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LIBRAIRIE FRANÇAISE

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

 

 

LIVRE VINGT-QUATRIÈME.

SUITE DES RÈGNES

DE VALENTINIEN II, THÉODOSE, ARCADIUS.

 

Timase et Promote, qui venaient de servir l’état avec zèle dans la guerre contre Maxime, en furent récompensés par le consulat de l’année suivante. Les dépenses qu’avoi entraînées une expédition si importante ne rendirent pas Théodose moins scrupuleux sur les moyens d’acquérir. Il savait que la fraude déshonore les particuliers, et que le simple soupçon d’intérêt suffit pour avilir la majesté souveraine. En conséquence de ce principe, il abandonna un droit légitime, qui pouvait quelquefois devenir suspect. Il publia , le 23 de janvier, une loi par laquelle, permettant à ses sujets de profiter des codicilles et des fidéicommis, il y renonçait pour lui et pour sa famille, et déclarait que tout ce qui lui serait légué de cette sorte demeurerait aux enfants du défunt ou à ses autres héritiers. Il acceptait cependant les donations qui lui seraient faites par des testaments revêtus de leur forme ; mais il rejetait toute distinction, tout privilège qui s’écarterait du droit commun. Par cette générosité, il donnait aux particuliers un exemple que les princes mêmes ses successeurs n’ont pas suivi. Justinien n’a pas inséré cette loi dans son code.

Après avoir fait rentrer l’Occident sous l’obéissance de son prince légitime, Théodose partit de Milan pour aller à Rome. La longue absence des empereurs, et les troubles des dernières années avoient introduit dans cette dernière ville un grand nombre de désordres. L’idolâtrie, malgré les atteintes qu’elle avait reçues, s’y maintenait avec plus de fierté que dans le reste de l’empire. Théodose, touché de ses maux, voulut y remédier en personne. Accompagné de Valentinien et de son fils Honorius, qui n’avait pas encore cinq ans accomplis, et qu’il avait fait venir de Constantinople après la mort de Maxime, il entra dans Rome le treizième de juin, et cette entrée fut un magnifique triomphe. On portait devant son char les représentations des batailles gagnées et des villes reprises sur les rebelles. Mais rien n’attirait les regards autant que Théodose lui-même, qui, renonçant à sa propre grandeur, voulut faire à pied une partie du chemin, se laissant librement aborder, s’entretenant avec les citoyens, partageant leur joie, écoutant avec gaîté ces chansons folâtres et satiriques dont la liberté romaine avait conservé l’usage dans les triomphes. Il alla d’abord au sénat, et présenta aux sénateurs assemblés son fils Honorius. De là il se rendit à la grande place, où il se montra sur la tribune aux harangues, et fit des largesses au peuple. Les jours suivants il prit plaisir à se promener dans la ville sans gardes et sans autre escorte que la foule dont il était environné, visitant les ouvrages publics, entrant dans les maisons des particuliers, avec lesquels il conversait familièrement. Il lui fallut entendre dans le sénat son propre panégyrique, prononcé par Latinus Pacatus Drepanius, le plus fameux orateur de ce temps-là. C’était un Gaulois de la ville d’Agen; car depuis long­temps l’éloquence semblait s’être retirée dans la Gaule, et surtout dans l’Aquitaine, où, perdant l’ancienne majesté romaine, elle avait pris le ton de saillie et cette délicatesse affectée qui dégénère en sécheresse, et ramène enfin la barbarie. On vit quelques jours après arriver à Rome des ambassadeurs perses, qui venaient de la part de Sapor ni offrir des présents à l’empereur et renouveler le traité d’alliance.

Il s’appliqua ensuite à corriger les désordres. L’histoire en cite deux, dont on ne trouverait point d’exemples dans les nations les moins policées. On avait bâti depuis longtemps de vastes édifices, où l’on faisait le pain qu’on distribuait au peuple. Ce travail était attaché à certaines familles à titre de servitude. C’était aussi la punition des moindres crimes que d’être condamné à tourner la meule; car alors on écrasait encore le grain à force de bras. Comme le nombre des travailleurs diminuait tous les jours, les entrepreneurs, pour y suppléer, eurent recours à un expédient criminel et barbare. Ils établirent à côté de leurs boulangeries des cabarets où des femmes perdues attiraient les passants. On y avait ménagé des trappes qui communiquaient à de profonds souterrains, où les moulins étaient placés. Les malheureux qui s’engageaient dans ces lieux de débauche, tombant dans ces cachots ténébreux, y étaient détenus et condamnés à tourner la meule toute leur vie, sans espérance de revoir le jour. Cette cruelle supercherie, ignorée de tout autre que de ceux qui la pratiquaient, s’exerçait depuis plusieurs aimées, et quantité de personnes, surtout d’étrangers, avoient ainsi disparu. Enfin un soldat de Théodose, ayant donné dans ce piège, et se voyant environné de ces spectres hideux, se jeta sur eux le poignard à la main, en tua plusieurs, et força les autres à le laisser sortir. L’empereur, en étant informé, punit sévèrement les entrepreneurs, détruisit ces repaires de brigands; et afin de ne pas laisser manquer le service du peuple, il fit un règlement pour y attacher un nombre suffisant de travailleurs. L’autre désordre était un scandale public. Lorsqu’une femme était convaincue d’adultère, on lui imposait pour châtiment la nécessité de multiplier ses crimes. Renfermée dans une cabane destinée à la débauche, elle était obligée de se prostituer à tous venants, et de sonner une cloche toutes les fois qu’elle recevait un nouvel hôte, afin que le voisinage fût averti de ses horreurs. L’empereur abolit cette détestable coutume, fit abattre ces cabanes, et condamna les femmes adultères à de rigoureuses punitions.

Il ne montra pas moins de zèle à réprimer les abominations des manichéens. Il les chassa de Rome, et les déclara incapables de tester ni de recevoir par testament, comme étant exclus du commerce des hommes. Il ordonna qu’après leur mort leurs biens seraient saisis et distribués au peuple. Le pape Sirice joignit à cette sévérité du prince les rigueurs de la discipline ecclésiastique. Comme plusieurs d’entre eux, pour se déguiser, se mêlaient parmi les catholiques, il défendit de recevoir à la communion aucun de ceux qui auraient jamais été infectés de cette hérésie ; mais, s’ils étaient véritablement convertis, il commanda de les renfermer dans des monastères, pour y faire une rude pénitence, et de ne leur accorder l’eucharistie qu’à la mort. Théodose fut plus indulgent à l’égard des novatiens et des donatistes, qui continuèrent d’avoir leurs évêques. Il ne fit aucune grâce aux magiciens; il voulut qu’on les déférât aux tribunaux dès qu’on en aurait connaissance. Mais comme ces malheureux fanatiques étaient censés proscrits, et que chacun se croyait en droit de les tuer d’autorité privée, l’empereur le défendit sous peine de mort. Il semble qu’il ait ignoré la véritable raison qui rend ces homicides criminels. Celle qu’il apporte, c’est qu’il craint que leurs complices ne prennent ce moyen de se soustraire eux-mêmes à la justice, ou qu’on n’abuse de ce prétexte pour satisfaire des inimitiés particulières.

Le sénat n’a voit pas moins besoin de réforme que le peuple; les richesses y avoient usurpé le rang au-dessus des dignités. Sans égard au grade supérieur que donnaient les magistratures, c’étaient les plus opulents qui opinaient les premiers. Cet avantage les rendant redoutables, ils captivaient les avis; en sorte qu’on n’osait, les contredire, et que la fortune, faisant taire la prudence, décidait dans tous les conseils. Théodose rappela l’ancien usage qui réglait l’ordre des avis sur celui des dignités. Il voulut même rétablir la censure, depuis longtemps abolie. Cette magistrature semblait nécessaire pour resserrer la discipline qui se relâchait de jour en jour dans toutes les parties de l’état. Cependant Symmaque s’y opposa. Entre les raisons qu’il pouvait apporter, nous savons seulement qu’il allégua que, dans des temps où la cabale emportait presque toutes les charges, c’était ouvrir aux hommes puissants une porte à la tyrannie. Le sénat fut de son avis, et Théodose se désista de son dessein. Il fut plus heureux dans la réforme d’un abus qu’avait introduit la mollesse. Dès avant l’établissement des empereurs, le barreau était fermé pendant une grande partie de l’année. Auguste et ses successeurs avoient été de temps en temps obligés de retrancher des fêtes et des jeux publics pour laisser un cours plus libre aux affaires. Marc Aurèle avait fixé dans l’année deux cent trente jours pour l’exercice de la justice. C’était plus qu’il n’y en avait jamais eu depuis les temps de l’ancienne république. Ce nombre se trouvait fort diminué sous Théodose; et il était à craindre que la paresse, qui trouve aisément des prétextes, souvent même religieux, pour se dispenser du travail, ne le diminuât de plus en plus. Pour y remédier, l’empereur fit une loi selon laquelle le barreau devait être ouvert tous les jours, excepté dans les temps qu’elle marquait expressément; c’était trente jours dans la saison de la moisson; autant dans celle des vendanges; le premier et le dernier jour de chaque année; le troisième de janvier, qui, selon une ancienne coutume, était consacré à des vœux pour le salut des empereurs; le 21 d’avril et le 11 de mai, jours de la fondation de Rome et de Constantinople; la quinzaine de Pâques, tous les dimanches de l’année, et l’anniversaire de la naissance et de l’avènement au trône des empereurs actuellement régnants. C’étaient là les seules vacations du barreau. Ainsi il restait deux cent quarante jours employés sans exception aux actes judiciaires. On voit que ni la fête de Noël, ni celle de l’Epiphanie, ni la Pentecôte, n’étaient même exceptées , quoiqu'elles fussent dès lors au nombre des fêtes les plus solennelles des chrétiens.

Mais Théodose méditait depuis longtemps une entreprise bien plus importante et plus difficile. C’était la destruction de l’idolâtrie. Il était réservé à ce prince et a ses enfants de consommer ce grand ouvrage, et d’accomplir dans toute l’étendue de l’empire ces oracles fameux qui tant de siècles auparavant a voient annoncé la chute des idoles. Rome était déjà remplie de chrétiens; ils composaient la plus grande partie du peuple, et même du sénat. Mais les sacrifices abolis dans plusieurs provinces étaient jusqu’alors maintenus dans Rome. Symmaque les soutenait encore par son éloquence, par son crédit, par une réputation éclatante de probité et de vertu. Albin, préfet de Rome, qui avait succédé dans cette charge à l’historien Aurelius Victor, avait aussi une grande autorité; et quoiqu’il eut deux filles, Læta et Albine, qui sont devenues célèbres dans l’Eglise par leur piété, il était considéré comme un des principaux chefs de la religion païenne. La superbe architecture des temples, la richesse de leurs ornements, la beauté des statues des divinités, sorties de la main des plus célèbres ouvriers de l’ancienne Grèce, en un mot, tout le brillant appareil de la superstition, attachaient le peuple, dont l’esprit se laisse aisément séduire par les yeux. On préférait à une religion sérieuse et toute spirituelle un culte qui respirait la joie et les plaisirs. Les fêtes introduisaient les divertissements, souvent même les dissolutions; les cérémonies les plus augustes étaient égayées de danses, de festins et de spectacles.

Théodose assembla le sénat. Il exposa en peu de mots la folie du paganisme. Il exhorta les sénateurs à embrasser une religion sainte, émanée de Dieu même, dont les dogmes étaient autorisés par tant de miracles, et dont la morale pure, simple et sublime, élevait sans recherche et sans étude les derniers des hommes au-dessus des plus grands philosophes, supérieurs eux-mêmes aux dieux qu’ils adoraient. Il permit ensuite de parler, et il écouta les raisons de ceux qui défendaient la cause du paganisme. Ce qu’ils disaient de plus fort se réduisit à ceci: Que le culte qu’on voulait proscrire était aussi ancien que Rome ; que leur ville subsistait avec gloire depuis près de douze cents ans sous la protection de leurs dieux ; qu’il y aurait de l’imprudence à les abandonner pour adopter une religion nouvelle, dont les effets seraient peut-être moins heureux. Théodose, les voyant obstinés, leur déclara que, Valentinien, aussi-bien que lui, ne regardant qu’avec horreur le culte impie dont ils étaient entêtés, on ne devait plus s’attendre à tirer du trésor public les frais nécessaires pour les sacrifices; que d’ailleurs ce fardeau devenait insupportable à l'état, qui, étant environné de barbares, avait plus besoin de soldats que de victimes. Après ces paroles il les congédia.

Comme, selon les maximes romaines, c’était le trésor public qui devait fournir aux dépenses de la religion , les sacrifices cessèrent dès que le trésor fut ferme. Les temples furent abandonnés. Une grande partie de leurs ornements furent transportés dans les églises chrétiennes. Les fêtes des dieux tombèrent dans l’oubli, et les sacerdoces dans le mépris. On permit au peuple d’abattre les objets de la vénération païenne; car, selon saint Augustin, les chrétiens ne les détruisaient qu’avec la permission du prince. Nous songeons, dit-il, à briser les idoles dans le cœur des païens avant que de les renverser de leurs autels. Mais l’empereur réserva pour l’ornement de la ville, et fit placer en différents lieux, les statues faites par d’excellents artistes. Dans cette proscription de l’idolâtrie, il y eut peu d’opiniâtres. Les grands et les petits coudoient en foule à l’église de Latran pour y recevoir le baptême. Plusieurs sénateurs reconnurent leur aveuglement. L’empereur n’employa jamais les supplices; il n’exclut pas même les païens des dignités; et la différence de religion n’effaçait pas dans son esprit le mérite des talents ni des services. L’idolâtrie, terrassée dans Rome par Théodose, affaiblie encore dans la suite par son fils Honorius, ne fut cependant tout-à-fait étouffée qu’en 451 par l’édit de Valentinien  III et de Marcien.

Alexandrie était dans l’empire le second rempart où l’idolâtrie continuait à se défendre. La superstition égyptienne, la plus ancienne de toutes et la plus chargée des chimères que l’esprit humain sait produire, y dominait encore malgré les efforts de tant de saints évêques. Cynégius, qui avait été envoyé en Egypte cinq ans auparavant, n’avait osé entreprendre de détruire le paganisme dans une ville fanatique et séditieuse. Mais la découverte d’une horrible imposture, toute semblable à celle qui, du temps de Tibère, avait excité une indignation générale, aida beaucoup à décréditer les idoles. Un prêtre de Saturne, nommé Tyran, abusait des femmes les plus qualifiées de la ville en persuadant à leurs maris que le dieu exigeait qu’elles passassent la nuit dans son temple. Les maris s’estimaient honorés de la préférence ; ils paraient eux-mêmes leurs épouses, et les conduisaient au rendez-vous. La nuit venue, le prêtre, caché dans la statue du dieu, faisait parler l’idole; éteignait les lampes au moyen de certaines cordes disposées à ce dessein, et contentait ses désirs impurs. Une femme moins crédule que les autres le reconnut à sa voix. Elle en avertit son mari. Le fourbe, appliqué à la question, avoua ses crimes; il fut puni : mais la honte de son impiété rejaillit sur tous les païens d’Alexandrie.

L’évêque Théophile acheva de les couvrir de confusion. Ce prélat était depuis quatre ans assis sur le siège de cette capitale de l’Egypte. C’était un homme de beaucoup d’esprit et de savoir; hardi dans ses entreprises, constant et intrépide dans l’exécution. Il y avait dans la ville un ancien temple de Bacchus, dont il ne restait rien de solide que les murailles. Constance l’avait autrefois donné à ces faux évêques qu’il envoyait pour prendre la place d’Athanase. Théophile le demanda à l’empereur pour ouvrir une nouvelle église au peuple catholique, dont le nombre croissait tous les jours. Pendant qu’on travaillait à la réparation de cet édifice, on découvrit des souterrains plus propres à receler des crimes qu’à servir à des cérémonies de religion. C’était le dépôt des mystères secrets. On y trouva un grand nombre de figures bizarres, ridicules, infâmes, que la superstition dissolue avait autrefois exposées à la vénération des peuples, mais qu’elle cachot avec soin depuis que le christianisme avait ouvert les yeux aux hommes. Théophile, plus ardent que circonspect, affecta de les produire au grand jour, et de les faire promener dans la ville pour décrier l’idolâtrie. 

Les païens, irrités qu’on dévoilât leurs honteux mystères, entrèrent en fureur. Ils s’animèrent à la vengeance; et, s attroupant dans tous les quartiers de la ville, ils se jetèrent à main armée sur les chrétiens. C’était à chaque instant des combats; le sang ruisselait dans toutes les rues. Les chrétiens étaient supérieurs pour le nombre et la qualité des personnes; mais leur religion, ennemie de la violence et du carnage, leur inspirait la modération. Les païens avoient fait du temple de Sérapis leur fort et leur citadelle. De là sortant avec rage, ils blessaient ou tutoient les uns; ils entraînaient les autres avec eux, et les forçaient à sacrifier. Ceux qui refusaient étaient mis à mort par les plus cruels tourments: on les attachait en croix; on leur brisait les jambes , on les précipitait dans les fosses construites autrefois pour recevoir le sang des victimes et les autres immondices du temple. L’Eglise honore entre ses martyrs ceux qui dans cette occasion préférèrent la mort à l’apostasie.

Les séditieux, devenus plus hardis à force d’attentats et de meurtres, songèrent à se donner un chef. Entre les prêtres de Sérapis était un imposteur nommé Olympe. Il était venu de Cilicie pour se consacrer au culte de ce dieu. Un extérieur de philosophe, une grande taille, un air imposant, joint à un esprit pénétrant, avisé, insinuant, et à un caractère affable et officieux à l’égard de ceux de sa religion, le faisaient regarder dans Alexandrie comme le héros du parti. Il avait cette éloquence ardente et emphatique qui sait enivrer le peuple et allumer dans les cœurs le feu du fanatisme. Il prenait le ton de prophète; et, se disant inspiré de Sérapis, il avait prédit à ses plus intimes confidents que ce dieu alloti bientôt quitter son temple. Dans le temps que Cynégius renversait les idoles en diverses provinces de l’Orient, et que les païens consternés semblaient douter de la puissance de leurs dieux, il les affermissait dans leur religion en leur représentant que ces statues n’étaient qu’une matière corruptible; mais que les intelligences éternelles qui les avoient habitées s’étaient retirées dans les cieux. Ce fut cet enthousiaste que les rebelles mirent à leur tête pour les commander dans les attaques, et pour régler la défense, si on entreprenait de les forcer.

En effet, Evagre, préfet d’Egypte, et Romain, qui commandait les troupes de la province avec la qualité de comte, voyant que cette sédition n’était pas une de ces émeutes passagères si fréquentes dans Alexandrie, mais que l’acharnement et la fureur croissaient de jour en jour, crurent qu’il était temps d’employer leur autorité. Ils se présentèrent aux portes du temple de Sérapis; et, s’adressant aux séditieux, qui se montraient aux fenêtres et sur le haut des toits, ils leur demandèrent comment ils étaient assez hardis pour prendre les firmes, et assez barbare pour égorger leurs concitoyens sur les autels de leurs dieux. On ne leur répondit que par des cris confus. En vain ils leur remontrèrent que leur attentat était un crime d’état; qu’un brigandage si atroce alloti armer contre eux toute la puissance de l’empire et toute la rigueur des lois : ils ne furent pas écoutés, et ils se retirèrent, persuadés qu’on ne pouvait réduire que par la force des esprits si opiniâtres. Mais, comme ils craignaient qu’il n’en coûtât beaucoup de sang, ils en écrivirent à l’empereur et attendirent ses ordres. Cependant la fureur des séditieux s’embrasait de plus en plus par la vue de leurs crimes passés et par les discours d’Olympe. Après avoir immolé les impies; leur disait-il, vous devez, s’il en est besoin, vous sacrifier vous-mêmes. En mourant pour la défense de vos dieux, vous vous rendrez immortels comme eux.

Cet imposteur inspirait aux autres plus de courage et de résolution qu’il n’en avait lui-même. Lorsqu’il sut que les ordres de l’empereur aloient arriver, il sortit secrètement du temple pendant la nuit, et, s’étant jeté dans un vaisseau, il passa en Italie, où il demeura caché. Pour justifier sa fuite,, il racontait qu’étant celte nuit-là dans le temple de Sérapis dont ils portes étaient fermées, pendant que tous ses compagnons étaient endormis il avait entendu une voix qui chantait alléluia, et qu’il avait jugé que les ordres de l’empereur aloient donner l’avantage aux chrétiens. Le jour étant venu, les courriers arrivèrent; et les païens, ayant quitté les armes, comme s’ils eussent espéré que le rescrit de Théodose leur serait favorable, vinrent se rendre dans la place devant le temple pour en entendre la lecture. A peine eut-on lu les premiers mots, où l’empereur marquait l’horreur qu’il avait du paganisme, que les chrétiens poussèrent un cri de joie, et que les païens, glacés de frayeur, oublièrent leur fureur passée et leur Sérapis, et ne songèrent plus qu’à cacher leur honte. Quelques-uns se confondirent dans la foule des chrétiens; d’autres se dispersèrent dans la ville et dans les campagnes, où ils cherchèrent les retraites les plus secrètes. Chacun d’eux ne voyait plus que la punition qu’il avait méritée. Plusieurs abandonnèrent l’Egypte. Deux pontifes, Hellade et Ammone, se réfugièrent à Constantinople, où, n’étant pas connus, ils ouvrirent une école de grammaire. Ammone avait été prêtre d’un singe adoré comme divinité par les Egyptiens. Hellade avait fait la fonction de prêtre de Jupiter : il continua toute sa vie à gémir sur le désastre de l’idolâtrie ; et il se vantait à ses amis d’avoir tué de sa main neuf chrétiens dans la sédition d’Alexandrie.

L’empereur, dans sa lettre, relevait le bonheur des chrétiens qui, par ce massacre impie, avoient reçu la couronne du martyre. Il déclarait que ce serait déshonorer ces glorieuses victimes que de venger leur mort : qu’il ne prétendit pas mêler avec leur sang celui de leurs meurtriers : qu’il pardonnait aux païens pour leur apprendre quelle était la douceur de ceux qu’ils égorgeaient, et pour les porter à embrasser une religion à laquelle ils seraient redevables de la vie. Mais il ordonnait de détruire tous les temples d’Alexandrie, source malheureuse de forfaits et de séditions. Il commettait Théophile à l’exécution de cet ordre, et chargeait le préfet et le comte de soutenir l’évêque. Il faisait présent à l’église de tous les ornements et de toutes les statues des temples, dont le prix devait être employé au soulagement des pauvres.

Théophile, armé de ce rescrit, commença par le temple de Sérapis. Ce dieu était le plus révéré de tous ceux qu’adorait Alexandrie. Dès la fondation de cette ville, ce cuite y avait passé de Memphis, où il était établi de toute antiquité. Sérapis était le souverain des enfers, que les Grecs, disciples de l’idolâtrie égyptienne, reconnaissaient sous le nom de Pluton. Dans la suite des temps, il avait été décoré des attributs de presque toutes les divinités. Jupiter, Neptune, le Soleil, le dieu du Nil, Esculape, étaient confondus avec lui; tout le ciel semblait réuni dans sa personne, selon la superstition des Egyptiens. Quelques chrétiens se sont imaginé que c’était, dans l’origine, le patriarche Joseph qui, ayant comblé l’Egypte de biens pendant sa vie, serait devenu après sa moi t l’objet d'une vénération sacrilège. Mais cette opinion est mal fondée. Jamais les anciens Egyptiens n’ont mis les hommes au nombre des dieux. La statue était d’une grandeur démesurée; elle atteignit-t de ses deux bras les deux murs opposés du temple. Sur sa tête s’élevait un casque antique, que sa forme n fait prendre tantôt pour un boisseau , tantôt pour une corbeille. A côté du dieu paraissait le chien Cerbère, dont les trois têtes étaient entortillées des replis d’un énorme serpent qui posait sa tête sur la main droite du dieu. Ce n’était pas cette statue qui, sous le règne du premier des Ptolémées, avait été apportée de Sinope; elle était plus ancienne, et peut-être avait-elle été transportée de Memphis à Alexandrie, lorsque cette dernière ville fut bâtie. Saint Clément dit que Sésostris l’avait fait faire de toute sorte de métaux; qu’il entrait aussi dans sa composition des pierres et du bois, et que de ce mélange résultait une couleur bleue. II en nomme l’ouvrier Bryaxis, qu’il ne faut pas confondre avec le sculpteur athénien, beaucoup plus moderne, qui travailla au fameux tombeau de Mausole. Le temple était d’une structure encore plus admirable que la statue. C’était un ouvrage d’Alexandre, ou, selon d’autres , de Ptolémée, fils de Lagus. Il était bâti sur un tertre fait de main d’homme, dans le quartier d’Alexandrie nommé Rhacotis. On y montoir par plus de cent degrés. Ce tertre était soutenu sur des voûtes partagées en plusieurs berceaux qui communiquaient ensemble, et servaient à des mystères d’horreur, dont l’idolâtrie cachot l’infamie ou la cruauté. La plateforme était bordée de divers édifices destinés au logement et aux différents usages des gardiens du temple, et d’un grand nombre de fanatiques qui faisaient une profession extérieure de chasteté. On y voyait aussi cette célèbre bibliothèque, rétablie depuis que l’ancienne avait été brûlée du temps de Jule César et qui subsista jusqu’à l’invasion des Sarrasins. Après- avoir traversé cette enceinte, on trouvait un vaste portique qui régnait autour d’une place carrée, au milieu de laquelle s’élevait le bâtiment du temple, soutenu sur des colonnes du marbre le plus précieux. Il était spacieux et magnifique. Les murailles étaient revêtues en dedans de lames d’or, d’argent et de cuivre, placées les unes sur les autres, en sorte que le métal le plus riche était au-dessous. On découvrit apparemment tantôt celles d’argent, tantôt celles d’or, selon les diverses solennités. Ammien Marcellin ne trouve dans l’univers que le temple de Jupiter Capitolin qui pût égaler en splendeur et en majesté ce superbe édifice.

La fourberie des prêtres contribuait à le rendre célèbre par de faux miracles propres à surprendre la crédulité du vulgaire. La statue de Sérapis étant placée à l’occident, on avait pratiqué dans le mur oriental une ouverture étroite et imperceptible, par laquelle le soleil, dans un certain jour de l’année, dardait à une certaine heure ses rayons sur la bouche de l’idole. Ce jour-là on apportait dans le temple une' image du soleil pour saluer Sérapis. Le peuple, à la vue du rayon qui éclatait sur les lèvres de la statue, ne doutait pas que ce ne fût un baiser du dieu du jour : il applaudissait à grands cris à l’embrasement des deux divinités; et les prêtres ne manquaient pas, après quelques moments, de refermer l’ouverture, d’enlever l’image du soleil, dont la visite ne pouvait être plus longue sans trahir l'artifice. On raconte encore des prodiges d’une pierre d’aimant placée à la voûte du temple, et dont les prêtres seuls avoient connaissance. Si l’on en pouvait croire les auteurs sur cet article, elle aurait admirablement servi l’imposture. Selon quelques-uns, on plaçait sous cette pierre, une ou deux fois l’année, une figure du soleil d’un fer très-mince et très-léger, qui s’élevait d’elle-même jusqu’à la voûte. Selon d’autres, un char de fer avec les chevaux, représentant le char du soleil, y demeurait perpétuellement suspendu. Ils y ajoutent que, dans le temps de la démolition, un chrétien ayant enlevé la pierre d’aimant, toute la machine tomba et se brisa avec fracas. Mais ces merveilles sont de la même nature que celles qu’on a si longtemps débitées sur le tombeau de Mahomet.

L’évêque, accompagné du gouverneur et du comte, étant entré dans le temple, commanda d’abattre la statue. Cet ordre fit pâlir d’effroi les chrétiens mêmes. C’était une opinion répandue parmi le peuple, que, si quelqu’un osait porter la main sur Sérapis, la terre s’ouvrirait aussitôt, et que toute la machine du monde s’écroulerait dans l’abîme. Théophile, qui méprisait ces rêveries, donna ordre à un soldat armé d’une hache de frapper Sérapis. Au coup qu’il porta en tremblant, tous les assistais poussèrent un grand cri : le soldat redoubla et mit en pièces le genou de l’idole, qui n’était que de bois pourri. On le jeta au feu, et les païens s’étonnèrent de le voir brûler sans que ni le ciel ni la terre donnassent aucun signe de vengeance. On abattit la tête, dont il sortit une multitude de rats, auxquels le dieu servait de retraite. On brisa ensuite les membres; on les arrachait avec des cordes; on les traînait par la ville; enfin on les réduisait en cendres. Le tronc fut brûlé dans l’amphithéâtre; et les païens eux-mêmes n’épargnèrent pas les railleries à cette divinité auparavant si redoutée.

On travailla ensuite à démolir le temple. Bientôt ce ne fut plus qu’un monceau de ruines : mais il fut impossible d’en détruire les fondements construits d’énormes quartiers de pierres. On y trouva gravées des figures tout-à-fait semblables à celles dont les astronomes se servent encore pour désigner la planète de vénus. Les chrétiens prétendirent que c’étaient des croix; et l’on a débité à ce sujet des conjectures fort édifiantes. La croix, selon Socrate et Sozomène, était, en caractères hiéroglyphiques, le symbole de la vie future; et Rufin rapporte que, suivant une tradition reçue en Egypte, la religion du pays et le culte de Sérapis dévoient prendre fin quand le signe de la vie paraîtrait aux yeux des hommes. Mais, comme cette figure se rencontre sur un très-grand nombre de monuments de l’Egypte où la croix ne peut avoir lieu, plusieurs savants croient aujourd’hui, avec beaucoup de vraisemblance, que cette figure n’est au contraire qu'un témoignage de l’aveuglement déplorable avec lequel l’idolâtrie prostituait ses adorations aux objets les plus infâmes. Socrate avoue que, dans ce temps-là même, les païens ne s’accordaient pas avec les chrétiens sur la signification de ce symbole : c’était, selon toute apparence, le phallus des Egyptiens, et ce qu’on appelle aujourd’hui le lingam dans les Indes, dont la religion a de grands rapporte avec celle de l’ancienne Egypte. 

Après la destruction de l’idole et du temple, une nouvelle inquiétude se répandit dans Alexandrie. Sérapis était regardé comme le maître des eaux du Nil; c’était dans son temple qu’on mettait en dépôt le nilomètre, c'est-à-dire, la mesure dont on se servait pour déterminer la hauteur du débordement. Constantin l’en avait ôtée autrefois; mais Julien l’y avait placée de nouveau. Il arriva que cette année la crue des eaux tarda plus que de coutume. Les païens en triomphaient; ils publiaient que Sérapis, irrité, avait maudit l’Egypte, et qu’il la condamnait à une éternelle stérilité. Le peuple murmurait déjà ; il demandait hautement qu'on lui permît de faire au fleuve les sacrifices prescrits parle rit ancien. Le préfet, craignant une sédition ouverte, en écrivit à l’empereur. Ce prince sensé et religieux répondit qu’il valait mieux demeurer fidèle à Dieu que d’acheter par un sacrilège la fertilité de l’Egypte. Que ce fleuve tarisse plutôt, ajoutait-il, si, pour le faire couler, il faut des enchantements et des sacrifices impies, et si ses eaux veulent être souillées du sang des victimes. Cette réponse n’était pas encore arrivée, qu’on vit croître le Nil plus rapidement qu’à l’ordinaire. Ses eaux parvinrent en peu de jours à la juste hauteur que l’E­gypte désirait; et comme elles continuaient de monter, on en vint à craindre qu’Alexandrie ne fût inondée, et que l’abondance des eaux n’amenât la stérilité qu’on avait appréhendée de la sécheresse. Les païens se moquèrent publiquement de ce caprice de leur dieu; ils en firent des plaisanteries sur le théâtre; mais plusieurs d’entre eux, reconnaissant enfin que le Nil n’était qu’un fleuve, se convertirent au christianisme.

On bâtit sur l’emplacement du temple de Sérapis une église qui porta le nom d’Arcadius, et qui fut dédiée à Dieu sous l’invocation de saint Jean-Baptiste. La dédicace en fut célébrée le 27 de mai 395 avec beaucoup de solennité. Alexandrie était à la fois une ville de débauche et de superstition. Presque toutes les colonnes servaient d’appui à des chapelles consacrées à différentes divinités : partout se présentait l’image de Sérapis. Son buste était placé sur toutes les portes, sur toutes les fenêtres ; il étroit peint sur toutes les murailles. On détruisit, on effaça ces objets d'idolâtrie ; on y substitua l’image de la croix. Théophile n’épargna aucun des temples de la ville. Il prit plaisir à faire connaitre au peuple la fourberie des oracles. Les statues de bois ou de bronze étaient creuses et adossées contre les murailles. Les prêtres s’y introduisaient par des conduits souterrains, et abusaient le peuple crédule. On trouva dans les caveaux de ces temples des monceaux de crânes et d’ossements, des têtes d’enfants égorgés depuis peu, et dont les lèvres étaient dorées. C’étaient de malheureuses victimes immolées à ces farouches divinités : car la superstition égyptienne, qui, dans les premiers temps, s’était bornée à offrir aux dieux de l’encens et des prières, s’étant communiquée aux nations étrangères, y était devenue barbare, et avait rapporté dans son pays natal des pratiques cruelles, afin qu’il n’y eût aucun peuple du monde qui ne pût reprocher à l’idolâtrie de lui avoir enseigné à sacrifier des victimes humaines. Théophile exposa publiquement toutes ces horreurs. Les païens les plus obstinés se cachaient de honte; les autres se convertissaient. On fondait les statues  suivant l’ordre de l’empereur, pour en fabriquer de la monnaie qu’on distribuait aux pauvres. Mais, comme l’évêque fit employer quelque partie de la matière à faire des vases et divers ornements, peut-être pour les églises, les païens l’accusèrent, lui et les deux officiers, de s’être enrichis des dépouilles des dieux; et il faut avouer que la suite des actions de Théophile ne le justifie pas entièrement de ce soupçon. Il réserva seulement une figure très ridicule de je ne sais quelle divinité. Il la fit placer dans un lieu public, afin que dans la suite les païens ne pussent désavouer l’extravagance de leur culte. Cette dérision les piqua vivement: ils furent aussi affligés de la conservation de cette statue qu’ils l’avoient été de la destruction de toutes les autres. La nouvelle de ce qui s’était passé dans Alexandrie étant venue à Théodose, on dit que, levant les mains au ciel, il s’écria avec transport : Je vous rends grâces, Seigneur, de ce que vous avez aboli une erreur si funeste et si in­vétérée sans qu'il en ait coûté à l'empire la perte d'une si grande ville.

L’activité de Théophile ne se borna pas à purifier sa ville épiscopale. Canope, bâtie dès le temps de la guerre de Troie, près d’une embouchure du Nil, n’était éloignée d'Alexandrie que de quatre lieues vers l’orient. Les charmes de sa situation sur un rivage délicieux, le grand nombre et la beauté de ses temples, et plus encore les amorces de la volupté, y attiraient les habitants de toute l’Egypte, et même les étrangers. La débauche y régnait avec tant d’effronterie, à l’abri de la religion, qu’auprès de ceux qui faisaient profession d’une vie sage et réglée, c’était un reproche d’avoir été à Canope. Mais cette raison même contribuait à la rendre plus fréquentée. Le Nil était sans cesse couvert de barques, où les âges et les sexes confondus ensemble, et respirant une joie dissolue , aloient célébrer dans cette ville leurs infâmes mystères. On y enseignait les lettres sacrées des anciens Egyptiens, et, sous ce prétexte, on y tenait école de magie. Il y avait aussi un temple de Sérapis; mais la divinité propre du lieu portait le même nom que la ville. La figure en était bizarre et monstrueuse : c’était un vase surmonté d’une tête, et dont le ventre était fort large. On l’adroit comme vainqueur de tous les autres dieux; et cette folle opinion était fondée sur une fable qui ne mérite pas d’être rapportée. Soit que cette ville fût du diocèse d’Alexandrie , soit qu’elle fût dépendante de l’évêque de Schédie, qui en était plus voisine, Théophile, s’y étant transporté, fit raser le temple du dieu Canope, réduisit ce lieu à recevoir les immondices de la ville, détruisit les autres temples et les retraites de prostitution , purgea de ce culte impur les bourgades d’alentour, et fit bâtir des églises, où les reliques des martyrs attirèrent une chaste et sainte dévotion. Pour substituer des exemples de vertus aux dissolutions qu’il bannissait, il construisit plusieurs monastères. Celui de Canope devint célèbre par la vie pénitente et retirée de ceux qui l’habitaient. Les auteurs ecclésiastiques en font de grands éloges, tandis que les païens, regardant ces moines comme établis sur les ruines de leurs divinités, s’efforçaient de les noircir par leurs calomnies.

Au signal que donnait l’évêque d’Alexandrie, les autres prélats de l’Egypte s’armèrent de tout leur zèle. Dans les villes, dans les campagnes, et jusque dans les déserts, tous les temples, toutes les statues tombaient par terre, et de ces monceaux de ruines sortaient des églises et des monastères. Le paganisme, qui ne peut se soutenir sans des objets matériels et sensibles, périssait avec ses idoles. Les idolâtres coudoient en foule aux églises pour y recevoir le caractère du christianisme : et l’on peut dire que les eaux du baptême, plus fécondes que celles du Nil, inondaient ce grand pays, et préparaient pour le ciel une abondante récolte. Cette heureuse révolution avait été d’avance annoncée à de saints solitaires. Les païens se vantaient qu’Antonin, célèbre philosophe et magicien de Canope, mort peu de temps auparavant, avait prédit que bientôt tous les temples seraient ruinés, et qu’ils seraient changés en sépulcres. C'est ainsi qu’il appelait les églises où l’on déposit les reliques des martyrs.

Il fut plus difficile de purger la Syrie et les provinces  voisines. Plusieurs villes résistèrent aux ordres de l’empereur. Le temple de Damas fut changé en une église; on en fit de même du fameux temple d’Héliopolis, consacré au soleil, et dont les murailles étoilent incrustées de trois sortes de marbres en compartiments. Les païens, après l’avoir défendu quelque temps les armes à la main, furent enfin obligés de céder. Mais les habitants de Pétra et d’Aréopolis en Arabie, et ceux de Raphia en Palestine, montrèrent une résolution si opiniâtre de conserver leurs dieux, que l’empereur ne jugea pas à propos d’en venir aux extrémités. Il était dangereux de soulever ces provinces, voisines des Sarrasins et des Perses. Afin d’épargner le sang des habitants de Gaza, déterminés à sacrifier leur vie pour leur dieu Marnas, Théodose se contenta d’en faire fermer les temples. Le zèle de Marcel, évêque d’Apamée, une des principales villes de la Syrie, fut couronné par le martyre. Le peuple, obstiné dans l’idolâtrie, étant instruit des ordres de Théodose, fit venir des Galiléens idolâtres et des paysans du mont Liban pour défendre ses temples. Mais le comte d’Orient étant arrivé dans la ville avec deux tribuns suivis de leurs soldats, on n’osa faire de résistance, et les temples furent abattus. Il restait encore celui de Jupiter. C’était un solide et superbe édifice , construit de grandes pierres liées ensemble avec le fer et le plomb. Comme le comte fatiguait ses soldats sans beaucoup avancer la démolition, Marcel lui conseilla de s’en aller ailleurs exécuter les ordres du prince, et de le laisser chargé de ce travail, dont il espérait venir à bout avec le secours de Dieu. Il y réussit en effet par un miracle que Théodoret rapporte fort au long. Il détruisit ensuite les temples des campagnes voisines. Mais, ayant entrepris de ruiner celui d’Aulone, canton du territoire d’Apamée, il fut surpris par les païens et brûlé vif. Quelque temps après, comme ses enfants ( car il avait été marié avant son épiscopat ) voulaient accuser en justice les meurtriers, le synode de la province leur défendit toute poursuite, n’étant pas juste, disaient ces saints prélats, de tirer vengeance d’une mort heureuse pour Marcel, et glorieuse pour sa famille.

Ce ne fut pas seulement dans l’Orient que la guerre fut déclarée aux idoles. Valentinien , conduit par les conseils de Théodose, donna les mêmes ordres pour l’Occident. Saint Martin, évêque de Tours, fut dans son diocèse, et dans une partie de la Gaule, le fléau de l’idolâtrie. Plusieurs évêques imitèrent son exemple, et profitèrent du zèle d’un empereur dont le nom était devenu aussi redoutable aux idoles qu’aux barbares. Cette destruction ne fut pas l’ouvrage d’une seule année; il parait qu’elle fit la principale occupation de Théodose pendant qu’il séjourna en Italie. Et pour réunir sous un seul point de vue tout ce qu'il fit à ce sujet, je vais rapporter ici trois lois qui furent publiées dans les années suivantes. La première, datée du 27 février 391, à Milan, défend d’immoler des victimes, d’entrer dans les temples ou chapelles consacrées aux divinités païennes , d’adorer les ouvrages de la main des hommes. Si un magistrat ose entrer dans un temple, soit à la ville, soit à la campagne, pour y adorer, il est condamné à une amende proportionnée à son rang, ainsi que ses officiers, pour ne s’être pas opposés à cette profanation, ou pour n’en avoir pas aussitôt porté leur plainte à l’empereur. Cette loi est adressée au préfet de Rome. Elle fut, le 17 de juin de la même année, renouvelée pour l’Egypte, par une autre loi datée d’Aquilée. Cette dernière ajoute qu’il n’y aura point de grâce pour ceux qui auront formé quelque entreprise en faveur des dieux et des sacrifices. Ces termes désignent la peine de mort; mais elle ne tombe que sur les complots séditieux. Enfin Théodose, étant retourné à Constantinople, adressa au préfet du prétoire d’Orient une loi du 8 de novembre 392. Celle-ci entre dans un plus grand détail, et proscrit toutes les branches d’idolâtrie: elle défend à tout homme, de quelque condition qu’il soit, d’immoler en aucun lieu des victimes, de faire même aucun sacrifice, aucune offrande à ses dieux domestiques dans l’intérieur de sa maison; d’allumer des cierges en leur honneur, de brûler de l’encens, de suspendre des guirlandes: «Si quelqu’un ose sacrifier ou consulter les entrailles des victimes pour découvrir l’avenir, toute personne sera reçue à l’accuser comme s’il était criminel de lèse-majesté, et il sera puni comme tel, quand même sa curiosité n’aurait pas eu pour objet la personne du prince : il est assez coupable de vouloir franchir les bornes que la Providence a posées à nos connaissances, et s’instruire du moment auquel les vœux criminels qu’il fait contre la vie des autres hommes seront accomplis. Ceux qui offriront de l’encens aux idoles, qui orneront les arbres de rubans et de bandelettes , qui dresseront des autels de gazon, faisant à la religion une grande injure, quoique les hommages qu’ils rendent aux fausses divinités soient de peu de valeur, seront punis par la confiscation de la maison ou de la terre que leur superstition aura profanée. Si quelqu’un fait un sacrifice dans une maison, ou sur une terre qui ne lui appartienne pas, supposé que le propriétaire n’en ait pas eu connaissance, le coupable paiera une amende de vingt-cinq livres d’or; le propriétaire en paiera autant, s’il est complice». Les juges, les défenseurs des villes , les officiers municipaux, sont chargés de veiller sur ces profanations et de les déférer aux magistrats, sur peine de se rendre eux-mêmes coupables , s’ils y manquent, soit par faveur, soit par négligence. Les magistrats qui , étant avertis, n’auront pas fait leur devoir, seront condamnés, eux et leurs officiers subalternes, à payer trente livres d’or.

Dieu couronna par d’heureux succès le zèle de ce religieux prince. La lumière de l’évangile pénétra dans des pays où elle toit encore inconnue: elle devint plus brillante chez les peuples qu’elle a voit déjà éclairés. Saint Jérôme dit qu’on voyait tous les jours arriver à Jérusalem des troupes de moines qui venaient de l’Ethiopie, de l’Arménie, de la Perse et des Indes. Les Goths, dont une partie était encore idolâtre, les Huns, qui semblaient n’avoir aucune idée de religion, et les autres barbares du septentrion embrassaient le christianisme. Théodose établissait des monastères dans les lieux les plus infectés de superstition. Le mont Liban avait été de tout temps habité par des peuples presque sauvages, séduits par les plus grossières illusions du paganisme. L’empereur y fonda un célèbre monastère, dont on voit encore aujourd’hui les ruines dans la vallée de Canobine. Celte vallée est formée par une grande ouverture, qui se prolonge plus de sept lieues dans le flanc du mont Liban. Elle est escarpée des deux côtés, et arrosée de quantité de fontaines qui, tombant de rocher en rocher, forment d’agréables cascades. Toutes ces sources se réunissent au fond du vallon, et forment un torrent rapide. Ce lieu, si propre à la retraite et à la dévotion, se peupla d’ermitages et de cellules. Le monastère était bâti dans l’endroit le plus escarpé de la montagne, vers le milieu de la pente. On y voit aujour­d’hui un couvent de maronites; c’est le siège de leur patriarche. Tels furent les efforts de Théodose pour éteindre l’idolâtrie. Cependant il ne l’étouffa pas entièrement. Les temples furent presque tous abattus; mais les particuliers, malgré la défense des lois, continuèrent encore longtemps à faire des sacrifices dans leurs maisons, et à consacrer des monuments à leurs dieux. On toléra même encore quelques solennités païennes, des festins, des fêtes, des jeux; et il resta aux successeurs de Théodose plusieurs superstitions à déraciner.

Libanius n’osait plus employer son éloquence en faveur de l’idolâtrie. Il en fit un meilleur usage: il demanda au prince la réforme de plusieurs abus préjudiciables au bonheur des peuples. L’exercice de la justice se corrompit de plus en plus. Les juges, employant la matinée aux affaires, passaient le reste du jour à recevoir des visites qui n’étaient, pour l’ordinaire, qu’un manégé de corruption. Les sollicitations étaient devenues un trafic. Les coupables achetaient le crédit des hommes puissants, qui vendaient leur conscience et celle des juges. Les philosophes, les gens de lettres, les médecins, se prêtaient à ce commerce. Les professeurs publics négligeaient leurs écoles et passaient le temps chez les magistrats ; il arrivait de là que les moins habiles, toujours plus propres à ces intrigues, avoient le plus grand nombre de disciples, les pères cherchant la protection du maître, plutôt que l’avancement de leurs enfants; ce qui, selon la remarque de Libanius, préjudiciait à l’éducation publique  première source de la prospérité ou du malheur des états. Ces solliciteurs mercenaires, après avoir prévenu les juges en particulier, les accompagnaient aux audiences; ils assiégeaient le tribunal; souvent ils interrompaient les causes par leurs cris : ils aloient quelquefois jusqu’à menacer les juges. Ce désordre subsistait depuis longtemps. Pour y remédier, Gratien avait défendu aux magistrats de recevoir après-midi aucune visite. Cinégius, préfet d’Orient, avait rendu sur ce point une nouvelle ordonnance. Toutes ces précautions étaient sans effet. C’était un commerce établi; et il se trouvait trop avantageux aux plaideurs de mauvaise foi, et aux solliciteurs pour ne pas se maintenir, à moins qu’on ne l’arrêtât par la punition. Libanius demanda une loi sévère à ce sujet : il conseillait à Théodose de défendre, même aux juges, de donner des repas, ni d’en aller prendre chez les autres, la bonne chère étant un appât de séduction. Il avance dans ce discours qu’autrefois les juges n’avoient pas la liberté de manger ailleurs que chez eux, si ce n’était à la table de l’empereur. Il parait, par un autre ouvrage du même orateur, que Théodose profita de cet avis, quoique la loi qu’il fit alors ne soit pas venue jusqu’à nous.

Il s’était introduit dans les campagnes un autre désordre. Les paysans, pour s’affranchir de la dureté des exactions, avoient imaginé d’acheter la protection des officiers de guerre, qui leur prêtaient le secours de leurs soldats. Ils s’exemptaient par ce moyen de payer les taxes; et quoiqu’ils n’en fussent pas plus heureux, étant en proie à leurs avides défenseurs, ils souffraient le pillage avec moins de peine , parce que les mains qui pillaient étaient de leur choix. Tous les empereurs, depuis Constance jusqu’à Tibère II, voulurent réformer cet abus, qui régnait surtout en Egypte, à cause du blé qu’on exigeait des Egyptiens pour l’approvisionnement de Constantinople: il s’était aussi établi en Syrie et en Gaule. Les habitants du même village demeuraient chargés de la contribution dont le protégé se faisait dispenser , en sorte que l’exemption de l’un tournoi à la ruine des autres. Constance avait ordonné par une loi que les patrons paieraient pour leurs clients qu’ils auraient fait exempter : il avait condamné à la peine capitale tout paysan qui aurait recours à un patron; et le patron, à vingt-cinq livres d’or; la moitié des terres ainsi protégées devoir être adjugée au fisc. Mais la violence armée l’emportait sur les lois, et l’abus continuait toujours. Ce fut le sujet d’une remontrance de Libanius à Théodose. Il mit sous les yeux de l’empereur les funestes conséquences de ces patronages: les fermiers protégés vexaient leurs voisins, et faisaient la loi aux propriétaires, qui ne pouvaient obtenir justice, les juges étant ou corrompus ou intimidés. De plus, les commandants des troupes gagnaient beaucoup à ce trafic qu’ils faisaient de leur protection ; ce qui produisait encore un autre mal : la passion de s’enrichir s’était introduite dans la profession des armes, qui doit vivre d’honneur, et qui ne se soutient que par la supériorité qu’elle s’attribue sur les autres professions. Libanius fait la peinture de tous ces désordres; et comme Théodose avait déjà publié une loi contre ces patronages, mais sans imposer aucune peine aux contrevenants, ce qui la rendait inutile, l’orateur lui représente qu’il vaudrait encore mieux ne pas toucher aux maux publics que de n’y point appliquer le remède, qui n’est autre que la punition. On trouve dans le code Théodosien une loi de l’an 392, qui interdit l’usage de ces protections; mais cette loi n’inflige encore aucune peine; aussi voyons-nous qu’elle fut sans effet.

Théodose partit de Rome le Ier de septembre, et après avoir fait quelque séjour en diverses villes d’Italie, il se rendit à Milan, où il était le 26 de novembre. Valentinien avait pris le chemin de la Gaule. Arbogaste était demeuré dans cette province, après avoir étouffé par la mort de Victor les dernières étincelles de la guerre civile. Carietton et Syrus avoient été substitués à Nannien et à Quentin pour commander les troupes du Rhin et s’opposer aux Francs, qui menaçaient d’une nouvelle irruption. Arbogaste engagea le jeune empereur à se mettre à la tête de son armée pour aller châtier ces barbares, ou les forcer à restituer ce qu’ils avoient enlevé l’année précédente après la défaite des troupes de Quentin, et à livrer les auteurs de la guerre. Pendant qu’il était en marche, Marcomir et Sunnon envoyèrent demander une conférence: elle leur fut accordée. Ils se rendirent au camp de l’empereur. On ignore les conditions du traité; on sait seulement qu’ils donnèrent des otages. Valentinien alla passer l’hiver à Trèves.

Avant que Théodose eût quitté Rome, Serène sa nièce, mariée à Stilicon, était accouchée d’un fils qui fut nommé Euchérius. Vers la fin du mois d’août il tomba une grêle d’une prodigieuse grosseur, qui ne cessa point durant deux jours. Elle abattit beaucoup d’arbres, et tua un grand nombre de bestiaux. Peu de jours après, et peut-être dès le lendemain, car les auteurs n’ont pas fixé la date avec plus de précision, il parut un météore extraordinaire. Voici la description qu’en donne Philostorge, qui vivait dans ce temps-là. «On vit (dit-il) vers le milieu de la nuit, dans le zodiaque, à côté de la planète de vénus, un astre nouveau aussi grand et aussi éclatant que cette planète. On aperçut aussitôt une multitude d'étoiles qui venaient de toutes les parties du ciel s’assembler autour de cet astre, comme un essaim d’abeilles autour de leur roi. Ensuite tous ces feux, se confondant en un seul, prirent la forme d’une longue et large épée étincelante, dont le premier astre faisait comme le pommeau, surpassant tous les autres par son éclat. Ce phénomène pouvait encore se comparer à la flamme qui s’élève d’une lampe. Son mouvement était différent des autres corps célestes. Il se leva d’abord et se coucha avec la planète de vénus. Les jours suivants, s’en écartant avec lenteur par son mouvement propre, il avançait peu à peu vers le septentrion, étant emporté par le mouvement commun d’orient en occident avec les autres étoiles. Au bout de quarante jours, il se trouva au milieu de la grande ourse, et s’y éteignit.» Cet auteur ajoute que dans le même temps parurent plusieurs autres phénomènes dont il ne donne aucun détail; mais il ne manque pas d’en tirer les plus sinistres présages. Il rapporte encore qu’on voyait alors un géant en Syrie et un pygmée en Egypte, dont il raconte des choses merveilleuses.

Théodose demeura en Italie l’année suivante, dans laquelle Valentinien fut consul pour la quatrième fois avec Néotère, qui depuis dix ans occupait les premières dignités de l’empire, et qui étroit cette année préfet du prétoire de l’Illyrie orientale. Un des principaux soins de Théodose fut de mettre les faibles à couvert de l’oppression. Il défendit d’arrêter qui que ce fût sans décret ; il réprima les violences, et déclara infâmes les juges qui favoriseroient les oppresseurs, soit en leur procurant l’impunité, soit en différant de les juger, soit en adoucissant les peines imposées par les lois. Quelque horreur qu’il eût de l’impiété judaïque, il regardait les Juifs comme ses sujets, et se croyait obligé de les défendre de l’injustice. Il arrêta les avanies qu’on leur faisait, surtout en Egypte. Il avait renouvelé la loi de Constance qui leur défendait d’acquérir aucun esclave chrétien; mais il défendit aussi, deux ans après, de les troubler dans la police de leurs synagogues, et de les forcer à recevoir ceux que leurs primats et leurs patriarches avoient exclus de leurs assemblées. Il condamna à mort un personnage considérable, nommé Hésychius, pour avoir corrompu le secrétaire et dérobé les papiers de Gamaliel, patriarche des Juifs, dont cet Hésychius étoit ennemi.

Théodose donna cette année deux exemples également illustres: l’un, des terribles excès auxquels la colère peut emporter les meilleurs princes lorsqu’ils ne prennent conseil que de leurs adulateurs; l’autre, du généreux repentir que peut exciter dans leur âme un zèle salutaire. Thessalonique, capitale de l’Illyrie, était devenue une ville des plus grandes et des plus peuplées de l’empire. La licence s’y était accrue dans la même proportion que l’opulence et le nombre des habitants. Le peuple était passionné pour les spectacles; il chérissait, il estimait même ces vils ministres des divertissements publics qui sont la peste des mœurs, parce qu’ils ne peuvent se faire des partisans sans diminuer l’horreur des vices dont ils sont infectés. Bothéric commandait les troupes en Illyrie, Son échanson se plaignit à lui des poursuites criminelles d’un cocher du Cirque embrasé d’une passion brutale. Bothéric fit mettre en prison cet infâme séducteur. Comme le jour des courses du Cirque approchait, le peuple, qui croyait ce cocher nécessaire à ses plaisirs, vint demander son élargissement. Sur le refus du commandant, il se mutina. La sédition fut violente; plusieurs magistrats y perdirent la vie, et Bothéric fut assommé à coups de pierres.

La nouvelle de cet attentat excita l’indignation de Théodose. Il voulait d’abord mettre à feu et à sang toute la ville. Ambroise et les évêques des Gaules, qui tenaient alors un synode à Milan, vinrent à bout de l’apaiser. Il leur promit de procéder selon les règles de la justice. Mais ses courtisans, et surtout Rufin, effacèrent ln bientôt ces heureuses impressions. Rufin, l’un des plus fameux exemples d’une élévation rapide et d’une chute éclatante, était né à Eluse, capitale de cette partie de l’Aquitaine qu’on nommait alors Novempopulanie. C’est aujourd’hui Eause en Gascogne. Sorti d’une famille  obscure, il avait toutes les qualités d’esprit et de corps qui pouvaient faire disparaitre la bassesse de sa naissance. Une taille avantageuse, une physionomie male et spirituelle, des yeux vifs et pleins de feu prévenaient. en sa faveur. Il s’exprimait avec facilité et avec grâce. C’était un esprit insinuant, pénétrant, étendu, mais profond et caché, toujours occupé de projets ambitieux qu’il formait sourdement et qu’il ménageait avec adresse. Rempli de vices, mais habile à prendre toutes les apparences des vertus contraires, il s’attacha à Théodose, et surprit bientôt sa confiance. Il n’est pas étonnant que ce fourbe en ait imposé aux personnages les plus vertueux, qui souvent se font un scrupule d’être trop clairvoyants, et une loi de régler leur estime sur celle du maître, lorsque le maître est lui-même digne d’estime. Saint Ambroise l’aimait et partageait la joie de ses prospérités. Symmaque le combla d’éloges pendant sa vie; mais Symmaque ne peut éviter ici de passer pour un flatteur intéressé ou timide, puisque, aussitôt après la fin tragique de Rufin, il changea de langage et le noircit des plus affreuses couleurs. Dans le temps de la sédition de Thessalonique, Rufin, maître des offices, tenait déjà le premier rang dans les conseils. Appuyé de ses partisans, il fit entendre à Théodose qu’il était nécessaire de donner un exemple capable d'arrêter pour toujours les séditions, et de maintenir l’autorité du prince dans la personne de ses officiers. Il ne lui fut pas difficile de rallumer un feu mal éteint. On résolut de punir les Thessaloniciens par un massacre général. Théodose recommanda expressément de cacher à Ambroise la décision du conseil; et, après avoir expédié ses ordres, il sortit de Milan, pour éviter de nouvelles remontrances, si le secret de la délibération venait à transpirer.

Les officiers chargés de cette barbare exécution, ayant reçu la lettre du prince, annoncèrent une course de chars pour le lendemain, et passèrent la nuit à faire toutes les dispositions nécessaires à leur dessein. Le jour venu, le peuple ne sachant pas qu’il courait à la mort, se rendit en foule dans le Cirque sans s’apercevoir du mouvement des soldats, dont il fut tout à coup enveloppé. Ceux-ci avoient ordre dépasser tout au fil de l’épée, sans distinction d’âge ni de sexe. Au signal donné, ils poussent un grand cri, et se jettent avec fureur sur la multitude. On frappe, on égorge, on précipite, on tue les enfants sur le sein de leurs mères. Les habitants renfermés dans cette vaste enceinte, morts, blessés, vivants, accumulés les uns sur les autres, ne font bientôt plus qu’un monceau. Ceux qui fuient trouvent la mort dans les rues de la ville : Thessalonique est jonchée de cadavres. Des étrangers, des citoyens pacifiques, qui n’avoient eu aucune part à la sédition, furent sacrifiés à cette aveugle vengeance. Jamais l’humanité ne montre plus de vigueur que dans ces scènes cruelles où l’inhumanité triomphe. L’histoire a conservé seulement la mémoire d’une action généreuse; les autres se perdirent dans la confusion de cet horrible massacre. Un esclave, voyant son maître saisi par les soldats, l’arrache de leurs mains; et, pour lui donner le temps de s’échapper , il se livre lui-même et reçoit la mort avec joie. Un marchand nouvellement entré dans le port courut à ses deux fils qu’il voyait près de périr; il demanda en grâce de mourir à leur place, et offrit à cette condition tout ce qu’il possédait d’or et d’argent. Les soldats, par une indulgence brutale, lui permirent d’en choisir un; et le malheureux père, les regardant tour à tour, pleurant, gémissant, et ne pouvant se déterminer dans ce choix funeste, qui déchirait ses entrailles, les vit enfin égorger tous deux. Le massacre dura trois heures. Sept mille hommes y périrent; quelques auteurs en font monter le nombre jusqu’à quinze mille. On dit que Théodose, touché de repentir peu de temps après le départ des courriers, en avait dépêché d’autres pour révoquer l’ordre; mais que ceux-ci arrivèrent trop tard: ainsi qu’on a vu presque toujours que plus les ordres méritent d’être révoqués, plus ils volent rapidement et s’exécutent avec promptitude.

Cette cruelle tragédie répandit par tout l’empire l’étonnement et la consternation. Ambroise et les évêques assemblés à Milan furent pénétrés de la plus vive douleur. Le saint prélat, aussi affligé de la faute Théodose, qu’il aimait tendrement, que du malheur des Thessaloniciens, ne différa pas d’écrire au prince pour le rappeler à lui-même. Non, lui disait-il, je n’aurai pas la hardiesse d’offrir le saint sacrifice, si vous avez celle d’y assister; il ne me serait pas permis de célébrer ces augustes mystères en la présence du meurtrier d'un seul innocent; et comment le pourvois-je devant les yeux d'un prince qui vient d'immoler tant d'innocentes victimes? Pour participer au corps de Jésus- Christ, attendez que vous vous soyez mis en état de rendre votre hostie agréable à Dieu: jusque-là contentez-vous du sacrifice de vos larmes et de vos prières. Nous avons encore cette lettre : on y sent respirer une tendresse respectueuse jointe à la fermeté épiscopale.

Mais la conscience de Théodose lui parlait encore avec plus de force et de liberté. Sa bonté naturelle, ayant enfin dissipé les noires vapeurs de sa colère, lui montrait Thessalonique en pleurs et ses sujets égorgés. Il ne se voyait lui-même qu’avec horreur; et pour se laver d’un forfait si énorme, tremblant de crainte et déchiré de remords, il revint à Milan, et marcha droit à l’église. Ambroise sort au-devant de lui; et s’opposant à son passage, semblable à cet ange redoutable qui défendait l’entrée du jardin d’Eden après la chute de notre premier père : «Arrêtez, prince ( lui dit-il), vous ne sentez pas encore tout le poids de votre péché. La colère ne vous  aveugle plus, mais votre puissance et la qualité d’empereur offusquent votre raison, et vous dérobent la vue de ce que vous êtes. Rentrez en vous-même; considérez la poussière d’où vous êtes sorti, et où chaque instant s’empresse à vous replonger. Que l’éclat de la pourpre ne vous éblouisse pas jusqu’à vous cacher ce qu’elle couvre de faiblesse. Souverain de l’empire, mais mortel et fragile, vous commandez à des hommes de même nature que vous, et qui servent le même maître; c’est le créateur de cet univers, le roi des empereurs comme de leur sujets. De quels yeux verrez-vous son temple? Comment entrerez-vous dans son sanctuaire? Vos mains fument encore du sang innocent; oserez-vous y recevoir le corps du Seigneur? Porterez-vous sur la coupe sacrée ces lèvres qui ont prononcé un arrêt injuste et inhumain? Retirez-vous, prince; n’ajoutez pas le sacrilège à tant d’homicides. Acceptez la chaîne salutaire de la pénitence que vous impose, par mon ministère, la sentence du souverain juge. En la portant avec soumission, vous y trouverez un remède pour guérir vos plaies, encore plus profondes que celles dont vous avez affligé Thessalonique.» L’empereur voulant excuser sa faute par l’exemple de David : Vous l’avez imité dans son péché, lui repartit Ambroise, imitez-le dans sa pénitence. Théodose reçut cet arrêt comme de la bouche de Dieu même. Il avait l’âme trop élevée pour rougir de l’humiliation qu’il essuyait à la vue d’un grand peuplé; il ne sentit que la confusion de son crime, et retourna à son palais en pleurant et en soupirant. Il y demeura renfermé pendant huit mois, excepté un voyage qu’il fit à Vérone, où il séjourna une partie des mois d’août et de septembre.

Selon la discipline ordinaire de l’Eglise, les pénitents n’étaient alors publiquement réconciliés que vers la fête de Pâques; et les meurtres volontaires n’étaient remis qu’après plusieurs années de pénitence. Aux approches de la fête de Noël Théodose sentit redoubler sa douleur. Rufin, moins affligé que lui, quoiqu’il fût la principale cause de ses regrets, entreprit de le consoler; et comme ce courtisan lui demandait pourquoi il s’abandonnait à une si profonde tristesse, l’empereur poussant un grand soupir qui fut suivi de larmes : Helas! Rufin, lui dit-il, se peut-il que vous ne sentiez pas mon malheur? Je gémis et je pleure de voir que le temple du Seigneur est ouvert aux derniers de mes sujets, qu’ils y entrent sans crainte, qu’ils y adressent leurs prières à notre commun maître, tandis que l’entrée m’en est interdite , et que le ciel même est fermé pour moi. Car je me souviens de cette divine parole : Celui que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel.

Prince, répond Rufin, j’irai, si vous le permettez, trouver l’évêque, et l’engagerai par mes prières à vous affranchir de vos liens.

Il n’y consentira pas, répliqua l’empereur; je connais Ambroise, je sens la justice de son arrêt ; jamais il ne violera la loi divine par déférence pour la majesté impériale.

Sur les instances de Rufin qui promettait avec confiance de fléchir Ambroise, l’empereur lui permit de le tenter ; et se flattant lui-même de quelque succès, il le suivit de loin. Dès qu’Ambroise aperçut le ministre : Rufin, lui dit-il, quelle est votre impudence! C’est vous dont le pernicieux conseil a rempli Thessalonique de carnage et d’horreur, et vous ne rougissez pas! vous ne tremblez pas! vous osez approcher de la maison de Dieu après avoir si cruellement déchiré ses images vivantes!

Rufin, se jetant à ses pieds, le suppliait de recevoir avec indulgence l’empereur qui allait arriver. Alors Ambroise enflammé de zèle: Je vous avertis, Rufin, lui dit-il, que je l’empêcherai d'entrer dans le lieu saint; et s'il veut continuer d'agir en tyran, il pourra m'égorger encore; j'accepterai la mort avec joie. A ces paroles Rufin manda promptement à Théodose qu’il ne pouvait rien gagner sur l’inflexible prélat ; que, pour éviter un éclat scandaleux, il lui conseillait de ne pas aller plus loin. L’empereur, qui était déjà dans la grande place de la ville, continua sa marche en disant : j'irai, et j'essuierai l’affront que je n'ai que trop mérité.

Ambroise était dans une salle voisine de l’église, dans laquelle il avait coutume de donner ses audiences. Voyant approcher Théodose, il s’avança en lui reprochant de vouloir user de tyrannie contre Dieu même, et de faire violence à la discipline de l’Eglise en prétendant s’affranchir de la pénitence : Non, répondit Théodose; je ne viens point ici pour violer les lois, mais de pour vous conjurer d'imiter la clémence du Dieu que nous servons, qui ouvre la porte de sa miséricorde aux pécheurs pénitents.

Et quelle pénitence avez-vous faite d'un si grand crime? répliqua l’évêque.

C'est à vous, lui dit Théodose, d'appliquer le remède sur mes plaies, et c'est à moi de le recevoir et de le souffrir.

Alors Ambroise, touché de son humble résignation, lui dit que, puisqu’il n’avait écouté que sa colère dans l’affaire de Thessalonique, il devoir pour toujours imposer silence à cette passion téméraire et furieuse, et ordonner par une loi que les sentences de mort et de confiscation n’auraient leur exécution que trente jours après qu’elles auraient été prononcées, pour laisser à la raison le temps de revenir à l’examen et de réformer les jugements dans lesquels elle n’aurait pas été consultée. Théodose approuva ce conseil, et fit sur-le-champ dresser la loi que le prélat proposait. Il nous en reste une tout-à-fait pareille, datée de l’an 382, et attribuée à Gratien. Entre les critiques, les uns prétendent que la suscription et la daté de cette loi sont également fausses, et que ce n’est autre chose que la loi même de Théodose. D’autres pensent que celle de Théodose ne subsiste plus, et que la loi qui nous reste est véritablement de Gratien, mais qu’elle ne fut faite que pour l’Occident, et qu’elle fut abolie dès l’année suivante par la mort de ce prince. Quoi qu’il en soit, la loi de Théodose ne faisait qu’étendre aux jugements rendus par le prince ce qui se pratiquait à l’égard des sentences prononcées dans les tribunaux. Le sénat, sous l’empire de Tibère, avait déjà ordonné que les sentences de condamnation ne seraient exécutées qu’au bout de dix jours.

Le saint évêque permit aussitôt à l’empereur l'entrée de l’église. Alors Théodose, prosterné, baignant la terre de ses pleurs et se frappant la poitrine, prononça à haute voix ces paroles de David: Mon âme est demeuré attachée contre la terre; rendez-moi la vie, Seigneur, selon votre promesse. Tout le peuple l’accompagnait de ses prières et de ses larmes; et cette majesté souveraine, dont l’impétueuse colère avait fait trembler tout l’empire, n’inspirait plus alors que des sentiments de compassion et de douleur. Saint Ambroise régla le temps de sa pénitence; l’empereur l’accomplit avec soumission et fidélité; il s’abstint pendant cet intervalle de porter les ornements impériaux. C’est ainsi qu’Ambroise sut réparer le crime de Théodose : exemple à jamais mémorable, mais unique dans tous les siècles. Il ne pouvait naître que d’un heureux concours de circonstances. Pour le donner au monde, il était besoin de la rencontre d’un prélat et d’un prince également extraordinaires; il fallait un évêque digne de représenter la majesté divine par l’éminente sainteté de sa vie, par la sublimité de son génie, par une fermeté prudente et éclairée, par la force d’une éloquence invincible autant que par l’autorité de son caractère. Il fallait aussi un empereur vraiment pieux, Humble dans la grandeur, mais assez relevé par ses qualités personnelles pour s’abaisser sans s’avilir. De plus, les bornes des deux puissances, spirituelle et temporelle, posées par Jésus-Christ même, et affermies sous le long règne du paganisme, étaient encore si solidement établies, qu’un prince publiquement suspendu de la communion ne courait alors aucun risque de rien perdre du respect et de l’obéissance de ses sujets.

Théodose soumis aux lois de l’Eglise n’en était pas moins attentif à mettre un frein à la cupidité des ecclésiastiques. Dès l’origine du christianisme, les diaconesses étaient des veuves qui se consacraient à des œuvres de charité et de dévotion. Elles instruisaient les femmes et les filles; elles distribuaient les aumônes des fidèles; elles s’acquittaient encore de quelques autres fonctions qui convenaient à leur sexe. L’avarice s’introduisant peu à peu dans la maison du Seigneur, et les rapports de ministère formant une liaison entre le clergé et ces femmes pieuses, il arrivait souvent qu’elles se laissaient engager à frustrer leurs héritiers naturels pour laisser leurs biens aux églises, ou même aux ecclésiastiques, sous le spécieux prétexte du soulagement des pauvres. Saint Paul avait recommandé de n’admettre ces diaconesses qu’à l’âge de soixante ans. Théodose en fit une loi; il ordonna de plus qu’elles feraient nommer un curateur à leurs enfants, s’ils n’étaient pas en âge de majorité; qu’elles se déchargeraient elles-mêmes entre des mains fidèles de l’administration de leurs biens; qu’elles n’auraient la disposition que des revenus; que les fonds et les meubles passeraient, après leur mort, à leurs héritiers, et qu’elles n’en pourraient rien aliéner, ni par donation entre-vifs, ni par testament, ni par quelque autre acte que ce fût, en faveur des églises, des ecclésiastiques et des pauvres. Cette loi, sans doute, excita des murmures, puisque deux mois après Théodose fut obligé d’en restreindre l’étendue; il laissa aux diaconesses la liberté de disposer seulement de leurs meubles par donation entre-vifs. Mais le reste de la loi subsista dans son entier. L’empereur Marcien, dans la suite, voulut bien supposer que Théodose avait entièrement révoqué sa première loi, quoiqu’il n’en eût abrogé que la moindre partie.

Ceux qui avoient renoncé au commerce des hommes pour servir Dieu dans la retraite commençaient à s’écarter de leur institut. Ils fréquentaient les villes; ils y portaient cette âpreté de caractère qui s’acquiert aisément dans la solitude; ils se mêlaient des affaires civiles et ecclésiastiques; ils troublaient même quelquefois l’ordre de la justice en employant la violence pour sauver les accusés. Quelques-uns échauffaient les esprits par des disputes publiques sur les points de foi; leur zèle contre l’idolâtrie n’était pas toujours réglé par la charité et par la prudence. L’empereur, sur les représentations des magistrats, leur défendit l’entrée des villes, et leur enjoignit de se tenir dans leurs retraites. Mais, deux ans après, il céda sans doute à d’autres sollicitations, et leur rendit leur première liberté.

Pendant le séjour de Théodose en Italie, Arcadius , qu’il avait laissé à Constantinople, ne pouvant apparemment s’accorder avec l’impératrice Galla, sa belle- mère, l’obligea de sortir du palais. On ne sait ni la cause ni les suites ce traitement injurieux. En mémoire de la victoire remportée sur Maxime, Proculus, préfet de Constantinople, fit dresser dans le Cirque un obélisque, qu’on voit encore dans l’ancien Hippodrome. C’est une seule pièce de granité d’Egypte, de vingt-quatre condées de haut, et dont chaque face à six pieds de large. vers la base. Il est chargé d’hiéroglyphes, et soutenu sur quatre dés de bronze. La base est ornée de bas-reliefs, et porte deux inscriptions. On y apprend que cette pierre, après avoir été longtemps négligée et couchée par terre, fut dressée en trente-deux jours. Les Grecs racontent que cet obélisque fut ensuite abattu par un tremblement de terre; et que plusieurs siècles après, sous les derniers empereurs grecs, un architecte l’éleva au moyen d’une infinité de câbles et de poulies ; mais qu’il s’en fallait un travers de doigt qu’il ne fût à la hauteur des dés sur lesquels il devoir poser ; que tout le peuple, témoin de cette mécanique étonnante, crut alors toutes les peines et les dépenses perdues; mais que l’entrepreneur, sans perdre courage, ayant fait apporter une grande quantité d’eau, passa plusieurs heures à imbiber les câbles qui soutenaient cette masse énorme, et qui se raccourcirent assez pour l’élever au-dessus des dés et la poser en sa place. Arcadius fit aussi ériger une statue à son père, sur une colonne, dans l’Augustéon, près de l’église de Sainte-Sophie. Cette statue était d’argent et pesait sept mille quatre cents livres. On rapporte que cette année on vit en l’air pendant trente jours une colonne de feu.

L’année suivante, Tatien et Symmaque étant consuls, Théodose crut qu’il était temps de retourner en Orient. Mais, pour ne laisser en Occident aucun des désordres qu'il s'était proposé d’y réformer, il publia encore plusieurs lois. La misère, inséparable des guerres civiles, avait réduit plusieurs pères à la triste nécessité de vendre leurs enfants. Il remit en liberté ces malheureuses victimes de l’indigence, sans les obliger de rien payer à leurs maîtres. Les soldats de Maxime et ceux que Théodose avait licenciés après la défaite du tyran infestaient les campagnes, pillaient de nuit les métairies, faisaient des vols et des massacres sur les grands chemins. Le port des armes était défendu aux particuliers: Théodose leur permit de les prendre et de pourvoir à leur propre sûreté.

Après qu’il eut ainsi rétabli la paix et le bon ordre en Italie et dans les contrées voisines, il prit le chemin de Constantinople avec son fils Honorius. Etant arrivé à Thessalonique, il trouva la province désolée. Les barbares, qui s’étaient détachés de son armée pour se retirer dans des marais et dans des bois inaccessibles lorsqu’il se disposait à les conduire contre Maxime, ne l’avoient pas plus tôt vu éloigné, que, pressés par la disette et entraînés par leur férocité naturelle, ils traitèrent le pays comme ennemi, et remplirent de meurtres et de ravages la Macédoine et la Thessalie, qui étaient dépourvues de troupes. A ces déserteurs s’étaient joints un grand nombre d’autres barbares, les uns échappés des défaites précédentes, et dispersés dans la Thrace, les autres attirés des pays situés au-delà du Danube par le désir du pillage ; en sorte que cette troupe formait une armée nombreuse. Dès qu’ils apprirent que Théodose revenait victorieux , ils abandonnèrent le pays. Cachés dans les forêts et dans les montagnes, ils n’osaient plus en sortir que pendant la nuit, et dès que le jour parois soit, ils regagnaient leurs retraites, emportant avec eux leur butin.  Il était plus difficile de découvrir les repaires de ces brigands que de les vaincre. Théodose, qui dès sa jeunesse s’était familiarisé avec les plus grands dangers, ne voulut s’en rapporter qu’à lui-même. Sans communiquer son dessein à personne qu’à Promote, de crainte que les barbares de son armée n’en donnassent avis à leurs compatriotes, il prit avec lui cinq cavaliers, qui menaient chacun en main trois ou quatre chevaux, pour s’en servir à mesure que leur monture serait fatiguée. S’étant déguisé en simple cavalier, il alla lui-même à la découverte, côtoyant les bois et les marais, traversant les campagnes, logeant et mangeant chez les paysans, dont il n’était pas reconnu.

Après deux ou trois jours de courses continuelles, il arriva sur le soir à une méchante cabane, habitée par une vieille femme, à laquelle il demanda le couvert et quelque chose à manger. Elle lui servit ce qu’elle avait. Dès qu’il fut couché, il aperçut, à la lueur d’une lampe, un homme qui se glissait avec précaution dans un coin de la chaumière, et qui semblait craindre d’être vu. Ayant aussitôt appelé l’hôtesse, il lui demande en secret ce que c’est que cet homme. Elle lui répond qu’elle n’a aucune connaissance ni de ce qu’il est, ni de ce qu’il fait; que tout ce qu’elle en peut dire, c’est que, depuis l’arrivée de l’empereur, cet inconnu vient toutes les nuits, fort fatigué, prendre son repas et coucher chez elle; et que le matin, après avoir payé sa dépense, il sort et va passer la journée où bon lui semble. L’empereur, espérant en tirer quelque lumière, se lève, le fait saisir par ses gens, l’interroge. Comme on ne pouvait lui arracher une parole, il le fit fouetter avec violence; et ce traitement ne surmontant pas encore son obstination à garder le silence, il ordonne à ses cavaliers de lui déchiqueter le corps avec la pointe de leurs épées, et lui déclare en même temps qu’il est l’empereur. Alors ce misérable, saisi d’effroi, avoue qu’ils est l’espion des barbares; qu’il a soin de les avertir de la marche du prince, et de la route qu’ils doivent tenir pour faire leurs pillages avec sûreté. Théodose, après s’être instruit de la position des ennemis, lui fait couper la tête, et retourne à son camp, dont il n’était pas éloigné.

Dès le point du jour, s’étant mis à la tête d’un détachement, et ayant laissé dans le camp le général Promote avec le gros de l’armée, il va chercher les barbares. On les surprend dans leurs forts; on les égorge la plupart dans les marais, où ils s’étaient enfoncés pour éviter la mort. Théodose fit dans cette journée admirer sa bravoure personnelle; mais il manqua de prudence. Le carnage avait déjà duré longtemps, lorsque, par le conseil de Timase, il fit sonner la retraite pour laisser rafraîchir et reposer ses soldats, qui étaient encore à jeun et épuisés de chaleur et de fatigue. La joie de la victoire les ayant invités à boire sans modération, ceux des barbares qui avoient échappé par la fuite, informés de ce désordre, se rallièrent, revinrent charger les vainqueurs dispersés et plongés presque tous dans le vin et dans le sommeil; ils en massacrèrent un grand nombre. Théodose, qui se reposait sous une tente, aurait lui-même péri dans cette surprise, s’il n’eût été averti assez à temps pour prendre la fuite avec quelques-uns de ses officiers. Le général Promote, qu’il avait mandé sur-le-champ avec le reste de l’armée, étant accouru au-devant de lui, le pria de mettre sa personne en sûreté, et lui promit de lui rendre bon compte de ces déserteurs rebelles. Promote double le pas, trouve les ennemis encore acharnés au carnage, fond sur eux avec tant de furie, qu’il n’en laisse échapper qu’un très-petit nombre. Ce dernier exploit de Promote, auquel l’empereur pouvait seul disputer la gloire du plus grand capitane de son temps. Il avait contribué plus que personne aux grands succès de Théodose contre Maxime. Il servit l’état et son prince avec des intentions pures et détachées de tout intérêt. Mais ce qui augmente encore aux yeux de la postérité le prix de ses éminentes qualités, c’est qu’il ne retira d’autre fruit de ses services que de périr par les cruelles intrigues d’un ministre jaloux et pervers : du moins on le crut ainsi. Rufin, dont la faveur est une tache sur la vie de Théodose, affectait de s’élever au-dessus des généraux et de les traiter avec hauteur. Promote et Timase, après s’être exposés à tant de dangers pour le salut de l’état, ne pouvaient voir sans indignation l’ascendant que prenait sur eux un vil courtisan, qui ne se faisait valoir que par son esprit fourbe et artificieux. Dans un conseil, auquel Théodose n’assistait pas, Rufin, qui ne croyait devoir ménager que l’empereur, laissa échapper une parole insolente contre Promote: celui-ci ne lui répondit que par un soufflet. Cette promptitude ne coûta pas moins à Promote que n’avait autrefois coûté au jeune Drusus la même insulte faite à Séjan. Rufin alla sur-le-champ s’en plaindre à l’empereur, qui en fut très-irrité : Si toutes ces jalousies ne cessent, dit-il en colère, ceux qui ne peuvent souffrir Rufin pour égal le verront bientôt leur maître. C’était menacer de lui donner le titre d’Auguste. Le ministre, habile à profiter de l’affront qu’il avait reçu, détermina l’empereur à éloigner Promote de la cour, sous prétexte de l’employer à exercer les troupes; et ce général, pendant qu’il traversait la Thrace, fut massacré dans une embuscade par un parti de Bastarnes. L’empereur fut le seul qui n’attribua pas ce meurtre à la méchanceté de Rufin; et, toujours aveuglé sur le compte de son favori, il le désigna consul pour l’année suivante avec Arcadius. Mais Stilicon, en attendant qu’il pût venger la mort de son ami sur celui qu’il en croyait l’auteur, ne perdit pas l’occasion d’en punir ceux qui en avoient été les ministres. Il était alors en Thrace pour défendre le pays contre des troupes de barbares, qui, tantôt séparés, tantôt réunis, faisaient des courses dans la province. C’étaient des Bastarnes, des Goths, des Alains, des Huns, des Sarmates. Il tomba séparément sur un corps de Bastarnes, et les tailla tous en pièces. Il en enferma dans un vallon un autre corps joint avec les autres barbares; et il était prêt à les passer au fil de l’épée, lorsqu’il reçut ordre de l’empereur de les épargner, pourvu qu’ils convinssent de sortir de la Thrace. Cet ordre était un effet des mauvais conseils de Rufin, qui, selon l’opinion publique, payait de ce service important l’assassinat de Promote.

Théodose, étant arrivé à Constantinople le 10 de novembre, s’appliqua plus que jamais à rendre ses sujets heureux. Accessible aux plus petits, affable, libéral, il prévenait même les demandes. Il travaillait à éteindre les hérésies, mais avec un esprit de modération, ménageant la personne des hérétiques en même temps qu’il proscrivait leurs erreurs. Aussi religieux que ferme et prudent, il honorait sans faiblesse les ministres sacrés, il distinguait leurs passions de leur caractère, il les écoutait sans se laisser conduire aveuglément. Il fit bâtir des églises, il en embellit d’autres; et partout brillait sa magnificence. Ce fut alors qu’il décora la principale porte de Constantinople, qui fut, pour cette raison, appelée depuis ce temps la porte dorée. Il en fit un arc de triomphe et un monument de sa victoire sur Maxime. Cette porte, située au midi, donnait entrée dans la grande rue qui traversait toute la ville jusqu’au Bosphore. Ce fut par-là que les empereurs firent dans la suite leur entrée solennelle. On plaça au-dessus la statue de Théodose, une victoire et une croix. La porte fut ornée de colonnes et revêtue de marbre : c’étaient des bas-reliefs antiques, où les travaux d’Hercule et d’autres sujets de la fable étaient traités avec beaucoup d’art. Pierre Gilles, savant voyageur du seizième siècle, en admirait encore les précieux restes, qui s’étaient conservés malgré la barbarie des Turcs, destructeurs des anciens monuments.

Il y avait à quelques lieues de Chalcédoine, dans un bourg nommé Cosilas, une relique célèbre quon croyait être le chef de saint Jean-Baptiste. Elle y avait été transférée du temps de Valens, qui voulait la faire apporter à Constantinople. Mais on raconte que les mules qui trainaient le chariot avoient refusé d’aller plus loin, quelque effort qu’on employât pour les faire avancer jusqu’au rivage du Bosphore. Théodose, s’étant transporté en personne sur le lieu, ne voulut pas user d’autorité pour enlever ce pieux trésor; il eut beaucoup de peine à l’obtenir par prières de ceux qui le gardaient; et sans éprouver d’autre difficulté, l’ayant enveloppé de sa pourpre, il le porta lui-même à Chalcédoine, où il le laissa en dépôt jusqu’à ce qu’il eût fait bâtir en l’honneur du saint précurseur une magnifique église à Constantinople dans le faubourg de l’Hebdome. Rufin fut chargé de la construction de cet édifice ; et dès qu’il fut achevé, Théodose y exposa cette sainte relique à la vénération des fidèles. Selon M. du Cange, c’est le même chef de saint Jean qu’on révère aujourd’hui dans l’église cathédrale d’Amiens, où il fut transféré de Constantinople en 1206. M. de Tillemont apporte plusieurs raisons pour prouver que c’est le chef d’un autre saint, et non celui de saint Jean-Baptiste.



LIVRE VINGT CINQUIÈME.

VALENTINIEN II, THÉODOSE, ARCADIUS

 

 

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.