HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |
LIVRE DIX-HUITIÈMEVALENTINIEN, VALENS, GRATIEN
Les entreprises de Sapor avoient déterminé Valens, dès la
seconde année de son règne, à s’approcher de la Perse; mais la révolte de
Procope et la guerre contre les Goths l’avoient arrêté pendant cinq ans. Au commencement
de l’an 37o, étant consul avec son frère pour la troisième fois, il reprit son
premier dessein. Après avoir assisté le 9 d’avril à la dédicace de l’église des
Saints-Apôtres, nouvellement rebâtie, il partit de Constantinople, et prit le
chemin d’Antioche. Ce voyage fut encore interrompu par une autre sorte de
guerre : c’était celle que Valens avoir déjà déclarée à l’Eglise catholique, et
qu’il recommença pour lors avec plus de fureur. A peine était-il arrivé à
Nicomédie, qu’il apprit la mort d’Eudoxe, son théologien, entre les mains
duquel il avait juré un attachement inviolable à la doctrine d’Arius, Les
ariens, remplirent aussitôt le siège de Constantinople par l’élection de Démophile,
cet évêque de Bérée qui avait fait preuve de son zèle pour l’arianisme en
travaillant à séduire le pape Libère. D’autre part, les catholiques, profilant
de l’absence de l’empereur, choisirent Evagre. Le
parti hérétique, plus hardi et plus nombreux, se préparait à exercer les
dernières violences, lorsque l’empereur, craignant les suites d’une sédition,
envoya des troupes avec ordre de chasser Evagre. Dans
ces circonstances, il n’osa s’éloigner, et demeura pendant plusieurs mois dans
la Bithynie et sur les bords de la Propontide, d’où il revint à Constantinople.
Il fit bien voir qu’en prévenant les troubles il n’avait pas
eu dessein de ménager les orthodoxes: il favorisait par lui-même et par ses
officiers toutes les poursuites de leurs ennemis. Les outrages, les
confiscations de biens, les chaînes, les supplices étoilent leur partage.
Valens avait rapporté de la Mœsie une haine plus
envenimée contre eux. Il prétendait avoir reçu un affront de Brétannion, évêque de Tomes, capitale de la petite Scythie
: en voici l’occasion. L’empereur, s’étant rendu dans cette ville, entra dans
l’église, et voulut engager le prélat à communiquer avec les ariens dont il était
accompagné; mais Brétannion, après lui avoir répondu
avec fermeté qu’il ne connaissait pour orthodoxes que ceux qui étoilent
attachés à la foi de Nicée, se retira dans une autre église. Il y fut suivi de
tout le peuple, et Valens demeura seul avec sa suite. Dans le premier mouvement
de sa colère, il fit saisir le prélat et l’envoya en exil. Peu de jours après,
intimidé par les murmures des habitons, tous guerriers, et qui pou voient
donner la main aux barbares, dont ils n’étoilent séparés que par le Danube, il
leur rendit leur évêque. Mais il conserva dans son cœur un vif ressentiment,
qui éclata dans la suite , surtout contre le clergé.
Les catholiques de Constantinople ne pouvaient se persuader
que le prince fût l’auteur des traitements inhumains qu’ils éprouvaient. Ils se
flattèrent de l’espérance; d’en obtenir quelque justice, et députèrent à
Nicomédie quatre-vingts ecclésiastiques des plus respectables par leur vertu.
Valens écouta leurs plaintes et dissimula sa colère; mais il ordonna
secrètement au préfet Modeste de les faire périr. Le préfet, craignant que
toute la ville ne se soulevât si on les mettait publiquement à mort, prononça
contre eux une sentence d’exil, à laquelle ils se soumirent avec joie, et il
les fit embarquer tous dans le même navire. Les matelots avoient ordre d’y
mettre le feu lorsqu’ils seraient hors de la vue du rivage. Dès qu’ils furent
arrivés au milieu du golfe d’Aslaque, l’équipage
sauta dans la chaloupe, laissant le vaisseau embrasé. Il fut poussé par un vent
impétueux dans une anse nommée Dacidize, où il
acheva d’être consumé. De ces quatre-vingts prêtres il ne s’en sauva pas un
seul; tous périrent dans les flammes ou dans les eaux.
On regarda comme une punition de cette horrible cruauté
la famine qui affligea cette année tout l’empire, et principalement la Phrygie
et la Cappadoce. Elle fut extrême, et la plupart des habitants de ces deux
provinces furent obligés d’abandonner le pays. La charité de saint Basile se
fit alors connaitre de toute l’Asie. Il n’était encore que prêtre de Césarée,
et Dieu le préparait à succéder dans l’église à la gloire du grand Athanase,
qui approchait du terme de sa pénible et brillante carrière. Basile était fort
riche; mais il vivait dans toute la rigueur delà pauvreté évangélique. Il
saisit avec empressement cette occasion de se défaire avantageusement de ses
biens. Il vendit ses terres, acheta des vivres, et nourrit pendant cette famine
un nombre infini de pauvres, sans distinction de juif, de païen et de chrétien.
Ce fut un malheur
pour Valence de trouver dans le Préfet du prétoire , non pas une âme généreuse
qui sût opposer de sages remontrances à des ordres injustes et cruels, mais un
cœur impitoyable, prêt à sacrifier la vie des innocents et l’honneur même de
son maître. Tel était Modeste. Comte d’Orient sous Constance, il s’était prêté
à l’humeur sanguinaire de ce prince dans la recherche d’une conjuration
chimérique. On voulut le rendre suspect à Julien; mais ce politique sans
religion, qui n’adroit que la fortune, gagna bientôt les bonnes grâces du
nouvel empereur en sacrifiant aux idoles; il obtint pour récompense la
préfecture de Constantinople. Arien zélé sous Valens, il fut une seconde fois
revêtu de la même charge; et Auxone étant mort, il
lui succéda dans celle de préfet du prétoire. Il sut se conserver dans cette
dignité jusqu’à la mort de l’empereur par ses basses complaisances. Il admirait
sans cessé les vertus que ce prince n’avait pas, et flattait les vices qu’il avait.
Valens était paresseux et ennemi des affaires; mais le sentiment de ses devoirs
se réveillant quelquefois dans son cœur, il se proposait de les remplir et de
rendre justice à ses sujets. Alors tout le palais prenait l’alarme; les
eunuques se croyaient en grand péril: sous les yeux de l’empereur l’innocence alloti
respirer, et leur licence alloti être enchaînée; tous se réunissaient pour
détourner Valens d’un dessein si dangereux. Modeste, qui rampait devant les
eunuques, s’empressait de lui faire entendre que la majesté impériale ne pouvait,
sans s’avilir, descendre jusqu’à des objets de si peu d’importance. Il débitait
ces belles maximes avec une apparence de zèle et d’intérêt pour la gloire de
son maître. Comme il avait affaire à un esprit grossier, sans principe et sans
étude, aidé de la paresse naturelle à Valens, il lui persuada tout ce qu’il
voulut; et l’administration de la justice, abandonnée à des âmes vénales qui ne
craignaient plus les regards du souverain, devint un brigandage.
L’Eglise jouissait en Occident d’une entière liberté : sous
un empereur actif et vigilant les lois étoilent en vigueur. Mais dans
Valentinien la haine du crime dégénérait en cruauté. Maximin, vicaire des
préfets, plus méchant et plus inhumain que Modeste, remplissait Rome et
l’Italie de sang et de larmes. Il était né à Sopianes en Pannonie, d’une famille très obscure: il descendit de ces barbares que
Dioclétien avait transférés en-deçà du Danube ; et son caractère ne démentait
pas son origine. Après avoir pris une légère teinture de lettres, il embrassa
le parti du barreau. Mais bientôt rebuté d’une profession où le mérite seul
peut conduire à la fortune , il se jeta dans les intrigues de cour, et parvint
au gouvernement de la Corse et de la Sardaigne, et ensuite à celui de la Toscane.
Il fut appelé à Rome pour être chargé de l’intendance des vivres. Il se
conduisit d’abord avec modération: c’était un serpent qui rampait sous terre,
jusqu’à ce qu’il eût acquis assez de force pour pénétrer au grand jour et
porter des coups mortels. De plus, il s’était mêlé de nécromancie, crime irrémissible
auprès de Valentinien; et comme il avait un complice, il vécut longtemps dans
de perpétuelles inquiétudes. Enfin, s’étant défait de ce témoin, il se livra
désormais sans crainte à son inclination malfaisante et cruelle , et il en
saisit la première occasion.
Chilon, qui avait été vicaire des préfets, et sa femme
Maxime, accusèrent trois personnes d’avoir attenté à leur vie par des
maléfices. Olybre, préfet de Rome, à qui la
connaissance de cette affaire appartenait, étant tombé malade, ils demandèrent
pour juge l’intendant des vivres; et l’empereur, pour procurer une plus prompte
expédition, souscrivit à leur requête. Armé de ce pouvoir, Maximin donna libre
carrière à sa cruauté naturelle. Il fit appliquer à la question les accusés,
et, sur leurs dépositions vraies, ou fausses , il mit à la torture un grand
nombre de personnes. Chaque interrogatoire produisit de nouvelles charges, et
le nombre des prétendus coupables se multipliait à l’infini. Des trois premiers
accusés, Maximin en fit expirer deux sous les coups de lanières chargées de
balles de plomb, parce que, pour les engager à révéler leurs complices, il leur
avait juré qu’il ne les ferait périr ni par le fer ni par le feu : comme il n’avait
rien juré au troisième, il le condamna à être brûlé vif. Ce barbare
commissaire, jaloux d’étendre sa juridiction sur les têtes les plus
distinguées, fit entendre à l’empereur qu’il fallait redoubler de rigueur pour
découvrir tant de forfaits et pour en tarir la source; et Valentinien, toujours
prêt à s’enflammer, déclara que les crimes de cette espèce seraient traités
comme ceux de lèse-majesté; et qu’en conséquence nulle dignité, nul privilège
n’exempterait de la torture. Afin d’augmenter le pouvoir de Maximin, il le
nomma vicaire des préfets; et comme si ce n’était pas assez de cette âme
farouche, il lui donna pour adjoint le secrétaire Léon, monstre aussi altéré de
sang, auparavant gladiateur en Pannonie, et depuis maître des offices. Le
nouveau titre de Maximin, et l’union d’un collègue si bien assorti, le
rendirent plus redoutable, il s’attribua la connaissance de toutes les sortes
de crimes, et s’érigea en inquisiteur général.
Tout l’Occident était consterné: l’innocence ne voyait
nulle ressource contre des procédures précipitées, où la peine n’attendait pas
la conviction. Entre tant de malheureux l’histoire ne distingue qu’un petit
nombre des plus remarquables. Hymèce, qui avait été
vicaire de Rome sous le règne de Julien, était estimé pour sa vertu. On croit
qu’il était oncle de sainte Eustochium, si connue par
les éloges que lui donne saint Jérôme. Lorsqu’il gouvernait l’Afrique en
qualité de proconsul, il distribua aux habitants de Carthage, dans un temps de
stérilité, le blé qu’on destinait à la subsistance de Rome. Il vendit ce blé au
prix d’un sou d’or pour dix boisseaux. La récolte qui suivit ayant été fort
abondante, il racheta la même quantité de blé sur le pied d’un sou d’or pour
trente boisseaux, remplit les greniers, et renvoya an trésor du prince le
profit qui résultait de cette opération. L’empereur devoir des récompenses à un
si exact désintéressement; il aima mieux soupçonner Hymèce de malversation, et confisqua une partie de ses biens. L’injustice n’en demeura
pas là. Un délateur inconnu accusa secrètement Amantius,
devin alors fort renommé, d’avoir prêté son ministère à Hymèce pour Opérer des maléfices. Le devin, appliqué à la torture, persistait dans la
négative, lorsqu’on trouva dans ses papiers un billet de la main d’Hymèce. Celui-ci le priait d’employer les secrets de son
art pour adoucir la colère de l’empereur, et il laissait échapper quelques
traits satiriques sur l’avarice et la dureté du prince. On n’examina pas la vérité
de ce billet. Frontin, assesseur du proconsul, accusé d’avoir trempé dans cette
intrigue obscure, s’avoua coupable dans les tourments de la question, et fut
relégué dans la Grande-Bretagne. Amantius fut mis à
mort. On conduisit Hymèce à Ocriculum,
pour y être jugé par Ampélius, préfet de Rome, et par
le vicaire Maximin. Comme il se voyait sur le point d’être condamné, il en
appela à l’empereur. Le prince renvoya au sénat la connaissance de cette
affaire. Après une exacte révision du procès, on se contenta d’exiler Hymèce dans l’île de Bu , en Dalmatie; et Valentinien se
montra fort offensé qu’on l’eût condamné à une peine si légère.
Pour apaiser sa colère, le sénat lui députa Prétextât, Vénustus et Minervius. Ces trois
sénateurs, distingués par leur mérite et par leurs anciens services, le
supplièrent de vouloir bien proportionner les punitions à la nature des crimes,
et ne pas dépouiller le sénat de ses anciens privilèges en assujettissant les
sénateurs à la torture, lorsqu’il ne s’agissait pas du crime de lèse-majesté.
Valentinien les rebuta d’abord, disant qu’il n’avait jamais donné de pareils
ordres, et que c’était une calomnie. Mais le questeur Eupraxe,
toujours ferme dans les intérêts de la justice et de la vérité, lui représenta
avec respect que les remontrances du sénat étaient bien fondées. Cette liberté
ramena le prince à de sages réflexions: il rétablit le sénat dans ses droits;
mais il n’ôta pas à Maximin le pouvoir de continuer ses procédures cruelles. Lollien, fils de Lampade, ce
préfet de Rome dont nous avons parlé ailleurs, était encore dans la première
jeunesse; il fut convaincu d’avoir copié un livre de magie. Comme on allait
prononcer contre lui la sentence d’exil, son père lui conseilla d’en appeler à
l’empereur. On le conduisit à la cour, où loin de trouver l'indulgence que son âge devait
espérer, il fut mis entre les mains de Phalangius,
gouverneur de la Bétique, qui, plus barbare encore que Maximin, le fit mourir
par la main du bourreau. Les femmes même ne furent pas épargnées. On en fit
mourir plusieurs de la plus haute naissance pour cause d’adultère ou de
prostitution. Il y en eut une des plus qualifiées qui fut traînée toute nue au
supplice; mais le bourreau fut brûlé vif, en punition de cette insolence, qui
ne lui était pas commandée.
Jamais les calomniateurs ne manquèrent quand la calomnie
fut écoutée. Cependant Maximin, comme s’il eût appréhendé que les passions
humaines ne pussent pas fournir par elles-mêmes assez
de matière à sa cruauté, employait la ruse pour faciliter et multiplier les
accusations. On dit qu’il tenait une corde pendue à une des fenêtres de sa
maison pour la commodité des délateurs, qui, sans se faire connaitre , venaient
de nuit y attacher leurs billets. Le simple énoncé tenait lieu de preuve. Il avait
des émissaires secrets, qui, dispersés dans la ville, affectaient de gémir de
l’oppression générale, exagéraient la barbarie du vicaire, et répétaient sans
cesse que l’unique ressource des accusés était de nommer au nombre de leurs
complices des hommes puissants qu’on n’oserait condamner; que les faibles et
les petits, s’attachant à eux comme dans un naufrage, pourraient se sauver avec
eux. Ces funestes artifices épouvantaient tous les nobles; c’était en quelque
sorte mettre leurs têtes à prix; ils s’humiliaient devant cet homme superbe;
ils ne le saluaient qu’en tremblant; ils reconnaissaient la vérité de ses
paroles, lorsque, faisant vanité de sa propre malice , il disait insolemment : Personne
ne doit se flatter d'être innocent quand je veux qu’il soit coupable.
En effet, ni le crédit, ni la noblesse, ni la plus haute
fortune, ne pouvaient se défendre de ses attaques meurtrières. Aginace sortit d’une famille ancienne et illustre. Il avait
été gouverneur de la Byzacène, et sons la préfecture
d’Olybre il était vicaire de Rome. Offensé de la
préférence que l’empereur avait donnée dans l’affaire de Chilon à Maximin,
magistrat subalterne, il résolut de renverser la fortune naissante du nouveau
favori. Maximin portait déjà l’arrogance jusqu’à mépriser Probe, préfet du
prétoire, et le plus grand seigneur de l’empire. Aginace tâcha d’exciter la jalousie de Probe; il lui offrit ses services pour écarter
un aventurier superbe qui osait se mesurer avec un homme de son mérite et de
son rang. Probe, en cette occasion, donna lieu à des soupçons qui le
déshonorèrent: on prétendit qu’il avait sacrifié Aginace à sa faible politique, et qu’il avait eu la lâcheté de mettre entre les mains
de Maximin les lettres d’Aginace. Maximin, résolu de
prévenir celui-ci, ne s’occupa plus que des moyens de le perdre; et son ennemi,
plus vif et plus ardent que prudent et circonspect, ne lui en fournissait que
trop d’occasions. Victorin, confident de Maximin, venait de mourir, laissant
par testament à son ami des sommes considérables. Aginace publiait qu’il n’en laissait pas encore assez; que ce n’était qu’une petite
portion des profits que Victorin avait faits, en vendant par un infâme trafic
les sentences de Maximin: il inquiétait Anepsie,
veuve de Victorin, la menaçant de la dépouiller d’une fortune si mal acquise. Anepsie, pour s’appuyer d’une protection puissante, fit
encore présent à Maximin de trois mille livres pesant d’argent, feignant que
son mari l’avoit ainsi ordonné par un codicile. Mais ce magistrat, aussi avare que sanguinaire,
n’eut pas honte de lui demander la moitié de toute la succession, et, pour
envahir le reste, il lui proposa le mariage de son fils avec la fille de
Victorin, ce qu’Anepsie n’osa refuser.
Les choses étaient dans cet état, lorsque Valentinien
rappela Maximin à la cour, et le nomma préfet du prétoire de la Gaule. Il lui
donna Ursicin pour successeur dans la charge de vicaire du préfet d’Italie. Urcisin était d’on caractère modéré. Dès la première
affaire qui fut portée devant lui, il s’attira par sa douceur le mépris de la
cour et la disgrâce du prince. L’empereur l’ayant aussitôt révoqué comme un
magistrat faible et inutile, mit à sa place Simplice.
Celui-ci, né dans la ville d’Emone, méritait de
succéder à Maximin , dont il était le conseil. C’était un esprit sombre et
rempli de la plus noire méchanceté. Il débuta par des supplices; et, confondant
ensemble les innocents et les coupables, il s’efforça de surpasser son
successeur par son acharnement contre la noblesse.
Simplice s’était
chargé de toute la haine de Maxime contre Aginace. Il
trouva bientôt l’occasion d’immoler cette victime à son protecteur. Un esclave
d’Anepsie, maltraité par sa maîtresse, alla de nuit
avertir Simplice qu’Aginace avoit employé pour la corrompre les secrets de la
magie. Simplice en donna sur-le-champ avis à la cour,
et Maximin obtint de l’empereur un ordre de faire mourir ce magicien suborneur.
Cependant, craignant d’attirer sur lui-même l’indignation publique, s’il faisait
périr un sénateur des plus illustres par les mains de Simplice sa créature, il tint l’ordre secret jusqu’à ce qu’il eût trouvé un ministre
propre à l’exécuter.
Il ne le chercha pas longtemps. Un Gaulois nommé Doryphorien, homme grossier et brutal, mais capable de tout
faire pour sa fortune, s’offrit à le servir avec ardeur. Maximin le fit nommer
à la charge de vicaire, et lui mit entre les mains l’ordre de l’empereur. Il
l’avertit d’user de diligence s’il voulait prévenir tous les obstacles. Doryphorien ne perdit pas un moment. Il apprit en arrivant
qu’Aginace était déjà arrêté et gardé dans une de ses
terres. Il le fit transporter à Rome avec Anepsie. La
mort d’Aginace était résolue ; il ne s’agissait que
de revêtir cette injustice de quelque forme judiciaire. On s’étudia à donner à
l’interrogatoire l’appareil le plus effrayant. On introduisit Aginace pendant la nuit dans une salle éclairée de la
lugubre lumière de quelques flambeaux, et remplie de roues et de chevalets
préparés pour tourmenter ses esclaves, et pour leur arracher, contre les lois
romaines, la condamnation de leur maître. Ces malheureux, déjà affaiblis par
les rigueurs de la prison, furent livrés en proie à la cruauté des bourreaux.
Au milieu d’un affreux silence on n’entendit que la voix menaçante du juge, et
les gémisseniens de ceux que l’on déchirait par les
tortures. Enfin une servante cédant aux douleurs, laissa échapper quelque
parole équivoque à la charge de son maître. Aussitôt, sans attendre d’autre
éclaircissement, on prononça la sentence d’Aginace, et
quoiqu’il en appelât au jugement de l’empereur, il fut traîné au supplice et
exécuté. Anepsie fut enveloppée dans la même
condamnation; et ni la qualité de belle-mère du fils de Maximin, ni le sacrifice
qu’elle avait fait de ses biens et de sa propre fille, ne purent la sauver de
la mort. Maximin, quoiqu’éloigné de Rome, continuait d’y régner dans la
personne de ses successeurs , animés de son esprit. Nous verrons dans la suite
quelle fut la digne récompense de tant de forfaits.
Les préfets de Rome , dont l’autorité était supérieure à celle
des vicaires, auraient pu arrêter ce torrent d’iniquités, si leur vie molle et
voluptueuse ne les eut pas rendus trop insensibles aux malheurs publics, et
trop timides pour s’opposer aux entreprises des favoris. Olybre se contenta de gémir en secret. Principe, qui lui succéda, n’est connu que de
nom, et ne fut en charge que très-peu de temps. Ampélius,
quoiqu’il eût de bonnes intentions, se laissa lui-même entraîner, et se prêta
quelquefois à l’injustice. Il était d’Antioche. Il fut maître des offices,
proconsul d’Achaïe et d’Afrique. Homme de plaisir, il ne laissait pas d’aimer
la règle. Le peuple, quoique dans l’oppression, était livré au luxe et à tous
les vices qui en sont la suite : Ampélius entreprit
de le réformer. Il publia à cet effet plusieurs règlements, qu’il n’eut pas la
fermeté de faire exécuter.
Les mœurs se corrompaient jusque dans leur source.
L’instruction publique , ce premier germe de vertu et de bonne discipline dans
les états, s’altérait de plus en plus. Plongés dans la débauche, les jeunes gens ne venaient
plus aux académies de Rome que pour satisfaire aux formes de l’usage. Ils ne fréquentaient
que les jeux, les spectacles, les femmes de mauvaise vie. Le cours des études était
devenu un cours de libertinage et de désordre. La matricule des professeurs était
encore remplie , mais leurs leçons étaient abandonnées. Les plus habiles
maîtres, au milieu de leurs écoles froides et solitaires, craignant d’éloigner
leurs disciples par une régularité que l’autorité publique n’aurait pas
soutenue, et de peupler à leurs dépens les académies de province, se croyaient
forcés de tolérer les dérèglements, de pardonner l’ignorance, et de passer
tout, hors la soustraction de leurs honoraires. Valentinien sentit la nécessité
de la réforme sur un objet si important, et donna, dans cette vue, une
constitution célèbre. Il ordonne que les jeunes gens qui viendront étudier à
Rome apporteront des lettres de congé expédiées par les magistrats de leur province,
où seront énoncés leur nom, leur patrie , leur naissance, les titres de leurs
pères et de leur famille; qu’en arrivant à Rome ils présenteront ces lettres au
magistrat chargé de la police de la ville, et qu’ils déclareront à quel genre
d’étude ils ont dessein de s’appliquer; que ce magistrat sera instruit de leur
demeure, et attentif à examiner s’ils s’occupent réellement des études
auxquelles ils ont déclaré qu’ils se destinaient; qu’on éclairera leurs
démarches; qu’on observera s’ils ne fréquentent pas des compagnies criminelles
ou dangereuses, s’ils n’assistent pas trop souvent aux spectacles, s’ils ne
passent pas le temps en festins et en parties de plaisir. Pour ceux qui, par
leur mauvaise conduite, déshonorent les études, il ordonne au magistrat de les
châtier publiquement, et de les renvoyer aussitôt dans les lieux d’où ils sont
venus. Il ne permet aux étudiants des provinces de demeurer à Rome que jusqu’à
l’âge de vingt ans: ce terme expiré, il enjoint au préfet de la vile de les
obliger par force, s’il en est besoin, de retourner dans leur patrie; et afin
que rien n’échappe à la vigilance publique , il veut qu’ils s’inscrivent tous
les mois sur un registre où seront marqués leur nom, leur qualité, leur patrie,
leur âge, et que tous les ans cette matricide soit envoyée au secrétariat de
l’empereur, qui, s'instruisant de leurs progrès et de leur mérite, tiendra une
note de ceux dont l’état pourrait tirer quelque service dans les différents
emplois. Cette constitution était vraiment digne d’un grand prince, si l’on eût
tenu la main à l’exécution. Mais dans les maladies politiques, la vue des maux
fait multiplier les remèdes, et le défaut de vigueur et de constance dans
l’usage de ces remèdes rend à la fin les maux incurables. Cependant une loi si
sage ne fut pas entièrement sans effet; et quelques années après, saint
Augustin quitta l’Afrique pour aller enseigner à Rome, où les écoles, quoiqu’il
y régnât plusieurs abus, étaient, dit-il, mieux disciplinées qu’à Carthage.
Valentinien crut que le mélange des barbares contribuait encore
à la corruption des mœurs. Les bords du Rhin et du Danube, dans toute l’étendue
de leur cours, étaient couverts de nations féroces, qui, habitant des pays
incultes et sauvages, regardaient comme une fortune de s’établir au-delà de ces
fleuves, sur les terres de l’empire. Il s’en introduisit un grand nombre dans
les armées romaines, et surtout dans les troupes qui gardaient les frontières.
La garde même des empereurs en contenait des corps entiers. Ils s’unissaient
aux Romains par des mariages, et tâchaient de faire ainsi disparaître la trace
de leur origine. Il eût été dès lors difficile de décider lequel des deux
partis gagnait davantage à ces alliances, et si la simplicité grossière de ces
peuples du nord ne valait pas bien la politesse abâtardie des Romains de ce
temps-là. L’empereur en jugea selon les anciennes prétentions de la fierté
romaine; il pensa que le sang de ses sujets s’altérait par ces mariages, et il
les défendit par une loi.
C’était bien moins ces mésalliances que la bassesse de
cœur et la mauvaise foi qui dégradaient les Romains, et qui les faisaient
dégénérer de leur ancienne noblesse. Plus de scrupule à violer les traités,
plus de précautions pour voiler du moins la perfidie. Une multitude de Saxons,
portée sur des barques légères, vint se jeter dans la Gaule sur la côte de
l’Océan, et, s’avançant le long du Rhin , désolait toute la contrée. Le comte Nannien, chargé de défendre cette frontière, accourut avec
ce qu’il avait de troupes. C’était un guerrier expérimenté; mais, comme il avait
affaire à des ennemis déterminés et opiniâtres, ayant perdu dans les fréquentes
rencontres une partie de ses soldats, et se voyant blessé lui-même, il envoya
demander du secours à l’empereur, qui était à Trêves. Le général Sévère vint à
la tête d’un corps considérable, et se rangea en bataille. La vue d’un si grand
nombre de troupes, leur belle ordonnance, l’éclat de leurs armes et de leurs
enseignes, jetèrent l’effroi parmi les barbares: ils demandèrent la paix. Après
une longue délibération on consentit à leur accorder une trêve. Selon la
convention qu’on fit avec eux, on incorpora aux troupes romaines l’élite de
leur jeunesse, et on permit aux autres de retourner dans leur pays. Pendant
qu’ils se disposaient à partir, on détacha à leur insu un corps d’infanterie
pour leur dresser une embuscade et les tailler en pièces dans un vallon qui se trouvait
sur leur passage au-delà du Rhin, près de Duits, vis-à-vis de Cologne. Cette
perfidie réussit; mais elle coûta plus de sang qu’on ne s’y était attendu. Les
Saxons marchaient sans crainte et sans défiance sur la foi du traité; et, ayant
passé le Rhin , ils étaient déjà sur les terres des Francs leurs alliés. A leur
approche, quelques soldats, sortis trop tôt de l’embuscade, leur donnèrent le
temps de se reconnaitre. Les Romains, poussés vivement par les barbares, qui
fondirent sur eux avec de grands cris, prirent la fuite. Mais, bientôt soutenus
par leurs camarades, qui vinrent se joindre à eux, ils retournèrent sur
l’ennemi, et combattirent avec courage. Malgré leur effort, ils allaient être
accablés par le nombre, si un gros escadron de cavaliers, qu’on avait posté sur
l’autre bord du vallon, ne fût promptement accouru aux cris des combattants. Ce
renfort rassura l’infanterie; on se battit avec fureur. Les Saxons, enveloppés
et pris comme dans un piège, se défendirent jusqu’au dernier soupir. Tous, sans
exception, furent victimes de la mauvaise foi de leurs ennemis; et ce qui
montre jusqu’à quel point la morale romaine était alors corrompue, c’est que
cette victoire, plus honteuse qu’une défaite, a trouvé un apologiste dans
Ammien Marcellin, l’historien d’ailleurs le plus sage et le plus judicieux de
ce temps-là.
Les autres barbares voisins des frontières en jugèrent
plus sainement. Une action si noire réveilla toute leur haine contre un peuple
qui rompait les liens les plus sacrés de la société humaine. Macrien, roi des Allemands, qui avait, onze ans auparavant,
obtenu la paix de Julien, semblait disposé à venger la cause commune des
nations. Valentinien, occupé alors à fortifier les bords du Rhin et du Danube, aurait
bien voulu n’être pas forcé d’interrompre ces travaux. Il forma le projet d’opposer
aux Allemands d’autres barbares, et de se procurer la paix tandis qu’ils s’égorgeraient
les uns les autres, il crut pouvoir employer à ce dessein les Bourguignons qui
habitaient dans le voisinage des Allemands en remontant vers la source du Mein.
Cette nation guerrière, nombreuse et devenue redoutable à
ses voisins, était vandale d’origine. Elle avait été autrefois resserrée dans
des bornes assez étroites entre la Warfe et la Vislule, aux environs du lieu où est aujourd’hui la ville
de Gnesne. Chassée par les Gepides,
elle s’approcha du Rhin, et, s’étant jetée dans la Gaule avec les autres
Vandales après la mort d’Aurélien, elle fut défaite au retour par Probus.
Quelques années après, les Bourguignons s’étant unis aux Allemands pour rentrer
en Gaule, ils y furent encore taillés en pièces par Maximien Hercule, et se fixèrent
enfin en Germanie aux dépens des Allemands, auxquels ils levèrent une partie de
leur territoire. Celte invasion alluma une haine mortelle entre les deux
peuples; et, pour perpétuer leurs querelles, ils se disputaient la propriété du
fleuve Sala, dont les eaux, propres à faire du sel, avoient de tout temps causé
la guerre entre les habitants de ses bords. Les Bourguignons étaient de haute
taille, d’un caractère et d’un extérieur farouche, portant une longue chevelure,
qu’ils frottaient de beurre pour la rendre rousse: grands mangeurs, aimant une
musique rude et grossière, pour laquelle ils se servaient d’une sorte de
guitare à trois cordes. Ils donnaient à leur roi le nom de hendinos;
on le déposit lorsqu’il avait eu quelque mauvais succès dans la guerre, ou que
l’année avait été stérile; car ils le croyaient maître des événements et des
saisons. Leur grand prêtre portait le nom de sinistus;
il étoit perpétuel, et ne pouvait être déposé comme
les rois. Quelques auteurs anciens donnent aux Bourguignons une origine que les
meilleurs critiques rejettent comme fabuleuse : ils disent que Drusus et
Tibère, beaux-fils d’Auguste, ayant conquis une grande étendue de pays dans la
Germanie, y laissèrent des garnisons qui, abandonnées ensuite par les Romains, formèrent
un corps de nation , et qu’elle prit son nom des bourgs, c’est-à-dire, en
langue germanique, des châteaux bâtis sur la frontière. Cette fable s’était
déjà accréditée chez les Bourguignons eux-mêmes, qui se faisaient honneur de
descendre des Romains; et ce fut un des motifs que Valentinien employa pour les
engager à faire la guerre aux Allemands.
Il sollicita leurs rois, par des messages secrets, à
venir joindre les Romains pour accabler de concert leurs communs ennemis. Il
leur promit de passer le fleuve, et convint du temps auquel les deux armées se réuniraient.
La proposition fut acceptée avec joie: les Bourguignons firent plus que l’on n’attendait:
ils se rendirent au bord du Rhin, au nombre de quatre-vingt mille. Une armée si
redoutable fit trembler leurs alliés autant que leurs ennemis. Les Romains n’en
tirèrent aucun secours, et elle ne fit aucun mal aux Allemands. Après avoir
quelque temps attendu Valentinien, sans voir aucun effet de ses promesses, les
Bourguignons lui envoyèrent demander des troupes d’observation pour couvrir
leur retraite. Ils n’en avoient pas besoin sans doute, et cette démarche ne tendit
qu’à s’éclaircir des mauvaises dispositions de l’empereur. Ils en furent
pleinement convaincus par le refus qu’ils essuyèrent. Irrités de se voir joués
si indignement, ils égorgèrent tout ce qu’ils purent saisir de sujets de
l’empire, et reprirent le chemin de leur pays, trompés par Valentinien, mais
trompant aussi les espérances de sa politique artificieuse. La terreur de leur
marche mit en fuite les Allemands qui habitaient sur leur passage. Ceux-ci,
s’étant répandus dans la Rhétie, furent tués ou pris par le général Théodose.
Les prisonniers furent, par ordre du prince, transportés en Italie: on leur
donna des terres à cultiver aux environs du Pô, à condition qu’ils paieraient
un tribut annuel.
Dès que les Bourguignons se furent retirés , Macrien recommença ses ravages. Valentinien forma le
dessein de l’enlever, comme Julien avait fait enlever Vadomaire.
L’année suivante, Gratien étant consul pour la seconde fois avec Probus,
l’empereur, pour tromper le prince allemand, passa une grande partie de l’année
à Trêves et aux environs, feignant de n’être occupé que de la réparation des
forteresses. Pendant ce temps-là il donnait des ordres, et disposait tout pour
une expédition secrète. Ayant été instruit par des transfuges du lieu où était Macrien, il se rendit à Mayence au commencement de
septembre, avec peu de troupes, pour ne donner à l’ennemi aucune défiance. Le
général Sévère passa sans bruit quelques lieues au-dessous de Mayence, sur un
pont de bateaux, avec un corps d’infanterie, et s’avança dans le pays. Il avait
ordre de cacher sa marche, et de ne point permettre à ses soldats de s’écarter.
Sévère ayant rencontré une troupe de marchands, les fit massacrer, dans la
crainte qu’ils n’allassent donner avis de son approche. Mais, appréhendant
d’être découvert, et de ne pas se trouver assez fort pour résister, il fit
halte près de Visbad, qu’on appelait alors Aquœ malliacœ, et
attendit Valentinien, qui vint le joindre au commencement de la nuit. On
s’arrêta quelques heures en ce lieu, mais sans y camper, parce qu’on n’avait
point apporté de bagage. L’empereur fit seulement dresser sur des pieux
quelques tapis, qui lui tinrent lieu de tente. On se remit en marche avant le
jour; l’armée était conduite par de bons guides. Théodose la devançait à la
tête d’un corps de cavalerie; on avait pris les plus justes mesures pour
surprendre Macrien endormi.
L’imprudence des soldats fit échouer l’entreprise. Les
défenses de l’empereur ne purent contenir leur avidité pour le pillage.
L’incendie des métairies et les cris des paysans donnèrent l’alarme à la garde
du prince; on l’enleva à demi-éveillé dans un chariot, et on le sauva sur des
hauteurs par des défilés impraticables à une armée. Valentinien, se voyant
dérober sa proie, s’en vengea sur le territoire ennemi, qu’il ravagea dans une
étendue de cinquante milles, et revint à Trêves, fort mécontent d’avoir manqué
une occasion ménagée avec tant de précautions. Les Allemands qui habitaient
au-delà du Rhin, vis-à-vis de Mayence, s’appelaient Bucinobantes.
Pour ôter à Macrien l’espérance de rentrer dans ce
pays, l’empereur y établit pour roi Fraomaire. Le canton
était tellement ruiné, que celui-ci aima mieux aller dans la Grande Bretagne
commander, en qualité de tribun, une cohorte d’Allemands qui s’était mise au
service de l’empire, et qui se distinguait par sa valeur. Valentinien donna
aussi quelque commandement dans ses troupes à Bithéride et à Hortaire, seigneurs allemands. Mais, peu de
temps après, Hortaire, accusé d’entretenir de
secrètes intelligences avec Macrien, fut appliqué à
la torture; et, sur l’aveu qu’il fit de sa trahison, il fut brûlé vif.
La rigueur de Valentinien croissait tous les jours. Maximin,
préfet des Gaules, aigrissait de plus en plus son naturel dur et impitoyable.
Les accès de sa colère devenaient plus fréquents , et se marquaient dans le ton
de sa voix, dans l’altération de son visage, dans le désordre de sa démarche.
Ceux qui jusqu’alors avoient, par leurs sages remontrances travaillé à modérer
ses emportements, n’osaient plus ouvrir la bouche. Il n’écoutait que Maximin.
Il fit assommer un de ses pages pour avoir, dans une chasse, découplé un chien
plus tôt qu’il ne fallait. Un chef de fabrique lui ayant présenté une cuirasse
de fer très-bien travaillée, s’attendait à en être récompensé: il fut mis à
mort, parce que la cuirasse pesait un peu moins que Valentinien n’avait
ordonné. Octavien, qui avait été proconsul d’Afrique, encourut la disgrâce du
prince. Un prêtre chrétien chez qui il se tenait caché, n’ayant pas voulu le
découvrir, eut la tête tranchée à Sirmium. Constantin, écuyer de l’empereur,
fut lapidé pour avoir changé sans sa permission quelques chevaux de son écurie.
Athanase était un cocher du Cirque fort renommé: ses partisans formaient des
cabales en sa faveur. Valentinien le menaça du feu, s’il donnait occasion à
quelque émeute; et peu de jours après il lui fit souffrir ce supplice sur un simple
soupçon de magie. Afriquain, célèbre avocat, ayant
obtenu un gouvernement, en demandait un autre plus considérable: cette
ambition, pardonnable et très-ordinaire, lui coûta la vie. Comme Théodose sollicitait
pour lui: Eh bien! dit l’empereur, puisqu'il n’est pas content de sa
place, je vais lui en donner une autre; qu’on lui abatte la tête. Cet ordre
cruel fut exécuté. Claude et Salluste, tribuns de la garde, furent accusés
d’avoir parlé en faveur de Procope lorsqu’il s’était révolté. Le conseil de
guerre fut chargé de leur faire le procès. Comme on ne trouvait pas de preuves
contre eux, l’empereur ordonna aux juges de condamner Claude à l’exil, et
Salluste à la mort, promettant de leur accorder leur grâce. Les juges obéirent,
mais Valentinien ne tint pas sa parole. Salluste fut décapité, et Claude ne
revint d’exil qu’après la mort de l’empereur. Il fit périr dans les tourments
de la question plusieurs personnes dont on reconnut trop tard l’innocence. Il employait,
contre la coutume, des officiers de ses gardes pour arrêter les accusés, et ils
répondaient sur leur vie du succès de leur commission. Mais ce qui met le
comble à la barbarie, et ce qui rend ce prince presque comparable à Maximien
Galère, c’est qu’il avait deux ourses très-carnassières, qu’il nourrissait de
cadavres. L’une portait le nom de Mica, l’autre d’Innocentia.
Il prenait grand soin de ces cruels animaux; il avait fait placer leurs loges à
côté de son appartement; des esclaves étaient chargés de les servir, et
d’entretenir leur férocité. Après quelques années il donna la liberté à Innocentia, et la fit lâcher dans les forêts, étant, disait-il,
content de ses services.
Ces traits d’inhumanité, qui font horreur, étaient les effets
d’un caractère fougueux et violent, et non pas d’une stupidité brutale. Ce
prince avait des lumières. Il fit cette année et la suivante plusieurs lois, tant
pour conserver l’honneur des familles que pour régler l’ordre politique. Pour
défendre les jeunes veuves de race sénatorienne contre leur propre faiblesse,
il ordonna que celles qui seraient
au-dessous de vingt-cinq ans ne pourraient contracter un second mariage sans le
consentement de leur père, ou de leurs parens, si
leur père était mort; que, si leurs parens s’opposaient
à leur désir, et qu’ils proposassent un autre parti, les juges civils en décideraient;
et qu’en cas d’égalité entre les deux partis, on préférerait celui qui serait
du choix de la femme; que, supposé que la veuve eût lieu de soupçonner que ses
proches parens, devant être ses héritiers, si elle mouroir
sans enfants, voulussent par un motif d’intérêt empêcher ce second mariage,
elle s’en rapporterait au jugement des parens plus
éloignés, qui n’auraient rien à prétendre sur sa succession. Il écartait par
cette loi le manège de séduction, qui altérait le sang des plus nobles familles
par des alliances mal assorties, et souvent déshonorantes. Une autre loi, par
laquelle il modérait la rigueur de celle de Constantin contre les bâtards et
les concubines, ne fut pas si généralement approuvée; il déclara que, si un
homme laissait des héritiers en ligne directe, il pourrait léguer à ses enfants
naturels et à leur mère le douzième de ses biens, et le quart, s’il ne laissait
que des héritiers collatéraux. Valens rejeta d’abord cette loi, mais il
l’adopta dans la suite. Valentinien régla les rangs entre les grandes dignités;
les préfets de Rome, les préfets du prétoire, les deux généraux de la cavalerie
et de l’infanterie, étaient au même degré. Après eux les questeurs, le maître
des offices, les deux comtes des largesses, c’est-à-dire l’intendant des
finances et l’intendant du domaine, les proconsuls, les quatre chefs du
secrétariat du prince, les comtes qui commandaient les troupes dans les
provinces d’au-delà de la mer, les vicaires des préfets. Tel était l’ordre des
grandes charges de l’état. Les empereurs suivants y firent quelques changements,
et ajoutèrent plusieurs autres dignités. Dans ce dénombrement je ne vois pas le
comte des domestiques, quoique ce fût une dignité déjà ancienne, et que
Constance le nomme dans une loi avant le maître des offices. La raison en est
peut-être que c’était une charge du palais, et non pas une dignité de l’empire.
Au milieu des rigueurs que Valentinien exerçait sur les
peuples, l’Eglise était tranquille. Valens, au contraire, avait jusqu’alors
épargné ses sujets dans ce qui regardait le gouvernement civil, mais il affligeait
l’Eglise.Ce prince prit pour la troisième fois la
résolution d’aller à Antioche, et partit de Constantinople vers le mois de mai.
En traversant l’Asie, il y trouva les traces funestes des maux qu’avoient
causés la famine et le tremblement de terre. Les provinces, désolées et
languissantes, ne se repeuplaient qu’à peine. L’empereur donnait audience aux
députés qu’on lui envoyait de toutes parts, et leur accordait les grâces qu’ils
venaient lui demander. Il se proposait deux objets : de rétablir le pays, et
d’y faire dominer l’arianisme. Il relevait les villes abattues; il ajoutait aux
autres de nouveaux embellissements, ou étendit leur enceinte. On nettoyait les
ports bouchés par les sables, ou comblés de vase; on travaillait à rendre les
grands chemins plus praticables. Tout semblait ranimé par la présence du
prince. Il partagea plusieurs provinces : Tyane,
devint métropole de la seconde Cappadoce, et Icône de la seconde Pisidie.
Quelques auteurs lui attribuent la nouvelle division de la Palestine, de la
Cilicie, de la Syrie, de la Phénicie et de l’Arabie. Mais d’autres prétendent,
avec plus de vraisemblance, que ces provinces ne furent partagées, les unes en
deux, les autres en trois, que sous le règne de Théodose ou d’Arcadius. Nous
avons déjà observé que cette multiplication de départements aggravait le
fardeau des peuples en multipliant les officiers.
Valens, après avoir fait quelque séjour à Ancyre, passa en
Cappadoce. Devant lui marchait le préfet Modeste, en apparence pour disposer ce
qui était nécessaire à la réception de l’empereur, mais en effet pour préparer un
triomphe à l’arianisme, qui s’établissait dans tous les lieux où passait
Valens. On chassait les évêques orthodoxes; on les exilait; on confisquait
leurs biens; on installait à leur place des hérétiques, dont l’empereur avait à
sa suite une nombreuse recrue. C’était un orage sorti de la Propontide, qui traversait
la Bithynie, la Galatie, et venait fondre sur la Cappadoce. Basile était assis
depuis peu sur le siège de Césarée, capitale de cette province. L’empereur avait
en vain employé les plus puissants du pays pour traverser son élection. Ce
prélat fut un rempart inébranlable, contre lequel vinrent se briser toutes les
forces de l’hérésie. Valens, en approchant de Césarée, envoya Modeste pour
l’intimider et l’obliger à recevoir les ariens dans sa communion. Le préfet
manda Basile, et d’un ton fier et menaçant il lui reprocha d’abord son
opiniâtreté à rejeter la doctrine que l’empereur avait embrassée. Comme il le voyait
inflexible:
Ne savez-vous donc pas, lui
dit-il, que je suis le maître de vous dépouiller de vos biens , de vous
exiler, de vous ôter même da vie?
Celui qui ne possède rien ,
répondit le prélat, ne peut rien perdre, à moins que vous ne vouliez,
peut-être m’arracher ces misérables vêtements, et un petit nombre de livres qui
font toute ma richesse; quant à l'exil, je ne le connais pas : toute la terre
est à Dieu; elle sera partout ma patrie, ou plutôt le lieu de mon passage; la
mort me sera une grâce, elle me fera passer dans la véritable vie; il y a même
longtemps que je suis mort à celle-ci.
Ce discours, animé de la seule vraie philosophie, mais
tout nouveau pour les oreilles d’un homme de cour, étonna le préfet. Personne, dit-il, ne m’a encore parlé avec une pareille hardiesse.
C’est apparemment, lui
repartit froidement Basile, que vous n'avez encore rencontré aucun évêque.
Modeste ne put s’empêcher d’admirer la fermeté de cette
âme intrépide; il alla rendre compte à l’empereur du peu de succès de sa
commission: Prince, lui dit-il, nous sommes vaincus par un seul homme; n'espérez ni l'effrayer par des menaces, ni le gagner par des caresses; il ne
vous reste que la violence. Valens ne jugea pas à propos d’employer d’abord
cette voie; il craignait le peuple de Césarée, et sentit malgré lui du respect
pour le saint prélat.
Il passa l’hiver en cette ville. Le jour de l'Epiphanie
il se rendit à l’église avec sa garde, et se mêla parmi les fidèles, pour avoir
l'honneur de communiquer avec eux, du moins en apparence. Mais, quand il
entendit le chant des psaumes, qu’il vit la modestie de ce grand peuple, le bel
ordre et la majesté toute céleste qui régnaient dans le sanctuaire, le prélat
debout à la tête de son clergé, aussi recueilli, aussi immobile que s’il ne se
fût passé autour de lui rien d’extraordinaire, ceux qui l’environnaient,
pénétrés d’un profond respect, plus semblables à des anges qu’à des hommes, ce
prince demeura comme ébloui et glacé de crainte. Lorsque ensuite il se fut
avancé pour présenter son offrande, comme aucun des ministres sacrés ne venait
la recevoir selon l’usage, parce qu’on ignorait si Basile voudrait l’accepter,
alors, saisi d’un tremblement soudain, il eut besoin d’être soutenu par un des
prêtres; qui s’aperçut de sa faiblesse. Basile crut devoir user de
condescendance; il reçut l’offrande de Valens. En vain, pour ébranler le saint
évêque, l’empereur le fit tenter tantôt par des magistrats, tantôt par des
officiers d’armée, tantôt par ses eunuques, et surtout par le grand-chambellan,
nommé Mardonius. Il voulut avoir lui-même un entretien avec Basile. Le prélat,
par son éloquence toute divine, confondit Valens sans sortir des bornes du
respect; et il imposa silence avec une liberté apostolique à un officier du
palais qui osait le menacer en présence du prince. Cette conversation adoucit
le cœur de Valens : il donna à l’église de Césarée plusieurs terres de son
domaine pour subvenir à la subsistance des pauvres et au soulagement des malades.
Mais les évêques ariens étouffèrent bientôt ces dispositions
favorables. L’exil de Basile fut arrêté. Toutefois prêt pour son départ : les
fidèles étaient dans les larmes, et les ariens dans la joie; il ne s’agissait
plus que de signer l’ordre. La main de l’empereur se refusa constamment à sa
volonté: elle trembla, sans pouvoir tracer aucune lettre, toutes les fois qu’il
voulut la contraindre à cet injuste ministère. Un autre accident porta dans le
même temps à Valens un coup bien plus sensible. Son fils unique, Valentinien
Galate, tomba dangereusement malade. Après avoir épuisé tous les remèdes
humains , l’empereur eut recours à Basile. Le saint vint au palais: sa seule
présence calma d’abord la violence de la maladie; et, sur la promesse que lui
fit Valens qu’il lui permettrait d’instruire le jeune prince dans les principes
de la doctrine catholique, ses prières achevèrent la guérison. Mais l’empereur,
plus fidèle aux engagements pris avec Eudoxe qu’à la parole donnée à Basile,
ayant peu après fait baptiser son fils par les ariens, ce prince retomba malade
et mourut. Valence et Dominica, affligés de ce
malheur, envoyèrent prier Basile d’employer son crédit auprès de Dieu pour
détourner la mort dont ils se croyaient eux-mêmes menacés. Le préfet Modeste
s’adressa aussi à saint Basile dans une grande maladie; et reconnaissant dans
la suite qu’il lui était redevable de la vie, il devint son protecteur. On voit
par plusieurs lettres du saint que Modeste n’osait rien refuser à sa
recommandation.
Quelque temps après que Valens fut parti de Césarée, le
saint évêque y apaisa une sédition que l’attachement de son peuple à sa
personne avait excitée. Eusèbe, gouverneur du Pont et de la Cappadoce, oncle de
l’impératrice et dévoué aux ariens, saisissait toutes les occasions de
chagriner Basile. Un de ses assesseurs, devenu éperdument amoureux d’une veuve
de famille illustre, voulait la contraindre .à l’épouser. Pour éviter ses
poursuites soutenues de l’autorité du gouverneur, elle se réfugia dans l’église,
auprès de la table sacrée. Le magistrat voulant forcer cet asile, Basile prit
la défense de cette femme: il s’opposa aux gardes envoyés pour la saisir, et
lui procura les moyens de s’échapper. Le gouverneur, irrité, cita Basile devant
son tribunal; et, le traitant comme un criminel, il ordonna de le dépouiller et
de lui déchirer les flancs avec des ongles de fer. Le prélat se contenta de lui
dire: Vous me ferez un grand bien si vous m’arrachez le foie, qui me cause
de perpétuelles douleurs. Mais les habitants, apprenant aussitôt le péril
de leur évêque, entrent en fureur: hommes, femmes, enfants, armés de tout ce
qu’ils rencontrent, accourent avec des cris terribles à la maison d’Eusèbe;
chacun brûle d’envie de lui porter le premier coup. Ce magistrat, un moment
auparavant si fier et si intraitable, tremblant pour lors, se jette aux pieds
de sa victime. Il n’eut pas besoin de prières: Basile, délivré des mains des
bourreaux, alla au-devant du peuple; sa seule vue calma la sédition, et sauva
la vie à celui qui lui préparait une mort cruelle.
Valens arriva enfin à Antioche au mois d’avril, 372, sous
le consulat de Modeste et d’Arinthée. Libanius, dont
la faveur était passée, commença par l’ennuyer d’un long panégyrique, dont on
ne lui permit de prononcer que la moitié. Des soins plus importants occupaient
Valens. Il se partageait entre les préparatifs de la guerre de Perse et le
dessein qu’il avait formé de détruire dans ses états la foi de Nicée. Pour
rendre la persécution moins odieuse, il permit l’exercice de toutes les
superstitions. Les sacrifices se renouvelèrent: on célébrait publiquement les
fêtes de Jupiter, de Cérés, de Bacchus; la liberté n’était
refusée qu’aux catholiques. Mélèce fut banni pour la
troisième fois. Les fidèles de sa communion, exclus des églises où ils s’assemblaient,
étaient contraints de célébrer les saints mystères hors de la ville. Poursuivis
partout et chassés par les soldats, ils changeaient tous les jours de retraite.
Plusieurs expirèrent dans les tourments; un grand nombre furet précipités dans
l’Oronte. Ces rigueurs, loin de les abattre, animaient et fortifiaient leur
zèle. Les moines accouraient de leurs solitudes pour soutenir le courage de
leurs frères. Un jour Valens, se promenant dans une galerie de son palais qui donnait
sur l’Oronte, vit passer au bord du fleuve un homme mal vêtu et courbé de
vieillesse. On lui dit que c’était le moine Aphraate,
respecté de tous les catholiques d’Antioche: Où vas-tu? lui dit
l’empereur, tu devrais te tenir renfermé dans ta cellule.
Prince, lui repartit le vieillard,
vous embrasez l’église de Dieu; et quand le feu est à la maison, il faut sortir
pour travailler à éteindre l’incendie.
On dit que l’Eglise eut alors obligation à Thémistius.
Cet orateur, déiste dans le cœur, quoique idolâtre dans la pratique, représenta
à l’empereur qu’il en était de la religion comme de tous les arts, qui se
perfectionnent par la dispute: que les diverses sectes étaient autant de
différentes voies qui toutes aboutissaient au même terme, c’ est-à-dire a Dieu
même : que la contrariété des opinions sur la nature divine entrait dans les
vues de l’Etre suprême, qui a voulu se cacher aux hommes; et que la diversité
de cultes, loin de lui déplaire, lui était aussi agréable que la différence du
service l’est dans une armée à un général, dans une maison à un père de
famille. Des raisons si absurdes firent, dit-on, quelque impression sur un
prince faible et ignorant; sans s’adoucir tout-à-fait, il relâcha beaucoup de
sa cruauté, et tourna sa principale attention sur les affaires de la Perse.
Le traité de Jovien avait abandonné Arsace à la vengeance et à l’ambition de Sapor. Aussitôt après la mort de cet empereur,
le roi de Perse entreprit de s’emparer de l’Arménie. Aussi artificieux que
guerrier, il trompa la nation par des traités, il la fatigua par des attaques
imprévues: il corrompit ou fit périr une partie des seigneurs. Enfin,
n’épargnant ni les caresses ni les parjures, il attira à un festin le roi Arsace. Ce prince imprudent se vit enlever au milieu des
convives: on lui creva les yeux, on le chargea déchaînés d’argent, vaine
distinction dont les Perses honoraient les prisonniers illustres: on l’enferma
dans le château d’Agabanes, où l’attendait une mort
cruelle. Sapor, devenu par cette perfidie maître de ce grand royaume, porta ses
armes dans l’Ibérie; et, pour insulter à la puissance romaine, ayant chassé Sauromace, que les Romains avoient placé sur le trône, il y
établit Aspacure, cousin de ce prince. L’eunuque Cylace et Artabane, l’un
gouverneur d’une province, l’autre un des généraux d’Arsace,
avoient trahi leur maître pour se donner à Sapor; il leur confia le
gouvernement de l’Arménie, avec ordre de faire tous leurs efforts pour
s’emparer d’Artogérasse, ville très-forte, où étaient
enfermés les trésors, le fils et la veuve du malheureux Arsace.
Cette princesse était Olympias, autrefois fiancée à l’empereur Constant.
Les deux commandants vinrent mettre le siège devant la
ville. Comme elle était bâtie sur une montagne escarpée, et que les neiges et
la rigueur de l’hiver en rendoient les approches
encore plus difficiles, Cylace prit la voie de la
négociation. Accoutumé à gouverner des femmes, il se flattait de tourner à son
gré l’esprit de la reine. Il en obtint sûreté pour lui et pour Artabane; ils se rendirent tous deux dans la place. Ils
prirent d’abord le ton menaçant; ils conseillaient à la reine d'apaiser par une
prompte soumission la colère d’un prince impitoyable. Mais la princesse, plus
habile que ces deux traîtres, leur fit une peinture si touchante de ses
malheurs et des cruautés exercées sur son mari; elle leur fit valoir avec tant
de force ses ressources et les avantages qu’ils trouveraient eux-mêmes dans son
parti, qu'attendris à la fois et éblouis de nouvelles espérances, ils se
déterminèrent à trahir Sapor à son tour. Ils convinrent que les assiégés viendraient
à une certaine heure de la nuit attaquer le camp, et promirent de leur livrer
les troupes du roi. Ayant confirmé leur promesse par un serment, ils
retournèrent au camp, et publièrent qu’ils avoient accordé deux jours aux
assiégés pour délibérer sur le parti qu’ils avoient à prendre. Cette suspension
d’armes produisit du côté des Perses la négligence et la sécurité. Pendant que
les assiégeants étaient plongés dans le sommeil, une troupe de brave jeunesse
sort de la ville, s’approche sans bruit, pénètre dans le camp, égorge les
Perses, la plupart ensevelis dans le sommeil, et n’en laissent échapper qu’un
petit nombre. Olympias ne fut pas plus tôt délivrée, qu’elle fit sortir de la
place son fils Para, et l’envoya sur les terres de l’empire. Valens lui assigna
pour asile la ville de Néocésarée dans le Pont, où il
fut traité avec tous les égards dus à son rang et aux anciennes alliances de sa
famille avec l’empire.
Cylace et Artabane , espérant tout de la générosité de l’empereur, le
prièrent par leurs députés de leur renvoyer Para leur roi légitime, avec un
secours capable de le maintenir. Valens, qui ne voulait pas donner à Sapor
occasion de lui reprocher d’avoir le premier rompu le traité, se contenta de
faire reconduire le prince en Arménie par le général Térence, mais sans aucunes
troupes. II exigea même de Para qu’il ne prît ni le diadème, ni le titre de
roi. Ce ménagement n’en imposa point à Sapor. Outré de colère, il entra en
Arménie à la tête d’une puissante armée, et mit à feu et à sang tout le pays.
Le prince et les deux ministres, hors d’état de résister à ce torrent, se
retirèrent entre les hautes montagnes qui séparaient les terres de l’empire d'avec
la Lazique; on appelait alors ainsi l’ancienne
Colchide. Cachés pendant cinq mois dans les cavernes et dans l’épaisseur des
forêts, ils échappèrent à toutes les recherches de Sapor. Enfin, las de les
poursuivre, et déjà incommodé des rigueurs de l’hiver, il brûla tous les arbres
fruitiers, mit garnison dans les châteaux dont il s’était emparé par force ou
par intelligence, et vint attaquer Artogérasse, qu’il
emporta après une vigoureuse résistance. Il s’y rendit maître des trésors et de
la personne de la reine, qu’il emmena captive en Perse.
Ces événements avoient précédé l'arrivée de Valens à Antioche.
Dès que l’empereur eut rassemblé ses troupes, il fit partir deux armées; l’une
marcha en Arménie à la suite d’Arinthée; Térence
conduisit l’autre en Ibérie. Les affaires d’Arménie avoient changé de face.
Sapor, qui savait prendre toute sorte de formes, souple et insinuant, fier et
intraitable selon la diversité des circonstances et de ses intérêts, avait
séduit la simplicité du jeune prince en lui promettant son alliance et sa protection.
Il l’avertissait, avec une bienveillance apparente qu’il exposait sa
dignité, et même sa personne; que Cylace et Artabane ne lui laissaient que le nom de souverain; qu’il était
en effet leur esclave : et que n’avait-il pas à craindre de deux perfides,
qu’il semblait par une aveugle confiance inviter à une troisième trahison! Para, trop crédule, fit égorger ses deux ministres, et envoya leurs têtes à
Sapor comme un gage de sa soumission. L’Arménie, alors sans conseil et sans
défense, allait être la proie du roi de Perse, si Arinthée ne fût arrivé à propos pour la mettre à couvert. Sapor, désespéré de perdre le
fruit de son crime, n’osa cependant entrer dans le pays; il envoya des députés
à Valens pour le sommer d’observer le traité, et de ne prendre aucun parti dans
les démêlés des Perses et des Arméniens. Ces envoyés ne furent pas écoutés.
Dans le même temps, Térence remmenait Sauromace en Ibérie. Comme il approchait du fleuve Cyrus, Aspacure vint offrir de partager le royaume avec son cousin. Il protestait qu’il céderait
volontiers tous le pays à Sauromace,
s’il ne craignait pour son fils, qui était en otage entre les mains des Perses.
On envoya consulter l’empereur, qui, pour éviter une guerre, consentit au
partage de l’Ibérie. Le Cyrus fit la séparation des états des deux princes. Sauromace prit pour sa part les provinces limitrophes de
l’Arménie et de la Lazique il laissa à son cousin les pays qui confinaient
à l’Albanie et à la Perse. Sapor se plaignit hautement de l'infidélité des
Romains, qui, sans égard, disait-il, pour ses justes remontrances, envoyaient
des troupes en Arménie contre la foi des serments, et disposaient en souverains
du royaume d’Ibérie. Il déclara le traité rompu, et ne songea plus qu’à lever
une armée , et à tirer des secours de ses alliés et de ses vassaux, afin de
ruiner au printemps prochain toutes ces entreprises de la politique romaine.
Valens n’attendit pas si longtemps. Il eut encore assez
de troupes pour former une troisième armée, à la tête de laquelle il marcha
lui-même vers la Mésopotamie, à dessein de braver le roi de Perse. Ayant passé
l'Euphrate, il prit sa route par Edesse, d’où il avait chassé l’évêque Barse pour y établir un arien. A son arrivée, il trouva
tout le peuple catholique assemblé dans une plaine hors de la ville, parce que
les églises étaient au pouvoir des hérétiques. Il s'emporta contre le préfet
Modeste jusqu’à le frapper, lui reprochant de négliger l’exécution de ses
ordres. II lui commanda de dissiper ces séditieux à coups d’épées, s’ils étaient
désormais assez hardis pour s’assembler. Modeste, devenu depuis sa guérison
moins vif pour les intérêts de l’arianisme, fit secrètement avertir les
catholiques; il voulait les sauver du massacre dont ils étaient menacés. Dès le
lendemain tous accoururent au même lieu avec plus d’ardeur que jamais. Le
préfet, dans la triste alternative ou de répandre du sang, ou de s’attirer la
disgrâce du prince, prit le parti d’obéir, et de se transporter dans la plaine.
En y allant il aperçut une femme dont les cheveux et les vêtements en désordre
montraient assez son empressement; elle traînait un enfant par la main, et se faisait
passage à travers les soldats dont le préfet était accompagné. Modeste l’ayant
fait arrêter pour lui demander où elle courait avec tant de hâte, elle répondit
qu’elle craignait d’arriver trop tard à l’assemblée des fidèles, où nous
allons, dit-elle, recevoir le martyre. Et pourquoi, lui dit le préfet, menez-vous
cet enfant?
C'est mon fils, repartit-elle, je
veux qu'il soit couronné avec nous.
Modeste retourna aussitôt rendre compte à l’empereur de
la résolution des catholiques; et Valens, convaincu que la violence tournerait
à sa honte et à leur gloire, révoqua ses ordres, et sortit d’Edesse.
Il s’approcha du Tigre sans rencontrer d’ennemis. Il
n’eut à combattre que les incommodités dû climat, dont les chaleurs excessives
produisirent dans son armée beaucoup de maladies. Il se fit aimer de ses
soldats par le vif intérêt qu’il prit à leur soulagement. On loua surtout ses
soins infatigables pour rétablir la santé du plus distingué de ses généraux. On
croit que c’était le comte Victor. Dans le cours de celte expédition, il réduisit,
sans tirer l’épée, une tribu de Sarrasins. Il rtourna ensuite passer l’hiver à Antioche.
Les deux empereurs prirent l’année suivante le consulat
pour la quatrième fois. Valens entrait le 28 de mars dans la dixième année de
son règne; Valentinien y était entré un mois auparavant. Pour honorer leurs
décennales, le sénat de Rome leur envoya un présent considérable. Les princes
reçurent encore des provinces, selon l’usage, de l’or, de l’argent, des étoffes
précieuses. De leur part ils remirent cette année une partie de la taxe imposée
sur les terres. Valens exigea de Thémistius une harangue, qui fut prononcée en
sa présence, apparemment à Hiéraple, où il avait
coutume de passer la saison du printemps, pendant qu’il fit son séjour en
Syrie.
Dès que les armées purent tenir la campagne, Sapor envoya
des troupes en Mésopotamie. Il méprisait les Romains depuis la retraite de
Jovien, et se promettait une victoire assurée. Valens fit partir le comte
Trajan et Vadomaire à la tête d’une belle armée, avec
ordre de se tenir sur la défensive, afin qu’on ne pût les accuser d’avoir fait
le premier acte d’hostilité. Arrivés dans la plaine de Vagabante,
ils furent attaqués par toute la cavalerie des Perses. Ils se contentaient d’en
soutenir le choc , et se battaient en retraite; mais enfin, se voyant poussés
avec vigueur, ils chargèrent à leur tour; et, après avoir fait un grand
carnage, ils demeurèrent maîtres du champ de bataille. Les deux monarques
vinrent joindre leurs troupes. Il se livra plusieurs petits combats, dont les
succès furent balancés. Enfin ils convinrent d’une trêve pour terminer leurs
différends. L’été s’étant passé en négociations infructueuses, Sapor se retira
à Ctésiphon, et Valens à Antioche.
Pendant que Valens était occupé de la guerre de Perse,
les Sarrasins se défendaient contre les barbares venus du fond de l’Ethiopie,
et attaquaient eux-mêmes les frontières de l’empire. Sur les côtes de la mer d’Ethiopie
, le long du golfe Avalite, habitait une peuplade de Blemmyes,
nation cruelle, dont l’extérieur même était affreux. Ils étaient différents de
ceux que nous avons déjà vus à l’occident du Nil, vers les extrémités méridionales
de l’Egypte. Un vaisseau d’Aïla en Arabie échoua sur
leurs côtes; ils s’en saisirent, s’y embarquèrent en grand nombre, et, devenus
pirates sans connaître la mer, ils résolurent d’aller à Clysma,
port d’Egypte, très-riche et très-fréquente, vers la pointe occidentale du
golfe arabique. Ayant pris leur route trop à l'orient, ils abordèrent à Raïthe, qui appartenait aux Sarrasins de Pharan. C’était le 28 décembre 372. Les habitants, au
nombre de deux cents, voulurent s’opposer à la descente, mais ils furent taillés
en pièces; leurs femmes et leurs enfants furent enlevés. Les Blemmyes
massacrèrent quarante solitaires qui s’étaient réfugiés dans l’église de ce
lieu. Ils se rembarquèrent ensuite pour gagner Clysma;
mais leur vaisseau n’étant pas en état de faire route, ils égorgèrent leurs
prisonniers, descendirent de nouveau sur le rivage, et mirent le feu aux
palmiers dont le lien était couvert. Cependant Obédien,
prince de Pharan, ayant rassemblé six cents archers
sarrasins, vint fondre sur les Blemmyes; et quoique ceux-ci se bâtissent en
désespérés, ils furent tous passés au fil de l’épée.
Obédien était
chrétien. Les saints solitaires retirés dans les déserts d’Arabie, avoient
converti plusieurs tribus de Sarrasins. Un autre de leurs chefs, nommé Zocome, avoit aussi embrassé la
foi calholique. Obédien étant mort peu de temps après sa victoire sur les Blemmyes, sa veuve Mavia, d’un courage au-dessus de son sexe, prit sa place,
et se fit obéir de cette nation indocile. Elle était née chrétienne; ayant été enlevée sur les terres de l’empire par une troupe de Sarrasins, de
captive d’Obédien elle était
devenue sa femme à cause de sa beauté. Dès qu’elle se vit seule
maîtresse du royaume, elle rompit la paix avec les Romains, se mit elle-même à
la tête de ses troupes, fit des courses en Palestine et jusqu’en Phénicie,
ravagea les frontières d’Egypte, et livra plusieurs batailles, dont elle
remporta tout l’honneur. Le commandant de Phénicie demanda du secours au
général des armées d’Orient. Celui-ci vint avec un corps considérable; et,
taxant de lâcheté le commandant, qui ne pouvait résister à une femme, il lui
ordonna de se tenir à l’écart avec ses soldats, et de demeurer simple
spectateur du combat. La bataille étant engagée, les Romains pliaient déjà et allaient
être taillés en pièces, lorsque le commandant de Phénicie, oubliant l’insulte
qu’il venait de recevoir, accourut au secours, se jeta entre les deux armées,
couvrit la retraite du général d’Orient, et se retira lui-même en combattant
l’ennemi et le repoussant à coups de traits. Comme la princesse guerrière continuait
d’avoir partout l’avantage, il fallut rabattre de la fierté romaine, et lui
demander la paix. Elle y consentit, à condition qu’on lui donnerait Moïse pour
évêque de sa nation. C’était un pieux solitaire renommé pour ses miracles. On
l’alla tirer de son désert par ordre de l’empereur, et on le conduisit à Alexandrie
pour y recevoir l’ordination épiscopale. Athanase était mort le 2 de mai de
cette année; et Lucius, que les ariens s’efforçaient depuis longtemps de placer
sur le siège d’Alexandrie, venait enfin d’en prendre possession par ordre de
Valens. Moïse, qui n’acceptait l’épiscopat qu’à regret, refusa constamment
l’imposition des mains d’un usurpateur hérétique. Il fallut l'envoyer aux
prélats orthodoxes relégués dans les montagnes. Le nouvel évêque acheva de
détruire l’idolâtrie dans le pays de Pharan. Il
maintint l’alliance de Mavia avec les Romains; et
cette reine, pour gage de son attachement à l’empire, donna sa fille en mariage
au comte Victor.
La mort d’Athanase fit renaître toutes les horreurs dont
Alexandrie avait été deux fois le théâtre pendant la vie de ce saint prélat.
Pierre, le fidèle compagnon de ses travaux, qu’il avait en mourant désigné pour
son successeur, ne fut pas plus tôt établi par le suffrage du clergé, du peuple
et des évêques des contrées voisines, que Pallade,
préfet d’Egypte, qui était païen , saisit cette occasion de venger ses dieux en
servant la haine de l’empereur contre les catholiques. Il rassemble une troupe d’idolâtres
et de Juifs, entre par force dans l’église, profane le sanctuaire et l’autel
par les abominations les plus exécrables; il anime lui-même l’insolence et la
fureur de sa cohorte effrénée. On massacre les hommes, on foule aux pieds les
femmes enceintes; on traîne toutes nues dans les rues de la ville les filles
chrétiennes, on les abandonne à la brutalité des païens; on les assomme avec
ceux que la compassion excitait à leur défense; on refuse à leurs parents la
triste consolation de leur donner la sépulture. Bientôt arrivent Euzoïus, évêque arien d’Antioche, et le comte Magnus,
intendant des finances, celui qui s’était signalé en faveur du paganisme sous
le règne de Julien. Ils ramenaient comme en triomphe Lucius, le dernier
persécuteur d’Athanase. Les sollicitations des ariens et les sommes d’argent
répandues à la cour avoient enfin couronné son ambition. Les païens le reçurent
avec joie; et au lieu des psaumes et des hymnes dont les villes retentissaient
d’ordinaire à la première entrée des évêques, on entendit crier de toutes parts
: Tu es l’ami de Sérapis; c’est le grand Sérapis qui t’amene à Alexandrie! La conduite du nouveau prélat répondit à ces acclamations
impies. Armé de l’autorité impériale, il mit en œuvre la cruauté de Magnus. Ce
comte fit venir en sa présence les prêtres, les diacres et les moines les plus
distingués par leurs vertus, dont plusieurs avoient passé quatre-vingts ans.
Après avoir beaucoup vanté la clémence de l’empereur, qui n’exigeait d’eux, disait-il,
que de souscrire à la doctrine d’Arius, il entreprit de leur persuader que
cette signature n’intéressait point leur conscience; qu’ils pouvaient conserver
leur opinion dans le cœur, pourvu que leur main se prêtât à l’obéissance; et
que la nécessité serait devant Dieu une excuse légitime. Le comte, ne les
trouvant pas disposés à profiter de ses leçons, les fit jeter en prison et les
y laissa plusieurs jours, espérant affaiblir leur courage. Mais, voyant que les
mauvais traitements et les menaces ne servaient qu’à les affermir de plus en
plus, il les fit cruellement tourmenter dans la place publique d’Alexandrie, et
les envoya , les uns aux mines de Phéno, les autres
aux carrières de Proconnèse, d’autres à Héliopolis en Phénicie, ville peuplée
de païens, qui les accablèrent d’outrages. Leur départ causa une douleur
extrême dans Alexandrie; le peuple les accompagna jusqu’à la mer en versant des
larmes, et suivit des y eux leur vaisseau avec des cris lamentables. La
persécution s’étendit par toute l’Egypte. Les supplices que la rage de l'idolâtrie
avait inventés contre les chrétiens se renouvelèrent avec plus de fureur contre
les catholiques, par un effet de cet acharnement naturel aux divers partis
d’une même religion. On vit des hommes dévorés par les bêtes dans les
spectacles du Cirque. Onze évêques d’Egypte, qui s’étaient rendus redoutables
aux ariens par leur sainteté et par leur doctrine, furent envoyés en exil. Les
déserts n'étaient plus un asile. Trois mille soldats, commandés et conduits par
Lucius, allèrent porter le trouble et la terreur dans les tranquilles solitudes
de Nitrie et de Scélis. On
y chassait les moines de leurs cellules, on les égorgeait, on les lapidait :
ceux qu’on traitait avec le moins d’inhumanité étaient dépouillés, enchaînés, battus
de verges, traînés à Alexandrie, où, par ordre de l'empereur, on les forçait de
s’enrôler dans la milice. Pierre avait échappé aux meurtriers avant l’arrivée
de l’usurpateur; et, s’étant secrètement embarqué, il se réfugia auprès du pape
Damase à Rome, où il demeura jusqu’à la mort de Valens. Pour mettre sous les
yeux des Romains une image des cruautés exercées dans Alexandrie, il porta avec
lui une robe teinte du sang des martyrs, et il instruisit toute la terre de ces
horribles violences, par une lettre pathétique adressée à l’église universelle.
Lucius, méprisé tant qu’Athanase avait vécu, devint le tyran de l’Egypte, et
conserva cette injuste puissance pendant les cinq années suivantes.
Les autres contrées de l’Afrique éprouvaient dans le même
temps d’autres malheurs. La Tripolitaine, déjà ravagée par les barbares ne souffrit
pas moins de la part des officiers chargés de la défendre; et la révolte de
Firme, qui éclata cette année, désolait la Mauritanie. L’avarice et les
impostures du comte Romain furent la cause de ces désastres. Cette sanglante
tragédie, chargée d’intrigues et de funestes incidents, commença avant le règne
de Valentinien, et ne fut terminée que sous celui de Gratien. Pour n’en pas
interrompre le fil, nous en avons jusqu’ici différé le récit, et nous en allons
donner toute la suite.
Jovien vivait encore lorsque les habitants de Leptis,
attaqués par les Austuriens, ainsi que nous l'avons
raconté, implorèrent le secours de Romain, commandant des troupes en Afrique.
Ce général avare, ayant exigé pour les défendre des conditions auxquelles il était
impossible de satisfaire, ils résolurent de porter leurs plaintes à l’empereur.
Ils nommèrent pour députés Sévère et Flaccien; et,
sur la nouvelle que Valentinien venait de succéder à Jovien, on les chargea en
même temps de lui offrir, selon la coutume, les présents de la province Tripolitaine.
Romain n’était pas moins artificieux que cruel et avare ; il avait à la cour un
puissant appui dans la personne de Remi, qui fut depuis maître des offices,
avec lequel il partageait le fruit de ses rapines pour en acheter l’impunité.
Il savait que l’empereur, prévenu en faveur de ses officiers, ne voulait jamais
les croire coupables, et qu’il ne punissait que les subalternes. Dès qu’il fut
instruit de la résolution des Leptitains, il dépêcha
en toute diligence un courrier à Remi pour le prier de faire en sorte que
l’empereur voulût bien s’en rapporter sur toute cette affaire à lui-même et au
vicaire d’Afrique, dont il était sûr: c’était demander avec imprudence que le
coupable fût déclaré juge. Les députés vinrent à la cour: ils exposèrent leurs malheurs,
et présentèrent le décret de la province qui en détaillait toutes les circonstances.
Ruricius, gouverneur de la Tripolitaine, y avait joint son rapport, conforme
aux plaintes des habitants. L’empereur en fut frappé. Remi fut l’apologie de
Romain ; mais ces mensonges ne purent cette fois que balancer la vérité.
Valentinien promit de faire justice après une exacte information. Il accorda
même, à la prière des députés, qu’en attendant sa décision, Ruricius serait
chargé du commandement des armes, aussi bien que du gouvernement civil. Les
amis du coupable éludèrent ces dispositions équitables de l’empereur. Ils
obtinrent que le commandement demeurât au comte Romain, et vinrent à bout
d’éloigner l’information, et de la faire enfin tout—à-fait oublier, en mettant
toujours en avant d’autres affaires, qu’ils disaient plus importantes et plus
pressées.
La province de Tripoli attendait avec impatience quelque
soulagement de la part de l’empereur; lorsque les barbares, animés par leurs
premiers succès, revinrent en plus grand nombre, ravagèrent le territoire de
Leptis et celui d’OEa, ville considérable de la même
contrée , massacrèrent les principaux du pays , qu’ils surprirent sur leurs
terres, et se retirèrent avec un riche butin. Valentinien était alors dans la
Gaule. La nouvelle de cette seconde incursion réveilla dans son esprit le
souvenir de la première : il envoya le secrétaire Ballade pour payer les
troupes d’Afrique, et pour prendre connaissance de l’état de la Tripolitaine.
Avant que celui-ci fût arrivé, les Austuriens,
semblables à ces animaux féroces qui reviennent affamés à l’endroit où ils se
sont déjà repus de carnage, accoururent une troisième fois; ils égorgèrent ceux
qui tombèrent entre leurs mains, coupèrent les arbres et les vignes, enlevèrent
tout ce qu'ils n’avoient pu emporter dans les irruptions précédentes. Teints de
sang, chargés de butin, ils s’approchèrent de Leptis, conduisant devant eux un
des premiers de la ville, nommé Mycon, qu’ils avoient
surpris dans une de ses métairies. Il était blessé, et ils menaçaient de
l’égorger, si l’on ne payait sa rançon. Sa femme traita avec eux du haut des
murailles; et, leur ayant jeté l’argent qu’ils demandaient, elle le fit enlever
par-dessus le mur avec des cordes. Il mourut deux jours après. Les habitants,
et surtout les femmes, qui n’avoient jamais vu leur ville assiégée, se croyaient
perdus sans ressource. Tout retentissait de gémissements et de cris. Cependant,
après huit jours de siège, les barbares , qui n’attendaient rien à l’attaque
des places, voyant plusieurs des leurs tués ou blessés, se retirèrent en
détruisant tout sur leur passage.
Les envoyés de Leptis n’étant pas encore de retour, les habitants,
dont les malheurs croissaient sans cesse, députèrent de nouveau Jovin et
Pancrace. Ceux-ci rencontrèrent à Carthage Sévère et Flaccien qui leur apprirent que Pallade était en chemin. Ils
ne laissèrent pas de continuer leur voyage. Sévère mourut de maladie à
Carthage; et Pallade arriva dans la Tripolitaine.
Romain, bien averti de l’objet de sa commission, s’avisa d’un stratagème que
lui suggéra une ingénieuse scélératesse. Pour lui fermer la bouche, il résolut
de le rendre lui-même coupable. Il fit entendre aux officiers des troupes que Pallade était un homme puissant, qui avait l’oreille de
l’empereur, et que, s’ils voulaient s’avancer, il fallait acheter sa recommandation
en lui faisant accepter une partie de l’argent qu'il apportait pour le paiement
des soldats. Ce conseil fut suivi, et Pallade ne
refusa point le présent. Il alla ensuite à Leptis; et, pour s’instruire de la
vérité, il s’adressa à deux habitants distingués, nommés Erechthius et Aristomène, qui lui firent une peinture fidèle de leurs calamités, et le
conduisirent sur les lieux ravagés par les barbares. Pallade,
témoin lui-même du déplorable état de ce pays, vint trouver Romain, lui
reprocha sa négligence, et le menaça d’informer le prince de ce qu’il a voit
vu. À la bonne heure, lui répondit le comte; mais je l’informerai,
moi, de votre péculat : il saura que vous avez appliqué à votre profit une
partie de la solde de ses troupes. Ce peu de paroles adoucit Pallade; il devint ami de Romain; et, de retour à Trêves ,
il persuada à l’empereur que les plaintes des Tripolitains n’étaient qu’un
tissu de calomnies.
Il fut renvoyé en Afrique avec Jovin, l’un des deux
derniers députés. L’autre était mort à Trêves. Pallade était chargé, conjointement avec le vicaire d’Afrique, de vérifier les faits
allégués par la seconde députation : il avait ordre encore de faire couper la
langue à Erechthius et à Aristomène, qu’il avait,
contre sa propre conscience, dépeints comme des imposteurs. Romain , dont la
fourberie était inépuisable en ressources, ne fut pas plus tôt instruit des
ordres donnés pour cette seconde information, qu’il résolut d’en profiter pour
se défaire de tous ses adversaires. Il envoya à Leptis deux scélérats adroits
et propres aux plus noires intrigues: l’un, nommé Cécilius,
conseiller au tribunal de la province. Par leur moyen il corrompit un grand
nombre d’habitants, qui désavouèrent Jovin; et Jovin lui-même, intimidé par
des menaces secrètes, démentit le rapport qu’il avait fait à l’empereur. Pallade instruisit Valentinien de ces rétractations; et ce
prince, se croyant joué par les accusateurs de Romain, condamna à la mort Jovin
et trois autres habitants, comme complices de ses calomnies. Il prononça le
même arrêt contre Ruricius; et ce gouverneur intègre, qui n’avait d’autre crime
que d’avoir, selon le devoir de sa charge, travaillé à soulager les maux de sa
province, fut exécuté à Stèfe, en Mauritanie. Le
vicaire fit mourir les autres à Utique. Flaccien fut
assez heureux pour s’évader de la frison: il se relira à Rome, où il demeura
caché jusqu’à sa mort, qui arriva peu de temps après. Erechthius et Aristomène se sauvèrent dans des déserts éloignés, dont ils ne sortirent que
sous le règne de Gratien.
La Tripolitaine fut réduite à souffrir sans se plaindre.
Mais l’œil de la justice éternelle, qui ne dort jamais, suivit partout les
coupables, et tira enfin la vérité de ce labyrinthe ténébreux. Pallade, disgracié pour un sujet qu’on ignore, se retira de
la cour. Quelque temps après, Théodose, étant venu en Afrique pour réprimer la
rébellion de Firme, dont nous allons bientôt parler, fit arrêter le comte
Romain, et se saisit de ses papiers. Il y trouva une lettre qui prouvait
manifestement que Pallade en avait imposé à
l’empereur; et il l'envoya au prince. Pallade fut
arrêté; et, pressé par les remords de ses crimes, il s’étrangla dans la prison.
Remi ne lui survécut pas longtemps. Léon lui ayant succédé dans la charge de
maître des offices, il s’était retiré dans ses terres, près de Mayence, où il était
né. Maximin, préfet des Gaules, avide de condamnations et de supplices, jaloux
d’ailleurs du crédit dont Remi avait joui longtemps, cherchait l’occasion de
le perdre. Il fit mettre à la question un nommé Césaire, qui avait eu part à la
confiance de Remi, et qui révéla toutes ses impostures. Dès que Remi en fut averti,
il prévint la punition qu’il méritait en s’étranglant lui-même.
Après la mort de Valentinien, Erechthius et Aristomène se présentèrent à Gratien, et l’instruisirent de la vérité, qui
n’avait jamais été entièrement connue de son père. Ce prince les adressa au
proconsul Hespérius et au vicaire Flavien, magistrats
éclairés, et dont la justice était incorruptible. Ils firent arrêter Cécilius. Il avoua dans la question que c’était lui qui avait
engagé les habitants à désavouer leurs propres députés. Sa déposition fut
envoyée à Gratien. Romain, toujours prisonnier depuis que Théodose l’avait fait
arrêter, ne se tint pas encore pour convaincu. Aussi hardi à nier ses crimes
qu’à les commettre, il obtint d’être transporté à Milan, où la cour était alors.
Il y fit venir Cécilius, à dessein d’accuser le
proconsul et le vicaire d’avoir trompé l’empereur pour favoriser la province.
Il trouva même un protecteur dans le comte Mellobaude,
qui pouvait beaucoup auprès de Gratien; et il eut le crédit de faire appeler à
Milan plusieurs Tripolitains, dont la présence était, disait-il, nécessaire à
sa justification. Ils vinrent en effet; mais Romain ne put ni les intimider, ni
les corrompre: ils persistèrent à déposer la vérité. L’histoire ne parle plus
de Romain; et le principal acteur de tant d’impostures et de scènes sanglantes disparaît
tout à coup sans qu’on soit instruit de son sort. Il serait bien étrange que ce
monstre de cruauté, d’avarice et de fourberie, après avoir trompé si longtemps
son souverain et fait périr tant d’innocents, convaincu enfin des plus noirs
forfaits, eût échappé au supplice, et qu’il n’eût été puni que’ par les
malédictions de ses contemporains et l’horreur de la postérité.
Ce furent encore ses pernicieuses intrigues qui jetèrent
Firme dans le désespoir : la haine que le comte s’était attirée donna des
partisans au rebelle, et pensa faire perdre à l’empire les vastes contrées de
la Mauritanie, ainsi que nous l’allons raconter. Nubel,
qui tenait le premier rang entre les Maures, laissa en mourant sept fils,
Firme, Zamma, Gildon, Mascizel, Dius, Salmace, Mazuca, et une fille
nommée Cyria. Zamma, lié
d’amitié avec le comte Romain, fut assassiné par Firme, son frère. Le comte
résolut de faire punir le meurtrier, et ce dessein n’avait rien que de louable.
Mais Romain ne savait poursuivre la justice même que par des voies obliques et
injustes. Les amis qu’il avait à la cour, et surtout Remi, appuyèrent auprès du
prince le rapport de Romain, et ôtèrent à Firme tous les moyens de défense
qu’on accorde aux plus grands criminels: l’empereur ne voulut ni écouter ses
envoyés, ni recevoir ses apologies. Firme, voyant qu’il allait être la victime
de cette cabale, prévint sa perte par la révolte. Il y trouva les esprits disposés.
Les concussions du comte soulevaient tout le pays; un grand nombre de soldats
romains, et même des cohortes entières, vinrent se ranger sous les drapeaux du
rebelle. Suivi d’un grand corps de troupes, il entra dans Césarée, capitale de
la province: c’est aujourd’hui la ville d’Alger. Il la saccagea et la réduisit
en cendres. Fier de ce succès, il prit le titre de roi, et ce fut un tribun
romain qui lui posa son collier sur la tête pour lui tenir lieu de diadème. Les
donatistes furent les plus ardents à se déclarer en sa faveur. Comme ils étaient
divisés en deux sectes, l’une s’appuya de ses armes pour écraser l’autre. Un de
ses évêques lui livra la ville de Rucate, où il ne
maltraita que les catholiques.
Valentinien, qui était encore à Trêves, mais qui bientôt
après se transporta à Milan, crut qu’il devait opposer à ce rebelle
entreprenant et hardi un général aussi prudent que brave et intrépide. Il donna
à Théodose quelques-unes des troupes de la Gaule; mais, pour ne pas trop
dégarnir cette province où l’on craignait toujours les incursions des
Allemands, il tira des cohortes de la Pannonie et de la Mœsie supérieure. Théodose partit d’Arles, et aborda à Gigéri dans la Mauritanie de Stèfe, avant qu’on eût en
Afrique aucune nouvelle de son départ. Il y trouva le comte Romain, qui commençait
à être suspect à l’empereur: il avait un ordre secret de l’arrêter; mais, comme
ses troupes n’étaient pas encore arrivées, craignant que ce méchant homme ne se
portât à quelque extrémité dangereuse, il se contenta de lui reprocher avec
douceur sa conduite passée, et l’envoya à Césarée, avec ordre de veiller à la
sûreté de ces quartiers. Il fit aussi de fortes réprimandes à Vincent, lieutenant
de Romain, et complice de ses rapines et de ses cruautés. Lorsqu’il eut réuni
tout ce qu’il attendait de troupes, il donna des gardes à Romain et le
conduisit à Stèfe.
Ce général s’occupa d’abord à dresser le plan de la
guerre. Il fallait conduire dans un pays, brûlé par les excessives chaleurs,
des soldats accoutumés aux climats froids de la Gaule et de la Pannonie. On avait
affaire à des ennemis exercés à voltiger sans cesse, plus propres à des
surprises qu’à des batailles. Firme, de son côté, alarmé de la réputation de
Théodose, parut disposé à rentrer dans le devoir. Il s’excusa du passé par
députés et par lettres ; il protesta que la seule nécessité l’a voit jeté dans
la révolte, offrant pour l’avenir toutes les assurances que l’on exigerait de
lui. Théodose lui promit la paix quand il aurait donné des otages ; mais il ne
s’endormit pas sur ces belles apparences de soumission: il manda à tous les
corps de troupes répandus dans l’Afrique de le venir joindre. Les ayant réunis
avec ceux qu’il avait amenés, il les anima à bien faire par cette éloquence
militaire qui lui était naturelle. Il fit toutes les dispositions nécessaires
pour entrer en campagne; il se concilia l’amour des peuples, en déclarant que
ses troupes ne seraient point à charge à la province, et qu’elles ne subsisteraient
qu’aux dépens des ennemis.
Après avoir inspiré la confiance, il se mit en marche; et
comme il s’approchait de la ville de Tubusupte,
située au pied d’une chaîne de montagnes qui portaient le nom de montagnes de
fer, il reçut de nouveaux députés de Firme. Il les congédia sans réponse, parce
qu’ils n’amenaient point d’otages , ainsi qu’il en avait demandé. De tous les
frères de Firme, Gildon seul était demeuré fidèle; il
servit dans l’armée de Théodose: les autres suivaient le parti du rebelle, qui
les employait comme ses lieutenants. Le général Romain, s’avançant avec
précaution dans ce pays inconnu rencontra un grand corps de troupes légères,
commandé par Mascizel et par Dius.
Après quelques décharges de flèches, on se mêla; le combat fut sanglant, et la
victoire demeura aux Romains: ce qui les étonna le plus en cette rencontre, ce
furent les cris affreux de ces barbares lorsqu’ils étaient pris ou blessés. On
fit le dégât dans les campagnes; on détruisit un château d’une vaste étendue
qui appartenait à Salmace: on s’empara de la ville
de Lamfocté. Théodose y établit des magasins pour en
tirer des subsistances, s’il n’en trouvait pas dans l’intérieur du pays.
Cependant Mascizel, ayant rallié les fuyards et
rassemblé de nouvelles troupes, vint attaquer de nouveau les Romains ; et,
après avoir perdu un grand nombre des siens, il n’échappa lui-même que par la
vitesse de son cheval.
Le rebelle, découragé par ces mauvais succès, députa des
évêques pour offrir des otages et demander la paix. C’étaient apparemment des
évêques donatistes. Théodose exigea des vivres pour son armée. Firme accepta la
condition; et, ayant envoyé des présents, il alla lui-même avec confiance
trouver Théodose. A la vue de l’armée romaine et de la contenance fière du
général, il affecta de paraitre effrayé; il descendit de cheval et se prosterna
aux pieds de Théodose, avouant avec larmes sa témérité, et demandant grâce. Le
vainqueur le releva et le rassura en l’embrassant. Firme remit les vivres qu’il
avait promis, laissa plusieurs de ses païens pour otages, donna parole de
rendre les prisonniers, et se retira. Deux jours après il renvoya à Icosie plusieurs enseignes militaires et une partie du
butin qu’il avait fait dans ses courses. Théodose reprit la route de Césarée.
Après de longues marches, comme il entrait dans la ville de Tîpase,
colonie maritime entre Icosie et Césarée, il
rencontra les députés des Maziques qui venaient
implorer sa clémence. Cette nation belliqueuse s’était liguée avec le rebelle.
Le général romain leur répondit avec fierté qu’il irait incessamment les
chercher lui-même pour tirer raison de leur perfidie. Ils se retirèrent en
tremblant, et Théodose arriva à Césarée. Cette ville lui offrit un déplorable
spectacle : il n’y restait plus que des masures et des monceaux de pierres
calcinées par les flammes. La première et la seconde légion eurent ordre
d’enlever les cendres et les décombres, de rebâtir cette belle ville et d’y
demeurer en garnison. Firme avait enlevé les deniers du fisc : quelques années
après, les officiers de l’empereur prétendirent en rendre les magistrats
responsables. Mais l’évêque Clément arrêta par ses représentations cette
injuste poursuite; et le zèle de ce charitable prélat fut appuyé du crédit de
Symmaque, et loué des païens mêmes.
La nouvelle de la paix s’étant répandue, les magistrats
de la province et le tribun Vincent, qui jusqu’alors s’étaient tenus cachés de
crainte de tomber entre les mains de Firme, vinrent joindre Théodose. Il était
encore à Césarée quand il apprit que Firme n’avait demandé la paix qu’à dessein
d’endormir sa vigilance, et de tomber sur l’armée romaine lorsqu’elle s’y attendrit
le moins. Il marcha aussitôt vers la ville de Zuchabbari,
où il surprit un détachement de déserteurs romains, commandés par plusieurs
tribuns, ente lesquels était celui qui avait posé son collier sur la tête de
Firme. Pour leur faire croire qu’il se contentait à leur égard d’un châtiment
léger, il les réduisit au dernier grade de la milice, et se rendit avec eux à Tigave. Gildon et Maxime, qu’il avait
envoyés dans le pays des Maziques, revinrent le
joindre dans cette ville: ils lui amenaient deux chefs de ces barbares, nommés Bellène et Férice, qui s’étaient
mis à la tête de la faction de Firme. Ayant réuni tous ces coupables, afin de
rendre le spectacle de la punition plus terrible, et de n’être pas obligé d’y
revenir à plusieurs fois, il ordonna le soir même à des officiers et à des
soldats de confiance de se saisir pendant la nuit de tous ces traîtres, de les
conduire enchaînés dans une plaine hors de la ville, et de faire ensuite assembler
autour d’eux toute l’armée. L’ordre fut exécuté. Théodose se rendit en ce lieu
au point du jour, et trouvant ces criminels environnés de ses troupes: Fidèles
camarades, dit-il à ses soldats, que pensez-vous qu'on doive faire de ces
perfides? Tous s’écrièrent qu’ils méritaient la mort. Cette sentence ayant été
prononcée par toute l’armée, le général abandonna les fantassins aux soldats
pour les assommer à coups de bâtons: c’était l’ancienne punition des
déserteurs. Il fit couper la main droite aux officiers de cavalerie, et trancher
la tête aux simples cavaliers, aussi-bien qu’à Bellène,
à Férice, et à un tribun nommé Curandius,
qui dans un combat avait refusé de charger l’ennemi. Cette sévérité ne manqua
pas de trouver des censeurs parmi les courtisans jaloux de la gloire de Théodose;
mais elle rétablit la discipline en Afrique, et la suite fit connaitre que la
vigueur dans l’exercice du commandement est plus salutaire aux soldats qu’une
fausse indulgence.
On alla ensuite attaquer le château de Gallonas, place très forte qui servait de retraite aux
Maures. L’armée y entra par la brèche, passa tous les habitants au fil de
l’épée, et rasa les murailles. De là Théodose, après avoir traversé le mont Ancorarius, comme il approchait de la forteresse de Tingita, rencontra une armée de Maziques,
qui annoncèrent leur arrivée par une grêle de traits. Les Romains les
chargèrent avec vigueur; et ces barbares, malgré leur bravoure naturelle, ne
purent tenir contre des troupes bien exercées et bien commandées. Ils furent
taillés en pièces, à l’exception d’un petit nombre, qui, ayant échappé à l’épée
des vainqueurs, vinrent ensuite se rendre et obtinrent leur pardon. Théodose,
qui pénétrait de plus en plus dans l’intérieur de l’Afrique, envoya le
successeur de Romain dans la Mauritanie de Stèfe pour
mettre la province à couvert, et marcha contre d’autres barbares nommés les Musons. Ceuxci, persuadés qu’on ne leur pardonnerait
pas les massacres et les ravages qu’ils avoient faits dans la province
romaine, s’étaient joints à Firme, qu’ils espéraient voir bientôt maître de
tout ce vaste continent.
L’armée de Théodose, après les divers détachements qu’il avait
été obligés de faire, était réduite à trois mille cinq cents hommes. Etant
arrivé près de la ville d’Adda, il apprit qu’il allait avoir sur les bras une
multitude innombrable. Cyria, sœur de Firme,
puissante par ses richesses, soutenait avec une ardeur opiniâtre la révolte de
son frère: elle mettait en mouvement toute l’Afrique jusqu’au mont Atlas. Tant
de barbares différents de mœurs, de figure, d’armes, de langage, aguerris par
l’habitude de combattre les lions de leurs montagnes, et presque aussi féroces
que ces animaux, traversaient ces plaines arides et marchaient à Théodose.
Bientôt ils parurent à la vue de l’armée romaine. On ne pouvait les attendre
sans s’exposer à une perte certaine. On prit donc le parti de se retirer. Les
barbares précipitent leur marche; ils atteignent l’ennemi, l’enveloppent,
l’attaquent avec furie. Les Romains, sûrs de périr, ne songeaient qu’à vendre
bien cher leur vie, lorsqu’on aperçut un grand corps de troupes qui approchait.
C’étaient des Maziques qui venaient se joindre aux
autres barbares. Mais ceux-ci voyant des déserteurs romains à la tête, et
s’imaginant que c’était un secours pour Théodose, prirent la fuite, et le
laissèrent continuer librement sa retraite. Il arriva à un château qui appartenait
à Mazuca, où il fit brûler vifs quelques déserteurs,
et couper les mains à plusieurs autres. Après avoir tenu la campagne une année
entière, parce que l’hiver est inconnu dans ces climats, il revint à Tipase au mois de février, lorsque Gratien était consul
pour la troisième fois avec Equitius.
Pendant qu’il donnait à ses soldats le temps de se reposer,
il s’occupait lui-même des moyens de terminer la guerre. Une expédition si
longue et si pénible lui avait appris qu’il était impossible de réduire à force
ouverte un ennemi accoutumé à la faim, à la soif, aux ardeurs de ces sables brûlants,
courant sans cesse, et échappant à toutes les poursuites. Il ne trouvait
d’autre expédient que de lui enlever toutes ses ressources en détachant de son
parti les peuples de ces contrées. Dans ce dessein, avant que de se remettre en
marche, il envoya de toutes parts des hommes adroits et intelligents, qui par
argent, par menaces, par promesses, vinrent à bout de gagner la plupart des
barbares. Firme était toujours en course; mais les négociations secrètes de
Théodose, et la défiance que lui inspirait l’infidélité naturelle de ses
alliés, lui causaient de mortelles inquiétudes. Aussitôt qu’il apprit que le
général romain approchait, il se crut trahi par les siens; et, s’étant évadé
pendant la nuit, il prit la fuite vers des montagnes éloignées et
inaccessibles. La plupart de ses troupes, abandonnées de leur chef, se débandèrent.
Les Romains, trouvant le camp presque désert, le pillèrent, tuèrent ceux qui y étaient
restés, et marchèrent à la poursuite de Firme, recevant à composition les
barbares dont ils traversaient le pays. Théodose y laissait des commandants
dont la fidélité lui était connue. Le rebelle, qui n’était accompagné que d’un
petit nombre d’esclaves, se voyant poursuivi avec tant d’opiniâtreté, jeta ses
bagages et ses provisions pour fuir avec plus de vitesse. Ce fut un soulagement
pour l’armée de Théodose qui manquait de subsistances. Il fit rafraîchir ses
soldats, auxquels il distribua l’argent et les vivres, et défit sans peine un
corps de montagnards qui s’étaient avancés à sa rencontre jusque dans la
plaine.
Il approchait de l’Atlas, dont la cime semble toucher les
nues. Ayant appris que les barbares en avoient fermé tous les passages,
d’ailleurs impraticables à tout autre qu’aux habitants du pays, il retourna sur
ses pas; et, s’étant campé à quelque distance, il laissa au rebelle le temps
d’assembler les nègres, qui habitaient au-delà de ces montagnes, et que les
anciens nommaient Ethiopiens, ainsi que les nations situées au midi de
l’Egypte. Ces peuples traversèrent l’Atlas à la suite de Firme, accourant en
confusion avec des cris menaçants. Leur figure affreuse, et leur innombrable
multitude, jetèrent d’abord l’épouvante dans le cœur des Romains, qui prirent
la fuite. Théodose les rallia, les rassura, pilla quelques magasins où il
trouva des vivres en abondance, et revint à l’ennemi. Ses soldats marchaient
les rangs serrés, agitant leurs boucliers, comme pour défier ces noirs sauvages
qu’ils ne redoutaient plus. Ceux-ci annonçaient leur fureur par le cliquetis de
leurs armes, et par le bruit de leurs tages dont ils
se frappaient les genoux. Toutes ces menaces ne furent suivies d’aucun effet. Théodose,
content d’avoir rendu l’honneur et le cœur à ses troupes, ne voulut point
hasarder la bataille contre un nombre si inégal: après s’être tenu quelque
temps en présence, il fit sa retraite en bon ordre; et les ennemis, effrayés de
sa contenance, le laissèrent s’éloigner, et se dispersèrent dans leurs
montagnes plus promptement qu’ils n’étaient venus. Le Romain alla s’emparer de
la ville de Conté, où Firme avait renfermé les prisonniers, les croyant en
sûreté dans une place que l’éloignement et sa situation sur une hauteur
mettaient hors d’insulte. On y trouva aussi des déserteurs, que Théodose punit
avec sa sévérité ordinaire.
Firme, abandonné des nègres, se réfugia avec Mazuca son frère, et le reste de sa famille, dans le pays
des Isafliens. C’était le peuple le plus puissant de
ces contrées. Le roi Igmazen était guerrier, et
célèbre par ses victoires. Le commerce qu’il entretenait avec la province
romaine lui avait procuré de grandes richesses. Théodose lui envoya demander le
rebelle; et, sur son refus, il lui déclara la guerre. Il y eut une sanglante
bataille, où les Romains, enveloppés, furent obligés de faire face de toutes
parts; et malgré ce désavantage taillèrent les ennemis en pièces. Firme chargea
lui-même à la tête des troupes: il s’exposa sans ménagement; ce ne fut qu’après
les derniers efforts qu’il se sauva par la force et la vitesse de son cheval,
accoutumé à courir sur les rochers et au bord des précipices. Mazuca, son frère, blessé à mort, fut fait prisonnier.
Comme on le conduisit à Césarée, où il avait laissé des marques de sa fureur,
il s’arracha lui-même la vie en déchirant sa plaie. Sa tête fut portée dans la
ville: elle y fut reçue avec cette joie cruelle que produit la vengeance.
Théodose ravagea les terres des Isafliens. Plusieurs habitants
de la province romaine, qui s’étaient liés avec ces barbares et retirés dans
leur pays, tombèrent entre ses mains. Convaincus d’avoir, par de sourdes
pratiques, favorisé la rébellion, ils furent condamnés au feu. De là Théodose
s’avança jusque dans une contrée nommée la Jubalène: c’était la patrie de Nubel, père de Firme. Mais il
fut arrêté dans sa marche par de hautes montagnes; et quoiqu’il s’en fût ouvert
le passage malgré les naturels du pays, qu’il tailla en pièces, cependant,
craignant de s’engager dans ces défilés dangereux, il tourna vers la forteresse
d’Au- dia, où les Jésaliens, nation féroce, vinrent
lui offrir des secours de troupes et de vivres.
Toutes ces marches diverses avoient pour objet la
poursuite de Firme. Il fuyait de contrée en contrée sur cette frontière
sauvage. Enfin Théodose, voulant délasser ses troupes, campa près du château de
Médiane: il y demeura quelques jours sans cesser d’agir après des barbares,
pour les engager à lui livrer le fugitif. Il apprit qu’il était retourné chez
les Isafliens. Il marcha aussitôt de ce côté-là.
Comme il entrait dans le pays, le roi Igmazen vint
hardiment à sa rencontre : Qui es-tu? dit-il à Théodose, et quel
dessein t'amène ici? Le général romain le regardant avec fierté : Je suis,
lui dit-il, un des officiers de Valentinien, maître de toute la terre; il
m'envoie pour arrêter un brigand: si tu ne le remets entre mes mains sans
différer, tu périras avec toute ta nation. Un discours si menaçant irrita
le prince barbare; il ne répondit que par des injures, et se retira plein de
colère. Le lendemain, dès que le jour parut, les barbares vinrent avec une
contenance assurée présenter la bataille. Le front de leur armée était composé
de près de vingt mille hommes: la seconde ligne, encore plus nombreuse, devait
peu à peu s’étendre pendant le combat, et enfermer les Romains, qui n’étaient
guère plus de trois mille. Les Jésaliens, malgré les
promesses faites à Théodose, s’étaient joints à eux. Les Romains, animés par le
souvenir de leurs victoires, resserrant leurs bataillons, et se couvrant de
toutes parts de leurs boucliers, soutinrent sans s’ébranler les efforts des ennemis.
Le combat dura tout le jour. Vers le soir on vit paraitre Firme, qui, monté à
l’avantage, déployant son manteau de couleur de pourpre, criait aux soldats romains
que, s'ils voulaient éviter une mort certaine, ils n'avaient point d'autre
ressource que délivrer Théodose, ce tyran inhumain, cet inventeur de supplices
cruels. Ces paroles n’inspirèrent que de l’indignation à la plupart des
soldats, et redoublèrent leur courage. Mais il y en eut qui en furent effrayés,
et qui cessèrent de combattre. Enfin la nuit sépara les deux armées; et Théodose,
profitant des ténèbres, retourna à la forteresse d’Audia.
Il y passa ses troupes en revue, et punit ceux qui s’étaient déshonorés par
leur lâcheté. Il leur fit couper la main droite: quelques-uns furent brûlés
vifs. Il s’arrêta quelques jours en ce lieu, veillant sans cesse pour éviter
les surprises. Cette précaution n’était pas inutile. Quelques barbares étant
venus attaquer son camp pendant une nuit fort obscure, il les repoussa, et en
fit prisonniers plusieurs qui avoient déjà forcé le retranchement. Il marcha
ensuite en diligence vers les Jésaliens, et ayant
pris, pour pénétrer dans leur pays, des routes détournées, par lesquelles on ne
l’attendait pas, il se vengea de leur infidélité par le massacre et le ravage.
Après avoir ainsi terminé l’expédition de cette année, il traversa la
Mauritanie césarienne, et revint à Stèfe, où il fit
mourir dans la torture, et brûler après leur mort, Castor et Martinien, les
principaux ministres des rapines et des forfaits du comte Romain. Il attendait
des ordres de l’empereur pour instruire le procès . du comte même; mais
Valentinien mourut avant la fin de cette affaire.
L’année suivante, Théodose retourna dans le pays des Isafliens, et les défit dans une bataille. Igmazen, accoutumé à vaincre, fut effrayé de ce changement
de fortune , et voyant que, si la guerre continuait, l’interruption du commerce
le priverait, lui et ses sujets , des choses les plus nécessaires à la vie, il
se détermina à satisfaire Théodose. Il eut assez de confiance en sa bonne foi
et sa générosité pour aller seul secrètement s’aboucher avec lui. Il le pria de
lui envoyer Masille, un des chefs des Maziques, qui était fidèle aux Romains. Ce fut par
l’entremise de ce Masille qu’Igmazen fit savoir à Théodose qu’il désirait sincèrement la paix, mais qu’il ne
pouvait actuellement la conclure sans révolter ses sujets; que, pour y
parvenir, il fallait y forcer les Isafliens par la
terreur des armes romaines, et par des attaques continuelles; qu’ils étaient
attachés au parti du rebelle, et qu’ils ne se lasseraient de l’assister que
quand ils sentiraient que l’honneur de le défendre leur coutait trop cher; qu’alors
ils laisseraient à leur prince la liberté de traiter avec Théodose. Le
Romain suivit ce conseil; il fatigua les Isafliens par tant de défaites et de ravages, que Firme, ne trouvant plus sa sûreté dans
leur pays, songeait à la chercher ailleurs, lorsque le roi s’assura de sa
personne. Firme avait déjà reçu quelques avis de la secrète intelligence
établie entre Igmazen et les Romains. Quand il se vit
arrêté, ne doutant plus que sa perte ne fût résolue, il voulut au moins
disposer de sa vie. S’étant donc rempli de vin pour s’étourdir sur les craintes
de la mort, il prit le moment de la nuit où ses gardes étaient endormis, et
s’étrangla lui-même. Igmazen en fut affligé: il se faisait
un mérite de conduire le rebelle au camp des Romains. Il voulut du moins le
livrer mort. Après avoir reçu un sauf-conduit pour lui-même, il fit charger le
corps de Firme sur un chameau, et le conduisit à Théodose, qui s’était déjà
rapproché de la mer, et qui campait près d’un château voisin de Rusibicari. Théodose, s’étant assuré, par le témoignage de
ceux qui connaissaient le rebelle, que c’était véritablement le corps de
Firme, reprit la route de Stèfe. Il y arriva comme en
triomphe, au milieu des louanges et des acclamations de tout le peuple de la province
, dont il était le libérateur.
LIVRE DIX NEUVIÈMEVALENTINIEN, VALENS, GRATIEN
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HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |