HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST |
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HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.
CONSTANTIN III. HÉRACLÉONAS. CONSTANT II ET CONSTANTIN IV
Après la mort d’Héraclius,
Martine fit assembler le peuple de Constantinople, pour lui faire part du testament.
Elle l’avait dicté elle-même, et prétendait bien en tirer avantage pour
gouverner les deux empereurs. L’un était son fils; elle le tenait dans une
soumission aveugle à ses volontés. L’autre, moins disposé à lui obéir, lui
donnait cependant peu d’inquiétude. Il est vrai que ce Prince, déjà d’un âge
mûr, avait acquis de bonne heure l’expérience des affaires; qu’il avait montré
du courage dans la guerre contre les Sarrasins, et qu’il s’était attiré l’amour
des peuples par sa bonté et par sa douceur. Mais des maladies continuelles
l’affaiblissaient de plus en plus et ne lui permutaient pas de se flatter qu’il
régnât longtemps. Ces circonstances favorisaient l’ambition de Martine, et elle
aurait réussi dans ses projets, si elle n’eût trouvé dans le peuple un reste de
cette fierté romaine que l’abâtardissement des esprits n’avait pas encore
entièrement étouffée. Lorsqu’on la vit paraître seule sur un tribunal élevé, et
qu’on eut entendu la lecture du testament, on s’écria de toutes parts : Où
sont nos empereurs? où sont Constantin et Hèracléonas? Elle fut obligée de les faire venir et de les présenter au peuple. Comme elle
se levait pour parler, et qu’elle commençait à donner ses ordres en souveraine,
il s’éleva mille voix du milieu de l’assemblée : «Nous devons vous honorer,
comme la mère de nos princes, mais c’est à nos princes que nous devons obéir.
Prétendez-vous répondre aux ambassadeurs des puissances étrangères? Sera-ce une
femme qui commandera à nos armées? A Dieu ne plaise que l’empire romain se voit réduit à un gouvernement qui vient de faire rougir les
Perses.» L’impératrice, couverte de confusion et pleine de dépit, se retira
dans son palais.
Quoique la puissance
souveraine eût été également partagée entre les deux princes, Martine, ne
pouvant a retenir, souhaitait du moins la mettre
entre les mains de son fils. Mais
l’affection du peuple la donnait toute entière à Constantin. On n’obéissait
qu’à ses ordres. Le premier qu’il donna ne fit pas honneur au commencement de
son règne. Son trésorier Philagrius lui conseilla de
faire retirer du tombeau une couronne d’or de grand prix qu’on avait ensevelie
avec son père. Le chambellan Callinicus n’exécuta qu’avec douleur une si triste
commission : il trouva le cadavre d’Héraclius déjà presque réduit en eau, et la
couronne tellement adhérente à sa tête, qu’il fallut enlever avec elle une
partie des cheveux. Elle pesait soixante-dix livres. Philagrius fit encore revenir au prince un trésor plus considérable, et dont l’enlèvement
fut moins odieux, mais sans doute plus sensible à ceux qui le virent arracher
de leurs mains. Il avertit l’empereur qu’Héraclius, dans sa dernière maladie,
avait fait porter chez le patriarche Pyrrhus de grandes sommes d’argent,
destinées à l’entretien de l’impératrice, s’il arrivait que Constantin la fit
sortir du palais. Le prince fit venir Pyrrhus qui nia d’abord le dépôt : mais
convaincu par Philagrius, il le rendit à regret. Ce
patriarche si chéri d’Héraclius était en horreur à Constantin, que ni
l’exemple, ni l’autorité de son père n’avaient pu engager dans les erreurs du
monothélisme.
Constantin voyait sa santé
s’affaiblir tous les jours. L’air de Constantinople lui étant contraire, il
s’était retiré à Chalcédoine dans un palais qu’il avait fait bâtir. Il
craignait moins pour lui-même que pour ses deux fils, Constant et Théodose,
qu’il avait de sa femme Grégoria, fille de Nicétas. Philagrius,
qui appréhendait encore plus pour lui-même le ressentiment de Martine,
aigrissait encore les soupçons de Constantin. Il engagea ce prince à écrire aux
armées répandues en diverses provinces, que s'il venait à manquer, il leur
recommandait ses deux fils; qu'il les conjurai d'en prendre soin, et de ne pas
permettre qu’on les privât de leurs droits. Valentin, écuyer de Philagrius, fut chargé de ces lettres et de grandes sommes
d’argent qu’il devait distribuer aux soldats, pour les engagera s’opposer aux
entreprises de Martine et d’Héracléonas. Peu de temps
après, Constantin mourut le 25 mai, n’ayant régné que trois mois et demi depuis
la mort de son père. On soupçonna généralement Martine et Pyrrhus d’avoir
abrégé ses jours par le poison.
L’ambitieuse Martine, devenue
maîtresse de l’empire comme elle l’était de son fils, songea d’abord à gagner
l’estime des peuples et l’affection des soldats. Ce fut par son conseil que le
jeune empereur fit présent à l’église de Sainte-Sophie, de la couronne tirée du
tombeau d’Héraclius, et qu’il envoya ordre à Valentin de distribuer en son nom
aux soldats l’argent qu’il avait reçu de Constantin. Le patriarche Cyrus fut
renvoyé dans son église; Philagrius fut dépouillé de
sa charge, forcé d’entrer dans le clergé, et relégué à Ceuta aux extrémités de
l’Afrique. On lui laissa la vie, mais on fît périr ceux qui lui avaient prêté
leur ministère. Valentin était celui qui devait craindre davantage : il avait
été plus avant que tout autre dans la confidence de Philagrius;
il était aussi le plus redoutable, ayant entre ses mains de quoi gagner les
soldats. Aussi l’impératrice lui fit-elle des avances pour lui témoigner de
l’amitié et de la confiance. Mais Valentin, aussi rusé qu’il était hardi et
entreprenant, loin de donner dans le piège, leva l’étendard de la révolte et
s’empara de Chalcédoine.
Il prit pour prétexte la
défense des deux fils de Constantin son maître, auxquels l’empire appartenait,
et qui’ allaient, disait-il, être, ainsi que leur père, les victimes d’une
marâtre perfide et d’un oncle jaloux de leurs droits, si les fidèles sujets du
défunt empereur ne s’unissaient pour les tirer de leurs mains. Martine, à la
veille de se voir attaquée dans Constantinople, prenait les précautions
nécessaires pour sa sûreté, tandis que son fils publiait des manifestes pour se
justifier de ces odieuses imputations. Il protestait que rien au monde ne lui
était plus cher que la conservation de ses neveux; il en appelait à leur propre
témoignage : Quelle noirceur, disait-il, de me supposer des desseins
criminels contre ces princes, qui me sont attachés de si près par les liens du
sang, e. dont l'un me tient encore par une alliance spirituelle et sacrée? Il parlait de Constant, qu’il avait levé des fonts baptismaux. Pour confirmer
ces protestations par l’acte le plus authentique, il se transporta dans l’église
de Sainte-Sophie; et là, en présence du patriarche, tenant la main sur la vraie
croix, il jura que jamais il ne nuirait aux fils de Constantin, ni par
lui-même, ni par le ministère d’aucun autre. Il fit plus encore: il se hasarda
de passer à Chalcédoine avec Constant, et offrit à Valentin de jurer entre ses
mains, qu’il n’avait pour les deux princes que les sentiments de la plus
sincère affection. Valentin refusa de recevoir son serment; et par affectation
de générosité, il ne profita pas de l’imprudence du jeune empereur, et le
laissa retourner à Constantinople. Après ces démarches, Héracléonas persuada facilement au peuple que la sûreté des princes n’était qu’un faux
prétexte dont se servait Valentin pour s’emparer lui-même de l’empire.
Mais le peuple changea
bientôt de disposition. On approchait du temps de la vendange; et les habitants
de Constantinople, ayant pour la plupart des vignobles en Asie, apprenaient
avec chagrin que l’armée de Valentin, maîtresse du détroit, ravageait
impunément leurs possessions et leur enlevait le revenu de l’année. Ils
s’attroupent autour du palais du patriarche et demandent à grands cris que
Constant soit couronné. Pyrrhus les traite d’abord de rebelles, qui ne
proposent de couronner Constant que pour donner l’empire à Valentin. Mais le
peuple redoublant ses cris, et le menaçant lui-même des dernières violences, il
va instruire Héracléonas de la sédition prête à
éclater. L’empereur saisi de crainte conduit aussitôt Constant à l’église. Dès
qu’ri paraît sur la tribune avec le pàtriarche, il
s’élève un cri général, la couronne, la couronne à Constantin : c’est le
nom que le peuple donna pour lors au jeune prince ; jusque-là il portait celui
d’Héraclius, et dans la suite il fut plus connu sous le nom de Constant. Héracléonas, sans différer, fait apporter la couronne de
son père, qu’il avait déposée dans cette église, et Pyrrhus la met sur la tête du
nouvel empereur. Cette condescendance du patriarche ne fut pas encore capable
d’adoucir les esprits. Où le détestait comme le conseiller de Martine et
l’auteur de tous les maux. On veut le mettre en pièces; une foule de mi
érables, auxquels se joignent les Juifs et tes Barbares qui se trouvaient à
Constantinople, se jettent dans Sainte-Sophie : ils profanent le sanctuaire,
ils déchirent la nappe de l’autel, rompent les bancs, abattent les images, et
sortant ensuite de l’église comme en triomphe, ils en emportent les clés,
qu’ils suspendent au bout d’une pique, et courent comme des forcenés par toute
la ville.
Pyrrhus, qui s’était dérobé à
leur fureur, ne voyait plus de sûreté pour lui à Constantinople. La nuit
suivante il vient à l’église; et après avoir fait sa prière; il dépose son
étole sur l’autel, en disant : Je n’abdique point la dignité de patriarche,
mais je cède à un peuple rebelle. Il sort ensuite, et s’étant tenu caché
dans la ville pendant quelques jours, il passe secrètement à Chalcédoine, et
s’embarque pour l’Afrique.
Cependant, l’opiniâtreté de
Valentin faisait connaître que l’intérêt des petits-fils d’Héraclius n’était
pas le principal motif de sa révolte. Le couronnement de Constant ne lui fit
pas quitter les armes; toujours maître de Chalcédoine, il continuait de ravager
les environs. Martine et son fils furent contraints de traiter avec lui comme
avec leur égal; il exigea leut serment pour assurance
des conditions qu’on lui accordait. On s’engageait à ne lui demander aucun
compte de l’argent qu’il avait reçu de Constantin, et à récompenser ses soldats
par des largesses; on lui donnait la charge de commandant de la garde. Non
content de cette dignité, une des plus éminentes de la cour impériale, il eut
l’effronterie de demander la permission de prendre la pourpre et le titre de
César, ce qui était sans exemple; et l’on eut la bassesse d’y consentir. Pour
conserver la majesté souveraine, Martine se détermina à l’avilir, en
rapprochant si près du trône un inconnu , que la révolte seule avait fait
sortir de l’obscurité.
Cette extrême condescendance
désarma Valentin, mais n’éteignit pas la haine dont il était embrasé contre
l’impératrice. Armé contre elle des dignités qu’elle lui accordait, il fut sans
doute le principal moteur du soulèvement qui précipita cette princesse et son
fils dans un abîme de malheurs : car on ne peut l’attribuer à Constant, qui
n’était encore que dans sa onzième année. Le soupçon de l’empoisonnement de
Constantin se confirmant de jour en jour par de nouveaux indices, le sénat
résolut de secouer un joug odieux. Les gens de guerre, entrant dans les mêmes
vues, lui offrirent leurs services. On arracha du palais le fils et la mère; on
leur fit leur procès; on coupa la langue à Martine, le, nez à Héracleions; et
tous deux traînèrent le reste de leur vie dans l’exil et dans une si profonde
obscurité, que depuis cette horrible catastrophe les historiens ne parlent plus
que de leur sépulture. Nous verrons désormais ces exemples se renouveler
fréquemment. L’histoire de l’empire, la plus tragique de toutes les histoires,
va devenir un théâtre de révolutions funestes. De soixante-dix souverains qui
osèrent encore, monter sur ce trône ensanglanté, près de la moitié furent ou
tués ou chassés, ou contraints d'abdiquer la couronne.
CONSTANT II
Pris de Alexandrie, 640 de J.C
On ne donne que six mois de
règne à Héracléonas, et On selon l’opinion la plus
probable, il y faut comprendre les trois mois qu’il régna conjointement avec son
frère Constantin. Ainsi Constant commença de régner seul au mois d’août de
cette année, qui se termina par un événement des plus tristes pour l’empire.
Alexandrie assiégée depuis quatorze mois fut enfin forcée, et prise le 11
décembre. Amrou, dont Omar avait fort augmenté
l’armée, perdit à ce siège vingt-trois mille hommes. Au moment que les
Sarrasins entrèrent, les Romains qui étaient encore dans la ville se jetèrent
dans les vaisseaux et prirent le large. Comme il y avait plusieurs corps de
troupes romaines qui s’étaient retirés plus avant dans le pays, Amrou, pour se délivrer d’inquiétude, résolut de les
poursuivre. Il ne laissa dans Alexandrie que ce qu’il fallait de Sarrasins pour
contenir les habitants. Mais dès qu’il fut éloigné les Romains rentrèrent dans
le port, surprirent la ville, et massacrèrent tous les Musulmans. A cette nouvelle, Amrou revient sur ses pas, il trouve les Romains déjà
maîtres du château; il les attaque et les force après unevigoureuse résistance. Ceux qui échappent au glaive des Sarrasins regagnent leurs
vaisseaux, et abandonnent à ces conquérants barbares cette puissante cité, le
magasin de Constantinople quelle nourrissait des blés de l’Égypte, l’ornement
de l’empire, et le centre du commerce de l’Orient.
Le general sarrasin attendit les ordres d’Omar pour décider du sort d’Alexandrie. Il manda
au khalife qu’il avait trouvé dans cette ville immense quatre mille palais (il
faut sans doute entendre tous les édifices plus grands et plus magnifiques que
les maisons ordinaires), autant de bains publics, quatre cents cirques ou
places pour les divertissements, douze mille jardins potagers, et quarante
mille Juifs payant tribut. Omar défendit le pillage; il ordonna de recueillir
soigneusement tout ce qui se trouverait de précieux, afin de s’en servir à
soutenir les frais de la guerre. Médine étant alors affligée de la disette, il
fit venir d’Alexandrie des chameaux chargés de blé. Toute l’Egypte suivit la
fortune de cette grande ville, et se soumit au vainqueur. On imposa aux
Égyptiens un tribut annuel de deux ducats par tête; à ce prix ils conservèrent
leur vie, leurs biens et le libre exercice de leur religion. Les propriétaires
des terres furent de plus obligés à payer une taxe proportionnée au produit de
leurs fonds, et ces contributions rapportèrent au khalife une somme immense.
Cet accroissement de richesses entre les mains d’une nation aussi économe et
aussi ennemie du luxe que les Sarrasins, les mit en état d’étendre leurs
conquêtes. Ils ne connaissaient point les dépenses de plaisir; point d’ornement
dans leur habillement, dans leurs meubles, dans leur armure. Logés dans des
cabanes, ils ne se piquaient de magnificence que dans leurs mosquées. Leurs
aliments étaient sans apprêt, tels qu’on les reçoit des mains de la nature :
c’étaient du lait, du riz, des fruits; iLs laissaient
le vin aux peuples vaincus.
Amrou n’avait de barbare que la naissance. Nourri dans une ignorance profonde,
ainsi que tous les Sarrasins, il était d’un esprit vif, pénétrant, curieux; et
quoiqu’il ne se fût jamais exercé qu’au métier des armes, IL estimait les
sciences et les savants. Il prit du goût pour un homme de lettres nommé Jean :
c’était un prêtre jacobit, interdit pour ses erreurs
dans un concile tenu à Misr. La réputation de savoir qu’il avait dans la ville
le fit rechercher d’Amrou, qui se plaisait à
l’entendre discourir de philosophie, chose toute nouvelle pour les Sarrasins.
Jean voulut sauver au moins une partie de la bibliothèque d’Alexandrie. C’était
celle du Sérapéon, les plus vaste recueil de livres qui fût dans l’univers.
Elle était dans le quartier nommé Rhacolisa, au même
lieu où avait été le temple de Sérapis détruit sous le règne du grand Théodose.
On l’appelait la fille de celle que Ptolémée Philadelphe avait formée dans le quartier nommé Bruchion, et la
fille était devenue beaucoup plus considérable que la mère. Celle de Ptolémée
montait à quatre cent mille volumes, lorsqu’elle fut réduite en cendres du
temps de Jules César; celle du Sérapéon était dès-lors composée de cinq cent
mille volumes, et elle avait été depuis fort augmentée. Jean profita de la
bienveillance du général sarrasin pour lui demander les livres de philosophie
qui ne pouvaient être, disait-il, d’aucun usage aux Musulmans. Tu me
demandes une chose dont je ne puis disposer, lui dit Amrou,
sans en avoir obtenu la permission de l'empereur des fidèles. Il écrivit en
conséquence au khalife, qui lui répondit en ces termes : Tu me parles de
livres : s'ils ne contiennent que ce qui est déjà dans le livre de Dieu, ils
sont inutiles; s'ils ne s'accordent pas avec lui, ils sont pernicieux. Ainsi,
fais-les brûler. Amrou, quoiqu’à regret, obéit
scrupuleusement à l’ordre du khalife. Il fit distribuer la bibliothèque dans
les bains d’Alexandrie; on ajoute qu’elle fut suffisante pour les chauffer
pendant six mois. Mais cette partie du récit d’Abou’l faradj est évidemment fausse et hors de toute
vraisemblance : ce qui ne suffit pas, à mon avis, pour rejeter le récit tout
entier, comme le veut Assémani. Les raisons de ce
savant critique ne me semblent pas assez convaincantes pour contredire une
tradition aussi générale qu’elle est ancienne.
Quelque zélés que fussent les
Sarrasins pour établir le mahométisme, ils tenaient parole aux Chrétiens qui
s’étaient soumis au tribut : ils laissèrent donc subsister le christianisme en
Egypte. Cyrus demeura en possession du siège d’Alexandrie, et ne mourut que
deux ans après. Pierre, imbu de la même erreur, lui succéda et gouverna cette
église neuf ou dix ans, après lesquels les Jacobites s’en emparèrent et la
possédèrent pendant plus de quatre-vingts ans. Depuis Diodore, le grand
protecteur d’Eutychès, l’Églîse d’Alexandrie était
déchirée par le schisme; les Jacobites formaient un puissant parti, et Benjamin
leur évêque, partageait avec Cyrus l’autorité patriarchale. Chassé de la ville
par ordre d’Héraclius, il erra pendant dix ans en divers lieux de la Thébaïde.
Mais les Coptes, c’est-à-dire les Egyptiens naturels, qui étaient de son
obédience, s’étant concilié la faveur des Sarrasins en se soumettant les premiers
avec Mocaucas, Amrou rappela Benjamin, et lui envoya des lettres de sauvegarde en ces termes : Nous
donnons pleine sûreté à Benjamin, patriarche des Chrétiens Coptes, avec défense
de l'inquiéter en aucune manière, ni dans sa personne, ni dans son ministère,
en quelque lieu qu'il se trouve. Avec cette permission, Benjamin reprit les
fonctions de patriarche, qu’il continua tranquillement jusqu’à sa mort, et
qu’il laissa sans contradiction à ses successeurs.
Malgré le traité fait avec
les Coptes, Amrou, par ordre d’Omar, acheva de
détruire la Babylone d’Egypte, et bâtit tout auprès une autre ville sur le bord
du Nil. Il la nomma Fostat, mot arabe qui signifie pavillon,
parce que c’était en ce lieu qu’il avait placé sa tente lorsqu’il fit le siège
de Babylone. Fostat de-vint la capitale de l’Égypte et la résidence des gouverneurs; c’est ce qu’on appelle
le vieux Caire , depuis que le nouveau a été bâti par les khalifes Fatimites en 969. La côte de Farma n’était éloignée de la mer Rouge que de soixante-dix milles. Cet intervalle
étant une plaine très-unie et peu élevée au-dessus du niveau des deux mers, Amrou forma le projet de les joindre par un canal, qu’il
aurait rempli par les eaux du Nil. Mais Omar s’y étant opposé dans la crainte
d’ouvrir aux vaisseaux chrétiens l’entrée de l’Arabie, Amrou tourna ses vues d’un autre côté. Il y avait un ancien canal nommé Trajanus amnis,
qu’Hadrien avait fait conduire du Nil près de Babylone jusqu’à Pharbaetus aujourd’hui Belbeïs.
Il rencontrait en cet endroit un autre canal commencé par Nécos et continué par Darius, fils d’Hystaspe, et allait se
décharger avec lui dans une lagune d’eau salée; au sortir de laquelle Ptolémée
Philadelphie avait fait creuser un large fossé qui conduisait les eaux jusqu’à
la ville d’Arsinoé ou Cléopatris, à la pointe du
golfe où est aujourd’hui la ville de Suez. Tout ce canal comblé par les sables
était devenu inutile dès le temps de la fameuse Cléopâtre. Amrou ne fut point arrêté par l’ancien préjugé qui, supposant les eaux de la mer
Rouge plus hautes que le sol de l’Egypte, faisait craindre de leur ouvrir un
passage. Il fit nettoyer ce canal, et le rendit navigable, pour transporter en
Arabie les blés de l’Egypte. C’est ce qu’on nomme maintenant le Khalits, qui passe au travers du Caire : mais il ne conduit
que jusqu’à la lagune que l’on nomme le lac de Scheïb.
Le reste jusqu’à la mer Rouge est entièrement comblé, quoiqu’on en distingue
quelques vestiges.
Amrou eut à peine achevé la soumission de l’Égypte, qu’il reçut un ordre du
khalife qui lui enjoignait de porter la guerre dans la Nubie, royaume chrétien
au midi de l’Égypte. Il donna un corps de vingt mille hommes à Abd-allah, fils de Saad, général estimé, qui avait été
autrefois secrétaire de Mahomet, dont il avait ensuite trahi la confiance, mais
avec lequel il était rentré en grâce par la protection d’Othman, son frère
utérin, qui fut khalife. Les Arabes ne tardèrent pas à entrer dans la Nubie,
mais ils y éprouvèrent une résistance plus vigoureuse qu’ils ne l’attendaient.
Dans une première bataille, les archers nubiens leur firent éprouver une très grande
perte; ils furent plus heureux dans un second combat: les Barbares se
dispersèrent alors dans les déserts. Les Musulmans ne jugèrent pas à propos de
les poursuivre, et dégoûtés d’une entreprise qui présentait tant de
difficultés, ils rentrèrent en Égypte sans butin et sans prisonniers. Amrou fut ainsi obligé de remettre, à un autre temps
l’exécution des ordres du khalife.
Amrou jouissait tranquillement de sa conquête. Un Constant empereur de onze ans,
dépourvu d’habiles ministres, n’était pas en état de l’arracher de ses mains.
Cet enfant effrayé de la terrible révolution qui le laissait seul sur le trône,
crut n’avoir d’autre ressource que de se jeter entre les bras de ce sénat
devenu si redoutable à ses maîtres. Il le fit assembler, et, après avoir relevé
par de pompeux éloges le courage avec lequel les sénateurs avaient vengé son
père et affranchi l’empire du joug honteux qu’une femme osait lui imposer, il
les pria de servir de guide à un prince orphelin, sans amis, sans expérience,
qui ne pouvait trouver d’appui que dans leur bienveillance, ni de lumières que
dans leurs conseils. Ce discours, propre à inspirer la compassion voisine du
mépris plutôt que le respect dû à la majesté impériale, fut suivi de largesses
qu’il fit à chacun des sénateurs.
Les pertes que l’empire
faisait en Italie n’étaient ni si rapides, ni si étendues, que celles qu’il
faisait en Orient; mais elles n’étaient pas moins irréparables. Les villes
maritimes de la Ligurie faisaient encore partie de l’empire. Mais Rotaris, roi des Lombards, ayant refusé de continuer, la
trêve toujours renouvelée depuis trente-six ans, se rendit maître de Gênes, Genoa, de Sayone, Saona, et de tout le pays depuis Luna sur les frontières de
Toscane jusqu’aux Alpes qui séparent l’Italie de la Françe1 Il saccagea et
démantela les places, il fit les habitants prisonniers. L’exarque Platon étant
venu le combattre sur les bords de la Scultenne,
aujourd’hui le Panaro, près de Modène, fut
taillé en pièces avec perte de huit mille hommes. Cependant les Lombards de
Bénévent s’étendaient de plus en plus. Aréchis, après
avoir gouverné ce duché avec gloire pendant cinquante ans, laissa pour
successeur, en 641, son fils Aïon. Ce jeune prince,
au retour d’un voyage à la cour de Pavie, avait passé par Ravenne, où
l’exarque, par une perfidie alors trop en usage, lui avait fait prendre un
breuvage empoisonné, qui affaiblit son esprit. Son père, le croyant incapable
de gouverner ses états, ne lui laissa en mourant que le nom de duc, et confia
toute l’autorité à Radoald et à Grimoald. C’étaient
deux fils de Gisulf, duc de Frioul, qui, après la
mort de Tason et de Caccon leurs frères, massacrés dans Opitergium, s’étaient
retirés à Bénévent, sous la protection de leur parent Aréchis; Aïon, un an et demi après la mort de son père, fut
tué dans une expédition contre les Esclavons, dont une flotte avait abordé près
de Siponte en Apulie. Radoald fut proclamé duc à sa place, et força les Esclavons de regagner leurs navires.
Il fit sur l’empire de nouvelles conquêtes, et porta ses armes jusqu’à Surrente, qu’il assiégea inutilement. Les habitants animés
par Agapet, leur évêque, se défendirent avec tant de vigueur, qu’il fut obligé
de lever le siège. Ce duc étant mort en 647, fut remplacé par son frère Grimoald,
prince aussi courageux que sage et prudent, qui du duché de Bénévent s’éleva
sur le trône des Lombards en 662. Il n’était
encore que duc lorsqu’en 65o il tailla en pièces une armée de Napolitains et de
Calabrais sujets de l’empereur, qui vinrent piller l’église de Saint-Michel sur
le mont Gargan. Ce pays appartenait aux Lombards, et cette église révérée dans
toute l’Italie méridionale était un trésor de pieuses et riches offrandes. Cet
événement est fameux dans l’histoire de Lombardie, et les historiens de Naples
font de grands efforts pour disculper leurs compatriotes et pour rejeter sur
les Lombards mêmes l’odieux de ce pillage sacrilège. Pendant ces mouvements,
Rome, toujours soumise aux empereurs, était exempte des rayages de la guerre;
mais elle éprouva un violent tremblement de terre, joint à l’inondation du
Tibre, et suivi d’une peste très meurtrière.
Rotaris rendit son règne encore plus célèbre par sa législation que par ses
exploits. Les Lombards absolument sans lettres n’avaient ni lois écrites, ni
même d’autre histoire que des traditions qui passaient de bouche en bouche. Ils
ne se gouvernaient que par leurs usages. L’anarchie de dix ans avait introduit
des désordres auxquels la sagesse d’Autharis et
d’Agilulf n’avait pu entièrement remédier. Le droit romain était le seul connu
en Italie. Rotaris, craignant que les empereurs ne
parussent encore dominer sur ses états par leurs lois, établit un nouveau corps
de droit par un édit qu’il fit publier le 22. novembre 643. Il y fut peut-être
engagé par l’exemple de Dagobert, qui avait compilé les lois des Francs, des
Allemans et des Bavarois. Rotaris dans son code né
fait aucune mention du Droit Romain, que les Goths avaient conservé; il
n’envisage que les usages et les coutumes de sa nation. Il casse toutes les
lois précédentes. Grimoald en ajouta plusieurs en 668. Quarante-cinq ans après,
Liutprand recueillit les lois de ces deux princes; il les soumet à un nouvel
examen, et y suppléa les articles qui parurent y manquer. C’est ce qu’on
appelle le Code Lombard, qui demeura en vigueur pendant plusieurs siècles,
jusqu’au temps où l’on retrouva les Pandectes; et même après cette découverte, le
Droit Lombard ne fut pas entièrement abandonné. Il eut, aussi bien que le Droit
Romain, de célèbres commentateurs. Les Normands l’adoptèrent, lorsqu’ils se
rendirent maîtres de l’Italie méridionale. Frédéric II, qui succéda aux
Normands, abolit la loi des Francs, et conserva aux lois lombardes toute leur
autorité. C’est de ces lois que dérivent presque toutes les ordonnances de ce
prince, qui sont suivies dans le royaume de Naples et de Sicile. Le droit
lombard est le fondement du droit féodal en usage chez toutes les nations
européennes. En effet, la forme de cette législation donnait aux lois une
constitution ferme et durable. Les rois lombards y apportaient de grandes
précautions, comme à l’ouvrage le plus important de la souveraineté. Ils
convoquaient à Pavie les ordres du royaume, c’est-à-dire les nobles et les
magistrats. C’est une question qui partage les auteurs les plus célèbres, de
savoir si le clergé et le tiers-état étaient admis à ces assemblées. On
examinait, on discutait avec soin chaque article; et ce n’était qu’après une
mûre et libre délibération, qu’on s’en tenait à ce qui paraissait le plus
conforme à la justice et à l’utilité publique.
Si l’on en croit les Annales
chinoises, les Romains envoyèrent en ce même temps des présents à l’empereur de
la Chine. Ces historiens ne donnent à Constant que le titre de roi, et font
entendre qu’il cherchait à susciter des ennemis aux Arabes, dont la puissance
s’étendait en Orient. En effet, ils étaient alors maîtres de la Perse, comme je
le dirai dans la suite, et Iezdédjerd implorait
contre eux l’assistance des Chinois. Le mahométisme avait déjà pénétré dans la
Chine. Le christianisme n’y était pas non plus inconnu. Un monument trouvé à Si-gan-fou,
dans le Chen-si, prouve qu’il y arriva des missionnaires chrétiens en 635; et
peut-être la foi y avait-elle été portée dès le second siècle de l’Église, sous
la dynastie des Han, qui entretenaient un grand commerce avec les peuples de
l’Occident.
L’année suivante 644, il
s’éleva une sédition dans Constantinople. Théophane nomme Valentinien celui qui
en fut l’auteur. Mais je soupçonne que c’est ce même Valentin qui s’était fait
donner le titre de César. Ce qui me détermine à le croire, c’est qu’il n’est
plus parlé de ce Valentin, qui tenait un rang si éminent dans l’empire. Son
ambition sans doute et son audace, qui lui avaient déjà fait franchir un si
grand intervalle pour s’élever de la poussière jusque sur les degrés du trône,
lui persuadèrent qu’il en ferait aisément descendre un prince de quatorze ans,
en qui les talents ne réparaient pas le défaut de l’âge. Tout ce qu’on sait de
cet événement, c’est que le rebelle souleva les troupes; qu’il fut tué par
ordre du prince, et que les révoltés rentrèrent aussitôt dans le devoir.
Cependant Amrou,
paisible possesseur de l’Egypte, poussait ses conquêtes vers l’Occident. Déjà son
lieutenant Okbah, fils de Nafy,
s’était rendu maître du pays de Barca, qui est l’ancienne Pentapole Cyrénaïque, et qui s’était soumis à un tribut
annuel.
Amrou étendit d’un autre côté la domination des Sarrasins jusqu’à Zaveïla, située à plus de deux cents lieues de Barca vers
le midi, et éloignée du Nil de plus de trois cents lieues vers l’occident. Les
habitants de cette vaste contrée apportaient eux memes au temps prescrit le tribut qu’il leur avait imposé, sans qu’il fût. besoin de
leur envoyer des collecteurs. Il se préparait à envahir la Tripolitaine,
lorsque la mort du khalife suspendit le cours de ses exploits. Un esclave
persan, irrité contre Omar, auquel il s’était plaint de la dureté de son maître
sans en obtenir justice, le perça de trois coups de poignard, pendant qu’il
faisait la prière du matin dans la mosquée de Médine; et se défendant en
désespéré contre les Musulmans qui se jetaient sur lui, il en blessa treize,
dont sept moururent, et se poignarda lui-même. Omar ne survécut que trois
jours; et comme on lui demandait son avis sur celui qu’il jugeait digne de lui
succéder, quelqu’un ayant nommé son fils : Nonn répondit-il; c’est assez pour les enfants de Khattab ( c’était le nom de son père ) qui’l y en
ait eu un chargé de rendre compte à Dieu du gouvernement des fidèles. Il se
contenta de nommer six commissaires, et leur donna trois jours pour délibérer
ensemble sur le choix de son successeur. Ils choisirent Othman, que Mahomet
avait rejeté comme trop attaché à ses parents, qu’il préférerait aux gens de
mérite dans la distribution des emplois; et la conduite d’Othman justifia dans
la suite le jugement de Mahomet. Omar laissa aux Musulmans les plus vifs regrets,
et c’est encore aujourd’hui le plus révéré de tous les khalifes chez les
Mahométans Sunnites. Il fut la gloire de sa nation et le modèle de sa secte. La
Syrie, la Mésopotamie, la Perse presque entière jusqu’à l’Oxus, l’Égypte et la
Libye, jusqu’aux confins de la Tripolitaine, tant de pays subjugués suffiraient
pour illustrer la vie de plusieurs conquérants. Dans l’espace de dix ans et
demi, selon Khondemir historien de Perse, il se
rendit maître de trente-six mille villes, places ou châteaux; il détruisit
quatre mille temples de chrétiens, de mages, d’idolâtres il fit bâtir quatorze cents mosquées. La
sagesse de son gouvernement rendit ses conquêtes solides et durables. Le bâton
d’Omar, disent les Arabes, inspirait plus de crainte que l’épée de ses
successeurs. Ce prodigieux accroissement de puissance n’apporta aucun
changement dans ses mœurs, ni dans sa façon de vivre. Pauvre pour lui-même,
riche pour les autres, il distribuait tous les vendredis l’argent du trésor,
comme l’avait pratiqué Abou-bekr; mais il réglait ses
libéralités sur un principe différent : Abou- bekr avait proportionné ses largesses au mérite; Omar ne considérait que les
besoins, disant que les biens de ce monde ne nous sont donnés par la Providence
que pour subvenir à l’indigence, et non pour récompenser la vertu, qui ne doit
être couronnée que dans l’autre vie. On fait de grands éloges de sa justice;
jamais le rang des coupables ne les exempta du châtiment. Mais il portait
jusqu’à un excès de férocité et de barbarie l’idée qu’il avait de la soumission
que les inférieurs doivent à leurs supérieurs, et il en donna un exemple
terrible, n’étant encore que particulier. Un Musulman faisait un mauvais procès
à un Juif; Mahomet jugea en faveur du Juif. Le Musulman déclara qu’il
n’acquiescerait pas au jugement, que l’affaire n’eût été revue par Omar. Les
deux plaideurs vont le trouver; ils le rencontrent comme il sortait de sa
maison, et lui exposent le fait. Attendez un moment, leur dit-il; et il
rentre chez lui. Il revient incontinent le sabre à la main, et d’un seul coup
il abat la tête au Musulman : Voilà, dit-il, ce que méritent ceux qui
se révoltent contre la sentence de leur juge souverain. Les Musulmans
eux-mêmes lui reprochent d’avoir pensé quelquefois qu’on n’est pas obligé de
tenir la parole donnée aux infidèles, et d’avoir fait mourir plusieurs
chrétiens malgré la promesse qu’il leur avait faite de ne pas les forcer de
renoncer à leur foi.
Ce fut lui qui jeta les
fondements de Basrah à l’embouchure du Tigre, pour ôter
aux Perses la navigation du golfe Persique et la liberté du commerce des Indes
en Arabie. Cette ville, qui devint bientôt célèbre, fut bâtie en trois ans.
An 645. Mahomet avait déjà
porté ses armes sur les frontières de de la Perse. Khaled, envoyé par Abou-bekr dans l’Irac Arabique,
ouvrait par sa valeur aux Sarrasins l’entrée de ce vaste royaume, lorsqu’il fut
rappelé pour la conquête de la Syrie. Omar, loin d’abandonner ce projet, le
poussa si vigoureusement, qu’il ne laissa presque rien à faire à son
successeur. Quoique l’histoire de Perse ne soit pas proprement de mon sujet,.
elle a eu depuis le siècle de Crassus et d’Antoine tant de liaison avec celle
des Romains, que je ne puis me dispenser de raconter succinctement quelle fut
la fin de cette puissance rivale qui exerça si longtemps les armes romaines.
Pendant que les remparts de la Syrie tombaient sous les efforts des Musulmàns, une autre partie de leurs forces portait le fer
et le feu sur les bords de l’Euphrate et du Tigre. A peine Omar fut-il élevé à la dignité de khalife, qu’il fit partir pour
l’Irac une armée de trente mille hommes, sous le
commandement de Saad, un des héros de ce premier siècle des Musulmans. Les
Perses, de leur côté, réveillèrent leur ancien courage ; ils firent des efforts
inouïs pour arrêter ce torrent, déjà grossi par tant de gavages, et l’on peut
dire que les Sarrasins ne demeurèrent maîtres de ce pays, que lorsqu’il ne
resta presque plus d’habitants pour le défendre. La première bataille, aussi
fameuse chez les Arabes que celle d’Arbelles chez les
Grecs, se livra l’an 636 près de Cadésiah, ville de
la province d’Irac à l’occident de l’ancienne
Babylone, dont elle était éloignée de vingt-cinq lieues. Roustam,
le meilleur général d’Iezdédjerd, était à la tête de
cent vingt mille hommes. On se battit durant trois jours avec un acharnement
horrible; sept mille cinq cents Musulmans y périrent; mais enfin la victoire se
déclara pour eux ; et Iezdédjerd, qui attendait dans Madaïn le succès du combat, s’enfuit dans le Khorasan à l’extrémité
de ses états.
Prise de Maduïn.
L’antique Séleucie, nommée
par les Arabes Madaïn, c’est-à-dire les deux villes,
réunissait Ctésiphon et Coché, et s’étendait sur les deux bords du Tigre.
Capitale de la Perse sous le règne des Sassanides, elle avait été embellie par
le grand Chosroès, et le palais des rois passait pour le plus superbe édifice
de tout l’Orient. Saad victorieux marche vers cette ville, et le gouverneur Khorzad, frère du général Roustam,
étant sorti à la tête de la garnison et des habitants, fut en un moment
terrassé et fait prisonnier. Saad lui fit trancher la tête au pied des
murailles, et étant entré sans résistance, il abandonna la ville au pillage.
Les Sarrasins trouvèrent dans le palais plus de quarante millions en monnaie
d’or, quantité de vases et de meubles d’un prix inestimable. C’était ce que les
révolutions précédentes avaient épargné des trésors de Chosroès. On parle
surtout d’un tapis de soixante aunes en quarré, tissu de soie, d’or, d’argent,
et semé de pierreries, où toute sorte de
plantes et de fleurs étaient artistement figurées à l’aiguille. Les soldats l’ayant
dépecé à coups de sabre pour le partager entre eux, une seule pièce fort petite
fut vendue vingt mille écus à des marchands de Syrie. Ce fut dans ce pillage
que les Sarrasins perdirent cette heureuse ignorance des richesses et du luxe,
trésor plus précieux que ceux de Chosroès, et qui fortifiait leur fanatisme
dans le mépris de la vie. Ils apprirent à estimer l’or, et peu de temps après,
Abbas, fils d’Abd-almotalleb et oncle de Mahomet,
laissa en mourant une succession de dix-sept millions de nos livres. Les filles
de Chosroès qui avaient survécu à tant d’infortunes furent prises dans le
palais de Madaïn et envoyées au khalife, qui les
traita avec humanité.
Ce général persan, qui avait
passé avec Vahân au service de l’empire, s’était
retiré à Émèse après la bataille d’Yarmouc. Il était
fils du trop fameux Schaharbarz dont il a été si souvent question. Loin d’être
touché des malheurs de son pays, il entreprit de l’accabler pour relever sa
propre fortune. Il promit par lettre au khalife, de lui soumettre toute la
Perse, où il avait des intelligences, et de lui livrer Iezdédjerd,
s’il voulait lui donner des troupes. Omar eut horreur d’une si détestable
perfidie : il apprit encore des filles de Chosroès, que ce misérable était une âme
basse, déjà noircie de crimes e de trahisons. Pour toute réponse, il le fit
mettre en croix au milieu d’Émèse. Il envoya ordre à Saad d’aller chercher Iezdédjerd au fond de sa retraite. Saad traversa la Perse
entière, et sans être arrêté ni par les montagnes, ni par dévastés déserts,
aussi infatigable que ses soldats, il atteignit Iezdédjerd à Djaloula, dans l’Irak, défit dans une sanglante
bataille tout ce qui lui restait de troupes, et le força d’abandonner ses
états. Le roi fugitif alla chercher un asile à Fergana, dans le Turkestan.
Une troisième bataille décida
du sort de la Perse. Firouzan ayant rassemblé tous
les Perses en état de porter les armes, s’avança dans l’Irak Persan, à la tête
d’une armée innombrable. Nooman, général des troupes
du khalife, vint à sa rencontre. Il se donna un furieux combat près de Nabavend. Les Perses firent les derniers efforts pour
soutenir leur monarchie expirante. Nooman fut tué
dans la mêlée, et les Sarrasins allaient prendre la fuite, lorsqu’Hodaïfa, un des principaux officiers, s’étant mis à leur
tête, ranima leur courage, et malgré la valeur opiniâtre des Perses, il rompit
leurs escadrons et en fit un horrible carnage. C’est cette journée fatale à la
Perse, que les Arabes appellent la victoire des victoires. Depuis cette
bataille, les Perses n’osèrent plus paraître en corps d’armée devant les
Sarrasins. La prise de Hamadan livra aux Musulmans
tout l’Irak Persan ; les villes de l’Aderbaïdjan ouvrirent leurs portes . Dans ce même temps, Saad faisait la conquête du Khouzistan, qui est l’ancienne Susiane; il ne trouva de
résistance que dans Susa, nommée Toster par
les Arabes. Cependant Iezdédjerd, réduit à
l’extrémité, implorait le secours de tous les Barbares du Turkestari et du Mawarennahar; il envoya jusque dans la Chine
demander l’assistance de l’empereur dont il était.
La mort d’Omar et la retraite
de Saad lui donnèrent quelque espérance. Il revint en Perse, et s’enferma dans Istakhar, l’ancienne Persépolis, ville célèbre, capitale du
royaume sous les Hystaspides, et dont les énormes et
superbes bâtiments passaient parmi le peuple pour être l’ouvrage des démons.
Mais bientôt Abdallah, envoyé par Othman, vint assiéger la ville. Iézdédjerd ne l’attendit pas : il traversa le désert de Carmanie, et passa dans le Ségestan,
où il demeura caché près de cinq années. Son dessein était de se retirer à la
Chine, s’il ne pouvait tirer aucun secours des Barbares voisins de la Perse,
qu’il sollicitait sans cesse par des messages secrets. Enfin un prince turc,
nomme Tarkhan, vint le joindre avec six mille hommes.
Mais avant qu’il eût rien entrepris, l’imprudent Iezdédjerd,
fier au milieu de ses désastres, le congédia avec hauteur, à cause de quelques
paroles peu respectueuses dont il se tenait offensé, Tarkhan,
irrité de cet affront, retournait avec honte dans son pays; mais étant arrivé à
Mérou, ville du Khorasan, sujette de la Perse, il se joignit au gouverneur,
mécontent lui-même d’Iezdédjerd, et tous deux
ensemble allèrent chercher ce malheureux prince, qui avait encore ramassé
quelques troupes. Elles furent taillées en pièces; il échappa par la vitesse de
son cheval, et étant arrivé au pied d’un moulin aux environs de Mérou, il pria
le meunier de le cacher, lui offrant pour récompense son anneau, son baudrier
et ses bracelets enrichis des plus rares pierreries. Le meunier, qui
connaissait aussi peu le prince que le prix des bijoux qu’il lui offrait, lui
répondit : Mon moulin me vaut quatre drachmes par jour; si
vous me les donnez j'arrêterai ma meule, et je ne m’occuperai aujourd'hui que
de votre sûreté. Tandis qu’ils faisaient ce marché, survint une troupe de
cavaliers turcs, qui égorgèrent Iezdédjerd sans le
connaître. C’est ainsi que finit, en 651, l’ancien royaume de Perse. La
dynastie des Sassanides avait subsisté quatre cent vingt-six ans, ayant
commencé l’an de J.-C. 225, par la révolte d’Artaxerxès. Pérosès,
ou Firouz, fils d’Iezdédjerd,
se sauva à la Chine, où il fut reconnu pour roi de Perse, et fit à l’empereur
hommage de ses états, qu’il ne posséda jamais. L’empereur lui donna l’emploi de
capitaine de ses gardes, et fit passer ensuite ce titré à son fils, que les
Chinois feignirent de vouloir rétablir dans son royaume. Ils le firent partir
avec une armée; mais leur dessein était de surprendre les peuples du Tibet,
chez desquels il fallait passer. Cette ruse ayant réussi, leur général ramena
ce prince, qui mourut à Si-gan-fou sans laisser de postérité.
Après la mort d'Iezdédjerd, cette horde de Turcs qui, étant venue pour le
secourir, avait achevé de le perdre, s’arrêta dans le Khorasan, du consentement
des Sarrasins. Ils leur payèrent tribut, embrassèrent le mahométisme, et
demeurèrent soumis aux khalifes pendant environ trois cents ans; après lesquels
ils chassèrent leurs maîtres, et s’emparèrent du pays. Les Sarrasins se mirent en
possession de toute la Perse. Istakhar,
Ispahan, furent pris par Abd-allah. Nisabour, capitale du Khorasan, ne tint pas contre ses
attaques, et toute la province tomba au pouvoir des Musulmans. Abd-allah ne revint à Médine qu’après avoir bu dans la rivière
de Balkh Abou-Mousa prit la
grande ville de Raï, à présent ruinée, : c’est la Ragès de l’Écriture. Il soumit tout l’Irak Persan. Opthal acheva la conquête de l’Irak Arabique et de tout le pays renfermé entre
l’Euphrate et le Tigre. Habib subjugua une grande partie de l’Arménie et
pénétra entre la mer Noire et la mer Caspienne jusqu’au mont Caucase. Cette
vaste étendue de provinces formait seule un grand empire. Mais deux siècles
après, plusieurs aventuriers, les uns Turcs, les autres originaires de Perse,
enlevèrent aux khalifes en différents temps plusieurs de ces provinces, et y
établirent des dynasties particulières ; en sorte que la Perse divisée en
plusieurs royaumes ne fut réunie en un seul corps de monarchie que sous le
règne des Sophis.
A peine Abd-allah était-il revenu de Perse3 qu’Othman, dont il était frère utérin, l’envoya
gouverner l’Égypte. Il en avait rappelé Amrou, qui,
après en avoir fait la conquête, se faisait autant aimer par sa douceur et par
sa générosité qu’il s’était rendu redoutable par sa valeur. Le khalife eut
bientôt sujet de se repentir ce changement. Manuel, qui avait été battu par Amrou, après la prise de Farma,
vint avec une flotte chargée de troupes se présenter devant Alexandrie. A la
vue des vaisseaux romains, les anciens habitants prennent les armes, chassent
la garnison sarrasine trop faible pour résister à un peuple si nombreux, et
ouvrent les portes aux troupes impériales. Cette nouvelle, portée à Médine ,fut
bientôt suivie des sollicitations pressantes des Coptes, qui, craignant de
retomber entre les mains de l’empereur qu’ils avaient trahi, redemandaient avec
instance leur premier gouverneur, comme seul capable de les défendre. Amrou renvoyé en Égypte fut reçu avec joie par Mocaucas, qui joignit à son armée une multitude innombrable
de Coptes. On marcha vers Alexandrie. Les Romains soutinrent les attaques
pendant plusieurs jours avec tant de courage, que le général sarrasin, irrité
de leur opiniâtreté, jura qu’il abattrait les murs de la ville si Dieu lui donnait
la victoire. Enfin il l’emporta d’assaut, et sa bonté naturelle, plus forte que
sa colère, épargna tous ceux qu’il put sauver du glaive de ses soldats. Il
bâtit ensuite une mosquée dans l’endroit où il avait arrêté le carnage; elle
fut nommée la mosquée de la Miséricorde. Manuel, échappé du massacre, fut assez
heureux pour se rembarquer avec les débris de ses troupes. Les murs
d’Alexandrie furent démolis. Depuis ce temps-là, celle ville dépouillée de
toute sa splendeur, réduite à une enceinte beaucoup plus étroite et remplie de ruines,
n’est plus que le tombeau de l’ancienne. Elle ne subsiste que par la bonté de
son port et par sa situation avantageuse pour le commerce.
Le khalife n’avait renvoyé Amrou en Égypte que pour reprendre Alexandrie. Cette gloire
appartenait à ce grand capitaine, parce qu’Alexandrie était sa conquête. Aussi,
dès que l’expédition fut terminée, Othman remit Abd-allah en possession du gouvernement de l’Égypte. Amrou était cependant beaucoup plus capable d’exécuter le projet que le khalife
méditait; mais la prédilection d’Othman pour ses parents nuisait. souvent au
bien des affaires, comme Mahomet l’avait prévu, et la faveur d’Abd-allah fut une des causes qui rendirent ce khalife
odieux aux zélés Musulmans. Ils se souvenaient qu’Abd-allah,
employé autrefois par Mahomet à mettre par écrit ses révélations, avait encouru
la disgrâce du prophète pour avoir renoncé à l’islamisme, et que Mahomet, après
la prise de la Mecque, l’aurait mis à mort si son frère n’eût obtenu sa grâce à
force de prières. Othman devenu khalife cherchait à effacer ce crime aux yeux
des Musulmans, et à lui procurer des occasions de se signaler par quelque
exploit éclatant. Abd-allah était vaillant, comme
tous les Sarrasins de ce temps-là; il avait réussi en Perse; mais les succès
qu’il avait eus dans ce pays étaient partagés avec un trop grand nombre
d’autres capitaines. Othman lui destinait la conquête de l’Afrique; cette
entreprise semblait être facile. Amrou s’était rendu
maître de la Cyrénaïque, et avait porté ses armes jusque sur les frontières de
la Tripolitaine. Les Arabes avaient fait depuis peu avec succès plusieurs
incursions sur les terres des Romains. Les troubles de l’Afrique offraient
encore une occasion favorable. Le patrice Grégoire, gouverneur de cette province,
s’était érigé en souverain; il ne reconnaissait plus les ordres de l’empereur,
et se rendait odieux aux peuples par sa tyrannie1. Othman résolut donc de
profiter de ces conjonctures pour étendre son empire jusqu’au détroit de Cadix.
II leva vingt mille hommes entre les plus braves des Arabes. Il prêcha lui-même
cette armée, et la fit partir au mois d’octobre 647 sous les ordres de Merwan, qui devait en remettre le commandement à Abd-allah, dès qu’elle serait arrivée en Egypte.
Les Sarrasins en Afrique
Abd-allah y joignit vingt autres mille hommes, qu’il avait levés dans son
gouvernement, et marcha vers Tripoli. C’était l’ancienne Sabrata,
qui avait pris le nom de la province; c’est aujourd’hui le vieux Tripoli,
à douze ou treize lieues à l’occident du nouveau Tripoli, bâti depuis sur le
terrain de l’ancienne ville d’OEa. Un détachement qui
devançait l’armée s’empara de quelques vaisseaux venus au secours de la place,
et ramena cent prisonniers auxquels Abd-allah fit
trancher la tête. Tripoli fut investi du côté de la terre; mais les Sarrasins
n’avaient ni flotte, ni vivres, ni machines de guerre, et la place était
défendue par une forte garnison jointe aux Berbers, qui firent une vigoureuse
résistance. Les Berbers étaient les habitants du pays que nous nommons
aujourd’hui Barbarie. C’était, selon quelques auteurs, la postérité de
ces Chananéens que Josué chassa de la Palestine. Selon d’autres, ils
descendaient de cinq colonies d’Arabes Homérites, qui
passèrent en Afrique sous la conduite d’Afrikin, fils
de Kis, et petit-fils de Safi, roi des Homérites; et c’est ce chef de colonie qui donna son nom à
cette vaste portion de notre continent. Cés cinq colonies subsistent encore
sous leur ancien nom, et sont maintenant divisées en plus de six cents-lignées
de Berbers, qui habitent les uns sous des tentes, les autres cans des villes. Abd-allah, contraint de lever le siège, alla former celui
de Cabès, nommée alors Tacape,
et fut par les mêmes raisons obligé de l’abandonner.
A la première nouvelle de
l’irruption des Sarrasins, le patrice Grégoire avait rassemblé cent vingt mille
hommes. Abd-allah n’en avait que quarante mille, mais
c’était l’élite des tribus arabes. Les deux armées se rencontrèrent dans un
lieu nommé Yacoubé. Le général sarrasin, selon
l’usage des Musulmans, envoya d’abord offrir la paix au patrice, à condition
qu’il se rendrait avec tous ses sujets, ou musulman ou tributaire. Grégoire
ayant rejeté avec mépris l’un et l’autre parti, on en vint à la bataille. Elle
fut sanglante, et dura jusqu’à la nuit avec un égal avantage. Ce qui étonna le
plus l’intrépidité sarrasine, ce fut la fille du général romain. Grégoire
donnait l’exemple de la valeur; mais si fille, éclatante par sa beauté et parla
magnificence de sa parure, le surpassait encore en courage. Montée sur un
cheval vigoureux, elle ne cessa de combattre à côté de son père, et, par des
coups terribles, elle abattait les Sarrasins, que ses charmes avaient déjà
éblouis. A la fin du jour, Othman, qui commandait un corps de réserve, se
trouva derrière le camp des Africains, qui le séparaient de son armée. Les
Sarrasins rentrés dans leur camp s’aperçurent de son absence : l’inquiétude était
mutuelle; Othman ignorait l’état de l’armée sarrasine; Abd-allah craignait que la réserve n’eût été taillée en pièces. Il se trouva douze
soldats d’Othman assez déterminés pour traverser pendant la nuit le camp
ennemi, ayant Zobair à leur tête, et assez heureux
pour n’être pas reconnus. Ils se rendirent auprès d’Abd-allah,
et leur arrivée excita des cris de joie, qui portèrent l’alarme dans le camp
des Africains. Ceux-ci, persuadés que les Sarrasins allaient fondre sur eux,
prennent les armes avant le jour, et se rangent en bataille pour les recevoir.
Ils n’attendirent pas
longtemps : dès qu’Othman eut rejoint l’armée, les Sarrasins sortirent du camp,
et l’on combattit avec le même acharnement que la veille. Zobaïr,
sans se donner le temps de prendre du repos, court ail plus fort de la mêlée,
et cherche des yeux Abd-allab; ne l’apercevant pas,
il retourne au camp et le trouve assis dans sa tente. Quoi donc? lui
dit- il, avec une noble hardiesse; est-ce là le poste d'un général, tandis
que ses soldats sont aux mains avec les infidèles? Abd-àllah lui répond que ses amis l’ont forcé de se tenir renfermé dans sa tente, pour
éviter une mort assurée ; que Grégoire a fait publier dans son armée, qu'il
donnerait sa fille avec une dot de cent mille dinars (c’était environ seize
cent mille livres de notre monnaie) à quiconque, soit Chrétien, soit
Musulman, lui apporterait la tête du général arabe; que la beauté de cette
fille, connue des deux armées, jointe à l’appas d'une si riche dot, tournerait
infailliblement contre lui les armes de tous les Chrétiens, et peut-être celles
des Musulmans mêmes.
Eh bien, reprit Zobair, venez au champ de bataille,
et faites faire la même proclamation dans votre armée contre Grégoire. Il n’est
point de Musulman qui n'aime mieux mériter la même récompense par un exploit
glorieux, que par une perfidie. Abd-allah suivit
son avis, et Grégoire se vit exposé au péril où il avait jeté le général
sarrasin. Ce combat se termina encore sans décider ta victoire. On se battit
ainsi pendant plusieurs jours : les deux armées sortaient du camp au lever du
soleil; elles combattaient avec acharnement jusqu’à midi : alors, également
excédées de fatigues et de chaleur, elles se séparaient comme de concert, à
dessein de recommencer le lendemain.
Ce qu’une valeur obstinée
n’avait pu faire, un stratagème l’acheva, et ce fut encore un conseil de Zohaïr. Une partie des Sarrasins eut ordre de se tenir sous
les tentes en état de charger au premier signal; et le reste de l’armée marcha
dès le matin aux ennemis, ainsi que les jours précédents. Le combat fut soutenu
de part et d’autre avec l’opiniâtreté ordinaire. Zobaïr,
l’âme de toutes les batailles, prolongea l’action le plus longtemps qu’il lui
fut possible, pour épuiser les forces des Africains. Enfin les Sarrasins, se
retirent et quittent leurs armes, comme ne songeant plus qu’à se reposer. Les
Africains, accablés de lassitude et brûlés du soleil de midi, se mettent en
mouvement pour défiler vers leur camp. Au même instant, les Sarrasins cachés
sous les tentes sautent sur leurs chevaux, et Zobaïr à leur tête, ils viennent, à toute bride fondre sur l’ennemi; Une attaque si
brusque jette la terreur et le désordre; tout se débande, tout fuit. Grégoire
suivi de ses plus braves soldats essaye en vain d’arrêter cette fougue
impétueuse: il est renversé d’un coup de lance, et expire sur la poussière. On
fait un grand carnage de l’armée chrétienne; ceux qui échappent se réfugient
dans la ville de Soubaïtla (Suffetula),
abandonnant leur camp aux ennemis. La fille de Grégoire, après avoir immolé sur
son cadavre plusieurs Musulmans, est prise les armes à la main. On la conduit
au général, qui lui demande de nouvelles de son père : Il est plus heureux
que moi, répondit-elle ; je l’ai vu mourir en homme de cœur, et moi je
suis captive. Une seule espérance me console : je vais sans doute trouver ici
la mort, que j'ai en vain cherchée dans la bataille. Abd-allah,
étonné qu’il ne se présentât personne pour recevoir la récompense promise à
celui qui tuerait Grégoire, fait venir devant elle les principaux officiers;
dès qu’elle aperçoit Zobaïr : Ah! dit-elle en
détournant ses regards, le voilà celui que vous cherchez. Abd-allah ayant demandé à Zobaïr la cause de son silence : je n’ai combattu , répondit-il, que pour ma
religion et je ne veux d'autre
récompense que l'honneur de l’avoir servie. Le général, aussi charmé de ce
noble désintéressement que de sa valeur, l’obligea d’accepter les cent mille
dinars et la belle captive, que le fier Sarrasin ne reçut qu’avec dédain,
malgré ses attraits et sa gloire.
Après cette victoire, les
Sarrasins allèrent assiéger Sbaïtla, nommée aussi Sabtélé et Soubaïthala, selon les
diverses manières de prononcer les mots arabes. C’était l’ancienne Sufetula en Byzacène, ville opulente,
décorée de somptueux édifices, et devenue très considérable depuis que Carthage
avait perdu son ancien lustre. Elle fut prise d’assaut et pillée. Le butin
qu’on y fit en ôr et en argent est porté par les
auteurs arabes à une somme tout-à-fait incroyable : ils le font monter à près
de six cents millions. On en préleva, selon la coutume, la cinquième partie
pour le trésor public; le reste fut distribué aux soldats. Les cavaliers eurent
le triple des fantassins, un tiers pour eux, les deux autres pour leurs
chevaux. Les Arabes ont toujours fait une estime singulière de ces animaux,
jusqu’à en conserver la généalogie avec autant de soin que la leur propre. Le
peu d’habitants échappé du carnage se réfugia dans les forteresses des
environs, qui ne tinrent pas longtemps contre les attaques. La place la plus
forte nommée Sfax ou Sfakès n’osa même les attendre:
elle obtint avec peine, et par des instances réitérées, de se racheter du
pillage en payant trois cents livres d’or. Plusieurs places prévinrent leur
ruine en se soumettant à payer tribut.
Zobaïr, dont la valeur et la prudence avaient le plus contribue à ces succès, fut
choisi pour en porter la nouvelle au khalife. Lorsqu’il fut arrivé à Médine
après vingt jours de marche, Othman assembla le peuple dans la mosquée, et fit
monter Zobaïr dans la tribune pour annoncer lui-même
ces glorieuses conquêtes. Son récit fut mille fois interrompu par des cris de
joie et des actions de grâces à Dieu et au prophète. Cependant l’armée
musulmane, affaiblie par les combats et par les maladies, ne pouvait subsister
plus longtemps en, Afrique, où elle était depuis quinte mois. Les députés de la
province traitèrent avec Abdallah sans la participation de l’empereur. On
convint de la paix, à condition que les Sarrasins resteraient en possession de
tout ce qu’ils avaient conquis. Ils laissèrent des troupes pour s’y maintenir,
et retournèrent en Egypte. Ce fut ainsi que se termina cette première
expédition; et pendant les seize années suivantes, les Musulmans ne firent sur
l’Afrique aucune nouvelle entreprise.
Les Arabes en Arménie
L’Arménie avait partagé les
agitations de la Perse après la mort de Chosroès; tout y était dans plus grand
désordre; les princes, tous indépendants, n’y reconnaissaient plus l’autorité
du lieutenant royal, qui, lui-même en butte aux attaques des partis qui se
disputaient la couronne de Perse, ne pouvait obtenir des forces suffisantes
pour se faire respecter. Varazdirots le Bagratide,
alors marzban ou commandant de l’Arménie, avait pour
ennemi Roustam, qui gouvernait l’Aderbadégan,
et qui jouissait d’un très grand crédit à la courr. Roustam voulait lui ravir son gouvernement; il essaya de se
rendre maître de Varazdirots, par le moyen de
quelques Arméniens qui lui étaient contraires. Celui-ci parvint à déjouer leurs
projets; mais trop faible d’ailleurs pour résister à ses ennemis, il prit le
parti de se retirer auprès d’Héraclius, qui le traita avec beaucoup de
distinction. Il se réfugia à Constantinople en l’an 631, après avoir administré
sept ans l’Arménie. Les Arabes dirigeaient alors tous leurs efforts contre la
monarchie persane; Iezdédjerd, mal assuré du pouvoir,
et occupé d’une guerre qui menaçait l’existence de son trône et de sa nation,
ne put songer aux affaires d’Arménie; l’ambitieux Roustam,
qui avait causé , la fuite et l’émigration de Varazdirots,
fut lui-même obligé d’abandonner ses projets sur ce pays, pour s’occuper du
salut de la Perse. L’Arménie se trouva donc rendue à l’indépendance, et par
conséquent livrée à l’anarchie. Le patriarche Esdras voulut y mettre un terme;
il réunit plusieurs des seigneurs du pays, et d’un commun accord, ils
envoyèrent un message à Héraclius, pour qu’il leur donnât un chef arménien.
L’empereur fit partir alors David le Saharhounien,
qui avait déjà pendant longtemps gouverné l’Arménie; il lui donna le titre de
Curopalate, pour le rendre plus respectable à ses compatriotes. David leva des
troupes, et chercha à rétablir l’ordre et la tranquillité dans sa patrie. Les
efforts qu’il fit pour y parvenir lui suscitèrent des ennemis : les seigneurs
accoutumés à la licence se liguèrent contre lui, et finirent par le chasser en
l’an 634. Pendant trois ans, la guerre civile la plus violente déchira
l’Arménie; enfin, en l’an 636, Théodore, prince des Rheschdouniens,
homme courageux et habile, parvint à réunir assez de forces pour exercer de sa
propre autorité les fonctions de Marzban, et à
rétablir dans le pays une apparence de tranquillité. L’Arménie commençait à
respirer, quand les invasions des Arabes la replongèrent pour longtemps dans
l’état le plus misérable. Dix-huit mille Arabes, conduits par un chef nommé Abd-errahman, se présentèrent dans le pays de Daron,
demandant le tribut, enlevant les femmes et les enfants. Le prince Vahan de Camsar, qui possédait ce canton, leva huit mille soldats,
et envoya des messages à tous les Seigneurs ses voisins, pour en obtenir du
secours. Son frère Diran, le général Mouschegh, et Sahour, prince des Andsévatsiens, furent les seuls qui répondirent à cet
appel; ils lui amenèrent aussi huit mille hommes. Les deux nations se
rencontrèrent dans un lieu nommé Gargroï. Le combat
fut acharné. La victoire semblait se déclarer pour les chrétiens, quand la
trahison de Sahour fit passer l’avantage du côté des
Arabes. Il y eut un horrible carnage des Arméniens. Pressé de tous les côtés, Diran succomba, après avoir immolé le traître Sahour. Mouschegh périt aussi, et
les restes de l’armée chrétienne se dispersèrent dans toutes les directions,
laissant les Arabes maîtres du pays. Ils se portèrent en avant, et étendirent
leurs ravages dans les pays d’Abahouni3et de Pâsen,
d’où ils passèrent dans la province d’Ararat, tandis que d’autres troupes de
Musulmans vainqueurs des Perses s’avançaient par l’Aderbadégan.
Cependant Théodore le Rheschdounien s’efforçait de rallier les troupes et les seigneurs de l’Arménie; ses
exhortations furent vaines, il ne put les résoudre à suspendre leurs démêlés
particuliers pour combattre l’ennemi commun; il fut contraint d’être le
spectateur tranquille de la ruine de sa patrie. Le patriarche Esdras, qui le
secondait de tous ses efforts, ne fut pas plus heureux. Il en mourut de chagrin
l’an 639, après avoir gouverné l’Eglise d’Arménie pendant dix ans et huit mois.
On s’occupait de lui donner un successeur, quand les Arabes parurent devant Dovin, capitale du pays et résidence patriarchale. Ils en
formèrent le siège le 28 novembre 639, et s’en rendirent maîtres le 6 janvier,
jour de l’Epiphanie de l’année suivante. Ils brûlèrent et dévastèrent tous les
édifices publics de cette belle ville, y firent un grand carnage, et emmenèrent
en Syrie trente-cinq mille captifs. Le chef de cette expédition était Habib,
fils de Moslemah, commandant de Kinesrin en Syrie; il était entré en Arménie par l’ordre de Moawiah,
alors gouverneur général de la Syrie pour le khalife Othman. Salman, fils de Rabiah, autre chef arabe de la race des Bahélites,
lui avait été adjoint avec un corps auxiliaire formé de soldats venus de l’Irak.
Après la prise de Dovin, Habib se rendit maître dé Nakhtchévan et il y reçut la soumission du prince du Vaspourakan. Il passa de là dans le pays de Sisakan et se rendit maître du chef-lieu du canton de Vaïots-dsor, château très-fort de l’Arménie septentrionale.
Habib se dirigea ensuite vers l’Ibérie, prit Tiflis et les principales villes
du pays. Il pénétra de là dans le Caucase, où il soumit plusieurs peuplades
barbares. Tous les princes de l’Arménie septentrionale, de l’Ibérie et du
Caucase, consentirent à payer tribut pour se délivrer des Arabes. Dans le même
temps, Salman le lieutenant de Habib se portait vers l’Arménie orientale, où il
soumettait les villes de Bardaah et de Phaïtakaran, que les Arabes appellent Bailakan.
Il prit ensuite Schamkor, passa le Kour et s’empara de Kabalah, une
des principales villes de l’Albanie. Il conquit ensuite le pays de Schaki, pénétra dans le Schirwan,
battit ou soumit la plupart des petits chefs albaniens ou montagnards qui
commandaient dans les régions sauvages qui s’étendent jusqu’à la mer Caspienne;
il franchit le défilé de Derbend, et s’avança dans
les vastes plaines du Nord, où il fut vaincu par le khakan des Khazars auprès de Balandjar, ville que les
Khazars possédaient sur les bords du Térek. Il y
périt avec la plupart de ses compagnons. Cet échec amena la retraite des
troupes arabes, et la perte de la plus grande partie de leurs conquêtes. Les
Arabes abandonnèrent l’Arménie, après l’avoir pillée. Théodore chercha à
profiter de leur retraite et de la terreur causée par leurs ravages, pour
réunir les esprits. Il fit nommer un successeur au patriarche Esdras : ce fut Nersès, évêque de la Daik, qui le
seconda dans ses bonnes intentions. En l’an 642 l’empereur Constant renvoya en
Arménie le Bagratide Varazdirots, à qui il donna le
titre de Curopalate. Son administration fut de peu de durée; il mourut et fut
remplacé par son fils Sembat. On redonna le commandement des troupes à Théodore le Rheschdounien. Les
deux princes et le patriarche s’occupèrent de concert à réparer les maux qui
avaient affligé le pays, et à rétablir l’ordre dans les affaires de l’Église et
dans l’administration. Ils obtinrent quelques heureux résultats, malgré les
incursions des Arabes, qui revinrent en grande force en l’an 646. Us ravagèrent
les cantons de Peznounie et d’Aghiovid,
d’où ils pénétrèrent jusque dans la province d’Ararat. On ne trouva rien de
mieux pour mettre un terme à leurs courses dévastatrices que de se soumettre au
tribut, et c’est le parti que prirent Théodore et Sembat. Cette résolution
attira plus tard sur eux et sur l’Arménie la colère de l’empereur.
Les Sarrasins entrent dans l’ile de Chypre.
Pendant qu’ Abd-allah faisait la guerre en Afrique, Moawiah,
fils d’Abou-Sofian, gouverneur de Syrie, grand capitaine, et qui fut dans la
suite le plus célèbre des khalifes depuis Mahomet, achevait de soumettre
entièrement cette province, où quelques places peu considérables tenaient
encore pour les Romains. N’ayant plus rien à faire dans le continent de la
Syrie, il passa dans l’île de Chypre avec une flotte de dix-sept cents barques
qu’il fit venir d’Alexandrie et qui lui furent données par Abd-allah,
fils de Saad, ravagea l’île entière, et prit la capitale nommée alors Constantia
: c’était l’ancienne Salamine. Elle fut saccagée et entièrement détruite. Un
peuple innombrable fut traîné en esclavage. Moawiah ne quitta l’île de Chyle qu’après avoir imposé aux habitants un tribut annuel
des de sept mille deux cents ducats : c’était la moitié de ce que cette île
payait à l’empereur. Mais cette conquête ne fut pas de longue durée. Au bout de
deux ans, une flotte romaine chargée de troupes et commandée par Cacorizès, chambellan de Constant, chassa les Sarrasins et
se remit en possession du pays.
A la hauteur de l’île de Chypre,
à vingt stades du continent de la Syrie et de l’embouchure du fleuve Éleuthérus, était l’île d’Arad, célèbre dans l’antiquité,
quoique peu considérable par son étendue. Ce n’était qu’un rocher de sept
stades de circuit, mais couvert d’édifices fort élevés, qui renfermaient un
grand peuple. Des Sidoniens fugitifs avaient
autrefois bâti cette ville, qui avait ensuite étendu son domaine sur la cote
voisine. Gouvernée d’abord par ses rois, elle avait passé successivement sous
la domination des Perses, des Macédoniens, et enfin des Romains. Moawiah l’attaqua, et fit battre les murailles. Comme elles
étaient à l’épreuve des machines, il y envoya Thomarich,
évêque d’Apamée, pour persuader aux habitants d'abandonner leur ville aux
Sarrasins, s’ils ne voulaient être tous passés au fil de l’épée. Les Aradiens retinrent l’évêque, et refusèrent de se soumettre.
Après avoir perdu un assez longtemps devant cette place, Moawiah,
aux approches de l’hiver, retourna à Damas, sa résidence ordinaire. Il revint
l’année suivante, et força enfin les habitants à se rendre, à condition qu’ils
auraient la liberté de se retirer où ils voudraient. On mit le feu à la ville ;
on en détruisit les murailles, en sorte que cette île demeura déserte. Moawiah, maître de toute la Syrie, porta ses armes au-delà
du mont Amanus. Busur, un de ses lieutenants, entra
dans l’Asie-Mineure, et ravagea la Cilicie et l’Isaurie, d’où il emmena cinq mille
captifs. Constant effrayé de cette incursion, qui ouvrait aux Sarrasins la
route de Constantinople, entra en négociation. Le sénateur Procope obtint de Moawiah une trêve de deux ans. Grégoire, fils de Théodore,
demeura en qualité d’otage à Damas, où il mourut trois ans après : son corps
fut rapporté à Constantinople.
II.
semblait favoriser les
progrès des Sarrasins. La jeunesse et l’incapacité du prince leur laissaient
une libre carrière. Constant, plus attentif à soutenir le monothélisme qu’à
défendre son empire, écoutait les disputes des théologiens sur l’unité
d’opération et de volonté en Jésus-Christ, tandis que les Musulmans, le sabre à
la main, travaillaient à détruire la foi en Jésus-Christ même. Il avait hérité
de son père la croyance catholique; il la porta sur le trône. Après la mort
d’Héraclius, le pape Jean IV avait écrit à Constantin, devenu empereur avec Héracléonas, pour justifier la mémoire du pape Honorius,
que Pyrrhus faisait passer pour monothélite. Il lui demandait en même temps la
suppression d’un formulaire hérétique que ce patriarche faisait signer. Cette
lettre retardée par quelque circonstance ne vint à Constantinople qu’après la
fuite de Pyrrhus et l’élection de Constant. Le nouvel empereur répondit au pape
en termes respectueux, qu’il avait déjà fait brûler ce formulaire. Mais un
prince âgé de onze ans fut bientôt séduit par les hérétiques dont sa cour était
remplie. Il avait été élu au mois d’aout; dès le mois d’octobre suivant, il mit
sur le siège de Constantinople Paul, économe de Sainte-Sophie, attaché à la
même hérésie que ses deux prédécesseurs.
Cependant Pyrrhus, retiré en
Afrique1, y trouva les évêques fort opposés à ses erreurs. Pour apaiser les
troubles qu’il excitait, le patrice Grégoire, alors gouverneur de la province,
vint à bout de l’engager à conférer en sa présence avec l’abbé Maxime, le
personnage le plus éclairé de son siècle. Né à Constantinople d’une ancienne
noblesse, instruit dans les sciences divines et humaines, il avait été premier
secrétaire d’Héraclius. L’amour de l’étude et de la retraite lui avait fait
quitter la cour, pour se consacrer à Dieu dans le monastère de Chrysopolis. Il
en était abbé, lorsque les progrès de l’hérésie le déterminèrent à passer en
Afrique. Plusieurs évêques et les personnes les plus distinguées de la province
furent témoins de cette conférence. Nous en avons encore les actes. Pyrrhus y
fut tellement confondu, qu’il ne couvrit sa honte qu’en renonçant au
monothélisme; il alla même à Rome présenter au pape Théodore une abjuration
signée de sa main. Le pape le reçut avec honneur, et le traita comme patriarche
légitime de Constantinople. Mais Pyrrhus étant ensuite allé à Ravenne,
l’exarque Platon, imbu des mêmes sentiments que l’empereur, replongea ce prélat
dans ses anciennes erreurs, et lui fit faire un désaveu public de son
abjuration. Pyrrhus rentra dans Constantinople aussi hérétique qu’auparavant.
En vain les évêques d’Afrique tinrent des conciles en chaque province, pour
condamner l’hérésie; leurs lettres à l’empereur et au patriarche, jointes à
celles du pape, ne produisirent aucun effet.
Type de Constant.
L’Ecthèse d’Héraclius n’avait
fait qu’augmenter les troubles de l’Église. Constant, à la sollicitation de
Paul, se flatta d’être plus heureux en publiant un nouvel édit, qu’il nomma
Type, c’est-à-dire, formulaire. Paul en était l’auteur, comme Sergius
l’avait été de l’Ecthèse. L’empereur y défendait toute dispute, ordonnant de
s’en tenir à la doctrine de l’Ecriture et des Pères, sans s’expliquer sur la
question des deux volontés. Il menaçait les contrevenants de déposition, de
privation de charges, de confiscation, de bannissement, et même de punition
corporelle. Le zèle du prélat, sous le nom de l’empereur, ne trouvait pas de
châtiment trop rigoureux pour ceux qui ne pensaient pas comme lui. Cet édit
devait, ce semble, moins révolter les orthodoxes que celui d'Héraclius :
l’Ecthèse, contradictoire dans les termes, en imposant également silence aux
monothélites et aux catholiques, prononçait cependant en faveur de l’unité de
volonté en Jésus-Christ; au lieu que le Type laissait la question indécise, et
défendait absolument de s’expliquer sur l’un ou sur l’autre sentiment. Le pape
Théodore et les évêques catholiques le rejetèrent néanmoins comme un édit
dangereux, qui fermait la bouche aux orthodoxes, qui confondait la vérité avec
l’erreur, et qui tenait la foi captive et muette sur une question importante :
La nature humaine est-elle entière et parfaite en Jésus-Christ? Le pape
assembla un concile, où Paul et Pyrrhus furent déposés et frappés d’anathème.
La forme de la condamnation fut terrible : le pape se transporta au tombeau de
saint Pierre dans le Vatican ; et s’étant fait apporter un calice dans lequel
on avait consacré, il prit quelques gouttes du sang de Jésus-Christ, et s’en
servit pour écrire la sentence prononcée contre les deux patriarches; ce qui
était sans exemple, et ne fut jamais pratiqué depuis, sinon dans la
condamnation de Photius au huitième concile général assemblé en 869 à
Constantinople. Paul se vengea du pape en persécutant ses légats et les évêques
catholiques, dont les uns furent mis en prison, les autres bannis; quelques-uns
même essuyèrent les traitements les plus rigoureux. Cette persécution obligea
un grand nombre d’ecclésiastiques, prêtres, moines et abbés de venir à Rome implorer
la protection du Saint-Siège. Le pape Théodore étant mort au mois de mai 649,
Martin lui succéda. Le clergé de Rome n’avait pas attendu le consentement de
l’empereur pour installer le nouveau pape; ce qui dans la suite autorisa les
Grecs à le persécuter, et leur fit regarder la consécration comme irrégulière.
Cependant comme l’empereur n’y avait point fait d’opposition, il demandait que
par reconnaissance Martin reçût le Type, et qu’il le fît recevoir par les
évêques d’Occident. Le pape assembla un synode, qui s’ouvrit le 5 octobre dans
l’église de Saint-Jean-de-Latran. Il y assista cent cinq évêques qui
condamnèrent l’hérésie des monothélites, l’Ecthèse d’Héraclius et le Type de
Constant, sous la qualification d’ouvrages impies. Théodore de Pharan, premier auteur de l’hérésie, Cyrus d’Alexandrie,
Sergius de Constantinople, Pyrrhus et Paul qui en étaient les promoteurs,
furent frappés d’anathème. Théodore Calliopas, qui
avait succédé à Platon dans l’exarchat, ne put empêcher Maurus,
archevêque de Ravenne, retenu par une maladie, de prendre part au concile par
ses suffragants et ses députés; et ce fut peut-être pour cette raison que cet
exarque fut rappelé. Quoique le concile eût usé de condescendance à l’égard de
l’empereur, en supposant Paul seul auteur du Type, toutefois la lettre de
Martin qui instruisait Constant de ce qui avait été fait dans le concile, et
qui l’exhortait à faire usage de son pouvoir pour extirper l’hérésie, mit le
prince dans une grande colère. Olympius, exarque à la
place de Calliopas, fut chargé de faire signer le
Type en Italie, et de s’assurer de la personne du pape. Il ne put réussir dans
l’une ni dans l’autre commission. Le Type fut rejeté par toutes les églises; et
l’attachement du clergé et du peuple mit le pape à couvert de toute violence.
L’année suivante se passa en
sollicitations en faveur du Type, en intrigues, en sourdes pratiques pour
gagner le clergé et le peuple, et les détacher des intérêts du pape, qui
n’étaient que ceux de l’Eglise. Tout fut inutile. Loin d’accréditer le Type par
toutes ces manœuvres, on le rendit plus odieux, et à l’exception de Paul,
évêque de Thessalonique, qui fut déposé par sentence du pape dont il était
légat en Illyrie, il n’y eut pas un évêque en Occident ni en Afrique, qui
n’adhérât à la décision du concile. Il n’en était pas de même en Orient, où le
crédit du patriarche de Constantinople entraînait un grand nombre de prélats,
tandis que les Sarrasins, ennemis des catholiques, qu’ils regardaient comme
plus attachés et plus fidèles à l’empire, favorisaient de préférence toutes les
sectes héétiques.
Ces redoutables conquérants
faisaient trembler l’Afrique et l’Asie. Abd-allah.,
gouverneur d’Egypte, assembla ses troupes dans la Thébaïde, et fit des courses
en Nubie, où il trouva peu de résistance. Les Nubiens dans cette guerre avaient
été les agresseurs; ils étaient entrés dans la Haute-Egypte, que les Arabes
appellent Saïd. Les Musulmans les en eurent bientôt chassés; ils remontèrent le
Nil sur leurs traces; ils pénétrèrent jusqu’à Dongolah,
capitale du royaume, et ils en entreprirent le siège. Elle fut bientôt réduite
à l’extrémité par les machines des Musulmans, qui étaient tout-à-fait inconnues
aux Nubiens. Le roi du pays nommé Kalidourot,
chrétien de religion, ainsi que les Coptes et les Abyssins, demanda la paix ;
il vint trouver Abd-allah, qui l’accueillit avec
bienveillance; et il se soumit à un tribut qu’il payait en esclaves noirs,
espèce en estime chez les Arabes. Ces esclaves étaient au nombre de trois cent
soixante. Tous les ans ils étaient amenés jusqu’au bourg de Kasr,
c’est-à-dire le château, situé à cinq
milles de Souan, l’antique Syène. Les Arabes étaient dans l’usage de donner le
nom de bakt, à ce tribut, qui fut acquitté par
les Nubiens pendant plusieurs siècles. Les Sarrasins déjà établis sur les côtes
d’Afrique, firent vers le même temps une descente en Sicile, la ravagèrent et
s’établirent sur la côte.
Tant de pertes rendaient
l’empereur méprisable à ses propres sujets. Les liens de l’obéissance se
relâchaient de plus en plus, et les gouverneurs des provinces éloignées
n’étaient guères plus soumis que Mocaucas et Grégoire. L’empereur, irrité dès ce que les peuples de la Grande-Arménie
s’étaient soumis à payer un tribut aux Arabes, se mit en marche avec une
nombreuse armée pour les en punir. Le patriarche Nersès se hâta d’aller à sa rencontre avec un grand nombre d’évêques et la plus grande
partie de son clergé, pour désarmer son courroux. Il y parvint, et Constant
continua sa marche d’une manière pacifique, et il arriva à Dovin,
capitale du pays. Là, au lieu de s’occuper de combattre les Arabes, et de
donner aux Arméniens les moyens de s’affranchir du tribut qu’ils leur payaient,
il s’y occupa comme à Constantinople de misérables querelles théologiques. Il
s’efforça d’engager le patriarche et les chefs de l’Eglise d’Arménie à adopter
le concile de Chalcédoine, dont l’autorité n’était pas reconnue dans le pays.
La présence de l’armée impériale rendit les Arméniens dociles.
Constant fut bientôt après
obligé de retourner à Constantinople en 647 et le pays fut plongé dans un désordre
plus grand qu’auparavant, par les disputes religieuses et théologiques que le zèle
inconsidéré de l’empereur y avait suscitées. Les adversaires du concile de
Chalcédoine s’agitèrent contre les Grecs et contre les chefs du clergé et de la
nation, qui par politique s’en montraient les partisans. Pour faire cesser les
troubles, Constant donna l’ordre au patriarche Nersès,
au Curopalate Sembat général Théodore le Rheschdounien, de
convoquer un concile à Dovin en l’an 648, pour y
faire adopter définitivement les actes de Chalcédoine par l’Église d’Arménie.
L’armée romaine qui campait
auprès de la ville servit mieux l’empereur que les arguments des théologiens
qu’il avait envoyés pour y soutenir son opinion. Cette violence et les
vexations dont les officiers de l’empereur accablèrent le pays, y portèrent
bientôt l’exaspération au plus haut degré. Le désordre était partout et
l’insurrection imminente; le patriarche Nersès, hors
d’état de remédier à ces maux, abandonna le siège patriarchal et se retira dans
la province de Daik, son pays natal, où il resta six
ans. Théodore nomma aussitôt le vartabied ou docteur
Jean, pour gérer le pontificat en l’an 649. Tant qu’il fut à Dovin sous les yeux des commandants de l’empereur, il
feignit de partager la communion des Grecs; mais il parvint à leur échapper ,
et il se hâta de convoquer un conciliabule dans la ville de Manazkert en 651, où il anathématisa hautement le concile de Chalcédoine et tous ses
adhérents. Ce concile et les violences des généraux de Constant consommèrent la
séparation religieuse et politique des Arméniens et des Grecs. Les seigneurs
arméniens montrèrent toujours depuis une grande propension à favoriser les
Arabes, et ils ne se joignirent jamais aux Grecs, que quand ils se présentèrent
avec des forces suffisantes pour envahir la plus grande partie du pays.
Constant, vers cette époque, appela près de lui et combla d’honneurs le prince
des Gnouniens Méjej qui
avait rendu de grands services à l’empire sous Héraclius. Il commandait à
l’Arménie occidentale. Son successeur ne fut pas aussi fidèle.
Les Arabes instruits de tout
ce qui s’était passé dans l’Arménie pendant le séjour de Constant, et des liens
religieux et politiques qui venaient d’unir les Arméniens avec les Grecs,
résolurent de les en punir et de faire une nouvelle expédition en Arménie. Vers
le même temps, le patrice Pasagnathès, qui gouvernait
l’Arménie occidentale, où il avait succédé à Méjej,
prit les armes pour se rendre indépendant; il se ligua avec Moawiah,
auquel il donna son fils en otage. L’empereur irrité voulut d’abord marcher en
personne contre le rebelle; il s’avança jusqu’à Césarée en Cappadoce : mais
apprenant que Pasagnathès était en état de lui tenir
tête, il retourna honteusement à Constantinople.
Bientôt après, Moawiah fit un armement considérable, pour envahir
l’Arménie et les régions qui s’étendent au nord de la Syrie. Il partagea ses
troupes en deux corps, et se mit en personne à la tête du premier; il traversa
les défilés des montagnes et se porta contre Césarée de Cappadoce, dont il
entreprit le siège ; il la battit sans succès pendant dix jours, et soudain
renonçant à son entreprise, il se mit à courir et à ravager le pays environnant. Il revint ensuite contre Césarée, qu’il serra de près cette fois et avec persévérance. Les habitants réduits à l’extrémité demandèrent à traiter; Moawiah y consentit :
ils se soumirent selon l’usage au tribut. La paix conclue, les Arabes furent
admis à visiter la ville, dont ils admirèrent la magnificence et les vastes
édifices. Ils se repentirent alors d’avoir consenti à traiter; ils ne violèrent
cependant pas la foi jurée, et ils se retirèrent en ravageant les campagnes de
la Petite-Arménie.
Malgré les révoltes
partielles des Arméniens et leurs liaisons avec les Arabes, l’empereur avait
conservé cependant un certain pouvoir dans la Grande-Arménie, où il avait
encore des troupes. Ceci montre bien que la révolte de Pasagnathès n’avait pas été soutenue ni partagée par tous les chefs du pays, aussi voit-on
deux ans après, les Romains encore maîtres de[la Grande Arménie.
Ce fut contre ce pays qui
avait déjà été parcouru et dévasté par les Arabes que Moawiah dirigea sa seconde armée. Il en donna le commandement à Habib, qui était sous
lui gouverneur de Kinesrin et de la Syrie
septentrionale. C’était un guerrier illustre chez les Arabes, et célèbre par
les invasions répétées qu’il faisait sur le territoire de l’empire, et qui lui
avaient fait donner le nom d’Habib-al-Roum,
c’est-à-dire par antiphrase l’ami des Romains, au moyen d’un jeu de mots
sur son nom, qui en arabe signifie ami. Il fit cette expédition en
hiver, et Maurianus qui commandait les troupes
romaines cantonnées dans le pays, se mit à leur tête pour livrer bataille aux
Sarrasins : ceux-ci le défirent et le poursuivirent jusqu’au mont Caucase. Les Arabes
vainqueurs ravagèrent alors tout le pays, brûlèrent beaucoup de villes, et revinrent en Syrie avec un grand
nombre de captifs. Pour s’assurer de la fidélité des chefs arméniens, ils
emmenèrent une multitude d’otages : les auteurs du pays en font monter le
nombre à sept mille cent soixante-quinze. Avec cette garantie, ils firent une
alliance avec les seigneurs du pays.
Le général Théodore, prince
des Rheschdouniens se joignit avec ses troupes à
l’armée arabe, et passa avec elle en Syrie. Il y séjourna un an, et il y mourut
à Damas en l’an 654. Son corps fut reporté en Arménie, où on le déposa avec ses
pères dans le Vaspourakan. Le Cùropalate Sembat, fils de Varazdirots, mourut vers la même
époque. Lorsque le patriarche Nersès fut informé de
ces événements, il quitta l’asile qu’il habitait dans la Daik,
et vint conférer avec les seigneurs du pays, pour aviser au moyen de pourvoir
au gouvernement de l’Arménie. On donna le commandement et l’administration supérieure
à Hamazasp, fils de David, de la race des Mamigoniens. Il remplaça Sembat le Bagratide. C’était un
prince sage, instruit, et un vaillant guerrier. Pour Théodore, il fut remplacé
dans l’autorité militaire par son fils Vard ou
Bardas, comme disent les Grecs. Les auteurs arméniens donnent à ces deux chefs
le titre de patrice. Ils continuèrent de payer tribut aux Arabes.
Rhodes
La plus mémorable des
conquêtes que les Arabes firent alors fut celle de l’île de Rhodes. Moawiah encouragé par les succès qu’il avait obtenus dans
l’île de Chypre, résolut de faire de nouvelles courses sur la Méditerranée. Il
équipa une flotte considérable, toute en petits bâtiments; et il transporta une
armée sur douze cents barques. Abou’lawar la commandait. Il attaqua d’abord l’île de
Cos, dont il se rendit maître par la trahison de l’évêque; il y tua beaucoup de
monde, fit un grand butin, et détruisit la forteresse qui s’y trouvait. Il se
porta de là dans l’île de Crète, puis il passa dans celle de Rhodes; il
s’empara de la ville et de l’île. Rien ne causa plus d’admiration aux Sarrasins
grossiers et ignorants dans les arts, que le fameux colosse du soleil, de
soixante-dix coudées de proportion, et du poids de sept cent mille livres.
C’était un ouvrage de Charès de Linde, élève du célèbre Lysippe. Il avait coûté
douze ans de travail, et trois cents talents. C’était la somme que les Rhodiens
avaient retirée de la dépouille du camp de Démétrius, lorsqu’il avait levé le
siège de leur ville. Cette dépense, qui suffirait à peine aujourd’hui pour
exécuter un des membres d’une pareille statue, avait tellement effrayé
l’ouvrier, qu’il s’était tué de désespoir, pour éviter les reproches de ses
concitoyens. Ce Colosse élevé sur le port de Rhodes n’avait subsisté sur pied
que cinquante-six ans. Abattu par un tremblement de terre, il demeurait brisé
et couché près du port depuis près de neuf cents ans; et dans cet état on le
regardait encore comme une des sept merveilles du monde. Chacun de ses doigts
surpassait en grosseur une statue humaine. Les Musulmans considéraient avec
étonnement les vastes cavités qui s’ouvraient à l’endroit des fractures, et les
prodigieuses masses de pierres dont on avait rempli l’intérieur du bronze, pour
lui donner une assiette solide. Un marchand juif de la ville d’Emèse acheta de Moawiah ces énormes débris, qui firent la charge de neuf
cents chameaux : ce que Muratori traite de fable, sans en apporter de raison
suffisante.
Le Pape Martin
L’Italie n’éprouvait pas
encore les attaques des Sarrasins; mais l’opiniâtreté de l’empereur à faire
recevoir le Type y allumait une guerre intestine. L’exarque Olympius,
ne pouvant exécuter l’ordre qu’il avait reçu d’enlever le pape sans bruit et
sans alarme, forma le dessein de lui ôter la vie. Toutes les entrées du palais
lui étant fermées, et le pape ne paraissant jamais en public sans être
accompagné d’un nombreux cortège toujours prêt à le défendre, il résolut de le
faire assassiner dans l’église de Sainte-Marie-Majeure, au moment que le pape
viendrait lui administrer la communion; car chaque fidèle la recevait alors
sans sortir de sa place. Ce projet sacrilège ne fut suivi d’aucun effet. Le
Dieu que Martin tenait entre ses mains fut pour lui une garde assurée; et
l’assassin, qui était un des écuyers d’Olympius,
protesta depuis avec serment qu’il avait été frappé d’aveuglement, et que le
pape avait disparu à ses yeux. Olympius, convaincu de
la protection visible de Dieu sur Martin et saisi d’horreur de son crime, alla
se jeter aux pieds du pape, lui avoua son exécrable dessein, lui découvrit les
cruelles intentions de l’empereur, et lui demanda humblement pardon. La cour de
Constantinople traita cette réconciliation de trahison et de complot formé
contre le prince; on en fit dans la suite un crime à Martin. L’exarque eut
ordre de passer en Sicile pour en chasser les Sarrasins. Il y fut défait, et
mourut peu après de maladie ou de chagrin.
Théodore Calliopas fut renvoyé en Italie, bien résolu sans doute de regagner par ses rigueurs
envers le pape la confiance du prince, que sa douceur lui avait fait perdre.
Martin était un prélat d’une sainteté éminente, aussi patient à supporter les
injures qu’inébranlable dans la défense de la vérité. Simple et frugal dans sa
dépense, il n’était somptueux qu’en aumônes; il envoyait de grandes sommes
d’argent aux chrétiens captifs des Sarrasins, pour les délivrer d’esclavage, ou
du moins les soulager. C’était aux yeux de tout l’empire un ange de paix, un
digne successeur des Apôtres; mais dès qu’il eut encouru la disgrâce du prince
en condamnant le Type, ce ne fut plus à la cour qu’un sujet rebelle. La
calomnie éleva sa voix autour du trône; et tous les échos du palais répétaient
sans cesse que Martin avait conspiré avec Olympius pour livrer l’Italie aux Sarrasins, et que ses prétendues aumônes étaient une
solde qu’il payait aux infidèles. Sa perte fut résolue. Calliopas,
chargé d’exécuter ce qu’Olympius n’avait osé
entreprendre, se rendit à Rome le samedi 15 juin 653 avec grand nombre de
soldats; il. était accompagné d’un Théodore Tellure, entre les mains duquel il
devait remettre Martin, pour le conduire à Constantinople. Le pape, malade au
lit depuis huit mois, envoya au-devant de l’exarque les principaux de son
clergé, pour le recevoir avec honneur. Calliopas témoigna un grand désir d’aller saluer le pape; mais il s’en excusa sur la
fatigue du voyage, et promit de se rendre le lendemain dans la basilique de
Latran. Son dessein était d’y arrêter le pape ; mais craignant le concours du
peuple assemblé le jour de dimanche, il manqua de parole. Le lundi, il envoya
dire au pape, qu’il apprenait que le palais pontifical était devenu une place
de guerre; qu’on y faisait des amas d'armes et de pierres; qu’il en ignorait la
cause; mais qu’il ne pouvait s'empêcher de condamner ces mouvements, comme des
préparatifs de révolte. Le pape, pour toute réponse, invita les envoyés à faire
eux-mêmes la visite du palais; il ne a y trouva ni armes, ni pierres. C’était
une ruse de l’exarque, qui voulait s’assurer s’il ne trouverait aucun obstacle
à forcer le palais. Le pape se doutant alors de ses intentions fit porter son
lit dans la Basilique, comme dans un asile inviolable. Calliopas,
très-capable de craindre, mais incapable de rien respecter, s’y transporta
aussitôt avec ses troupes. Elles y entrèrent armées comme pour un assaut,
brisant les chandeliers et les cierges de l’église, et poussant des cris
affreux, joints au bruit des épées dont ils frappaient leurs boucliers. Après avoir
ainsi effrayé les esprits, Calliopas lut au clergé
une lettre de l’empereur, qui ordonnait de procéder à l’élection d’un pape,
Martin n’étant qu’un intrus. Le clergé se récrie et se dispose à soutenir son
pasteur. Martin jusqu’alors couché sur son lit, regardant d’un œil intrépide
toutes ces violences dont il ne se plaignait qu’à Dieu seul, se soulève avec
peine, et déterminé à périr plutôt que de laisser verser une goutte de sang
pour sa défense, il ordonne à son clergé de s’abstenir de toute résistance, et
se met lui-même entre les mains de Calliopas. Comme
le clergé criait anathème aux persécuteurs de Martin, anathème aux ennemis de
la foi catholique : il ne s'agit point de la foi, reprit Calliopas, je professe la même foi que les Romains.
Le pape ayant prié l’exarque de lui permettre de prendre avec lui quelques-uns
de ses clercs, l’exarque répondit qu’on n’empêcherait personne de
l’accompagner. Sur quoi plusieurs évêques s’écrièrent : nous voulons tous vivre
et mourir avec lui. Martin passa la nuit dans le palais de l’exarque, et le
lendemain mardi il fut visité d’un grand nombre de personnes, qui, se disposant
à partir avec leur pasteur, avaient déjà fait embarquer leur équipage. Mais au
milieu de la nuit suivante on le mit entre les mains de Pellure;
on écarta tous ceux de sa suite, excepté six de ses serviteurs, avec lesquels
on le jeta dans une barque sur le Tibre, sans lui laisser emporter autre chose
que ses habits et un vase à boire. On ferma en même temps toutes les portes de
Rome, pour empêcher de le suivre. Pellure le
conduisit à Porto et de là au port de Messine, où l’attendait le vaisseau qui
devait le porter à Constantinople.
On avait ordre de prolonger
le voyage et de le rendre le plus incommode et le plus fatigant qu’il serait
possible, pour lasser la constance du pape. On passa près de trois mois sur les
côtes de Calabre et dans diverses îles. Pendant tout ce temps-là, le vaisseau
servit de prison à Martin ; jamais on ne lui permit d’aller à terre. Tourmenté
depuis près d’un an d’une cruelle dysenterie, qui l’avait réduit à une extrême
faiblesse et à un dégoût mortel de toute nourriture, il n’avait pour soutenir
sa vie languissante que les aliments grossiers des matelots. Les prêtres et les
fidèles des lieux où l’on abordait s’empressaient en vain de lui apporter des
soulagements ; on les maltraitait, on saisissait ce qu’ils apportaient :
c’était la proie des soldats, qui leur disaient, comme les Juifs à Pilate : si
vous aimez cet homme, vous êtes ennemis de l’empereur. Enfin on s’arrêta dans
l’île de Naxos, où Martin eut la permission de sortir du vaisseau : mais ce fut
pour être retenu prisonnier une année entière dans une maison de la ville.
Enfin, le 17 septembre 654,
Martin arriva dans le Martini port de Constantinople. Tous ceux qui étaient
attachés à la cour se faisaient un mérite de l’outrager. On le laissa un jour
entier sur le rivage, couché sur un grabat et exposé aux insultes du peuple, à
qui on faisait croire que c’était un ennemi de l’état. Sur le soir on l’enferma
dans la prison, où il demeura trois mois, sans avoir la liberté de parler à
personne. Le 19 décembre , on le porta dans la maison de Bucoléon sacellaire, c’est-à-dire trésorier de l’empereur.
C’était un magistrat injuste et vendu à la cour. Tout le sénat était assemblé.
On fit comparaître les témoins. Les crimes dont ils chargeaient le pape se
réduisaient à deux chefs, le prétendu complot avec Olympius et l’intelligence avec les Sarrasins. De vingt témoins qui se présentèrent,
deux seuls furent entendus et si pleinement confondus par le pape, que les
juges, résolus de le condamner, s’épargnèrent la honte de faire parler les
autres. Pendant cet interrogatoire, Martin, que ses cruelles douleurs mettaient
depuis longtemps hors d’état de se soutenir, fut obligé par le Sacellaire encore plus cruel, de se tenir sur ses pieds,
appuyé sur deux de ses gardes.
L’empereur, instruit par le Sacellaire de la fermeté de Martin devant cet inique
tribunal, n’en fut que plus irrité ; il voulut être lui-même spectateur
des horribles, traitements qu’il lui préparait. On transporta le pape dans une
cour du palais , au-dessous d’une des fenêtres de l’empereur, qui voyait au
travers d’une jalousie tout, ce qui s’y passait. Le pape environné de gardes
fut élevé sur une terrasse, où il parut debout, soutenu à droite, et à gauche
par des bourreaux, à la vue du sénat et d’une foule de peuple. C’était un spectàcle déplorable pour tout autre que l’empereur et ses
courtisans, que de voir le premier pasteur de l’Eglise, respectable par sa
vieillesse et plus encore par la sainteté de ses mœurs, à qui une langueur
mortelle laissait à peine un souffle de vie, exposé comme sur un théâtre aux outrages
du Sacellaire. Ce ministre impitoyable le fit
dépouiller du pallium et de tous ses habits, ne lui laissant sur le
corps qu’une tunique déchirée de haut en bas; il le mit ensuite entre les mains
du préfet, en lui disant : faites-le tout à l’heure hacher en pièces, et
criant aux assistants, chargez d’anathèmes cet impie, cet ennemi de l’empire.
Mais, dans ce peuple innombrable, il ne fut obéi que d’une vingtaine de
scélérats, ses valets ou ses créatures ; tous les autres, la tête baissée et
les yeux baignés de larmes, ne maudissaient que le juge. Après avoir donné à
l’empereur le temps de repaître ses yeux d’une si affreuse scène, on voulut la
donner à toute la ville. On traîna par les rues et les carrefours le saint
pontife, un carcan au cou, enchaîné avec le geôlier pour faire voir qu’il était
condamné à mort. Le bourreau portait devant lui l’épée dont il devait être
égorgé. A l’exception de ces misérables dont je viens de parler, tout le monde
fondait en larmes; Martin seul montrait un visage serein : courbé sous le poids
de ses fers, pénétré des vifs aiguillons de ses maux, il semblait triompher de
ses calomniateurs. Chancelant, tombant à chaque pas et marquant son passage par
les traces de son sang, il fut traîné à la prison, où, n’ayant pour lit qu’un
banc et pour matelas que ses chaînes, il serait mort de froid, l’hiver étant
alors insupportable, s’il n’avait trouvé quelque compassion dans les geôliers mêmes,
et dans le préfet qui lai fit ôter ses fers.
Tant de barbarie excita la
pitié du plus mortel ennemi de Martin. Le patriarche Paul, l’auteur du
Type, ce prélat opiniâtre, que le pape à
la tête du concile avait frappé d’anathème en épargnant l’empereur, se trouvait
alors réduit à cet état de clarté funeste, où le voile des passions se déchire,
pour ne laisser voir que les égarements et les injustices d’une vie criminelle.
Il était malade et près de mourir. L’empereur lui rendit visite le lendemain de
cette horrible tragédie. Il lui raconta la vengeance qu’il avait tirée du pape,
et il en attendait des éloges. Mais Paul, se tournant vers la muraille : hélas,
dit-il, c’est encore de quoi aggraver ma condamnation! Le prince,
étonné, lui demandant pourquoi il tenait ce langage : eh quoi? reprit-il, n’est-ce pas un crime de traiter si indignement un évêque? Si
vous avez quelque soin de votre âme et de la mienne, contentez-vous de ce qu’il
a souffert. Le cœur de Constant était endurci ; il écouta ces paroles comme
le délire d’un agonisant. Paul mourut, et Pyrrhus rentré en faveur par son
apostasie prétendait se remettre en possession d’une dignité dont il ne s’était
jamais dépouillé. Mais les zélateurs de l’hérésie s’y opposaient. Il s’en
était, disaient-ils, rendu indigne par sa rétractation, et le patriarche
Paul l’avait anathématisé. Pyrrhus répondait qu’il ne s’était rétracté que
par contrainte; que le pape Théodore lui avait fait violence; qu’il ne s’était
jamais écarté de ses premiers sentiments, comme il l’avait bien montré dès
qu’il s’était trouvé en liberté à Ravenne. L’empereur, pour éclaircir ce fait,
fit encore interroger le pape, qui détruisit, par sou témoignage, les mensonges
de Pyrrhus. Malgré ce démenti authentique, Pyrrhus vint à bout de ce qu’il
désirait. Mais cinq mois n’étaient pas encore écoulés, que la mort lui ravit ce
malheureux fruit de son apostasie. L’empereur lui donna pour successeur Pierre,
qui le fut aussi de ses erreurs.
Au bout de trois mois, le
pape fut transporté par mer à Cherson : c’était
l’exil des grands criminels. Cette ville, nommée autrefois Héraclée, était un
port de la Chersonèse Taurique, pays barbare et stérile, ne produisant ni blé,
ni vin, ni huile, habité par des peuples féroces et païens pour la plupart. Le
saint pape y souffrit avec patience la privation des choses les plus
nécessaires à la vie, soupirant sans cesse après le moment qui le délivrerait
de l’injustice des hommes. Mais rien ne lui fut plus sensible que l’oubli de
l’Église de Rome, qu’il avait honorée par ses vertus et par sa constance
héroïque. Pendant quatre mois qu’il vécut à Cherson,
il n’en reçut aucun secours, lui qui avait soulagé tant d’infortunés, soit à
cause de la longueur et de la difficulté du voyage, soit parce qu’il est bien
plus facile d’honorer les martyrs après leur mort que de les aider de leur
vivant. Il mourut le 16 septembre 655, et sa mémoire n’est pas moins en
vénération dans l’Église grecque que dans l’Église latine.
Quoique l’exarque Calliopas, par ordre de l’empereur, pressât le clergé de
Rome d’élire un nouveau pape, l’Eglise romaine résista, pendant près de quinze
mois, à ses instances réitérées. Elle fut alors gouvernée par l’archidiacre,
l’archiprêtre et le primicier des notaires, selon l’usage dans la vacance du
Siège. Enfin, on en vint à craindre que l’empereur irrité d’un si long refus
n’envoyât de Constantinople quelque prélat monothélite, qui s’emparerait, à
main armée, de la chaire de saint Pierre; et l’on élut, le 8 septembre 654,
Eugène, prêtre de l’église de Rome. Cette élection n’était pas sans doute
conforme aux canons : Martin vivait encore, et loin d’être déchu du pontificat
, il méritait plus que jamais l’amour et la vénération des fidèles. Mais le
danger auquel l’Eglise était exposée fit passer par-dessus les règles,
inviolables en toute autre occasion. Martin lui-même approuva cette conduite;
et dans la dernière lettre qu’il écrivit de Cherson,
peu de jours avant sa mort, on lit ces paroles: Je prie Dieu, par l’intercession
de saint Pierre , de conserver les Romains inébranlables dans la foi orthodoxe,
et principalement le pasteur qui les gouverne maintenant. Aussi, après la
mort de Martin , ne fut-il pas besoin d’une nouvelle
élection pour valider la première, qui fut regardée comme légitime. Dans une
conjoncture si critique, on n’osa se passer de la confirmation de l’empereur,
qui n’osa non plus la refuser : il espérait que l’exemple de Martin
intimiderait le successeur. Mais il se trompa dans son attente; et quoique les
apocrisiaires du Saint-Siège à Constantinople se fussent laissé éblouir par les
subtilités des hérétiques, Eugène ne reçut jamais le Type. Pierre, qui
succédait à Pyrrhus, prélat plus politique et plus réservé que ses
prédécesseurs, voulut d’abord se réconcilier avec l’Eglise romaine, mais sans
renoncer à l’erreur que le prince s’était engagé de soutenir. Il envoya à
Eugène une lettre synodique, qui contenait une profession de foi, pleine
d’obscurité et d’équivoques. Son artifice n’eut aucun succès. Le clergé et le
peuple de Rome, après en avoir entendu la lecture, selon la coutume, dans
l’église de Sainte-Marie-Majeure, n’eurent pas besoin d’avertissement pour
s’apercevoir que le patriarche ne s’expliquait pas clairement sur la foi des
deux volontés en Jésus-Christ. Tous se récrièrent, et sans attendre même le
sentiment du pape, ils osèrent lui déclarer qu’ils ne lui permettraient pas de
célébrer la messe dans cette église, qu’il n’eût auparavant promis
solennellement de ne jamais admettre cette proession de foi.
Persécution de S. Maxime.
Pierre ne tarda pas à se
démasquer. La persécution suscitée à l’abbé Maxime, à laquelle il eut beaucoup
de part, fit connaître qu’il n’était pas un ennemi moins dangereux pour
l’Eglise que Paul et Pyrrhus. Maxime était encore plus odieux à l’empereur que le
pape Martin. Ce prince le regardait comme le héros du parti catholique, et il
ne se trompait pas. Maxime était le plus savant théologien de l’Eglise :
son éloquence aussi exacte et aussi judicieuse que forte et véhémente
portait la conviction dans les cœurs ; c’était lui qui avait réduit Pyrrhus à
rougir de ses erreurs : il était l’âme des conciles d’Afrique , et le pape même
avait été éclairé par ses lumières, et fortifié par ses conseils. L’empereur le
fit enlever et amener à Constantinople avec ses deux disciples, qui portaient
l’un et l’autre le nom d’Anastase. Son crime était le même que celui de Martin;
on voulut aussi suivre la même voie pour le perdre. On l’accusa de crime
d’état; on lui imputait la perte de l’Égypte, de la Pentapole et de la
Tripolitaine. Mais ces calomnies avaient si peu de vraisemblance, qu’on les
abandonna bientôt dans le cours de la procédure. Il subit d’abord deux
interrogatoires en présence du sénat. Ce même Sacellaire,
que nous avons vu si animé contre Martin, présidait à ce jugement. On peut voir
dans les Actes de saint Maxime quel avantage lui donnait sur ses adversaires la
force de la vérité, soutenue d’un esprit ferme, d’un profond savoir, et d’une
admirable précision. Les hérétiques, confondus, terminèrent la dispute, comme
la terminent toujours ceux qui ont peu de raisons et beaucoup de faveur, par un
ordre du prince, qui exilait en Thrace l’abbé et ses deux disciples, Maxime à Bizye, l’un des deux Anastase à Selymbrie,
et l’autre à Perbère, la dernière ville de la
province.
Peu de temps après, deux
commissaires de l’empereur se transportèrent à Bizye avec Théodose, évêque de Césarée en Bithynie, qui se flattait de le vaincre par
la force de sa dialectique. Mais vaincu lui-même, il avoua sa défaite, et les
deux commissaires, joints avec lui, déclarèrent qu’ils se rendaient aux raisons
de Maxime. Leur conversion ne dura que jusqu’à ce qu’ils eussent repris l’air
de la cour. On transféra Maxime à Rège, près de Constantinople. Deux patrices
se rendirent en ce lieu, et lui offrirent de la part de l’empereur les faveurs
les plus signalées, s’il voulait communiquer avec le patriarche. L’évêque
Théodose, qui était avec eux, et qui tenait le même langage, essuya de la part
de Maxime de vifs reproches sur son inconstance; et comme le saint abbé
persistait invinciblement dans son refus, les patrices s’abandonnant à une
colère aussi indécente que brutale, le maltraitèrent avec violence,
l’accablèrent d’outrages; et peut-être l’eussent-ils mis en pièces, si Théodose
n’eût arrêté leur fureur. Ils sortirent en menaçant de toute la colère de
l’empereur et Maxime et le pape et toute l’Eglise, dès que les Sarrasins lui
donneraient le temps de se venger du mépris qu’on faisait de ses édits. Le
lendemain, Maxime fut conduit à Sélymbrie. Il y avait
un corps de troupes campé aux environs : et comme les soldats venaient en foule
le voir et l’entendre, et qu’ils commençaient à murmurer de l’injustice de ses
persécuteurs, on le transféra promptement à Perbère.
On le ramena quelque temps après à Constantinople avec ses deux disciples, pour
leur faire leur procès. Ils furent d’abord anathématisés dans un concile, et
avec eux la mémoire du pape Martin, celle de Sophronius,
mort évêque de Jérusalem, et tous leurs adhérents, c’est-à-dire tous les
catholiques. La sentence du sénat suivit celle du concile, et fut aussitôt
exécutée. Ils furent battus de nerfs de bœuf; on leur coupa la langue jusqu’à
la racine, commet ayant proféré une doctrine blasphématoire, et la main droite,
pour l’avoir écrite. En cet état on les promena par toute la ville, et on les
exila dans le pays des Lazos.
Le reste de leur vie fut un
long martyre. Privés de tout, séparés l’un de l’autre, enfermés dans des
châteaux affreux au pied du mont Caucase, entre des rochers et des précipices,
sans autre consolation que l’espérance de la mort qu’ils attendaient avec
patience, saint Maxime et l’un de ses deux disciples reçurent la récompense de
leurs souffrances en 662 ; l’autre leur survécut de quatre ans. Il reste de
saint Maxime un assez grand nombre d’écrits, qui prouvent sa profonde
connaissance des matières théologiques et la pureté de sa foi et de sa morale.
Il fut armé de science et de force pour être le fléau des monothélites. C’est
ainsi qu’un prince sans vertu et sans courage n’osant combattre les Sarrasins
qui lui enlevaient ses provinces, s’occupait à faire la guerre à des prélats et
à des moines, qu’il pouvait bien faire mourir, mais qu’il ne pouvait pas
vaincre.
Constans est vaincu par les sarrasins
La trêve faite avec Moawiah, gouverneur de Syrie pour les Sarrasins, était
expirée; et ce guerrier aussi redoutable par sa capacité que par son courage
songeait à de nouvelles conquêtes. Il portait ses vues jusque sur la capitale
de l’empire; et ce fut dans le dessein de l’attaquer qu’il équipa une flotte
nombreuse dans le port de Tripoli de Syrie. Elle n’attendait qu’un vent
favorable, lorsque deux frères, habitants de Tripoli et chrétiens, entreprirent
de sauver l’empire du péril dont il était menacé. Pleins d’audace et déterminés
à tout faire et à tout souffrir, ils courent aux prisons remplies de Romains,
brisent les portes, délivrent les prisonniers, vont à leur tête attaquer
l’émir, gouverneur de la ville, le massacrent avec toute sa maison, mettent le
feu au palais, et ensuite à la flotte; et s’étant saisis d’un navire, ils
gagnent les côtes de l’Asie-Mineure, dont les Romains étaient encore les
maîtres. L’incendie d’un grand nombre de vaisseaux ne fit pas abandonner
l’entreprise. Dès que Moawiah eut rétabli sa flotte, il
en donna le commandement à son lieutenant Abou’l-Awar,
dont il connaissait la valeur; et pour partager les forces des Romains, il
marcha lui-même à la tête d’une autre armée vers Césarée de Cappadoce.
Nous avons raconté ailleurs le succès de cette
expédition. A la première nouvelle de l’armement des Sarrasins, l’empereur
avait, de son côté, équipé une armée navale; et par un effort de courage qui ne
lui’ était pas ordinaire, il s’était lui-même embarqué pour animer ses soldats
par sa présence. Il laissa dans Constantinople son fils Constantin, qu’il avait
l’année précédente associé à l’empire. Les deux flottes se rencontrèrent près
du mont Phénix, nommé aussi le mont Olympe, sur les côtes de Lycie. Les Romains
furent les premiers à choquer l’ennemi : ils furent reçus avec vigueur, et la
mer fut bientôt rougie de leur sang et couverte des débris de leurs vaisseaux.
Les Sarrasins s’attachant avec acharnement au vaisseau de l’empereur, Constant
changea d’habit avec un soldat; mais malgré ce déguisement, il n’aurait pu
éviter de tomber entre les mains des ennemis, si un de ces deux Tripolitains
qui avaient mis le feu à la flotte sarrasine ne l’eût pris à brasse-corps pour
le transporter sur un autre navire. Le Tripolitain revint ensuite au vaisseau
royal, où il combattit jusqu’à la mort. Celui qui portait le manteau impérial
fut massacré avec tout l’équipage; et les Sarrasins crurent avoir tué
l’empereur, qui se sauva à Constantinople.
Mort d’Othman
L’entreprise que Moawiah avait formée sur Césarée fut interrompue par les
troubles qui survinrent à Médine. Ce fut sans doute ce même contretemps qui
empêcha les Sarrasins de poursuivre leur victoire, et de profiter de la
terreur, que la fuite de l’empereur et la destruction de sa flotte avaient
portée dans la ville impériale.
Othman régnait depuis douze
ans sur les Sarrasins. Sa prédilection pour ses parents, qu’il comblait
d’honneurs et des richesses, sa fierté qui lui donnait la hardiesse de
s’asseoir dans la mosquée sur le siège même de Mahomet, respecté par Abu Bekr et par Omar qui s’étaient toujours assis au-dessous,
la dissipation du trésor qu’il prodiguait à ses créatures, sa cruauté à l’égard
de ceux qui murmuraient contre son gouvernement, tous ces raisons révoltèrent
les esprits. Les principaux sarrasins,
suivis d’un grand nombre d’habitants, sortent de Médine, et vont camper à une
lieu de la ville. Alarmé de cette rébellion, il promet de se corriger. Cette
soumission ne fait que joindre le mepris à l’aigreur.
Il était venu à Médine des députés de l’Égypte, pour se plaindre des vexations
d’Abd-allah, frère du khalife, et pour demander à sa
place Môhammed, fils d’Abou-bekr.
Othman, pour ne pas accroître le nombre des mécontents, leur avait accordé leur
demande; et ils s’en retournaiént avec Mohammed,
lorsqu’ils rencontrèrent près d’Aïlath, à la pointe
du golfe Arabique, un courrier d’Othman, chargé d’une lettre pour Abd-allah. Ils l’ouvrirent, et y trouvèrent un ordre de
couper les pieds et les mains à Mohammed et à ceux de sa suite, dès qu’ils
seraient arrivés, et de les pendre à des palmiers. On prétend que cette lettre
était tout entière de Marwan, secrétaire du khalife, qui l’avait signée sans la
lire. Marwan rendait son maître odieux en lui faisant signer des ordres
contraires aux lois, et qui révoltaient les provinces. Mais comme les ministres
pêchent sur le compte de leur maître, Mohammed et les Égyptiens outrés de
colère retournent à Médine : ils se joignent à la troupe des révoltés. On
assiège Othman dans son palais, où il se défend pendant un mois. Enfin Mohammed
suivi de deux autres Musulmans escalade la muraille, et lui plonge l’épée dans
le sein, tandis que ce khalife, toujours dévot malgré ses injustices, méditait
l’Alcoran, qu’il tenait sur ses genoux, sans en être détourné par le bruit des
armes ni par la crainte du péril. Il était âgé de quatre-vingt-deux ans.
La mort d’Othman fut suivie
de grands troubles qui ne furent calmés qu’au bout de cinq ans. Les Sarrasins
se partagèrent. Les révoltés nommèrent khalife Ali, gendre de Mahomet; mais
cette élection déplut à un grand nombre de Musulmans, et surtout à Aïeschah, veuve du prophète. Elle se mit à la tête du
parti, et livra près de Basrah une sanglante
bataille, dans laquelle cette héroïne, montée sur un puissant chameau, animait
les combattants et donnait elle-même les ordres. Cette journée est nommée par
les Arabes, la journée du chameau. Aïeschah fut prise malgré son courage, et Ali demeura vainqueur. Il en coûta la vie à
dix-sept mille Arabes. Aïeschah prisonnière fut
traitée avec respect, et elle acheva sa vie à Médine, toujours révérée des
Musulmans. Le succès d’Ali ne fut pas de longue durée. II fut assassiné un
mercredi, le 15 juin 656.
Moawiah, gouverneur de Syrie, se joignit aux mécontents, et sous prétexte de
venger la mort d’Othman son parent, il vint avec cent vingt mille hommes
disputer la place de khalife. Ali marcha contre lui à la tête de quatre-vingt
mille combattants. Ils se rencontrèrent dans les plaines de Siffîn,
en-deçà de l’Euphrate, sur la frontière de Syrie : ils demeurèrent longtemps en
présence. On combattit sans cesse pendant plus de trois mois. Il y eut
quatre-vingt-dix combats, dont aucun ne décida la victoire. Il y périt
vingt-cinq mille hommes de l’armée d’Ali, et quarante-cinq mille de celle de Moawiàh. Le dernier combat se livra pendant la nuit; toutes
les lances furent rompues; c’était un carnage affreux, et un affreux silence.
Chaque soldat s’attachait à un ennemi avec un acharnement horrible; on tuait,
on périssait sans proférer une parole, sans jeter un cri. Enfin au lever de l’aurore, Moawiah fit attacher au haut de quatre piqués autant
d’Alcorans, en criant : Que ce livre juge entre vous et nous. A la vue
de cette enseigne révérée, Ali fit cesser le combat. On convint de prendre deux
arbitres, pour décider la querelle selon le précepte de l’Alcoran. Amrou, nommé du côté de Moawiah3, lui donna l’avantage par
une ruse.
Ali, malgré sa promesse,
rejeta la décision. Il défia Moawiah ; celui-ci
refusa le défi avec une franchise qui fait honneur au bon sens du Sarrasin,
sans déshonorer sa bravoure. Le bras de Ali, répondit-il, est plus
fort que le mien; jamais il ne s’est battu sans tuer son ennemi; mais c’est la
tête qui fait le capitaine, et je le suis. D’ailleurs, notre querelle est
terminée par un jugement irrévocable. La guerre continua toujours à
l’avantage de Moawiah, qui se rendit maître de la
Mecque et de Médine. Enfin trois Musulmans, pour arrêter l’effusion du sang,
complotèrent en secret de tuer les trois chefs de cette guerre, Ali, Moawiah et Amrou, qui s’était
rendu maître de l’Egypte pour Moawiah. Amrou fut sauvé par une méprise; Moawiah en fut quitte pour une blessure qui le rendit impuissant; mais Ali fut
assassiné dans la mosquée de Koufah. Hasan, son fils
aîné, fut reconnu pour khalife dans l’Arabie et dans l’Irak. Ce prince y d’un
caractère doux et sans ambition, consentit à céder à Moawiah la puissance souveraine, moyennant un dédommagement considérable en argent et
en terres, et le traité fut signé. Ils entrèrent tous deux dans Koufah, et Hasan, ayant fait assembler le peuple, déclara
qu’il renonçait, en faveur de Moawiah, à tous les
droits qu’il avait à la dignité dé khalife. Moawiah,
l’ayant fait asseoir, se leva à son tour, et sans chercher de détours pour
voiler sa mauvaise foi : Je suis convenu avec Hasan, dit-il, de
certaines conditions pour rétablir la paix; maintenant qu’il n’est plus besoin
de ces conditions, je les révoque en vertu du pouvoir dont je suis revêtu. On
abat l’échafaud, quand l’édifice est bâti. Hasan confus, mais hors d’état
de se faire rendre justice, alla vivre à Médine, où il mourut de poison huit
ans après. Son frère Housaïn demeura en repos tant
que vécut Moawiah; mais après la mort de ce khalife,
ayant, refusé de reonnaître son fils Yézid, il fut tué dans la plaine de Kerbéla près de Koufah.
Moawiah, paisible possesseur de l’autorité souveraine, établit le siège de son
empire à Damas, et fut le chef de la dynastie des Ommiades, ainsi nommée d’Ommiah son trisaïeul. Elle subsista quatre-vingt-douze ans,
jusqu’à celle des Abbassides. Ce khalife, si peu scrupuleux sur l’article de la
bonne foi, était cependant dévot mahométan; et dès les premiers temps de son
règne, il rendit un grand service à sa religion.
Le recueil des traditions
mahométanes et des explications de l’Alcoran, nommé la Sonna, croissait
tous les jours, et les disputes se multipliaient en proportion de tant
d’interprétations diverses. Moawiah tint à Damas un
synode de tous les alfequis ou docteurs de la loi. De
deux cents qu’ils étaient, il en choisit six pour réduire à de justes bornes
cet amas de rêveries. Ces commissaires n’en tirèrent que six livres, et le
reste fut jeté dans le fleuve. On dit qu’il y avait déjà en gloses et
commentaires ta charge de deux cents chameaux. Il en resta encore assez pour
faire éclore soixante-douze sectes, dont les deux principales, encore
subsistantes de nos jours, sont celle d’Omar suivie par les Turcs, et celle d’Ali
embrassée par les Persans, les Tattares et les
Indiens. Ces divisions des Sarrâsins donnèrent
quelque repos aux chrétiens; et peut-être se prévalurent-ils de la conjoncture
pour chasser. les Sarrasins de la Sicile, d’où il paraît, qu’ils sortirent en
ce temps-là.
III
L’empereur, honteux lui-même
des indignes traitements qu’il avait fait souffrir au pape Martin, cherchait à
en effacer l’horreur. Vitalien ayant succédé à Eugène
qui mourut le 1er juin 657, envoya, selon 'l’usage, des légats à Constantinople
avec une lettre synodale, pour faire part de son élévation à l’empereur et au
patriarche. Constant reçut honorablement les légats, confirma les privilèges de
l’Églisè romaine, et envoya au pape un livre
d’évangiles, couvert de lames d’or et enrichi de pierreries. Le patriarche
répondit par une lettre remplie de protestations de respect, mais en même temps
pleine du venin de l’hérésie.
Constant, élevé à l’empire
dès l’âge de onze ans, avait déjà atteint sa vingt-septième année. Depuis la
défaite de sa flotte, il n’employait son activité qu’à faire triompher le
monothélisme et à persécuter les catholiques. Il paraît qu’il voulut cette
année tourner contre les ennemis de l’empire la guerre qu’il faisait à ses
sujets les plus fidèles. Il se mit à la tête d’une armée, et étant entré dans
le pays des Esclavons, il fit voir que ces Barbares n’étaient redoutables que
par la faiblesse des empereurs. Ses armes ne trouvèrent point de résistance. Il
subjugua toute la contrée, et revint à Constantinople avec un grand nombre de
prisonniers.
Constantin, fils a4né de
l’empereur, était depuis cinq ans associé à l’empire. Ses frères puînés,
Héraclius et Tibère, reçurent en 659 le titre de Césars. Le succès de
l’expédition de Constant contre les Esclavons avait relevé son courage; il se
disposait à équiper un nouvelle flotte, pour effacer la honte qu’il avait reçue
par la défaite de la première. Moawiah, qui avait
alors besoin de toutes ses forces pour soutenir contre Ali une guerre
meurtrière, en conçut de l’inquiétude. Il fit faire à l’empereur des
propositions de paix. Quelques auteurs disent qu’elle fut acceptée, à condition
que les Sarrasins fourniraient chaque jour à l’empire un esclave, un cheval, et
mille pièces d’argent. La valeur de ces pièces n’est pas exprimée ; mais ce ne
peut être que des drachmes ou des deniers romains, dont mille faisaient la
somme de sept cent cinquante livres. D’autres historiens prétendent que ces
offres furent faites par les Sarrasins, et rejetées par l’empereur. Cependant
on ne voit pas qu’il ait fait en conséquence aucun mouvement1. Il y eut cette année, au mois de juin, un grand
tremblement de terre, qui détruisit plusieurs villes en Palestine et en Syrie.
Il y avait longtemps que
Théodose, frère de Constant, exerçait les fonctions de diacre. C’était, par un
abus sacrilège établi dans ces temps-là, une punition à laquelle l’empereur
l’avait condamné. On ignore la cause de la disgrâce de ce prince; mais comme il
paraît que le patriarche Paul y avait contribué, on peut soupçonner qu’il ne
s’accordait pas avec son frère sur l’article du monothélisme. Leur dissension
croissant de jour en jour, l’empereur le fit assassiner, quoiqu’il eût
plusieurs fois reçu de sa main la coupe sacrée. Cet horrible fratricide rendit
Constant odieux, et lui causa de cuisants remords, dont les suites furent très funestes.
Avant que de les raconter, il est nécessaire d’exposer l’état où se trouvait
alors le royaume des Lombards.
Les Lombards
Rotaris était mort en 652, après avoir régné seize ans avec gloire. Son fils Rodoald ne lui survécut que quelques mois; il fut tué par
un seigneur lombard dont il avait violé la femme. Comme il ne laissait point de
postérité, on lui donna pour successeur Aripert, fils
du duc Gondoald, frère de la reine Théodelinde. Après neuf ans d'un règne paisible, il mourut
en 661. Mais comme s’il eût voulu que la tranquillité qu’il avait maintenue
dans ses états expirât avec lui, il laissa une semence de troubles et de guerre
en nommant ses deux fils Pertharit et Gondebert pour lui succéder également. L’un établit sa
résidence à Milan, l’autre à Pavie; l’ambition de régner seuls les arma bientôt
l’un contre l’autre. Gondebert plus faible ou plus
violent, envoya Garibald, duc de Turin prier ,Grimoald,
duc de Bénévent, de venir à son secours, lui promettant sa fille en mariage.
Grimoald, aussi ambitieux que les deux frères, mais plus habite, se met en
campagne à la tête d’une armée, résolu de dépouiller les deux rois et de monter
à leur place sur le trône de Lombardie. Il laisse le gouvernement de Bénévent à
son fils Romuald, prend la route de Pavie, se fait par ses largesses des
partisans dans tout le pays qu’il traverse. Il gagne même le député d roi
lombard : et ce député, par une insigne trahison, lui vend les intérêts et la
vie de son maître. A quelque distance de Pavie, le traître va trouver Gondebert, il lui conseille de venir par honneur au-devant
de Grimoald ; mais il l’avertit de prendre une cuirasse sous sa robe, pour
sûreté de sa personne. A la première entrevue, Grimoald embrasse Gondebert, et sentant qu’il était armé sous ses habits : Eh
quoi, s’écrie-t-il, tu m’appelles à ton secours, et tu viens pour m’ôter
la vie? , en même temps il tire son épée, et la plonge dans le sein de ce
malheureux prince. Un coup si terrible glace d’effroi les Lombards; tout
fléchit devant Grimoald, et il se trouve en un moment maître de Pavie et du
royaume. Le roi assassiné avait un fils au berceau. Cet enfant, nomme Rambert,
fut sauvé par de fidèles serviteurs; et Grimoald, méprisant son bas âge, le
laissa vivre dans l’obscurité, sans en faire aucune recherche.
Pertharit, qui régnait à Milan, effrayé du meurtre de son frère, prit la fuite, abandonnant
sa femme Rodelinde et son fils Cunibert encore enfant. Ils furent mis entre les mains de l’usurpateur, qui les fit
transporter à Bénévent.
Garibald ne jouit pas long-temps des fruits de sa
perfidie: il fut assassiné à Turin le jour de Pâques, dans l’église de
Saint-Jean, par un domestique de Gondebert, qui fut
lui-même sur-le-champ percé de coups.
Grimoald, devenu maître de
toute la Lombardie, se fit proclamer roi, et prit pour femme la sœur des deux
princes, qui lui avait été promise. Il renvoya ses troupes à Bénévent, et
retint seulement avec lui les principaux officiers, auxquels if distribua de
grandes terres.
Pertharit s’était réfugié auprès du khakan des Avares, qui
le fit bientôt sortir de ses états, de peur de s’attirerune guerre, dont Grimoald le menaçait. Le prince fugitif, entendant vanter la
clémence de son ennemi, prit l’étrange résolution d’aller se jeter entre ses
bras. Il vient à Lodi, et lui fait savoir son arrivée. Grimoald, étonné de
cette hardiesse, mais flatté en même temps d’un trait de confiance si
extraordinaire, lui promet sûreté, et l’invite à venir le trouver. L’entrevue
se passe en embrassements mutuels et en protestations d’amitié, Grimoald lui jure
qu’il le traitera en frère ; il le loge dans un palais, et lui donne un état
convenable à un prince. Mais les devoirs que les habitants de Pavie
s’empressaient de rendre au fils de leur ancien roi alarment les ministres de
l’usurpateur. Ils font entendre à Grimoald qu’il est perdu s’il ménage Pertharit. On prend la résolution d’enlever le prince la
nuit suivante, et de le transporter dans un château éloigné, où il demeurera
prisonnier tant qu’on jugera à propos de le laisser vivre. Pour le mettre hors
d’état de défense, on imagine de lui faire passer la nuit à boire, et de
l’enivrer. Dans ce dessein, le roi lui envoie quantité de viandes et de vins de
plusieurs portes. Pertharit invite tous ses amis; on
se met à table; déjà le prince commençait à oublier ses disgrâces, lorsqu’un
ancien domestiqué de son père trouve moyen de lui parler à l’oreille et de
l’instruire du dessein de Grimoald. Pertharit, sans
changer de contenance continue de boire, mais il donne ordre secrètement de ne
lui servir que de l’eau. Feignant d’être ivre, il se lève de table de bonne
heure, congédie les convives, et fait part à Hunulf,
son confident, de ce qu’il venait d’apprendre. Déjà son palais était environné
de gardes. Hunulf, fécond en expédients, lui fait
prendre un habit d’esclave, le charge de matelas, et le conduit devant lui hors
du palais, en le faisant avancer à coups de bâton, et criant qu’il aimerait
mieux ne boire de sa vie que de tenir tête à cet ivrogne de Pertharit.
Les gardes éclatant de rire les laissent passer, sans reconnaître Pertharit, courbé sous le fardeau dont il paraissait
accablé. Arrivé au mur de la ville, Hunulf le fait
descendre le long d’une corde, et retourne dans sa maison. Pertharit trouve un cheval sur lequel il gagne Asti avant le jour; il s’y fait connaître
à quelques amis, qui prennent avec lui la route de Turin; il passe les Alpes,
et se retire en France auprès de Clotaire III, roi de Neustrie et de Bourgogne.
Avant que de sortir de son
palais, Pertharit avait, sous différents prétextes,
écarté tous ses gens; il n’y avait laissé qu’un fidèle domestique, avec ordre
de tenir les portes fermées le plus longtemps qu’il pourrait, afin de lui
donner le moyen de s’éloigner, satis que Grimoald fut informé de sa fuite. Le
domestique arrêta les soldats jusque bien avant dans le jour, sous prétexte que
son maître, s’étant pris de vin, n’était pas encore éveillé. Enfin, sur un
ordre de Grimoald, on enfonce les portes, on cherche de toutes parts. Les
gardes, furieux de ne pas trouver Pertharit, se
jettent sur le gardien du palais; ils le traînent par les cheveux devant le
roi, comme un complice de l’évasion de son maître. Le roi l’interroge, et ayant
tout appris de sa bouche, que pensez-vous, dit-il à ses courtisans, que
mérite cet homme? Un homme est perdu, quand le prince consulte les
courtisans sur une belle action, qu’ils soupçonnent être désagréable au prince.
Tous répondirent qu’il méritait la mort; ils ne différaient dans leurs avis que
sur le genre de supplice, n’en pouvant trouver d’assez rigoureux. Et moi,
reprit, Grimoald, je juge qu’il est digne de récompense, pour avoir sauvé
son maître au péril de sa vie. En même temps il lui donna dans sa maison le
même office qu’il avait exercé auprès de Pertharit,
lui promettant de nouvelles faveurs s’il le servait avec autant de zèle qu’il
avait servi son premier maître.
Apprenant qu’Hunulf s’était retiré dans une église pour se mettre à
couvert de sa colère, il lui fit dire qu’il lui donnait sa parole de roi, de ne
lui faire aucun mal, s’il se mettait entre ses mains. Hunulf se rendit au palais avec confiance. Grimoald écouta avec plaisir le récit de
son stratagème, le combla d’éloges, lui conserva tous ses biens, et y ajouta de
nouvelles grâces. Hunulf vivait heureux dans le
palais de Grimoald, s’il eut pu l’être tandis que son maître était dans
l’infortune. Au bout de quelques jours, comme Grimoald lui demandait s’il ne se
trouvait pas mieux avec lui, que de traîner une vie misérable à la suite d’un
fugitif : Prince, répondit Hunulf, je vous rends
grâces de vos bienfaits ; mais si vous me permettez de vous parler avec
franchise je préférerais à toute autre fortune celle de partager les malheurs
de Pertharit. Le roi ayant fait la même question
à l’autre officier, en reçut la même réponse. Attendri jusqu’aux larmes d’une
fidélité si constante et si désintéressée, et plus jaloux de l’amour que savait
inspirer Pertharit qu’il ne l’avait été de sa
couronne, il loua ces généreux serviteurs, leur permit d’emporter tout ce qui
leur appartenait, et donna ses ordres pour les conduire en sûreté auprès de
leur ancien maître.
Ce magnanime usurpateur eut
bientôt occasion de montrer encore par son habileté dans la guerre, qu’il était
digne de la couronne, s’il ne l’eût pas acquise par un crime. Une armée
française entra en Italie sous prétexte de défendre les droits de Pertharit, et s’avança jusqu’aux environs d’Asti. Grimoald
alla camper à la vue des ennemis; et peu après, comme s’il eût craint une
bataille, il abandonna son camp, qu’il laissa bien fourni de provisions de
bouche et des meilleurs vins d’Italie. C’était le stratagème qu’avait autrefois
employé le célèbre Cyrus, pour tailler en pièces l’armée des Massagètes. Les
Français s’emparèrent du camp des Lombards, et, dans la joie de ce succès
inespéré, ils se livrèrent à la débauche. Pendant la nuit, lorsqu’ils étaient
ensevelis dans le sommeil, Grimoald revint sur eux, et fit un si grand carnage,
qu’il n’en retourna qu’un très-petit nombre au-delà des monts.
Invasion de l’Italie par Constant
Ce fut dans ces conjonctures,
que Constant prit la résolution de passer en Italie. Depuis la destruction de
l’empire d’Occident, aucun empereur n'avait entrepris ce voyage. Un dessein si
extraordinaire étonnaient, et donna lieu aux plus étranges conjectures. Le
bruit se répandit que son frère Théodose, qu’il avait fait assassiner, venait
toutes les nuits l’effrayer durant le sommeil, et que son ombre sanglante se
présentant à lui en habit de diacre, et tenant entre ses mains une coupe pleine
de sang, lui criait d’une voix terrible : buvez, mon frère. On
prétendit que ce fantôme le suivit en Italie, en Sicile, et ne cessa de le
persécuter jusqu’à la mort. D’autres disaient que s’étant rendu odieux à tout
l’Orient par les cruautés exercées sur le Pape Martin, sur l’abbé Maxime, sur
un grand nombre d’orthodoxes, et plus encore par le meurtre de son frère, il ne
pouvait plus supporter la vue de Constantinople. Mais la raison qu’il donnait
lui-même était le désir de reconquérir l’Italie entière, par l’expulsion des
Lombards1, et de rétablir à Rome le siège de l’empire disant que la mère
méritait plus de considération que la fille. Il équipa donc une flotte, y
ras sembla ce qu’il avait de soldats; et s’étant embarqué vers la fin de
l’année 662, avec ses trésors, il envoya l’ordre à l’impératrice et à ses trois
fils de venir le joindre dans le port. Mais André, son chambellan, et Théodore
de Colones, soulevèrent le peuple, qui les retint par
force à Constantinople. Ce refus qu’on lui faisait de sa famille ne le retarda
pas d’un moment. Monté sur le tillac de son vaisseau, il cracha contre la
ville, et fit sur-le-champ mettre à la voile. Il alla passer dans Athènes le
reste de l’hiver, et dès les premiers jours du printemps il partit pour
l’Italie.
Tarente appartenait encore à
l’empire. Constant y débarqua ses troupes, et fit venir des renforts de Naples
et de Sicile. Il marcha vers l’Apulie, dont les Lombards de Bénévent étaient
les maîtres. Cette incursion imprévue répandit la terreur. Les villes furent
abandonnées. Lucérie fut prise d’assaut, pillée et rasée.
Mais la situation avantageuse d’Acérenza [Acherontia] arrêta ce torrent. L’empereur, désespérant de
prendre la place autrement que par famine, ne jugea pas à propos de perdre un
temps précieux; il leva le siège, et alla camper à la vue de Bénévent. A cinq
lieues de celte ville, près d’un lieu nommé aujourd’hui Mirabella,
était située Eclane, ville épiscopale. Constant la
détruisit de fond en comble. Il en reste encore les ruines, d’où l’on a tiré de
belles statues, qui ont été transportées en Espagne. L’évêché d’Éclane fut transféré à Frequentum,
aujourd’hui Frigento.
Romuald, fils de Grimoald,
commandait dans Bénévent; ce jeune prince ne s’effraya pas des bravades de
l’empereur. Plein de courage, mais trop faible pour livrer bataille, il fit
partir Sesvald, son gouverneur, pour aller à Pavie
demander du secours à son père. En attendant il repoussa vaillamment tous les
assauts, fit de fréquentes sorties, surprit plusieurs fois les ennemis dans
leurs retranchements, ruina leurs travaux, brûla leurs machines, et ne perdit
pas un pouce de terrain jusqu’à l’arrivée de Grimoald. Le prêtre Barbatus encourageait les assiégés, la plupart encore
païens ou ariens, ainsi que leur duc, et leur promettait la protection du ciel,
s’ils renonçaient à leurs erreurs. Cependant Grimoald, dès qu’il eut appris le
danger où étaient son fils et son duché, s’était mis en marche à la tête d’une
armée. Plusieurs Lombards l’abandonnèrent en chemin, et retournèrent chez eux,
se persuadant que le roi demeurerait à Bénévent, après en avoir éloigné les
ennemis, et qu’il ne reviendrait plus à Pavie. Cette désertion ne retarda pas
sa marche. Craignant l’impatience des Bénéventins, il envoya devant lui Sesvald, pour assurer son fils qu’il allait incessamment le
délivrer. Arrivé aux portes de Bénévent, Sesvald fut
fait prisonnier. L’empereur, ayant appris de lui le sujet de sa commission, le
fit conduire au pied du mur, avec ordre de dire à Romuald que son père, ne
pouvant le secourir, lui ordonnait de se rendre. Le prisonnier promit tout ce
qu’on voulut; mais lorsqu’il vit Romuald paraître sur la muraille : Prince,
lui cria-t-il, ayez bon courage : votre père est sur le point d'arriver; il
doit camper la nuit prochaine au bord du Sangro. Je vous recommande ma femme et
mes enfants, car ces lâches vont m’ôter la vie. A peine avait-il achevé,
que Constant outre de colère, moins généreux que Grimoald, lui fit abattre la
tête. Elle fut jetée dans la ville, et vint tomber aux pieds de Romuald, qui,
après l’avoir tendrement baisée et arrosée de ses larmes, la fit déposer dans
une sépulture honorable.
L’empereur n’eut pas le
courage d’attendre l’armée des Lombards; il leva le siège et prit le chemin de
Naples. Mittola, comte de Capoue, l’attaqua dans sa
marche, et lui tua beaucoup de soldats, près du fleuve Calor.
Ce double échec rabattit sa fierté; mais Saburrus, un
de ses lieutenants, se flatta d’effacer ces affronts et de rétablir l’honneur
des armes romaines. Dès que l’empereur fut à Naples, il lui demanda vingt mille
hommes, promettant de battre infailliblement les Lombards. L’empereur eut
l’imprudence de lui confier ce nombre de troupes, avec lesquelles Saburrus alla camper dans le voisinage de Bénévent.
Grimoald était entré dans la place, et se préparait à sortir lui-même pour
donner une leçon à ce présomptueux général. Son fils le pria de lui en laisser
l’honneur, l’assurant qu’il lui rendrait bon compte de ce fanfaron. Romuald
marche aux ennemis, et trouve plus de résistance qu’il ne s’y était attendu.
L’armée de Saburrus était en grande partie composée
de Napolitains, exercés depuis longtemps à combattre les Bénéventins, et piqués
contre eux d’une émulation de courage. Le choc fut rude et la victoire
balançait, lorsqu’un Lombard nommé Amalong, porte-lance
du roi, et renommé pour sa force extraordinaire, tenant à deux mains une grosse
javeline, perça un cavalier napolitain avec tant de furie, que l’ayant enlevé
de dessus son cheval, il le jeta mort par-dessus sa tête. Un fait d’armes si
étonnant effraya tellement les troupes de Saburrus,
qu’elles ne songèrent plus qu’à sauver leur vie. Il en périt plus dans la fuite
que dans la bataille; et Saburrus, au lieu de
dépouilles et de prisonniers qu’il avait promis, ne ramena que les tristes
débris d’une armée entièrement défaite. Romuald triomphant alla recevoir entre
les bras de son père les témoignages de joie et les éloges que méritait sa
valeur.
Constant, ayant perdu
l’espérance de réduire les Lombards, marcha vers Rome, résolu de réparer aux
dépens de ses sujets les pertes qu’il avait essuyées de la part des ennemis. Il
y arriva le mercredi 5 juillet. Le pape Vitalien, à
la tête de son clergé, l’alla recevoir à deux lieues de la ville, et le
conduisit à l’église de Saint-Pierre, où l’empereur laissa un riche présent.
Le samedi suivant, il visita
l’église de Sainte-Marie- Majeure, et y fît encore une offrande. Le lendemain
il se rendit une seconde fois à Saint-Pierre avec toute son armée. Le clergé
vint processionnellement au-devant de lui. Il y entendit la messe, et mit sur
l’autel une pièce d’étoffe d’or. Le samedi, il alla faire sa station dans le’glise de Saint-Jean-de-Latran. Il dîna dans la basilique
de Jules. Le dimanche il entendit la messe à Saint-Pierre, et après le saint
sacrifice, l’empereur et le pape s’embrassèrent et se dirent adieu. C’était le
douzième jour depuis son arrivée; et pendant tout ce temps le prince n’avait
donné que des marques de dévotion et d’une pieuse libéralité. Mais le reste de
ce jour et le lendemain avant son départ il sut bien payer avec usure de ses
présents. Depuis qu’il avait éprouvé la valeur des Lombards, il avait perdu
l’envie de fixer son séjour à Rome. Avant que de la quitter, il en pilla les
églises; tous les ornements, tous les vases précieux échappés aux Goths et aux
Vandales, devinrent la proie de ce prince sacrilège. Il enleva jusqu’aux
carreaux de bronze dont était couvert le Panthéon, nommé dès lors
Notre-Dame-de-la-Rotonde. De retour à Naples, il s’avança jusqu’à Rhégium et après avoir encore été battu en ce lieu par les
Lombards, il passa en Sicile, et choisit Syracuse pour sa demeure.
Cette expédition, qui devait
rendre à l’empire toute l’Italie, ne fit qu’affermir et étendre davantage la
puissance des Lombards. Grimoald étant retourné à Pavie, son fils Romuald
conquit sur l’empire Bari [Barium], Tarente,
Brindes [Brundusium] et toute l’ancienne
Calabre. Il ne resta aux empereurs dans l’Italie méridionale que Gaète, Naples,
Amalfi Otrante [Hydruntum],Gallipoli [Callipolis], et quelques villes sur le bord de la
mer dans le pays des Brutiens, qu’on nomme
aujourd’hui la Calabre ultérieure.
Les Lombards de Bénévent, à
l’exemple de Romuald, achevèrent de se convertir à la religion catholique, et
choisirent pour évêque Barbatus, aux prières duquel
ils attribuaient leur délivrance, autant qu’à la force de leurs armes.
Grimoald, de retour à Pavie, trouva son état en désordre par la mauvaise
conduite de Loup, duc de Frioul, auquel il en avait confié le gouvernement
pendant son absence. Loup, s’étant retiré dans son duché, leva l’étendart de la révolte. Le roi, ne voulant pas armer les
Lombards es luns contre les autres, se servit du
secours des Avares pour réduire les rebelles. Loup fut vaincu après un combat
opiniâtre qui dura trois jours, et qui se termina par sa défaite entière et sa
mort. Mais ce ne fut pas sans peine que Grimoald vint à bout de renvoyer dans
leur pays ces dangereux alliés, qui prétendaient demeurer maîtres du Frioul par
droit de conquête. Il donna ce duché à Vectaris, qui défit les Esclavons et qui gouverna ses états avec sagesse.
Grimoald, pendant la guerre avec l’empereur, avait reçu plusieurs insultes des
habitants de Forlimpopoli [Forum Popilii], ville de l’exarcat.
Pour s’en venger, il y entra par surprise le samedi saint, pendant que toute la
ville était rassemblée dans le baptistère; il fit un horrible massacre des
habitants, sans épargner les diacres mêmes, qui administraient alors le
baptême, et qui furent égorgés sur les fonts. Il rasa la ville. Il ne traita
pas moins cruellement Oàerzo [Opitergium],
où Tason et Caccon, ses
deux frères, avaient péri par une trahison. La religion catholique, que Jean,
évêque de Bergame, fit embrasser à ce prince, adoucit dans la suite la dureté
de ses mœurs, et son exemple entraîna le reste des Lombards. On s’aperçut
bientôt de cet heureux changement. Il ajouta plusieurs lois au code de Rotaris, et corrigea celles qui se ressentaient encore de
la férocité primitive de la nation.
Alzéco, chef d’une horde de Bulgares, étant venu en Italie lui offrir ses
services et lui demander un établissement, Grimoald l’adressa à son fils,
auquel il céda en 667 le duché de Bénévent; car jusqu’alors Romuald n’en avait
eu que l’administration. Ces nouveaux hôtes étaient un puissant secours contre
les entreprises de l’empereur, qui semblait ne rester en Sicile qu’à dessein de
faire une nouvelle tentative. Romuald donna pour demeure aux Bulgares quelques
villes du Samnium, qu’on nomme aujourd’hui le comtat de Molise; et Giannone observe que leur langage contribua encore à
l’altération de la langue latine déjà corrompue par le mélange des Lombards.
Ces Bulgares adoptèrent la langue du pays, sans perdre l’usage de leur propre
idiome, dont ils se servaient encore longtemps après.
Un traité que Grimoald fit à
la fin de son règne avec Childéric II, roi de France, alarma tellement Pertharit, qu’il résolut de se sauver chez les Saxons, en
Angleterre. Il était déjà embarqué, lorsqu’il apprit la mort de Grimoald. Ce
prince, mourant après neuf années d’un règne glorieux, nomma pour son
successeur Garibald, qu’il avait eu de la fille d’Aripert; il le préféra, quoiqu’en bas âge, au duc de
Bénévent qu’il chérissait, et qui avait déjà fait connaître sa prudence et sa
valeur, parce que Romuald n’était pas né d’un mariage légitime. J’ai conduit
l’histoire de Grimoald jusqu’à sa mort qui n’arriva qu’en 671, pour n’être pas
obligé d’interrompre ce qui me reste à raconter du règne, de Constant.
Les Siciliens furent d’abord
comblés de joie de voir l’empereur fixer dans leur île le siège de l’empire;
mais cette joie ne fut pas longue. Ils éprouvèrent bientôt l’insatiable avidité
de ce prince, qui multipliait les impôts et les exigeait avec inhumanité. On
séparait les femmes de leurs maris, les enfants de leurs pères. On dépouillait
les églises: on enlevait les vases sacrés. Cette île, la plus riche et la plus
fertile de l’univers, malheureuse par sa propre fertilité qui fait l’attrait du
brigandage, souvent ravagée par les Barbares, plus souvent encore par l’avarice
de ses maîtres, n’avait jamais été si cruellement pillée. Le désespoir des
Siciliens fut porté à un tel point, qu’un grand nombre d’entre eux préférèrent
de vivre sous la domination des Musulmans; ils passèrent en Syrie et
s’établirent à Damas, où ils oublièrent leur religion avec leur patrie.
Pendant que Constant désolait
l’intérieur de son empire, Moawiah, qui n’avait plus
besoin de paix, en dépeuplait les frontières. Abd-errahman,
fils de Khaled, se signalait par ses ravages; il enleva un nombre infini
d’habitants. Cinq mille Esclavons passèrent en Asie et se joignirent à lui. Il
les conduisit en Syrie, et leur donna des habitations aux environs d’Apamée. Bousour, autre lieutenant de Moawiah,
pénétra en Arménie; et après l’avoir mise à feu et à sang pendant l’été, il y
laissa Phadalas pour continuer de la ravager pendant
l’hiver.
Seconde expédition des Sarrasins en Afrique
L’année suivante est célèbre
dans les annales des Sarrasins par une seconde expédition en Afrique.
L’empereur, non content d’épuiser par ses vexations la Sicile, la Calabre et la
Sardaigne, porta ses mains avides sur l’Afrique. Les Africains avaient besoin
de secours, loin d’être en état de supporter de nouvelles charges. Cependant il
leur envoya ordre de lui payer une somme pareille à celle qu’ils payaient tous
les ans aux Sarrasins. C’était, disait-il, pour les punir d’avoir sans son
consentement traité, dix-sept ans auparavant, avec Abd-allah;
engagement forcé dont il était lui-même la cause, n’ayant alors envoyé aucun
secours pour opposer aux armes des Musulmans. Cette demande de l’empereur,
publiée au milieu de Carthage, alarma toute la ville. On s’écrie que l’empereur
veut donc partager avec les Sarrasins les dépouilles de la province; qu’il
vienne lui-même qu’il nous arrache la
vie que les Sarrasins nous ont laissée. On chasse l’envoyé; on l’oblige de
se rembarquer au plus vite. Une partie de la province se soulève. Moawviah, fils de Khodaïdj, qui depuis la mort de
Grégoire
gouvernait la partie de l’Afrique envahie par les Arabes, voulut profiter de la
disposition des esprits, mais il n’avait pas assez de forces pour combattre l’empereur et
s’emparer du reste de l’Afrique. Il court à Damas; il invite le khalife à se
rendre maître de l’Afrique, qui lui tend les bras pour s’affranchir d’une
insupportable tyrannie. Moawiah lève une armée,
c’était l’élite des troupes de Syrie et d’Égypte; il en donne le commandement à
un habile général qui portait le même nom que lui, Moawiah,
fils d’Amir. Le khalife lui associa Bousour, fils d’Artah, celui-là même qui l’année précédente avait ravagé
l’Asie-Mineure. Moawiah, fils de Khodaïdj,
accompagne cette armée; mais il meurt en passant par Alexandrie. Le général
musulman entre en Afrique il traverse la Cyrénaïque et la Tripolitaine. Il
rencontre sur le bord de la mer, près de Tripoli, une armée de trente mille
hommes. C’étaient des troupes que Constant avait fait partir à la première
nouvelle du soulèvement de l’Afrique. Moawiah leur
livre bataille, et remporte une victoire complète. Il avance dans le pays nommé
autrefois Byzacène, et met le siège devant Géloula, qui était l’ancienne Usula au bord de la mer, vis-à-vis l’île de Cercine. Il y
avait garnison romaine, et la force de cette place l’arrêta longtemps. Il était
sur le point de lever le siège, lorsqu’un pan de muraille s’étant tout-à-coup
écroulé, les assiégés et les assiégeants accoururent sur la brèche avec une
égale ardeur, le combat fut sanglant et
opiniâtre ; mais il fallut céder au nombre. Les Musulmans pillèrent la ville,
et passèrent au fil de l’épée tous les habitants. Le butin était riche, et peu
s’en fallut qu’il ne mît les vainqueurs aux mains les uns contre les autres. On
fut obligé d’écrire au khalife pour en régler le partage : il ordonna que tout
fût partagé également Les exploits de Moawiah se
bornèrent alors à cette conquête : le khalife, on ne sait pour quelle raison,
rappela son armée qui retourna en Egypte.
Affairs ecclésiastiques
Il ne paraît pas que
l’empereur ait fait aucun nouvel effort pour recouvrer ce qu’il avait perdu en
Afrique: il ne s’occupait que de pillages et de querelles ecclésiastiques.
Ennemi du pape Vitalien, qui opposait à l’erreur
toute l’autorité de l’Église romaine, ce fut sans doute pour le chagriner qu’il
favorisa les injustes prétentions de Maurus,
archevêque de Ravenne. Ce prélat fier et hautain étant en contestation avec le
pape l’avait été mandé à Rome; et, sur son refus, le pape l’avait menacé
d’excommunication. Il avait répondu par une menace pareille, prétendant que
l’évêque de Rome n’avait sur lui aucune supériorité. Ils eurent tous deux
recours à l’empereur, qui, sans autre examen, fit expédier un diplôme, par
lequel il déclarait les archevêques de Ravenne exempts pour toujours de la
dépendance de tout supérieur ecclésiastique, et même de celle du patriarche de
l'ancienne Rome. Il chargeait de l’exécution de ce décret l’exarque Grégoire,
qui venait de succéder à Théodore Calliopas.
Cependant l’Église de
Constantinople profita de l’éloignement de Constant. Son fils Constantin, qui
gouvernait l’Orient en son absence, ne prenait aucun intérêt au progrès de
l’hérésie, et penchait même pour les sentiments orthodoxes. On peut conjecturer
qu’il avait cette obligation à sa mère, dont les historiens ne nous font
connaître ni le nom ni la naissance. Le patriarche Pierre étant mort dans la
douzième année de son épiscopat, Thomas, diacre et garde des archives, fut élu
à sa place. Quelques auteurs ont douté de l’orthodoxie de Thomas et de ses deux
successeurs Jean et Constantin; mais ces prélats sont justifiés de ce soupçon
par le sixième concile général, qui fut tenu sous le règne de Constantin Pogonat. Après avoir prononcé anathème contre Sergius,
Paul, Pyrrhus et Pierre, le concile examina les lettres synodales de ces trois patriarches
; il déclara qu’elles ne contenaient rien que d’orthodoxe, et ordonna en
conséquence que leur mémoire fût conservée dans les Diptyques. On reconnut même
alors que Thomas avait dessein de se réunir à l’Église Romaine; mais qu’étant
mort au bout de deux ans et demi d épiscopat, il n’avait pu faire tenir au pape
sa lettre synodale, à cause des troubles arrivés en Thrace, dont je vais rendre
compte.
Depuis que le royaume de
Perse était détruit, plusieurs officiers persans s’étaient donnés à l’empereur,
et servaient dans ses armées. Un d’entre eux nommé Sapor s’était élevé aux premiers emplois de la guerre; il commandait les troupes
d’Arménie, qui, faisant partie des armées de l’empire, étaient en quartier dans
la ville d’Andrinople. Le mépris qu’il faisait, de Constant à cause de sa
lâcheté, et de Constantin à cause de sa jeunesse, lui fit concevoir l’espérance
de se faire lui-même empereur. Mais pour réussir dans un projet si hardi, il
avait besoin d’un secours étranger. Il jeta les yeux sur les Sarrasins, et son
confident Sergius se chargea d’aller à Damas solliciter Moawiah de lui fournir des troupes, à condition que Sapor,
maître de l’empire, paierait tribut au khalife. L’eunuque André, celui qui
avait retenu à Constantinople la femme et les enfants de Constant, assistait le
Constantin jeune de ses conseils. Ce ministre zélé et clairvoyant, ayant
découvert cette trame perfide, partit lui-même pour la traverser. Arrivé à
Damas, il trouve la négociation fort avancée, et Sergius déjà établi dans la
confiance du khalife. Cependant il ne perd pas courage ; il obtient une
audience, et demande du secours contre les rebelles. Le khalife avait fait
asseoir Sergius à côté de lui, et le montrant à André : celui-ci, dit-il,
me demande le contraire; faites vos offres tous les deux; je me déterminerai en
faveur de celui qui me donnera davantage. Sergius m'offre déjà de me payer
tribut.
Prince, répondit André, Sergius ne perd rien en changeant de mettre ; il est
déjà l’esclave d'un Perse. Pour moi, je suis Romain, et je n asservirai point
l'empire à une condition si honteuse; vous ne nous offrez qu’une ombre, et vous
exigez qu’on vous abandonne un corps. Dieu est plus puissant que vous; il saura
bien nous défendre.
En même temps il se retire,
après avoir salué Moawiah; et comme Sergius le
chargeait d’injures, l’appelant un misérable, un monstre qui n’était ni homme,
ni femme; André se retournant et lançant sur lui un regard terrible, tu
verras bientôt qui je suis, lui répondit-il. Il prend sur-le-champ la route
de Mélitène, et se rend à Arabissus pour conférer avec l’officier chargé de la garde des défilés du mont Taurus,
par où il savait que Sergius devait passer. Cet officier n’avait pas voulu se
joindre à Sapor. André n’attendit pas longtemps. Peu
de jours après, Moawiah mit sur pied quelques
troupes, dont il donna le commandement à Phadalas.
Sergius, comblé de joie et glorieux du succès de sa commission, avait pris les
devants pour porter en diligence cette bonne nouvelle à Sapor.
Il fut fort surpris de se voir arrêté au passage du mont Taurus, en un lieu nommé
Amnésias, où le gardien des montagnes l’attendait. On le charge de chaînes, on
le conduit à André. Dès qu’il l’aperçoit, il court se prosterner à ses pieds et
lui demande grâce. Je te l’accorderais, situ n’avais offensé que moi,
lui dit André; mais il n’en est point pour un traître à la patrie. Aussitôt on le inutile et on le pend à un arbre. André envoyé un courrier à
Constantin pour l’instruire de ce qui est arrivé, et l’avertir de ce qui reste
à faire. Le jeune prince fait partit une armée commandée par le patrice Nicéphore,
pour aller attaquer Sapor dans Andrinople. Mais un
accident imprévu tint lieu de bataille. Le rebelle sortait tous les jours de la
ville pour exercer son cheval et le préparer au combat. Un jour en passant sous
la porte, comme il le pressait d’un grand coup de fouet, l’animal furieux
brusqua son cavalier, ét lui alla rompre la tête
contre la porte. Sapor tomba mort, et il ne fallut
qu’un cheval pour étouffer une révolution naissante, qui alarmait tout l’empire.
Phadalas, arrivé daris la petite Arménie, apprit cés tristes événements. Il envoya
demander de nouveaux ordres au khalife, qui ne voulant pas abandonner l’entreprise,
et jugeant les troupes de Phadalas insuffisantes pour
agir seules, fit partir son fils Yézid à la tête d’une
nombreuse armée. Les deux généraux traversèrent l’Asie-Mineure, pénétrèrent
jusqu’à Chalcédoine, prirent la ville d’Amorium, sur
le fleuve Sangaris en Galatie, y laissèrent en
garnison cinq mille hommes de leurs troupes, et retournèrent en Syrie avec une
multitude de prisonniers. L’hiver suivant, pendant que la terre était couverte
de neige, André passa le Bosphore avec un grand corps de troupes légères; et
étant arrivé de nuit à Amorium, il surprit la ville
par escalade, passa au fil de l’épée les cinq mille Sarrasins sans qu’il en
échappât un seul, et y laissa une partie de ses troupes. Ce même hiver, des
pluies continuelles firent déborder les rivières de l’Asie; le fleuve Scirtus inonda en une nuit toute la ville d’Édesse, et noya
quantité d’habitants.
Mort de Constant
Il y avait six ans que
Constant vivait à Syracuse, plongé dans débauche et ne s’occupant de ses états que
pour les ruiner par de cruelles exactions. Enfin, le 15 juillet 668, pendant qu’il
était dans le bain, l’officier qui le servait, nommé André, après lui avoir versé
de l’eau chaude sur le corps, lui déchargea le vase sur la tête avec violence,
et prit la fuite. Ses gardes, étonnés de ce qu’il restait si longtemps dans le
bain, entrent et le trouvent noyé dans l’eau mêlée avec son sang. Il avait
régné vingt-sept ans, et en avait vécu trente-huit. Perturbateur de l’Église,
persécuteur des orthodoxes, tyran de ses provinces qu’il abandonnait en proie
aux Sarrasins après les avoir pillées, il n’emporta au tombeau que la haine de
ses sujets.
CONSTANTIN IV, dit POGONAT.
Le meurtre de Constant était
l’effet d’une conspiration de ses principaux officiers. Aussi ne firent-ils aucune
recherche de l’assassin; et après avoir célébré les funérailles du prince, ils
songèrent à se mettre à couvert du châtiment, en se donnant eux-mêmes un empereur.
Leur choix tomba sur un Arménien nommé : Mizize, qui
n’était recommandable que par sa bonne mine, plus propre à servir de modèle aux
peintres et aux statuaires qu’à gouverner un empire. Il se rendait lui-même justice;
et aussi exempt d’ambition que dépourvu dé talents, if fallut le contraindre
d’accepter la couronne. La nouvelle de cette étrange révolution vola si
rapidement à Constantinople, qu’on se persuada dans la suite qu’elle y avait été
annoncée par une voix céleste le jour même de l’assassinat de Constant; miracle
fabuleux, plus d’une fois renouvelé dans l’histoire. Constantin, fils aîné du prince
défunt, et déjà associé à la puissance souveraine, travailla aussitôt à se
mettre en état de venger son père et de défendre ses propres droits. Mais les
principales forces de l’empire étaient en Sicile au pouvoir des rebelles; et il
eut besoin du reste de l’année pour équiper une flotte, et pour faire des
préparatifs capables d’assurer le succès d’une si importante expédition. Il
envoya ses ordres à Ravenne, en Campanie, en Sardaigne, en Afrique, pour armer
tout ce qu’il y avait de vaisseaux, qui viendraient le joindre en Sicile au
commencement de l’année suivante. Le jeune prince fut servi avec zèle. Le
printemps était à peine venu, qu’il se présenta devant Syracuse; tout plia
devant lui; on lui livra les meurtriers de son père et l’infortuné Mizize, qui n’avait été forcé d’accepter la couronne que
pour la perdre avec la vie. Sa tête et celles des conjurés furent portées à
Constantinople. On ne plaignit que le patrice Justinien, homme vertueux, que la
haine des vices de son maître avait rendu criminel. Germain, son fils, était
innocent; mais la douleur que lui causa la mort de son père fit sortir de sa
bouche quelques paroles injurieuses à l’empereur. Elles furent punies d’un châtiment
aussi honteux que cruel : il fut mutilé; et ayant survécu à ce supplice,
quoiqu’il fut pour lors âgé de vingt ans, il devint dans la suite patriarche de
Constantinople. Nous le verrons honorer cette place éminente par ses vertus et
par sa constance à défendre la foi et la discipline de l’Église contre Léon l’iconoclaste.
La rébellion s’était éteinte à la première vue du jeune empereur; dès qu’il eut
rétabli l’ordre en Occident, il reprit la route de Constantinople, ou il
rapporta le corps de son père qu’il fit enterrer dans l’église des
Saints-Apôtres. Ce fut alors qu’on lui donna le surnom de Pôgonat,
c’est-à-dire le barbu; parce qu’étant parti sans barbe quelques mois
auparavant, il revint avec une barbe longue et épaisse. Comme il disait
hautement profession de la foi catholique, il fut secondé dans son expédition
par le zèle et le crédit du pape Vitalien. Les
services éclatants que saint Grégoire avait rendus à l’Italie avaient fort
augmenté l’autorité de ses successeurs, même dans les affaires temporelles.
Descente des Sarrasins en Sicile.
A peine Constantin avait-il
quitté lâ Sicile, qu’une flotte de Sarrasins y arriva d’Alexandrie. Il y a beaucoup
d’apparence que les conjurés les avaient appelés à leur secours; mais ils
arrivèrent trop tard. Ils entrèrent sans résistance dans le port de Syracuse.
Il n’y eut qu’un petit nombre d’habitants, qui eurent le temps de se sauver
dans les châteaux et sur les montagnes des environs. Le reste fut égorgé. La
ville, livrée au pillage, éprouva la cruauté de ces Barbares. Ils emportèrent
avec eux tous les ornements, toutes les statues et les vases d’or, d’argent,
d’airain, dont Constant avait dépouillé la ville de Rome, et que Constantin
avait laissés en Sicile, à dessein sans doute de les renvoyer aux églises d’où
ils avaient été enlevés.
Sur la fin de cette année ou
au commencement de la suivante, l’empereur étouffa dans l’origine une sédition
qui pouvait devenir dangereuse. Il avait honoré du titre d’Auguste ses deux
frères Héraclius et Tibère. Mais pour ne pas leur communiquer son pouvoir, il ne
les avait pas fait couronner, et ne leur donnait aucune part aux affaires. Les
soldats dispersés en Asie, excités sans doute pat de sourdes intrigues, se
rendirent de toutes parts à Chrysopolis, et se regardant comme arbitres du
gouvernement, ils voulaient que la puissance souveraine fût également partagée
entre les frères. Nous adorons les trois personnes de la Sainte Trinité, criaient ces hommes grossiers; nous voulons être gouvernés sur la terre
comme nous le sommes dans le ciel : il nous faut trois empereurs. Constantin,
effrayé d’abord de cette émeute, leur envoya Théodore de Colones,
ministre adroit et fidèle, qui, loin de combattre leur caprice, les loua
beaucoup du zèle qu’ils témoignaient pour la famille impériale, les assura que
l’empereur avait le même désir, qu’il n’était question d’avoir le consentement
du sénat, auquel leur proposition ne pouvait manquer d’être agréable. Sous
prétexte d’aller consulter cette auguste compagnie, il choisit les plus mutins,
et leur fit passer le détroit avec lui. Dès qu’ils furent à Constantinople, il
les fit pendre au bord de la mer, vis-à-vis de Chrysopolis. La vue d’une si
prompte exécution frappa de terreur leurs camarades; ils prirent aussitôt la
fuite, couverts de honte, comme une armée battue, et retournèrent dans leurs
garnisons. L’empereur se contenta de faire observer ses frères, après les avoir
avertis qu’ils eussent à se conduire avec plus de modération et de sagesse.
An 670.La puissance des
Sarrasins croissait de plus en plus. L’état de faiblesse où l’empire était
réduit favorisait leur passion de ravager et de conquérir. C’était une jeunesse
robuste et bouillante qui attaquait un corps usé de vieillesse et de maladie,
déjà privé d’une partie de ses membres. Moawiah toujours agissant, quoique assis au milieu de Damas, portait ses regards
au-delà de ses vastes états ; il dirigea a marcha de ses généraux, il
assurait leurs succès: et tandis que Phadalaset et Bousour désolaient l’Asie-Mineure, et portaient le ravage
jusqu’aux portes de Cyzique, il faisait partir un nouveau général, brûlant de
courage et de fanatisme, pour achever la conquête de l’Afrique. C’était Okbah’, qui, depuis l’expédition d’Amrou,
était demeure à Barca pour contenir les Berbers et pour leur prêcher le
mahométisme. Ce missionnaire guerrier reçut dix mille hommes des meilleures
troupes de Syrie, la plupart cavaliers, avec ordre d’étendre la puissance et la
doctrine musulmane. Ayant grossi son armée d’un grand nombre de Berbers, il
s’avança dans la Byzacène, dont les Sarrasins
s’étaient ouvert l’entrée dans leur incursion précédente. Tout ce pays fut
inondé du sang des Chrétiens ; mais fidèle à la loi de la guerre prescrite par
Abou-bekr, Okbah laissa la
vie aux femmes, aux enfants et aux vieillards; il envoya quatre-vingt mille
prisonniers en Égypte.
Fondation de Kaïrowan
Maître de cette vaste
contrée, il voulut s’en assurer la possession en fondant une grande ville qui
rendit son nom immortel, et servît aux Musulmans de place d’armes pour étendre leurs
conquêtes, et de retraite dans les événements incertains de la guerre. Il
choisit une situation avantageuse près d’une forêt, au midi d’une montagne
fertile, à quarante lieues de Carthage vers le sudnest,
et à quinze lieues de la côte où était bâtie l’ancienne Adrumet.
Il est étonnant que d’habiles littérateurs, d’après un passage d’Elmacin mal entendu, ayênt placé Kaïrowan
sur les ruines de l’ancienne Cyrène, qui en était éloignée de près de trois
cents lieues vers l’Orient; ces deux villes étant séparées par ce vaste contour
de rivages qui bordent la Cyrénaïque, la Tripolitain et la Byzacène.
La ville fut environnée d’une muraille de briques, et flanquée de tours, sur un circuit d’une lieue et demie.
Destinée à la résidence du gouverneur de l’Afrique, elle fut bientôt peuplée de
Sarrasins, auxquels elle servait dé citadelle pour maintenir les Africains dans
l’obéissance. Fortifiée selon l’usage de ces temps-là et trop éloignée de la
mer pour craindre l’insulté des flattés ennemies, elle se rendit considérable
non-seulement par ses richesses, mais encore par l’étude des sciences et des
lettres. Ce fut une des plus célèbres académies des Musulmans. Elle devint le
siège royal et la capitale des états que les khalifes Fatimites possédèrent en Afrique. Cette ville fameuse subsiste encore aujourd’hui, mais
fort déchue de son ancienne splendeur, depuis que les Turcs s’en sont rendus maîtres
vers le milieu du seizième siècle. Après la destruction de l’empire des
Sarrasins, Kaïrowan se soutint sous la domination de ses rois particuliers.
Conquêtes d’Okbah.
Pendant la construction de
cette ville, qui fut achevée au bout de cinq ans, Okbah poussait ses conquêtes. Mais une intrigue de cour vint arrêter ses progrès.
Obligé de céder sa place à un affranchi protégé, nommé Dinar, il vit détruire
son ouvrage. Le successeur jaloux de la gloire d’Okbah entreprit de bâtir une autre ville, et pour la peupler, il y transporta les
habitants de Kaïrowan. Après la mort de Moawiah, Okbah, rétabli par Yézid,
détruisit à son tour cette ville rivale, et rendit à Kaïrowan ses habitants. Il
mit Dinar dans les fers, et reprit le cours de ses exploits. Il battit les
troupes romaines près de Mélich, une des plus
importantes villes du pays qui était l’ancienne Numidie; et sans s’arrêter
devant cette place, non plus que devant Bagaï, qu’il
tenta en vain d’emporter d’emblée, il entra dans le Zab. C’était une contrée
peuplée de trois cent soixante bourgs, dont la capitale nommée Erbé, autrefois Lambesa,
avait près de trois lieues de circuit. Le gouverneur étant venu à la rencontre
d’Okbah, fut défait; il rallia ses troupes sous les
remparts de Tahort, où un grand corps de Berbers vint
le joindre; il fut encore taillé en pièces; et les habitants s’étant sauvés dans des lieux
inaccessibles, les Sarrasins demeurèrent maîtres du pays. Le vainqueur, ne
trouvant plus d’obstacle, traversa la Mauritanie et marcha droit à Tanger.
Julien, que d’autres nomment Élie, qui commandait dans cette place, trop faible
pour arrêter ce torrent, prit le parti de la soumission; il alla offrir de
riches présents au général musulman. Qkbah apprit de
lui que les habitants de la côte occidentale étaient une nation féroce, sans
lois, sans humanité, sans religion. Ce rapport enflamma le zèle et le courage
d’Okbah. Il va chercher ces Barbares, force les
passages du Mount Atlas, traverse ce vaste pays hérissé de hautes montagnes et
coupé de défilés, et trouve toute la nation sous les armes dans la province de
Sous, aujourd’hui la plus méridionale du royaume de Maroc. Il les taille en
pièces malgré leur courage opiniâtre; et les ayant poursuivis jusqu’à leur
capitale, nommée aussi Sous ou Taroudant, il y entre avec eux et y fait un
butin immense, dont la partie la plus précieuse, surtout pour des Sarrasins,
furent les femmes; la beauté la plus rare dans les autres climats était commune
en ce pays : celles qu’ils eurent de trop, furent vendues jusqu’à mille pièces
d’or et au-delà, c’est-à-dire environ treize mille livres de notre monnaie. Tout
fuyait, tout tombait devant Okbah; la mer seule arrêta
ce guerrier terrible : alors, s’avançant fièrement sur le rivage, il pousse son
cheval dans les flots; et levant au ciel ses yeux et son bras armé d’un
cimeterre : grand Dieu, s’écrie-t-il, sans cette barrière que tu m’opposes,
j’irais chercher d’autres nations chez qui ton nom est ignoré, pour les forcer
à n’adorer que toi ou à mourir....
Après cette saillie de piété musulman,
il regagne le rivage, et s’étant retourné pour contempler encore cet élément qui osait borner ses conquêtes, il traverse de nouveau l’Afrique, dont, toutes les
nations tremblaient sur son passage, et revient à Kaïrowan. Fier de sa gloire
et plein de mépris, pour les peuples vaincus il crut n’avoir plus besoin de ses
troupes; il les dispersa dans les provinces conquises, et ne retint que cinq
mille hommes. Il restait encore plusieurs villes occupées par des garnisons
impériales. Okbah, par courant l’Afrique avec la
rapidité d’un éclair, n’avait conquis que les lieux de son passage. Les troupes
romaines se rassemblent; et n’ayant point de chef pour les commander, elles
s’adressent à un prince maure, grand capitaine, accrédité par sa prudence, et
par sa valeur parmi les Berbers. Il se nommait Kouschaîlah.
Il s’était fait mahométan; mais plus ambitieux qu’attaché à une religion qu’il
n’avait embrassé que par politique, il saisit avec empressement l’occasion de
se faire un royaume. Des Romains et des Berbers qui vinrent en foule se ranger
sous ses étendards y il forma une armée plus nombreuse que ne pouvaient être
les troupes musulmanes quand elles auraient été réunies. Il marcha aussitôt
vers Kaïrowan. Dinar, quoique dans les fers, fut le premier instruit de cette
révolte; il en avertit Okbah, qui, ne se sentant pas
en état de résister à des forces si supérieures, ne vit d’autre ressource pour
sauver son honneur que de périr les armes à la main. Il fait venir Dinar devant
lui : Généreux esclave, lui dit-il, je te devrais le salut des
Musulmans, si mon imprudence, en les séparant les uns des autres, ne les eut
mis hors d’état de s’entresecourir. Je te rends la
liberté ; cherche une retraite où tu puisses rassembler de nouvelles
forces, pour rétablir ici l’empire du prophète. Pour moi, je vais mourir; il ne
m’est pas permis de fuir devant des Chrétiens.
Je te remercie de la liberté
que tu me rends, répond Dinar, et je veux te faire
connaître que j’en suis digne. J’ai droit de te haïr; mais j’aime encore plus
la religion et la gloire musulmane. Penses-tu que je sois plus capable que toi
de les déshonorer par la fuite? Je mourrai avec toi, avec qui je n’aurais pu
vivre.
Okbah, résolu de mourir, se met aussitôt en marche; il épargné aux ennemis plus
de la moitié du chemin. Les deux armées se rencontrent dans le Zab. Okbah et Dinar, à la tête de cinq mille hommes vis-à-vis de
cent mille, brisent les fourreaux de leurs épées et les jettent à leurs pieds.
Les soldats imitent cet exemple; et possédés de la même fureur; ils s’élancent
en désespérés sur les ennemis dont ils font un affreux carnage. Nul d’entre eux
ne reçoit la mort qu’après l’avoir donnée à plus d’un Romain ou d’un Maure. Le,
combat ne finit que par le massacre du dernier Musulman. Okbah expira sur un monceau de cadavres, et le champ de bataille qui fut son tombeau
est encore aujourd’hui le monument de sa valeur; on l’appelle le champ d’Okbah. Kouschaïlah, vainqueur,
chassa les Musulmans de Kaïrowan, dont il demeura le maître jusqu’à la
troisième année du successeur de Constantin.
Pertharit, roi de Lombards
L’Italie n’était pas
heureuse, et ne pouvait l’être sous la domination des Exarques, qui profitaient
de l’éloignement du prince pour s’enrichir aux dépens des sujets; mais au moins
elle était tranquille du côté des Lombards, si l’on excepte quelques
entreprises des ducs de Bénévent pour agrandir leurs états. Grimoald étant mort
en 671, Garibald, son fils encore enfant, lui
succéda; mais il ne porta que trois mois titre de roi. Pertharit ayant appris la mort de Grimoald au moment même qu’il s’embarquait pour se retirer
en Angleterre, revint aussitôt en Italie. La révolution qui le plaça sur le
troue fut aussi rapide que celle qui l’en avait précipité neuf ans auparavant.
Il trouva toute la nation disposée à le reconnaître; et dès qu’il parut, Garibald fut oublié. Il fit revenir de Bénévent sa femme Rodelinde et son fils Cunibertr,
que Romuald n’osa lui refuser. Ce prince instruit par ses malheurs ne songea
qu’à maintenir la paix dans ses états, et pendant les seize années de son règne
il n’eut aucun démêlé avec l’empire.
Mais quelques prélats,
oubliant qu’un des les plus sacrés de leur état est de maintenir l’union et la concorde, ne furent aussi pacifiques. L’empereur
fut oblige d’interposer son autorité pour les réduire à la subordination
légitime. Je parle des archevêques de Ravenne. Cette ville, résidence des
Exarques lieutenants de l’empereur en Italie, était devenue rivale de Rome :
elle mettait sur pied des troupes nombreuses de cavalerie et d’infanterie. Ses
archevêques étaient riches et puissants; ils avaient de grandes possessions en
Istrie et jusqu’en Sicile. Nous avons déjà vu l’ambition de Maurus,
qui s’égalait au pape, et qui fut confirmé dans ses orgueilleuses prétentions
par un diplôme de Constant. Ce prélat mourut en 672, et ses derniers soupirs
soufflèrent encore le feu de la discorde. Il exhorta son clergé à se maintenir
dans l’indépendance qu’il lui avait procurée, et à ne s’adresser au pape ni
pour l’ordination de ses successeurs, ni pour obtenir le pallium, qu’il
ne fallait, disait-il, recevoir que de l’empereur. Ses conseils turbulents
furent mieux suivis que ne l’auraient été de pieuses volontés. Son successeur Réparatus fit le voyage de Constantinople; il reçut de
l’empereur de nouveaux privilèges; mais ce fut à condition qu’il rentrerait
sous l’obéissance du siège de Rome. Il mourut à son retour, sans avoir eu le temps
de donner des preuves de sa soumission. Théodore, qui lui succéda, ne différa
point de remplir cette obligation : il alla se faire sacrer à Rome. Cet acte de
déférence révolta l’orgueil de son clergé. On se sépare de lui; la guerre
s’allume entre le prélat et les ecclésiastiques de Ravenne. D’un côté,
l’archevêque prive le clergé de quelques droits légitimes; de l’autre, le
clergé fait schisme et refuse de communiquer avec l’archevêque. Il fallut avoir
recours à la puissance séculière; l’Exarque vint à bout de réunir les deux
partis. Mais les différends du Saint-Siège avec les archevêques ne furent
entièrement terminés qu’en 682, par la sage condescendance du pape Léon, qui,
en abandonnant des droits abusifs usurpés par ses prédécesseurs, retînt ceux
qui étaient réels et légitimes. La transaction faite à ce sujet fut confirmée
par un décret de l’empereur, qui, dérogeant à celui de Constant, ordonna que
l’Église de Ravenne rentrât sous la dépendance du Saint-Siège, et que, suivant
l’ancien usage, l’archevêque allât se faire sacrer à Rome. On célébrait à
Ravenne l’anniversaire de l’archevêque Maurus, comme
du restaurateur des privilèges et de la gloire de son Eglise ; le pape,
défendit de rendre cet honneur à la mémoire d’un prélat mort dans les liens de
l’excommunication, et il fut obéi.
Tandis que l’Occident était
en paix, les Sarrasins tenaient l’Orient dans de continuelles alarmes. Cette
année 672, ils équipèrent une flotte beaucoup plus formidable qu’ils n’avaient
fait jusqu’alors. L’épouvante s’empara des esprits; les phénomènes de la nature
furent interprétés comme des présages funestes. Un arc-en-ciel, qui parut au
mois de mars pendant plusieurs jours, jeta les peuples dans la consternation.
C’était, disait-on, l’avant-coureur de la destruction universelle. Les
Sarrasins mêmes n’étaient pas sans crainte; une épidémie cruelle désolait
l’Égypte. Moawiah, peu susceptible de ces terreurs,
mit sa flotte en mer sous le commandement de deux renégats Mahomet et Caïs, qui, rangeant les côtes de l’Asie- Mineure, entrèrent
dans l’Archipel. La saison étant déjà avancée, la flotte se sépara : une partie
alla hiverner dans le golfe de Smyrne; le reste, sur les côtes de Lycie et de
Cilicie.
Invention du feu grégeois
On ne doutait pas que cet
armement ne fût destiné à l’attaque de la capitale de l’empire; aussi
l’empereur fit-il pendant cet hiver les préparatifs nécessaires pour la
défendre. Un Syrien nommé Callinicus, de la ville d’Héliopolis, et sujet des
Sarrasins, trouva moyen de s’échapper et vint à Constantinople. Il y porta
l’invention du feu grégeois, la plus meurtrière que les hommes ayent imaginée avant la poudre à canon, pour la destruction
de leurs semblables. On connaissait depuis longtemps une composition de soufre
et de naphte, sorte de bitume, que les Grecs appelaient l’huile de Médée, parce
qu’ils prétendaient que cette princesse l’avait mise en œuvre pour faire périr
sa rivale. On en faisait usage dans les sièges pour brûler les machines des
assiégeants. C’était de ce feu artificiel que Genséric avait rempli les brûlots
qui détruisirent la flotte romaine commandée par Basiliscus.
On s’en servit aussi sous Anastase, pour brûler la flotte de Vitalien. Jules Africain, qui vivait sous Elagabale et sous Alexandre Sévère, parle d’un feu artificiel
composé de soufre vif, de nitre ou de sel fossile, et de la pierre de tonnerre
broyés ensemble; mais ces, inventions funestes n’étaient pas encore le feu
grégeois. Il devait entrer dans celui-ci ce que la nature a de plus violent. On
ne tire pas beaucoup de lumière d’Anne Comnène, qui semble vouloir en décrire
la composition ; elle ne parle que de gommes d’arbres résineux broyées avec le soufre.
Jules Scaliger, dans son ouvrage contre Cardan, en donne une double
préparation; il cite pour autorité deux écrivains, l’un Arabe, l’autre Catalan,
sans nommer ni l’un ni l’autre. D’habiles chimistes prétendent que le mélange
des ingrédients qu’il indique, et dont il donne un long détail jusqu’à en fixer
les doses, serait capable des effets qu’on attribue au feu grégeois.
L’expérience fait connaître que l’huile de pétrole toute seule en produit
d’épouvantables. On trouve une composition à peu près semblable dans le Traité
des merveilles du monde faussement attribué à Albert-le-Grand. Les auteurs
nomment ce feu, tantôt feu marin, parce qu’on s’en servait
principalement dans les combats de mer, tantôt feu liquide, parce que
c’était quelquefois une liqueur distillée. C’est pour cette raison qu’il est
aussi désigné sous le nom d’huile incendiaire. Il brûlait dans l’eau; et
contre la nature des autres feux dont la flamme s’élève, il se portait en bas,
et suivait toutes les directions qu’on voulait lui donner. Il dévorait tout; ni
les pierres, ni le fer même ne résistaient à son activité. On ne pouvait
l’éteindre qu’avec le vinaigre, le sable ou l’urine; on l’employait de
plusieurs manières. Dans les batailles navales, on remplissait de cette matière
des brûlots qu’on lâchait après y avoir mis le feu. On disposait sur la proue
des navires de course, nommés dromons, de grands tubes de cuivre, placés
comme le coursier sur nos galères, et par le moyen du vent on lançait ce feu
dans les vaisseaux ennemis. Dans les combats de terre, on le soufflait par des
tuyaux de cuivre garnis à leur extrémité d’étoupes enflammées. On renfermait
aussi la matière inflammable, tantôt pulvérisée, tantôt réduite en huile, dans
des phioles de verre ou dans des vases de terre
vernissée, que les soldats jetaient à la main après avoir allumé l’amorce,
comme on jetait les grenades dans nos armées, il n’y a pas encore longtemps. Ce feu liquide, dit un auteur grec, dormait dans les vases qui le
tenaient enfermé. Dans les sièges, on se contentait quelquefois de lancer
sur les machines des assiégeants, des épieux de fer fort pointus et environnés
d’étoupes imbibées de cette liqueur. Mais la plus terrible manière de mettre en
œuvre le feu grégeois était de le lancer avec la baliste o lu’arbalête.
On en jetait alors une quantité prodigieuse, qui, traversant l’air avec la
splendeur de l’éclair et le bruit de tonnerre, embrasait avec une horrible
explosion des bataillons, des navires, des édifices entiers. La poudre avait
tout l’effet de la nôtre, hors qu’on ne s’en servait pas pour chasser des
balles, des pierres ou des boulets. Tous les historiens les plus approchants de
ces temps-là attribuent à Callinicus cette invention infernale. Vossius se
trompe quand il dit que ce Syrien la tenait des Sarrasins, et ceux-ci des
Chinois, qui venaient alors jusque dans le golfe Arabique. On voit par
l’histoire, que les Sarrasins en furent assez longtemps la victime, avant que
de la connaître. Les auteurs donnent même quelquefois à cet artifice le nom de feu
romain. Il a été retrouvé de nos jours, et replongé aussitôt dans l’oubli
par la sagesse d’un monarque ami de l’humanité. Les empereurs en faisaient un
secret; ils ne le confiaient qu’à un ingénieur nommé par eux et résidant à
Constantinople, dont ils exigeaient sans doute le serment qu’il ne le
communiquerait à personne. Lorsqu’un prince étranger, qu’ils voulaient
satisfaire, les priait de lui faire part de cette invention, ils aimaient mieux
lui envoyer la matière toute préparée que de l’instruire de la préparation. Constantin
Porphyrogénète, qui vivait au dixième siècle, dans les instructions qu’il donne
à son fils, lui recommande avec beaucoup d’instance de tenir cette composition
secrète; et cet empereur, grand conteur de fables, dit qu’elle fut apportée par
un ange au grand Constantin; que ce prince chargea de malédictions quiconque la
communiquerait aux étrangers, qu’il le déclara infâme, et permit à toute
personne de lui courir sus, fût-il empereur ou
patriarche. Si l’on veut l’en croire, le ciel même eut la complaisance de se
conformer à cette injonction de Constantin; un des dépositaires du secret ayant
osé le révéler, fut tué d’un coup de foudre.
Commencement du siège de Constantinople
Constantinople dut alors son
salut au peu d’expérience des Sarrasins, qui n’assiégeant les villes que pendant
l’été, leur laissaient le temps de l’hiver pour réparer leurs pertes et se
préparer à une nouvelle défense. La flotte s’étant réunie au printemps de 673,
vint envelopper la ville. Constantinople est un triangle dont la base regarde
l’occident, et la pointe aboutit au Bosphore qui la sépare de l’Asie. Le côté
méridional est appuyé sur la Propontide; le golfe de Céras borde le côté du Septentrion. Les vaisseaux ennemis occupaient tout ce vaste
contour, qui s’étend depuis l’angle de la base formée par la Propontide, où est
aujourd’hui le château des sept tours, jusqu’au promontoire qui termine le
golfe de Céras. La flotte était augmentée d’un
nouveau renfort sous la conduite de Calé, le plus vaillant et le plus hardi des
Sarrasins, envoyé par Moàwiah en qualité de
commandant général. Yézid, fils du khalife, s’y
transporta lui-même quelque temps après. Mais ce qui animait encore d’avantage
les Musulmans, c’est qu’ils voyaient combattre à leur tête trois vieillards
respectés de toute la nation. C’étaient d’anciens compagnons de Mahomet, à qui
le zèle de leur religion faisait essuyer, malgré leur grand âge, les dangers et
les fatigues de cette guerre. L’un d’eux, nommé Abou-Ayoub, était celui qui
avait donné asyle au prophète lorsqu’il s’était sauvé à Médine. Etant mort
pendant le siège, il fut enterré près des murs; et son tombeau est encore en
grande vénération chez les Musulmans : c’est là que les empereurs ottomans vont
ceindre l’épée lorsqu’ils prennent possession du trône. Les troupes de débarquement
faisaient leurs attaques du côté de la terre. Toutes les machines alors en
usage portaient de part et d’autre la mort dans la ville et dans l’armée. Mais
rien ne causa plus de frayeur et de perte aux Sarrasins que la pluie de feu
grégeois, qui, tombant sur eux du haut des murs, s’attachait aux hommes et aux
vaisseaux, et les dévorait jusque dans les eaux, sans qu’il fût possible de
l’éteindre. Cependant tous ces maux ne purent vaincre leur opiniâtreté. Ils
étaient encouragés par une tradition suivant laquelle Mahomet avait déclaré que
tous les péchés seraient pardonnes à l’armée musulmane qui prendrait la ville
capitale de César. Après avoir fait des efforts continuels durant cinq mois,
ils allèrent attaquer Cyzique, et après l’avoir prise, ils en firent leur place
d'armes et leur quartier d’hiver. La guerre dura sept ans; ils revenaient tous
les ans au mois d’avril devant Constantinople, et retournaient à Cyzique au
mois de septembre. Pendant un si long temps, ni les Musulmans ne se lassèrent
d’attaquer, ni les Romains de se défendre. Les historiens ne nous donnent aucun
détail de ce siège mémorable. Tant d’actions de valeur qui ont dû le signaler
de part et d’autre sont restées dans l’oubli. Ainsi, pendant la durée de cinq
ans, l’histoire de l’empire se réduit presqu’au silence.
Quoique les principales
forces des Sarrasins fussent rassemblées devant Constantinople, ils étaient
devenus assez puissants pour former encore d’autres entreprises. Abd-allah, fils de Caïs, joint à Phadalas, entra dans Crète, où il passa l’hiver. Ce fut la
première descente des Sarrasins dans cette île célèbre. D’autres auteurs
nomment Élaredi le chef de cette expédition. Moawiah traitait les Chrétiens avec douceur; il n’exigeait
d’eux que le tribut, et ne leur refusait pas les grâces qu’il accordait à ses
autres sujets. Ce fut à leur prière qu’il voulut bien réparer á ses dépens
l’église d’Édesse. Un tremblement de terre l’avait fait tomber le 3 avril 679,
et grand nombre de Chrétiens alors assemblés avait péri sous les ruines. Des
nuées de sauterelles ravagèrent la Syrie et |a Mésopotamie. L’Italie, surtout
aux environs de Rome, essuya de furieux orages; le pays fut inondé en plein été et grand nombre d’habitants furent tués
par la foudre.
Défait des Sarrasins
Les Sarrasins avaient perdu
la meilleure partie de leur armée, et la peste faisait périr ceux que le fer et
le feu grégeois avaient épargnés. Leur retraite, toujours réglée au mois de
septembre, rendait inutiles tous les travaux précédents; c’était chaque année
un nouveau siège et de nouvelles fatigues. Enfin au bout de sept ans ils se
rebutèrent, et s’éloignèrent de Constantinople en 679, avec autant de honte que
de regret. Les habitants attribuèrent le succès de leur défense à la protection
de la Sainte Vierge, dont ils avaient déjà éprouvé le secours cinquante-trois
ans auparavant, lorsque les Avares, joints aux Perses, étaient venus attaquer
leur ville. Ce qui les confirma dans cette pensée, c’est que l’armée sarrasine,
encore très nombreuse lorsqu’elle leva le siège, fut entièrement détruite dans
la retraite. Comme le feu grégeois leur avait fait perdre un grand nombre de
vaisseaux, ils ne purent embarquer toutes leurs troupes; et trente mille
hommes, sous la conduite de Sophian prirent la route de terre pour retourner en
Syrie. La flotte rangeait la côte de Pamphylie, lorsqu’une furieuse tempête la
porta sur le promontoire de Sylée, auprès de la ville
de Perge, avec tant de violence, que tous les navires
furent brisés et abîmés dans les eaux. L’armée de terre ne fut pas plus
heureuse. L’empereur avait envoyé à sa poursuite tout ce qu’il avait de troupes
à Constantinople, sous la conduite de trois généraux, Florus, Pétronias et Cyprien. Ils la joignirent près de Cibyre; les soldats sarrasins languissants, estropiés,
couverts de blessures, ayant à peine assez de force pour une marche tranquille,
furent taillés en pièces presque sans résistance, comme des malades qu’on
aurait égorgés dans leurs lits. Il n’en coûta aux Romains que la peine de les
atteindre.
Paix avec Moawiah.
Tant de pertes rabattirent la
fierté du khalife : il envoya des ambassadeurs à Constantinople pour traiter de
la paix. L’empereur les reçut avec bonté; il fit partir avec eux le patrice Pitzigaudès, vieillard sage, éloquent et très expérimenté
dans les affaires d’état. Après d’assez longues contestations, le khalife
consentit devait chaque année envoyer trois mille livres d’or, rendre cinquante
prisonniers, et faire présent d’autant de chevaux arabes de la meilleure race. A ces
conditions, la paix fut conclue pour trente ans, et confirmée par le serment
des deux princes. Pitzigaudès se fit estimer du
khalife, qui le combla de présents. Ce joug imposé à une nation qui faisait
trembler toutes les autres, fit grand honneur à Constantin. Ce fut un signal
qui fit tomber à ses pieds tout l’Occident. Le khakan des Avares, le roi des Lombards, les ducs de Bénévent, de Frioul et de Spolète,
lui députèrent pour lui demander son amitié. Il prit le ton supérieur dans les
traités qu’il fit avec eux; tout pliait devant un prince qu’on croyait assez
habile et assez heureux pour relever l'ancienne majesté de l’empire et lui
rendre tout l’éclat dont il avait brillé sous le premier Constantin.
Ce fut un nouvel ennemi,
sorti des cavernes du Liban, qui obligea le khalife à recevoir des conditions si
peu compatibles avec la fierté sarrasine. Les Maronites vengeaient l’empire malgré
l’empereur, qui les traitait de rebelles, parce que, se voyant abandonnés, ils
s’étaient donné un chef. Ils rendaient aux Sarrasins dans la Syrie tous les
maux que les Sarrasins causaient à l’empire dans l’Asie-Mineure. Cette nation
qui, semblable aux matières légères, n’a point été submergée au milieu des
flots de tant de Barbares divers, dont la Syrie a été inondée, et qui subsiste
encore aujourd’hui sous la protection du prince des Druses, se forma dans le
septième siècle, et dut sa naissance à ses malheurs et à son courage. Les
montagnes du Liban lui servirent d’abord de berceau, et ensuite de remparts contre
les fureurs des Sarrasins. C’est ainsi qu’en plusieurs points de notre globe on
aperçoit des nations anciennes, cachées entré des montagnes, où conservant leur
liberté originaire à l’abri de leur indigence encore plus qu’à la faveur de ces
boulevards naturels, elles se maintiennent pauvres et heureuses par le mépris ou
par la crainte des peuples conquérants qui les environnent. Nous avons déjà dit
un mot des nouveaux souverains de Byblos, dans le récit de la bataille d’Emèse
sous l’an 634. L’occasion présente nous oblige d’entrer dans un plus grand
détail.
Du temps que Chosroès II
ravageait la Syrie, il avait établi des garnisons dans la vallée de Tripoli,
entre les montagnes et la mer; ce beau pays devenu une de ses provinces prit le
nom de Chosroène, et porte encore aujourd’hui celui
de Kesrouan. Les incursions des Perses désolant tous les
environs, dont l’empereur semblait avoir abandonné la défense, un habitant du
pays, homme puisant et courageux, nommé Joseph, se mit à la tête d’une troupe
d’aventuriers assez hardis pour le suivre; il s’empara de Byblos, et sans
l’aveu ni l’opposition de l’empereur, il défendit la côte de Phénicie. Job, qui
lui succéda, étendit ses conquêtes jusqu’en Galilée, et se rendit maître de
Césarée de Philippe. Héraclius regardait avec indifférence les progrès de cette
nouvelle dynastie; il aimait mieux voir ces pays au pouvoir de ses sujets
naturels, que sous la domination des Perses. Élie, successeur de Job, amena des
troupes romaine, pour combattre les Sarrasins devant Emèse, et fût tué dans la
bataille. Un second Joseph prit sa place; et malgré les efforts des Sarrasins,
qui se rendirent maîtres de la côte de Syrie, depuis Antioche jusqu’en Égypte,
il se maintint dans Byblos et se fortifia sur les hauteurs du Liban. Jean,
Héritier de sa puissance et de sa valeur, entreprit de reconquérir la
Terre-Sainte : une nouvelle peuplade, sortie des territoires d’Antioche,
d’Apamée et d’Émèse, au nombre de plus de quarante mille hommes, pour se ranger
sous ses ordres, animait son courage et fortifiait ses espérances.
Origin des Maronites
C’étaient des Chrétiens
zélés, qui, supportant impatiemment le joug des Sarrasins , se cantonnèrent
dans le mont Liban. Ils se nommaient Maronites. Rien n’est plus obscur ni plus
contesté que leur origine. Quelques auteurs prétendent qu’ils ont pris leur nom
d’une contrée de Célésyrie, nommée Maronia. Ce sentiment serait le plus simple, si cette
contrée était connue. Eutychius, patriarche d’Alexandrie
dans le dixième siècle, en fait un nom de secte, dont le chef, dit-il, fut un
moine hérésiarque, nommé Maron , qui vivait du temps de Maurice, et qui
n’admettait en Jésus-Christ qu’une volonté et une opération. Cette opinion est
appuyée du témoignage des historiens des croisades. Ils rapportent que les
Maronites abjurèrent leurs erreurs, et qu’ils se réunirent à l’Église romaine
entre les mains d’Aiméric, troisième patriarche latin
d’Antioche, en 1182. Presque tous les écrivains modernes ont suivi ce sentiment;
ils prétendent même qu’après ce retour à l’Eglise ils retombèrent dans leurs
erreurs. On voit les Maronites de Chypre faire de nouveau abjuration, en 1445 sous
le pontificat d’Eugène IV. Un évêque franciscain attribue leur conversion à un
miracle semblable á celui qui fut fait pour Josué; il raconte que le soleil
rétrograda à la prière d’un franciscain flamand, nommé Griphon,
et qu’il n’en fallut pas davantage pour convertir les Maronites. D’autres
retardent leur conversion jusqu’en 1582. Ce qui semble fortifier cette opinion,
c’est qu’on trouve encore des vestiges d’erreur dans les anciens livres des
Maronites. Malgré toutes ces présomptions si peu favorables à ce peuple singulier,
plusieurs Maronites modernes, très versés dans leurs antiquités et très habiles
en tout genre de critique, ont prouvé par de très fortes raisons, que les
Maronites furent toujours catholiques et attachés à l’Église romaine. La Syrie
étant divisée en un grand nombre de sectes, Macédoniens, Apollinaristes, Nestoriens,
Eutychiens, Jacobites, ces hérétiques donnèrent le nom de Maronites aux
catholiques qui suivaient la doctrine de saint Maron, et les catholiques
l’adoptèrent comme un titre d’honneur. Maron avait été un des plus grands
adversaires des hérétiques, et l’on croit que c’est le moine nommé Maron, auquel
est adressée une lettre de saint Jean-Chrysostome. Ses reliques furent déposées
dans une grande église dédiée sous son invocation, et les Grecs célèbrent sa
fête le 14 février. Ses disciples bâtirent sous son nom, entre Apamée et Emèse,
au bord de l’Oronte, un célèbre monastère, où se rassemblèrent jusqu’à huit
cents moines. Les trois cent cinquante moines qui furent massacrés par les
hérétiques du temps de Pierre le Foulon étaient de ce monastère. L’opinion d’Eutychius se détruit d’elle- même; il fait remonter jusqu’à
Maurice l’origine du monothélisme, que nul auteur ne fait naître avant le règne
d’Héraclius. Ce chroniqueur arabe, aussi peu exact pour les faits que pour la
chronologie, est le seul qui parle d’un hérésiarque nommé Maron, personnage inconnu
à toute l’antiquité. On répond au témoignage de Guillaume de Tyr et des autres
historiens des Croisades, que les Maronites vivant au milieu des hérésies dont
l’Orient était infecté, plusieurs d’entre eux s’étaient écartés de la doctrine
orthodoxe; que ce fut cette portion qui abjura entre les mains du patriarche
d’Antioche, et que les Latins l’ont mal à propos confondue avec la nation
entière. Les Jacobites, avec lesquels ils étaient mêlés dans le civil ;
altérèrent même leurs livres et y glissèrent des erreurs qu’on ne trouve pas
dans leurs plus anciens manuscrits. Cette contagion gagna surtout dans l’île de
Chypre, et s’y entretint jusque dans le quinzième et le seizième siècles. Mais
la doctrine catholique et l’union avec l’Église romaine se conservèrent
toujours dans le corps de la nation. Une preuve que le nom de Maronites n’est
pas un nota de secte, c’est qu’encore à présent ils se nomment ainsi eux-mêmes,
et qu’ils sont ainsi nommés par l’Eglise romaine, quoique leur orthodoxie ne
soit pas suspecte.
Jean, évêque de Philadelphie,
que le pape Martin avait établi vicaire du Saint-Siège en Orient, apprit avec
joie que les Maronites avaient secoué le joug des Sarrasins, et que, s’étant
joints aux princes de Byblos, ils étaient maîtres du Liban et de tout le pays
depuis le mont Maurus, ou la montagne noire, qui est
la même que le Casius vers Antioche, jusqu’en Galilée.
Afin que cette nouvelle peuplade ne fût pas privée de secours spirituels, il
leur donna pour évêque Jean Maron, moine dans le monastère de Saint-Maron, sur l’Oronte. C’était un homme savant, qui
avait déjà servi l’Église par des écrits contre les sectateurs de Nestorius et
d’Eutychès. Il fut sacré évêque de Botrys, avec le titre de patriarche des
Maronites et le pouvoir de sacrer des évêques dans tout le pays de leur dépendance.
Il ramena au sein de l’Église grand nombre d’hérétiques. Ses missionnaires se
répandirent, d’un côté, jusqu’à Jérusalem, de l’autre, jusque dans la Petite-Arménie;
et par ses soins charitables, non-seulement il accrut le nombre des fidèles,
mais il augmenta même considérablement les forces du petit état dont il était
le pasteur. Quantité de nouveaux convertis, voisins, éloignés, libres, esclaves,
vinrent peupler les retraites du Liban et grossir le nombre des Maronites. Ce
nom leur devint d’autant plus cher et plus précieux, qu’ils le voyaient revivre
dans leur nouveau pasteur avec les vertus du saint personnage dont ils
honoraient la mémoire. Jean et ses successeurs choisirent pour leur résidence
le monastère de Canobin, fondé par le grand Théodose
dans la vallée de Tripoli, sur les bords du Nahr-kadès ou Fleuve saint. Depuis Innocent III, ces prélats ont joint à leur titre celui
de patriarches d’Antioche pour les Maronites, et ils sont ainsi nommés dans les
bulles des papes.
Le nouveau patriarche n’était
pas moins propre à la conduite des affaires séculières qu’au gouvernement
ecclésiastique. Il sut allumer dans le cœur des Maronites ces sentiments de
courage qui les rendirent le fléau des Sarrasins en Syrie. Ils devinrent
soldats intrépides, aussi adroits à tirer de l’arc qu’à manier leurs chevaux,
les meilleurs fantassins et les meilleurs cavaliers de tout l’Orient. Jean de
Byblos, fortifié d’un si puissant secours, s’empara en peu de temps de toute la
côte depuis Marghat, qui est l’ancienne Marathus,
jusqu’au-delà du Carmel. Il poussa ses courses, d’un côté, jusqu’à Jérusalem,
de l’autre, au-delà de Damas jusqu’aux frontières de l’Arabie déserte. Les
cavernes du Liban servaient de retraite aux Maronites, et les sommets de ces
hautes montagnes de forteresses inaccessibles. Ils bâtirent trois grandes
villes : Basconta sur le penchant du Liban du côté de
l’Orient, au-dessus de la vallée de Békah, nommée
autrefois Âulon, qui, séparant le Liban de
l’Anti-Liban, s’étend depuis Baalbek, l’ancienne Héliopolis, jusqu’aux environs
de Tyr. Haddeth fut bâtie dans la vallée où coule le
Nahr-kadès, qui, passant sous Canobin,
laisse Haddeth à quelque distance sur la gauche. Mais
le plus grand de leurs établissements fut la ville de Besciarraï,
située au pied du Liban, un peu au-dessous de la source du Nahr-kadès. Elle était défendue par une bonne citadelle ; ce fut
dans la suite la demeure du chef des Maronites.
Les princes de Byblos se
disaient toujours sujets de l’empire, et prétendaient ne rien faire que pour sa
défense. Cependant ils agissaient en souverains indépendants; et sans
considérer si l’on était en paix ou en guerre avec les Sarrasins, ils ne
connaissaient point de trêve avec ces voisins odieux. En vain l’empereur leur
envoyait-il ordre de poser les armes, toutes les fois qu’il faisait la paix
avec les Sarrasins; au mépris de ces ordres, ils continuaient leurs hostilités.
Ce fut alors qu’on donna aux Maronites le nom de Mardaïtes, sous lequel ils ont
été communément désignés jusqu’au temps de leur dispersion sous le règne de
Justinien II, ainsi que nous le raconterons dans la suite. C’est un mot arabe,
qui signifie, rebelles. Malgré leur protestation, la cour de Constantinople ne les regarda plus
que comme des sujets révoltés. Cependant quelques auteurs pensent que le nom de
Mardaïtes
leur fut donné, non
par les Romains, mais par les Sarrasins, qui se regardant comme maîtres légitimes de la Syrie par le droit des
armes, traitèrent de rébellion la hardiesse de cés habitants qui refusaient de
leur obéir; et ce qui confirme ce sentiment, c’est que le nom de Mardaïtes est de
la langue arabe.
Les Maronites, qui faisaient
la partie la plus considérable de la nation, avaient donné le nom à tout le reste.
Après la mort de Jean, ils choisirent deux chefs pleins de courage, Paul et
Fortunat, qui, étant sortis de Haddeth à la tête de
quelques troupes, rencontrèrent un détachement de Sarrasins qu’ils taillèrent
en pièces. Moawiah, pour s’en venger, fit assiéger Haddeth par une armée nombreuse. Les Maronites parlent
encore aujourd’hui de ce siège mémorable, où leurs ancêtres, sans autre secours
que celui de leur valeur et de leur constance, repoussèrent durant sept ans les
fréquents assauts des Sarrasins, et les auraient forcés à lever le siège si la
ville n’eût été prise par trahison. Elle fut rasée. On y comptait dix-sept
cents maisons. Les Musulmans se préparaient à reconquérir toute la Phénicie.
Les Maronites, trop faibles pour résister aux forces des Musulmans, eurent
recours à l’empereur. Ils offraient de recevoir pour chef celui qu’il voudrait
leur envoyer avec du secours, et de lui obéir fidèlement. Mais Constantin était
alors occupé à se prémunir lui-même contre l’orage qu’il voyait prêt à fondre
sur sa capitale. Les Maronites furent donc obligés de se donner un chef ;
car Paul et Fortunat avaient péri dans le saccagement d’Haddeth.
Je ne trouve point dans les auteurs le nom de celui qui fut élu par les
suffrages de la nation ; il ne fut proclamé qu’après avoir promis avec serment,
qu’il ne permettrait à aucun Sarrasin ni hérétique de s’établir dans le pays,
et qu’il n’en recevrait aucun dans sa maison; on lui déclara que, s’il manquait
à sa parole, il serait excommunie par le patriarche. Le nouveau prince,
cherchant à regagner les bonnes grâces de l’empereur envoya des députés à
Constantinople. Il demandait d’être confirme dans sa dignité ; il protestait
que les Maronites dans toutes leurs entreprises n’avaient eu en vue que leur
sûreté et le maintien de leur religion, et que l’empereur n’avait point de
sujets plus zélés et plus fidèles. C’était le temps où Constantinople se voyait
tous les ans assiégée par les Sarrasins. On ne sait quelle fut la réponse de
l’empereur, à qui des dangers plus prochains perdre de vue la Syrie.
Ce chef des Maronites étant
mort bientôt après cette députation, son fils Salem lui succéda. Voulant augmenter
la population de son petit état, il oublia le serment de son père, et permit
aux hérétiques, qui étaient en grand nombre dans les environs, de venir s’établir
dans le Liban. Le patriarche l’excommunia ; et par une suite alors inévitable
chez des peuples ignorants et superstitieux, les Maronites refusèrent de lui
obéir. Ces discussions firent renaître aux Sarrasins l’envie d’envahir le
Liban. Ils partagèrent leurs forcés et attaquèrent en même temps Tripoli,
Byblos et Besciarraï. Les habitants de ces trois
villes se défendirent avant tant de courage, qu’ils forcèrent les ennemis de
lever le siège. Les Maronites appelèrent au Liban toutes leurs troupes de
Phénicie; ils s’assemblèrent au nombre de trente mille hommes, et sans être commandés
par Salem, qu’ils ne voulaient plus avoir pour maître depuis son
excommunication, ils se distribuèrent sous différents chefs dans des postes
avantageux sur les divers sommets du Liban. Ils, apprirent qu’une armée de
Sarrasins était campée au bord de la mer entre Byblos et Botrys. Ils résolurent
de les attaquer, et s’étant partagés en plusieurs corps, ils tombèrent sur eux
de toutes parts avec tant de furie, qu’ils les mirent en fuite et les
poursuivirent avec grand carnage jusqu’à un fleuve près d’Alfidar.
Ils firent quatre mille prisonniers, et remportèrent beaucoup de butin.
Quelques jours après, Salem ayant appris qu’il était resté dans le Liban
quelques troupes de Sarrasins, y courut; et pour mériter d’être relevé de
l’excommunication et regagner la confiance de ses sujets, il chassa non-seulement
les Sarrasins, mais aussi tous les hérétiques, auxquels il avait auparavant
permis d’habiter le Liban. Ce furent les attaques et les courses continuelles
de ces opiniâtres ennemis, qui forcèrent Moawiah de
demander la paix à l’empereur. Nous verrons la suite de l’histoire des
Maronites sous le règne de Justinien II.
Histoire des Bulgars
Dans le même temps que les
Maronites étonnaient les Sarrasins dans un coin de la Syrie par leur indomptable
valeur, une nation beaucoup plus nombreuse et plus formidable, qui n’avait
encore porté à l’empire que de légères atteintes, commençait à l’attaquer par
des coups mortels, eu lui enlevant des provinces entières. Les Bulgares étaient
connus depuis le règne de Zénon; nous en avons indiqué l’origine. Une de leurs
hordes s’étant avancée, en 485, des bords du Volga au Borysthène, fut défaite
par le grand Théodoric. Quatorze ans après ils pénétrèrent en Thrace, et
défirent une armée, romaine. Ils continuèrent leurs ravages, et ce ne fut que
l’argent d’Anastase, qui leur fit repasser le Danube. Ce prince, pour arrêter
leurs courses et celles des autres Barbares, fit bâtir la longue muraille . Les
Avares étaient alors les plus puissants des peuples septentrionaux, qui eussent
entamé les frontières de l’empire. Ils s’étendaient depuis le Norique, le long
du Danube, jusque bien avant en Mésie, et possédaient les deux Pannonies. Leur domination embrassait encore toute
l’ancienne Dacie; les Esclavons, habitants de ces vastes contrées qui bordent
le Pont-Euxin jusqu’aux Palus Méotides, étaient leurs
sujets. Les Bulgares se joignirent à eux et se soumirent à leur khakan.
Mais comme ils prétendaient
leur être
associés et
non pas assujétis,
le khakanétant mort, les Bulgares voulurent faire élire un successeur qui fût de leur nation. On en vint aux armes,
et les Avares furent vainqueurs. Une partie des Bulgares, ne pouvant souffrir une
domination étrangère, se retira dans les états de Dagobert, roi de France, et
lui demanda un asyle. Il les envoya passer l’hiver en Bavière, en attendant
qu’il eût délibéré sur leur requête. Le conseil fut d’avis de se défaire de ces
hôtes dangereux. On expédia des ordres secrets de les égorger tous dans la même
nuit, avec leurs femmes et leurs enfants. Il en périt neuf mille dans ce
massacre cruel; il ne s’en sauva que sept cents, qui trouvèrent une retraite
chez les Esclavons Vinides. Ceux qui étaient restés
soumis aux Avares vinrent ravager la Mésie et la petite Scythie. Justinien, au
commencement de son règne, arrêta leurs courses par la valeur de Chilbudius, qui, après les avoir réprimés pendant trois
ans, fut enfin défait et tué. En 538, les Romains gagnèrent sur eux une
bataille et en perdirent deux. Ils furent ensuite soixante ans sans se montrer
en-deçà du Danube. En 597 on les vit de nouveau voltiger sur les terres de
l’empire. Ils avaient un roi; mais ils reconnaissaient pour maître le khakan des Avares. Vers la fin du règne d’Héraclius, leur
roi Cubrat affranchit sa nation de ce joug incommode;
il chassa les Avares de ses états, et s’appuya de l'alliance de l'empereur, qui
l’honora du titre de patrice.
Ce prince vécut jusqu’au
règne de Constantin Pogonat. Il laissa cinq fils,
auxquels il recommanda par son testament de demeurer unis, pour maintenir leur
indépendance contre les nations étrangères, et surtout contre les Avares. Un
avis si sage fut bientôt oublié. La jalousie du commandement les sépara; ils
prirent chacun sous leurs ordres une partie de la nation. Les Bulgares, en
s’étendant vers l’Occident, avaient conservé leur ancien territoire au-delà du
Volga; c’est une province de l’empire des Russes, qui porte encore aujourd’hui
le nom de Bulgar : c’était la résidence du souverain.
L’aîné des frères, nommé Basian ou Batbaïas, y demeura, et sa postérité y subsista longtemps;
mais affaibli par la séparation de ses frères, il ne put résister aux Khazars,
nation alors nombreuse et puissante, qui, venue de la Bersilie,
avait soumis toutes les régions qui s’étendent entre le Volga et le Pont-Euxin.
Les Khazars réduisirent Batbaïas à leur payer tribut,
comme son père l’avait prévu. Le second frère, nommé Cotragus,
passa le Tanaïs, et s’établit sur le bord de ce fleuve vis-à-vis de l’ancienne
Bulgarie. Le quatrième passa le Danube, et alla se joindre aux Avares en
Pannonie. Il y resta lui et les siens dans leur dépendance. Le cinquième poussa
plus loin vers l’Occident; il se rendit dans le pays occupé par les nations
chrétiennes, et se dirigea, dit-on, vers la Pentapole de Ravenne. Il est, selon
les apparences, cet Alzéco que nous avons vu arriver
en Italie, sur la fin du règne de Grimoald, et s’incorporer avec les Lombards
dans le duché de Bénévent. Le troisième et le plus célèbre, nommé Asparuch, fut le chef de la nouvelle nation des Bulgares,
qui pendant plus de trois siècles furent le fléau de l’empire du côté de
l’Occident. Est-ce par vengeance ou conformément à la vérité, que les auteurs
grecs les nomment une nation impure et abominable, et qu’ils les taxent de ce
vice infâme dont le nom porte encore les traces de celui des Bulgares dans la
plupart des langues de l’Europe? Asparuch ayant passé
le Borysthène ou Danapris et le Danastris,
aujourd’hui le Dniéper, et le Dniester, et traversé
un troisième fleuve nommé Onclus, s’établit vers les
bouches du Danube, dans un terrain bordé d’un côté par de vastes marais et de
l’autre par des roches escarpées. Il jugea ce poste favorable pour la sûreté de
sa colonie, qui, n’étant pas nombreuse, montrait plus de courage que de force.
Cantonnés dans ce fort, comme
autant d’animaux féroces, ils se hasardaient à passer le Danube, et faisaient
d’affreux ravages au midi de ce fleuve. Pour se délivrer d’un voisinage si
incommode, l’empereur rassemble en Thrace les meilleures troupes; il équipe une
flotte, et à la tête de ses principales forces de terre et de mer, il entre
lui-même dans le Danube, qu’il borde de ses vaisseaux, lé fait passer à son
armée, et va camper à la vue des Barbares. Effrayés d’un appareil si
redoutable, les Bulgares se croient perdus; ils se tiennent enfermés entre
leurs marais et leurs rochers, et fortifient encore par des retranchements
cette enceinte inaccessible. Au bout de trois ou quatre jours, voyant que les
Romains n’osent entreprendre de les forcer, ils reprennent courage, et
commencent à mépriser des ennemis si timides. Dans ces conjonctures l’empereur,
tourmenté des douleurs de la goutte, fut obligé de quitter l’armée pour aller
prendre les bains à Mésembrie. Il partit avec sa maison
seule sur une escadre de cinq vaisseaux de course, après avoir donné ordre à
ses officiers de faire leurs efforts pour attirer les ennemis au combat, ou de
les tenir bloqués dans leurs retranchements jusqu’à son retour. Mais l’armée,
voyant partir l’empereur, se persuade qu’il prend la fuite; la crainte s’empare
de tous les cœurs; les officiers ne peuvent retenir les soldats qui leur
présentent la pointe de leurs épées, et, sans autre raison que l’exemple du
prince tout se débande, tout fuit vers le Danube. Les Bulgares témoins de ce
désordre fondent sur eux, tuent les uns, blessent les autres, et les poursuivent
jusqu’au fleuve qu’ils passent après eux. Ils traversent la petite Scythie,
s’emparent de la ville de Varna sur le Pont-Euxin près d’Odessus,
et se fixent dans une position qui les met hors d’insulte. Le Danube derrière
eux, à leur gauche le Pont-Euxin, à droite et devant eux les hauteurs du mont Hémus, leur forment une barrière impénétrable. De là ils se
répandent dans les contrées d’alentour. Ils y trouvent établies sept peuplades
d’Esclavons, qu’ils subjuguent par la force de leurs armes et qu’ils joignent à
leurs troupes. S’étendant alors dans tout le pays qui porte encore aujourd’hui
le nom de Bulgarie, d’un coté ils font face aux
Avares, de l’autre aux Romains, et désolent par des courses continuelles les
villes et les campagnes de la Thrace. L’empereur, dont l’armée était
entièrement dissipée, n’ayant plus de ressource dans la force, fut contraint
d’acheter la paix en s’obligeant à leur payer une pension annuelle.
Sixième concile général
La paix enfin rétablie dans
tout l’empire mettait l’empereur en état de la procurer à l’Église. C’était ce
qu’il désirait depuis longtemps. Le pape Adéodatus,
qui avait succédé à Vitalien en 672, étant mort en
676, Donus monta sur le Saint-Siège en 677. La même
année, Constantin, patriarche de Constantinople, eut pour successeur Théodore,
chef du parti monothélite, avec Macaire, patriarche d’Antioche. Constantinople
n’était pas encore délivrée des attaques des Sarrasins, qui revenaient
l’assiéger tous les ans, lorsqu’en 678 l’empereur pria le pape Donus d’envoyer des hommes sages et instruits pour conférer
avec les deux patriarches, et pour terminer les différends qui déchiraient le
sein de l’Église. Il promettait une entière sûreté pour ces légats, et
reconnaissait que, dans les disputes sur la foi, il ne pouvait qu’exhorter les
Chrétiens à la concorde, sans prétendre avoir droit de contraindre les consciences.
Il chargeait l’exarque Théodore, successeur de Grégoire, de fournir des
vaisseaux et tous les frais du voyage à ceux qui seraient envoyés par le pape.
La lettre n’arriva que l’année suivante après la mort de Donus,
lorsqu’Agathon était déjà sur le Saint- Siège. Le pape fit savoir aux évêques
d’Occident les pieuses intentions de l’empereur. Aussitôt il se tint des
synodes dans plusieurs provinces. Ceux d’Italie et des Gaules envoyèrent des
députés à Rome, où le pape assembla, le 27 mars 680, un concile de cent
vingt-cinq évêques pour nommer les légats qui devaient aller à Constantinople,
et pour préparer les matières qui seraient agitées devant l’empereur. Tout
l’Occident sans exception s’accordait à rejeter l’erreur des monothélites, et à
reconnaître dans Jésus-Christ deux volontés et deux opérations, ainsi que deux
natures. La lettre que le pape écrivit à l’empereur pour lui exposer la foi de
l’Église, et lui adresser ses légats, contient une peinture touchante de
l’ignorance où l’inondation des Barbares avait plongé l’Occident.
Ne vous attendez pas, lui dit-il, à trouver dans nos légats l’éloquence séculière, ni même
la science parfaite des écritures. Comment ces lumières auraient-elles pu se
conserver au milieu du tumulte des armes, dans des prélats obligés de gagner
leur nourriture journalière par le travail de leurs mains? Le patrimoine des
églises est devenu la proie des Barbares. Tout ce qu’ils ont pu sauver de tant
de ravages, c’est le trésor de la foi, qu'’ls gardent dans la simplicité de
leur cœur telle que nos pères nous l’ont transmise, sans y rien ajouter, sans
en rien retrancher.
Les évêques du concile
parlent le même langage dans leur lettre synodale : Il ne nous reste,
disent-ils, d'autre science que la vérité, d'autre talent que celui de l’Évangile.
Notre unique étude est de conserver la foi dans sa pureté au milieu du mélange
de tant de nations qui nous environnent. Notre triomphe est de mourir pour elle.
Cette lettre, très estimable
pour la doctrine et les sentiments, prouve en même temps, par le style dans
lequel elle est écrite, la vérité de l’aveu que font ces bons évêques.
Les légats arrivèrent le 10
septembre, et furent honorablement reçus de l’empereur, qui les logea dans un
de ses palais, et donna ordre de leur fournir tout ce qui était nécessaire pour
leur entretien. Il leur recommanda de traiter la matière contestée sans animosité,
sans contention; d’écarter de la dispute toute subtilité philosophique, et de
ne s’appuyer que sur l’écriture, les pères et les conciles. Théodore vivait encore,
mais il n’était plus patriarche. Baronius conjecture
qu’il avait été déposé comme monothélite; ce qui n’est pas vraisemblable,
puisque le concile étant convoqué pour décider quelle était sur ce point la
croyance de l’Église; ç’aurait été prévenir son jugement. De plus, il parait
par les actes que la foi de George qui lui fut substitué était au moins très équivoque,
et que ce prélat ne se détacha du parti de Macaire que dans le concile. La
première session s’ouvrit le 7 de novembre, dans un salon du palais, nommé le
dôme. L’empereur, accompagné de treize de ses principaux officiers, occupait la
première place; à sa gauche, qui était le côté le plus honorable, étaient assis
les légats du pape, les députés d’Occident et celui de Jérusalem; à sa droite,
les deux patriarches de Constantinople et d’Antioche. Le livre des évangiles
était placé au milieu, comme pour éclairer cette sainte assemblée, il n’y avait
point alors de patriarche à Jérusalem, et celui d’Alexandrie, non plus que les
évêques dépendants de ces deux sièges, étant soumis à la domination des
Musulmans, n’avait pu se rendre au concile. Il y dix-huit sessions. Les cinq
premières se tinrent cette année; les treize autres, l’année suivante 681.
Macaire et ses sectateurs furent convaincus d’avoir falsifié les actes du
cinquième concile en y insérant des pièces qui favorisaient le monothélisme,
d’avoir tronqué les passages des pères qu’ils produisaient pour appuyer leurs
erreurs, et de soutenir une doctrine opposée à l’Evangile et à la tradition.
L’empereur, occupé des affaires d’état, se retira après la onzième session, et
laissa quatre magistrats pour maintenir l’ordre et la liberté des suffrages. Macaire
fut déposé et Théophane mis à sa place sur le siège d’Antioche. Un vieux prêtre
hérétique et extravagant, nommé Polychronius, offrit
de ressusciter un mort pour prouver la vérité de sa croyance; on consentit à
cette épreuve, pour ne pas donner de défiance au peuple toujours facile à séduire.
Elle fut faite en public; le mort demeura sourd à toutes les conjurations de
l’imposteur, qui fut frappé d’anathème et dégradé de la prêtrise.
L’empereur fut présent à la
conclusion du concile, qui se termina le 16 septembre. On décida que l’Eglise
avait toujours reconnu en Jésus-Christ deux natures réunies sans confusion et
deux volontés distinctes sans opposition. On condamna les auteurs du monothélisme;
entre lesquels le pape Honorius fut anathématisé. Les actes furent souscrits
par les légats, par cent soixante-cinq évêques, et par l’empereur qui souscrivit
le dernier. Il appuya le jugement du concile par un édit, dans lequel il
défendait toute dispute sur la question décidée, sous peine de déposition pour
les ecclésiastiques, de confiscation et de bannissement pour les laïques.
Macaire et ses sectateurs opiniâtres ayant demandé d’être renvoyés au pape,
l’empereur leur assigna la ville de Rome pour le lieu de leur exil. A la prière
des légats, il déchargea l’Église romaine de plusieurs redevances onéreuses. Il
remit aux papes la somme d’argent qu’ils avaient coutume de payer après leur
élection pour obtenir l’agrément de l’empereur. Cet usage avait été établi par
les rois goths. Après eux, les empereurs s’en étaient fait un droit, et les
exarques n’oubliaient pas de l’exiger. Cette somme était de trois mille sous
d’or. Constantin abandonna l’argent et retint seulement le droit de
confirmation, auquel il renonça même dans la suite sous le pontificat de Benoît
II. Il paraît que son fils Justinien reprit le droit de confirmer l’élection
des papes, mais sans exiger d’argent. Agathon mourut avant le retour des
légats. Léon II, son successeur, reçut la copie des actes avec une lettre de
l’empereur, qui priait le pape de lui envoyer un légat pour résider à
Constantinople suivant l’ancien usage; ce qui fut exécuté. Dans la lettre que
le pape écrivit à l’empereur, il déclara qu’il recevait la définition du
concile; et dans les anathèmes qu’il prononce contre les auteurs de la nouvelle
hérésie, il n’épargne pas même Honorius. Depuis la mort d’Honorius, les patriarches
de Constantinople ne mettaient plus le nom des papes dans les diptyques.
Cependant Vitalien avait usé de tant de
condescendance à l’égard de Constant et de son successeur, que son nom y avait
été admis par une faveur particulière. Théodore et Macaire avaient obtenu de
l’empereur, à force d’importunités, qu’il laissât effacer le nom de Vitalien. Mais, après le concile, cet honneur lui fut rendu
ainsi qu’à tous les successeurs d’Honorius. Ce fut ainsi que la sagesse de
l’empereur fit cesser la division funeste qui séparait l’Église de Constantinople
de l’Église de Rome, depuis le patriarchat de Sergius.
Théodore déposé abjura ses erreurs. La preuve de son retour à l’Église
catholique, c’est qu’après la mort de George, en 683, il fut rétabli sur le
siège de Constantinople.
Dans le temps que le pape
envoyait ses légats au concile, une peste très meurtrière désolait l’Italie, et
surtout Rome et Pavie, qui demeura déserte, ceux que la contagion avait
épargnés s’étant sauvés sur les montagnes. Ce fléau se fit sentir avec violence
pendant quatre mois, et ne cessa qu’à la fin de septembre. Cette même année,
dans le mois de mai, mourut à Damas le khalife Moawiah,
le chef et l’honneur des Ommiades, grand guerrier et grand politique.
L’ambition l’avait rendu perfide; dès qu’elle fut satisfaite, il né montra plus
que de la bonne foi et de la probité. Aux talents du gouvernement il joignit la
douceur et la clémence. Quoiqu’il ne sût pas même lire, il avait beaucoup de
génie, nulle dureté dans les manières non plus que dans les mœurs, une
éloquence naturelle, qui le rendait maître des esprits. Aucun des khalifes ne
ressembla davantage à Mahomet; aussi fut-il aimé du
prophète, et l’on rapporte que dans un festin, où se trouvait Moawiah, Mahomet fixant les yeux sur lui s’écria : O
Dieu, sauve ce jeune homme des périls auxquels l’exposera son courage. Il
avait vécu soixante-dix-huit ans, et en avait régné dix-neuf depuis la mort
d’Ali . Le caractère de son successeur rendit encore sa perte plus sensible.
Jusqu'alors, la dignité de khalife avait été élective; Moawiah la rendit héréditaire. Ce prince, clairvoyant sur tout le reste, fut aveuglé
par la tendresse paternelle; il chérissait, il admirait même son fils Yézid, en qui tous les Arabes ne voyaient rien que de
sinistre et de méprisable. Leurs écrivains disent qu’il était de très mauvaises
mœurs, et pour le prouver ils lui reprochent trois vices qu’ils regardent comme
capitaux : Il était, disent-ils, adonné
au vin, il aimait la musique, et portait de la soie; censure remarquable,
et qui fait connaître combien la vertu musulmane était encore rude et
grossière. Malgré les plus fortes oppositions, Moawiah vint à bout de faire reconnaître son fils pour son collègue de son vivant et
pour son successeur après sa mort. Avant que d’exécuter ce dessein, il avait
consulté son beau-frère Ahnaf sur le caractère d’Yézid ; le sage Musulman demeura d’abord dans le silence;
enfin, pressé de parler : Que voulez-vous que je vous réponde?, lui
dit-il, si je mens, je crains de déplaire à Dieu; si je dis la vérité, je
crains de vous déplaire. Yézid ne démentit pas ce
mauvais augure. Plus lettré, mais moins sensé et moins humain que son père, il
aima la poésie et la débauche; il fit des vers et commit des meurtres; il
déshonora sa propre sœur; il versa par ses cruautés le plus noble sang des
Arabes. Sélima, son général, lui conquit le
territoire de Bokhara et le Kharizme;
le roi de Samarcand fut forcé d’acheter la paix; mais un rebelle nommé Mokhtar
lui enleva la Perse. Les désordres du prince jetèrent le trouble dans l’Arabie.
Médine se révolta; Yézid la prit de force et
l’abandonna au pillage. Les habitants furent passés au fil de l’épée ou réduits
en esclavage. Le vainqueur, qui méprisait sa propre religion ainsi que toutes
les autres, ne tint aucun compte des menaces de Mahomet, qui avait dit : Quiconque
insultera ma ville, ma colère s’arrêtera sur sa tête.
An 681.
Peu s’en fallut que
l’ambition turbulente des deux frères de Constantin, Héraclius et Tibère, n’excita
les mêmes troubles dans l’empire. En montant sur le trône, il les avait
associés à sa dignité, sans leur faire part de sa puissance. Il leur avait
pardonné la sédition dont ils avaient été l’occasion et peut-être les auteurs.
Depuis ce temps-là, ils jouissaient des honneurs attachés au titre d’Auguste.
Leur nom accompagnait celui du prince dans tous les actes publics; c’est ce que
l’on voit jusqu’à l’an 681. Cependant, ennuyés de ne servir que d’ombre à leur
frère, ils renouèrent leurs anciennes intrigues. Mais leur complot fut encore
une fois éventé et prévenu. Constantin leur ôta le titre dont il les avait
honorés, et les réduisit à la condition privée. Quelques auteurs ajoutent qu’il
leur fit couper le nez; ce qui n’est ni certain ni même vraisemblable dans un
prince naturellement porté à la douceur. Il associa en même temps à l’empire
son fils Justinien, qui n’était encore que dans sa douzième année.
An 683.
Le saccagement de Médine,
loin d’intimider les Arabes, les mit en fureur. La Mecque se déclara pour les
mécontents, et fut assiégée par l’armée d’Yézid. Les
assiégeants n’épargnèrent pas même cette célèbre mosquée qui est l’objet de la vénération
de tous les peuples musulmans. On y mit le feu; on brûla les portes de la Caaba,
dont les murs portent encore les marques de cet incendie. Enfin, la nouvelle de
la mort d’Yézid fit lever le siège. Il mourut en 683
à l’âge de trente-neuf ans, après avoir régné trois ans et demi. Son fils Moawiah II lui succéda. Celui-ci était un dévot scrupuleux.
Après la mort de son père, il consulta son casuiste Omar sur le parti qu’il
devait prendre : C’est, lui dit Omar, de régner avec justice, ou de
renoncer à la place de vicaire du prophète. Sur cet avis, le nouveau
khalife assembla le peuple dans la mosquée de Damas, et lui dit : Mon aïeul Moawiah s’est rendu maître de la souveraineté au préjudice
d’un homme dont le droit était mieux fondé que le sien. Mon père Yézid lui a succédé et n’en était pas trop digne; pour moi,
je ne veux pas répondre de vous quand je paraîtrai devant Dieu; donnez a qui
vous voudrez le droit de vous commander.
Ayant dit ces mots, il
descendit de la tribune et s’alla renfermer dans sa maison, résolu de se
consacrer à la vie contemplative. Les Ommiades s’en prirent au casuiste qu’ils
enterrèrent tout vif, pour avoir, disaient-ils, troublé le cerveau de leur
maître par des pointilleries théologiques. Le prince reclus mourut peu après de
la peste. Son scrupule ne fut pas contagieux. Deux concurrents prirent en même
temps le titre de khalife. Abd-allah, qui n’était pas
de la famille des Ommiades, se rendit maître de l’Arabie, de l’Irak, de
l’Égypte et de la Syrie. Marwan, qui descendait d’Ommaïah,
s’empara de Damas, dont il défit et tua le gouverneur. Il entra ensuite en
Égypte et en fit la conquête. Mais étant de retour à Damas, il envoya contré Abd-allah une armée qui fut battue. Il ne survécut pas longtemps
à cette défaite. La peste qui continuait de ravager la Syrie l’enleva après un
règne de dix mois. Son fils Abd-almélik hérita de ses
titres et de sa puissance. Comme Abd-allah était
maître de la Mecque, Abd-al-mélik entreprit de détourner de cette ville les Musulmans, qui se croyent obligés d’y aller en dévotion une fois en leur vie. Il résolut de les attirer à
Damas, et il offrit aux Chrétiens de somme très considérable pour les engager à
lui céder une grande église, dont il prétendait faire la mosquée des pèlerins.
Mais les Chrétiens n’y voulurent jamais consentir; ils s’en défendirent par la
capitulation qu’ils avaient obtenue de Khaled, et le khalife respecta la foi
des traités. A leur refus, il choisit pour son dessein la mosquée de Jérusalem,
dont il augmenta l’édifice. Dans la suite, ayant repris la Mecque, il lui
rendit l’honneur du pèlerinage. Abdallah disputa la souveraineté durant neuf
ans, et fut puissamment secouru par Mokhtar, qui s’était emparé de la Perse.
Les deux dernières années du
règne de Constantin fournissent peu d’événements, et dans le gouvernement des
empires, comme dans la vie des particuliers, c’est assez ordinairement la
marque d’un état heureux, parce qu’il est tranquille. Les Sarrasins lui
payaient tribut: il le payait lui-même aux Bulgares. Les Avares et les Lombards
restaient en paix depuis plusieurs années. L’empereur, pour donner à l’Eglise
romaine une nouvelle preuve de sa parfaite réconciliation, envoya au pape
Benoît II, qui venait de succéder à Léon II, quelques boucles de cheveux de ses
deux fils, Justinien et Héraclius. C’était, selon l’usage de ces temps-là,
inviter le pape à les adopter pour ses enfants, et le reconnaître pour leur
père spirituel. C’est ainsi que quelques années après on voit les rois des Bulgares,
pour témoigner leur attachement au Saint-Siège, se couper les cheveux, et les
mettre entre les mains des légats du pape, se déclarant à l’avenir serfs de
saint Pierre et de ses successeurs.
Mort de Constantin
Après dix-sept ans et deux
mois de règne, Constantin mourut d’une dysenterie dans le mois de septembre
685. Il fut enterré dans l’église des Saints-Apôtres. Deux grands événements
rendent mémorable le règne de ce prince, les Sarrasins vaincus et la paix
rendue à l’Eglise. On peut dire qu’il retint l’empire sur le penchant de sa
ruine; et, s’il ne le releva pas, on n’en doit accuser que les conjonctures et
la brièveté de son règne. C’est une perte pour la postérité, qu’il n’ait point
eu d’historien qui nous ait transmis le détail de ses actions. Placé par la
Providence entre deux mauvais princes, Constant son père lui laissa l’empire
ébranlé dans toutes ses parties; Justinien, son fils, ruina les appuis qu’il
avait préparés pour le soutenir.
Jusqu’aux incursions des
Sarrasins, l’empire romain avait été divisé en grands gouvernements, dont un
seul contenait plusieurs provinces. On voit encore du temps de Justinien toute
l’Asie-Mineure gouvernée par un seul proconsul. Un seul préfet commandait les
troupes dans cette vaste étendue; Bélisaire avait sous ses ordres toutes celles
de l’Orient. Mais, lorsque les Sarrasins eurent entamé les frontières, et que
se répandant de toutes parts ils tenaient en échec toutes les provinces, les
empereurs jugèrent à propos de couper en moindres parties les grands
départements, et de loger dans chacune de ces parties un corps de troupes
toujours prêt à courir à la prèmière alarme :
institution utile, si ces troupes eussent été plus aguerries et mieux commandées,
et si les empereurs eussent quitté plus souvent l’ombre de leurs palais pour se
montrer aux soldats. Ces divisions nouvelles se nommèrent thèmes, mot qui
signifie position dans la langue grecque : c’était le nom que, dès le temps de
Maurice, on donnait aux troupes cantonnées dans une province. On le donna dans
la suite aux cantons mêmes; et l’empire romain fut divisé en vingt-neuf thèmes,
dont dix-sept étaient contenus dans la partie orientale depuis les côtes de l’Archipel
jusqu’à l’Euphrate; et douze dans la partie occidentale depuis Cherson dans le Bosphore Cimmérien jusqu’en Sicile.
L’époque précise de ce changement n’est pas bien connue : il se fit dans
l’intervalle qui s’écoula depuis les dernières années d’Héraclius jusqu’à la
fin du règne de Constantin Pogonat.
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