer!
Déclarez-vous plutôt pour l’héritier de vos anciens maîtres, à qui la justice
met les armes à la main, non pas pour piller les provinces, mais pour rentrer
dans les droits de sa famille.»
Ces paroles, prononcées d’un ton pathétique, éteignirent toute l’ardeur de
la troupe ennemie; ils baissent leurs aigles et leurs enseignes, et se joignent
aux soldats de Procope. Au cri de bataille succèdent des acclamations de joie;
tous proclament Procope empereur, et les deux corps réunis le reconduisent au
camp, en jurant au nom des dieux que Procope sera invincible.
Ce premier succès fut suivi de plusieurs autres. Pendant que Procope agissait
en Asie, le tribun Rumitalque méditait à
Constantinople une entreprise hardie. C’était un Thrace plein de valeur, qui s’était
donné au tyran, et qui en avait reçu pour récompense la charge de maître du
palais. Ne pouvant rester oisif, il communiqua son dessein à quelques-uns des
soldats qu’on avait laissés à Constantinople, et les ayant fait passer par mer
à Drépane, nommée alors Hélénople,
il courut à Nicée, et s’en empara. Pour recouvrer cette place importante,
Valens détacha Vadomaire avec un corps de troupes, et
le chargea du soin de ce siège. Vadomaire était ce
roi des Allemands que Julien avait fait enlever et conduire en Espagne. Les
nouveaux empereurs l’avoient rappelé de cet exil; il s’était attaché à Valens,
qu’il servit toujours avec courage et fidélité. Valens, de son côté, ayant
passé par Nicomédie, vint attaquer Chalcédoine, dont Procope était maître. Il y
trouva une vive résistance. Les habitants l’insultèrent du haut des murs, en
l’appelant buveur de bière; c’était la boisson du petit peuple en Illyrie et en
Pannonie. L’empereur jura qu’il s’en vengerait, et qu’il raserait les murs de
la ville. Cependant, rebuté par le défaut de subsistance et par l’opiniâtreté
des assiégés, il se disposait à la retraite, lorsque les troupes enfermées dans
Nicée, sortant tout à coup de Rumitalque, taillent en
pièces le détachement de Vadomaire, et vont, sans
perdre de temps, tomber à l’improviste sur Valens, qui était encore devant Chalcédoine.
Il était perdu sans ressource, s’il n’eût pas été averti à propos. L’ennemi le
suivit de près, et il n’échappa qu’avec peine, à la faveur du lac de Sunone et les détours du fleuve Gallus: par cette fuite
précipitée toute la Bithynie resta au pouvoir de Procope.
L’empereur regagna promptement Ancyre. Ayant appris que Lupicin lui amenait
d’Orient un renfort considérable de troupes, il reprit courage , et envoya Arinthée, l’un de ses plus habiles généraux, pour chercher
l’ennemi. Celui-ci, arrivant à Dadastane, bourgade devenue
depuis peu célèbre par la mort de Jovien, se rencontra vis-à-vis d’Hypéréchius, jusqu’alors officier du palais; mais Procope,
qui faisait des généraux comme ils était fait empereur, l’avait mis à la tête
d’un détachement. Arinthée le méprisait trop pour
daigner le combattre. Il fit alors une action dont on ne voit point d’autre
exemple, et qui fut couronnée du succès. C’était l’homme de la plus haute
taille et le mieux fait de son siècle; son extérieur vraiment héroïque lui donnait
un air d’empire. Profitant de cet avantage, il ordonna aux soldats d’Hypéréchius de saisir eux-mêmes leur chef, et de le lui
amener enchaîné. Ces paroles eurent l’effet d’une victoire ; ils obéirent, et,
traînant avec eux leur général, devenu leur prisonnier, ils se rangèrent sous
les enseignes d’Arinthée.
Procope fut bientôt avantageusement dédommagé de cette perle. Cyzique,
capitale de l’Hellespont, était alors remplie de richesses. Vénustus,
chargé du paiement de toutes les troupes de l’Orient, y avait dès le commencement
des troubles transporté la caisse militaire, comme dans la place la plus sûre;
c’était d’ailleurs un des plus riches dépôts des trésors de l’empire. Deux
classes nombreuses d’habitants étaient sans cesse occupées, l’une à la fabrique
de la monnaie, l’autre aux ouvrages d’une célèbre manufacture pour
l’habillement des soldats. La place était renommée dès le temps des guerres de
Mithridate, tant par l’avantage de sa situation que par la force de ses
murailles. Mais ce qui faisait alors sa faiblesse, c’est qu’elle était défendue
par Sérénien, chef d’une garnison aussi faible que
son commandant. Procope la fit assiéger par terre et par mer sous la conduite
du général Marcel, son parent. Les attaques n’eurent d’abord aucun succès. Les assiégeants
étaient accablés d’une grêle continuelle de traits, de pierres, de javelots,
qui rendaient les approches très meurtrières. L’unique moyen de prendre la
ville était de forcer l’entrée du port; mais elle était fermée d’une grosse
chaîne de fer, que les vaisseaux, malgré les plus violents efforts, ne purent
jamais rompre. On essaya en vain de la couper à grands coups de hache. Les
soldats, les officiers, épuisés de fatigue, ne demandaient qu’à lever le siège,
lorsqu’un tribun, nommé Alison, obtint qu’on lui permît de faire une dernière
tentative. Pour entrer, dans le port il fallait , tourner le dos aux murs de la
ville : le tribun, ayant joint ensemble trois navires, s’en servit comme d’une
plateforme pour y établir quatre rangs de soldats les uns derrière les autres :
le premier rang restait debout, et les trois autres s’inclinaient de plus en
plus, en sorte que le quatrième se tenait sur les genoux. Leurs boucliers,
qu’ils rejetaient en arrière, étant carrés et exactement rapprochés par les
bords, larmoient un talus, sur lequel les flèches et les pierres lancées du
haut des murs coulaient comme l’eau sur la pente d’un toit. Cette ordonnance se
nommait tortue. Elle était en usage dans le siège des places. Le tribun,
couvert de cette sorte de défense, approche de l’entrée du port; et ayant
soulevé la chaîne et placé un des anneaux sur une enclume, il vint à bout de le
rompre à coups de marteaux et de haches, et d’ouvrir le port à la flotte. La
ville se rendit aussitôt. Cette action mémorable sauva la vie à ce tribun,
lorsque dans la suite on fit mourir les partisans de Procope. Valens lui
conserva même son rang dans le service: il périt dans la suite en Isaurie, où
il fut tué par une troupe de brigands. Procope, s’étant en diligence transporté
à Cyzique, fit grâce à tous les assiégés. Ce fut, selon Philostorge,
à la prière d’Eunomius, que les ariens avoient nommé
évêque de cette ville, et qu’ils avoient ensuite eux-mêmes déposé. Sérénien fut excepté de l’amnistie générale; il fut chargé
de fers, et conduit dans les prisons de Nicée.
Hormisdas, fils de ce prince perse, qui, s’étant venu réfugier à la cour de
Constantin, avait servi avec zèle Constance et Julien, s’était jeté dans le
parti du rebelle. Procope lui donna le gouvernement de l’Hellespont et le titre
de proconsul, avec pouvoir de commander les armées et de régler les affaires
civiles, rendant ainsi au proconsulat toute l’autorité qui avait été attachée à
cette charge au temps de la république. Hormisdas avait épousé une femme riche,
d’illustre naissance, et recommandable par sa vertu. Quelques jours après la prise
de Cyzique, comme il se promenait seul avec elle sur le rivage, assez loin du
vaisseau qui les y avait conduits , ils furent surpris et sur le point d’être
enlevés par un parti ennemi. Mais ce jeune guerrier, malgré les traits qu’on lançait
sur eux, défendit et sa femme et sa propre vie avec tant de courage et de
bonheur, qu’ils eurent le temps de regagner leur vaisseau et de s’échapper ensemble.
L’acquisition d’une ville si importante enfla le cœur de Procope. Il
regarda ce succès comme le gage d’un bonheur inaltérable, et ne se crut plus
obligé de garder aucune mesure. Cette âme faible n’avait point de caractère;
il prit celui de la prospérité; il devint superbe, violent, inhumain, aussi
injuste que Pétrone. Il oublia que c’étaient les excès de ce ministre qui lui
avoient à lui-même tenu lieu de mérite. Arbétion, ce
politique corrompu dont nous avons parlé tant de fois, ne s’était point encore
ouvertement déclaré: aux fréquentes invitations du tyran il répondait en
s’excusant sur ses maladies et sur les infirmités de sa vieillesse. Procope fit
enlever tous les meubles de la maison qu’Arbétion possédait
à Constantinople: elle était remplie de trésors, fruits des crimes d’une longue
vie. Par cette violence il soulevait contre lui un homme qui n’avait jamais été
un ami utile, mais qui fut toujours un ennemi dangereux. Peut-être lui aurait-on
pardonné cette injustice exercée aux dépens d’un injuste ravisseur; mais il ne
ménagea personne. Sans aucun égard pour les privilèges des sénateurs, il imposa
sur tous les sujets des contributions excessives; il exigea dans l’espace d’un
mois le tribut de deux années; et les habitants de Constantinople, qu’il avait
séduits par tant de magnifiques promesses, se virent en peu de temps réduits à
une extrême misère. On rechercha ceux qu’on soupçonnait d’être attachés à
l’empereur. L’impie Aetius, qui vivait à Lesbos, fut à cette occasion en danger
de perdre la vie. Il se rendit à Constantinople, où peu après il mourut de
maladie.
Les philosophes n’avoient pas sujet de se louer de Valens : cependant
Procope les accusa d’intelligence avec ce prince; et quoiqu’il prétendît
lui-même aux honneurs de la philosophie, et qu’il se fût décoré d’une longue
barbe, il les força par ses mauvais traitements à détester son usurpation.
La rigueur de l’hiver suspendit pour quelque temps les opérations de la
guerre. Le tyran, qui prévoyait que la campagne prochaine serait sanglante et
décisive, employa cet intervalle à ramasser des troupes et de l’argent. Il encourageait
par des bienfaits ces artisans de la misère publique qui savent réduire en
système l’art de dépouiller les peuples, et qui, pour s’enrichir eux-mêmes sous
prétexte d’enrichir le prince, lui procurent par de pernicieux projets une
opulence passagère et une longue disette. Il députa un de ses courtisans à la
nation des Goths pour leur demander des troupes auxiliaires. Une multitude de
déserteurs, d’aventuriers, de barbares, vinrent grossir son armée. Il aurait pu
porter ses vues jusque sur les provinces les plus orientales de l’empire; il y aurait
trouvé les esprits rebutés du gouvernement de Valens, et disposés à se prêter à
la révolution. Mais il se borna mal à propos à s'assurer des villes voisines.
Il y rencontra beaucoup d’opposition de la part du vicaire d’Asie, nommé Cléarque. Celui-ci était riche, d’une famille illustre, né
dans la Thesprotie, en Epire, païen fanatique, entêté
de magie, et adorateur de ces philosophes insensés qui avoient séduit Julien:
aussi était-il ennemi de Salluste, qu’il traitait de vieillard imbécile, parce
que Salluste, idolâtre comme lui, était plus sage et plus modéré. Cependant Cléarque servit utilement Valens en traversant par toutes
sortes de moyens les desseins de Procope.
Pendant que Valens, retiré dans la ville d’Ancyre, se préparait à terminer
la guerre, il lui naquit, le 28 de janvier, un fils, qu’il nomma Valentinien
Galate, parce qu’il était né en Galatie. C’est mal à propos que quelques
auteurs le font naître de Valentinien. Ce prince n’eut, jusqu’en 371, aucun
autre fils que Gratien, né le 18 d’avril en 359. Gratien, âgé de près de sept
ans, fut consul cette année avec Dagalaïphe.
Dès que la saison permit de tenir la campagne, Valens, ayant reçu les
nouvelles troupes que lui amenait Lupicin, partit d’Ancyre, et mit garnison
dans Pessinunte pour conserver ce pays dans l’obéissance.
Le rebelle mettait l’artifice en usage autant que la force des armes.
Conduisant avec lui dans sa litière la fille de Constance et sa mère Faustine,
il animait les soldats à la défense d’une veuve et d’une orpheline dont il se disait
le parent et le protecteur. Valens, à dessein de surprendre Gumoaire, cantonné
dans la Lydie, prit sa route par des chemins rudes et difficiles au pied du
mont Olympe. Pour opposer à Procope un général rusé et artificieux, il attira à
son service Arbétion, irrité du pillage de ses biens,
et le mit à la tête de ses troupes. Il ne fut pas longtemps sans avoir sujet de
s’en applaudir. Les deux armées se rencontrèrent près de Thyatire en Lydie. Arbétion, par de sourdes pratiques,
débaucha un grand nombre de soldats, qui se rendirent à son camp et l’instruisirent
de l’état des ennemis. Il corrompit Gumoaire lui-même, qui aurait pu éviter une
action et se retirer sans aucun risque. Le combat s’étant engagé le jeune Hormisdas, fidèle au parti qu’il avait
embrassé, fit des prodiges de valeur, et, malgré la trahison du général, il balançait
la victoire. Alors Arbétion quittant son casque et
montrant ses cheveux blancs: Enfants, cria-t-il aux soldats ennemis, reconnaissez
votre père : vous avez la plupart servi sous mes ordres; joignez-vous à un
général de qui vous avez appris à vaincre plutôt que de vous perdre avec un
brigand dont la ruine est assurée. Vous n'avez point d'autre empereur que
Valens. A ces paroles on entend de toutes parts répéter dans l’armée
ennemie : Valens empereur ! Presque tous les soldats se rangent du côté
d’Arbétion, et Gumoaire se fit prendre lui-même et
conduire au camp de Valens.
A la nouvelle de ce succès inespéré, l’empereur partit de Sardes pour
marcher au-devant de Procope en Phrygie. Il se livra le 27 mai, près de Nacolie, une seconde bataille. C’était le sort du rebelle
d’être trahi par ses généraux : Agilon, aussi perfide
que Gumoaire, voyant le combat engagé, court à toute bride se jeter dans
l’armée de Valens. Son exemple entraîna des bataillons entiers, qui, baissant
leurs enseignes, passent leurs boucliers sous leurs bras, ce qui était un signe
de désertion, et se rendent à l’empereur. Procope, abandonné, prend la fuite;
il gagne les bois et les montagnes voisines, suivi de deux de ses officiers,
Florence et Barchalba, que la nécessité plutôt que
l’inclination avait engagés dans son parti. Ils errèrent toute la nuit,
toujours dans la crainte d’être poursuivis et reconnus à la claire de la lune.
Enfin Procope, abattu de fatigue et de douleur, descend de cheval et se jette
au pied d’un rocher. Là, plongé dans une tristesse mortelle, il déplorait son
infortune et la perfidie de ses officiers, lorsque ses deux compagnons,
craignant de partager avec lui ses derniers malheurs, le saisissent, rattachent
avec les courroies de son cheval, et, au point du jour, l’amènent au camp et le
présentent à l’empereur. Ce malheureux, sans proférer une parole ni lever les
yeux, attendit le coup mortel qui lui trancha la tête et abattit en même temps
la rébellion. Valens, dans le premier accès de sa colère, fit massacrer
Florence et Barchalba, dont la trahison, quoique
odieuse, ne méritait pas la mort, si Procope n’était qu’un traître et un rebelle.
Ainsi périt Procope, âgé de près de quarante-un ans. Sur la foi des
astrologues, il s'était flatté de parvenir au comble de la grandeur: après sa
mort, ces imposteurs, pour sauver l’honneur de leur science chimérique, publièrent
qu’ils avoient entendu le comble des maux, et non pas de la fortune.
Marcel, parent de Procope, commandait la garnison de Nicée. Zosime rapporte que le
tyran lui avait mis entre les mains un manteau de pourpre aux mêmes conditions
qu’il en avait lui-même reçu un de Julien. Dès que ce général eut appris la
mort de Procope, il fit tuer Sérénien, qu’il tenait
prisonnier. Ce meurtre sauva la vie à beaucoup d’innocents, que Valens, par les
conseils de ce méchant homme, qu’il écoutait volontiers, n’aurait pas manqué
d’immoler à une aveugle vengeance. Après cette exécution, Marcel courut à
Chalcédoine, où il se fit proclamer empereur par une troupe de désespérés. Il comptait
sur trois mille Goths qui venaient de passer en Asie pour secourir Procope.
D’ailleurs il n’appréhendait rien du côté de l’Illyrie, où la mort du tyran était
encore ignorée. Mais un pouvoir si faiblement appuyé fut détruit sans peine. Il
n’en coûta à Valens que d’envoyer une troupe de soldats braves et hardis, qui
enlevèrent Marcel comme un criminel, et le jetèrent dans un cachot. On l'en
tira peu de jours après pour lui faire endurer de cruels tournions , et le
mettre à mort avec ses complices.
La conduite de Valens à l’égard des partisans de Procope est un problème
historique qu’il n’est pas aisé de résoudre. Ammien Marcellin et Zosime font
une affreuse peinture des rigueurs qui furent exercées à cette occasion. Selon
ces auteurs, non-seulement on fit la recherche de tous ceux qui avoient prêté
du secours au rebelle, qui avoient participé à ses conseils, qui avoient eu connaissance
du complot sans en donner avis, mais on n’épargna même ni leurs parens ni leurs amis, quelque innocents qu’ils fassent. On
ne distingua ni l’âge ni la dignité. L’empereur prêtait l’oreille avec
empressement à cette foule de scélérats, toujours prêts à dénoncer ceux dont
ils espèrent les dépouilles. On épuisa la cruauté des bourreaux. Ceux que le
prince traita avec plus d’indulgence furent proscrits, exilés: on vit des
personnes illustres par leur naissance et par leurs emplois passés réduites à
vivre d’aumônes. Le sang ne cessa de couler que quand l’empereur et ses
courtisans furent rassasiés de confiscations et de carnage; et la victoire de
Valens devint une calamité publique. D’un autre côté, Thémistius, dans un
discours qu'il prononça peu de temps après, fait le plus grand éloge de la
clémence de Valens à l’égard des vaincus. Il est vrai qu’un panégyriste ne
mérite guère d’en être cru sur sa parole, surtout lorsqu’il parle devant le
prince, dont la présence anime la flatterie et déconcerte la vérité : mais avec
Thémistius s’accorde Libanius, dont l’autorité est ici d’un tout autre poids
que dans les louanges qu’il prodigue à Julien. Ce sophiste ne devait pas aimer
Valens, déclaré contre sa cabale, et qu’il accuse même d’avoir cherché
l’occasion de le faire périr. Cependant, et dans l’histoire qu’il a laissée de
sa propre vie, et dans deux discours composés après la mort de Valens, il lui
rend ce témoignage, qu’il épargna les amis du tyran, et qu’il ne marqua aucun
ressentiment contre la ville de Constantinople, quoique cette ville, ayant
outragé le prince par des écrits et par des décrets injurieux, ne dût
s’attendre qu’à des châtiments. Il attribue même la mort de son disciple
Andronic à tout autre qu’à l’empereur.
Andronic, gouverneur de Phénicie, s’était rendu recommandable par son
désintéressement, par sa douceur, par sa justice. Lié d’amitié avec Procope, le
tyran l’avait appelé auprès de lui, et lui avait confié le gouvernement de la
Bithynie, et ensuite de la Thrace. Quoiqu'il ne se vît qu’à regret dans un
parti dont il prévoyait la ruine prochaine, il servit fidèlement Procope, et,
dans son désastre, il crut indigne de lui de trahir un ami malheureux. Il ne
voulut pas même se soustraire par la fuite à la vengeance du vainqueur, qui aurait
été, dit Libanius, assez généreux pour lui pardonner, si le courtisan Hiérius, animé contre Andronic par une ancienne inimitié,
n’eût sollicité son supplice.
Ce qui peut encore beaucoup adoucir les couleurs dont Ammien Marcellin
s’est étudié à peindre en général les cruautés de Valens, c’est que cet
historien, amateur des détails, ne désigne en particulier aucun de ceux qui
furent les victimes de cette prétendue inhumanité. Il ne cite que trois
rebelles, qui étaient en effet les plus coupables; mais ces trois exemples
prouvent plutôt la clémence que la cruauté de Valens. Araxe, préfet du
prétoire, obtint grâce de la vie à la prière de son gendre Agilon;
il fut seulement relégué dans une île, d’où il revint même bientôt après.
Valens envoya à Valentinien Euphrase, maître des
offices, et Phronème, préfet de Constantinople , pour
décider de leur sort. Euphrase obtint le pardon; Phronème fut exilé dans la Chersonèse ; et la différence de
traitement dans deux causes pareilles doit être attribuée, selon Ammien
Marcellin, à l’amitié dont Julien avait honoré Phronème.
Cet historien, toujours zélé pour la gloire de Julien, dont il avait fait son
héros, et mécontent de Valentinien et de Valens, qui le laissèrent sans emploi,
suppose que ces deux empereurs haïssaient ce prince parce qu’ils ne pouvaient
l’égaler, et qu’ils poursuivirent sa mémoire dans la personne de ses amis,
aussi-bien que dans ses établissements, qu’ils prenaient à tâche d’abolir.
Valens avait juré qu’il détruirait les murs de Chalcédoine. Ils étaient de
la plus belle structure, bâtis de larges pierres carrées. Il donna ordre de les
démolir. Cependant il se laissa fléchir aux prières des députés de Constantinople,
de Nicomédie et de Nicée. Mais, pour ne pas manquer à son serment, il y fit
faire plusieurs brèches qu’on referma de blocage. Les pierres de ces
démolitions, transportées à Constantinople, servirent à la construction des
thermes de Carose. Valens leur donna ce nom, qui était
celui d'une de ses filles. Il fit aussi bâtir un aqueduc qui, réunissant
plusieurs sources de la Thrace, conduisait à Constantinople une grande quantité
d’eau. Le bruit se répandit, sans doute après la mort de Valens, que sur une
des pierres tirées des murs de Chalcédoine s’était trouvée une inscription qui annonçait
d’avance, en termes clairs, l’invasion des Goths et la fin tragique de Valens.
Avant la défaite de Procope, Equitius, voyant que tout l’effort de la
guerre se portait du côté de l’Orient, entra dans la Thrace par le défilé de Sucques, et alla mettre le siège devant Philippopolis.
Cette ville, nommée d’abord Eumolpiade, réparée
ensuite et agrandie par Philippe, père d’Alexandre, avait reçu de ce prince le
nom de Ponéropolis, c’est-à-dire la ville
des méchants, parce qu’il avait ramassé pour la peupler tous les vagabonds
et les scélérats de ses états. Elle quitta bientôt ce nom peu honorable pour
prendre celui de son restaurateur. On la nommait aussi Trimontium,
à cause des trois montagnes sur lesquelles elle était bâtie. Elle subsiste
encore aujourd’hui sous le nom de Philippopoli.
C’était une place importante qui pourvoit fermer le passage à Equitius, dont le
dessein était de traverser la Thrace pour marcher au secours de Valens. Elle
soutint le siège, et ne se rendit qu’à la vue de la tête de Procope, que Valens
envoyait à son frère dans la Gaule. Equitius, naturellement dur et impitoyable,
traita les habitants avec beaucoup de rigueur.
Valentinien reçut la tête de Procope lorsqu’il venait de remporter, par la
valeur de Jovin son général, trois victoires sur les Allemands. Cette nation
que Julien avait tant de fois vaincue, ayant rétabli ses forces pendant une
paix de quatre années, envoya dès le mois de janvier plusieurs corps de troupes
qui passèrent le Rhin sur les glaces, et se répandirent dans le pays, où ils
firent beaucoup de ravage. Charietton, dont nous
avons raconté les aventures, commandait alors dans les deux Germanies avec le titre de comte. Il rassembla ses meilleures troupes, et se joignit au
comte Sévérien, qui était en quartier à Châlons-sur-Marne avec deux cohortes.
S’étant réunis, ils marchèrent en diligence, et, après avoir passé un ruisseau
sur un pont, ils aperçurent l’ennemi qui, sans leur laisser le temps de se mettre
en bataille, fondit sur eux avec tant de violence, que les Romains, culbutés
dans le ruisseau, se débandèrent et prirent la fuite. Sévérien, vieillard sans
force, fut abattu de cheval, et tué par un cavalier ennemi. Charietton perdit aussi la vie pendant qu’il s’efforçait, et par ses reproches et par son
exemple, d’arrêter d’une part les fuyards, de l’autre la fougue des vainqueurs.
Les Allemands enlevèrent l’enseigne des Bataves, et l’emportèrent dans leur
camp, en exprimant leur joie par des danses et des chants de victoires. C’était
pour eux un glorieux exploit, et dans les batailles suivantes ils portèrent
cette enseigne comme un trophée, jusqu’à ce qu’on l’eût arrachée de leurs
mains.
L’empereur, qui s’était avancé jusqu’à Reims, n’eut pas plus tôt appris
cette fâcheuse nouvelle, qu’il se rendit au lieu du combat. Ayant rallié ses
soldats dispersés, il s’informa avec soin du détail de l’action. Il reconnut
que la cohorte des Bataves avait été la première à fuir. Il ordonna aussitôt à
toute l’armée de prendre les armes; et, l’ayant assemblée dans une plaine
voisine , après avoir déchargé sa colère sur les Bataves par des reproches sanglants,
il leur commanda de mettre les armes bas; il les déclara esclaves, et permit à
quiconque voudrait de les acheter et de les transporter où il jugerait à
propos. Les Bataves, consternés et couverts d’opprobres, restaient immobiles.
Alors toute l’armée se prosterne aux pieds de l’empereur; elle le supplie de ne
pas éterniser par cet affront la mémoire de leur défaite. Tous les soldats
protestent pour eux et pour les Bataves qu’ils sont prêts à laver leur honte
dans le sang des ennemis. Valentinien se laissa fléchir, et, les sommant de
leur parole, il mit à leur tête Jovin, général de la cavalerie, avec ordre
d’aller chercher les Allemands, qui s’étaient divisés en trois corps séparés
l’un de l’autre.
Jovin n’avait pas moins de circonspection et de prudence que de bravoure et
d’activité. Marchant en ordre de bataille, toujours attentif à couvrir ses
flancs, dans la crainte de quelque embuscade, il arriva près de Scarponne. Ce n’est maintenant qu’un hameau, nommé Charpeigne, à une lieue au-dessus de Pont-à-Mousson. Il y surprit
les ennemis, qui n’eurent pas le temps de se mettre en défense, et, par une
attaque prompte et vigoureuse, il détruisit entièrement ce corps de troupes.
Profitant du premier succès, il s’avança vers un autre corps, qui, après avoir
pillé les villages voisins, campait près de la Moselle. S’en étant approché au
travers d’un vallon couvert de bois, il trouva les Allemands dispersés sur les
bords du fleuve; les uns se baignaient, les autres peignaient leur longue
chevelure, et travaillaient à lui donner, selon leur coutume, une couleur
rousse et ardente; la plupart s’amusaient à boire ensemble. Il fait à l’instant
sonner la charge; et tandis que les ennemis, poussant des cris menaçants,
courent à leurs armes, et s’empressent de former leurs bataillons, il fond sur
eux et les taille en pièces. Il ne s’en sauva qu’un petit nombre à la faveur
des défilés et des forêts. Ces deux corps étant entièrement défaits, il en restait
un troisième beaucoup plus nombreux, qui, ayant pénétré plus avant dans le
pays, était campé près de Châlons-sur-Marne. Jovin, pour achever sa victoire,
marche promptement de ce côté-là, et trouve les ennemis bien préparés à le
recevoir. S’étant campé avantageusement, il fait reposer ses soldats. Dès que
le jour parait, il range son armée en bataille. Elle était inférieure en
nombre; mais le général sut, par la disposition de ses troupes, masquer ce
désavantage. Au signal donné les deux armées s’ébranlent. Les Allemands parurent
d’abord effrayés à la vue des enseignes de leur nation, qu’ils apercevaient
dans l’armée romaine; ils s’arrêtèrent : mais bientôt le désir de vengeance les
enflammant d’un nouveau courage, ils en vinrent aux mains. On se battit tout le
jour. La victoire n’aurait pas été si longtemps disputée sans la lâcheté du commandant
des troupes légères, nommé Balchobaude, officier
aussi fanfaron hors de l’action que poltron dans l’action même. Dans le fort du
combat, il se retira avec sa troupe. Un si mauvais exemple pourvoit rendre
cette journée funeste à l’empire; mais les autres corps continuèrent à
combattre avec tant de valeur, qu’ils tuèrent aux ennemis six mille hommes, et
en blessèrent quatre mille; ils en eurent de leur côté douze cents de tués el
deux cents de blessés.
La nuit fit cesser le carnage. Les vainqueurs ayant pris du repos , Jovin
les fit sortir du camp aux approches du jour. Voyant que les barbares s’étaient
retirés à la faveur des ténèbres, il se mit à leur poursuite. Ils avoient pris
trop d’avance, et quelque diligence qu’il fît il ne put les atteindre. Comme il revenait sur
ses pas, il apprit qu’une cohorte, qu’il avait détachée pour aller piller le
camp des Allemands, y avait surpris le roi de cette nation peu accompagné, et
que, s’en étant saisi, elle l’avait pendu à un gibet. Indigné contre le tribun,
il allait le condamner à mort, si cet officier n’eût été disculpé par les
soldats mêmes, qui protestèrent que c’était sans ordre et par un emportement
militaire qu’ils avoient usé de cette vengeance. Jovin, après tant de glorieux
succès, revint à Paris, où l’empereur était déjà retourné. Valentinien alla
au-devant de lui, et le nomma consul pour l’année suivante. Il y eut encore
pendant celle-ci, contre divers partis d’Allemands, plusieurs actions moins considérables,
et que l’histoire n’a jugé dignes d’aucun détail. Cette campagne fit respecter
à ces barbares les limites de l’empire, et mit la Gaule à couvert de leurs
incursions. L’empereur passa l’hiver à Reims, pour être plus à portée de
veiller à la sûreté de la frontière.
La conduite des magistrats du premier ordre contribuant beaucoup, soit à la
force et à la gloire, soit an déshonneur et à l'affaiblissement des empereurs
et des empires, l’histoire ne doit point oublier ceux qui se sont rendus
célèbres par leurs vertus ou par leurs vices. Les monuments de ces temps-là
nous en font connaitre un assez grand nombre, qui méritent de la postérité des
éloges ou des censures. Mamertin, qui avait joué un si grand rôle sous le règne
de Julien, se maintint encore dans la préfecture de l’Italie et de l’Illyrie
pendant la première année du règne de Valentinien. Mais il fut déposé dès
l’année suivante, et peu de temps après accusé de péculat. Ammien Marcellin ne
dit pas quel fut le succès de cette accusation, et son silence même forme un
fâcheux préjugé contre ce préfet, que l’historien sans doute a voulu ménager
par honneur pour la mémoire de Julien. C’est encore une chose digne de remarque,
que cet auteur, nommant tant de fois Mamertin, ne lui donne jamais de louange;
ce qui suffit dans les circonstances pour faire soupçonner que ce favori de
Julien n’en méritait aucune. Vulcatius Rufinus, son
successeur dans la préfecture d’Italie, s’était acquis l’estime publique pendant
le cours d’une longue vie; on le regardait comme un homme parfait. Mais il
déshonora sa vieillesse par une extrême avidité, qui le rendait peu délicat sur
les moyens d’acquérir, pourvu qu’il espérât pouvoir cacher ses rapines. Il
obtint de Valentinien le rappel d’Orfitus, préfet de
Rome. Celui-ci avait été condamné comme coupable de péculat sur l’accusation de Térentius. Ce Térentius est
un exemple des jeux bizarres de la fortune. C’était un boulanger de Rome, qui
devint gouverneur de la Toscane. On raconte à son sujet un événement plus
assorti au caractère et à la condition du personnage qu’à la dignité de
l’histoire. Quelques jours avant qu’il arrivât en Toscane, un âne était monté
en présence de tout le peuple sur le tribunal, dans la ville de Pistoie, et s’y était mis à braire de toutes ses forces :
ce qu’on ne manqua pas de se rappeler comme l’annonce du magistrat futur,
lorsqu’on vit Térentius assis sur le même tribunal.
Cet homme hardi et sans honneur fut, quelques années après, convaincu d’avoir
fabriqué des actes, et condamné à mort comme faussaire.
Le plus renommé des magistrats de ce temps est Aurélius Avianius Symmachus, père de
celui dont il nous reste dix livres de lettres. Il fut vicaire de Rome, et préfet
de la même ville, consul subrogé, et revêtu des premières dignités
sacerdotales. Il était savant et modeste. Les païens révéraient sa vertu; les
chrétiens honoraient sa probité et ses talents. Le sénat l’avait plusieurs fois
député aux empereurs; et nous avons vu qu’étant allé trouver Constance à
Antioche, il s’était attiré l’estime de toute la ville. Il était toujours le
premier consulté dans les délibérations du sénat : son autorité, ses lumières,
son éloquence, lui donnaient le premier rang dans cette célèbre compagnie. Ce
fut à la requête du sénat que dans la suite Gratien et Valentinien lui firent
élever une statue dorée, dont l’inscription, qui s’est conservée jusqu’à nos
jours, forme un éloge complet. Valens lui en fit ériger une semblable à
Constantinople. Sa préfecture fut un temps de tranquillité et d’abondance. Il
fit construire à Rome un pont magnifique, qui communiquait de la ville à l’île
du Tibre; c’est, selon l’opinion commune, le pont de Saint-Barthelemi,
nommé dans l’ancienne inscription le pont de Gratien, qui fut achevé trois ou
quatre ans après la préfecture de Symmaque. Tant de services furent trop tôt
oubliés. Quelques années après, un misérable de la lie du peuple s’avisa de
débiter dans Rome qu’il avait ouï dire à Symmaque qu’il aimait mieux perdre son
vin que de le vendre au prix auquel le peuple désirait que le vin fût vendu
cette année. Sur ce rapport, sans autre preuve, le peuple alla mettre le feu à
la maison de cet illustre sénateur, située au-delà du Tibre. Ce bel édifice fut
réduit en cendres, et Symmaque obligé de s’enfuir. Il revint bientôt après avec
un nouvel éclat, à la prière du sénat, qui lui avait fait une députation. Il vivait
encore en 381 ; et il eut un avantage que la nature a refusé à la plupart des
grands hommes, ce fut de laisser un fils héritier de ses rares qualités.
Lampade lui succéda dans la
préfecture de Rome. C’était ce préfet du prétoire déposé sous Constance pour
les fourberies dont il fut convaincu dans l’affaire de Sylvain. Il avait gagné
les bonnes grâces de Valentinien par une affectation de sévérité et une
apparence de vertu. Vain et avide de louanges jusqu’au ridicule, il cherchait
occasion de rétablir les anciens monuments pour y faire graver en son honneur
des inscriptions pompeuses, comme s’il en eût été le fondateur. Tous les
frontispices, toutes les murailles des édifices publics portaient en gros
caractère le nom de Lampade; et la plaisanterie de
Constantin, qui pour une semblable raison appelait Trajan l’herbe pariétaire,
lui aurait été beaucoup mieux appliquée. Sa vanité lui fit faire un jour une
action qui n’avait besoin que d’un autre motif pour être digne d’éloge. Etant
préteur, il donnait un magnifique spectacle: après qu’il eût répandu beaucoup
de largesses, comme le peuple ne cessait de demander des libéralités pour les
comédiens, pour les cochers du Cirque, pour les gladiateurs, voulant montrer en
même temps sa générosité et le mépris qu’il faisait des recommandations
populaires, rassembla tous les mendiants qui avoient coutume de se tenir aux
portes de l’église de Saint-Pierre au Vatican, et leur distribua des sommes
considérables. Sa préfecture fut troublée par plusieurs séditions : il y en eut
une dans laquelle il pensa périr; et il l’aurait bien mérité, s’il était jamais
permis à ceux qui doivent obéir de se venger par eux-mêmes des injustices de
leurs supérieurs. Comme il faisait bâtir ou réparer quantité d’édifices, au
lieu d’y employer les fonds destinés à cet usage, il envoyait par la ville ses
officiers qui prenaient chez les marchands les matériaux nécessaires qu’on refusait
ensuite de payer. Le peuple, irrité de ce brigandage, s’étant attroupé autour
de sa maison, allait y mettre le feu, s’il n’eût été dissipé à coups de pierres
et de tuiles, dont on l’accablait du haut des toits. Comme il revenait en plus
grand nombre, le préfet prit le parti de s’évader; il demeura caché hors de
Rome, jusqu’à ce que la fureur du peuple fût apaisée.
Un magistrat de ce caractère n’était capable que de soulever les esprit ; aussi
ne resta-t-il que sept ou huit mois en charge. Invendus fut mis à sa place
vers le milieu de cette année 366. Celui-ci, né à Siscia en Pannonie, était questeur lorsqu’il fut nommé préfet de Rome. Son intégrité
et sa prudence le rendaient propre à rétablir le calme. Son gouvernement aurait
été heureux et paisible, si l’ambition n’eût allumé dans le sanctuaire une querelle
sanglante, qui remplit l’Eglise de scandale et la ville de trouble et de
tumulte. Le pape Libère mourut le 24 de septembre, après avoir tenu le Saint-Siège
plus de quatorze ans. Le premier octobre suivant Damase fut canoniquement élu.
Quoiqu’il n'y eût encore qu’un demi-siècle que le christianisme jouissait de la
liberté, la prééminence de l’église romaine avait attaché tant d’honneur à son
siège, qu’il était dès lors un objet de jalousie pour ces âmes mondaines qui ne
cherchent dans les dignités ecclésiastiques que ce qui leur est étranger. C’était
dans ce temps-là que Prétextât, au rapport de saint Jérôme, disait au pape
Damase: Faites-moi évêque de Rome, et je me ferai chrétien. Ammien
Marcellin, prévenu, ainsi que Prétextât, des idées grossières du paganisme,
comptant les abus entre les privilèges de l’épiscopat, après avoir parlé des
troubles qui survinrent à l’occasion de l’élection de Damase, s’exprime en ces
termes : Quand je considéré l’éclat qui environne les dignités de la ville
de Rome, je ne trouve pas étrange que les ambitieux fassent les plus grands
efforts pour y obtenir le siège épiscopal. Ils voient qu’à la faveur de ces
places éminentes ils pourront s’enrichir des pieuses offrandes des dames, se
faire porter dans des chars, paraitre superbement vêtus, avoir une table mieux
servie que celle des rois. Cependant, ajoute- t-il par une réflexion plus
sensée, ils entendraient bien mieux leur propre bonheur si, moins occupés de
répondre à la grandeur de Rome parcelle de leur dépense, ils se rapprochaient
davantage de certains évêques des provinces que leur frugalité, leur
simplicité, leur modestie rend précieux à la Divinité, et respectables uses
vrais adorateurs. Ce fut sans doute cet éclat extérieur de l’épiscopat qui
anima Ursin, diacre de l’église romaine, à disputer cette dignité à Damase.
Ayant formé un parti, il se fit ordonner contre toutes les règles. La sédition
éclata. Juventius, secondé de Julien préfet des vivres, condamna à l’exil Ursin
et ses plus zélés partisans. Le peuple, schismatique, les arracha des mains des
officiers, et les conduisit à la basilique Sicinienne,
nommée maintenant Sainte-Marie majeure. Là, comme dans une citadelle, Ursin
soutint un siège contre le parti de Damase. On mit le feu aux portes, bn découvrit le toit. Le combat fut sanglant, et cent
trente-sept personnes de l’un et de l’autre sexe souillèrent de leur sang la
basilique. Juventius ne pouvant calmer cet horrible désordre, et craignant pour
sa propre vie, se retira dans une maison de campagne. Dès que l’empereur en fut
instruit, il condamna l’anti-pape au bannissement. Mais, lui ayant permis
l’année suivante de revenir, il fut obligé deux mois après de le bannir une
seconde fois : il l’exila en Gaule. Les schismatiques en son absence soutinrent
la révolte; et quoique Prétextât, par ordre de Valentinien, les eût chassés à
main armée de la seule église qu’ils possédaient dans l’enceinte de Rome , ils
continuèrent de s’assembler en particulier hors de la ville. En l’année 371
Valentinien permit à Ursin de sortir de son exil, et de se retirer où il voudrait,
pourvu qu’il se tînt éloigné de Rome à la distance de cent milles. Cet esprit
brouillon profita encore de cette indulgence pour se joindre aux ariens et
exciter de nouveaux troubles, qui ne furent tout-à-fait étouffés qu’en 381,
après le concile d’Aquilée. Gratien, sur la remontrance du concile, bannit
Ursin à perpétuité. Le pape Damase n’avait point pris de part aux violences que
le zèle outré de ses défenseurs leur avait fait commettre. Ce fut un prélat
aussi illustre par ses vertus que par sa doctrine; et sa mémoire est en
vénération dans l’Eglise, qui l’a mis au nombre des saints.
VALENTINIEN, VALENS, GRATIEN.
|
HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |