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LIBRAIRIE FRANÇAISE

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

 

 

LIVRE TRENTE-TROISIÈME.

VALENTINIEN III, MARCIEN, MAXIME, AVITUS.

 

Pour ruiner l’empire d’Orient, il ne fallait, après le jeune Théodose, qu’un empereur qui lui ressemblât. Attila ne manquait ni d’ambition pour entreprendre une si glorieuse conquête, ni de forces pour y réussir. Sous un chef sans vigueur, qui ne jugeait du mérite que d’après ses eunuques, il ne s’était formé aucun général habile et fidèle; plus d’émulation dans les troupes, plus d’amour de la patrie, ni de respect pour le prince dans le cœur des sujets. Les provinces, accablées d’impôts, livrées aux créatures de Chrysaphe, ne connaissaient point d’ennemis plus barbares que leurs gouverneurs et leurs magistrats. Théodose ne laissait d’enfant qu’Eudoxie, mariée à Valentinien; mais ce prince, déjà surchargé du gouvernement de l’Occident, n’avait ni assez de courage ni assez de forces pour faire valoir ses droits sur l’Orient; et la réponse qu’il fit lui-même à Attila, peu de temps après, donne à connaitre que, selon la jurisprudence reçue dans l’empire, les filles ne pouvaient prétendre à la succession impériale. Chrysaphe, maître absolu de la cour, allait disposer du diadème, c’est-à-dire que cet eunuque allait régner sous un nom emprunté; et l’empire était perdu, si Pulchérie, qui, depuis vingt-six ans, portait le titre d’Auguste, n’eût fait usage de l’autorité que celte qualité, et plus encore la supériorité de son génie lui avait conservé, malgré la jalousie des eunuques, et la faiblesse de son frère. Elle se mit à la tête des affaires; et, pour écarter un indigne rival et venger l’état, elle fit faire le procès à Chrysaphe. Ce scélérat vit aussitôt s’élever contre lui plus d’accusateurs qu’il n’avait eu de courtisans. Il fut convaincu de tous les crimes dont la puissance et l’impunité rendent coupable un méchant homme. Tout dans cette procédure mérita l’approbation publique, excepté la forme de l’exécution. Pulchérie, apparemment pour mieux faire sentir la justice du châtiment, livra le criminel entre les mains de Jordane, permettant à celui-ci d’en disposer comme il le jugerait à propos. Jordane était fils de Jean le Vandale, que Crysaphe, neuf ans auparavant, avait fait assassiner. Ce coup de vigueur fit trembler tous ceux qui avoient abusé de leur crédit auprès du jeune Théodose. Mais on ne peut louer Pulchérie d’avoir soustrait un coupables à la vindicte publique, pour se livrer à la vengeance et au caprice d’un particulier. Suivant plusieurs historiens, Chrysaphe ne fut condamné et mis à mort qu’après l’élection de Marcien.

Il était sans exemple qu’une femme fût seule revêtue de la puissance impériale, et, Pulchérie, pour ne la pas laisser passer en d’autres mains, sévit obligée de choisir un époux. Elle avait fait vœu de virginité: parvenue à l’âge de cinquante-deux ans, elle ne fut pas tentée de chercher dans les besoins de l’état une raison de dispense. Elle résolut de prendre un mari dont l’âge et la vertu pussent lui répondre qu’il se conformerait sans regret à ses intentions, en même temps que, par un courage joint à la douceur du caractère, il travaillerait de concert avec elle à rétablir l’honneur de l’empire. Elle crut trouver toutes ces qualités dans Marcien, dont elle sut démêler le mérite dans la foule des officiers entre lesquels il était encore confondu. L’obscurité de la naissance de ce guerrier avait retardé ses progrès, et, quoique âgé de cinquante-huit ans, il n’avait que le grade de tribun.

Marcien était né en Thrace , d’une famille attachée à la religion catholique et à la profession des armes. Comme il allait à Philippopolis, à dessein de s’engager dans le service militaire, il trouva sur la route le cadavre d’un homme qui venait d’être assassiné. Sa bonté naturelle le porta à s’arrêter pour rendre à cet infortuné les devoirs de la sépulture. Ceux qui le virent occupé de cette pieuse fonction le prirent pour l’assassin: il fut dénoncé aux magistrats, conduit en prison, et interrogé. Quoiqu’il protestât de son innocence, les présomptions parurent si fortes contre lui, qu’il allait être condamné, si l’on n’eût dans ce moment arrêté le coupable, qui, par l’aveu de son crime, sauva la vie à Marcien. S’étant présenté pour s’enrôler dans une légion, sa bonne mine et sa contenance guerrière lui méritèrent d’abord une distinction extraordinaire. Suivant l’ordre établi dans la milice, il devait être à la queue de sa compagnie. On l’avança dès son entrée au rang du soldat dont il prenait la place, on lui donna même le surnom militaire de ce soldat, qui s’était appelé Auguste; ce qui, après l’événement, n’a pas manqué d’être regardé comme un présage de ce que Marcien devait être un jour. Sa légion ayant reçu ordre de partir pour la guerre de Perse en 421, il tomba malade en chemin, et fut laissé à Sidyme en Lycie. Il était pauvre, et y serait mort de misère, sans les secours généreux de deux frères nommés Tatien et Jule. Ils le logèrent chez eux sans le connaitre, le traitèrent avec soin; et, après l’avoir rétabli en santé, ils lui donnèrent deux cents pièces d’or pour retourner à Constantinople. Comme, en se séparant de lui, ils lui demandaient par plaisanterie ce qu’il ferait pour eux s’il devenait empereur, Marcien leur répondit sur le même ton : Je vous ferai patrices. La guerre de Perse étant terminée, il s’attacha au général Ardabure, qui le donna dans la suite à son fils Aspar en qualité de secrétaire et de capitaine de ses gardes. Il servit dans la malheureuse expédition d’Aspar contre les Vandales; il y fut pris et honorablement renvoyé par Genséric, comme je l’ai déjà raconté. Il continua de se signaler par sa valeur, et par une modestie et une piété rare dans la profession militaire. Il parvint, à force de mérite, au rang de sénateur, et à la dignité de tribun. Il avait épousé une femme qui mourut avant qu’il fût empereur; elle ne lui laissa qu’une fille nommée Euphémie, qu’il maria dans la suite à cet Anthémius, qui parvînt lui-même à la dignité impériale en Occident.

Tel était celui que Pulchérie préféra aux officiers les plus distingués par leur rang et par leur naissance. L’ayant fait venir en particulier quelques jours après la mort de Théodose: Marcien, lui dit-elle, je connais votre vertu, et je puis la couronner. Mais promettez-moi avec serment que, si je vous honore du nom de mon époux, vous ne me troublerez jamais dans la résolution irrévocable que j’ai prise de conserver ma virginité jusqu’à la mort. A cette condition je suis prête à vous donner ma main et l'empire. Marcien ayant prêté le serment qu’elle exigeait, la princesse manda l’évêque, le sénat, les principaux officiers de la cour et de l’armée; elle leur déclara qu’elle prenait Marcien pour époux, et qu’elle le croyait digne d’être leur souverain. Le respect qu’on avait pour cette grande princesse étouffa toute jalousie. Marcien fut couronné le 24 d’août, dans la place de l’Hebdome, destinée à ces brillantes cérémonies. Le mariage suivit de près le couronnement. On n’avait pas attendu le consentement de Valentinien; mais il ne fit aucune difficulté d’approuver cette élection. On lui députa pour cet effet Maximin, dont l’habileté s’était déjà fait connaitre dans ses négociations avec le roi de Perse en 422, et avec Attila en 449. Il venait d’être revêtu de la charge de grand-chambellan, possédée depuis longtemps par des eunuques. Mais, sous l’empire de Marcien, cette espèce maligne et cruelle n’eut aucun crédit à la cour; et s’il ne les chassa pas entièrement du palais, du moins il les tint si bas et tellement éloignés des affaires, que l’histoire n’en nomme aucun pendant le règne de ce prince.

Il fit choix d’officiers capables, non de déshonorer leur maître en les subjuguant, mais de l’aider de leurs lumières, et de faire respecter ses ordres. Il conféra la préfecture du prétoire d’Orient à Pallade, que son humanité et son zèle à suggérer au prince les moyens de soulager les peuples, et de remédier aux abus du gouvernement précédent, rendaient aussi cher à l’empereur qu’aux provinces. Ce magistrat, si estimable, exerça pendant six années cette charge importante. Euphémius, maître des offices, éclairé, prudent, éloquent, eut la principale part à la confiance du prince, qui lui fut redevable de plusieurs conseils salutaires. Marcien n’oublia pas Tatien et Jule ; mais il ne croyait pas devoir payer aux dépens de l’état des obligations personnelles. Il connaissait déjà la bonté de leur cœur; il s’assura de leur capacité, et, les ayant jugés propres aux affaires, il fit Tatien préfet de Constantinople, et Jule gouverneur de la Libye ou de l’Illyrie. Il n’avait pas à choisir pour le commandement des troupes: Aspar et son fils Ardabure étaient les seuls généraux qui eussent quelque réputation. Cet Aspar, après avoir réussi dans la guerre contre Jean, avait été défait en Afrique par Genséric en 431. Un échec si honteux n’avait cependant rien diminué de sa faveur; il était patrice et fort puissant à la cour par ses intrigues, quoiqu’il fût arien et très-entêté de ses erreurs. De plus, Marcien avait été attaché à son service, et ne pouvait, sans une ingratitude du moins apparente, lui ôter le commandement. Il lui en laissa le titre, et employa son fils, qui repoussa plusieurs fois avec courage les Huns dans la Thrace et dans l’Illyrie. En récompense de ses succès, Ardabure fut honoré de la charge de général des armées de l’Orient. Il y perdit dans le sein de la paix la réputation qu’il avait acquise au milieu des combats. Livré à la mollesse, il passait son temps dans les festins, dans les spectacles, et dans toute sorte de débauches, négligeant également le soin de ses troupes et de son honneur. Cette disette de bons généraux était moins fâcheuse pour Marcien qu’elle n’eût été pour tout autre prince. Persuadé que la paix au-dehors était nécessaire pour remédier aux désordres de l’intérieur, il était bien résolu de l’entretenir autant que la gloire de l’empire pourrait le permettre; et s’il était contraint de prendre les armes, sa valeur et son expérience dans la guerre, où il avait passé par tous les grades, le mettaient en état de commander ses armées, et de suppléer à l’incapacité de ses généraux.

Pour faire espérer à l’empire une longue suite de jours tranquilles et heureux, il ne manquait à ce prince que d’être moins avancé en âge. Les fatigues de sa vie passée lui faisaient déjà ressentir les infirmités de la vieillesse. Il était tourmenté des douleurs d$ la goutte; mais son âme avait conservé tout son ressort, et quoiqu’il fût sans lettres, un esprit droit, éclairé des lumières de l’Evangile, guidait ses démarches plus sûrement que les leçons de la philosophie. Sa douceur et sa compassion pour les malheureux, et même pour les fautes des hommes, firent la ressource de ses sujets; sa prudence et son courage en furent la défense. La dignité de ses mœurs ennoblissait sa personne plus que n’aurait fait une longue suite d’ancêtres. Frugal, il vivait encore comme il avait vécu sous le casque et la cuirasse. Hors d’atteinte à l’avarice, il comptait pour richesses, non pas celles qu’il aurait pu recueillir des impositions et entasser dans ses trésors, mais celles qu’il versait dans le sein des provinces épuisées, ou qu’il répandit en récompense des services rendus à l’état. Attentif à faire observer une exacte justice, il aimait mieux intimider que punir: la vigilance du prince et l’assurance du châtiment prévenaient le crime. Quoiqu’il eût un cœur élevé et vraiment viril, il ne manqua jamais au respect qu’il devait à Pulchérie; et tant qu’il vécut, il ne crut pas se dégrader en déférant aux conseils de cette sage princesse. Dans les acclamations du concile de Chalcédoine, il fut nommé le nouveau Constantin; il me semble qu’on peut dire que depuis l’établissement des empereurs, si son règne ne fut pas le plus éclatant, il fut le plus irréprochable.

Occupé sans cesse du soulagement de ses sujets, comme il le déclare au commencement de ses ordonnances, il ne publia cependant qu’un petit nombre de lois; mais elles respirent une tendresse paternelle : nulle n’est faite pour le prince, elles tendent toutes au bien des peuples; et, pour n’être pas obligé de les multiplier, il tint la main à l’exécution. Nous allons en rendre compte en peu de mots. La brigue s'était introduite dans les emplois de judicature; on achetait la recommandation des hommes puissants et accrédités. Ce fut le premier objet sur lequel Marcien porta la réforme: il mit ce commerce honteux au nombre des crimes d’état, déclarant qu’il ne choisirait pour remplir les charges que des gens qui, loin de les briguer, auraient besoin d’être forcés de les accepter. L’état, dit-il, ne sera jamais mieux servi que par ceux qui redoutent les emplois publics, parce qu’ils en connaissent tout le poids. Les appels à la cour se multipliaient au grand dommage des habitants des provinces. Marcien fut sensiblement touché de leur misère; pour leur épargner ces dépenses, plus ruineuses que les procès mêmes, il exigea des juges inférieurs une équité incorruptible; il ordonna de suivre sans interruption la gradation des tribunaux; il menaça des plus sévères châtiments les hommes puissants qui se moquaient des sentences, et les juges timides ou corrompus qui refusaient justice à la partie la plus faible. Il défendit expressément ces détours de procédures qui changent l’état primordial d’une cause, et la retirent des mains du juge naturel pour la faire passer à un tribunal où l’injustice espère plus de faveur. En un mot, il ne permit d’appeler au préfet du prétoire que lorsque l’adversaire serait assez élevé pour s’affranchir de l’obéissance, ou la cause assez épineuse pour embarrasser les juges subalternes; ou que ceux-ci seraient corrompus, on qu’il s’agirait d’une dette publique de grande considération. Les provinces dévoient au fisc une partie des taxes des années précédentes, qu’elles étaient hors d’état de payer. Pallade implora la compassion du prince, et le prince, en remerciant Pallade dans sa loi, fait l’éloge de son humanité: il donne en même temps une preuve de la sienne en accordant aux reliquataires une décharge générale de dix années. Dans les besoins publics, les villes, en aliénant leurs fonds, s’étaient obligées à payer les redevances du fisc, quoique les fonds ne fussent plus en leur main; ce qui réduisait ces communautés à une extrême indigence : il cassa ces contrats onéreux, laissa aux acquéreurs la possession de ces terres, mais les obligea d’en payer les taxes à la décharge de la ville dont ils les avoient acquises. Il interpréta favorablement une loi de Constantin sur les mariages des sénateurs. Ce prince leur avait interdit les alliances des personnes viles et abjectes; Marcien voulut qu’on entendît par ces termes une naissance ou une profession déshonorante, et non pas le défaut de fortune : A Dieu ne plaise, dit-il, que nous regardions la pauvreté comme un déshonneur, elle a plus d’une fois été une source de gloire; elle est souvent une preuve de vertu et d’intégrité. Son respect pour les ecclésiastiques lui ferma les yeux sur des abus que ses prédécesseurs avoient aperçus. Valentinien avait déclaré nulles les donations qu’une femme ferait aux ecclésiastiques et aux moines. Théodose le Grand, après avoir renouvelé cette loi à l’égard des diaconesses, leur avait ensuite permis de disposer de leurs biens-meubles par donation entre-vifs. Marcien, s’arrêtant à cette dernière ordonnance, lui donne toute l’étendue qu’elle n’avait pas, et que les ecclésiastiques pouvaient désirer : il déclare que toute veuve, diaconesse, fille ou femme consacrée à Dieu, pourra donner par testament, par fidéicommis, ou en telle forme qu’elle jugera à propos, le total ou une partie de ses biens aux ecclésiastiques, aux moines, aux pauvres; et il veut que ces donations sortissent leur plein et entier effet, sans aucune contradiction. Il s’efforça d’achever la destruction de l’idolâtrie, défendant sous peine de mort toute pratique extérieure du paganisme, et condamnant à une amende de cinquante livres d’or les juges et leurs officiers qui, après la conviction juridique de ce crime, négligeraient de le punir.

La piété de cet empereur se signala également dans sa vie privée et dans l’exercice de la puissance souveraine. Il assistait à pied aux processions solennelles : et son exemple corrigea le faste des évêques de Constantinople, qui avoient coutume de se faire porter dans ces cérémonies. Il voulut engager Anatolius à suivre l’ancien usage; mais l’évêque refusa de paraitre moins modeste que l’empereur. On peut difficilement croire ce que rapporte Théodore le lecteur, que ce prince fit le voyage de Syrie sous un habit déguisé pour aller visiter saint Siméon Stylite, qui habitait sur une colonne, près d’Antioche. Il répandit d’abondantes aumônes; et, en rabattant beaucoup de la grandeur de la statue, on peut ajouter foi à ce que dit Codin, qu’il fit fondre un colosse d’argent haut de quinze coudées, qui représentait le devin Ménandre, et qu’il en distribua l’argent aux pauvres. Ce Ménandre était, selon toutes les apparences, le fameux imposteur disciple de Simon le magicien, maître de Basile et de Saturnin, qui avait semé ses erreurs dans une grande partie de l’Orient.

Dès que Marcien fut sur le trône, il consacra l’usage de son autorité, en l’employant sans violence en faveur de la doctrine orthodoxe. Il n’avait rien plus à cœur que de ramener tous ses sujets à la profession d’une même foi. Il fit transporter à Constantinople le corps de Flavien, et s’empressa de réparer les maux qu’avait produits le faux concile d’Ephèse. Les évêques bannis furent rappelés, et Théodoret vit enfin cesser la persécution qu’il avait éprouvée pendant les cinq dernières années du règne de Théodose. L’empereur écrivit au pape Léon pour lui demander le secours de ses prières: il le conjurait de s’unir à lui pour procurer la paix à l’Eglise, et lui proposait la convocation d’un concile général, où l’hérésie, qui avait triomphé à Ephèse, serait soumise à un nouveau jugement. Le pape avait déjà envoyé à Théodose des légats, qui, n’étant arrivés qu’après la mort de ce prince, furent bien reçus de Marcien. On tint en leur présence, à Constantinople, un synode dans lequel Eutychès fut condamné. Marcien écrivit au pape une seconde lettre par laquelle il l’invitait à se transporter en Orient pour présider au concile. Pulchérie, qui avait toujours conservé un grand respect pour saint Léon, agissait de concert avec Marcien; elle rendait compte à ce saint pape de l’état de l’Eglise et des bonnes intentions de l’empereur.

L’Orient goutait dans une paix tranquille les douceurs d’un sage gouvernement: mais l’empire d’Occident dépérissait de jour en jour. Il perdit même alors la faible ressource qui lui restait dans les conseils de Placidie. On encore faire honneur à cette princesse d’une loi qui fut publiée cette année. L’empereur avait promis de soulager les provinces. Dans cette loi il exprime son repentir d’avoir tant tardé; et il ne rougît pas de s’avouer coupable en quelque sorte: Aux yeux de la probité, dit-il, c’est déjà manquer de parole que de déférer l’accomplissement d'une promesse. Il expose ensuite la misère des provinces, vexées par ceux-mêmes qu’on y envoyait pour empêcher les vexations. Ces impitoyables commissaires, au lieu de guérir les maux des peuples, leur tiraient le reste du sang qu’ils avaient dans les veines. L’empereur accorde une remise générale de tout ce qui était dû au fisc jusqu’au commencement du cycle courant de l’indiction, c’est-à-dire jusqu’au premier de septembre 448. On lit dans cette loi cette précieuse maxime, beaucoup plus digne d'être présentée aux yeux des princes que tous ces emblèmes fastueux dont la flatterie couvre les murailles de leurs palais : Tout ce que perd le laboureur est perdu pour le prince; la prospérité du prince dépend de celle du laboureur. On voit par cet exemple, et par mille autres semblables, que ce serait un livre bien capable de former un bon prince que celui qui aurait pour titre : Belles maximes débitées par les mauvais princes.

Placidie mourut à Rome le 27 de novembre. Son corps fut porté à Ravenne, et déposé dans une chapelle qu’elle avait fait bâtir pour la sépulture de son frère Honorius. Son fils Valentinien y fut aussi enterré dans la suite. Cette chapelle subsiste encore dans le jardin du monastère de Saint-Vital; et, jusqu’à la fin du dernier siècle, le corps de Placidie s’y conserva assis sur une chaire de bois de cyprès. On a loué, on a blâmé cette princesse; et ce partage d’opinions est déjà un reproche pour sa mémoire. Elle aimait la justice; elle fit ou inspira de bonnes lois; elle avait l’art de se plier aux circonstances; mais elle n’eut pas celui de prévoir ni de réparer les malheurs. Elle gouverna l’empire de son fils, mais elle ne sut pas gouverner son fils même; elle le laissa corrompre par une éducation molle et efféminée. Pieuse de cette piété de cour qui peut s’assortir avec les vices, elle fut avare, jalouse, soupçonneuse, et sa réputation ne fut pas hors d’atteinte. Sa vie fut aussi contrastée que son caractère. Peu considérée à la cour de son frère, où elle servit de jouet à l’ambition de Stilicon; prisonnière, épouse d’un roi barbare, mariée de nouveau contre son gré, impératrice, bannie de la cour, enfin souveraine sous le nom de son fils, elle abandonna l’Illyrie, laissa les troupes languir dans l’oisiveté; et Valentinien perdit sous sa tutelle tout ce qu’il aurait pu perdre s’il fût demeuré orphelin. Elle vit les barbares abattre à coups redoublés les fondements de l’empire, et sentit en mourant les dernières secousses de ce vaste édifice qui tombait en ruine.

Les Francs, les Visigoths, les Bourguignons partageaient la Gaule avec un reste de Romains. Les Suèves s’étendaient en Espagne, les Vandales possédaient la plus belle portion de l’Afrique, mais la Grande-Bretagne était perdue sans ressource. Ce fut cette année que les Saxons entrèrent dans cette île pour y jeter les fondements d’une puissance qui subsiste encore aujourd’hui. Comme dans cette histoire de l’empire nous nous proposons de montrer comment les membres de ce grand corps s’en sont successivement détachés, nous allons tracer en peu de mots la révolution qui changea la face de la Grande-Bretagne, et qui en fit un état séparé et indépendant.

Les Bretons, abandonnés par Aétius, comme nous l’avons raconté sur l’an 446, tirèrent des forces de leur désespoir. Ils repoussèrent les barbares; mais, enivrés de leur victoire, ils se livrèrent a la dissolution. Ils élurent pour roi Vortigerne, prince orgueilleux, imbécile, énervé par la débauche. Les Pictes et les Ecossais revinrent bientôt, et firent de nouveau trembler les Bretons. Le roi, plus effrayé que son peuple, prit le parti le plus dangereux; c’était d’implorer le secours de ces mêmes Saxons qui étaient venus tant de fois ravager les côtes de Grande-Bretagne. On leur envoya offrir un établissement dans cette île, dont le pillage les avait souvent enrichis. C’était la coutume de ces nations guerrières de décharger de temps en temps leur pays par des colonies. Les Saxons n’équipèrent d’abord que trois vaisseaux; Hengist, renommé pour sa bravoure, se mit à leur tête. Il descendit de Woden, ancien héros de la Germanie, que ces peuples idolâtres adoraient comme un dieu. A leur arrivée, Vortigerne leur donna l’île de Tanet, sur les côtes de Kent. Ranimé par leur secours, il alla combattre les ennemis au-delà du fleuve Humber, les défit, et combla de récompenses Hengist et ses soldats.

Cet heureux succès, la fertilité de l’île, la faiblesse des habitants, attirèrent une plus nombreuse colonie. Les Saxons étaient alors établis à l’embouchure de l’Elbe, dans ce qu’on nomme aujourd’hui le Holstein. Ils entraînèrent avec eux les Anglois leurs voisins, et les Jutes, habitants de la Chersonèse cimbrique. Ces trois peuples armèrent une flotte de dix-huit vaisseaux, et, s’étant réunis avec les premiers, ils formèrent une armée redoutable. On leur donna des terres à condition qu’ils combattraient pour le salut du pays, et que les Bretons leur fourniraient la solde et les subsistances. Hengist avait une fille parfaitement belle; il la fit venir pour seconder ses desseins politiques. Dès qu’elle parut aux yeux de Vortigerne, ce prince, voluptueux jusqu’à la brutalité, qui avait des enfants de sa propre sœur, répudia son épouse légitime, et devint le gendre et l’esclave d’Hengist. Bientôt les Anglo-Saxons, sur des prétextes frivoles, tournèrent leurs armes contre les Bretons. On vit commencer une guerre sanglante, qui dura vingt années. Vortimer, fils de Vortigerne, aussi vaillant et aussi vertueux que le père était lâche et dissolu, gagna une grande bataille, dans laquelle Horsa, frère d’Hengist, perdit la vie. Le vainqueur ne survécut pas longtemps, et l’espérance des Bretons périt avec lui. Hengist, ayant reçu des nouveaux renforts de Germanie, remporta trois victoires, et réduisit la Grande-Bretagne à l’état le plus déplorable. Vortigerne, chargé de fers, acheta sa liberté par la cession des places les plus importantes. Les Anglo-Saxons s’emparèrent de Londres, de Lincoln, de York; ils ravagèrent les campagnes, ruinèrent les églises, égorgèrent les prêtres et les moines, couvrirent tout le pays de carnage et d’incendie. Les Bretons qui purent échapper au fer ennemi se sauvèrent dans les montagnes du pays de Galles, et dans les rochers de Cornouailles, sur le bord de la mer.

Un Breton de race romaine, nommé Ambroise Aurélien, s’était retiré dans l’Armorique, après avoir perdu son père dans un combat contre les Saxons. Touché de compassion pour les maux de sa patrie, il repasse dans la Grande-Bretagne, rassemble ses malheureux compatriotes, leur inspire le courage dont il est animé, étonne également les Bretons et leurs ennemis par des succès éclatants, et recouvre les provinces perdues. Les deux nations, fatiguées d’une guerre furieuse et opiniâtre, demeurent en repos pendant quatorze ans. Dans cet intervalle, Vortigerne qui vivait en captivité à la cour de son beau-père, ayant vu égorger dans un festin trois cents seigneurs bretons, se sauve des mains d’Hengist, et se renferme dans une tour, où il meurt frappé du tonnerre. Aurélien reprend les armes avec le titre de roi, défait Hengist, et le tue l’année suivante dans une seconde bataille. Il remporta encore près de York une grande victoire sur Esca, fils et successeur d’Hengist; mais il y fut blessé, et mourut peu de temps après. Il laissait deux fils, Arthur et Cador. Arthur l’aîné lui succéda. C’est ce prince dont la valeur héroïque a donné lieu à tant de fictions romanesques. La mort d’Arthur, qui fût tué dans une bataille vers le milieu du sixième siècle, éteignit entièrement la monarchie des Bretons.

Les Saxons, les Anglois et les Jutes, devenus maîtres de l’île jusqu’aux frontières de l’Ecosse, formèrent sept petits royaumes: c’est ce qu’on appelle l’heptarchie. Ils avaient apporté l’idolâtrie; ils y demeurèrent jusqu’à l’an 597, que le moine Augustin, envoyé par le pape Grégoire le grand, vint, par une plus heureuse conquête, les soumettre à l’empire de la religion chrétienne. Enfin Egbert, contemporain de Charlemagne, réduisit sous sa seule domination tous ces petits états  et comme les Anglois possédaient la plus belle et la plus grande partie du pays, ils donnèrent leur nom à l’île entière jusqu’aux frontières de l’Ecosse.

Selon quelques auteurs, le nom d’Angleterre était connu dès la fin du sixième siècle. Les Bretons naturels se maintinrent en possession du pays de Galles; d’autres passèrent dans la partie de l’Armorique qui fut depuis nommée Bretagne. L’ancienne langue des Bretons, qui s’est jusqu’à ce jour conservée dans ces deux contrées, est une preuve de la commune origine des habitants. 

Tandis que l’empire d’Occident perdait pour jamais une de ses plus riches provinces, Attila s’occupait du dessein de ruiner les deux empires. La mort de Théodose et de Placidie, la faiblesse des Romains, ses succès passés, son inclination naturelle pour le massacre et le ravage, le portaient à recommencer la guerre; et l’engagement que la princesse Honoria avait prétendu contracter avec lui servait de prétexte. Dès qu’il eut appris l’élection de Marcien, il envoya une double ambassade; l’une à ce prince, pour lui demander le paiement du tribut dont Théodose le jeune était convenu, l’autre à Valentinien, pour lui déclarer qu’Honoria étant son épouse, il prétendait qu’on lui remît entre les mains la princesse, et avec elle la moitié de l’empire dont elle était légitime héritière. Ces deux ambassades n’eurent aucun succès. Marcien répondit fièrement qu’il ne reconnaissait point la convention de Théodose; que, si le roi des Huns se tenait en repos, on lui ferait, comme à un prince allié, les présents qu’on jugerait convenables: S’il aime mieux la guerre, ajouta Marcien, j’ai des armées et des soldats à lui présenter. La réponse de Valentinien fut qu'Honoria ne pouvait être l’épouse d’Attila, puisqu’elle avait déjà un mari; que cette princesse n’avait aucun droit à la succession impériale, parce que chez les Romains l’empire appartenait aux hommes à l’exclusion des femmes. L’histoire ne nous donne aucun éclaircissement sur ce mariage d'Honoria. Il y avait dix-sept ans qu’ayant été chassée de la cour d’Occident, elle s’était retirée à Constantinople. Il parait qu’elle était revenue à Ravenne, et que, pour enlever au prince barbare l’avantage qu'il pouvait tirer de l’imprudence de cette princesse, on lui avait donné un mari que l’histoire ne fait pas connaitre.

Quoique Marcien ne craignit pas la guerre, cependant, pour prévenir les maux qui en sont une suite inévitable, il envoya une ambassade au roi des Huns. Il choisit pour cette commission Apollonius, dont le courage intrépide mettait en sûreté l’honneur de l’empire. Cet Apollonius était frère de Rufus, à qui Zenon avait fait épouser la fille de Saturnin. Pour lui donner plus de considération, Marcien l’honora du titre de duc. L’ambassadeur, s’étant rendu à la cour d’Attila, ne put obtenir audience. Le barbare, irrité du refus de Marcien, qu’il méprisait comme un soldat de fortune, fit dire à Apollonius qu'il n’avait pas le loisir de l’entendre, mais qu'il lui ordonnait de lui envoyer les présents qu’il était chargé de lui remettre de la part de son maître. Apollonius lui répondit avec fermeté que, si les richesses qu’il apportait tentaient le roi des Huns, il n’avait que deux moyens de se satisfaire; c'était, ou de les recevoir comme des présents en lui donnant audience, ou de les enlever comme des dépouilles en lui ôtant la vie. Cette noble hardiesse étonna tellement Attila, qu’il laissa partir l’ambassadeur sans lui susciter d’autre inquiétude. 

Également irrité contre les deux empereurs, Attila balança longtemps avant que de décider lequel des deux il devait d’abord attaquer. Plusieurs raisons le déterminèrent à porter ses premiers efforts du côté de l’Occident. Cette partie de l’empire, déjà entamée par d’autres barbares, était moins en état de résister à ses armes. Eudoxe, qui s’était réfugié à sa cour, après la guerre des Bagaudes, ainsi que je l’ai raconté, lui faisait entendre qu’il conservait dans la Gaule de secrètes intelligences. Clodebaud, fils aîné de Clodion, le conjurait avec instance d’employer son bras invincible à l’établir sur le trône usurpé par son cadet Mérovée, et l’assurait qu’il trouverait entre les Francs un parti prêt à se ranger sous ses étendards. Mais nulle sollicitation n’était plus puissante que celle de Genséric. Ce prince, aussi habile politique que brave guerrier, craignant le ressentiment de Théodoric, cruellement irrité de l’horrible traitement fait à sa fille, voulait tenir les Visigoths occupés dans leur propre pays. II n’épargnait point l’argent pour engager le roi des Huns à se jeter dans la Gaule. Attila, étant donc enfin résolu d’attaquer Valentinien, voulut couvrir son invasion de quelque prétexte. Il lui envoya une seconde ambassade pour demander encore une fois Honoria, et lui fit représenter l’anneau de cette princesse comme une preuve de l’engagement qu’elle avait contracté. L’empereur lui fit la même réponse que la première fois; mais, pour désarmer, s’il était possible, un si formidable ennemi, il lui envoya Cassiodore, père de celui que ses grands emplois auprès de Théodoric, roi d’Italie, ont rendu célèbre. Ce député était secrétaire d’état, et lié d’une étroite amitié avec Aétius, dont un fils, nommé Carpilion, l’accompagna dans cette ambassade. Attila reçut Cassiodore mieux qu’il n’avait reçu Apollonius. Il conclut avec lui un nouveau traité, et le renvoya fort satisfait du succès de son ambassade.

Ce traité n’était qu’un piège. Le roi des Huns voulait amuser l’empereur par une fausse apparence de paix. Il travaillait à mettre en mouvement tous les peuples soumis à sa puissance, et tous les rois ses vassaux. Son dessein était d’écraser en même temps les Romains et les Visigoths; mais, pour empêcher que ses préparatifs n’alarmassent l’un et l’autre peuple, il écrivit à Valentinien qu’il était bien éloigné de rompre avec les Romains; qu’il n’en voulait qu’à Théodoric, leur commun ennemi; il prodiguait à l’empereur, dans les termes les plus énergiques, toutes les assurances d’un attachement inviolable. Il mandait dans le même temps à Théodoric qu’il allait lui prêter la main pour le rendre vraiment roi : il lui rappelait les maux qu’il avait soufferts en combattant contre l’empire; il l’exhortait à se détacher d’une nation tyrannique, dont l’alliance était un véritable esclavage, et à se joindre à lui pour mériter ensemble le titre glorieux de libérateurs de l’univers.

An. 451.

A la faveur de ce double déguisement, ce prince destructeur espérait empêcher la réunion des deux nations, traverser la Gaule entière, piller les villes, et, chargé de dépouilles, se jeter ensuite en Italie, où il lui serait aisé de renverser le trône des empereurs. Il se mit en marche a la tête d’une de ces armées que la colère divine appelle quelquefois des diverses contrées du monde, et rassemble sous un chef pour punir la terre. Celle d’Attila était de cinq cent mille hommes; quelques auteurs disent de sept cent mille. Il trainait à sa suite tous les barbares du nord : c’étaient, avec les Huns, les Ruges , les Gépides, les Hérules, les Turcilinges, les Bellonotes, les Gélons, les Neures, les Burgondes et les Ostrogoths. Dans la marche se joignirent à lui les Suèves, les Marcomans, les Quades, les Turingiens. Chacun de ces peuples avait son roi; mais tous ces princes tremblaient devant Attila, dont ils étaient les vassaux, ou plutôt les esclaves. Un signe de tête ou un coup-d’œil était pour eux un ordre absolu, auquel ils obéissaient sans murmure. Il y en avait deux qu’Attila distinguait dans cette foule de rois. Ardaric, roi des Gépides, était en grande considération auprès du monarque des Huns par le nombre de ses soldats, et plus encore par sa valeur, par sa fidélité, par sa prudence : il assistait à tous les conseils. L’autre était Valamir, roi des Ostrogoths, accompagné de ses deux frères Théodémir et Vidémir. Ces trois princes, plus nobles que celui qu’ils reconnaissaient pour maître, étaient de la race des Amales, la plus illustre de la nation gothique. Valamir se rendait recommandable par sa discrétion, par sa douceur, et par une franchise qui, jointe à la bravoure, forme le caractère du héros.

Les anciens auteurs ne nous apprennent rien de clair ni de précis sur la route que tint Attila jusqu’à son entrée dans la Gaule. Les sentiments des modernes sont partagés sur ce sujet. Les uns lui font traverser la Germanie par le centre pour arriver à Cologne. Les autres le conduisent le long du Danube pour lui faire passer le Rhin auprès du lac de Constance. Ce dernier sentiment, qui est le plus nouveau, me parait aussi le plus vraisemblable. Le voisinage du fleuve, la commodité de la voie romaine, la facilité des convois qu’il pouvait tirer de la Mœsie et de la Pannonie, et qui remontaient le Danube à la suite de son armée, dévoient lui faire préférer cette route à celle de l’intérieur de la Germanie, encore couverte de vastes forêts, et presque impraticable à une innombrable cavalerie. De plus, Procope rapporte qu’Attila détruisit, en passant, les forts que les empereurs avaient élevés sur les bords du Danube; et Paul, diacre, nous représente les Bourguignons disputant au roi des Huns le passage du Rhin. Je croirais même que l’armée, divisée en deux corps, côtoyait le Danube, le fleuve entre deux. L’un de ces corps entraînait sur son passage les nations germaniques, attirées par l’espérance du pillage, tandis que l’autre, ravageant la Médie et la Pannonie, détruisait les forts, qui ne consistaient pour la plupart qu’en une tour garnie de quelques soldats. Toute l’armée dut se réunir aux sources du Danube, et passer le Rhin près de Bâle, où le voisinage de la forêt Hercynie facilitait la construction et le transport des barques et des canots. Les Francs qui habitaient au-delà du Rhin vers les bords du Nèkre se joignirent à l’armée d’Attila, et ceux qui tenoient dans la Gaule le parti de Clodebaud vinrent bientôt se rendre auprès de ce prince, qu’ils voulaient placer sur le trône. Mais les Bourguignons entreprirent d’arrêter le torrent qui venait inonder l’Occident, et de défendre le passage du Rhin. Leur hardiesse ne fut pas heureuse; ils furent repoussés et taillés en pièces. Les Huns achevèrent de détruire dans ces contrées ce qui avait échappé aux ravages des Vandales, des Suèves et des Alains. Ce fut alors que la ville des Rauraques, celles de Vindonisse et d’Argentovaria furent entièrement renversées. Leurs ruines ont donné naissance à Bâle, à Windisch et à Colmar, bâties dans leur voisinage. Attila, côtoyant les bords du Rhin, traversa la Germanie supérieure, aujourd’hui l’Alsace: Strasbourg, Spire, Worms, ne s’étaient point encore relevées depuis les invasions précédentes. Il pilla et saccagea Mayence; il vint assiéger Metz; la force des remparts qui résistaient à toutes les attaques ayant rebuté ses troupes, il se retira à Scarpone, forteresse à quatorze milles de Metz, et envoya de là des détachements qui prirent et brûlèrent Toul et Dieuse. Cependant les murs de Metz, qui avoient été ébranlés par les machines, étant tombés d’eux-mêmes, les Huns accoururent, y entrèrent le 7 d’avril, veille de Pâques, égorgèrent un grand nombre d’habitants de tout âge et de tout sexe, emmenèrent les autres avec l’évêque, et mirent le feu à la ville, qui fut réduite en cendres, à l’exception d’une chapelle de saint Etienne. Il n’est pas possible de suivre par ordre les courses des Huns. On sait seulement que ces vastes contrées comprises entre le Rhin, la Seine, la Marne et la Moselle, ressentirent toute la fureur de ces peuples féroces. Comme Attila s’annonçait pour l’ami et l’allié des Romains, et qu’il publiait que son dessein était d’établir Clodebaud roi légitime des Francs, et d’aller ensuite combattre les Visigoths au-delà de la Loire, plusieurs villes romaines lui ouvrirent d’abord leurs portes. Les violences qu’elles éprouvèrent ayant répandu la terreur, les autres essayèrent de se défendre. Mais nul rempart ne pouvait tenir contre ce déluge de barbares. Tongres, Reims, Arras, et la capitale du Vermandois furent emportées de force. Trêves, autrefois la plus florissante ville des Gaules, mais la plus malheureuse dans ce siècle d’invasions et de ravages, fut saccagée pour la cinquième fois. Les partis ennemis, dont chacun formait une armée, dispersés dans les campagnes, portaient de toutes parts le fer et le feu. Ce fut dans une de ces courses que Childéric, fils de Mérovée, fut enlevé avec la reine sa mère, et délivré aussitôt par la valeur d’un seigneur franc nommé Viomade, qui donna dès lors à ce prince, âgé de seize ans, une preuve éclatante de son zèle et de sa fidélité. Attila s’avançait vers la Loire. Les habitants de Paris prirent l’alarme, et allaient abandonner leur ville, si sainte Geneviève, qui vivait alors, ne les eût rassurés en leur promettant de la part de Dieu que les barbares n’approcheraient pas de leur territoire. Cette prophétie fut vérifiée par l’événement. Attila, ayant passé la Seine dans un autre endroit, alla mettre le siège devant Orléans.

Sur la nouvelle de la marche d’Attila vers la Gaule, Aétius avait passé les Alpes, et s’était rendu à Arles avec peu de troupes. Il comptait sur celles qu’il trouverait dans la province, et principalement sur le secours des Visigoths, que l’intérêt commun devait réunir avec les Romains. Mais, lorsqu’il apprit que Théodoric, trompé par les fausses protestations d’Attila, ne faisait aucun mouvement pour s’opposer aux progrès du prince barbare, il lui dépêcha Avitus, afin de le tirer de cet assoupissement. Avitus, accoutumé à traiter avec Théodoric, dont il avait gagné l’estime, lui représenta que son inaction lui serait funeste, qu’Attila ne cherchait qu’à diviser les Romains et les Visigoths pour les accabler plus facilement. Il lui mit sous les yeux la lettre d’Attila à Valentinien: Vous voyez, ajouta-t-il, qu’elle confiance vous devez prendre aux paroles d’Attila. N'est-ce pas courir à votre perte que de vous reposer sur la foi d’un barbare aussi perfide que cruel? Les Goths doivent-ils donc rien espérer des Huns? N’ont-ils pas été les premières victimes de leur fureur? Cette nation farouche ne s’est-elle pas d'abord montrée en Europe teinte du sang des Goths? Prince, ne vous abusez pas; vous êtes l’ennemi naturel des Huns: ils vous ont fait trop de mal pour vous pardonner jamais. Après avoir chassé vos pères des bords du Danube, ils viennent vous poursuivre aux extrémités de la Gaule pour achever d’exterminer votre nation. Théodoric était plein de courage. Convaincu de la mauvaise foi d’Attila, il répondit que les victoires de ce conquérant sanguinaire ne l’effrayaient pas ; que la Providence divine avait fixé un terme à tous ses succès criminels, et qu’Attila le trouveront dans la valeur des Visigoths

Aussitôt il donne ses ordres. La crainte d’une invasion prochaine lui rassemble en peu de temps une nombreuse armée. Il laisse dans ses états quatre de ses fils, Frédéric, Euric, Rotemer et Himméric; et, se mettant à la tête de ses troupes avec ses deux aînés, Thorismond et Théodoric, qui voulurent partager le péril avec leur père, il marche vers Arles pour se joindre aux Romains. Aétius avait déjà dépêché des courriers dans toute la Gaule et chez les peuples alliés, les invitant à s’unir a lui pour écarter l’horrible tempête qui désolait l’Occident. Toute la Gaule prit les armes. Mérovée accourut avec ses Francs; les Bourguignons, les Armoriques, les Létiens, les Ibrions, peuple de la Vindélicie, les Ripuaires (on nommait ainsi ceux qui habitaient entre la Meuse et la Moselle ), des Saxons même établis vers les bouches du Rhin, et des Sarmates, dont plusieurs cohortes avoient été transférées en Gaule, se tendirent avec une incroyable diligence auprès d’Aétius. Il se vit bientôt environné de tant de troupes, que l'armée d’Attila, déjà beaucoup moins nombreuse qu’elle n’avait été d’abord, n’était guère supérieure à la sienne.

Dans ces désastres publics, la charité épiscopale suppléait à la timidité, ou remédiait à la perfidie des commandants; et l’Eglise, destinée à combattre les ennemis invisibles, s’occupait des périls temporels de ses enfants. Sangiban, à la tête d’une troupe d’Alains, commandait dans Orléans. Mais on le soupçonnait d’entretenir avec Attila de secrètes intelligences, et son inaction aux approches de l’ennemi confirmait ces soupçons. Ce Sangiban était selon quelques auteurs, le même que Sambida, roi des Alains, établis dans le Valentinois, dont nous avons déjà parlé; selon d’autres, c’était le succèsseur d’Eocaric, chef d’une autre colonie d’Alains, qu’Aétius avoit placé vers l’embouchure de la Loire. Anianus, qu’on nomme vulgairement saint Agnan, alors évêque d’Orléans, prélat respectable par ses vertus, et rempli de ce courage qu’inspire le mépris de la vie présente, prit sur lui tous les soins d’un commandant. Avant qu’Attila eût passé la Seine, l’évêque se hâta de relever les murs de la ville; il fit des amas de vivres, et, par la ferveur de ses prières et de celles de son peuple, il s’efforça d’armer le ciel contre les barbares. Pour presser le secours d’Aétius, il se rendit en diligence à Arles, et revint se renfermer dans Orléans, résolu d’y périr avec son troupeau, si la ville n’était pas secourue. Bientôt après son retour, les Huns arrivèrent; ils attaquèrent avec fureur la partie de la ville qui était sur la rive droite de la Loire; ils mirent en œuvre toutes les machines alors en usage dans les sièges, et livrèrent plusieurs assauts. Pendant que les hommes combattaient sur les murailles, les femmes et les enfants, prosternés avec leur évêque au pied des autels, élevaient leurs cris vers Dieu, et imploraient son assistance. Une pluie orageuse qui dura trois jours fit cesser les attaques; et le prélat, profitant de cet intervalle, alla trouver Attila dans son camp pour en obtenir quelque composition. Il fut rebuté avec insolence. L’orage ayant cessé, les Huns donnèrent un nouvel assaut, et, redoublant leurs efforts, ils enfoncèrent les portes et entrèrent en foule. Les habitants, fuyant de toutes parts, n’attendaient que le pillage et la mort, lorsqu’ils entendirent sonner les trompettes romaines, et virent une nouvelle armée qui, comme si elle fût descendue du ciel, fondait avec rapidité sur les Huns. C’étaient Aétius et Théodoric, à la tête de toutes leurs troupes. Ils étaient entrés dans la ville, de l’autre côté de la Loire, en même temps qu’Attila y endroit par la porte opposée. Ce barbare, qui passait pour invincible dans les batailles, faisait si mal la guerre, il était si peu instruit des mouvements de l’ennemi, qu’Aétius traversa toute la Gaule méridionale, et vint d’Arles à Orléans sans que les Huns en eussent aucune connaissance. Les Romains et les Visigoths, trouvant les Huns en désordre, en font un horrible carnage. Orléans est inondé du sang de ses vainqueurs; les uns se jettent en foule hors des portes; les autres, aveuglés par la terreur, se précipitent dans le fleuve. Le saint évêque, aux yeux duquel les barbares étaient des hommes, courait de toutes parts pour arrêter le massacre; il sauva un grand nombre de ces malheureux, qui demeurèrent prisonniers. Attila, hors de la ville, ralliait les fuyards; frémissant de fureur, il reprit la route de la Belgique, et Orléans fut alors pour la première fois le rempart de la Gaule, et le terme fatal des conquêtes de ses ennemis.

Aétius et Théodoric suivaient Attila, sans harceler son armée, se croyant fort heureux s’ils pouvaient, sans coup férir, le conduire hors des terres de l’empire. Il passa près de Troyes, qui n’avait alors ni garnison ni même de murailles. Cette ville attribua son salut aux ferventes prières de saint Loup, son évêque. On dit que ce saint vint avec son clergé au-devant du roi des Huns; et que, comme Attila se vantait d’être le fléau de Dieu, le saint répondit qu’il ne fallait donc pas lui résister, et l’invita même à venir dans sa ville. On ajoute que le barbare, adouci par cette soumission, passa outre, mais qu’il obligea l’évêque de l’accompagner jusqu’au passage du Rhin, promettant de le renvoyer alors, et qu’il lui tint parole. Tout ce récit pourrait bien n’être qu’un tissu de fables. La proximité d’Aétius et de Théodoric pouvait empêcher Attila de s’arrêter au pillage de Troyes. Les deux armées, qui marchaient à peu de distance l’une de l’autre, étant arrivées dans les vastes plaines qui, un siècle après, ont donné le nom à la province de Champagne, le roi des Huns, honteux de se retirer en fugitif, voulût se venger par une bataille de l’affront qu’il avait reçu à Orléans. Le terrain ne pouvait être plus favorable pour déployer la cavalerie des Huns. Ces plaines, au rapport de Jornandès, s’étendaient en longueur à cinquante lieues sur trente-cinq de largeur. Il les nomme champs catalauniques, ou plaines de Mauriac, déjà signalées par la victoire d’Aurélien sur Tétricus. Les modernes ne s’accordent pas sur la position précise de ce lieu; les uns croient que cette fameuse bataille se livra près de Méri, au diocèse de Troyes, entre la Marne et la Seine; les autres au-delà de la Marne, près d’un village encore appelé Mauru, dans le diocèse de Châlons.

Attila, inquiet du succès d’une si importante journée, consulta ses devins. Ils lui répondirent que les entrailles des victimes ne lui promettaient pas la victoire, mais que le chef des ennemis y perdrait la vie. Il se persuada que cette prédiction tombait sur le général romain; et, comme Aétius était le principal obstacle à ses desseins, il ne balança pas d’acheter la mort de ce grand capitaine par la perte d’une partie de son armée. D’ailleurs, plus impie que superstitieux, il ne comptait pas assez sur l'infaillibilité de ses devins pour perdre l’espérance de la victoire. Cependant, afin d’abréger le temps du combat, et de se préparer une ressource dans l’obscurité de la nuit, en cas de mauvais succès, il résolut de ne livrer bataille que quand le jour serait fort avancé. Les deux armées étant campées en présence l’une de l’autre, la nuit qui précéda la bataille, deux partis très-nombreux, l’un de Francs, l’autre de Gépides, s’étant rencontrés, se battirent avec tant d’acharnement, qu’il en resta quinze mille sur la place. Entre les deux camps, sur la gauche des Romains, s’élevait un tertre dont il était avantageux de se saisir. Attila y envoya un détachement de ses troupes; mais Aétius, et Thorismond, fils de Théodoric, les prévinrent, et les obligèrent de se retirer avec perte.

Le roi des Huns, voyant ses troupes étonnées de ce premier échec, fit assembler ses principaux officiers, et leur parla en ces termes : «Braves et invincibles guerriers, ce serait vous faire injure que d’entreprendre de vous inspirer du courage et de la confiance en votre général. Après avoir conquis sous mes ordres une grande partie de l’univers, vous devez savoir qui je suis, et je ne puis oublier qui vous êtes. Laissons les encouragements vulgaires à ces généraux mal assurés qui traînent après eux des âmes timides, accoutumées à dormir dans le sein de la paix. Votre état naturel, c’est la guerre; votre plus douce passion, c’est la vengeance. Une bataille est pour vous un jour de fête; célébrons celle-ci avec joie. Voilà vos victimes, immolez-les à votre gloire, aux mânes de vos compagnons qu’ils ont égorgés par surprise. Ici la bravoure n’a rien à craindre de la ruse et de l’artifice : ces vastes campagnes ne peuvent receler aucune embuscade ; tout est ouvert, tout est assuré à la valeur.

«Qu’est-ce que cette troupe que vous allez combattre? Un amas confus de nations faibles, efféminées, qui se craignent, qui se détestent les unes les autres, qui souhaitent mutuellement leur perte, et qui se déchiraient par la guerre avant que la crainte de vos armes les eût réunies et comme resserrées ensemble. Ils tremblent déjà avant la bataille. C’est la terreur que leur a prêté des ailes pour courir à cette éminence. Ils se repentent de s’être engagés dans ces plaines; ils cherchent des lieux élevés pour être hors de la portée de vos traits, et voudraient pouvoir se cacher dans les nues. Nous connaissons déjà les Romains; je ne crains que la promptitude de leur fuite; sans attendre les premiers coups, ils ont coutume de fuir devant la poussière que font lever les pieds de nos chevaux; ne leur laissez pas le temps de se mettre en bataille; jetez-vous sur leurs bataillons, sur leurs escadrons flottants, et, sans vous arrêter à poursuivre sur eux votre victoire, chargez les Alains, les Francs, les Visigoths; ce sont ceux-là seuls qu’il est besoin de vaincre; ce sont là les nerfs de cette armée: tout le reste tombera avec eux. Songez que votre destin ne dépend pas de l’ennemi; nuls traits ne pourront atteindre celui que Mars réserve pour chanter l’hymne de la victoire : celui qui doit mourir, trouvera la mort hors du péril. C’est dans cette carrière que la fortune a suspendu la couronne due à vos exploits passés ; elle ne vous a sauvés de tant de batailles que pour vous récompenser ici par un triomphe glorieux. C’était pour vous conduire en ces lieux qu’elle ouvrait à vos ancêtres la route des Palus-Méotides, fermée, inconnue pendant tant de siècles. Ce champ de bataille était le théâtre de gloire que nous promettaient tant de succès inouïs. Armez-vous d’une noble fureur; abreuvez-vous de sang, cassassiez-vous de carnage. Que celui qui se sentira atteint d’une blessure mortelle n’expire qu'après avoir immolé son ennemi. J’irai le premier à la charge: meure quiconque refusera de suivre Attila! »

Après ces paroles il rangea son armée. Il se réserva le centre avec ses Huns, et plaça les autres nations sur les ailes. Ardaric, à la tête des Gépides, commandait l’aile droite; Valamir était à l’aile gauche avec ses Ostrogoths.

Aétius et Théodoric, animés d’une émulation mutuelle, se disposaient aussi à signaler leur valeur. Aétius prit le commandement de l’aile gauche, où il plaça les Romains; Théodoric, suivi des Visigoths, se mit à la tête de l’aile droite. Sangihan, dont ils se défiaient, fut placé au centre avec les Alains et les autres auxiliaires, afin qu’étant ainsi enfermé, il fût forcé à faire son devoir. Jamais l’Europe n’avait vu désarmées si nombreuses en présence l’une de l’autre. C’était le nord et le midi qui venaient s’entrechoquer avec fureur: l’ambition d’un seul homme allait faire périr des nations entières, et détruire en peu d’heures ce que la nature s’était efforcée de produire et de former pendant une longue suite d’années. Attila, à la tête de tant de rois, s’annonçait comme le maître du monde. Aétius, le défenseur de l’Occident, le fléau des barbares, nourri dans les combats, et toujours vainqueur, brûlait d’impatience de couronner tant d’exploits par une illustre victoire; et Théodoric, qui avait vu fonder dans la Gaule le royaume des Visigoths, voulait le cimenter du sang des Huns dans cette mémorable journée. Les plaines, hérissées de fer plus loin que la vue ne pouvait s’étendre, présentaient un spectacle terrible qui devint bientôt affreux par la rage des combattants. L’histoire n’a pas entrepris de transmettre à la postérité le détail d’une bataille dont les circonstances particulières, confondues et ensevelies dans une foule si prodigieuse, ont dû échapper même à la connaissance des généraux. Elle se contente de dire que jamais en si peu de temps on ne vit tant d’exemples divers d’une impétueuse et opiniâtre fureur. Un ruisseau qui traversait la plaine fut bientôt gonflé de sang, et les blessés qui, mourant de soif, se traînaient sur les rives , y expiraient en buvant ses eaux corrompues. Les Romains et les Visigoths se disputèrent par des efforts incroyables l'honneur de la victoire, et chaque historien en attribue la plus grande part à sa nation. Les Romains mêmes conviennent que Théodoric contribua puissamment au succès de la bataille, dans laquelle il termina glorieusement sa vie. Ce prince, avancé en âge, mais plein de feu et de vigueur, courant de rang en rang pour animeras soldats, fut abattu de cheval et foulé aux pieds de ses cavaliers. Ce fut un officier ostrogoth, nommé Andage, de la race des Amales, qui le perça d’un dard. Les Visigoths, dans le tumulte de l’action, ne s’aperçurent pas de la chute de leur roi, et continuèrent à combattre avec courage. Après avoir enfoncé les Ostrogoths, qu’ils avoient en face, ils chargèrent les Huns en flanc avec tant de vigueur, qu’Attila lui-même courut un grand risque. Effrayé pour la première fois de sa vie, il fit sonner la retraite à la fin du jour.

Le camp des Huns était environné de leurs chariots, qui formaient une palissade impénétrable. Attila les remplit de tireurs d’arc; il en garnit encore toutes les avenues du camp pour en défendre les approches. Cependant Thorismond, fils de Théodoric, qu’une bouillante valeur avait emporté au milieu des escadrons ennemis, revenant du combat au commencement de la nuit, prit le camp d’Attila pour celui des Visigoths, et ne s’aperçut de son erreur que lorsqu’il se vit attaqué. Comme il se défendit avec courage, il reçut à la tête une blessure qui l’abattit de son cheval; mais il fut sauvé par ses gens; Aétius courut la même fortune; il se trouva enveloppé d’ennemis, et ne dut son salut qu’à la même obscurité qui l’avait séparé de ses troupes; il revint à son camp sans savoir qui de lui ou d’Attila était le vainqueur, et fit passer la nuit à ses soldats sous les armes.

Le lendemain, les premiers rayons du jour découvrirent aux yeux des deux armées le spectacle le plus horrible et le plus affligeant pour l’humanité. Dans toute cette vaste étendue qu’avoient occupée les deux armées la terre était jonchée de cadavres. Trois cent mille hommes, selon les uns, et selon ceux qui réduisent au moindre nombre la perte des deux armées, cent soixante et deux mille hommes, couchés sans vie, et la plupart défigurés par de cruelles blessures, condamnaient, par un sanglant et affreux exemple, cette rage inhumaine qui anime les mortels à s’entre-détruire. Les Romains et les Visigoths ne se reconnurent vainqueurs que lorsqu’ils virent Attila se tenir enfermé dans son camp. Cependant ce prince, tel qu’un lion qui, du fond de sa tanière, effraie encore de ses rugissements les chasseurs qui l’ont poursuivi, faisait retentir ses retranchements du son des trompettes et des autres instruments de guerre, comme s’il eût été prêt à sortir à chaque instant. De dessus ses chariots partait sans cesse une grêle de flèches qui écartait les ennemis. On prit le parti de le tenir assiégé, dans l’espérance de le réduire par famine. Ce fut alors que, pour ne pas tomber dans un indigne esclavage, après avoir été le maître de tant de rois, il fit dresser au milieu de son camp un bûcher des selles de ses chevaux, à dessein de s’y brûler lui-même dès qu’il se verrait réduit à la nécessité de périr ou de se rendre.

L’absence de Théodoric, dont la mort était encore ignorée, causait à ses deux fils de mortelles inquiétudes. Après avoir longtemps attendu, ils le firent chercher sur le champ de bataille, où il fut enfin trouvé sous un monceau de cadavres. On célébra ses funérailles à la vue des ennemis avec tous les honneurs militaires, et les Visigoths mêlèrent leurs larmes au sang des Huns dont ils étaient couverts. Ce prince méritait leurs regrets. Il avait régné avec gloire pendant trente-deux ans, et s’était rendu aussi cher à ses sujets que redoutable aux Romains. Au milieu de cette pompe funèbre, Thorismond, l’aîné de ses fils, fut proclamé roi. Ce prince, aussi brave que son père, embrasé du désir de le venger, voulait de sa sépulture courir à l’attaque du camp d’Attila; mais il crut ne devoir rien entreprendre sans consulter Aétius, dont il respectait les talents et l’expérience. Ce général politique, après s’être servi des Visigoths et des Francs pour arrêter Attila, ne songeait plus qu’à les éloigner. Il craignait que deux princes tels que Thorismond et Mérovée ne voulussent recueillir le fruit du succès, et qu’ils ne s’unissent pour achever de détruire en Gaule la puissance romaine. Dans cette pensée, il conseilla au nouveau roi de retourner promptement dans ses états, lui représentant qu’il y avait laissé quatre frères, très capables de s’emparer de la couronne en son absence, s’il leur laissait le temps de sentir leurs forces et de former leur complot. En même temps, pour flatter la vanité de ce jeune prince, il honora sa valeur d’une récompense militaire, digne par son prix d’être offerte à un roi: c’était un bassin d’or pesant cinq cents livres. Thorismond prit aisément les sentiments de défiance que lui inspirait Aétius; il partit aussitôt avec ses Visigoths pour retourner à Toulouse, où les témoignages de joie et de tendresse qu’il reçut de ses frères étouffèrent les soupçons aussi promptement qu’il les avait conçus. La même ruse réussit auprès de Mérovée. Aétius lui fit craindre les intrigues de Clodebaud; et par ce double artifice il se défit de ces secours qui pouvaient devenir dangereux.

L’éloignement des deux nations étrangères, les plus puissantes de celles qui s’étaient jointes à Aétius, diminuait considérablement ses forces. Mais, dans l’état où se trouvait le roi des Huns, il en restait assez aux Romains pour mettre ce prince hors d’état de rien entreprendre. Des cinq cent mille hommes qui avoient suivi Attila au sortir de son pays, il en avait sans doute perdu un grand nombre dans les diverses attaques des forts le long du Danube. Ce prince barbare estimait le temps plus que les hommes, et dans la rapidité de ses conquêtes il prodiguait le sang de ses soldats. Les marches forcées, la disette, les maladies, en avoient encore fait périr un grand nombre avant que d’entrer dans la Gaule. Il en était resté un corps nombreux dans l’Illyrie, où ils furent défaits cette année même par Ardabure. Qu’on y ajoute les pertes inévitables dans la prise et le saccagement de tant de places, dans le siège d’Orléans, dans la surprise qui obligea les Huns d’abandonner cette ville, et le carnage qu’ils essuyèrent dans la plus sanglante bataille qui fût jamais, on ne sera pas étonné qu’Aétius ait congédié plus de la moitié de ses troupes, et que Grégoire de Tours ait dit qu’Attila se retira peu accompagné. Ce prince, ayant appris la retraite des Visigoths et des Francs, pensa d’abord que ce n’était qu’une feinte pour l’attirer hors de son camp; mais, lorsqu’il en fut assuré, il se mit en campagne, et, marchant en bon ordre, parce qu’il était suivi d’Aétius, il regagna le Rhin en diligence, et retourna dans ses états par la Pannonie, en côtoyant encore le Danube. Quelques auteurs ont écrit que dans ce retour il saccagea Langres et Besançon, et qu’Aétius, aussitôt après la bataille, s’était retiré dans la province lugdunoise, ou même en Italie. L’un et l’autre de ces faits sont également dépourvus de vraisemblance. Il est beaucoup plus probable qu’Aétius ne fut pas assez malhabile pour s’exposer à perdre le fruit de sa victoire; qu’il ne revint à Arles qu’après avoir vu Attila au-delà du Rhin; et que, si Langres et Besançon ont été saccagées par Attila, ce n’a pu être que lorsque ce prince entra dans la Gaule, et qu’il ruina tant d’autres villes. Tel fut le succès de cette expédition, qui laissa dans tout l’Occident une impression d’horreur et d’épouvante que le nom d'Attila renouvelle encore après tant de siècles.

Les ravages d’Attila, et le séjour de l’armée même d’Aétius, qui subsistait aux dépens de la Gaule, avoient réduit cette province à un état déplorable. Pour la ruiner à jamais il ne falloir plus qu’un intendant avare qui, à la faveur de ces troubles, aurait achevé de tirer le sang des peuples, et se serait enrichi du reste de leurs dépouilles. Ce fut le seul fléau que n’éprouva pas cette malheureuse contrée : elle trouva au contraire dans l’équité et dans la sagesse de Tonance Ferréol un soulagement qu’elle pouvait à peine espérer. Ce magistrat, digne de toute la reconnaissante de la postérité, étant alors préfet de la Gaule, sut y établir un si bon ordre, que, loin d’être obligé d’imposer de nouvelles taxes, il diminua les anciennes. Actif et fécond en expédients pour le bien des peuples, il réparait les maux que causait la guerre. Aussitôt après le passage des armées, les campagnes reprirent une face riante; et la terre qui recèle ses trésors, et dont les plus cruels ennemis ne peuvent détruire que la surface, se vit, dès l’année suivante, couronnée de fruits et d’abondantes moissons. Sidoine rapporte qu’après la retraite d’Attila, les Gaulois firent à Ferréol une sorte de triomphe plus flatteur que la magnificence des anciennes pompes romaines; et qu’ils le portèrent sur leurs épaules dans un brancard avec de grands applaudissements. Il était, par sa mère, petit-fils de Syagrius, consul en 382 , et préfet d’Italie pendant trois ans. Sa femme Papianille était, selon quelques auteurs, fille d’Avitus qui fut empereur. Ce qui a pu le faire croire, c’est qu’elle portait le même nom que la femme de Sidoine, qui était en effet la fille d’Avitus. Ce grand homme doit à sa renommée plus qu’à toute autre raison l’honneur que lui a fait un de nos historiens de le prendre pour la tige de la troisième race de nos rois. Après avoir si bien servi l’état, il passa une heureuse vieillesse dans la retraite et dans la pratique des vertus chrétiennes. Un passage de Sidoine mal entendu a fait penser à quelques-uns qu’il était mort évêque d’Arles. Ses vertus, en lui procurant une gloire véritable, lui ont encore, après sa mort, fait prêter des titres qui d’autre fondement que le respect dû à sa mémoire. Il eut trois fils, Tonance, Rorice et Firmin, dont le mérite fut enseveli dans les désordres et les ténèbres des temps où ils vécurent.

Il parut cette année une comète qui commença de se faire voir le 18 juin, et qu’on apercevait encore le premier d’août. Il y eut en Galice de fréquents tremblements de terre. Valentinien soulagea l’Afrique opprimée par les Vandales, et fit des libéralités considérables à ceux que les ravages de ces barbares avoient réduits à l’indigence.

Dès le mois d’avril, Marcien avait envoyé Tatien, préfet de Constantinople, offrir à Valentinien toutes les forces de l’Orient, et l’assurer d’une parfaite correspondance. On en vit les effets l’année suivante. Mais Marcien employa celle-ci à terminer une affaire importante qui intéressait toute l’Eglise. Depuis le conciliabule d’Ephèse, l’hérésie d’Eutychès triomphait. Théodose l’avait appuyée jusqu’à la fin de sa vie, et l’impétueux Dioscore employait tout ce qu’il avait de pouvoir à persécuter les évêques catholiques. Pulchérie n’eut pas plus tôt placé Marcien sur le trône, qu’elle lui conseilla de sanctifier les commencements de son régné en réparant les maux qu’avait causés l’aveugle prévention de son prédécesseur. Marcien, par des lettres circulaires datées du 17 de mai, convoqua un nouveau concile général à Nicée en Bithynie pour le premier de septembre. Cette convocation mit en mouvement à Constantinople les partisans d’Eutychès. Ils formaient des conventicules en divers lieux pour se concerter ; ils portaient jusqu’au pied des autels l’esprit de division et de cabale, applaudissant par des acclamations à leurs prédicateurs, interrompant les autres par leur tumulte. L’empereur fut obligé de défendre ces factions scandaleuses, sous peine du dernier supplice. Cependant les évêques se rendaient à Nicée; et comme une infinité de clercs, de moines et de laïcs attachés à la doctrine d’Eutychès y accouraient de toutes parts pour troubler le concile, Pulchérie donna ordre à Stratège, consulaire de Bithynie, de chasser de la ville cette foule turbulente et séditieuse. Marcien, à la prière des légats du pape, qui, craignant l’audace de Dioscore, déclaraient qu'ils n’assisteraient pas au concile, si l’empereur n’assurait par sa présence la liberté des suffrages, transféra le concile à Chalcédoine, parce que les courses des Huns dans l’Illyrie l’empêchaient de s’éloigner de Constantinople. On s’assembla dans l’église de Sainte-Euphémie, située dans un lieu très agréable, à deux stades du Bosphore. Le concile s’ouvrit le huitième d’octobre. Dix-neuf des premiers officiers de l’empire y assistèrent pour maintenir le bon ordre. Il s’y trouva six cent trente évêques, d'autres disent cinq cent vingt : dans les actes on ne lit les noms que de trois cent soixante. Tous ces prélats étaient sujets de l’empire d’Orient, excepté deux évêques d’Afrique, et les quatre légats du pape qui présidèrent. Anatolius, évoque de Constantinople, n’eut séance qu’après les légats. La désolation de l’Occident ne permit pas aux évêques de quitter leurs églises. Ce concile répara le scandale du conciliabule d’Ephèse. La doctrine d’Eutychès fut condamnée; on renouvela en même temps la condamnation déjà portée contre Nestorius : Dioscore fut frappé d’anathème et déposé. Les autres évêques qui s’étaient unis à lui contre Flavien protestèrent qu’ils avoient cédé à la violence, demandèrent pardon de leur faiblesse, et, ayant prononcé anathème contre Eutychès, furent réconciliés à l’Eglise. On déclara que la lettre de saint Léon à Flavien contenait la foi la plus pure sur le mystère de l’incarnation, et cette lettre forma la définition du concile contre l’erreur d’Eutychès.

L’empereur assista en personne à la sixième session qui fut tenue le 25 d’octobre. Il s’en était absenté jusque-là pour laisser aux évêques une entière liberté sur ce qui regardait la décision du point de foi. Il harangua en langue latine, c’était encore celle de l’empire, et son discours fut interprété en grec en faveur des évêques orientaux, dont le concile était composé. Ce qui marque l’attention de l’église romaine à soutenir son rang de primauté, c’est que l’évêque de Cos, légat du Saint-Siège, quoiqu’il fût Grec, qu’il sût parfaitement cette langue, et qu’il parlât à des Grecs, ne s’exprima qu’en latin; et un autre évêque lui servait d’interprète, parce qu’il était de la majesté de l’église romaine de ne point emprunter une langue qui lui était étrangère. L’empereur protesta qu’à l’exemple de Constantin, il n’avait voulu entrer dans cette sainte assemblée que pour appuyer de l’autorité impériale les suffrages des évêques, et nullement pour les contraindre: il exhorta les prélats à ne considérer que la vérité et la tradition de l’Eglise; il fit lire la définition de foi arrêtée par le concile; elle fut souscrite par tous les évêques, qui protestèrent ensuite à haute voix que leur souscription était libre et volontaire. Entre autres louanges qu’ils donnèrent à l'empereur et à l’impératrice dans leurs acclamations, ils nommèrent Marcien le nouveau Constantin, et Pulchérie la nouvelle Hélène. Ensuite, pour faire disparaitre toute semence de division, l’empereur déclara que ceux qui oseraient contredire la doctrine confirmée par le concile seraient chassés de Constantinople, privés de leurs emplois, et soumis aux peines canoniques. Il proposa ensuite au concile un projet de règlements dont il fit faire la lecture, priant les évêques de les confirmer par le sceau de leur autorité , s’ils les jugeaient utiles à l’Eglise. C’étaient des articles de police ecclésiastique, qui se réduisaient à trois. Par le premier l’empereur déclarait qu’il honorait sincèrement la sainteté de la vie monastique; mais que, quelques moines abusant du respect que méritait leur institut pour troubler l’Eglise et l’état, il était à propos d’ordonner que les moines fussent soumis à la juridiction de l’Ordinaire, et qu’ils vécussent en repos, uniquement appliqués au jeûne et à la prière, sans se mêler d’affaires ni ecclésiastiques ni séculières, à moins qu’ils n’en fussent chargés expressément par l’évêque, dans des cas de nécessité.

Le second article défendit également aux clercs et aux moines de s’engager dans des affaires pécuniaires, comme de faire valoir des fermes, soit par eux-mêmes§, soit par les mains d’autrui, ou de se charger d’une intendance, si ce n’était celle des terres de l’Eglise dont l’évêque leur aurait confié le soin.

L’empereur proposait par le troisième article de défendre aux clercs qui servaient une église de passer au service d’une autre église, à moins qu’ils ne fussent chassés de leur pays par les barbares, sous peine d’excommunication , tant contre le clerc qui abandonnerait son église que contre l’évêque qui le recevrait.

Ces trois articles furent approuvés par acclamation, et insérés dans les canons du concile. Marcien demanda ensuite que, par honneur pour cette sainte assemblée, la dignité de métropole fût conférée à la ville de Chalcédoine, mais de manière que ce litre fût purement honorifique, et ne préjudiciât en rien aux droits de Nicomédie, ancienne métropole de Bithynie. Les évêques y consentirent unanimement, et demandèrent la permission de retourner dans leurs diocèses. L’empereur les pria de demeurer encore quelques jours pour régler plusieurs affaires qui, sans intéresser la foi, causaient cependant des divisions entre les prélats. Elles furent terminées dans les sept jours suivants, et l’assemblée se sépara le premier de novembre.

Tel fut le concile de Chalcédoine, le quatrième des conciles généraux. Les décisions qu’il prononça sur la foi furent reçues de toute l’Eglise. On voit dans ce concile l’origine des pensions sur les bénéfices; on assigne à plusieurs évêques déposés une somme d’argent pour leur subsistance sur le revenu des églises qu’ils ont gouvernées. Depuis le concile d’Ephèse, l’évêque de Jérusalem prétendait la primatie de la Palestine; l’évêque d’Antioche la lui céda dans le concile de Chalcédoine, et se réserva seulement les deux Phénicies et l’Arabie: ce concordat fut confirmé par l’autorité des évêques et des magistrats. Mais le canon le plus célèbre, et qui fit naître dès lors, et plus encore dans la suite, de vives contestations, fut celui qui, confirmant le décret du second concile général, donnait à l’église de Constantinople le premier rang après celle de Rome, et lui attribuait juridiction sur les trois diocèses de Thrace, d’Asie et de Pont. Les légats du pape réclamèrent contre ce décret fait en leur absence; le pape saint Léon, en qualité de conservateur de l’ancienne discipline, refusa constamment de reconnaitre ce canon, malgré les instances de Marcien, et soutint les prééminences des deux sièges d’Alexandrie et d'Antioche sur celui de Constantinople. L’ambition de la nouvelle Rome donnait de l’ombrage à l’ancienne; et, pour éloigner l’évêque de Constantinople de l’égalité à laquelle il paraissait aspirer, l’église romaine devait l’empêcher de franchir les deux degrés qu’occupaient les deux sièges intermédiaires. D’ailleurs cette prétention s’appuyait sur un principe faux, et qui affaiblissait le fondement de l’église de Rome. Au lieu de reconnaitre dans cette prééminence l'institution apostolique, on supposait que Rome n’était le premier siège que parce que cette ville était la première de l’empire; d’où l’on concluait que Constantinople étant devenue ville impériale, son évêque devait avoir le premier rang après celui de Rome. On voit que ce raisonnement conduisit à prétendre enfin l’égalité, puisqu’elle était établie entre les deux empires. Mais la fermeté invincible de saint Léon fit enfin plier Anatolius; et Marcien, qui avait d’abord secondé avec complaisance l’ambition de son évêque, se désista de ses sollicitations. On croit même, mais sans beaucoup de fondement, que ce prince avait en vue d’anéantir cette semence de discorde par la loi qu’il publia l’an 454; il y confirme les privilèges que les princes précédents ont accordés aux églises, et casse toutes les concessions obtenues par brigue et par faveur contre la teneur des anciens canons. Si cette loi regarde les prétentions des patriarches de Constantinople , il est certain qu’elle ne les détruisit pas. Ils surent bien dans la suite tirer avantage du canon de Chalcédoine. On voit par la lettre synodale adressée à saint Léon que le concile, en favorisant le projet d’Anatolius ne retranche rien du respect dû à l’église romaine: il reconnait le pape pour chef de l’église universelle. C’est depuis ce concile que le titre de patriarche est devenu commun aux cinq grands sièges, Rome, Alexandrie, Antioche, Constantinople et Jérusalem. Ce titre s’est même communiqué dans la suite à quelques métropoles de moindre considération, comme à celle d’Aquilée. L’empereur appuya par plusieurs lois les décrets du concile; il défendit les disputes de religion, traitant d’impiété et de sacrilège l’audace qui se permet l’examen après la décision de tant d’évêques. Il révoqua la loi de son prédécesseur donnée contre Flavien, en faveur d’Eutychès et du conciliabule d’Ephèse; il soumit les sectateurs opiniâtres de l’hérésiarque à toutes les peines déjà décernées contre les hérétiques. Malgré ces édits, les eutychiens conservèrent leur crédit en Egypte et en Palestine : et le zèle de Marcien, qui mérita les éloges de saint Léon, ne s’alluma pas au point de lui faire oublier que les hérétiques, quoique hors de l’Eglise, étaient cependant ses sujets. Il n’employa aucune violence pour faire signer les décrets du concile; il se contenta d’éloigner Dioscore, qui fut relégué à Gangres en Paphlagonie. Protérius fut établi avec beaucoup de difficulté sur le siège d’Alexandrie; et cette élection suscita bientôt de nouveaux troubles, dont nous parlerons dans la suite.

Les affaires de l’Eglise occupèrent Marcien une partie de l’année suivante, mais ne l’empêchèrent point d’étendre ses soins et sa vigilance sur les autres parties de l’état. Ce qui entraient dans  le consulat avoient coutume de faire des largesses au peuple: l’empereur ordonna que cet argent, qui se perdait en distributions frivoles, fût appliqué plus utilement à la réparation du grand aqueduc de Constantinople. On vit cette année tomber trois pierres fort grosses au milieu d’une campagne de Thrace; et comme on ignorait la cause naturelle de ce phénomène, on les supposa tombées du ciel. Les Sarrasins, faisant des courses, furent défaits près de Damas par Ardabure, général des troupes d’Orient. Dorothée, gouverneur de Palestine, les poursuivit jusque dans le pays de Moab. Maximin, grand-chambellan, aussi habile dans la guerre que propre aux emplois de la cour, avait été envoyé par l’empereur pour arrêter les ravages des barbares qui désolaient la Thébaïde. En passant à Damas, il y trouva les députés des Sarrasins qui venaient demander la paix : elle fut conclue aux conditions que voulut leur imposer Ardabure. Maximin, étant arrivé dans la Thébaïde, défit les Blemmyes, dont les courses continuelles infestaient la frontière de l'Egypte. La valeur de ce général, jointe à son humanité, lui gagna les cœurs de ces peuples féroces; et, plus par estime que par crainte, ils demandèrent à traiter avec lui, promettant de rester en paix tant qu’il demeurerait dans la Thébaïde. Maximin, n’acceptant pas cette condition, ils offrirent de ne point prendre les armes tant qu’il vivrait. Cette proposition étant encore rejetée, ils convinrent enfin d’une trêve de cent ans : les conditions furent qu’ils relâcheraient sans rançon les prisonniers qu’ils avoient faits, tant dans la dernière incursion que dans les précédentes; qu’ils rendraient le bétail qu’ils avoient enlevé, ou qu’ils paieraient ce qu’ils ne pourraient rendre; qu’ils donneraient en otage les enfants des premiers de la nation. On leur accorda la permission de passer dans l’île de Philes pour aller au temple d’Isis : c’était une ancienne superstition. Dans l’île de Philes, située au milieu du Nil, à quatre ou cinq lieues au-dessus de Syène, sur la frontière d’Ethiopie, était un fameux temple d’Isis. Dioclétien y avait établi des autels communs aux Romains et aux barbares. Le temple était desservi par des prêtres des deux nations; et ce culte sacrilège n’était pas encore aboli. Les Blemmyes s’y rendaient dans un certain temps de l’année, emportaient la déesse dans leur pays; et, après l’avoir consultée à leur manière, ils la rapportaient dans son temple. Maximin, apparemment plus politique que délicat en fait de religion, consentit à cette pratique idolâtre. Pour rendre même le traité plus inviolable à ces barbares, il en fit attacher l’original aux murailles du temple d’Isis en présence de leurs députés. Les otages furent livrés; et ce fut la première fois que les Romains en reçurent des Blemmyes. Mais, peu de jours après, Maximin étant mort de maladie, les barbares enlevèrent de force leurs otages, et recommencèrent la guerre. A cette nouvelle, Florus, préfet d’Egypte, partit d’Alexandrie; et, ayant fait une extrême diligence, il rassembla les troupes romaines, fondit sur les Blemmyes, et les força d’abandonner le pays.

Mais la principale attention de Marcien se portait à observer les mouvements d’Attila. II savait que cet irréconciliable ennemi se préparait à une nouvelle irruption.  Il découvrit que le dessein du roi des Huns était d’envahir l’Italie, et détacha aussitôt une partie de ses troupes pour courir au secours de Valentinien. Sa prévoyance ne fut pas inutile. Attila se mit en marche, traversa la Pannonie et le Norique, portant partout la désolation. On eût dit que c’était les Romains qui avoient été vaincus, tant ils étaient consternés, tandis que les Huns brûlaient d’ardeur et ne respiraient que les combats. Aétius, qui aurait dû fermer les passages des Alpes, effrayé lui-même de cette invasion soudaine, songeait à quitter l’Italie pour se sauver en Gaule: il conseillait à Valentinien de fuir avec lui. Cependant la honte remporta sur la terreur; Valentinien se renferma dans Rome, et abandonna tout le pays au-delà du Pô, se persuadant que le pillage de ces riches provinces pourrait assouvir l’avarice et la cruauté de l’ennemi.

Les Huns, ayant pris et pillé sur leur passage la capitale des Vindéliciens, nommée aujourd’hui Augsbourg, traversèrent les Alpes Juliennes, et vinrent mettre le siège devant Aquilée, ville grande, commerçante, bien située, environnée de fortes murailles, et défendue par une nombreuse garnison. Le fleuve Natisono, qui la baignait à l’Orient formait, à son embouchure, un port éloigné de la ville de près de trois lieues, où était assemblée la flotte que l’empire entretenait dans la Vénétie. Cinquante-deux ans auparavant, Aquilée avait résisté aux efforts réunis d’Alaric et de Radagaise, et elle tint encore longtemps contre les furieux assauts d’Attila. Les Huns étaient rebutés, et le roi se préparait à lever le siège, lorsqu’il aperçut une cigogne qui, abandonnant le nid qu’elle avait dans une des tours, transportait quelques-uns de ses petits sur son dos, les autres volant à peine devant elle, et les allait déposer dans la campagne, loin de la ville. Ce prince conjectura par la retraite de cet oiseau que la tour était proche de sa ruine; et se tournant vers ses soldats: Voyez-vous, leur dit-il, cet habitant d’Aquilée qui déloge avec sa famille? il est mieux instruit que nous de l’état des murs, et nous avertit qu'ils sont près de tomber. Il n’en fallut pas davantage pour les animer; ils retournent à l’attaque, et font jouer tontes leurs machines; un pan de muraille s’écroule et ouvre une large brèche; les habitants et la garnison sont faits prisonniers ou passés au fil de l’épée. La ville est saccagée et réduite en cendres. On rapporte qu’une femme, nommée Dugna, des plus nobles d’Aquilée, parfaitement belle et aussi vertueuse, qui habitait dans une des tours dont le pied était baigné par le fleuve, apprenant que les Huns étaient maîtres de la ville, se précipita pour se soustraire à la brutalité des soldats barbares. Les Huns, altérés du sang des Romains, courent toute la Vénétie; ils détruisent Concordia, Altinum, Padoue, Vicence, Vérone, Bresce et Bergame. Ils se jettent ensuite dans la Ligurie, pillant Milan et Pavie, mais sans y mettre le feu. Attila, étant entré dans Milan, aperçut sous un portique un grand tableau où l’empereur était représenté assis sur un trône d’or, et une multitude de Huns étendus morts sur la terre, comme après une sanglante défaite. Il ordonna d’effacer le tableau, et s’y fit peindre lui-même assis sur le trône, et devant lui l’empereur chargé d’un sac rempli d’or qu’il répandait à ses pieds. Ce fut dans ce ravage que les habitants de la Vénétie et de l’Emilie se sauvèrent dans les îles du golfe Adriatique, et y bâtirent des cabanes qui ont donné l’origine à la ville de Venise. Cassiodore, qui écrivait cinquante ans après, en parle comme d’une ville déjà fameuse et remplie de noblesse. Plus de trente ans avant l’arrivée d’Attila, les Padouans, maîtres des lagunes, avoient attiré des habitants dans l’île de Rialte, dont ils avoient fait un asile où l’on se réfugiait sous leur protection. Mais les soixante et douze îles dont la réunion forme la ville de Venise ne se peuplèrent que dans l’invasion des Huns.

Attila s’avança jusqu’à l’endroit où le fleuve Mincius se jette dans le Pô, près de Mantoue, au milieu d’une plaine nommée alors la campagne d'Ambulée. Il s’arrêta en ce lieu, pour délibérer s’il marcherait sur Rome. Son armée était fort diminuée par les maladies et par la disette de vivres. Les partis qu’il envoyait au-delà du Pô pour faire le dégât ne revenaient point ; ils étaient tous taillés par Aétius. Ce général, ayant reçu le secours de Marcien, courait toute la contrée à la tête d’un camp volant, et surprenait les détachement des Huns, qui, sans connaitre le pays, se laissaient emporter à l’avidité du pillage. Cependant il restait encore au roi des Huns assez de troupes pour achever la conquête de l’Italie, si ses principaux officiers, frappés d’une crainte superstitieuse, ne l’eussent fait balancer. La mort d’Alaric, qui avait suivi de près le saccagement de Rome, leur faisait appréhender le même sort pour Attila. Mais Valentinien redoutait avec beaucoup plus de raison l’approche de l’ennemi. Le conseil de ce prince et le sénat plusieurs fois consultés ne trouvèrent point d’autre ressource que de lui envoyer des députés pour essayer de le porter à la paix. Le pape saint Léon, qui savait que Dieu dispose à son gré des cœurs les plus inflexibles, se chargea de cette périlleuse négociation; on le fit accompagner de Gennadius Aviénus et de Trigésius. Aviénus étoit un personnage illustre, consul deux ans auparavant, et qui prétendait descendre de Valérius Corvinus. Trigétius avait été commandant en Afrique, et préfet du prétoire d’Italie. Ces députés furent mieux reçus qu’ils ne l’espéraient eux-mêmes. Saint Léon, armé d’une puissance invisible, mais supérieure à toutes les forces humaines, parut devant le roi des Huns avec cette sainte intrépidité dont Raphaël a si bien fait revivre le divin caractère dans l’admirable tableau qui représente cette grande entrevue. La fermeté du prélat étonna le conquérant barbare, que les plus puissants rois ses vassaux n’envisageaient qu’en tremblant. Attila consentit à écouter les propositions de Valentinien, et fit cesser les hostilités. On convint de lui payer un tribut annuel. A cette condition il accorda une trêve, et reprit, au commencement de juillet, le chemin du Danube, menaçant cependant de revenir avec de plus grandes forces, si l’empereur ne lui envoyait Honoria sa femme avec la part qui était due à cette princesse dans les trésors de son père. On rapporte que les Huns, qui s’étaient attendus à s’enrichir du pillage de Rome, mécontents d’une si prompte retraite, disaient que leur roi, qui ne pouvait être vaincu par les hommes, s’était laissé vaincre par deux animaux féroces, un lion et un loup. C’était une allusion grossière au nom de saint Loup, qui, l’année précédente, avait sauvé la ville de Troyes, et à celui de saint Léon qui venait de sauver Rome.

Pendant l’expédition d’Attila, Marcien avait battu une autre troupe de Huns dans la Pannonie. Attila, de retour, l’envoya menacer de punir son audace, et d’aller à main armée se faire payer le tribut qui lui était du selon la convention de son prédécesseur. II ne parait pas que Marcien se soit effrayé de ces bravades.

Le ravage de l’Italie fut, selon toute apparence, le dernier exploit d’Attila. Cependant nous n’osons passer sous silence une autre guerre que Jornandès prétend qu’il fit encore cette année. Cet écrivain, dont l'autorité n’est que médiocre, mais qui a été suivi par beaucoup d’autres, rapporte que ce prince, résolu de châtier les Visigoths après s’être vengé des Romains, prit la route de la Gaule; qu’il attaqua d’abord les Alains établis dans le Valentinois; que Thorismond, persuadé qu’Attila tomberait ensuite sur ses états, courut à leur secours, et qu’ayant défait les Huns dans une sanglante bataille, il les força de sortir de la Gaule avec honte. Les meilleurs critiques rejettent absolument ce récit, et Grégoire de Tours semble le contredire lorsqu'il attribue à Thorismond la gloire d’avoir dompté les Alains. M. de Tillemont conjecture que les Alains, étant en guerre avec les Visigoths, appelèrent à leur secours quelques troupes de Huns, et que Thorismond défit les uns et les autres. 

Quoique Attila ne soit mort que l’année suivante,  cependant, pour achever l’histoire de ce prince, nous allons dire de quelle maniéré il termina sa vie, et comment fut détruite après lui la formidable puissance qu’il avait établie.

Attila, selon la coutume de son pays, avait un grand nombre de femmes, entre lesquelles était même une de ses filles nommée Esca, les lois de ce peuple barbare ne s’opposant point à ces alliances incestueuses. A son retour d’Italie, il voulut encore épouser une jeune fille d’une beauté rare, nommée Ildico. Il s’abandonna à la joie dans le festin des noces, et, s’étant rempli de vin, comme il dormait couché sur le dos, il fut suffoqué par une hémorrhagie à laquelle il était sujet. Le jour était déjà avancé lorsque ses officiers, surpris de ne le point voir paraitre, après avoir inutilement tenté de le réveiller par leurs cris, forcèrent les portes de sa tente. Ils le trouvèrent sans vie, noyé dans son sang, et à ses pieds la jeune épouse, enveloppée de son voile et fondant en larmes. Alors, selon leur usage, ils s’arrachent les cheveux et se balafrent le visage par des incisions cruelles: C'était, disaient-ils, avec des larmes de sang qu'il fallait pleurer un guerrier si redoutable. On dresse au milieu d’une vaste plaine une tente de soie; on y place sur un lit superbe le corps d’Attila. Les cavaliers les plus nobles de la nation, faisant alentour des évolutions usitées dans les funérailles militaires, chatoient sur un ton lugubre des vers qui contenaient cet éloge : Attila, le plus grand roi des Huns, fils de Mandiuque, souverain des plus vaillantes nations de l'univers, qui, ayant étendu sa puissance plus loin qu'aucun autre prince avant lui, a seul possédé les royaumes de la Scythie et de la Germanie, qui a fait trembler les deux empires romains, et s'est laissé fléchir par leurs prières pour ne pas achever de les détruire, et pour se contenter d'un tribut annuel, toujours heureux, toujours invincible, est mort sans douleur, sans blessure, au milieu de la prospérité de ses peuples et de sa propre joie. Qui peut appeler mort une fin qui n'est digne que d’envie ?

Toute l’armée, rangée en cercle autour de la tente, poussoir des hurlements lamentables. A ces marques de douleur succéda un festin où l’on but et l’on mangea avec excès: c’était encore la coutume des Huns de mêler la débauche à la tristesse des funérailles. Le corps fut enfermé dans trois cercueils l’un dans l’autre, le premier de fer, le second d’argent; et le troisième, qui contenait les deux autres, était d’or: ce qui signifiait des moralités qui ne méritent pas d’être expliquées. On enterra avec lui des armes prises sur les ennemis, des harnois ornés de pierreries, et quantité d’autres richesses. Pour en dérober la connaissance à ceux qui seraient tentés de les enlever, le corps fut secrètement mis en terre pendant la nuit ; et on égorgea ceux qui avoient servi à creuser la fosse. Ce récit de la mort d’Attila est mieux fondé que celui de quelques auteurs, dont les uns disent qu’il fut poignardé par sa nouvelle épouse; les autres, par un de ses gardes qu’Aétius avait corrompu.

Ce prince laissait un grand nombre d’enfants qui, nés de diverses femmes, et séparés les uns des autres depuis leur naissance, se reconnaissaient à peine pour frères. Tous, voulant régner, déchirèrent le royaume de leur père par des guerres civiles; et, rompant les liens qui tenaient ensemble toutes les parties de cette vaste puissance, la réduisirent à rien. Ellac, le plus âgé d’entre eux, et le plus semblable à son père par sa valeur, avait été destiné par Attila pour être le maître de ses frères, aussi-bien que des peuples soumis à l’empire des Huns: mais les autres demandaient un partage. Dans ces troubles, Ardaric, roi des Gépides, indigné de voir traiter tant de braves nations comme de vils troupeaux, et d’être lui-même considéré comme une portion de l’héritage d’Attila, leva l’étendard de la révolte. Ce fut un signal pour tous les autres rois. Les uns se liguent ensemble, les autres se joignent aux fils de leur défunt souverain. Tous ces barbares, divisés comme autant de corps qui avoient perdu leur tête commune, Huns, Goths, Gépides, Ruges, Hérules, Sarmates, se heurtent, se brisent, se détruisent par des chocs terribles et réitérés. La Pannonie fut le théâtre où ces peuples féroces s’entredéchirèrent et donnèrent aux Romains le spectacle effrayant d’une rage barbare. Après plusieurs combats, les Gépides vainquirent les Huns dans une sanglante bataille: trente mille Huns et auxiliaires des Huns restèrent sur la place. Ellac y perdit la vie, après avoir fait des prodiges de valeur : ceux de ses frères qui s’étaient unis à lui contre Ardaric se réfugièrent sur les bords du Pont.Euxin, d’où les Huns avoient autrefois chassé les Goths. Les Gépides s’emparèrent de la Dace ancienne, au-delà du Danube, et demandèrent à Marcien la paix et une solde annuelle, s’obligeant à porter les armes au service de l’empire : ce qui leur fut accordé; et ce traité subsistait encore du temps de Justinien.

Les autres barbares s’établirent en divers cantons en- deçà du Danube; les Sarmates mêlés de Huns, dans l’Illyrie. les Squires et les Alains, dans la Mœsie; les Ruges, sur la frontière du Norique. Hernac, le plus jeune des enfants d’Attila, choisit sa demeure à l’extrémité de la petite Scythie vers les bouches du Danube; quatre autres de ses frères, dans la nouvelle Dace, en-deçà du fleuve. Tous ces barbares se soumirent à l’empire, et prirent avec les Gépides le nom de confédérés. On ne doit pas croire que Marcien leur cédât la possession entière des provinces dans lesquelles il leur permettait d’habiter. On leur désignait des campagnes; ils s’y logeaient sous des tentes ou dans des cabanes. On leur abandonnait quelques villages et quelques villes désertes; les autres places demeuraient en la puissance des Romains. La terre, cultivée par ces mêmes bras qui auparavant l’avoient ravagée, fournissait abondamment à la subsistance des nouveaux colons et de ce qui restait d’anciens habitants. Dans les montagnes de Transylvanie, sur la frontière de la Moldavie, se trouve encore aujourd’hui une nation qui ne se confond avec aucune autre : elle porte le nom de Sekhel. On rapporte que sa manière d’écrire était autrefois de haut en bas, selon l’usage des Chinois et des Tartares voisins de la Chine, d’où les Huns sont originaires. Une autre trace de cette origine, c’est l’égalité des conditions établie anciennement chez les Huns. Sur ces traits de ressemblance on regarde communément ce peuple comme un reste des Huns d’Attila, que leur position dans un terrain impraticable a mis à couvert des révolutions qui ont tant de fois changé la face de ces contrées.

Mais la puissance la plus considérable qui se forma des débris de celle d’Attila fut le royaume des Ostrogoths. Depuis l’irruption des Huns en Europe, une grande partie de la nation gothique était demeurée soumise à ces barbares; et, tandis que la race des Balthes, dans la personne d’Alaric et de ses successeurs, établissait avec gloire le royaume des Visigoths dans les provinces occidentales, la postérité des Amales, qui régnait sur les Ostrogoths, gémissait sous la tyrannie des Huns, dont ils étaient vassaux. Après la mort du fameux Ermanaric, dont nous avons parlé, les Ostrogoths formèrent deux royaumes séparés. Vithimir et Hunimond, tous deux fils de ce prince, se mirent chacun à la tête d’une partie de la nation. Vithimir ayant été tué dans une bataille contre les Huns, et son fils Videric, encore enfant, ne lui ayant pas long-temps survécu, Vinithaire, qui était aussi de la race des Amales, fut choisi pour chef par ses compatriotes, alors subjugués par les Huns. Ce prince, aussi brave, mais moins heureux qu’Ermanaric, supportant ce joug avec impatience, et songeant à s’en affranchir, entreprit d’abord d’accroître sa puissance. Il alla faire la guerre aux Antes, qui habitaient entre le Niester et le Danube, et fut vaincu dans la première bataille. Mais bientôt il prit sa revanche avec avantage; et, pour répandre la terreur de ses armes, il fit mettre en croix le roi vaincu avec ses fils, et soixante-dix des principaux de la nation. Balamber, roi des Huns, jaloux des succès de Vinithaire, marcha contre lui avec Hunimond, fils d’Ermanaric, qui régnait sur l’autre partie des Ostrogoths. Vinithaire remporta sur eux deux grandes victoires; mais, dans une troisième bataille, il fut tué d’un coup de flèche, et Balamber mit entre les mains de Hunimond le commandement général de toute la nation. Ce prince fit la guerre aux Suèves avec succès. Après sa mort régna son fils Thorismond, qui, la seconde année de son règne, ayant gagné une grande bataille sur les Gépides, mourut d’une chute de cheval au milieu de sa victoire. Bérimond, son fils, devait lui succéder; mais, dédaignant une couronne jointe à l’esclavage, il se déroba secrètement de son pays avec son fils Videric, et se retira auprès d’Alaric. Il vécut à la cour des rois visigoths sans se faire connaitre, pour ne pas donner d’ombrage à ces princes. Il n’eut pas besoin de sa naissance pour parvenir à une haute considération. Sa vertu et son grand génie lui procurèrent la confiance de Théodoric, dont il ne fut reconnu qu’après sa mort. Dans la suite, son petit-fils épousa Amalasonte, fille du grand Théodoric, roi d’Italie; et ce mariage réunit les deux branches des Amales. La retraite de Bérimond produisit chez les Ostrogoths une anarchie qui dura quarante ans. Enfin Valamir fut placé sur le trône par le voeu unanime de la nation. Il était fils de Vandalaire, et petit-fils de Vinithaire; il avait deux frères, Théodemir et Vidémir. Quoique la royauté appartînt à Valamir, il la partagea avec ses cadets; et la couronne, qui sépare souvent par de mortelles jalousies les frères les mieux unis, fut pour ceux-ci le lien d’une concorde inaltérable.

Vassaux d’Attila, ils le suivirent dans toutes ses guerres. Mais, après sa mort, voyant les Gépides établis dans la Dace, et les Huns retirés dans leurs anciennes demeures, ils aimèrent mieux demander des terres aux Romains que d’affaiblir, par des guerres et des conquêtes souvent ruineuses, leur nation, qui, sortant de l’esclavage, avait besoin de repos pour se rétablir. Marcien leur donna pour habitation la Pannonie dans toute son étendue, depuis la Mœsie supérieure jusqu’au Norique, et depuis la Dalmatié jusqu’au Danube. Ces princes étaient regardés comme vassaux de l’empire, qui leur payait tous les ans une certaine somme d’argent pour la défense de ses frontières. Une autre peuplade d'Ostrogoths, très-nombreuse et indépendante de Valamir, fut placée dans la Mœsie, au pied des montagnes. Elle y vivait encore sous le règne de Justinien. C’était un peuple pauvre, qui n’était nullement guerrier : il n’avait d’autres richesses que ses troupeaux, ses pâturages et ses forêts. La terre n’y produisit que peu de froment et point du tout de vin, dont ils ne connaissaient pas même l’usage, ne se nourrissant que de lait. 

Les trois frères partagèrent entre eux la Pannonie. Valamir occupait la partie orientale, Théodémir habitait les environs du lac Pelso : Vidémir était placé entre les deux. A peine étaient-ils établis, que les fils d’Attila vinrent les chercher comme des esclaves fugitifs. Ils attaquèrent Valamir, séparé de ses frères. Quoiqu’il n’eût que peu de troupes à leur opposer, il les battit, et, les harcelant sans cesse, il n’en laissa échapper qu’un petit nombre qui repassèrent le Danube. Le courrier qu’il envoya à son frère Théodémir pour lui porter celle heureuse nouvelle en rapporta une autre qui ne causait pas moins de joie à toute la nation. Elle en aurait causé bien davantage, si les Goths eussent pu prévoir que l’enfant qui venait de naître serait un jour un des plus sages et des plus vaillants princes qui eussent jamais porté la couronne. Le jour même que les Huns avoient été défaits, il était né un fils à Théodémir; quoique la mère, nommée Ereliève, ne fût qu’une concubine , les lois de la nation le destinaient à être l’héritier de son père.

Ces violentes secousses, qui ébranlaient tout l’empire, ne réveillaient pas Valentinien endormi dans le sein des plaisirs. Deux lois qu’il fit cette année, toutes deux datées de Rome, l’une du 15 d’avril, l’autre du 29 de juin, prouvent qu’il demeura renfermé dans cette ville tandis qu’Attila mettait à feu et à sang les contrées de l’Italie au-delà du Pô. La première de ces lois est remarquable. On se plaignait fréquemment des jugements rendus par les évêques; l’empereur déclare dans sa loi que les évêques n’ont le pouvoir de juger ni les laïcs, ni même les clercs en matière civile, qu’en vertu d’un compromis; et que, selon les constitutions des empereurs, l’autorité des évêques et des prêtres ne s’étend que sur les causes qui concernent la religion. Il permet aux évêques de se défendre par procureur dans les affaires criminelles, quoique les lois obligent les accusés de comparaitre en personne. Il ne veut point qu’on admette à la cléricature, ni qu’on reçoive dans les monastères ceux qui ne sont pas maîtres de disposer de leur personne. Il interdit aux clercs tout commerce. Il défend aux ecclésiastiques de se faire adjuger les lieux publics, sous prétexte de les convertir à des usages religieux; et il impose une amende aux magistrats qui admettront ces requêtes. Cette loi renferme encore un grand nombre de dispositions sur les défenseurs des églises, sur les successions, sur la prescription de trente ans, sur la prompte expédition des jugements, sur les appels, sur la vente des terres qui dépendaient du domaine. Il casse une loi du jeune Théodose favorable au divorce, et rappelle sur ce point l’ordonnance de son père Constance. Valentinien ne ressemblait pas mal à un propriétaire qui s’occuperait à embellir et à arranger l’intérieur de sa maison tandis qu’on travaillerait à en saper les fondements.

An. 453.

Thorismond, roi des Visigoths, prince remuant et belliqueux, brûlait d’ardeur d’éprouver contre les Romains mêmes le courage qu’il avait employé à combattre l’ennemi commun dans les plaines de Mauriac. Il s’avança jusqu’aux portes d’Arles à la tête de son armée. La ville, hors d’état de se défendre, allait tomber an pouvoir des Visigoths, si Ferreol, préfet des Gaules, ne fût accouru au secours. Il venait sans troupes, mais il valait seul une grande armée. Le respect que lui avait mérité sa vertu lui servant de sauvegarde, il alla trouver Thorismond dans sa tente; et par son éloquence douce et insinuante il sut manier si adroitement cet esprit fier et intraitable, qu’il lui fit abandonner son entreprise, et l’engagea même à venir dîner avec lui dans la ville d’Arles. Thorismond, de retour à Toulouse, honteux de s’être laissé si facilement désarmer, se préparait à recommencer la guerre, lorsque ses frères, qui croyaient la paix nécessaire aux Visigoths, ne pouvant retenir cet esprit impétueux, formèrent l’horrible complot de s’en défaire. Un jour, pendant qu’il se faisait tirer du sang pour une légère indisposition, son chambellan, qu’ils avoient corrompu, vint brusquement lui annoncer qu’on en vouloir à sa vie; et s’étant jeté sur les armes du roi comme pour le défendre, il se joignit aux assassins, qui entrèrent en même temps. Ce prince vaillant et robuste, s’étant saisi d’une escabelle avec le bras qui lui restait libre, se défendit longtemps, et en abattit plusieurs à ses pieds : mais enfin il fut accablé par le nombre. Il était dans la troisième année de son règne. Théodoric, l’aîné de ses cinq frères, lui succéda. Celui-ci réunissait en sa personne toutes les grandes qualités de son père. Son extérieur était noble et majestueux; il dormait peu, et assistait avant le jour aux offices de l’église; mais, de l’aveu même de Sidoine son panégyriste, c’était plutôt habitude que véritable dévotion. Il donnait la plus grande partie du jour aux affaires de son royaume. Sa table était bien servie, mais sans luxe; il aimait à y plaisanter avec ses amis; car il en avait, quoiqu’il fût leur maître, et qu’il sût garder sa dignité; ce qui n’ôtait rien à la douceur de son commerce. Il avait, dès sa jeunesse, cultivé son esprit par l’étude des lettres. Moins bouillant, mais aussi brave que son frère, il sa voit préparer et laisser mûrir ses entreprises. Jamais prince n’aurait paru plus digne de la couronne, s’il ne l’eût pas acquise par un crime.

Ce n’était pas un malheur pour les peuples de perdre des princes ambitieux et sanguinaires tels qu’Attila et Thorismond, nés pour la destruction des hommes. Mais, cette même année, tout l’Orient pleura amèrement la mort de l’impératrice Pulchérie. Elle avait seule soutenu la dignité impériale sous le règne de son frère; et, après sa mort, elle avait placé le diadème sur une tête digne de le porter. Tant que ses conseils furent écoutés, l’état fut heureux, et l’église triompha des erreurs. Pulchérie mourut comblée de gloire le 18 de février, après avoir vécu cinquante-quatre ans et un mois. Cette princesse avait pendant toute sa vie secouru les pauvres avec une bonté maternelle; elle les laissa, en mourant, héritiers de tout ce qui lui restât de richesses, et Marcien exécuta fidèlement ces pieuses dispositions. Léon, successeur de Marcien, fit ériger la statue de Pulchérie sur son tombeau, et l’Eglise institua une fête en l’honneur de cette vertueuse impératrice, dont la mémoire est encore en vénération.

Pulchérie n’eut pas la consolation de voir la paix entièrement rétablie dans l’Eglise. Un moine impie, nommé Théodose, chassé d’Alexandrie pour ses crimes, profita des contestations théologiques pour s’élever à une haute fortune. Sans religion ainsi que sans mœurs, mais affectant un grand zèle pour la conservation de la foi, il vint en Palestine pendant que le concile de Chalcédoine était encore assemblé; et publiant à haute voix que c’était une conspiration formée contre la doctrine orthodoxe, et que Nestorius triomphait, il attira quantité de moines ignorants, et séduisit même Eudoxie qui vivait à Jérusa4em, et dont la dévotion tendre était facile à s’alarmer. Juvénal, évêque de Jérusalem, étant revenu de Chalcédoine, Théodose et ses partisans firent tons leurs efforts pour l’obliger de se rétracter; et comme il demeurait ferme, ce moine furieux voulut l’assassiner. L’évêque prit la fuite, et se retira auprès de l’empereur. Aussitôt Théodose, s’étant fait sacrer par ses partisans, s’empare de l’église de Jérusalem, ordonne des diacres, des prêtres, des évêques, fait massacrer ceux qui lui résistaient, exerce les plus horribles violences pour forcer les catholiques à prononcer anathème contre le concile. Dorothée, gouverneur de Palestine, occupé alors à faire la guerre aux Sarrasins dans le pays des Moabites, ainsi que nous l’avons raconté, accourt à Jérusalem avec ses troupes. Les partisans de Théodose et les gens d’Eudoxie lui ferment les portes, et ne lui en permettent l’entrée qu’à condition qu’il se rangera de leur parti. Les moines séditieux écrivent à Pulchérie pour la surprendre; cette princesse, au-dessus de la séduction, leur répond avec une fermeté mêlée de douceur; et sa réponse est accompagnée d’une lettre de Marcien, qui, après leur avoir reproché leurs excès, leur promet le pardon, s’ils reviennent de leur égarement. Mais Théodose était plus redouté dans la Palestine que l’empereur, et sa tyrannie subsista pendant près de deux ans, jusqu’à ce qu’enfin Dorothée ayant reçu ordre de l’arrêter, il s’enfuit au mont Sinaï pour échapper au supplice qu’il avait mérité. Les plus coupables de ses sectateurs furent punis : Juvénal rentra dans son siège, et Eudoxie reconnut enfin son erreur.

Marcien témoigna dans cette occasion un zèle tempéré par la douceur de son caractère. Il écrivit aux évêques pour les exhorter à ramener les peuples, aux abbés et aux moines pour les désabuser, et à saint Léon pour le prier d’exposer ses sentiments avec tant de clarté, que la calomnie ne pût y donner une maligne interprétation; et ce grand pape, quoiqu’il se fût déjà nettement expliqué dans sa lettre à Flavien, ne crut pas qu’il fût de la dignité pontificale de s’en tenir à ce qu’il avait prononcé, et de refuser de nouveaux éclaircissements.

L’Occident perdit l’année suivante son plus puissant appui. Aétius avait soutenu l’empire par de grands exploits, qui, dans une cour corrompue et jalouse, tiennent souvent lieu de grands crimes. S’il eût été aussi désintéressé et aussi sage qu'il était habile et vaillant guerrier, il se serait tenu heureux qu’on lui pardonnât ses victoires, et qu’il pût impunément continuer de servir l’état; mais son ambition, et plus encore celle de sa femme, voulait vendre ses services au plus haut prix. Valentinien n’ayant point d’enfant mâle, Aétius n’aspirait à rien moins qu’à faire son fils Gaudence héritier de l’empire. Cette prétention révolta d’abord l’empereur: il en témoigna son indignation. Mais, peu de temps après, craignant un général si puissant et si hardi, il lui rendit ses bonnes grâces; le maître et le sujet se jurèrent une amitié mutuelle; Eudocie, fille de Valentinien, fut promise à Gaudence; et cette réconciliation produisit son effet naturel : elle laissa dans le cœur du prince un profond ressentiment.

Cependant la faiblesse et les distractions du prince,  qui ne s’occupait sérieusement que de ses plaisirs, auraient peut-être effacé cette impression funeste, si elle n’eût été entretenue par l’esprit le plus dangereux qui. fût alors à la cour. Pétronius Maximus, petit-fils du tyran Maxime par sa mère, comblé de richesses, puissant par le nombre de ses amis et de ses créatures, avait passé par toutes les dignités de l’empire. Il était né l’année même de la mort du grand Théodose , en 395. Admis dés l’âge de dix-neuf au conseil d’Honorius il avait été intendant des finances et préfet de Rome avant l’Age de vingt-cinq ans. Un an après, lorsque Constance portait le titre d’Auguste, le sénat et le peuple romain, dont Maxime était aimé, avoient obtenu de ce prince et d’Honorius la permission de lui ériger dans la place de Trajan une statue dont la base et l’inscription subsistent encore. Deux fois préfet d’Italie, et deux fois consul, il avait reçu dans son second consulat deux honneurs singuliers : l’empereur avait fait frapper des médaillons qui portaient au revers le nom et l’image de Maxime représenté en habit consulaire; c’était en quelque sorte l’associer aux honneurs de la souveraineté. De plus, Valentinien avait déclaré par une loi que désormais ceux qui auraient été deux fois consuls auraient le pas même sur les patrices. Celte dignité fut encore conférée à Maxime deux ans après en 445. Afin qu’il ne lui manquât rien de ce qui parait contribuer à la félicité humaine, il avait une femme dont la vertu égalait la beauté; mais cette beauté fit le malheur de l’un et de l’autre. Quoique Eudoxie, épouse de Valentinien, fût pourvue de toutes les grâces, ce prince, tellement livré à la débauche, qu’il mettait en œuvre les ressorts impuissants de la magie pour parvenir au terme de ses désirs, conçut une violente passion pour la femme de Maxime, que sa vertu tenait éloignée de la cour. Un jour qu’il jouit avec Maxime, il lui gagna jusqu’à son anneau. Aussitôt, retenant ce courtisan auprès de lui sous quelque prétexte, il envoie secrètement un exprès muni de cet anneau dire à la femme de Maxime, de la part de son mari, qu’elle se rendît sur-le-champ au palais pour saluer l’impératrice. A la vue de l’anneau, elle ne douta pas que le message ne vînt de Maxime; elle se fit porter en litière au palais, où, ayant été conduite dans un appartement écarté, elle fut la victime de la violence effrénée de Valentinien. Etant retournée dans sa maison, le désespoir dans le cœur, elle accabla son mari des plus sanglants reproches, l'accusant d’avoir consenti à cette infamie. Maxime, aussi irrité qu’elle, et dévoré du désir de la vengeance, résolut de laver cet outrage dans le sang de l’empereur. L’ambition se joignit au ressentiment, et le rendit plus actif. Mais, pour ne rencontrer aucun obstacle, il fallait écarter Aétius.

Maxime avait appris à la cour, par un long usage, l’art de dissimuler. Il mit d’abord dans sa confidence à l’eunuque Héraclius, ministre secret des plaisirs du prince, et, par cette raison, maître de son esprit. On travailla sourdement à détacher d’Aétius tout ce qu’il avait d’officiers. Il s’en trouva peu de fidèles. Son questeur devait être le plus facile à gagner. Il avait un fils déjà connu par sa bravoure et par ses talents militaires; c’était Majorien, que la femme d’Aétius avait voulu perdre, le regardant comme un rival dangereux pour ses enfants. Aétius, moins méchant que sa femme, s’était contenté de l’éloigner et de l’envoyer dans ses terres. Cependant le questeur fut incorruptible; il fallut lui cacher le complot formé contre son général. Enfin Héraclius fit entendre nettement à l’empereur qu’il n’y avait pas un moment à perdre; qu’il allait périr, s’il ne prévenait Aétius. Valentinien, alarmé, manda aussitôt le général; celui-ci, sans défiance, vient au palais accompagné de quelques amis, et entre autres Boece, préfet du prétoire. On fait entrer Aétius seul; et comme il n’apercevait aucun changement sur le visage ni dans les manières de l’empereur, il commence à le presser d’acquitter enfin sa promesse, et de terminer le mariage de son fils avec Eudoxie. Alors Valentinien, entrant dans une violente colère, tire son épée et la plonge dans le sein d’Aétius : Héraclius et les gardes du prince se jettent sur lui et l’achèvent. Boèce et les autres, dont tout le crime était d’être attachés au général, sont introduits séparément et massacrés sans miséricorde. Après cette cruelle exécution, l’empereur, qui, sans le savoir, préparait lui-même sa mort, ayant demandé à un de ses officiers s’il n’avait pas bien fait de se délivrer d’Aétius : Prince, lui répondit l’officier, ce n’est pas à moi à juger des actions de votre majesté ; tout ce que je sais, c'est que vous vous êtes coupé la main droite avec la main gauche. Aétius fut tué vers la fin de cette année.

Ce guerrier n'était pas sans doute irréprochable. La noire calomnie qu’il inventa contre Boniface, la perte de l’Afrique, l’assassinat de Félix, la mort de Boniface, la disgrâce injuste de Sébastien, les Alpes laissées ouvertes à Attila, sont autant de crimes, dont plusieurs méritaient la mort. Mais tous ces crimes étaient pardonnés, du moins par les hommes; et une fausse imputation le fit périr, lorsque son grand courage était plus nécessaire que jamais au salut de l’empire. Son juge, devenu son exécuteur, a fait oublier tous les forfaits du coupable, pour noircir à jamais sa propre mémoire. C’est ainsi que la Providence divine, qui avait marqué le terme fatal de l’empire, abattait le bras seul capable de le soutenir, et que, par cette chaîne invisible qui lie ensemble tous les événements humains, elle se servit de Valentinien pour punir Aétius, et de la mort d’Aétius pour attirer ensuite la punition de Valentinien. Il semblait qu’avec ce grand capitaine tombaient toutes les défenses de l’empire. Au bruit de sa chute, les barbares se mirent en mouvement de toutes parts. Les pirates saxons menaçaient les Armoriques; les Francs, sous la conduite de Mérovée, s’étendirent dans la Belgique, et ravagèrent les contrées de Mayence, de Metz et de Reims; ils s’emparèrent de la ville de Bar. Les Allemands de la Suabe passèrent le Rhin. Valentinien, craignant que cette mort n’entraînât la rupture des traités, dont Aétius était l’auteur, envoya des députés aux nations alliées, pour justifier sa conduite et renouveler les engagements précédents. Il manda Majorien, comme seul capable de remplacer Aétius à la tête des armées : il ne se trompait pas; mais Majorien n’arriva qu’après la mort de Valentinien , et trouva Maxime maître de l’empire.

An. 455.

Valentinien, après s’être privé de l’unique défenseur qu’il pût opposer à ses ennemis, semblait encore s’entendre avec eux pour se perdre lui-même. Il donnait aveuglément sa confiance aux anciens officiers d’Aétius, qui, après avoir trahi leur maître, ne sentaient plus que les remords de leur perfidie. Victor de Tunes dit même que l’infâme Héraclius entra dans le complot : ce qui n’a rien que de vraisemblable; celui qui trahit l’honneur de son prince en servant ses criminels désirs, étant l’homme du monde le plus capable d’attenter à sa vie. Maxime avait eu plus de peine à préparer la mort du général, qu’il n’en eut à se défaire de l’empereur. Le 16 de mars, trois ou quatre mois après l’assassinat d’Aétius, Valentinien, étant à Rome, se faisait porter en litière au champ de Mars, apparemment pour faire la revue de ses troupes, qu’il avait assemblées. Deux barbares, qui avaient été officiers d’Aétius, nommés Optila et Thraustila, prirent ce moment pour se jeter sur lui et le percer de coups. Ils massacrèrent en même temps Héraclius; et la mort de ce scélérat ne prouve pas qu’il fut innocent de celle de son maître. Maxime dut s’acquitter ainsi de ce qu'il devait à sa perfidie pour s’en garantir lui-même. Ainsi périt à la vue de ses soldats, sans être défendu de personne, Valentinien III, prince populaire par faiblesse, tyran par débauche, jaloux du mérite qui le servait, dédaignant la noblesse, abandonné au luxe, et faisant consister la dignité impériale dans la parure et dans l’impunité des crimes, asservi aux barbares, esclave d’une mère ambitieuse et de ses eunuques, toujours renfermé dans son palais, comme les anciens monarques d’Assyrie, et tellement accoutumé à une vie molle et retirée, qu’il ne sortit d’Italie qu’une fois pour aller chercher sa femme ; que jamais il ne vit un camp, et que tous ses travaux se bornèrent à passer de Ravenne à Rome, et de Rome à Ravenne. Sous son règne, les Vandales s’emparèrent des plus belles provinces de l’Afrique, les Visigoths s’étendirent jusqu’au Rhône, les Suèves se rendirent maîtres de la plus grande partie de l’Espagne, les Francs s’établirent dans la Gaule, la Grande-Bretagne fut envahie par les Anglo-Saxons; et s’il ne devint pas lui-même l’esclave d’Attila , ce ne fut ni à sa prudence ni à son courage qu’il en fut redevable. On peut dire qu’en sa personne finit l’empire d’Occident. Ses successeurs, au nombre de huit, périrent ou furent déposés dans l’espace de vingt-un ans, et doivent plutôt être appelés rois d’Italie qu’empereurs. Il mourut dans sa trente-sixième année, ayant régné 29 ans, 4 mois et 21 jours, depuis qu’il avait reçu le titre d’Auguste.

Le lendemain Maxime fut proclamé empereur. Il avait désiré la souveraineté avec la plus grande ardeur, et la capacité qu’il avait montrée dans les autres dignités faisait croire qu’il saurait régner. Il ne fallut que vingt-quatre heures pour le désabuser lui-même, et pour détromper les Romains. Ebloui de sa propre élévation, accablé du poids des affaires, cet homme, accoutumé aux douceurs d’une vie paisible, qui réglait à son gré toutes ses heures, et partageait son temps entre des devoirs bornés et ses plaisirs, se trouva déplacé dès le premier jour. Son palais lui sembla une prison, et les soins de la souveraineté, un supplice. On l’entendit plusieurs fois répéter ces paroles: Heureux Damocle, de n'avoir eu à supporter que pendant la durée d'un repas le triste fardeau de la royauté! Dans cet embarras de l’empereur, tous les ressorts de l’empire se démontèrent; la confusion se mit dans le palais, le désordre dans Rome et dans les provinces, l’esprit de révolte parmi les peuples confédérés. Les meurtriers d’Aétius et de Valentinien; seuls courtisans de Maxime, lui donnaient à lui-même de justes alarmes. Il accéléra son malheur par son imprudence. Sa première femme n’avait pas longtemps survécu à l’affront qu’elle avait éprouvé. Maxime, pour mettre le comble à sa vengeance, contraignit Eudoxie, veuve de Valentinien, à l’épouser, et donna Eudocie, fille du prince, à son fils Pallade, qu’il nomma César. II s’imagina gagner le cœur de sa nouvelle épouse en lui protestant que l’amour dont il brulait pour elle avait été l’unique attrait qui lui avait fait tout entreprendre. La princesse, indignée de cette déclaration, crut qu’étant la cause de la mort de son mari, elle s’en rendrait complice si elle ne la vengeait. Marcien lui parut trop doux et trop modéré pour servir sa colère à son gré. Elle aima mieux s’adresser à Genséric, et lui dépêcha secrètement un exprès avec de riches présents. Elle lui mandait quelle gémis soit dans la plus affreuse captivité; étant forcée de recevoir les embrassements d'un traître encore souillé du sang de son époux ; qu'il était de l'honneur du roi des Vandales de venger son allié, et de son intérêt de dépouiller le meurtrier; que le lâche usurpateur ne connaissait que les assassinats; et que, dès qu’elle apercevrait son libérateur, elle irait elle-même le prendre par la main pour l’introduire dans Rome.

Il n’était pas besoin d’une sollicitation si pressante pour engager Genséric à venir piller Rome. Il ne tarda pas à se mettre en mer avec une puissante armée. A la nouvelle de son approche, l’alarme se répand de toutes parts. Maxime, plus tremblant que les femmes les plus timides, ne prend d’autre précaution que celle de permettre à tous les habitants de s’enfuir. Il quitte lui-même le palais impérial; et, comme il traversait la ville pour aller chercher ailleurs sa sûreté, le peuple, indigné de sa lâcheté, l’accable d’une grêle de pierres, et les officiers d’Eudoxie s’étant jetés sur lui, un soldat romain, nommé Ursus, le perce d’un coup d’épée. C’était le jour de la Pentecôte, qui tombait celte année au douzième de juin. Ainsi il n’avait régné que trois mois moins cinq jours, si c'est régner que de porter une couronne importune au milieu des regrets et des remords. Il devait être âgé d’environ soixante ans. Son cadavre fut mis en pièces et jeté dans le Tibre. Son fils Pallade fut apparemment massacré avec lui : il n’en est plus parlé dans la suite.

Trois jours après le massacre de Maxime, Genséric entra dans Rome, qui n’osa irriter par une résistance inutile ce prince sanguinaire. Le pape saint Léon fut encore cette fois le salut de son peuple. Il obtint de Genséric qu’il n’emploierait ni le fer ni le feu, et qu’il laisserait subsister les habitants et les édifices. Le pillage dura quatorze jours, et le butin fut immense. Depuis le saccagement d’Alaric, arrivé quarante-cinq ans auparavant, Rome s’était remplie de richesses: d’ailleurs les Goths n’avaient osé toucher aux vases sacrés, que, Genséric ne respecta pas. Tous les trésors du palais, les meubles précieux, la vaisselle d’or et d’argent, les pierreries, les ornements impériaux furent enlevés. On  chargea un vaisseau de statues de tous métaux, et ce vaisseau fut englouti dans une tempête avant que d’arriver à Carthage. Les Vandales emportèrent la moitié de la couverture du temple de Jupiter Capitolin : elle était d'un cuivre très-fin, doré à une grande épaisseur. On ne dit pas quelle raison les empêcha d’emporter le reste. Les vases d’or et les autres dépouilles du temple de Jérusalem qui avoient autrefois honoré le triomphe de Vespasien et de Tite, furent transportés en Afrique. Entre les habitants, les Vandales enlevèrent ceux que leur jeunesse ou leur adresse en quelque profession remédient plus propres à les servir. Quoique Eudoxie eût appelé Genséric, elle n’évita pas la captivité; elle fut conduite à Carthage avec ses deux filles, Eudocie et Placidie, et avec Gaudence, fils d’Aétius. Il est vrai que les princesses furent traitées avec honneur. Eudocie, qui est aussi quelquefois appelée Honoria comme sa tante, fut mariée à Hunéric, fils aîné de Genséric. Placidie aurait été forcée d’épouser un autre de ses fils, si le roi n’avait appris qu’elle était fiancée à Olybre, le plus distingué du sénat, qui, avant la prise de Rome, s’était sauvé à Constantinople. Ce n’est pas que Genséric fut de caractère à respecter cet engagement ; mais il savait qu’Olybre était puissant, et il était bien aise de s’attacher un homme qui pouvait devenir empereur. Les autres prisonniers éprouvèrent toutes les rigueurs de la plus dure servitude. Ils ne trouvèrent d’adoucissement à leurs maux que dans la charité de l’évêque de Carthage. Ce prélat compatissant et généreux vendit les vases d’or et d’argent de son église, racheta le plus grand nombre qu’il put de ces infortunés, les rassembla dans deux basiliques, où il leur distribuait tous les jours les aliments nécessaires. Il y fit dresser des lits ; la plupart étant malades, il les visitait, il les servait lui-même; et, sans égard à sa vieillesse, il passait les nuits dans ces pieux et charitables offices. Il fut la victime de son zèle, et mourut dans ses travaux. Après sa mort, Genséric défendit d’ordonner des évêques dans la province proconsulaire : il renouvela avec plus de cruauté que jamais la persécution contre les catholiques, et l’étendit dans toutes les contrées où il portait le ravage. Depuis la prise de Rome, s’étant rendu maître du reste de l’Afrique, c’est-à-dire de la Numidie entière et des deux Mauritanies, il ne cessa d’infester tous les ans la Sicile et l’Italie, sous prétexte qu’on ne lui délivrait pas les biens de Valentinien et d’Aétius, dont il avait les enfants entre les mains. Ses flottes ravageaient les côtes de Sardaigne, du Péloponnèse, de l’Epire, de la Dalmatie : elles pénétraient jusqu’au fond du golfe Adriatique. Souvent, s’embarquant lui-même au printemps avec les Vandales et les Maures, il portait la désolation sur tous les rivages, brûlant les villes du continent et des îles, et traînant les habitants en esclavage. Un jour qu’il sortit du port de Carthage, le pilote lui ayant demandé de quel côté il devait conduire la flotte : Vers les peuples que Dieu veut punir, répondit Genséric.

La nouvelle du pillage de Rome, et de la captivité de la famille impériale, affligea sensiblement Marcien. Il se regardait comme souverain des deux empires depuis la mort de Valentinien, et il n’avait pas reconnu Maxime pour empereur. Comme Genséric avait paru le ménager jusqu’alors, il se flatta que ce prince aurait égard à ses demandes. Il lui députa donc pour le prier de cesser ses ravages, et de lui remettre entre les mains les princesses prisonnières. Genséric refusa l’un et l’autre avec hauteur. Marcien, se persuadant qu’un ambassadeur arien réussirait mieux auprès de Genséric, lui envoya Bléda, évêque de la secte arienne. L’évêque ne fut pas plus favorablement écouté. En vain ce prélat prit la hardiesse de représenter au roi des Vandales que sa prospérité présente ne devait pas lui enfler le cœur jusqu’au point de mépriser le ressentiment d’un prince guerrier, qui pourrait rendre à l’Afrique tous les maux que l’Afrique portait en Italie. Genséric crut en faire assez que de pardonner cette bravade. Ceux qui prétendent que Marcien s’était engagé par serment à ne jamais employer les armes de l’empire contre les Vandales, ainsi que je l’ai raconté, supposent en conséquence qu’il dévora cet affront. Mais d’autres auteurs, qui regardent apparemment comme une fable cet engagement de Marcien, disent qu’il se disposait à passer en Afrique lorsqu’il mourut. Procope le blâme d’avoir tenu sa parole; il me semble qu’il ne serait blâmable que de l’avoir donnée.

L’empire d’Occident avait vu dans l’espace de quatre mois couler le sang de deux empereurs. Mais sanglant que soit un trône, il a toujours des attraits pour l'ambition. Après la mort de Maxime, Avitus osa souhaiter la dignité souveraine, et l’obtint pour son malheur. Il était sénateur romain, issu d’une famille gauloise de l’Auvergne, plus illustrée par les charges que par les richesses. Il comptait entre ses ancêtres des préfets et des patrices. Il avait été élevé avec soin dans l’étude des lettres et dans les exercices du corps. On dit qu’il était si robuste, qu’étant encore dans la première jeunesse, il tua dans une chasse, d’un coup de pierre, une louve affamée qui allait se jeter sur lui. Sa sagesse et son éloquence le firent choisir pour aller demander à Honorius la remise d'un impôt qui ruinait l’Auvergne; et Constance, qui n’était pas encore empereur, lui fit obtenir ce qu’il demandait. Nous avons vu l’empressement de Théodoric pour l’attirera sa cour, et le refus d’Avitus, qui demeura fidèlement attaché au service de l’empire, et n’en fut que plus estimé du roi des Visigoths, dont il obtint la paix toutes les fois qu'il fut employé à la demander. Il servit avec honneur dans toutes les guerres sous le commandement d’Aétius. Préfet de la Gaule, il gouverna cette province avec, intégrité. Aétius se servit de lui pour détromper Théodoric, qui se reposait sur la promesse d’Attila, et pour l’engager à marcher contre l’ennemi commun. Après la défaite d’Attila, Avitus s’était retiré dans ses terres pour y mener une vie tranquille. Maxime, empereur, le tira de sa retraite, et le nomma général de la cavalerie et de l’infanterie. Sa réputation arrêta les courses des barbares qui commençaient à ravager la Gaule. Les Visigoths se préparaient à la guerre; Avitus leur envoya Messien, qu’il fit patrice dans la suite, et le suivit bientôt lui-même. Théodoric étant allé à sa rencontre avec un de ses frères, ils entrèrent tous trois dans Toulouse; Avitus marchait entre les deux princes; c’était la place d’honneur; la majesté de l’empire, qui expirait en Occident, se faisoit encore respecter même de ses vainqueurs. La paix n’était pas encore conclue lorsqu’on apprit à Toulouse la mort de Maxime.

Théodoric chérissait Avitus, l’ancien ami de sa famille, Il avait été élevé entre ses bras, et, dès son enfance, il avait puisé dans ses conversations le goût qu’il conservait pour les lettres. Il le pressa de prendre la pourpre, et lui promit d’employer son pouvoir à l’élever à l’empire et à l’y soutenir. Il ne parait pas que ce prince ait eu besoin de redoubler ses instances. Toute la noblesse de la Narbonnaise, qu’il sut mettre en mouvement, s’assembla à Ugernum, qu’on croit être Beaucaire. On convint de se rendre dans trois jours à Arles, où se fit la proclamation le huitième d’août. Théodoric, avec ses frères, ne tarda pas à venir féliciter le nouvel des empereur, et lui offrir publiquement les secours de sa nation. Cet empressement en faveur d’Avitus passa des Gaules en Italie; Avitus revint à Rome, où le sénat et le peuple l’attendaient avec impatience. Il était accompagné de son gendre Sidoine, un des plus illustres personnages de ce siècle.

C. Sollius Apollinaris Sidonius, petit-fils de cet Apollinaire qui fut préfet des Gaules sous le tyran Constantin, était né à Lyon. Il avait d’abord porté les armes; il les quitta bientôt pour se livrer entièrement aux lettres, et mit sa gloire à se distinguer par les talents de ' l’esprit. Ses poésies, que nous n’admirons plus, lui firent une brillante réputation dans un siècle où le goût et la langue même avoient dégénéré. Avitus lui donna en mariage sa fille Papianille. Anthémius, qui régna dans la suite, lui conféra les dignités de préfet de Rome et de patrice. On dit que Sidoine était si vivement touché de la misère d’autrui, que souvent, à l’insu de sa femme, il emportait quelqu’un des vases d’argent de sa table, et les donnait aux pauvres; en sorte que Papianille, moins détachée de l’amour du luxe, était obligée de les racheter. Il fut en 472 élu malgré lui évêque de la capitale de l’Auvergne, nommée aujourd’hui Clermont. Sa vertu reconnue lui avait mérité les suffrages du clergé et du peuple. Elle parut encore avec plus d’éclat pendant les dix années de son épiscopat, et fut couronnée après sa mort par les honneurs que l’Eglise rend à sa mémoire. Il laissa un fils nommé Apollinaire, et deux filles.

Tandis que Théodoric travaillait à mettre Avitus sur le trône, il se tramait en Gaule une conjuration secrète pour y placer Marcellin. C’était un païen d’une naissance distinguée. Sa probité, sa prudence, sa valeur renommée, son expérience dans l’art militaire, jointe à voce tous les agréments d’une éducation polie, lui avoient et attiré grand nombre de partisans. L’éclat de ces belles qualités était à la vérité un peu terni par le fanatisme; y voulait passer pour prophète; mais ce travers d’esprit servait encore à lui concilier les imbéciles, qui, dans tous les siècles, forment un peuple nombreux. Un sophiste, nommé Salluste, qui s’était lié d’amitié avec Marcellin, lui avait communiqué cette extravagance. Salluste se donnait pour un homme inspiré; il affectait l’apathie stoïcienne; et l’on dit que, curieux de savoir jusqu’à quel point il pourrait supporter la douleur, il mit un jour sur sa cuisse toute nue un charbon allumé, qu’il souffla longtemps pour entretenir le feu et mesurer sa constance. Il nous reste encore de ce Salluste un ouvrage intitulé, des Dieux et du Monde. Marcellin avait été ami d’Aétius : le meurtre de ce général l’irrita tellement, que dès-lors il conçut le dessein de se soulever contre Valentinien. Il fut prévenu par Maxime; mais il ne cessa de travailler à se former un parti pendant le peu de temps que régna ce tyran. Maxime mourut avant que Marcellin fût en état de se déclarer. Il continua ses intrigues durant le règne d’Avitus. Un assez grand nombre de jeune noblesse trempait dans le complot. A la tête de ses partisans était Pœonius, homme sans naissance, mais riche, et qui s’était fait un grand crédit en mariant sa fille à un Gaulois illustre, dont l'histoire ne nous apprend pas le nom. Toutes ces intrigues formées contre Avitus devinrent encore inutiles par la mort précipitée de cet empereur. Marcellin se lassa de dresser des batteries contre des princes qui disparaissaient avant qu'il pût les abattre; et il prit enfin le parti de s’attacher de bonne foi au service de Majorien, successeur d’Avitus.

Le premier soin d’Avitus, parvenu à l’empire, fut d’envoyer des députés à Marcjin pour lui faire part de son élévation, et lui demander son amitié. En même temps il prit, selon l’usage, le consulat pour l’année suivante. Marcien, qui aimait la paix, ne refusa pas de le reconnaitre pour son collègue; mais il ne changea rien aux consuls, qu’il avait déjà désignés. C’est pour cette raison que le consulat d’Avitus n’est point marqué dans les fastes. Afin de couvrir l’Italie contre les incursions des barbares du nord, dont les ravages avoient été si funestes, Avitus fit un voyage en Pannonie, où il conclut un traité avec les Ostrogoths, qui s’engagèrent à servir de barrière. Il vit en ce pays les ruines récentes de la ville de Sabarie, qui venait d’être détruite par un tremblement de terre.

Etant revenu à Rome sur la fin de l’année, il célébra le Ier de janvier la solennité de son entrée au consulat. Sidoine, son gendre, prononça en cette occasion un poème que nous avons encore, et dans lequel il hasarde, selon l’usage, de magnifiques prédictions, que la Providence ne jugea pas à propos d’accomplir. Cet éloge fut récompensé d’une statue d’airain qu’Avitus fit ériger à Sidoine dans un portique de la place de Trajan. On vit cette année une nation barbare, destinée à porter le dernier coup à l’empire d’Occident, faire en Espagne le premier essai de ses cruautés et de ses ravages. Quatre cents Hérules, abordés dans sept barques sur les côtes de Galice, pénétrèrent jusqu’à Lugo, mettant tout à feu et à sang. Les habitants du pays s’étant enfin attroupés, ils furent forcés de regagner la mer, mais sans autre perte que celle de deux de leurs gens. En se retirant, ils firent encore des descentes sur les côtes des Cantabres et des Vardules, dont le pays se nomme aujourd’hui la Biscaïe.

Comme les Hérules, peu connus, vont se signaler entre les autres barbares, il est à propos d’exposer ici leur origine, autant qu’il est possible de la démêler dans le chaos de l’histoire de ce temps-là. Ce peuple, sorti autrefois de la Scandinavie avec les Goths, dont il faisait partie, se sépara du gros de la nation, et, s'étant joint aux Ruges et aux Vandales, s’arrêta entre les embouchures de l’Oder et de la Vistule. On croit que ce sont les Hérules que Tacite appelle Lemovii. Dans la suite, toujours unis aux deux autres nations, ils vinrent s’établir dans les forêts de la Bohème. S’y étant multipliés, ils se séparèrent, et, formant un corps nombreux, ils allèrent habiter les environs des Palus-Méotides : ils furent subjugués par le célèbre Ermanaric, roi des Ostrogoths. L’incursion des Huns ayant changé toute la face du nord, ils remontèrent vers le septentrion, et regagnèrent leurs anciennes demeures, où ils se fixèrent de nouveau dans le voisinage des Varnes ou Varins, qui habitaient les côtes de ce qu’on nomme aujourd’hui le Meckelbourg. Les Saxons et les Anglois, étant pour la plupart passés dans la Grande-Bretagne, les Varnes, leurs voisins, descendirent le long des côtes de la Frise, et se firent un royaume aux environs des embouchures du Rhin, où ils subsistèrent plus de cent ans. Les Hérules prirent leur place, et s’étendirent sur la côte où se déchargent l’Elbe, le Veser et l’Ems. C’est de là qu’ils commencèrent à courir les mers, et à porter la désolation jusqu’en Espagne.

Ils passaient pour les plus inhumains et les plus féroces de tous les barbares. Ils immolaient des hommes. Ennodius dit que dans leurs courses ils sacrifiaient préférablement les moines, comme des victimes plus agréables à leurs divinités. Les malades et les vieillards ne mouraient pas chez eux de mort naturelle. Ceux qui se sentaient appesantis par la vieillesse, ou attaqués d’une longue maladie, étaient obligés de prier leurs parents de les délivrer de cet état fâcheux qui les rendait inutiles à la nation. On dressait aussitôt un bûcher fort élevé, au haut duquel on portait celui qui devait mourir; ensuite on y faisait monter un de ses compatriotes, armé d’un poignard; mais il ne fallait pas que ce fût un de ses parents. Lorsque celui-ci était descendu, après avoir rendu au malade ou au vieillard le cruel service quil avait demandé, on mettait le feu an bûcher : on recueillit les os, et on les enterrait. Si le mourant était marié, il fallait que sa femme, pour prouver sa vertu, se pendît auprès du bûcher; autrement, elle était déshonorée, et devenait un objet d’exécration pour toute la famille du mort. Les Hérules, ne vivant que de chasse et de pillage, étaient des voisins très incommodes. Contre l’usage des barbares de ces contrées, ils se faisaient payer un tribut par les peuples vaincus. Ils avoient le teint verdâtre, à peu près de la couleur de la mer dont ils habitaient les bords. Ils allaient nus au combat, soit par affectation de bravoure, soit pour être plus légers: aussi étaient-ils d’une vitesse extraordinaire; et, pour cette raison, tous les peuples guerriers en voulaient avoir dans leurs armées. Nous en avons vu dans les troupes d’Aétius et dans celles d’Attila. Les empereurs d’Orient en prirent à leur solde dans la suite. D’ailleurs cette nation était en horreur à toutes les autres : il était rare de trouver entre les Hérules un homme qui ne fût pas perfide, brutal, inconstant, adonné au vin, et à ces excès affreux que réprouve la nature.

Réchiaire, roi des Suèves en Espagne, prince guerrier et entreprenant, aurait été un ennemi beaucoup plus redoutable pour les Romains, si Théodoric, ami d’Avitus, ne se fût chargé de réprimer son audace. Quatre ans auparavant, Mansuet, comte d’Espagne, et le comte Fronton, envoyés par Valentinien, avait conclu avec lui un traité de paix. Mais ce prince, préférant l’agrandissement de ses états à toute autre considération, étendait sans cesse son domaine; et, profitant des troubles de l'empire, il paraissait avoir conçu le projet de s'emparer de toute l’Espagne. Fronton lui fut une seconde fois envoyé par Avitus. Afin d'appuyer le député romain, Théodoric, beau-frère de Réchiaire, en joignit un de sa part pour le sommer de sa parole, et l’avertir que, les Romains et les Visigoths étant unis par l’amitié la plus étroite, il ne pouvait attaquer les uns sans s’attirer les autres sur les bras. Réchiaire était trop fier pour écouter patiemment ces remontrances menaçantes; il répondit que Théodoric pouvait l’attendre à Toulouse; qu’il irait incessamment lui porter sa réponse à la tête de son armée. En même temps, il se jette dans la Tarraconaise, y fait un horrible ravage, et ramène en Galice un grand nombre de prisonniers. Théodoric, piqué au vif de cette insulte, lève des troupes, appelle à son secours les rois des Bourguignons, Gondiac et Chilpéric, passe les Pyrénées, et va chercher Réchiaire. Il était secrètement convenu avec Avitus que les conquêtes qu’il poursoif faire sur les Suèves resteraient aux Visigoths. La bataille se donna le 5 d’octobre, à quatre lieues d'Astorga, sur les bords de la rivière d’Orbègue. Elle fut très sanglante; la plupart des Suèves y périrent, ou furent faits prisonniers. Il ne s’en sauva qu’un petit nombre, entre lesquels Réchiaire, blessé, s’enfuit au fond de la Galice. S’étant jeté dans une barque pour échapper aux Visigoths qui le poursuivaient, il fut repoussé sur la côte par les vents contraires, et se retira dans un lieu nommé alors Portucal, à l’embouchure du Douro: on croit que c’est aujourd’hui Porto, dont l’ancien nom s’est communiqué à tout le royaume. Il y fut pris et conduit à Théodoric, qui le fit garder en prison jusqu’à ce qu’il eût achevé de réduire la Galice. Les Visigoths marchèrent aussitôt à Brague, capitale du pays, et résidence des rois suèves. Ils y entrèrent sans résistance le 28 d’octobre; et, à l’exception du massacre, que Théodoric épargna aux habitants, cette ville éprouva tous les maux qu’on peut craindre d’un ennemi victorieux. Elle fut pillée: hommes, femmes, enfants, tout fut réduit en esclavage. Comme les Visigoths étaient ariens, et que Réchiaire avait fait embrasser à son peuple la religion catholique, en haine de ce changement, on profana les églises, dont on fit des écuries et des étables. La plupart des autres villes s’étant rendues au vainqueur, Théodoric, pour assurer sa conquête, fit trancher la tête au roi prisonnier. Celte guerre cruelle entre deux beaux-frères affaiblit beaucoup le royaume des Suèves.

A l’extrémité de la Galice s’étaient cantonnés quelques Suèves, qui, jaloux de l’honneur de leur nation, ayant appris la mort de leur roi, élurent, pour le remplacer, un seigneur du pays nommé Maldra. De plus, dans les montagnes des Asturies se maintenait encore un reste d’anciens Romains, qui, défendant leur liberté à la faveur des lieux inaccessibles qu’ils habitaient, ne s’étaient jamais soumis aux Suèves, et refusèrent de se soumettre à Théodoric. Il se forma encore un autre parti; c’étaient des brigands qui, prenant le nom de Romains, pillèrent les environs de Brague. Théodoric, ne croyant pas sa présence nécessaire pour achever de réduire des ennemis qu’il méprisait, se contenta de laisser en Galice Agiulfe avec quelques troupes, et passa en Lusitanie, où il demeura pendant l’hiver. Cet Agiulfe était de la nation des Varnes; c’était le même qui, neuf ans auparavant, par un ordre secret de Théodoric le père, avoir assassiné le comte Censorius. Il avait utilement servi le nouveau roi des Visigoths dans sa conquête; et ce prince crut ne pouvoir mieux faire que de lui confier le soin de la conserver, et de détruire cette poignée d’ennemis qui s’obstinaient à se défendre. On verra dans la suite, par la conduite d’Agiulfe, ce que les princes doivent attendre de ceux qui ont gagné leur confiance par des forfaits.

Pendant que Théodoric s’occupait à conquérir la Galice, il reçut une nouvelle qui dut lui être très agréable, parce qu’il haïssait mortellement Genséric depuis le sanglant affront que ce prince avait fait à sa sœur. Avitus, qui était retourné à Arles, lui envoya le tribun Hésychius pour lui porter des présents, et lui faire part de la victoire remportée sur la flotte des Vandales. L’empereur, voulant arrêter leurs pillages, avait député en Afrique pour faire souvenir Genséric du traité fait en 442, par lequel, le partage de l’Afrique ayant été réglé entre lui et Valentinien, on était convenu d’une paix durable: il le menaçait de la guerre, s’il continuait ses pirateries. Le roi, pour réponse à ces remontrances, mit en mer une flotte de soixante voiles. On ne sait si elle avait ordre de descendre en Gaule ou en Italie. Elle fut rencontrée près de l’île de Corse par le comte Ricimer. Là se donna un grand combat où les vaisseaux de Genséric furent partie coulés à fond, partie mis en fuite. Après cette victoire, Ricimer passa en Sicile, où il défit, près d’Agrigente, un autre corps de Vandales qu’on y avait débarqués pour ravager le pays.

Ricimer, dont nous voyons ici les premiers succès, fut un de ces hommes extraordinaires nés pour le salut ou pour la destruction des empires. Il était fils d’un prince suève et d’une fille de Vallia, roi des Visigoths. S’étant, dès sa jeunesse, attaché au service de Valentinien, il apprit métier de la guerre sous Aétius, et parvint à la dignité de comte. C’était une âme forte et vigoureuse, également capable d’actions héroïques et de grands forfaits. Intrépide dans les périls, fécond en ressources dans les conseils, éloquent, adroit, insinuant, assez hardi pour emporter de force ce qu’il ne pouvait gagner par adresse; mais sans foi, sans honneur; ne recevant de loi que de son ambition. Il eût pu trois fois s’emparer de la pourpre : il aima mieux en revêtir des idoles qu’il élevait pour les abattre à son gré. Il faisait profession de la religion arienne; mais son cœur n’en connaissait aucune.

La victoire qu’il venait de remporter, en élevant son courage, lui inspira du mépris pour l’empereur. Avitus contribuait lui-même à se rendre méprisable. Après s’être distingué par son mérite dans l’état de particulier, il ne fut pas plus tôt maître de l’empire, qu’il se déshonora par ses déréglément. Ricimer étant promptement retourné en Italie, souleva contre lui le sénat romain, et excita dans Ravenne une sédition furieuse, dans laquelle une partie de la ville fut brûlée, et le patrice Ramite massacré. Théodoric, occupé alors dans la Galice, n’eut pas le temps de secourir Avitus, qui, ayant passé les Alpes à la première nouvelle du soulèvement, rencontra près de Plaisance Ricimer à la tête de quelques troupes. Il se livra un combat le 16 ou 17 d’octobre. Avitus fut défait et pris. Le vainqueur voulut bien lui laisser la vie, et le fit sacrer évêque de Plaisance. Mais, peu de jours après, Avitus ayant appris que le sénat vouloir le faire mourir, prit le parti de se sauver en Gaule. Son dessein était de se retirer à Brioude en Auvergne, dans l’église de Saint-Julien, comme dans un asile inviolable. Il portait avec lui de riches présents, qu’il destinait à l’ornement de cette basilique; mais il mourut en chemin. Son corps fut porté à Brioude, et enterré aux pieds du saint martyr. Il avait régné quatorze mois et neuf ou dix jours. Messien, son ministre, fut mis à mort le 17 décembre suivant. Après la mort d’Avitus, le trône resta vacant pendant le reste de cette année, et la plus grande partie de la suivante. Il est vraisemblable que les empereurs d'Orient, Marcien, et Léon qui succéda à Marcien dans cet intervalle, prirent soin des affaires d’Italie et des Gaules, et qu’ils se portèrent pour monarques d’Occident, comme il était arrivé après la mort d’Honorius, et après celle de Valentinien III.

L’Occident, agité par tant de violentes révolutions, devait porter envie à la tranquillité dont l’Orient était redevable à la sagesse de Marcien. Quoique ce prince eût passé sa vie dans la profession militaire, il avait coutume de dire qu’un monarque ne doit jamais faire la guerre tant qu’il est libre de vivre en paix. Mais en même temps il n’oubliait pas de maintenir par les armes sa gloire et la sûreté de ses sujets. Les Lazes, peuples barbares, qui habitaient autrefois au nord du Pont-Euxin, s’étaient emparés de la Colchide, qui prit le nom de Lazique. Il paroi même que l’empire leur avait cédé à certaines conditions la possession de ce pays. Gobaze, qui régnait alors, avait donné à son fils le nom de roi; et ce jeune prince, voulant réaliser ce titre par des conquêtes, faisait des incursions sur les terres des Romains. Dès l’année précédente, Marcien avait envoyé contre lui une armée qui, après quelques succès, était revenue à Constantinople aux approches de l’hiver, cette saison étant trop rigoureuse sous le climat de la Lazique. Cette armée avait beaucoup souffert dans ses marches au travers des forêts et des montagnes. L’empereur se préparant à une nouvelle expédition, délibérait sur la route qu’il ferait prendre à ses troupes. Celle de la mer aurait été la plus courte; mais la côte de Lazique n’a voit point de port pour favoriser une descente. Il résolut donc de faire marcher son armée par l’Arménie. Ce pays étant partagé entre les Perses et les Romains, il fallait obtenir le consentement du roi de Perse, afin qu’il n’inquiétât pas les troupes romaines dans leur marche. Cependant Gobaze, ne se sentant pas assez de forces pour résister à celles de l'empire, envoya demander du secours à Isdegerd. Il ne put en obtenir, parce que ce prince avait alors besoin de toutes ses troupes pour faire la guerre aux Huns, nommés Cidarites, qui sont les mêmes que les Huns Euthalites dont nous avons déjà parlé. Ils se détermina donc à entrer en négociation avec Marcien. L’empereur exigea pour préliminaire que Gobaze optât entre ces deux partis, ou d’ôter la couronne à son fils, ou de la déposer lui-même, protestant qu'il ne souffrirait pas qu’il y eût deux rois dans la Lazique. Gobaze se soumit à cette condition, et céda la couronne à son fils. Marcien lui fit ensuite donner ordre de venir sur les terres de l’empire pour rendre compte de sa conduite. Le prince y consentit sur la parole qu’on lui donna qu’il n’éprouverait aucun mauvais traitement. Lorsqu’il fut sur la frontière, on lui envoya le comte Denys, qui conclut avec lui un traité avantageux. Par ce procédé, qui respirait encore l’ancienne fierté romaine, Marcien soutint la dignité de l’empire, que ses deux prédécesseurs n’avoient que trop avilie.

An. 457

Ses sujets n’éprouvèrent sous son règne que les maux dont la sagesse humaine ne pouvait les garantir. On rapporte qu’il tomba celte année en Phrygie des nuées de sauterelles qui dévorèrent tous les fruits. Une longue sécheresse brûla entièrement les semences dans l’Asie mineure et dans la Palestine, en sorte que les aliments malsains auxquels les habitants furent obligés de recourir causèrent des maladies mortelles. Une enflure extraordinaire, jointe à une toux opiniâtre et à une inflammation qui se répandait par tout le corps, leur faisait d’abord perdre les yeux, et les emportait en trois jours. Dans cette calamité, l’empereur s’empressa de procurer aux provinces affligées tous les soulagements qui étaient en son pouvoir. Mais ni la famine ni les maladies ne furent pour l’Orient des accidents aussi funestes que la mort de Marcien. Ce prince, si digne de régner longtemps, mourut à Constantinople le 26 de janvier de l’année suivante, après cinq mois de maladie, dans la soixante et cinquième année de son âge. Il avait régné six ans, cinq mois et trois jours. Il fut enterré dans l’église des Saints-Apôtres, sépulture ordinaire des empereurs, ou, comme le disent quelques auteurs, dans celle de Sainte-Zoé, qui avait fait bâtir. Zonar dit qu’Aspar fut soupçonné de l’avoir empoisonné. Sa mémoire est honorée dans l’église grecque, qui en célèbre la fête avec celle de Pulchérie; et l’histoire le met au rang de ce petit nombre de souverains qui, nés dans l’obscurité, sont parvenus à la couronne sans la désirer, et qui ont justifié par leurs vertus et par leurs talents le choix de la Providence.

 

LIVRE TRENTE-QUATRIEME. LÉON, MAJORIEN, SÉVÈRE II.

 

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.