HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST |
LIBRAIRIE FRANÇAISE |
FRENCH DOOR |
HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.
LIVRE TRENTE-TROISIÈME.
VALENTINIEN III, MARCIEN, MAXIME, AVITUS.
Pour ruiner l’empire d’Orient, il ne fallait, après le
jeune Théodose, qu’un empereur qui lui ressemblât. Attila ne manquait ni
d’ambition pour entreprendre une si glorieuse conquête, ni de forces pour y
réussir. Sous un chef sans vigueur, qui ne jugeait du mérite que d’après ses
eunuques, il ne s’était formé aucun général habile et fidèle; plus d’émulation
dans les troupes, plus d’amour de la patrie, ni de respect pour le prince
dans le cœur des sujets. Les provinces, accablées d’impôts, livrées aux
créatures de Chrysaphe, ne connaissaient point
d’ennemis plus barbares que leurs gouverneurs et leurs magistrats. Théodose ne laissait
d’enfant qu’Eudoxie, mariée à Valentinien; mais ce prince, déjà surchargé du
gouvernement de l’Occident, n’avait ni assez de courage ni assez de forces pour
faire valoir ses droits sur l’Orient; et la réponse qu’il fit lui-même à
Attila, peu de temps après, donne à connaitre que, selon la jurisprudence reçue
dans l’empire, les filles ne pouvaient prétendre à la succession impériale. Chrysaphe, maître absolu de la cour, allait disposer du
diadème, c’est-à-dire que cet eunuque allait régner sous un nom emprunté; et
l’empire était perdu, si Pulchérie, qui, depuis vingt-six ans, portait le titre
d’Auguste, n’eût fait usage de l’autorité que celte qualité, et plus encore la
supériorité de son génie lui avait conservé, malgré la jalousie des eunuques,
et la faiblesse de son frère. Elle se mit à la tête des affaires; et, pour
écarter un indigne rival et venger l’état, elle fit faire le procès à Chrysaphe. Ce scélérat vit aussitôt s’élever contre lui
plus d’accusateurs qu’il n’avait eu de courtisans. Il fut convaincu de tous les
crimes dont la puissance et l’impunité rendent coupable un méchant homme. Tout
dans cette procédure mérita l’approbation publique, excepté la forme de
l’exécution. Pulchérie, apparemment pour mieux faire sentir la justice du
châtiment, livra le criminel entre les mains de Jordane, permettant à celui-ci
d’en disposer comme il le jugerait à propos. Jordane était fils de Jean le
Vandale, que Crysaphe, neuf ans auparavant, avait
fait assassiner. Ce coup de vigueur fit trembler tous ceux qui avoient abusé de
leur crédit auprès du jeune Théodose. Mais on ne peut louer Pulchérie d’avoir
soustrait un coupables à la vindicte publique, pour se livrer à la vengeance et
au caprice d’un particulier. Suivant plusieurs historiens, Chrysaphe ne fut condamné et mis à mort qu’après l’élection de Marcien.
Il était sans exemple qu’une femme fût seule revêtue de
la puissance impériale, et, Pulchérie, pour ne la pas laisser passer en
d’autres mains, sévit obligée de choisir un époux. Elle avait fait vœu de
virginité: parvenue à l’âge de cinquante-deux ans, elle ne fut pas tentée de
chercher dans les besoins de l’état une raison de dispense. Elle résolut de prendre
un mari dont l’âge et la vertu pussent lui répondre qu’il se conformerait sans
regret à ses intentions, en même temps que, par un courage joint à la douceur
du caractère, il travaillerait de concert avec elle à rétablir l’honneur de
l’empire. Elle crut trouver toutes ces qualités dans Marcien, dont elle sut
démêler le mérite dans la foule des officiers entre lesquels il était encore
confondu. L’obscurité de la naissance de ce guerrier avait retardé ses progrès,
et, quoique âgé de cinquante-huit ans, il n’avait que le grade de tribun.
Marcien était né en Thrace , d’une famille attachée à la
religion catholique et à la profession des armes. Comme il allait à Philippopolis, à dessein de s’engager dans le service
militaire, il trouva sur la route le cadavre d’un homme qui venait d’être
assassiné. Sa bonté naturelle le porta à s’arrêter pour rendre à cet infortuné
les devoirs de la sépulture. Ceux qui le virent occupé de cette pieuse fonction
le prirent pour l’assassin: il fut dénoncé aux magistrats, conduit en prison,
et interrogé. Quoiqu’il protestât de son innocence, les présomptions parurent
si fortes contre lui, qu’il allait être condamné, si l’on n’eût dans ce moment
arrêté le coupable, qui, par l’aveu de son crime, sauva la vie à Marcien.
S’étant présenté pour s’enrôler dans une légion, sa bonne mine et sa contenance
guerrière lui méritèrent d’abord une distinction extraordinaire. Suivant
l’ordre établi dans la milice, il devait être à la queue de sa compagnie. On
l’avança dès son entrée au rang du soldat dont il prenait la place, on lui
donna même le surnom militaire de ce soldat, qui s’était appelé Auguste; ce
qui, après l’événement, n’a pas manqué d’être regardé comme un présage de ce
que Marcien devait être un jour. Sa légion ayant reçu ordre de partir pour la
guerre de Perse en 421, il tomba malade en chemin, et fut laissé à Sidyme en Lycie. Il était pauvre, et y serait mort de
misère, sans les secours généreux de deux frères nommés Tatien et Jule. Ils le
logèrent chez eux sans le connaitre, le traitèrent avec soin; et, après l’avoir
rétabli en santé, ils lui donnèrent deux cents pièces d’or pour retourner à
Constantinople. Comme, en se séparant de lui, ils lui demandaient par
plaisanterie ce qu’il ferait pour eux s’il devenait empereur, Marcien leur
répondit sur le même ton : Je vous ferai patrices. La guerre de Perse
étant terminée, il s’attacha au général Ardabure, qui le donna dans la suite à
son fils Aspar en qualité de secrétaire et de capitaine de ses gardes. Il
servit dans la malheureuse expédition d’Aspar contre les Vandales; il y fut
pris et honorablement renvoyé par Genséric, comme je l’ai déjà raconté. Il
continua de se signaler par sa valeur, et par une modestie et une piété rare
dans la profession militaire. Il parvint, à force de mérite, au rang de
sénateur, et à la dignité de tribun. Il avait épousé une femme qui mourut avant
qu’il fût empereur; elle ne lui laissa qu’une fille nommée Euphémie, qu’il
maria dans la suite à cet Anthémius, qui parvînt lui-même à la dignité
impériale en Occident.
Tel était celui que Pulchérie préféra aux officiers les
plus distingués par leur rang et par leur naissance. L’ayant fait venir en
particulier quelques jours après la mort de Théodose: Marcien, lui
dit-elle, je connais votre vertu, et je puis la couronner. Mais
promettez-moi avec serment que, si je vous honore du nom de mon époux, vous ne
me troublerez jamais dans la résolution irrévocable que j’ai prise de conserver
ma virginité jusqu’à la mort. A cette condition je suis prête à vous
donner ma main et l'empire. Marcien ayant prêté le serment qu’elle exigeait,
la princesse manda l’évêque, le sénat, les principaux officiers de la cour et
de l’armée; elle leur déclara qu’elle prenait Marcien pour époux, et qu’elle le
croyait digne d’être leur souverain. Le respect qu’on avait pour cette grande
princesse étouffa toute jalousie. Marcien fut couronné le 24 d’août, dans la
place de l’Hebdome, destinée à ces brillantes
cérémonies. Le mariage suivit de près le couronnement. On n’avait pas attendu
le consentement de Valentinien; mais il ne fit aucune difficulté d’approuver
cette élection. On lui députa pour cet effet Maximin, dont l’habileté s’était
déjà fait connaitre dans ses négociations avec le roi de Perse en 422, et avec
Attila en 449. Il venait d’être revêtu de la charge de grand-chambellan,
possédée depuis longtemps par des eunuques. Mais, sous l’empire de Marcien,
cette espèce maligne et cruelle n’eut aucun crédit à la cour; et s’il ne les
chassa pas entièrement du palais, du moins il les tint si bas et tellement
éloignés des affaires, que l’histoire n’en nomme aucun pendant le règne de ce
prince.
Il fit choix d’officiers capables, non de déshonorer leur
maître en les subjuguant, mais de l’aider de leurs lumières, et de faire
respecter ses ordres. Il conféra la préfecture du prétoire d’Orient à Pallade,
que son humanité et son zèle à suggérer au prince les moyens de soulager les
peuples, et de remédier aux abus du gouvernement précédent, rendaient aussi
cher à l’empereur qu’aux provinces. Ce magistrat, si estimable, exerça pendant
six années cette charge importante. Euphémius, maître
des offices, éclairé, prudent, éloquent, eut la principale part à la confiance
du prince, qui lui fut redevable de plusieurs conseils salutaires. Marcien n’oublia
pas Tatien et Jule ; mais il ne croyait pas devoir payer aux dépens de l’état
des obligations personnelles. Il connaissait déjà la bonté de leur cœur; il
s’assura de leur capacité, et, les ayant jugés propres aux affaires, il fit
Tatien préfet de Constantinople, et Jule gouverneur de la Libye ou de
l’Illyrie. Il n’avait pas à choisir pour le commandement des troupes: Aspar et
son fils Ardabure étaient les seuls généraux qui eussent quelque réputation.
Cet Aspar, après avoir réussi dans la guerre contre Jean, avait été défait en
Afrique par Genséric en 431. Un échec si honteux n’avait cependant rien diminué
de sa faveur; il était patrice et fort puissant à la cour par ses intrigues,
quoiqu’il fût arien et très-entêté de ses erreurs. De plus, Marcien avait été
attaché à son service, et ne pouvait, sans une ingratitude du moins apparente,
lui ôter le commandement. Il lui en laissa le titre, et employa son fils, qui
repoussa plusieurs fois avec courage les Huns dans la Thrace et dans l’Illyrie.
En récompense de ses succès, Ardabure fut honoré de la charge de général des
armées de l’Orient. Il y perdit dans le sein de la paix la réputation qu’il avait
acquise au milieu des combats. Livré à la mollesse, il passait son temps dans
les festins, dans les spectacles, et dans toute sorte de débauches, négligeant
également le soin de ses troupes et de son honneur. Cette disette de bons
généraux était moins fâcheuse pour Marcien qu’elle n’eût été pour tout autre
prince. Persuadé que la paix au-dehors était nécessaire pour remédier aux
désordres de l’intérieur, il était bien résolu de l’entretenir autant que la
gloire de l’empire pourrait le permettre; et s’il était contraint de prendre
les armes, sa valeur et son expérience dans la guerre, où il avait passé par
tous les grades, le mettaient en état de commander ses armées, et de suppléer à
l’incapacité de ses généraux.
Pour faire espérer à l’empire une longue suite de jours
tranquilles et heureux, il ne manquait à ce prince que d’être moins avancé en
âge. Les fatigues de sa vie passée lui faisaient déjà ressentir les infirmités
de la vieillesse. Il était tourmenté des douleurs d$ la goutte; mais son âme avait
conservé tout son ressort, et quoiqu’il fût sans lettres, un esprit droit,
éclairé des lumières de l’Evangile, guidait ses démarches plus sûrement que les
leçons de la philosophie. Sa douceur et sa compassion pour les malheureux, et
même pour les fautes des hommes, firent la ressource de ses sujets; sa prudence
et son courage en furent la défense. La dignité de ses mœurs ennoblissait sa
personne plus que n’aurait fait une longue suite d’ancêtres. Frugal, il vivait
encore comme il avait vécu sous le casque et la cuirasse. Hors d’atteinte à
l’avarice, il comptait pour richesses, non pas celles qu’il aurait pu
recueillir des impositions et entasser dans ses trésors, mais celles qu’il versait
dans le sein des provinces épuisées, ou qu’il répandit en récompense des
services rendus à l’état. Attentif à faire observer une exacte justice, il aimait
mieux intimider que punir: la vigilance du prince et l’assurance du châtiment prévenaient
le crime. Quoiqu’il eût un cœur élevé et vraiment viril, il ne manqua jamais au
respect qu’il devait à Pulchérie; et tant qu’il vécut, il ne crut pas se
dégrader en déférant aux conseils de cette sage princesse. Dans les
acclamations du concile de Chalcédoine, il fut nommé le nouveau Constantin; il
me semble qu’on peut dire que depuis l’établissement des empereurs, si son
règne ne fut pas le plus éclatant, il fut le plus irréprochable.
Occupé sans cesse du soulagement de ses sujets, comme il
le déclare au commencement de ses ordonnances, il ne publia cependant qu’un
petit nombre de lois; mais elles respirent une tendresse paternelle :
nulle n’est faite pour le prince, elles tendent toutes au bien des peuples; et,
pour n’être pas obligé de les multiplier, il tint la main à l’exécution. Nous
allons en rendre compte en peu de mots. La brigue s'était introduite dans les
emplois de judicature; on achetait la recommandation des hommes puissants et
accrédités. Ce fut le premier objet sur lequel Marcien porta la réforme: il mit
ce commerce honteux au nombre des crimes d’état, déclarant qu’il ne choisirait
pour remplir les charges que des gens qui, loin de les briguer, auraient besoin
d’être forcés de les accepter. L’état, dit-il, ne sera jamais mieux
servi que par ceux qui redoutent les emplois publics, parce qu’ils en
connaissent tout le poids. Les appels à la cour se multipliaient au grand
dommage des habitants des provinces. Marcien fut sensiblement touché de leur
misère; pour leur épargner ces dépenses, plus ruineuses que les procès mêmes,
il exigea des juges inférieurs une équité incorruptible; il ordonna de suivre
sans interruption la gradation des tribunaux; il menaça des plus sévères châtiments
les hommes puissants qui se moquaient des sentences, et les juges timides ou
corrompus qui refusaient justice à la partie la plus faible. Il défendit
expressément ces détours de procédures qui changent l’état primordial d’une cause,
et la retirent des mains du juge naturel pour la faire passer à un tribunal où
l’injustice espère plus de faveur. En un mot, il ne permit d’appeler au préfet
du prétoire que lorsque l’adversaire serait assez élevé pour s’affranchir de
l’obéissance, ou la cause assez épineuse pour embarrasser les juges
subalternes; ou que ceux-ci seraient corrompus, on qu’il s’agirait d’une dette
publique de grande considération. Les provinces dévoient au fisc une partie des
taxes des années précédentes, qu’elles étaient hors d’état de payer. Pallade
implora la compassion du prince, et le prince, en remerciant Pallade dans sa
loi, fait l’éloge de son humanité: il donne en même temps une preuve de la
sienne en accordant aux reliquataires une décharge générale de dix années. Dans
les besoins publics, les villes, en aliénant leurs fonds, s’étaient obligées à
payer les redevances du fisc, quoique les fonds ne fussent plus en leur main;
ce qui réduisait ces communautés à une extrême indigence : il cassa ces
contrats onéreux, laissa aux acquéreurs la possession de ces terres, mais les
obligea d’en payer les taxes à la décharge de la ville dont ils les avoient
acquises. Il interpréta favorablement une loi de Constantin sur les mariages
des sénateurs. Ce prince leur avait interdit les alliances des personnes viles
et abjectes; Marcien voulut qu’on entendît par ces termes une naissance ou une
profession déshonorante, et non pas le défaut de fortune : A Dieu ne plaise,
dit-il, que nous regardions la pauvreté comme un déshonneur, elle a plus
d’une fois été une source de gloire; elle est souvent une preuve de vertu et
d’intégrité. Son respect pour les ecclésiastiques lui ferma les yeux sur
des abus que ses prédécesseurs avoient aperçus. Valentinien avait déclaré
nulles les donations qu’une femme ferait aux ecclésiastiques et aux moines.
Théodose le Grand, après avoir renouvelé cette loi à l’égard des diaconesses,
leur avait ensuite permis de disposer de leurs biens-meubles par donation
entre-vifs. Marcien, s’arrêtant à cette dernière ordonnance, lui donne toute
l’étendue qu’elle n’avait pas, et que les ecclésiastiques pouvaient désirer :
il déclare que toute veuve, diaconesse, fille ou femme consacrée à Dieu, pourra
donner par testament, par fidéicommis, ou en telle forme qu’elle jugera à
propos, le total ou une partie de ses biens aux ecclésiastiques, aux moines,
aux pauvres; et il veut que ces donations sortissent leur plein et entier
effet, sans aucune contradiction. Il s’efforça d’achever la destruction de
l’idolâtrie, défendant sous peine de mort toute pratique extérieure du
paganisme, et condamnant à une amende de cinquante livres d’or les juges et
leurs officiers qui, après la conviction juridique de ce crime, négligeraient
de le punir.
La piété de cet empereur se signala également dans
sa vie privée et dans l’exercice de la puissance souveraine. Il assistait
à pied aux processions solennelles : et son exemple corrigea le faste des
évêques de Constantinople, qui avoient coutume de se faire porter dans ces
cérémonies. Il voulut engager Anatolius à suivre l’ancien usage; mais l’évêque
refusa de paraitre moins modeste que l’empereur. On peut difficilement croire
ce que rapporte Théodore le lecteur, que ce prince fit le voyage de Syrie sous
un habit déguisé pour aller visiter saint Siméon Stylite, qui habitait sur une
colonne, près d’Antioche. Il répandit d’abondantes aumônes; et, en rabattant
beaucoup de la grandeur de la statue, on peut ajouter foi à ce que dit Codin, qu’il fit fondre un colosse d’argent haut de quinze
coudées, qui représentait le devin Ménandre, et qu’il en distribua l’argent aux
pauvres. Ce Ménandre était, selon toutes les apparences, le fameux imposteur
disciple de Simon le magicien, maître de Basile et de Saturnin, qui avait semé
ses erreurs dans une grande partie de l’Orient.
Dès que Marcien fut sur le trône, il consacra l’usage de
son autorité, en l’employant sans violence en faveur de la doctrine orthodoxe.
Il n’avait rien plus à cœur que de ramener tous ses sujets à la profession
d’une même foi. Il fit transporter à Constantinople le corps de Flavien, et
s’empressa de réparer les maux qu’avait produits le faux concile d’Ephèse. Les
évêques bannis furent rappelés, et Théodoret vit enfin cesser la persécution
qu’il avait éprouvée pendant les cinq dernières années du règne de Théodose.
L’empereur écrivit au pape Léon pour lui demander le secours de ses prières: il
le conjurait de s’unir à lui pour procurer la paix à l’Eglise, et lui proposait
la convocation d’un concile général, où l’hérésie, qui avait triomphé à Ephèse,
serait soumise à un nouveau jugement. Le pape avait déjà envoyé à Théodose des
légats, qui, n’étant arrivés qu’après la mort de ce prince, furent bien reçus
de Marcien. On tint en leur présence, à Constantinople, un synode dans lequel
Eutychès fut condamné. Marcien écrivit au pape une seconde lettre par laquelle
il l’invitait à se transporter en Orient pour présider au concile. Pulchérie,
qui avait toujours conservé un grand respect pour saint Léon, agissait de
concert avec Marcien; elle rendait compte à ce saint pape de l’état de l’Eglise
et des bonnes intentions de l’empereur.
L’Orient goutait dans une paix tranquille les douceurs
d’un sage gouvernement: mais l’empire d’Occident dépérissait de jour en jour.
Il perdit même alors la faible ressource qui lui restait dans les conseils de Placidie.
On encore faire honneur à cette princesse d’une loi qui fut publiée cette
année. L’empereur avait promis de soulager les provinces. Dans cette loi il
exprime son repentir d’avoir tant tardé; et il ne rougît pas de s’avouer
coupable en quelque sorte: Aux yeux de la probité, dit-il, c’est déjà
manquer de parole que de déférer l’accomplissement d'une promesse. Il
expose ensuite la misère des provinces, vexées par ceux-mêmes qu’on y envoyait pour empêcher les vexations. Ces impitoyables commissaires, au
lieu de guérir les maux des peuples, leur tiraient le reste du sang qu’ils avaient
dans les veines. L’empereur accorde une remise générale de tout ce qui était dû
au fisc jusqu’au commencement du cycle courant de l’indiction, c’est-à-dire
jusqu’au premier de septembre 448. On lit dans cette loi cette précieuse
maxime, beaucoup plus digne d'être présentée aux yeux des princes que tous ces
emblèmes fastueux dont la flatterie couvre les murailles de leurs palais :
Tout ce que perd le laboureur est perdu pour le prince; la prospérité du prince
dépend de celle du laboureur. On voit par cet exemple, et par mille autres
semblables, que ce serait un livre bien capable de former un bon prince que
celui qui aurait pour titre : Belles maximes débitées par les mauvais
princes.
Placidie mourut à Rome le 27 de novembre. Son corps fut
porté à Ravenne, et déposé dans une chapelle qu’elle avait fait bâtir pour la
sépulture de son frère Honorius. Son fils Valentinien y fut aussi enterré dans
la suite. Cette chapelle subsiste encore dans le jardin du monastère de
Saint-Vital; et, jusqu’à la fin du dernier siècle, le corps de Placidie s’y
conserva assis sur une chaire de bois de cyprès. On a loué, on a blâmé cette
princesse; et ce partage d’opinions est déjà un reproche pour sa mémoire. Elle aimait
la justice; elle fit ou inspira de bonnes lois; elle avait l’art de se plier
aux circonstances; mais elle n’eut pas celui de prévoir ni de réparer les
malheurs. Elle gouverna l’empire de son fils, mais elle ne sut pas gouverner
son fils même; elle le laissa corrompre par une éducation molle et efféminée.
Pieuse de cette piété de cour qui peut s’assortir avec les vices, elle fut
avare, jalouse, soupçonneuse, et sa réputation ne fut pas hors d’atteinte. Sa
vie fut aussi contrastée que son caractère. Peu considérée à la cour de son
frère, où elle servit de jouet à l’ambition de Stilicon; prisonnière, épouse
d’un roi barbare, mariée de nouveau contre son gré, impératrice, bannie de la
cour, enfin souveraine sous le nom de son fils, elle abandonna l’Illyrie,
laissa les troupes languir dans l’oisiveté; et Valentinien perdit sous sa
tutelle tout ce qu’il aurait pu perdre s’il fût demeuré orphelin. Elle vit les
barbares abattre à coups redoublés les fondements de l’empire, et sentit en
mourant les dernières secousses de ce vaste édifice qui tombait en ruine.
Les Francs, les Visigoths, les Bourguignons partageaient
la Gaule avec un reste de Romains. Les Suèves s’étendaient en Espagne, les
Vandales possédaient la plus belle portion de l’Afrique, mais la
Grande-Bretagne était perdue sans ressource. Ce fut cette année que les Saxons
entrèrent dans cette île pour y jeter les fondements d’une puissance qui
subsiste encore aujourd’hui. Comme dans cette histoire de l’empire nous nous
proposons de montrer comment les membres de ce grand corps s’en sont
successivement détachés, nous allons tracer en peu de mots la révolution qui
changea la face de la Grande-Bretagne, et qui en fit un état séparé et
indépendant.
Les Bretons, abandonnés par Aétius, comme nous l’avons
raconté sur l’an 446, tirèrent des forces de leur désespoir. Ils repoussèrent
les barbares; mais, enivrés de leur victoire, ils se livrèrent a la
dissolution. Ils élurent pour roi Vortigerne, prince
orgueilleux, imbécile, énervé par la débauche. Les Pictes et les Ecossais
revinrent bientôt, et firent de nouveau trembler les Bretons. Le roi, plus
effrayé que son peuple, prit le parti le plus dangereux; c’était d’implorer le
secours de ces mêmes Saxons qui étaient venus tant de fois ravager les côtes de Grande-Bretagne.
On leur envoya offrir un établissement dans cette île, dont le pillage les avait
souvent enrichis. C’était la coutume de ces nations guerrières de décharger de
temps en temps leur pays par des colonies. Les Saxons n’équipèrent d’abord que
trois vaisseaux; Hengist, renommé pour sa bravoure,
se mit à leur tête. Il descendit de Woden, ancien
héros de la Germanie, que ces peuples idolâtres adoraient comme un dieu. A leur
arrivée, Vortigerne leur donna l’île de Tanet, sur les côtes de Kent. Ranimé par leur secours, il
alla combattre les ennemis au-delà du fleuve Humber, les défit, et combla de
récompenses Hengist et ses soldats.
Cet heureux succès, la fertilité de l’île, la faiblesse
des habitants, attirèrent une plus nombreuse colonie. Les Saxons étaient alors
établis à l’embouchure de l’Elbe, dans ce qu’on nomme aujourd’hui le Holstein.
Ils entraînèrent avec eux les Anglois leurs voisins, et les Jutes, habitants de
la Chersonèse cimbrique. Ces trois peuples armèrent
une flotte de dix-huit vaisseaux, et, s’étant réunis avec les premiers, ils
formèrent une armée redoutable. On leur donna des terres à condition qu’ils combattraient
pour le salut du pays, et que les Bretons leur fourniraient la solde et les
subsistances. Hengist avait une fille parfaitement
belle; il la fit venir pour seconder ses desseins politiques. Dès qu’elle parut
aux yeux de Vortigerne, ce prince, voluptueux jusqu’à
la brutalité, qui avait des enfants de sa propre sœur, répudia son épouse
légitime, et devint le gendre et l’esclave d’Hengist.
Bientôt les Anglo-Saxons, sur des prétextes frivoles, tournèrent leurs armes
contre les Bretons. On vit commencer une guerre sanglante, qui dura vingt
années. Vortimer, fils de Vortigerne,
aussi vaillant et aussi vertueux que le père était lâche et dissolu, gagna une
grande bataille, dans laquelle Horsa, frère d’Hengist, perdit la vie. Le vainqueur ne survécut pas
longtemps, et l’espérance des Bretons périt avec lui. Hengist,
ayant reçu des nouveaux renforts de Germanie, remporta trois victoires, et
réduisit la Grande-Bretagne à l’état le plus déplorable. Vortigerne,
chargé de fers, acheta sa liberté par la cession des places les plus
importantes. Les Anglo-Saxons s’emparèrent de Londres, de Lincoln, de York; ils
ravagèrent les campagnes, ruinèrent les églises, égorgèrent les prêtres et les
moines, couvrirent tout le pays de carnage et d’incendie. Les Bretons qui
purent échapper au fer ennemi se sauvèrent dans les montagnes du pays de
Galles, et dans les rochers de Cornouailles, sur le bord de la mer.
Un Breton de race romaine, nommé Ambroise Aurélien, s’était
retiré dans l’Armorique, après avoir perdu son père dans un combat contre les
Saxons. Touché de compassion pour les maux de sa patrie, il repasse dans la
Grande-Bretagne, rassemble ses malheureux compatriotes, leur inspire le courage
dont il est animé, étonne également les Bretons et leurs ennemis par des succès
éclatants, et recouvre les provinces perdues. Les deux nations, fatiguées d’une
guerre furieuse et opiniâtre, demeurent en repos pendant quatorze ans. Dans cet
intervalle, Vortigerne qui vivait en captivité à la
cour de son beau-père, ayant vu égorger dans un festin trois cents seigneurs
bretons, se sauve des mains d’Hengist, et se renferme
dans une tour, où il meurt frappé du tonnerre. Aurélien reprend les armes avec
le titre de roi, défait Hengist, et le tue l’année
suivante dans une seconde bataille. Il remporta encore près de York une grande
victoire sur Esca, fils et successeur d’Hengist; mais
il y fut blessé, et mourut peu de temps après. Il laissait deux fils, Arthur et
Cador. Arthur l’aîné lui succéda. C’est ce prince dont la valeur héroïque a
donné lieu à tant de fictions romanesques. La mort d’Arthur, qui fût tué dans
une bataille vers le milieu du sixième siècle, éteignit entièrement la monarchie
des Bretons.
Les Saxons, les Anglois et les Jutes, devenus maîtres de l’île
jusqu’aux frontières de l’Ecosse, formèrent sept petits royaumes: c’est ce
qu’on appelle l’heptarchie. Ils avaient apporté l’idolâtrie; ils y demeurèrent
jusqu’à l’an 597, que le moine Augustin, envoyé par le pape Grégoire le grand,
vint, par une plus heureuse conquête, les soumettre à l’empire de la religion
chrétienne. Enfin Egbert, contemporain de Charlemagne, réduisit sous sa seule
domination tous ces petits états et
comme les Anglois possédaient la plus belle et la plus grande partie du pays, ils
donnèrent leur nom à l’île entière jusqu’aux frontières de l’Ecosse.
Selon quelques auteurs, le nom d’Angleterre était connu
dès la fin du sixième siècle. Les Bretons naturels se maintinrent en possession
du pays de Galles; d’autres passèrent dans la partie de l’Armorique qui fut
depuis nommée Bretagne. L’ancienne langue des Bretons, qui s’est jusqu’à ce
jour conservée dans ces deux contrées, est une preuve de la commune origine des
habitants.
Tandis que l’empire d’Occident perdait pour jamais une de
ses plus riches provinces, Attila s’occupait du dessein de ruiner les deux
empires. La mort de Théodose et de Placidie, la faiblesse des Romains, ses
succès passés, son inclination naturelle pour le massacre et le ravage, le
portaient à recommencer la guerre; et l’engagement que la princesse Honoria avait prétendu contracter avec lui servait de
prétexte. Dès qu’il eut appris l’élection de Marcien, il envoya une double
ambassade; l’une à ce prince, pour lui demander le paiement du tribut dont
Théodose le jeune était convenu, l’autre à Valentinien, pour lui déclarer qu’Honoria étant son épouse, il prétendait qu’on lui remît
entre les mains la princesse, et avec elle la moitié de l’empire dont elle était
légitime héritière. Ces deux ambassades n’eurent aucun succès. Marcien répondit
fièrement qu’il ne reconnaissait point la convention de Théodose; que, si le
roi des Huns se tenait en repos, on lui ferait, comme à un prince allié, les présents
qu’on jugerait convenables: S’il aime mieux la guerre, ajouta Marcien, j’ai
des armées et des soldats à lui présenter. La réponse de Valentinien fut
qu'Honoria ne pouvait être l’épouse d’Attila,
puisqu’elle avait déjà un mari; que cette princesse n’avait aucun droit à la
succession impériale, parce que chez les Romains l’empire appartenait aux hommes
à l’exclusion des femmes. L’histoire ne nous donne aucun éclaircissement
sur ce mariage d'Honoria. Il y avait dix-sept ans
qu’ayant été chassée de la cour d’Occident, elle s’était retirée à
Constantinople. Il parait qu’elle était revenue à Ravenne, et que, pour enlever
au prince barbare l’avantage qu'il pouvait tirer de l’imprudence de cette
princesse, on lui avait donné un mari que l’histoire ne fait pas connaitre.
Quoique Marcien ne craignit pas la guerre, cependant,
pour prévenir les maux qui en sont une suite inévitable, il envoya une
ambassade au roi des Huns. Il choisit pour cette commission Apollonius, dont le
courage intrépide mettait en sûreté l’honneur de l’empire. Cet Apollonius était
frère de Rufus, à qui Zenon avait fait épouser la
fille de Saturnin. Pour lui donner plus de considération, Marcien l’honora du
titre de duc. L’ambassadeur, s’étant rendu à la cour d’Attila, ne put obtenir
audience. Le barbare, irrité du refus de Marcien, qu’il méprisait comme un
soldat de fortune, fit dire à Apollonius qu'il n’avait pas le loisir de l’entendre,
mais qu'il lui ordonnait de lui envoyer les présents qu’il était chargé de lui
remettre de la part de son maître. Apollonius lui répondit avec fermeté que,
si les richesses qu’il apportait tentaient le roi des Huns, il n’avait que deux
moyens de se satisfaire; c'était, ou de les recevoir comme des présents en lui
donnant audience, ou de les enlever comme des dépouilles en lui ôtant la vie.
Cette noble hardiesse étonna tellement Attila, qu’il laissa partir
l’ambassadeur sans lui susciter d’autre inquiétude.
Également irrité contre les deux empereurs, Attila balança
longtemps avant que de décider lequel des deux il devait d’abord attaquer.
Plusieurs raisons le déterminèrent à porter ses premiers efforts du côté de l’Occident.
Cette partie de l’empire, déjà entamée par d’autres barbares, était moins en
état de résister à ses armes. Eudoxe, qui s’était réfugié à sa cour, après la
guerre des Bagaudes, ainsi que je l’ai raconté, lui faisait entendre qu’il conservait
dans la Gaule de secrètes intelligences. Clodebaud,
fils aîné de Clodion, le conjurait avec instance d’employer son bras invincible
à l’établir sur le trône usurpé par son cadet Mérovée, et l’assurait qu’il trouverait
entre les Francs un parti prêt à se ranger sous ses étendards. Mais nulle
sollicitation n’était plus puissante que celle de Genséric. Ce prince, aussi
habile politique que brave guerrier, craignant le ressentiment de Théodoric, cruellement
irrité de l’horrible traitement fait à sa fille, voulait tenir les Visigoths
occupés dans leur propre pays. II n’épargnait point l’argent pour engager le
roi des Huns à se jeter dans la Gaule. Attila, étant donc enfin résolu
d’attaquer Valentinien, voulut couvrir son invasion de quelque prétexte. Il lui
envoya une seconde ambassade pour demander encore une fois Honoria,
et lui fit représenter l’anneau de cette princesse comme une preuve de
l’engagement qu’elle avait contracté. L’empereur lui fit la même réponse que la
première fois; mais, pour désarmer, s’il était possible, un si formidable
ennemi, il lui envoya Cassiodore, père de celui que ses grands emplois auprès
de Théodoric, roi d’Italie, ont rendu célèbre. Ce député était secrétaire
d’état, et lié d’une étroite amitié avec Aétius, dont un fils, nommé Carpilion, l’accompagna dans cette ambassade. Attila
reçut Cassiodore mieux qu’il n’avait reçu Apollonius. Il conclut avec lui un
nouveau traité, et le renvoya fort satisfait du succès de son ambassade.
Ce traité n’était qu’un piège. Le roi des Huns voulait
amuser l’empereur par une fausse apparence de paix. Il travaillait à mettre en
mouvement tous les peuples soumis à sa puissance, et tous les rois ses vassaux.
Son dessein était d’écraser en même temps les Romains et les Visigoths; mais,
pour empêcher que ses préparatifs n’alarmassent l’un et l’autre peuple, il
écrivit à Valentinien qu’il était bien éloigné de rompre avec les Romains;
qu’il n’en voulait qu’à Théodoric, leur commun ennemi; il prodiguait à
l’empereur, dans les termes les plus énergiques, toutes les assurances d’un
attachement inviolable. Il mandait dans le même temps à Théodoric qu’il allait
lui prêter la main pour le rendre vraiment roi : il lui rappelait les maux qu’il
avait soufferts en combattant contre l’empire; il l’exhortait à se détacher
d’une nation tyrannique, dont l’alliance était un véritable esclavage, et à se
joindre à lui pour mériter ensemble le titre glorieux de libérateurs de
l’univers.
An. 451.
A la faveur de ce double déguisement, ce prince
destructeur espérait empêcher la réunion des deux nations, traverser la Gaule
entière, piller les villes, et, chargé de dépouilles, se jeter ensuite en
Italie, où il lui serait aisé de renverser le trône des empereurs. Il se mit en
marche a la tête d’une de ces armées que la colère divine appelle quelquefois
des diverses contrées du monde, et rassemble sous un chef pour punir la terre.
Celle d’Attila était de cinq cent mille hommes; quelques auteurs disent de sept
cent mille. Il trainait à sa suite tous les barbares du nord : c’étaient, avec
les Huns, les Ruges , les Gépides, les Hérules, les Turcilinges, les Bellonotes, les Gélons, les Neures, les Burgondes
et les Ostrogoths. Dans la marche se joignirent à lui les Suèves, les
Marcomans, les Quades, les Turingiens. Chacun de ces
peuples avait son roi; mais tous ces princes tremblaient devant Attila, dont
ils étaient les vassaux, ou plutôt les esclaves. Un signe de tête ou un
coup-d’œil était pour eux un ordre absolu, auquel ils obéissaient sans murmure.
Il y en avait deux qu’Attila distinguait dans cette foule de rois. Ardaric, roi des Gépides, était en grande considération
auprès du monarque des Huns par le nombre de ses soldats, et plus encore par sa
valeur, par sa fidélité, par sa prudence : il assistait à tous les conseils.
L’autre était Valamir, roi des Ostrogoths, accompagné de ses deux frères Théodémir et Vidémir. Ces trois
princes, plus nobles que celui qu’ils reconnaissaient pour maître, étaient de
la race des Amales, la plus illustre de la nation
gothique. Valamir se rendait recommandable par sa discrétion, par sa douceur,
et par une franchise qui, jointe à la bravoure, forme le caractère du héros.
Les anciens auteurs ne nous apprennent rien de clair ni
de précis sur la route que tint Attila jusqu’à son entrée dans la Gaule. Les sentiments
des modernes sont partagés sur ce sujet. Les uns lui font traverser la Germanie
par le centre pour arriver à Cologne. Les autres le conduisent le long du
Danube pour lui faire passer le Rhin auprès du lac de Constance. Ce dernier
sentiment, qui est le plus nouveau, me parait aussi le plus vraisemblable. Le
voisinage du fleuve, la commodité de la voie romaine, la facilité des convois
qu’il pouvait tirer de la Mœsie et de la Pannonie, et
qui remontaient le Danube à la suite de son armée, dévoient lui faire préférer
cette route à celle de l’intérieur de la Germanie, encore couverte de vastes
forêts, et presque impraticable à une innombrable cavalerie. De plus, Procope
rapporte qu’Attila détruisit, en passant, les forts que les empereurs avaient
élevés sur les bords du Danube; et Paul, diacre, nous représente les Bourguignons
disputant au roi des Huns le passage du Rhin. Je croirais même que l’armée,
divisée en deux corps, côtoyait le Danube, le fleuve entre deux. L’un de ces
corps entraînait sur son passage les nations germaniques, attirées par
l’espérance du pillage, tandis que l’autre, ravageant la Médie et la Pannonie, détruisait
les forts, qui ne consistaient pour la plupart qu’en une tour garnie de
quelques soldats. Toute l’armée dut se réunir aux sources du Danube, et passer
le Rhin près de Bâle, où le voisinage de la forêt Hercynie facilitait la construction et le transport des barques et des canots. Les
Francs qui habitaient au-delà du Rhin vers les bords du Nèkre se joignirent à l’armée d’Attila, et ceux qui tenoient dans la Gaule le parti de Clodebaud vinrent bientôt
se rendre auprès de ce prince, qu’ils voulaient placer sur le trône. Mais les
Bourguignons entreprirent d’arrêter le torrent qui venait inonder l’Occident,
et de défendre le passage du Rhin. Leur hardiesse ne fut pas heureuse; ils
furent repoussés et taillés en pièces. Les Huns achevèrent de détruire dans ces
contrées ce qui avait échappé aux ravages des Vandales, des Suèves et des
Alains. Ce fut alors que la ville des Rauraques, celles de Vindonisse et d’Argentovaria furent entièrement renversées.
Leurs ruines ont donné naissance à Bâle, à Windisch et à Colmar, bâties dans
leur voisinage. Attila, côtoyant les bords du Rhin, traversa la Germanie
supérieure, aujourd’hui l’Alsace: Strasbourg, Spire, Worms, ne s’étaient point
encore relevées depuis les invasions précédentes. Il pilla et saccagea Mayence;
il vint assiéger Metz; la force des remparts qui résistaient à toutes les
attaques ayant rebuté ses troupes, il se retira à Scarpone,
forteresse à quatorze milles de Metz, et envoya de là des détachements qui
prirent et brûlèrent Toul et Dieuse. Cependant les
murs de Metz, qui avoient été ébranlés par les machines, étant tombés
d’eux-mêmes, les Huns accoururent, y entrèrent le 7 d’avril, veille de Pâques,
égorgèrent un grand nombre d’habitants de tout âge et de tout sexe, emmenèrent
les autres avec l’évêque, et mirent le feu à la ville, qui fut réduite en
cendres, à l’exception d’une chapelle de saint Etienne. Il n’est pas possible
de suivre par ordre les courses des Huns. On sait seulement que ces vastes
contrées comprises entre le Rhin, la Seine, la Marne et la Moselle,
ressentirent toute la fureur de ces peuples féroces. Comme Attila s’annonçait
pour l’ami et l’allié des Romains, et qu’il publiait que son dessein était
d’établir Clodebaud roi légitime des Francs, et
d’aller ensuite combattre les Visigoths au-delà de la Loire, plusieurs villes
romaines lui ouvrirent d’abord leurs portes. Les violences qu’elles éprouvèrent
ayant répandu la terreur, les autres essayèrent de se défendre. Mais nul
rempart ne pouvait tenir contre ce déluge de barbares. Tongres, Reims, Arras,
et la capitale du Vermandois furent emportées de force. Trêves, autrefois la
plus florissante ville des Gaules, mais la plus malheureuse dans ce siècle d’invasions
et de ravages, fut saccagée pour la cinquième fois. Les partis ennemis, dont
chacun formait une armée, dispersés dans les campagnes, portaient de toutes
parts le fer et le feu. Ce fut dans une de ces courses que Childéric, fils de
Mérovée, fut enlevé avec la reine sa mère, et délivré aussitôt par la valeur
d’un seigneur franc nommé Viomade, qui donna dès lors
à ce prince, âgé de seize ans, une preuve éclatante de son zèle et de sa
fidélité. Attila s’avançait vers la Loire. Les habitants de Paris prirent
l’alarme, et allaient abandonner leur ville, si sainte Geneviève, qui vivait
alors, ne les eût rassurés en leur promettant de la part de Dieu que les
barbares n’approcheraient pas de leur territoire. Cette prophétie fut vérifiée
par l’événement. Attila, ayant passé la Seine dans un autre endroit, alla
mettre le siège devant Orléans.
Sur la nouvelle de la marche d’Attila vers la Gaule, Aétius
avait passé les Alpes, et s’était rendu à Arles avec peu de troupes. Il
comptait sur celles qu’il trouverait dans la province, et principalement sur le
secours des Visigoths, que l’intérêt commun devait réunir avec les Romains.
Mais, lorsqu’il apprit que Théodoric, trompé par les fausses protestations
d’Attila, ne faisait aucun mouvement pour s’opposer aux progrès du prince
barbare, il lui dépêcha Avitus, afin de le tirer de cet assoupissement. Avitus,
accoutumé à traiter avec Théodoric, dont il avait gagné l’estime, lui
représenta que son inaction lui serait funeste, qu’Attila ne cherchait qu’à
diviser les Romains et les Visigoths pour les accabler plus facilement. Il lui
mit sous les yeux la lettre d’Attila à Valentinien: Vous voyez,
ajouta-t-il, qu’elle confiance vous devez prendre aux paroles d’Attila. N'est-ce
pas courir à votre perte que de vous reposer sur la foi d’un barbare aussi
perfide que cruel? Les Goths doivent-ils donc rien espérer des Huns? N’ont-ils
pas été les premières victimes de leur fureur? Cette nation farouche ne
s’est-elle pas d'abord montrée en Europe teinte du sang des Goths? Prince, ne
vous abusez pas; vous êtes l’ennemi naturel des Huns: ils vous ont fait trop de
mal pour vous pardonner jamais. Après avoir chassé vos pères des bords du
Danube, ils viennent vous poursuivre aux extrémités de la Gaule pour achever
d’exterminer votre nation. Théodoric était plein de courage. Convaincu de
la mauvaise foi d’Attila, il répondit que les victoires de ce conquérant
sanguinaire ne l’effrayaient pas ; que la Providence divine avait fixé un terme
à tous ses succès criminels, et qu’Attila le trouveront dans la valeur des
Visigoths.
Aussitôt il donne ses ordres. La crainte d’une invasion
prochaine lui rassemble en peu de temps une nombreuse armée. Il laisse dans ses
états quatre de ses fils, Frédéric, Euric, Rotemer et Himméric; et, se mettant à la tête de ses troupes
avec ses deux aînés, Thorismond et Théodoric, qui
voulurent partager le péril avec leur père, il marche vers Arles pour se
joindre aux Romains. Aétius avait déjà dépêché des courriers dans toute la
Gaule et chez les peuples alliés, les invitant à s’unir a lui pour écarter
l’horrible tempête qui désolait l’Occident. Toute la Gaule prit les armes.
Mérovée accourut avec ses Francs; les Bourguignons, les Armoriques,
les Létiens, les Ibrions,
peuple de la Vindélicie, les Ripuaires (on nommait ainsi ceux qui habitaient
entre la Meuse et la Moselle ), des Saxons même établis vers les bouches du
Rhin, et des Sarmates, dont plusieurs cohortes avoient été transférées en
Gaule, se tendirent avec une incroyable diligence auprès d’Aétius. Il se vit
bientôt environné de tant de troupes, que l'armée d’Attila, déjà beaucoup moins
nombreuse qu’elle n’avait été d’abord, n’était guère supérieure à la sienne.
Dans ces désastres publics, la charité épiscopale suppléait
à la timidité, ou remédiait à la perfidie des commandants; et l’Eglise,
destinée à combattre les ennemis invisibles, s’occupait des périls temporels de
ses enfants. Sangiban, à la tête d’une troupe
d’Alains, commandait dans Orléans. Mais on le soupçonnait d’entretenir avec
Attila de secrètes intelligences, et son inaction aux approches de l’ennemi confirmait
ces soupçons. Ce Sangiban était selon quelques
auteurs, le même que Sambida, roi des Alains, établis
dans le Valentinois, dont nous avons déjà parlé; selon d’autres, c’était le succèsseur d’Eocaric, chef d’une
autre colonie d’Alains, qu’Aétius avoit placé vers
l’embouchure de la Loire. Anianus, qu’on nomme
vulgairement saint Agnan, alors évêque d’Orléans, prélat respectable par ses
vertus, et rempli de ce courage qu’inspire le mépris de la vie présente, prit
sur lui tous les soins d’un commandant. Avant qu’Attila eût passé la Seine,
l’évêque se hâta de relever les murs de la ville; il fit des amas de vivres,
et, par la ferveur de ses prières et de celles de son peuple, il s’efforça
d’armer le ciel contre les barbares. Pour presser le secours d’Aétius, il se
rendit en diligence à Arles, et revint se renfermer dans Orléans, résolu d’y
périr avec son troupeau, si la ville n’était pas secourue. Bientôt après son
retour, les Huns arrivèrent; ils attaquèrent avec fureur la partie de la ville
qui était sur la rive droite de la Loire; ils mirent en œuvre toutes les
machines alors en usage dans les sièges, et livrèrent plusieurs assauts.
Pendant que les hommes combattaient sur les murailles, les femmes et les enfants,
prosternés avec leur évêque au pied des autels, élevaient leurs cris vers Dieu,
et imploraient son assistance. Une pluie orageuse qui dura trois jours fit
cesser les attaques; et le prélat, profitant de cet intervalle, alla trouver
Attila dans son camp pour en obtenir quelque composition. Il fut rebuté avec
insolence. L’orage ayant cessé, les Huns donnèrent un nouvel assaut, et,
redoublant leurs efforts, ils enfoncèrent les portes et entrèrent en foule. Les
habitants, fuyant de toutes parts, n’attendaient que le pillage et la mort,
lorsqu’ils entendirent sonner les trompettes romaines, et virent une nouvelle
armée qui, comme si elle fût descendue du ciel, fondait avec rapidité sur les
Huns. C’étaient Aétius et Théodoric, à la tête de toutes leurs troupes. Ils étaient
entrés dans la ville, de l’autre côté de la Loire, en même temps qu’Attila y endroit
par la porte opposée. Ce barbare, qui passait pour invincible dans les
batailles, faisait si mal la guerre, il était si peu instruit des mouvements de
l’ennemi, qu’Aétius traversa toute la Gaule méridionale, et vint d’Arles à
Orléans sans que les Huns en eussent aucune connaissance. Les Romains et les
Visigoths, trouvant les Huns en désordre, en font un horrible carnage. Orléans
est inondé du sang de ses vainqueurs; les uns se jettent en foule hors des
portes; les autres, aveuglés par la terreur, se précipitent dans le fleuve. Le
saint évêque, aux yeux duquel les barbares étaient des hommes, courait de
toutes parts pour arrêter le massacre; il sauva un grand nombre de ces
malheureux, qui demeurèrent prisonniers. Attila, hors de la ville, ralliait les
fuyards; frémissant de fureur, il reprit la route de la Belgique, et Orléans
fut alors pour la première fois le rempart de la Gaule, et le terme fatal des
conquêtes de ses ennemis.
Aétius et Théodoric suivaient Attila, sans harceler son
armée, se croyant fort heureux s’ils pouvaient, sans coup férir, le conduire
hors des terres de l’empire. Il passa près de Troyes, qui n’avait alors ni
garnison ni même de murailles. Cette ville attribua son salut aux ferventes
prières de saint Loup, son évêque. On dit que ce saint vint avec son clergé
au-devant du roi des Huns; et que, comme Attila se vantait d’être le fléau
de Dieu, le saint répondit qu’il ne fallait donc pas lui résister, et
l’invita même à venir dans sa ville. On ajoute que le barbare, adouci par cette
soumission, passa outre, mais qu’il obligea l’évêque de l’accompagner jusqu’au
passage du Rhin, promettant de le renvoyer alors, et qu’il lui tint parole.
Tout ce récit pourrait bien n’être qu’un tissu de fables. La proximité d’Aétius
et de Théodoric pouvait empêcher Attila de s’arrêter au pillage de Troyes. Les
deux armées, qui marchaient à peu de distance l’une de l’autre, étant arrivées
dans les vastes plaines qui, un siècle après, ont donné le nom à la province de
Champagne, le roi des Huns, honteux de se retirer en fugitif, voulût se venger
par une bataille de l’affront qu’il avait reçu à Orléans. Le terrain ne pouvait
être plus favorable pour déployer la cavalerie des Huns. Ces plaines, au
rapport de Jornandès, s’étendaient en longueur à
cinquante lieues sur trente-cinq de largeur. Il les nomme champs catalauniques,
ou plaines de Mauriac, déjà signalées par la victoire d’Aurélien sur Tétricus.
Les modernes ne s’accordent pas sur la position précise de ce lieu; les uns
croient que cette fameuse bataille se livra près de Méri,
au diocèse de Troyes, entre la Marne et la Seine; les autres au-delà de la
Marne, près d’un village encore appelé Mauru,
dans le diocèse de Châlons.
Attila, inquiet du succès d’une si importante journée,
consulta ses devins. Ils lui répondirent que les entrailles des victimes ne lui
promettaient pas la victoire, mais que le chef des ennemis y perdrait la vie.
Il se persuada que cette prédiction tombait sur le général romain; et,
comme Aétius était le principal obstacle à ses desseins, il ne balança pas
d’acheter la mort de ce grand capitaine par la perte d’une partie de son armée.
D’ailleurs, plus impie que superstitieux, il ne comptait pas assez sur l'infaillibilité
de ses devins pour perdre l’espérance de la victoire. Cependant, afin d’abréger
le temps du combat, et de se préparer une ressource dans l’obscurité de la
nuit, en cas de mauvais succès, il résolut de ne livrer bataille que quand le
jour serait fort avancé. Les deux armées étant campées en présence l’une de
l’autre, la nuit qui précéda la bataille, deux partis très-nombreux, l’un de
Francs, l’autre de Gépides, s’étant rencontrés, se battirent avec tant
d’acharnement, qu’il en resta quinze mille sur la place. Entre les deux camps,
sur la gauche des Romains, s’élevait un tertre dont il était avantageux de se
saisir. Attila y envoya un détachement de ses troupes; mais Aétius, et Thorismond, fils de Théodoric, les prévinrent, et les
obligèrent de se retirer avec perte.
Le roi des Huns, voyant ses troupes étonnées de ce
premier échec, fit assembler ses principaux officiers, et leur parla en ces
termes : «Braves et invincibles guerriers, ce serait vous faire injure que
d’entreprendre de vous inspirer du courage et de la confiance en votre général.
Après avoir conquis sous mes ordres une grande partie de l’univers, vous devez
savoir qui je suis, et je ne puis oublier qui vous êtes. Laissons les encouragements
vulgaires à ces généraux mal assurés qui traînent après eux des âmes timides, accoutumées à dormir dans le sein
de la paix. Votre état naturel, c’est la guerre; votre plus douce passion,
c’est la vengeance. Une bataille est pour vous un jour de fête; célébrons
celle-ci avec joie. Voilà vos victimes, immolez-les à votre gloire, aux mânes
de vos compagnons qu’ils ont égorgés par surprise. Ici la bravoure n’a rien à
craindre de la ruse et de l’artifice : ces vastes campagnes ne peuvent receler
aucune embuscade ; tout est ouvert, tout est assuré à la valeur.
«Qu’est-ce que cette troupe que vous allez combattre? Un
amas confus de nations faibles, efféminées, qui se craignent, qui se détestent
les unes les autres, qui souhaitent mutuellement leur perte, et qui se déchiraient
par la guerre avant que la crainte de vos armes les eût réunies et comme
resserrées ensemble. Ils tremblent déjà avant la bataille. C’est la terreur que
leur a prêté des ailes pour courir à cette éminence. Ils se repentent de s’être
engagés dans ces plaines; ils cherchent des lieux élevés pour être hors de la
portée de vos traits, et voudraient pouvoir se cacher dans les nues. Nous connaissons
déjà les Romains; je ne crains que la promptitude de leur fuite; sans attendre
les premiers coups, ils ont coutume de fuir devant la poussière que font lever
les pieds de nos chevaux; ne leur laissez pas le temps de se mettre en
bataille; jetez-vous sur leurs bataillons, sur leurs escadrons flottants, et,
sans vous arrêter à poursuivre sur eux votre victoire, chargez les Alains, les
Francs, les Visigoths; ce sont ceux-là seuls qu’il est besoin de vaincre; ce
sont là les nerfs de cette armée: tout le reste tombera avec eux. Songez que
votre destin ne dépend pas de l’ennemi; nuls traits ne pourront atteindre celui
que Mars réserve pour chanter l’hymne de la victoire : celui qui doit mourir,
trouvera la mort hors du péril. C’est dans cette carrière que la fortune a
suspendu la couronne due à vos exploits passés ; elle ne vous a sauvés de tant
de batailles que pour vous récompenser ici par un triomphe glorieux. C’était
pour vous conduire en ces lieux qu’elle ouvrait à vos ancêtres la route des
Palus-Méotides, fermée, inconnue pendant tant de
siècles. Ce champ de bataille était le théâtre de gloire que nous promettaient
tant de succès inouïs. Armez-vous d’une noble fureur; abreuvez-vous de sang,
cassassiez-vous de carnage. Que celui qui se sentira atteint d’une blessure mortelle
n’expire qu'après avoir immolé son ennemi. J’irai le premier à la charge: meure
quiconque refusera de suivre Attila! »
Après ces paroles il rangea son armée. Il se réserva le
centre avec ses Huns, et plaça les autres nations sur les ailes. Ardaric, à la tête des Gépides, commandait l’aile droite;
Valamir était à l’aile gauche avec ses Ostrogoths.
Aétius et Théodoric, animés d’une émulation mutuelle, se disposaient
aussi à signaler leur valeur. Aétius prit le commandement de l’aile gauche, où
il plaça les Romains; Théodoric, suivi des Visigoths, se mit à la tête de
l’aile droite. Sangihan, dont ils se défiaient, fut
placé au centre avec les Alains et les autres auxiliaires, afin qu’étant ainsi
enfermé, il fût forcé à faire son devoir. Jamais l’Europe n’avait vu désarmées
si nombreuses en présence l’une de l’autre. C’était le nord et le midi qui venaient
s’entrechoquer avec fureur: l’ambition d’un seul homme allait faire périr des
nations entières, et détruire en peu d’heures ce que la nature s’était efforcée
de produire et de former pendant une longue suite d’années. Attila, à la tête
de tant de rois, s’annonçait comme le maître du monde. Aétius, le défenseur de
l’Occident, le fléau des barbares, nourri dans les combats, et toujours
vainqueur, brûlait d’impatience de couronner tant d’exploits par une illustre
victoire; et Théodoric, qui avait vu fonder dans la
Gaule le royaume des Visigoths, voulait le cimenter du sang des Huns dans cette
mémorable journée. Les plaines, hérissées de fer plus loin que la vue ne pouvait
s’étendre, présentaient un spectacle terrible qui devint bientôt affreux par la
rage des combattants. L’histoire n’a pas entrepris de transmettre à la
postérité le détail d’une bataille dont les circonstances particulières,
confondues et ensevelies dans une foule si prodigieuse, ont dû échapper même à
la connaissance des généraux. Elle se contente de dire que jamais en si peu de
temps on ne vit tant d’exemples divers d’une impétueuse et opiniâtre fureur. Un
ruisseau qui traversait la plaine fut bientôt gonflé de sang, et les blessés
qui, mourant de soif, se traînaient sur les rives , y expiraient en buvant ses
eaux corrompues. Les Romains et les Visigoths se disputèrent par des efforts
incroyables l'honneur de la victoire, et chaque historien en attribue la plus
grande part à sa nation. Les Romains mêmes conviennent que Théodoric contribua
puissamment au succès de la bataille, dans laquelle il termina glorieusement sa
vie. Ce prince, avancé en âge, mais plein de feu et de vigueur, courant de rang
en rang pour animeras soldats, fut abattu de cheval et foulé aux pieds de ses
cavaliers. Ce fut un officier ostrogoth, nommé Andage,
de la race des Amales, qui le perça d’un dard. Les
Visigoths, dans le tumulte de l’action, ne s’aperçurent pas de la chute de leur
roi, et continuèrent à combattre avec courage. Après avoir enfoncé les
Ostrogoths, qu’ils avoient en face, ils chargèrent les Huns en flanc avec tant
de vigueur, qu’Attila lui-même courut un grand risque. Effrayé pour la première
fois de sa vie, il fit sonner la retraite à la fin du jour.
Le camp des Huns était environné de leurs chariots, qui formaient
une palissade impénétrable. Attila les remplit de tireurs d’arc; il en garnit
encore toutes les avenues du camp pour en défendre les approches. Cependant Thorismond, fils de Théodoric, qu’une bouillante valeur avait
emporté au milieu des escadrons ennemis, revenant du combat au commencement de
la nuit, prit le camp d’Attila pour celui des Visigoths, et ne s’aperçut de son
erreur que lorsqu’il se vit attaqué. Comme il se défendit avec courage, il
reçut à la tête une blessure qui l’abattit de son cheval; mais il fut sauvé par
ses gens; Aétius courut la même fortune; il se trouva enveloppé d’ennemis, et
ne dut son salut qu’à la même obscurité qui l’avait séparé de ses troupes; il
revint à son camp sans savoir qui de lui ou d’Attila était le vainqueur, et fit
passer la nuit à ses soldats sous les armes.
Le lendemain, les premiers rayons du jour découvrirent
aux yeux des deux armées le spectacle le plus horrible et le plus affligeant
pour l’humanité. Dans toute cette vaste étendue qu’avoient occupée les deux
armées la terre était jonchée de cadavres. Trois cent mille hommes, selon les
uns, et selon ceux qui réduisent au moindre nombre la perte des deux armées,
cent soixante et deux mille hommes, couchés sans vie, et la plupart défigurés
par de cruelles blessures, condamnaient, par un sanglant et affreux exemple,
cette rage inhumaine qui anime les mortels à s’entre-détruire. Les Romains et
les Visigoths ne se reconnurent vainqueurs que lorsqu’ils virent Attila se
tenir enfermé dans son camp. Cependant ce prince, tel qu’un lion qui, du fond
de sa tanière, effraie encore de ses rugissements les chasseurs qui l’ont
poursuivi, faisait retentir ses retranchements du son des trompettes et des
autres instruments de guerre, comme s’il eût été prêt à sortir à chaque
instant. De dessus ses chariots partait sans cesse une grêle de flèches qui écartait
les ennemis. On prit le parti de le tenir assiégé, dans l’espérance de le
réduire par famine. Ce fut alors que, pour ne pas tomber dans un indigne
esclavage, après avoir été le maître de tant de rois, il fit dresser au milieu
de son camp un bûcher des selles de ses chevaux, à dessein de s’y brûler
lui-même dès qu’il se verrait réduit à la nécessité de périr ou de se rendre.
L’absence de Théodoric, dont la mort était encore
ignorée, causait à ses deux fils de mortelles inquiétudes. Après avoir longtemps
attendu, ils le firent chercher sur le champ de bataille, où il fut enfin
trouvé sous un monceau de cadavres. On célébra ses funérailles à la vue des
ennemis avec tous les honneurs militaires, et les Visigoths mêlèrent leurs
larmes au sang des Huns dont ils étaient couverts. Ce prince méritait leurs
regrets. Il avait régné avec gloire pendant trente-deux ans, et s’était rendu
aussi cher à ses sujets que redoutable aux Romains. Au milieu de cette pompe
funèbre, Thorismond, l’aîné de ses fils, fut proclamé
roi. Ce prince, aussi brave que son père, embrasé du désir de le venger, voulait
de sa sépulture courir à l’attaque du camp d’Attila; mais il crut ne devoir
rien entreprendre sans consulter Aétius, dont il respectait les talents et
l’expérience. Ce général politique, après s’être servi des Visigoths et des
Francs pour arrêter Attila, ne songeait plus qu’à les éloigner. Il craignait
que deux princes tels que Thorismond et Mérovée ne
voulussent recueillir le fruit du succès, et qu’ils ne s’unissent pour achever
de détruire en Gaule la puissance romaine. Dans cette pensée, il conseilla au
nouveau roi de retourner promptement dans ses états, lui représentant qu’il y
avait laissé quatre frères, très capables de s’emparer de la couronne en son
absence, s’il leur laissait le temps de sentir leurs forces et de former leur
complot. En même temps, pour flatter la vanité de ce jeune prince, il honora sa
valeur d’une récompense militaire, digne par son prix d’être offerte à un roi:
c’était un bassin d’or pesant cinq cents livres. Thorismond prit aisément les sentiments de défiance que lui inspirait Aétius; il partit
aussitôt avec ses Visigoths pour retourner à Toulouse, où les témoignages de
joie et de tendresse qu’il reçut de ses frères étouffèrent les soupçons aussi
promptement qu’il les avait conçus. La même ruse réussit auprès de Mérovée. Aétius
lui fit craindre les intrigues de Clodebaud; et par
ce double artifice il se défit de ces secours qui pouvaient devenir dangereux.
L’éloignement des deux nations étrangères, les plus puissantes
de celles qui s’étaient jointes à Aétius, diminuait considérablement ses
forces. Mais, dans l’état où se trouvait le roi des Huns, il en restait assez
aux Romains pour mettre ce prince hors d’état de rien entreprendre. Des cinq
cent mille hommes qui avoient suivi Attila au sortir de son pays, il en avait sans
doute perdu un grand nombre dans les diverses attaques des forts le long du
Danube. Ce prince barbare estimait le temps plus que les hommes, et dans la
rapidité de ses conquêtes il prodiguait le sang de ses soldats. Les marches
forcées, la disette, les maladies, en avoient encore fait périr un grand nombre
avant que d’entrer dans la Gaule. Il en était resté un corps nombreux dans l’Illyrie,
où ils furent défaits cette année même par Ardabure. Qu’on y ajoute les pertes
inévitables dans la prise et le saccagement de tant de places, dans le siège
d’Orléans, dans la surprise qui obligea les Huns d’abandonner cette ville, et
le carnage qu’ils essuyèrent dans la plus sanglante bataille qui fût jamais, on
ne sera pas étonné qu’Aétius ait congédié plus de la moitié de ses troupes, et
que Grégoire de Tours ait dit qu’Attila se retira peu accompagné. Ce prince,
ayant appris la retraite des Visigoths et des Francs, pensa d’abord que ce n’était
qu’une feinte pour l’attirer hors de son camp; mais, lorsqu’il en fut assuré,
il se mit en campagne, et, marchant en bon ordre, parce qu’il était suivi d’Aétius,
il regagna le Rhin en diligence, et retourna dans ses états par la Pannonie, en
côtoyant encore le Danube. Quelques auteurs ont écrit que dans ce retour il
saccagea Langres et Besançon, et qu’Aétius, aussitôt après la bataille, s’était
retiré dans la province lugdunoise, ou même en
Italie. L’un et l’autre de ces faits sont également dépourvus de vraisemblance.
Il est beaucoup plus probable qu’Aétius ne fut pas assez malhabile pour
s’exposer à perdre le fruit de sa victoire; qu’il ne revint à Arles qu’après
avoir vu Attila au-delà du Rhin; et que, si Langres et Besançon ont été
saccagées par Attila, ce n’a pu être que lorsque ce prince entra dans la Gaule,
et qu’il ruina tant d’autres villes. Tel fut le succès de cette expédition, qui
laissa dans tout l’Occident une impression d’horreur et d’épouvante que le nom
d'Attila renouvelle encore après tant de siècles.
Les ravages d’Attila, et le séjour de l’armée même d’Aétius,
qui subsistait aux dépens de la Gaule, avoient réduit cette province à un état
déplorable. Pour la ruiner à jamais il ne falloir plus qu’un intendant avare
qui, à la faveur de ces troubles, aurait achevé de tirer le sang des peuples,
et se serait enrichi du reste de leurs dépouilles. Ce fut le seul fléau que
n’éprouva pas cette malheureuse contrée : elle trouva au contraire dans
l’équité et dans la sagesse de Tonance Ferréol un
soulagement qu’elle pouvait à peine espérer. Ce magistrat, digne de toute la
reconnaissante de la postérité, étant alors préfet de la Gaule, sut y établir
un si bon ordre, que, loin d’être obligé d’imposer de nouvelles taxes, il
diminua les anciennes. Actif et fécond en expédients pour le bien des peuples,
il réparait les maux que causait la guerre. Aussitôt après le passage des
armées, les campagnes reprirent une face riante; et la terre qui recèle ses
trésors, et dont les plus cruels ennemis ne peuvent détruire que la surface, se
vit, dès l’année suivante, couronnée de fruits et d’abondantes moissons.
Sidoine rapporte qu’après la retraite d’Attila, les Gaulois firent à Ferréol
une sorte de triomphe plus flatteur que la magnificence des anciennes pompes
romaines; et qu’ils le portèrent sur leurs épaules dans un brancard avec de
grands applaudissements. Il était, par sa mère, petit-fils de Syagrius, consul
en 382 , et préfet d’Italie pendant trois ans. Sa femme Papianille était, selon quelques auteurs, fille d’Avitus qui fut empereur. Ce qui a pu le
faire croire, c’est qu’elle portait le même nom que la femme de Sidoine, qui
était en effet la fille d’Avitus. Ce grand homme doit à sa renommée plus qu’à
toute autre raison l’honneur que lui a fait un de nos historiens de le prendre
pour la tige de la troisième race de nos rois. Après avoir si bien servi
l’état, il passa une heureuse vieillesse dans la retraite et dans la pratique
des vertus chrétiennes. Un passage de Sidoine mal entendu a fait penser à
quelques-uns qu’il était mort évêque d’Arles. Ses vertus, en lui procurant une
gloire véritable, lui ont encore, après sa mort, fait prêter des titres qui d’autre
fondement que le respect dû à sa mémoire. Il eut trois fils, Tonance, Rorice et Firmin, dont
le mérite fut enseveli dans les désordres et les ténèbres des temps où ils
vécurent.
Il parut cette année une comète qui commença de se faire
voir le 18 juin, et qu’on apercevait encore le premier d’août. Il y eut en
Galice de fréquents tremblements de terre. Valentinien soulagea l’Afrique
opprimée par les Vandales, et fit des libéralités considérables à ceux que les
ravages de ces barbares avoient réduits à l’indigence.
Dès le mois d’avril, Marcien avait envoyé Tatien, préfet
de Constantinople, offrir à Valentinien toutes les forces de l’Orient, et
l’assurer d’une parfaite correspondance. On en vit les effets l’année suivante.
Mais Marcien employa celle-ci à terminer une affaire importante qui intéressait
toute l’Eglise. Depuis le conciliabule d’Ephèse, l’hérésie d’Eutychès triomphait.
Théodose l’avait appuyée jusqu’à la fin de sa vie, et l’impétueux Dioscore employait tout ce qu’il avait de pouvoir à
persécuter les évêques catholiques. Pulchérie n’eut pas plus tôt placé Marcien
sur le trône, qu’elle lui conseilla de sanctifier les commencements de
son régné en réparant les maux qu’avait causés l’aveugle prévention de son
prédécesseur. Marcien, par des lettres circulaires datées du 17 de mai,
convoqua un nouveau concile général à Nicée en Bithynie pour le premier de
septembre. Cette convocation mit en mouvement à Constantinople les partisans
d’Eutychès. Ils formaient des conventicules en divers lieux pour se concerter ;
ils portaient jusqu’au pied des autels l’esprit de division et de cabale,
applaudissant par des acclamations à leurs prédicateurs, interrompant les
autres par leur tumulte. L’empereur fut obligé de défendre ces factions
scandaleuses, sous peine du dernier supplice. Cependant les évêques se rendaient
à Nicée; et comme une infinité de clercs, de moines et de laïcs attachés à la
doctrine d’Eutychès y accouraient de toutes parts pour troubler le concile,
Pulchérie donna ordre à Stratège, consulaire de Bithynie, de chasser de la
ville cette foule turbulente et séditieuse. Marcien, à la prière des légats du
pape, qui, craignant l’audace de Dioscore, déclaraient
qu'ils n’assisteraient pas au concile, si l’empereur n’assurait par sa présence
la liberté des suffrages, transféra le concile à Chalcédoine, parce que les
courses des Huns dans l’Illyrie l’empêchaient de s’éloigner de Constantinople.
On s’assembla dans l’église de Sainte-Euphémie, située dans un lieu très agréable,
à deux stades du Bosphore. Le concile s’ouvrit le huitième d’octobre. Dix-neuf
des premiers officiers de l’empire y assistèrent pour maintenir le bon ordre. Il
s’y trouva six cent trente évêques, d'autres disent cinq cent vingt : dans les
actes on ne lit les noms que de trois cent soixante. Tous ces prélats étaient
sujets de l’empire d’Orient, excepté deux évêques d’Afrique, et les quatre
légats du pape qui présidèrent. Anatolius, évoque de Constantinople, n’eut
séance qu’après les légats. La désolation de l’Occident ne permit pas aux
évêques de quitter leurs églises. Ce concile répara le scandale du conciliabule
d’Ephèse. La doctrine d’Eutychès fut condamnée; on renouvela en même temps la
condamnation déjà portée contre Nestorius : Dioscore fut frappé d’anathème et déposé. Les autres évêques qui s’étaient unis à lui
contre Flavien protestèrent qu’ils avoient cédé à la violence, demandèrent
pardon de leur faiblesse, et, ayant prononcé anathème contre Eutychès, furent
réconciliés à l’Eglise. On déclara que la lettre de saint Léon à Flavien contenait
la foi la plus pure sur le mystère de l’incarnation, et cette lettre forma la
définition du concile contre l’erreur d’Eutychès.
L’empereur assista en personne à la sixième session qui
fut tenue le 25 d’octobre. Il s’en était absenté jusque-là pour laisser aux
évêques une entière liberté sur ce qui regardait la décision du point de foi.
Il harangua en langue latine, c’était encore celle de l’empire, et son discours
fut interprété en grec en faveur des évêques orientaux, dont le concile était
composé. Ce qui marque l’attention de l’église romaine à soutenir son rang de
primauté, c’est que l’évêque de Cos, légat du Saint-Siège, quoiqu’il fût Grec,
qu’il sût parfaitement cette langue, et qu’il parlât à des Grecs, ne s’exprima
qu’en latin; et un autre évêque lui servait d’interprète, parce qu’il était de
la majesté de l’église romaine de ne point emprunter une langue qui lui était
étrangère. L’empereur protesta qu’à l’exemple de Constantin, il n’avait voulu
entrer dans cette sainte assemblée que pour appuyer de l’autorité impériale les
suffrages des évêques, et nullement pour les contraindre: il exhorta les
prélats à ne considérer que la vérité et la tradition de l’Eglise; il fit lire
la définition de foi arrêtée par le concile; elle fut souscrite par tous les
évêques, qui protestèrent ensuite à haute voix que leur souscription était
libre et volontaire. Entre autres louanges qu’ils donnèrent à l'empereur et à
l’impératrice dans leurs acclamations, ils nommèrent Marcien le nouveau
Constantin, et Pulchérie la nouvelle Hélène. Ensuite, pour faire disparaitre
toute semence de division, l’empereur déclara que ceux qui oseraient contredire
la doctrine confirmée par le concile seraient chassés de Constantinople, privés
de leurs emplois, et soumis aux peines canoniques. Il proposa ensuite au
concile un projet de règlements dont il fit faire la lecture, priant les
évêques de les confirmer par le sceau de leur autorité , s’ils les jugeaient
utiles à l’Eglise. C’étaient des articles de police ecclésiastique, qui se réduisaient
à trois. Par le premier l’empereur déclarait qu’il honorait sincèrement la
sainteté de la vie monastique; mais que, quelques moines abusant du respect que
méritait leur institut pour troubler l’Eglise et l’état, il était à propos
d’ordonner que les moines fussent soumis à la juridiction de l’Ordinaire, et qu’ils
vécussent en repos, uniquement appliqués au jeûne et à la prière, sans se mêler
d’affaires ni ecclésiastiques ni séculières, à moins qu’ils n’en fussent
chargés expressément par l’évêque, dans des cas de nécessité.
Le second article défendit également aux clercs et aux
moines de s’engager dans des affaires pécuniaires, comme de faire valoir des
fermes, soit par eux-mêmes§, soit par les mains d’autrui, ou de se charger
d’une intendance, si ce n’était celle des terres de l’Eglise dont l’évêque leur
aurait confié le soin.
L’empereur proposait par le troisième article de défendre
aux clercs qui servaient une église de passer au service d’une autre église, à
moins qu’ils ne fussent chassés de leur pays par les barbares, sous peine
d’excommunication , tant contre le clerc qui abandonnerait son église que
contre l’évêque qui le recevrait.
Ces trois articles furent approuvés par acclamation, et
insérés dans les canons du concile. Marcien demanda ensuite que, par honneur
pour cette sainte assemblée, la dignité de métropole fût conférée à la ville de
Chalcédoine, mais de manière que ce litre fût purement honorifique, et ne
préjudiciât en rien aux droits de Nicomédie, ancienne métropole de Bithynie.
Les évêques y consentirent unanimement, et demandèrent la permission de
retourner dans leurs diocèses. L’empereur les pria de demeurer encore quelques
jours pour régler plusieurs affaires qui, sans intéresser la foi, causaient
cependant des divisions entre les prélats. Elles furent terminées dans les sept
jours suivants, et l’assemblée se sépara le premier de novembre.
Tel fut le concile de Chalcédoine, le quatrième des
conciles généraux. Les décisions qu’il prononça sur la foi furent reçues de
toute l’Eglise. On voit dans ce concile l’origine des pensions sur les bénéfices;
on assigne à plusieurs évêques déposés une somme d’argent pour leur subsistance
sur le revenu des églises qu’ils ont gouvernées. Depuis le concile d’Ephèse,
l’évêque de Jérusalem prétendait la primatie de la Palestine; l’évêque
d’Antioche la lui céda dans le concile de Chalcédoine, et se réserva seulement
les deux Phénicies et l’Arabie: ce concordat fut
confirmé par l’autorité des évêques et des magistrats. Mais le canon le plus
célèbre, et qui fit naître dès lors, et plus encore dans la suite, de vives
contestations, fut celui qui, confirmant le décret du second concile général, donnait
à l’église de Constantinople le premier rang après celle de Rome, et lui attribuait
juridiction sur les trois diocèses de Thrace, d’Asie et de Pont. Les légats du
pape réclamèrent contre ce décret fait en leur absence; le pape saint Léon, en
qualité de conservateur de l’ancienne discipline, refusa constamment de reconnaitre
ce canon, malgré les instances de Marcien, et soutint les prééminences des deux
sièges d’Alexandrie et d'Antioche sur celui de Constantinople. L’ambition de la
nouvelle Rome donnait de l’ombrage à l’ancienne; et, pour éloigner l’évêque de
Constantinople de l’égalité à laquelle il paraissait aspirer, l’église romaine devait
l’empêcher de franchir les deux degrés qu’occupaient les deux sièges
intermédiaires. D’ailleurs cette prétention s’appuyait sur un principe faux, et
qui affaiblissait le fondement de l’église de Rome. Au lieu de reconnaitre dans
cette prééminence l'institution apostolique, on supposait que Rome n’était le
premier siège que parce que cette ville était la première de l’empire; d’où
l’on concluait que Constantinople étant devenue ville impériale, son évêque devait
avoir le premier rang après celui de Rome. On voit que ce raisonnement conduisit
à prétendre enfin l’égalité, puisqu’elle était établie entre les deux empires.
Mais la fermeté invincible de saint Léon fit enfin plier Anatolius; et Marcien,
qui avait d’abord secondé avec complaisance l’ambition de son évêque, se
désista de ses sollicitations. On croit même, mais sans beaucoup de fondement,
que ce prince avait en vue d’anéantir cette semence de discorde par la loi
qu’il publia l’an 454; il y confirme les privilèges que les princes précédents
ont accordés aux églises, et casse toutes les concessions obtenues par brigue
et par faveur contre la teneur des anciens canons. Si cette loi regarde les
prétentions des patriarches de Constantinople , il est certain qu’elle ne les
détruisit pas. Ils surent bien dans la suite tirer avantage du canon de
Chalcédoine. On voit par la lettre synodale adressée à saint Léon que le
concile, en favorisant le projet d’Anatolius ne retranche rien du respect dû à
l’église romaine: il reconnait le pape pour chef de l’église universelle. C’est
depuis ce concile que le titre de patriarche est devenu commun aux cinq grands
sièges, Rome, Alexandrie, Antioche, Constantinople et Jérusalem. Ce titre s’est
même communiqué dans la suite à quelques métropoles de moindre considération,
comme à celle d’Aquilée. L’empereur appuya par plusieurs lois les décrets du
concile; il défendit les disputes de religion, traitant d’impiété et de
sacrilège l’audace qui se permet l’examen après la décision de tant d’évêques.
Il révoqua la loi de son prédécesseur donnée contre Flavien, en faveur
d’Eutychès et du conciliabule d’Ephèse; il soumit les sectateurs opiniâtres de
l’hérésiarque à toutes les peines déjà décernées contre les hérétiques. Malgré
ces édits, les eutychiens conservèrent leur crédit en Egypte et en Palestine :
et le zèle de Marcien, qui mérita les éloges de saint Léon, ne s’alluma pas au
point de lui faire oublier que les hérétiques, quoique hors de l’Eglise, étaient
cependant ses sujets. Il n’employa aucune violence pour faire signer les
décrets du concile; il se contenta d’éloigner Dioscore,
qui fut relégué à Gangres en Paphlagonie. Protérius fut établi avec beaucoup de difficulté sur le
siège d’Alexandrie; et cette élection suscita bientôt de nouveaux troubles,
dont nous parlerons dans la suite.
Les affaires de l’Eglise occupèrent Marcien une partie de
l’année suivante, mais ne l’empêchèrent point d’étendre ses soins et sa
vigilance sur les autres parties de l’état. Ce qui entraient dans le consulat avoient coutume de faire des
largesses au peuple: l’empereur ordonna que cet argent, qui se perdait en
distributions frivoles, fût appliqué plus utilement à la réparation du grand aqueduc
de Constantinople. On vit cette année tomber trois pierres fort grosses au
milieu d’une campagne de Thrace; et comme on ignorait la cause naturelle de ce
phénomène, on les supposa tombées du ciel. Les Sarrasins, faisant des courses,
furent défaits près de Damas par Ardabure, général des troupes d’Orient.
Dorothée, gouverneur de Palestine, les poursuivit jusque dans le pays de Moab.
Maximin, grand-chambellan, aussi habile dans la guerre que propre aux emplois
de la cour, avait été envoyé par l’empereur pour arrêter les ravages des
barbares qui désolaient la Thébaïde. En passant à Damas, il y trouva les
députés des Sarrasins qui venaient demander la paix : elle fut conclue aux
conditions que voulut leur imposer Ardabure. Maximin, étant arrivé dans la
Thébaïde, défit les Blemmyes, dont les courses continuelles infestaient la
frontière de l'Egypte. La valeur de ce général, jointe à son humanité, lui
gagna les cœurs de ces peuples féroces; et, plus par estime que par crainte,
ils demandèrent à traiter avec lui, promettant de rester en paix tant qu’il demeurerait
dans la Thébaïde. Maximin, n’acceptant pas cette condition, ils offrirent de ne
point prendre les armes tant qu’il vivrait. Cette proposition étant encore
rejetée, ils convinrent enfin d’une trêve de cent ans : les conditions furent
qu’ils relâcheraient sans rançon les prisonniers qu’ils avoient faits, tant
dans la dernière incursion que dans les précédentes; qu’ils rendraient le
bétail qu’ils avoient enlevé, ou qu’ils paieraient ce qu’ils ne pourraient
rendre; qu’ils donneraient en otage les enfants des premiers de la nation. On
leur accorda la permission de passer dans l’île de Philes pour aller au temple d’Isis : c’était une ancienne superstition. Dans l’île de Philes, située au milieu du Nil, à quatre ou cinq lieues
au-dessus de Syène, sur la frontière d’Ethiopie, était un fameux temple d’Isis.
Dioclétien y avait établi des autels communs aux Romains et aux barbares. Le
temple était desservi par des prêtres des deux nations; et ce culte sacrilège
n’était pas encore aboli. Les Blemmyes s’y rendaient dans un certain temps de
l’année, emportaient la déesse dans leur pays; et, après l’avoir consultée à
leur manière, ils la rapportaient dans son temple. Maximin, apparemment plus
politique que délicat en fait de religion, consentit à cette pratique idolâtre.
Pour rendre même le traité plus inviolable à ces barbares, il en fit attacher
l’original aux murailles du temple d’Isis en présence de leurs députés. Les
otages furent livrés; et ce fut la première fois que les Romains en reçurent
des Blemmyes. Mais, peu de jours après, Maximin étant mort de maladie, les
barbares enlevèrent de force leurs otages, et recommencèrent la guerre. A cette
nouvelle, Florus, préfet d’Egypte, partit d’Alexandrie; et, ayant fait une
extrême diligence, il rassembla les troupes romaines, fondit sur les Blemmyes,
et les força d’abandonner le pays.
Mais la principale attention de Marcien se portait à
observer les mouvements d’Attila. II savait que cet irréconciliable ennemi se
préparait à une nouvelle irruption. Il découvrit que le dessein du roi
des Huns était d’envahir l’Italie, et détacha aussitôt une partie de ses
troupes pour courir au secours de Valentinien. Sa prévoyance ne fut pas
inutile. Attila se mit en marche, traversa la Pannonie et le Norique, portant
partout la désolation. On eût dit que c’était les Romains qui avoient été
vaincus, tant ils étaient consternés, tandis que les Huns brûlaient d’ardeur et
ne respiraient que les combats. Aétius, qui aurait dû fermer les passages des
Alpes, effrayé lui-même de cette invasion soudaine, songeait à quitter l’Italie
pour se sauver en Gaule: il conseillait à Valentinien de fuir avec lui.
Cependant la honte remporta sur la terreur; Valentinien se renferma dans Rome,
et abandonna tout le pays au-delà du Pô, se persuadant que le pillage de ces
riches provinces pourrait assouvir l’avarice et la cruauté de l’ennemi.
Les Huns, ayant pris et pillé sur leur passage la capitale
des Vindéliciens, nommée aujourd’hui Augsbourg, traversèrent
les Alpes Juliennes, et vinrent mettre le siège devant Aquilée, ville grande,
commerçante, bien située, environnée de fortes murailles, et défendue par une
nombreuse garnison. Le fleuve Natisono, qui la
baignait à l’Orient formait, à son embouchure, un port éloigné de la ville de
près de trois lieues, où était assemblée la flotte que l’empire entretenait
dans la Vénétie. Cinquante-deux ans auparavant, Aquilée avait résisté aux
efforts réunis d’Alaric et de Radagaise, et elle tint
encore longtemps contre les furieux assauts d’Attila. Les Huns étaient rebutés,
et le roi se préparait à lever le siège, lorsqu’il aperçut une cigogne qui,
abandonnant le nid qu’elle avait dans une des tours, transportait quelques-uns
de ses petits sur son dos, les autres volant à peine devant elle, et les allait
déposer dans la campagne, loin de la ville. Ce prince conjectura par la
retraite de cet oiseau que la tour était proche de sa ruine; et se tournant
vers ses soldats: Voyez-vous, leur dit-il, cet habitant d’Aquilée qui
déloge avec sa famille? il est mieux instruit que nous de l’état des murs, et
nous avertit qu'ils sont près de tomber. Il n’en fallut pas davantage pour
les animer; ils retournent à l’attaque, et font jouer tontes leurs machines; un
pan de muraille s’écroule et ouvre une large brèche; les habitants et la
garnison sont faits prisonniers ou passés au fil de l’épée. La ville est
saccagée et réduite en cendres. On rapporte qu’une femme, nommée Dugna, des plus nobles d’Aquilée, parfaitement belle
et aussi vertueuse, qui habitait dans une des tours dont le pied était baigné
par le fleuve, apprenant que les Huns étaient maîtres de la ville, se précipita
pour se soustraire à la brutalité des soldats barbares. Les Huns, altérés du
sang des Romains, courent toute la Vénétie; ils détruisent Concordia, Altinum, Padoue, Vicence, Vérone, Bresce et Bergame. Ils se jettent ensuite dans la Ligurie, pillant Milan et Pavie,
mais sans y mettre le feu. Attila, étant entré dans Milan, aperçut sous un
portique un grand tableau où l’empereur était représenté assis sur un trône
d’or, et une multitude de Huns étendus morts sur la terre, comme après une
sanglante défaite. Il ordonna d’effacer le tableau, et s’y fit peindre lui-même
assis sur le trône, et devant lui l’empereur chargé d’un sac rempli d’or qu’il répandait
à ses pieds. Ce fut dans ce ravage que les habitants de la Vénétie et de
l’Emilie se sauvèrent dans les îles du golfe Adriatique, et y bâtirent des
cabanes qui ont donné l’origine à la ville de Venise. Cassiodore, qui écrivait cinquante
ans après, en parle comme d’une ville déjà fameuse et remplie de noblesse. Plus
de trente ans avant l’arrivée d’Attila, les Padouans, maîtres des lagunes,
avoient attiré des habitants dans l’île de Rialte,
dont ils avoient fait un asile où l’on se réfugiait sous leur protection. Mais
les soixante et douze îles dont la réunion forme la ville de Venise ne se
peuplèrent que dans l’invasion des Huns.
Attila s’avança jusqu’à l’endroit où le fleuve Mincius se jette dans le Pô, près de Mantoue, au milieu
d’une plaine nommée alors la campagne d'Ambulée. Il s’arrêta en ce lieu,
pour délibérer s’il marcherait sur Rome. Son armée était fort diminuée par les
maladies et par la disette de vivres. Les partis qu’il envoyait au-delà du Pô
pour faire le dégât ne revenaient point ; ils étaient tous taillés par Aétius.
Ce général, ayant reçu le secours de Marcien, courait toute la contrée à la
tête d’un camp volant, et surprenait les détachement des Huns, qui, sans connaitre
le pays, se laissaient emporter à l’avidité du pillage. Cependant il restait
encore au roi des Huns assez de troupes pour achever la conquête de l’Italie,
si ses principaux officiers, frappés d’une crainte superstitieuse, ne l’eussent
fait balancer. La mort d’Alaric, qui avait suivi de près le saccagement de
Rome, leur faisait appréhender le même sort pour Attila. Mais Valentinien redoutait
avec beaucoup plus de raison l’approche de l’ennemi. Le conseil de ce prince et
le sénat plusieurs fois consultés ne trouvèrent point d’autre ressource que de
lui envoyer des députés pour essayer de le porter à la paix. Le pape saint
Léon, qui savait que Dieu dispose à son gré des cœurs les plus inflexibles, se
chargea de cette périlleuse négociation; on le fit accompagner de Gennadius Aviénus et de Trigésius. Aviénus étoit un personnage illustre, consul deux ans auparavant,
et qui prétendait descendre de Valérius Corvinus. Trigétius avait été commandant en Afrique, et préfet du
prétoire d’Italie. Ces députés furent mieux reçus qu’ils ne l’espéraient eux-mêmes.
Saint Léon, armé d’une puissance invisible, mais supérieure à toutes les forces
humaines, parut devant le roi des Huns avec cette sainte intrépidité dont
Raphaël a si bien fait revivre le divin caractère dans l’admirable tableau qui
représente cette grande entrevue. La fermeté du prélat étonna le conquérant
barbare, que les plus puissants rois ses vassaux n’envisageaient qu’en
tremblant. Attila consentit à écouter les propositions de Valentinien, et fit
cesser les hostilités. On convint de lui payer un tribut annuel. A cette
condition il accorda une trêve, et reprit, au commencement de juillet, le
chemin du Danube, menaçant cependant de revenir avec de plus grandes forces, si
l’empereur ne lui envoyait Honoria sa femme avec la
part qui était due à cette princesse dans les trésors de son père. On rapporte
que les Huns, qui s’étaient attendus à s’enrichir du pillage de Rome, mécontents
d’une si prompte retraite, disaient que leur roi, qui ne pouvait être vaincu
par les hommes, s’était laissé vaincre par deux animaux féroces, un lion et un
loup. C’était une allusion grossière au nom de saint Loup, qui, l’année
précédente, avait sauvé la ville de Troyes, et à celui de saint Léon qui venait
de sauver Rome.
Pendant l’expédition d’Attila, Marcien avait battu une
autre troupe de Huns dans la Pannonie. Attila, de retour, l’envoya menacer de
punir son audace, et d’aller à main armée se faire payer le tribut qui lui était du selon la convention de son prédécesseur. II ne parait
pas que Marcien se soit effrayé de ces bravades.
Le ravage de l’Italie fut, selon toute apparence, le
dernier exploit d’Attila. Cependant nous n’osons passer sous silence une autre
guerre que Jornandès prétend qu’il fit encore cette
année. Cet écrivain, dont l'autorité n’est que médiocre, mais qui a été suivi
par beaucoup d’autres, rapporte que ce prince, résolu de châtier les Visigoths
après s’être vengé des Romains, prit la route de la Gaule; qu’il attaqua
d’abord les Alains établis dans le Valentinois; que Thorismond,
persuadé qu’Attila tomberait ensuite sur ses états, courut à leur secours, et
qu’ayant défait les Huns dans une sanglante bataille, il les força de sortir de
la Gaule avec honte. Les meilleurs critiques rejettent absolument ce récit, et
Grégoire de Tours semble le contredire lorsqu'il attribue à Thorismond la gloire d’avoir dompté les Alains. M. de Tillemont conjecture que les Alains,
étant en guerre avec les Visigoths, appelèrent à leur secours quelques troupes
de Huns, et que Thorismond défit les uns et les
autres.
Quoique Attila ne soit mort que l’année suivante, cependant, pour achever l’histoire de ce
prince, nous allons dire de quelle maniéré il termina sa vie, et comment fut
détruite après lui la formidable puissance qu’il avait établie.
Attila, selon la coutume de son pays, avait un grand
nombre de femmes, entre lesquelles était même une de ses filles nommée Esca,
les lois de ce peuple barbare ne s’opposant point à ces alliances incestueuses.
A son retour d’Italie, il voulut encore épouser une jeune fille d’une beauté
rare, nommée Ildico. Il s’abandonna à la joie dans le
festin des noces, et, s’étant rempli de vin, comme il dormait couché sur le
dos, il fut suffoqué par une hémorrhagie à laquelle il était sujet. Le jour était
déjà avancé lorsque ses officiers, surpris de ne le point voir paraitre, après
avoir inutilement tenté de le réveiller par leurs cris, forcèrent les portes de
sa tente. Ils le trouvèrent sans vie, noyé dans son sang, et à ses pieds la
jeune épouse, enveloppée de son voile et fondant en larmes. Alors, selon leur
usage, ils s’arrachent les cheveux et se balafrent le visage par des incisions
cruelles: C'était, disaient-ils, avec des larmes de sang qu'il
fallait pleurer un guerrier si redoutable. On dresse au milieu d’une vaste
plaine une tente de soie; on y place sur un lit superbe le corps d’Attila. Les
cavaliers les plus nobles de la nation, faisant alentour des évolutions usitées
dans les funérailles militaires, chatoient sur un ton lugubre des vers qui contenaient
cet éloge : Attila, le plus grand roi des Huns, fils de Mandiuque,
souverain des plus vaillantes nations de l'univers, qui, ayant étendu sa
puissance plus loin qu'aucun autre prince avant lui, a seul possédé les
royaumes de la Scythie et de la Germanie, qui a fait trembler les deux empires
romains, et s'est laissé fléchir par leurs prières pour ne pas achever de les
détruire, et pour se contenter d'un tribut annuel, toujours heureux, toujours
invincible, est mort sans douleur, sans blessure, au milieu de la prospérité de
ses peuples et de sa propre joie. Qui peut appeler mort une fin qui n'est digne
que d’envie ?
Toute l’armée, rangée en cercle autour de la tente, poussoir
des hurlements lamentables. A ces marques de douleur succéda un festin où l’on
but et l’on mangea avec excès: c’était encore la coutume des Huns de mêler la
débauche à la tristesse des funérailles. Le corps fut enfermé dans trois
cercueils l’un dans l’autre, le premier de fer, le second d’argent; et le
troisième, qui contenait les deux autres, était d’or: ce qui signifiait des
moralités qui ne méritent pas d’être expliquées. On enterra avec lui des armes
prises sur les ennemis, des harnois ornés de pierreries, et quantité d’autres
richesses. Pour en dérober la connaissance à ceux qui seraient tentés de les
enlever, le corps fut secrètement mis en terre pendant la nuit ; et on égorgea
ceux qui avoient servi à creuser la fosse. Ce récit de la mort d’Attila est
mieux fondé que celui de quelques auteurs, dont les uns disent qu’il fut
poignardé par sa nouvelle épouse; les autres, par un de ses gardes qu’Aétius avait
corrompu.
Ce prince laissait un grand nombre d’enfants qui, nés de
diverses femmes, et séparés les uns des autres depuis leur naissance, se reconnaissaient
à peine pour frères. Tous, voulant régner, déchirèrent le royaume de leur père
par des guerres civiles; et, rompant les liens qui tenaient ensemble toutes les
parties de cette vaste puissance, la réduisirent à rien. Ellac,
le plus âgé d’entre eux, et le plus semblable à son père par sa valeur, avait
été destiné par Attila pour être le maître de ses frères, aussi-bien que des
peuples soumis à l’empire des Huns: mais les autres demandaient un partage.
Dans ces troubles, Ardaric, roi des Gépides, indigné
de voir traiter tant de braves nations comme de vils troupeaux, et d’être
lui-même considéré comme une portion de l’héritage d’Attila, leva l’étendard de
la révolte. Ce fut un signal pour tous les autres rois. Les uns se liguent
ensemble, les autres se joignent aux fils de leur défunt souverain. Tous ces
barbares, divisés comme autant de corps qui avoient perdu leur tête commune,
Huns, Goths, Gépides, Ruges, Hérules, Sarmates, se
heurtent, se brisent, se détruisent par des chocs terribles et réitérés. La
Pannonie fut le théâtre où ces peuples féroces s’entredéchirèrent et donnèrent
aux Romains le spectacle effrayant d’une rage barbare. Après plusieurs combats,
les Gépides vainquirent les Huns dans une sanglante bataille: trente mille Huns
et auxiliaires des Huns restèrent sur la place. Ellac y perdit la vie, après avoir fait des prodiges de valeur : ceux de ses frères
qui s’étaient unis à lui contre Ardaric se réfugièrent
sur les bords du Pont.Euxin, d’où les Huns avoient
autrefois chassé les Goths. Les Gépides s’emparèrent de la Dace ancienne,
au-delà du Danube, et demandèrent à Marcien la paix et une solde annuelle, s’obligeant
à porter les armes au service de l’empire : ce qui leur fut accordé; et ce
traité subsistait encore du temps de Justinien.
Les autres barbares s’établirent en divers cantons en-
deçà du Danube; les Sarmates mêlés de Huns, dans l’Illyrie. les Squires et les
Alains, dans la Mœsie; les Ruges,
sur la frontière du Norique. Hernac, le plus jeune
des enfants d’Attila, choisit sa demeure à l’extrémité de la petite Scythie
vers les bouches du Danube; quatre autres de ses frères, dans la nouvelle Dace,
en-deçà du fleuve. Tous ces barbares se soumirent à l’empire, et prirent avec
les Gépides le nom de confédérés. On ne doit pas croire que Marcien leur cédât
la possession entière des provinces dans lesquelles il leur permettait
d’habiter. On leur désignait des campagnes; ils s’y logeaient sous des tentes
ou dans des cabanes. On leur abandonnait quelques villages et quelques villes
désertes; les autres places demeuraient en la puissance des Romains. La terre,
cultivée par ces mêmes bras qui auparavant l’avoient ravagée, fournissait
abondamment à la subsistance des nouveaux colons et de ce qui restait d’anciens
habitants. Dans les montagnes de Transylvanie, sur la frontière de la Moldavie,
se trouve encore aujourd’hui une nation qui ne se confond avec aucune autre :
elle porte le nom de Sekhel. On rapporte que sa
manière d’écrire était autrefois de haut en bas, selon l’usage des Chinois et
des Tartares voisins de la Chine, d’où les Huns sont originaires. Une autre
trace de cette origine, c’est l’égalité des conditions établie anciennement
chez les Huns. Sur ces traits de ressemblance on regarde communément ce peuple
comme un reste des Huns d’Attila, que leur position dans un terrain
impraticable a mis à couvert des révolutions qui ont tant de fois changé la
face de ces contrées.
Mais la puissance la plus considérable qui se forma des
débris de celle d’Attila fut le royaume des Ostrogoths. Depuis l’irruption des
Huns en Europe, une grande partie de la nation gothique était demeurée soumise
à ces barbares; et, tandis que la race des Balthes,
dans la personne d’Alaric et de ses successeurs, établissait avec gloire le
royaume des Visigoths dans les provinces occidentales, la postérité des Amales, qui régnait sur les Ostrogoths, gémissait sous la
tyrannie des Huns, dont ils étaient vassaux. Après la mort du fameux Ermanaric, dont nous avons parlé, les Ostrogoths formèrent
deux royaumes séparés. Vithimir et Hunimond, tous deux fils de ce prince, se mirent chacun à
la tête d’une partie de la nation. Vithimir ayant été
tué dans une bataille contre les Huns, et son fils Videric,
encore enfant, ne lui ayant pas long-temps survécu, Vinithaire, qui était aussi de la race des Amales, fut choisi pour chef par ses compatriotes, alors
subjugués par les Huns. Ce prince, aussi brave, mais moins heureux qu’Ermanaric, supportant ce joug avec impatience, et songeant
à s’en affranchir, entreprit d’abord d’accroître sa puissance. Il alla faire la
guerre aux Antes, qui habitaient entre le Niester et
le Danube, et fut vaincu dans la première bataille. Mais bientôt il prit
sa revanche avec avantage; et, pour répandre la terreur de ses armes, il fit
mettre en croix le roi vaincu avec ses fils, et soixante-dix des principaux de
la nation. Balamber, roi des Huns, jaloux des succès
de Vinithaire, marcha contre lui avec Hunimond, fils d’Ermanaric, qui régnait
sur l’autre partie des Ostrogoths. Vinithaire remporta sur eux deux grandes victoires; mais, dans une troisième bataille, il
fut tué d’un coup de flèche, et Balamber mit entre
les mains de Hunimond le commandement général de toute
la nation. Ce prince fit la guerre aux Suèves avec succès. Après sa mort régna
son fils Thorismond, qui, la seconde année de son
règne, ayant gagné une grande bataille sur les Gépides, mourut d’une chute de
cheval au milieu de sa victoire. Bérimond, son fils, devait
lui succéder; mais, dédaignant une couronne jointe à l’esclavage, il se déroba
secrètement de son pays avec son fils Videric, et se
retira auprès d’Alaric. Il vécut à la cour des rois visigoths sans se faire connaitre,
pour ne pas donner d’ombrage à ces princes. Il n’eut pas besoin de sa naissance
pour parvenir à une haute considération. Sa vertu et son grand génie lui
procurèrent la confiance de Théodoric, dont il ne fut reconnu qu’après sa mort.
Dans la suite, son petit-fils épousa Amalasonte, fille du grand Théodoric, roi
d’Italie; et ce mariage réunit les deux branches des Amales.
La retraite de Bérimond produisit chez les Ostrogoths
une anarchie qui dura quarante ans. Enfin Valamir fut placé sur le trône par le voeu unanime de la nation. Il était fils de Vandalaire, et petit-fils de Vinithaire;
il avait deux frères, Théodemir et Vidémir. Quoique la royauté appartînt à Valamir, il la
partagea avec ses cadets; et la couronne, qui sépare souvent par de mortelles
jalousies les frères les mieux unis, fut pour ceux-ci le lien d’une concorde
inaltérable.
Vassaux d’Attila, ils le suivirent dans toutes ses
guerres. Mais, après sa mort, voyant les Gépides établis dans la Dace,
et les Huns retirés dans leurs anciennes demeures, ils aimèrent mieux demander
des terres aux Romains que d’affaiblir, par des guerres et des conquêtes
souvent ruineuses, leur nation, qui, sortant de l’esclavage, avait besoin de
repos pour se rétablir. Marcien leur donna pour habitation la Pannonie dans
toute son étendue, depuis la Mœsie supérieure
jusqu’au Norique, et depuis la Dalmatié jusqu’au
Danube. Ces princes étaient regardés comme vassaux de l’empire, qui leur payait
tous les ans une certaine somme d’argent pour la défense de ses frontières. Une
autre peuplade d'Ostrogoths, très-nombreuse et indépendante de Valamir, fut
placée dans la Mœsie, au pied des montagnes. Elle y vivait
encore sous le règne de Justinien. C’était un peuple pauvre, qui n’était
nullement guerrier : il n’avait d’autres richesses que ses troupeaux, ses pâturages
et ses forêts. La terre n’y produisit que peu de froment et point du tout de
vin, dont ils ne connaissaient pas même l’usage, ne se nourrissant que de
lait.
Les trois frères partagèrent entre eux la Pannonie.
Valamir occupait la partie orientale, Théodémir habitait
les environs du lac Pelso : Vidémir était placé entre les deux. A peine étaient-ils établis, que les fils d’Attila
vinrent les chercher comme des esclaves fugitifs. Ils attaquèrent Valamir,
séparé de ses frères. Quoiqu’il n’eût que peu de troupes à leur opposer, il les
battit, et, les harcelant sans cesse, il n’en laissa échapper qu’un petit
nombre qui repassèrent le Danube. Le courrier qu’il envoya à son frère Théodémir pour lui porter celle heureuse nouvelle en
rapporta une autre qui ne causait pas moins de joie à toute la nation. Elle en aurait
causé bien davantage, si les Goths eussent pu prévoir que l’enfant qui venait
de naître serait un jour un des plus sages et des plus vaillants princes qui
eussent jamais porté la couronne. Le jour même que les Huns avoient été
défaits, il était né un fils à Théodémir; quoique la
mère, nommée Ereliève, ne fût qu’une concubine , les
lois de la nation le destinaient à être l’héritier de son père.
Ces violentes secousses, qui ébranlaient tout l’empire,
ne réveillaient pas Valentinien endormi dans le sein des plaisirs. Deux lois
qu’il fit cette année, toutes deux datées de Rome, l’une du 15 d’avril, l’autre
du 29 de juin, prouvent qu’il demeura renfermé dans cette ville tandis
qu’Attila mettait à feu et à sang les contrées de l’Italie au-delà du Pô. La
première de ces lois est remarquable. On se plaignait fréquemment des jugements
rendus par les évêques; l’empereur déclare dans sa loi que les évêques n’ont le
pouvoir de juger ni les laïcs, ni même les clercs en matière civile, qu’en
vertu d’un compromis; et que, selon les constitutions des empereurs, l’autorité
des évêques et des prêtres ne s’étend que sur les causes qui concernent la
religion. Il permet aux évêques de se défendre par procureur dans les affaires
criminelles, quoique les lois obligent les accusés de comparaitre en personne.
Il ne veut point qu’on admette à la cléricature, ni qu’on reçoive dans les
monastères ceux qui ne sont pas maîtres de disposer de leur personne. Il
interdit aux clercs tout commerce. Il défend aux ecclésiastiques de se faire
adjuger les lieux publics, sous prétexte de les convertir à des usages
religieux; et il impose une amende aux magistrats qui admettront ces requêtes.
Cette loi renferme encore un grand nombre de dispositions sur les défenseurs
des églises, sur les successions, sur la prescription de trente ans, sur la
prompte expédition des jugements, sur les appels, sur la vente des terres qui dépendaient
du domaine. Il casse une loi du jeune Théodose favorable au divorce, et
rappelle sur ce point l’ordonnance de son père Constance. Valentinien ne ressemblait
pas mal à un propriétaire qui s’occuperait à embellir et à arranger l’intérieur
de sa maison tandis qu’on travaillerait à en saper les fondements.
An. 453.
Thorismond, roi
des Visigoths, prince remuant et belliqueux, brûlait d’ardeur d’éprouver contre
les Romains mêmes le courage qu’il avait employé à combattre l’ennemi commun
dans les plaines de Mauriac. Il s’avança jusqu’aux portes d’Arles à la tête de
son armée. La ville, hors d’état de se défendre, allait tomber an pouvoir des
Visigoths, si Ferreol, préfet des Gaules, ne fût
accouru au secours. Il venait sans troupes, mais il valait seul une grande
armée. Le respect que lui avait mérité sa vertu lui servant de sauvegarde, il
alla trouver Thorismond dans sa tente; et par son
éloquence douce et insinuante il sut manier si adroitement cet esprit fier et
intraitable, qu’il lui fit abandonner son entreprise, et l’engagea même à venir
dîner avec lui dans la ville d’Arles. Thorismond, de
retour à Toulouse, honteux de s’être laissé si facilement désarmer, se
préparait à recommencer la guerre, lorsque ses frères, qui croyaient la paix
nécessaire aux Visigoths, ne pouvant retenir cet esprit impétueux, formèrent
l’horrible complot de s’en défaire. Un jour, pendant qu’il se faisait tirer du
sang pour une légère indisposition, son chambellan, qu’ils avoient corrompu,
vint brusquement lui annoncer qu’on en vouloir à sa vie; et s’étant jeté sur
les armes du roi comme pour le défendre, il se joignit aux assassins, qui
entrèrent en même temps. Ce prince vaillant et robuste, s’étant saisi d’une
escabelle avec le bras qui lui restait libre, se défendit longtemps, et en
abattit plusieurs à ses pieds : mais enfin il fut accablé par le nombre. Il était
dans la troisième année de son règne. Théodoric, l’aîné de ses cinq frères, lui
succéda. Celui-ci réunissait en sa personne toutes les grandes qualités de son
père. Son extérieur était noble et majestueux; il dormait peu, et assistait
avant le jour aux offices de l’église; mais, de l’aveu même de Sidoine son
panégyriste, c’était plutôt habitude que véritable dévotion. Il donnait la plus
grande partie du jour aux affaires de son royaume. Sa table était bien servie,
mais sans luxe; il aimait à y plaisanter avec ses amis; car il en avait,
quoiqu’il fût leur maître, et qu’il sût garder sa dignité; ce qui n’ôtait rien
à la douceur de son commerce. Il avait, dès sa jeunesse, cultivé son esprit par
l’étude des lettres. Moins bouillant, mais aussi brave que son frère, il sa
voit préparer et laisser mûrir ses entreprises. Jamais prince n’aurait paru
plus digne de la couronne, s’il ne l’eût pas acquise par un crime.
Ce n’était pas un malheur pour les peuples de perdre des
princes ambitieux et sanguinaires tels qu’Attila et Thorismond,
nés pour la destruction des hommes. Mais, cette même année, tout l’Orient
pleura amèrement la mort de l’impératrice Pulchérie. Elle avait seule soutenu
la dignité impériale sous le règne de son frère; et, après sa mort, elle avait
placé le diadème sur une tête digne de le porter. Tant que ses conseils furent
écoutés, l’état fut heureux, et l’église triompha des erreurs. Pulchérie mourut
comblée de gloire le 18 de février, après avoir vécu cinquante-quatre ans et un
mois. Cette princesse avait pendant toute sa vie secouru les pauvres avec une
bonté maternelle; elle les laissa, en mourant, héritiers de tout ce qui lui
restât de richesses, et Marcien exécuta fidèlement ces pieuses dispositions.
Léon, successeur de Marcien, fit ériger la statue de Pulchérie sur son tombeau,
et l’Eglise institua une fête en l’honneur de cette vertueuse impératrice, dont
la mémoire est encore en vénération.
Pulchérie n’eut pas la consolation de voir la paix
entièrement rétablie dans l’Eglise. Un moine impie, nommé Théodose, chassé
d’Alexandrie pour ses crimes, profita des contestations théologiques pour s’élever
à une haute fortune. Sans religion ainsi que sans mœurs, mais affectant un
grand zèle pour la conservation de la foi, il vint en Palestine pendant que le
concile de Chalcédoine était encore assemblé; et publiant à haute voix que c’était
une conspiration formée contre la doctrine orthodoxe, et que Nestorius triomphait,
il attira quantité de moines ignorants, et séduisit même Eudoxie qui vivait à
Jérusa4em, et dont la dévotion tendre était facile à s’alarmer. Juvénal, évêque
de Jérusalem, étant revenu de Chalcédoine, Théodose et ses partisans firent
tons leurs efforts pour l’obliger de se rétracter; et comme il demeurait ferme,
ce moine furieux voulut l’assassiner. L’évêque prit la fuite, et se retira
auprès de l’empereur. Aussitôt Théodose, s’étant fait sacrer par ses partisans,
s’empare de l’église de Jérusalem, ordonne des diacres, des prêtres, des
évêques, fait massacrer ceux qui lui résistaient, exerce les plus horribles
violences pour forcer les catholiques à prononcer anathème contre le concile.
Dorothée, gouverneur de Palestine, occupé alors à faire la guerre aux Sarrasins
dans le pays des Moabites, ainsi que nous l’avons raconté, accourt à Jérusalem
avec ses troupes. Les partisans de Théodose et les gens d’Eudoxie lui ferment
les portes, et ne lui en permettent l’entrée qu’à condition qu’il se rangera de
leur parti. Les moines séditieux écrivent à Pulchérie pour la surprendre; cette
princesse, au-dessus de la séduction, leur répond avec une fermeté mêlée de
douceur; et sa réponse est accompagnée d’une lettre de Marcien, qui, après leur
avoir reproché leurs excès, leur promet le pardon, s’ils reviennent de leur
égarement. Mais Théodose était plus redouté dans la Palestine que l’empereur,
et sa tyrannie subsista pendant près de deux ans, jusqu’à ce qu’enfin Dorothée
ayant reçu ordre de l’arrêter, il s’enfuit au mont Sinaï pour échapper au
supplice qu’il avait mérité. Les plus coupables de ses sectateurs furent punis
: Juvénal rentra dans son siège, et Eudoxie reconnut enfin son erreur.
Marcien témoigna dans cette occasion un zèle tempéré par
la douceur de son caractère. Il écrivit aux évêques pour les exhorter à ramener
les peuples, aux abbés et aux moines pour les désabuser, et à saint Léon pour
le prier d’exposer ses sentiments avec tant de clarté, que la calomnie ne pût y
donner une maligne interprétation; et ce grand pape, quoiqu’il se fût déjà
nettement expliqué dans sa lettre à Flavien, ne crut pas qu’il fût de la
dignité pontificale de s’en tenir à ce qu’il avait prononcé, et de refuser de
nouveaux éclaircissements.
L’Occident perdit l’année suivante son plus puissant appui.
Aétius avait soutenu l’empire par de grands exploits, qui, dans une cour
corrompue et jalouse, tiennent souvent lieu de grands crimes. S’il eût été
aussi désintéressé et aussi sage qu'il était habile et vaillant guerrier, il se
serait tenu heureux qu’on lui pardonnât ses victoires, et qu’il pût impunément
continuer de servir l’état; mais son ambition, et plus encore celle de sa
femme, voulait vendre ses services au plus haut prix. Valentinien n’ayant point
d’enfant mâle, Aétius n’aspirait à rien moins qu’à faire son fils Gaudence
héritier de l’empire. Cette prétention révolta d’abord l’empereur: il en
témoigna son indignation. Mais, peu de temps après, craignant un général si
puissant et si hardi, il lui rendit ses bonnes grâces; le maître et le sujet se
jurèrent une amitié mutuelle; Eudocie, fille de Valentinien, fut promise à Gaudence;
et cette réconciliation produisit son effet naturel : elle laissa dans le cœur
du prince un profond ressentiment.
Cependant la faiblesse et les distractions du prince, qui ne s’occupait sérieusement que de ses
plaisirs, auraient peut-être effacé cette impression funeste, si elle n’eût été
entretenue par l’esprit le plus dangereux qui. fût alors à la cour. Pétronius Maximus, petit-fils du tyran Maxime par sa mère,
comblé de richesses, puissant par le nombre de ses amis et de ses créatures, avait
passé par toutes les dignités de l’empire. Il était né l’année même de la mort
du grand Théodose , en 395. Admis dés l’âge de
dix-neuf au conseil d’Honorius il avait été intendant des finances et préfet de
Rome avant l’Age de vingt-cinq ans. Un an après, lorsque Constance portait le
titre d’Auguste, le sénat et le peuple romain, dont Maxime était aimé, avoient
obtenu de ce prince et d’Honorius la permission de lui ériger dans la place de
Trajan une statue dont la base et l’inscription subsistent encore. Deux fois
préfet d’Italie, et deux fois consul, il avait reçu dans son second consulat
deux honneurs singuliers : l’empereur avait fait frapper des médaillons qui
portaient au revers le nom et l’image de Maxime représenté en habit consulaire;
c’était en quelque sorte l’associer aux honneurs de la souveraineté. De plus,
Valentinien avait déclaré par une loi que désormais ceux qui auraient été deux
fois consuls auraient le pas même sur les patrices. Celte dignité fut encore
conférée à Maxime deux ans après en 445. Afin qu’il ne lui manquât rien de ce
qui parait contribuer à la félicité humaine, il avait une femme dont la vertu égalait
la beauté; mais cette beauté fit le malheur de l’un et de l’autre. Quoique
Eudoxie, épouse de Valentinien, fût pourvue de toutes les grâces, ce prince,
tellement livré à la débauche, qu’il mettait en œuvre les ressorts impuissants
de la magie pour parvenir au terme de ses désirs, conçut une violente passion
pour la femme de Maxime, que sa vertu tenait éloignée de la cour. Un jour qu’il
jouit avec Maxime, il lui gagna jusqu’à son anneau. Aussitôt, retenant ce
courtisan auprès de lui sous quelque prétexte, il envoie secrètement un exprès
muni de cet anneau dire à la femme de Maxime, de la part de son mari, qu’elle
se rendît sur-le-champ au palais pour saluer l’impératrice. A la vue de l’anneau,
elle ne douta pas que le message ne vînt de Maxime; elle se fit porter en
litière au palais, où, ayant été conduite dans un appartement écarté, elle fut
la victime de la violence effrénée de Valentinien. Etant retournée dans sa
maison, le désespoir dans le cœur, elle accabla son mari des plus sanglants
reproches, l'accusant d’avoir consenti à cette infamie. Maxime, aussi irrité
qu’elle, et dévoré du désir de la vengeance, résolut de laver cet outrage dans
le sang de l’empereur. L’ambition se joignit au ressentiment, et le rendit plus
actif. Mais, pour ne rencontrer aucun obstacle, il fallait écarter Aétius.
Maxime avait appris à la cour, par un long usage, l’art
de dissimuler. Il mit d’abord dans sa confidence à l’eunuque Héraclius,
ministre secret des plaisirs du prince, et, par cette raison, maître de son
esprit. On travailla sourdement à détacher d’Aétius tout ce qu’il avait
d’officiers. Il s’en trouva peu de fidèles. Son questeur devait être le plus
facile à gagner. Il avait un fils déjà connu par sa bravoure et par ses talents
militaires; c’était Majorien, que la femme d’Aétius avait voulu perdre, le
regardant comme un rival dangereux pour ses enfants. Aétius, moins méchant que
sa femme, s’était contenté de l’éloigner et de l’envoyer dans ses terres. Cependant
le questeur fut incorruptible; il fallut lui cacher le complot formé contre son
général. Enfin Héraclius fit entendre nettement à l’empereur qu’il n’y avait
pas un moment à perdre; qu’il allait périr, s’il ne prévenait Aétius.
Valentinien, alarmé, manda aussitôt le général; celui-ci, sans défiance, vient
au palais accompagné de quelques amis, et entre autres Boece,
préfet du prétoire. On fait entrer Aétius seul; et comme il n’apercevait aucun
changement sur le visage ni dans les manières de l’empereur, il commence à le
presser d’acquitter enfin sa promesse, et de terminer le mariage de son fils
avec Eudoxie. Alors Valentinien, entrant dans une violente colère, tire son
épée et la plonge dans le sein d’Aétius : Héraclius et les gardes du prince se
jettent sur lui et l’achèvent. Boèce et les autres, dont tout le crime était
d’être attachés au général, sont introduits séparément et massacrés sans
miséricorde. Après cette cruelle exécution, l’empereur, qui, sans le savoir,
préparait lui-même sa mort, ayant demandé à un de ses officiers s’il n’avait
pas bien fait de se délivrer d’Aétius : Prince, lui répondit l’officier, ce n’est pas à moi à juger des actions de votre majesté ; tout ce que je sais,
c'est que vous vous êtes coupé la main droite avec la main gauche. Aétius
fut tué vers la fin de cette année.
Ce guerrier n'était pas sans doute irréprochable. La
noire calomnie qu’il inventa contre Boniface, la perte de l’Afrique,
l’assassinat de Félix, la mort de Boniface, la disgrâce injuste de Sébastien,
les Alpes laissées ouvertes à Attila, sont autant de crimes, dont plusieurs
méritaient la mort. Mais tous ces crimes étaient pardonnés, du moins par les
hommes; et une fausse imputation le fit périr, lorsque son grand courage était
plus nécessaire que jamais au salut de l’empire. Son juge, devenu son
exécuteur, a fait oublier tous les forfaits du coupable, pour noircir à jamais
sa propre mémoire. C’est ainsi que la Providence divine, qui avait marqué le
terme fatal de l’empire, abattait le bras seul capable de le soutenir, et que,
par cette chaîne invisible qui lie ensemble tous les événements humains, elle
se servit de Valentinien pour punir Aétius, et de la mort d’Aétius pour attirer
ensuite la punition de Valentinien. Il semblait qu’avec ce grand capitaine tombaient
toutes les défenses de l’empire. Au bruit de sa chute, les barbares se mirent
en mouvement de toutes parts. Les pirates saxons menaçaient les Armoriques; les Francs, sous la conduite de Mérovée,
s’étendirent dans la Belgique, et ravagèrent les contrées de Mayence, de Metz
et de Reims; ils s’emparèrent de la ville de Bar. Les Allemands de la Suabe passèrent le Rhin. Valentinien, craignant que cette
mort n’entraînât la rupture des traités, dont Aétius était l’auteur, envoya des
députés aux nations alliées, pour justifier sa conduite et renouveler les engagements
précédents. Il manda Majorien, comme seul capable de remplacer Aétius à la tête
des armées : il ne se trompait pas; mais Majorien n’arriva qu’après la mort de
Valentinien , et trouva Maxime maître de l’empire.
An. 455.
Valentinien, après s’être privé de l’unique défenseur qu’il
pût opposer à ses ennemis, semblait encore s’entendre avec eux pour se perdre
lui-même. Il donnait aveuglément sa confiance aux anciens officiers d’Aétius, qui,
après avoir trahi leur maître, ne sentaient plus que les remords de leur
perfidie. Victor de Tunes dit même que l’infâme Héraclius entra dans le complot
: ce qui n’a rien que de vraisemblable; celui qui trahit l’honneur de son
prince en servant ses criminels désirs, étant l’homme du monde le plus capable
d’attenter à sa vie. Maxime avait eu plus de peine à préparer la mort du
général, qu’il n’en eut à se défaire de l’empereur. Le 16 de mars, trois ou quatre
mois après l’assassinat d’Aétius, Valentinien, étant à Rome, se faisait porter
en litière au champ de Mars, apparemment pour faire la revue de ses troupes,
qu’il avait assemblées. Deux barbares, qui avaient été officiers d’Aétius,
nommés Optila et Thraustila,
prirent ce moment pour se jeter sur lui et le percer de coups. Ils massacrèrent
en même temps Héraclius; et la mort de ce scélérat ne prouve pas qu’il fut
innocent de celle de son maître. Maxime dut s’acquitter ainsi de ce qu'il devait
à sa perfidie pour s’en garantir lui-même. Ainsi périt à la vue de ses soldats,
sans être défendu de personne, Valentinien III, prince populaire par faiblesse,
tyran par débauche, jaloux du mérite qui le servait, dédaignant la noblesse,
abandonné au luxe, et faisant consister la dignité impériale dans la parure et
dans l’impunité des crimes, asservi aux barbares, esclave d’une mère ambitieuse
et de ses eunuques, toujours renfermé dans son palais, comme les anciens
monarques d’Assyrie, et tellement accoutumé à une vie molle et retirée, qu’il
ne sortit d’Italie qu’une fois pour aller chercher sa femme ; que jamais il ne
vit un camp, et que tous ses travaux se bornèrent à passer de Ravenne à Rome,
et de Rome à Ravenne. Sous son règne, les Vandales s’emparèrent des plus belles
provinces de l’Afrique, les Visigoths s’étendirent jusqu’au Rhône, les Suèves
se rendirent maîtres de la plus grande partie de l’Espagne, les Francs
s’établirent dans la Gaule, la Grande-Bretagne fut envahie par les
Anglo-Saxons; et s’il ne devint pas lui-même l’esclave d’Attila , ce ne fut ni
à sa prudence ni à son courage qu’il en fut redevable. On peut dire qu’en sa
personne finit l’empire d’Occident. Ses successeurs, au nombre de huit,
périrent ou furent déposés dans l’espace de vingt-un ans, et doivent plutôt
être appelés rois d’Italie qu’empereurs. Il mourut dans sa trente-sixième
année, ayant régné 29 ans, 4 mois et 21 jours, depuis qu’il avait reçu le titre
d’Auguste.
Le lendemain Maxime fut proclamé empereur. Il avait
désiré la souveraineté avec la plus grande ardeur, et la capacité qu’il avait
montrée dans les autres dignités faisait croire qu’il saurait régner. Il ne
fallut que vingt-quatre heures pour le désabuser lui-même, et pour détromper
les Romains. Ebloui de sa propre élévation, accablé du poids des affaires, cet
homme, accoutumé aux douceurs d’une vie paisible, qui réglait à son gré toutes
ses heures, et partageait son temps entre des devoirs bornés et ses plaisirs,
se trouva déplacé dès le premier jour. Son palais lui sembla une prison, et les
soins de la souveraineté, un supplice. On l’entendit plusieurs fois répéter ces
paroles: Heureux Damocle, de n'avoir eu à supporter
que pendant la durée d'un repas le triste fardeau de la royauté! Dans cet
embarras de l’empereur, tous les ressorts de l’empire se démontèrent; la
confusion se mit dans le palais, le désordre dans Rome et dans les provinces,
l’esprit de révolte parmi les peuples confédérés. Les meurtriers d’Aétius et de
Valentinien; seuls courtisans de Maxime, lui donnaient à lui-même de justes
alarmes. Il accéléra son malheur par son imprudence. Sa première femme n’avait
pas longtemps survécu à l’affront qu’elle avait éprouvé. Maxime, pour mettre le
comble à sa vengeance, contraignit Eudoxie, veuve de Valentinien, à l’épouser,
et donna Eudocie, fille du prince, à son fils Pallade, qu’il nomma César. II
s’imagina gagner le cœur de sa nouvelle épouse en lui protestant que l’amour
dont il brulait pour elle avait été l’unique attrait qui lui avait fait tout
entreprendre. La princesse, indignée de cette déclaration, crut qu’étant la
cause de la mort de son mari, elle s’en rendrait complice si elle ne la vengeait.
Marcien lui parut trop doux et trop modéré pour servir sa colère à son gré.
Elle aima mieux s’adresser à Genséric, et lui dépêcha secrètement un exprès
avec de riches présents. Elle lui mandait quelle gémis soit dans la plus
affreuse captivité; étant forcée de recevoir les embrassements d'un traître
encore souillé du sang de son époux ; qu'il était de l'honneur du roi des
Vandales de venger son allié, et de son intérêt de dépouiller le meurtrier; que
le lâche usurpateur ne connaissait que les assassinats; et que, dès qu’elle apercevrait
son libérateur, elle irait elle-même le prendre par la main pour l’introduire
dans Rome.
Il n’était pas besoin d’une sollicitation si pressante
pour engager Genséric à venir piller Rome. Il ne tarda pas à se mettre en mer
avec une puissante armée. A la nouvelle de son approche, l’alarme se répand de
toutes parts. Maxime, plus tremblant que les femmes les plus timides, ne prend
d’autre précaution que celle de permettre à tous les habitants de s’enfuir. Il
quitte lui-même le palais impérial; et, comme il traversait la ville pour aller
chercher ailleurs sa sûreté, le peuple, indigné de sa lâcheté, l’accable d’une
grêle de pierres, et les officiers d’Eudoxie s’étant jetés sur lui, un soldat
romain, nommé Ursus, le perce d’un coup
d’épée. C’était le jour de la Pentecôte, qui tombait celte année au douzième de
juin. Ainsi il n’avait régné que trois mois moins cinq jours, si c'est régner
que de porter une couronne importune au milieu des regrets et des remords. Il devait
être âgé d’environ soixante ans. Son cadavre fut mis en pièces et jeté dans le
Tibre. Son fils Pallade fut apparemment massacré avec lui : il n’en est plus
parlé dans la suite.
Trois jours après le massacre de Maxime, Genséric entra
dans Rome, qui n’osa irriter par une résistance inutile ce prince sanguinaire.
Le pape saint Léon fut encore cette fois le salut de son peuple. Il obtint de Genséric qu’il n’emploierait ni le fer ni le feu, et qu’il laisserait
subsister les habitants et les édifices. Le pillage dura quatorze jours, et le
butin fut immense. Depuis le saccagement d’Alaric, arrivé quarante-cinq ans
auparavant, Rome s’était remplie de richesses: d’ailleurs les Goths n’avaient
osé toucher aux vases sacrés, que, Genséric ne respecta pas. Tous les trésors
du palais, les meubles précieux, la vaisselle d’or et d’argent, les pierreries,
les ornements impériaux furent enlevés. On chargea un vaisseau de
statues de tous métaux, et ce vaisseau fut englouti dans une tempête avant que
d’arriver à Carthage. Les Vandales emportèrent la moitié de la couverture du
temple de Jupiter Capitolin : elle était d'un cuivre très-fin, doré à une
grande épaisseur. On ne dit pas quelle raison les empêcha d’emporter le reste.
Les vases d’or et les autres dépouilles du temple de Jérusalem qui avoient
autrefois honoré le triomphe de Vespasien et de Tite, furent transportés en
Afrique. Entre les habitants, les Vandales enlevèrent ceux que leur jeunesse ou
leur adresse en quelque profession remédient plus propres à les servir. Quoique
Eudoxie eût appelé Genséric, elle n’évita pas la captivité; elle fut conduite à
Carthage avec ses deux filles, Eudocie et Placidie, et avec Gaudence,
fils d’Aétius. Il est vrai que les princesses furent traitées avec honneur.
Eudocie, qui est aussi quelquefois appelée Honoria comme sa tante, fut mariée à Hunéric, fils aîné de
Genséric. Placidie aurait été forcée d’épouser un autre de ses fils, si le roi
n’avait appris qu’elle était fiancée à Olybre, le plus distingué du sénat, qui,
avant la prise de Rome, s’était sauvé à Constantinople. Ce n’est pas que
Genséric fut de caractère à respecter cet engagement ; mais il savait qu’Olybre
était puissant, et il était bien aise de s’attacher un homme qui pouvait
devenir empereur. Les autres prisonniers éprouvèrent toutes les rigueurs de la
plus dure servitude. Ils ne trouvèrent d’adoucissement à leurs maux que dans la
charité de l’évêque de Carthage. Ce prélat compatissant et généreux vendit les
vases d’or et d’argent de son église, racheta le plus grand nombre qu’il put de
ces infortunés, les rassembla dans deux basiliques, où il leur distribuait tous
les jours les aliments nécessaires. Il y fit dresser des lits ; la plupart
étant malades, il les visitait, il les servait lui-même; et, sans égard à sa
vieillesse, il passait les nuits dans ces pieux et charitables offices. Il fut
la victime de son zèle, et mourut dans ses travaux. Après sa mort, Genséric
défendit d’ordonner des évêques dans la province proconsulaire : il renouvela
avec plus de cruauté que jamais la persécution contre les catholiques, et
l’étendit dans toutes les contrées où il portait le ravage. Depuis la prise de
Rome, s’étant rendu maître du reste de l’Afrique, c’est-à-dire de la Numidie
entière et des deux Mauritanies, il ne cessa
d’infester tous les ans la Sicile et l’Italie, sous prétexte qu’on ne lui délivrait
pas les biens de Valentinien et d’Aétius, dont il avait les enfants entre les
mains. Ses flottes ravageaient les côtes de Sardaigne, du Péloponnèse, de
l’Epire, de la Dalmatie : elles pénétraient jusqu’au fond du golfe Adriatique.
Souvent, s’embarquant lui-même au printemps avec les Vandales et les
Maures, il portait la désolation sur tous les rivages, brûlant les villes du
continent et des îles, et traînant les habitants en esclavage. Un jour qu’il sortit
du port de Carthage, le pilote lui ayant demandé de quel côté il devait
conduire la flotte : Vers les peuples que Dieu veut punir, répondit
Genséric.
La nouvelle du pillage de Rome, et de la captivité de la
famille impériale, affligea sensiblement Marcien. Il se regardait comme
souverain des deux empires depuis la mort de Valentinien, et il n’avait pas
reconnu Maxime pour empereur. Comme Genséric avait paru le ménager jusqu’alors,
il se flatta que ce prince aurait égard à ses demandes. Il lui députa donc pour
le prier de cesser ses ravages, et de lui remettre entre les mains les
princesses prisonnières. Genséric refusa l’un et l’autre avec hauteur. Marcien,
se persuadant qu’un ambassadeur arien réussirait mieux auprès de Genséric, lui
envoya Bléda, évêque de la secte arienne. L’évêque ne
fut pas plus favorablement écouté. En vain ce prélat prit la hardiesse de
représenter au roi des Vandales que sa prospérité présente ne devait pas lui
enfler le cœur jusqu’au point de mépriser le ressentiment d’un prince guerrier,
qui pourrait rendre à l’Afrique tous les maux que l’Afrique portait en Italie.
Genséric crut en faire assez que de pardonner cette bravade. Ceux qui
prétendent que Marcien s’était engagé par serment à ne jamais employer les
armes de l’empire contre les Vandales, ainsi que je l’ai raconté, supposent en
conséquence qu’il dévora cet affront. Mais d’autres auteurs, qui regardent
apparemment comme une fable cet engagement de Marcien, disent qu’il se disposait
à passer en Afrique lorsqu’il mourut. Procope le blâme d’avoir tenu sa parole;
il me semble qu’il ne serait blâmable que de l’avoir donnée.
L’empire d’Occident avait vu dans l’espace de quatre mois
couler le sang de deux empereurs. Mais sanglant que soit un trône, il a
toujours des attraits pour l'ambition. Après la mort de Maxime, Avitus osa
souhaiter la dignité souveraine, et l’obtint pour son malheur. Il était
sénateur romain, issu d’une famille gauloise de l’Auvergne, plus illustrée par
les charges que par les richesses. Il comptait entre ses ancêtres des préfets
et des patrices. Il avait été élevé avec soin dans l’étude des lettres et dans
les exercices du corps. On dit qu’il était si robuste, qu’étant encore dans la
première jeunesse, il tua dans une chasse, d’un coup de pierre, une louve
affamée qui allait se jeter sur lui. Sa sagesse et son éloquence le firent
choisir pour aller demander à Honorius la remise d'un impôt qui ruinait
l’Auvergne; et Constance, qui n’était pas encore empereur, lui fit obtenir ce
qu’il demandait. Nous avons vu l’empressement de Théodoric pour l’attirera sa
cour, et le refus d’Avitus, qui demeura fidèlement attaché au service de
l’empire, et n’en fut que plus estimé du roi des Visigoths, dont il obtint la
paix toutes les fois qu'il fut employé à la demander. Il servit avec honneur
dans toutes les guerres sous le commandement d’Aétius. Préfet de la Gaule, il
gouverna cette province avec, intégrité. Aétius se servit de lui pour détromper
Théodoric, qui se reposait sur la promesse d’Attila, et pour l’engager à
marcher contre l’ennemi commun. Après la défaite d’Attila, Avitus s’était
retiré dans ses terres pour y mener une vie tranquille. Maxime, empereur, le
tira de sa retraite, et le nomma général de la cavalerie et de l’infanterie. Sa
réputation arrêta les courses des barbares qui commençaient à ravager la Gaule.
Les Visigoths se préparaient à la guerre; Avitus leur envoya Messien, qu’il fit
patrice dans la suite, et le suivit bientôt lui-même. Théodoric étant allé à sa
rencontre avec un de ses frères, ils entrèrent tous trois dans Toulouse; Avitus
marchait entre les deux princes; c’était la place d’honneur; la majesté de
l’empire, qui expirait en Occident, se faisoit encore
respecter même de ses vainqueurs. La paix n’était pas encore conclue lorsqu’on
apprit à Toulouse la mort de Maxime.
Théodoric chérissait Avitus, l’ancien ami de sa famille,
Il avait été élevé entre ses bras, et, dès son enfance, il avait puisé dans ses
conversations le goût qu’il conservait pour les lettres. Il le pressa de
prendre la pourpre, et lui promit d’employer son pouvoir à l’élever à l’empire
et à l’y soutenir. Il ne parait pas que ce prince ait eu besoin de redoubler
ses instances. Toute la noblesse de la Narbonnaise, qu’il sut mettre en
mouvement, s’assembla à Ugernum, qu’on croit être
Beaucaire. On convint de se rendre dans trois jours à Arles, où se fit la
proclamation le huitième d’août. Théodoric, avec ses frères, ne tarda pas à
venir féliciter le nouvel des empereur, et lui offrir publiquement les secours
de sa nation. Cet empressement en faveur d’Avitus passa des Gaules en Italie;
Avitus revint à Rome, où le sénat et le peuple l’attendaient avec impatience.
Il était accompagné de son gendre Sidoine, un des plus illustres personnages de
ce siècle.
C. Sollius Apollinaris Sidonius, petit-fils de cet Apollinaire qui fut préfet des Gaules sous le tyran
Constantin, était né à Lyon. Il avait d’abord porté les armes; il les quitta
bientôt pour se livrer entièrement aux lettres, et mit sa gloire à se
distinguer par les talents de ' l’esprit. Ses poésies, que nous n’admirons plus,
lui firent une brillante réputation dans un siècle où le goût et la langue même
avoient dégénéré. Avitus lui donna en mariage sa fille Papianille.
Anthémius, qui régna dans la suite, lui conféra les dignités de préfet de Rome
et de patrice. On dit que Sidoine était si vivement touché de la misère
d’autrui, que souvent, à l’insu de sa femme, il emportait quelqu’un des vases
d’argent de sa table, et les donnait aux pauvres; en sorte que Papianille, moins détachée de l’amour du luxe, était
obligée de les racheter. Il fut en 472 élu malgré lui évêque de la capitale de l’Auvergne,
nommée aujourd’hui Clermont. Sa vertu reconnue lui avait mérité les suffrages
du clergé et du peuple. Elle parut encore avec plus d’éclat pendant les dix
années de son épiscopat, et fut couronnée après sa mort par les honneurs que
l’Eglise rend à sa mémoire. Il laissa un fils nommé Apollinaire, et deux
filles.
Tandis que Théodoric travaillait à mettre Avitus sur le
trône, il se tramait en Gaule une conjuration secrète pour y placer Marcellin.
C’était un païen d’une naissance distinguée. Sa probité, sa prudence, sa valeur
renommée, son expérience dans l’art militaire, jointe à voce tous les agréments
d’une éducation polie, lui avoient et attiré grand nombre de partisans.
L’éclat de ces belles qualités était à la vérité un peu terni par le fanatisme;
y voulait passer pour prophète; mais ce travers d’esprit servait encore à lui
concilier les imbéciles, qui, dans tous les siècles, forment un peuple
nombreux. Un sophiste, nommé Salluste, qui s’était lié d’amitié avec Marcellin,
lui avait communiqué cette extravagance. Salluste se donnait pour un homme
inspiré; il affectait l’apathie stoïcienne; et l’on dit que, curieux de savoir
jusqu’à quel point il pourrait supporter la douleur, il mit un jour sur sa
cuisse toute nue un charbon allumé, qu’il souffla longtemps pour entretenir le
feu et mesurer sa constance. Il nous reste encore de ce Salluste un ouvrage
intitulé, des Dieux et du Monde. Marcellin avait été ami d’Aétius : le
meurtre de ce général l’irrita tellement, que dès-lors il conçut le dessein de
se soulever contre Valentinien. Il fut prévenu par Maxime; mais il ne cessa de
travailler à se former un parti pendant le peu de temps que régna ce tyran.
Maxime mourut avant que Marcellin fût en état de se déclarer. Il continua ses
intrigues durant le règne d’Avitus. Un assez grand nombre de jeune noblesse trempait
dans le complot. A la tête de ses partisans était Pœonius,
homme sans naissance, mais riche, et qui s’était fait un grand crédit en
mariant sa fille à un Gaulois illustre, dont l'histoire ne nous apprend pas le
nom. Toutes ces intrigues formées contre Avitus devinrent encore inutiles par
la mort précipitée de cet empereur. Marcellin se lassa de dresser des batteries
contre des princes qui disparaissaient avant qu'il pût les abattre; et il prit
enfin le parti de s’attacher de bonne foi au service de Majorien, successeur
d’Avitus.
Le premier soin d’Avitus, parvenu à l’empire, fut
d’envoyer des députés à Marcjin pour lui faire part
de son élévation, et lui demander son amitié. En même temps il prit, selon
l’usage, le consulat pour l’année suivante. Marcien, qui aimait la paix, ne
refusa pas de le reconnaitre pour son collègue; mais il ne changea rien aux
consuls, qu’il avait déjà désignés. C’est pour cette raison que le consulat
d’Avitus n’est point marqué dans les fastes. Afin de couvrir l’Italie contre
les incursions des barbares du nord, dont les ravages avoient été si funestes,
Avitus fit un voyage en Pannonie, où il conclut un traité avec les Ostrogoths,
qui s’engagèrent à servir de barrière. Il vit en ce pays les ruines récentes de
la ville de Sabarie, qui venait d’être détruite par
un tremblement de terre.
Etant revenu à Rome sur la fin de l’année, il célébra le Ier
de janvier la solennité de son entrée au consulat. Sidoine, son gendre,
prononça en cette occasion un poème que nous avons encore, et dans lequel il
hasarde, selon l’usage, de magnifiques prédictions, que la Providence ne jugea
pas à propos d’accomplir. Cet éloge fut récompensé d’une statue d’airain
qu’Avitus fit ériger à Sidoine dans un portique de la place de Trajan. On vit
cette année une nation barbare, destinée à porter le dernier coup à l’empire
d’Occident, faire en Espagne le premier essai de ses cruautés et de ses
ravages. Quatre cents Hérules, abordés dans sept barques sur les côtes de
Galice, pénétrèrent jusqu’à Lugo, mettant tout à feu et à sang. Les habitants
du pays s’étant enfin attroupés, ils furent forcés de regagner la mer, mais
sans autre perte que celle de deux de leurs gens. En se retirant, ils firent
encore des descentes sur les côtes des Cantabres et des Vardules,
dont le pays se nomme aujourd’hui la Biscaïe.
Comme les Hérules, peu connus, vont se signaler entre les
autres barbares, il est à propos d’exposer ici leur origine, autant qu’il est
possible de la démêler dans le chaos de l’histoire de ce temps-là. Ce peuple,
sorti autrefois de la Scandinavie avec les Goths, dont il faisait partie, se
sépara du gros de la nation, et, s'étant joint aux Ruges et aux Vandales, s’arrêta entre les embouchures de l’Oder et de la Vistule. On
croit que ce sont les Hérules que Tacite appelle Lemovii.
Dans la suite, toujours unis aux deux autres nations, ils vinrent s’établir
dans les forêts de la Bohème. S’y étant multipliés, ils se séparèrent, et,
formant un corps nombreux, ils allèrent habiter les environs des Palus-Méotides : ils furent subjugués par le célèbre Ermanaric, roi des Ostrogoths. L’incursion des Huns ayant
changé toute la face du nord, ils remontèrent vers le septentrion, et
regagnèrent leurs anciennes demeures, où ils se fixèrent de nouveau dans le
voisinage des Varnes ou Varins,
qui habitaient les côtes de ce qu’on nomme aujourd’hui le Meckelbourg.
Les Saxons et les Anglois, étant pour la plupart passés dans la
Grande-Bretagne, les Varnes, leurs voisins,
descendirent le long des côtes de la Frise, et se firent un royaume aux
environs des embouchures du Rhin, où ils subsistèrent plus de cent ans. Les
Hérules prirent leur place, et s’étendirent sur la côte où se déchargent
l’Elbe, le Veser et l’Ems. C’est de là qu’ils
commencèrent à courir les mers, et à porter la désolation jusqu’en Espagne.
Ils passaient pour les plus inhumains et les plus féroces
de tous les barbares. Ils immolaient des hommes. Ennodius dit que dans leurs
courses ils sacrifiaient préférablement les moines, comme des victimes plus
agréables à leurs divinités. Les malades et les vieillards ne mouraient pas
chez eux de mort naturelle. Ceux qui se sentaient appesantis par la vieillesse,
ou attaqués d’une longue maladie, étaient obligés de prier leurs parents de les
délivrer de cet état fâcheux qui les rendait inutiles à la nation. On dressait
aussitôt un bûcher fort élevé, au haut duquel on portait celui qui devait
mourir; ensuite on y faisait monter un de ses compatriotes, armé d’un poignard;
mais il ne fallait pas que ce fût un de ses parents. Lorsque celui-ci était
descendu, après avoir rendu au malade ou au vieillard le cruel service qu’il avait demandé, on mettait le feu an bûcher : on recueillit les os,
et on les enterrait. Si le mourant était marié, il fallait que sa femme, pour prouver sa vertu, se pendît auprès du bûcher; autrement, elle était déshonorée, et devenait un objet d’exécration pour
toute la famille du mort. Les Hérules, ne vivant que de chasse et de pillage, étaient
des voisins très incommodes. Contre l’usage des barbares de ces contrées, ils
se faisaient payer un tribut par les peuples vaincus. Ils avoient le teint
verdâtre, à peu près de la couleur de la mer dont ils habitaient les bords. Ils
allaient nus au combat, soit par affectation de bravoure, soit pour être plus
légers: aussi étaient-ils d’une vitesse extraordinaire; et, pour cette raison,
tous les peuples guerriers en voulaient avoir dans leurs armées. Nous en avons
vu dans les troupes d’Aétius et dans celles d’Attila. Les empereurs d’Orient en
prirent à leur solde dans la suite. D’ailleurs cette nation était en horreur à
toutes les autres : il était rare de trouver entre les Hérules un homme qui ne
fût pas perfide, brutal, inconstant, adonné au vin, et à ces excès affreux que
réprouve la nature.
Réchiaire, roi des Suèves en Espagne, prince guerrier et
entreprenant, aurait été un ennemi beaucoup plus redoutable pour les Romains,
si Théodoric, ami d’Avitus, ne se fût chargé de réprimer son audace. Quatre ans
auparavant, Mansuet, comte d’Espagne, et le comte
Fronton, envoyés par Valentinien, avait conclu avec lui un traité de paix. Mais
ce prince, préférant l’agrandissement de ses états à toute autre considération,
étendait sans cesse son domaine; et, profitant des troubles de l'empire, il paraissait
avoir conçu le projet de s'emparer de toute l’Espagne. Fronton lui fut une
seconde fois envoyé par Avitus. Afin d'appuyer le député romain, Théodoric,
beau-frère de Réchiaire, en joignit un de sa part pour le sommer de sa parole,
et l’avertir que, les Romains et les Visigoths étant unis par l’amitié la plus
étroite, il ne pouvait attaquer les uns sans s’attirer les autres sur les bras.
Réchiaire était trop fier pour écouter patiemment ces remontrances menaçantes;
il répondit que Théodoric pouvait l’attendre à Toulouse; qu’il irait
incessamment lui porter sa réponse à la tête de son armée. En même temps, il se
jette dans la Tarraconaise, y fait un horrible ravage, et ramène en Galice un
grand nombre de prisonniers. Théodoric, piqué au vif de cette insulte, lève des
troupes, appelle à son secours les rois des Bourguignons, Gondiac et Chilpéric, passe les Pyrénées, et va chercher Réchiaire. Il était
secrètement convenu avec Avitus que les conquêtes qu’il poursoif faire sur les
Suèves resteraient aux Visigoths. La bataille se donna le 5 d’octobre, à quatre
lieues d'Astorga, sur les bords de la rivière d’Orbègue.
Elle fut très sanglante; la plupart des Suèves y périrent, ou furent faits
prisonniers. Il ne s’en sauva qu’un petit nombre, entre lesquels Réchiaire,
blessé, s’enfuit au fond de la Galice. S’étant jeté dans une barque pour
échapper aux Visigoths qui le poursuivaient, il fut repoussé sur la côte par
les vents contraires, et se retira dans un lieu nommé alors Portucal,
à l’embouchure du Douro: on croit que c’est aujourd’hui Porto, dont l’ancien
nom s’est communiqué à tout le royaume. Il y fut pris et conduit à Théodoric,
qui le fit garder en prison jusqu’à ce qu’il eût achevé de réduire la Galice.
Les Visigoths marchèrent aussitôt à Brague, capitale du pays, et résidence des
rois suèves. Ils y entrèrent sans résistance le 28 d’octobre; et, à l’exception
du massacre, que Théodoric épargna aux habitants, cette ville éprouva tous les
maux qu’on peut craindre d’un ennemi victorieux. Elle fut pillée: hommes,
femmes, enfants, tout fut réduit en esclavage. Comme les Visigoths étaient
ariens, et que Réchiaire avait fait embrasser à son peuple la religion
catholique, en haine de ce changement, on profana les églises, dont on fit des
écuries et des étables. La plupart des autres villes s’étant rendues au
vainqueur, Théodoric, pour assurer sa conquête, fit trancher la tête au roi
prisonnier. Celte guerre cruelle entre deux beaux-frères affaiblit beaucoup le
royaume des Suèves.
A l’extrémité de la Galice s’étaient cantonnés quelques
Suèves, qui, jaloux de l’honneur de leur nation, ayant appris la mort de leur
roi, élurent, pour le remplacer, un seigneur du pays nommé Maldra. De plus,
dans les montagnes des Asturies se maintenait encore un reste d’anciens
Romains, qui, défendant leur liberté à la faveur des lieux inaccessibles qu’ils
habitaient, ne s’étaient jamais soumis aux Suèves, et refusèrent de se
soumettre à Théodoric. Il se forma encore un autre parti; c’étaient des
brigands qui, prenant le nom de Romains, pillèrent les environs de Brague.
Théodoric, ne croyant pas sa présence nécessaire pour achever de réduire des ennemis
qu’il méprisait, se contenta de laisser en Galice Agiulfe avec quelques troupes, et passa en Lusitanie, où il demeura pendant l’hiver.
Cet Agiulfe était de la nation des Varnes; c’était le même qui, neuf ans auparavant, par un
ordre secret de Théodoric le père, avoir assassiné le comte Censorius.
Il avait utilement servi le nouveau roi des Visigoths dans sa conquête; et ce
prince crut ne pouvoir mieux faire que de lui confier le soin de la conserver,
et de détruire cette poignée d’ennemis qui s’obstinaient à se défendre. On
verra dans la suite, par la conduite d’Agiulfe, ce
que les princes doivent attendre de ceux qui ont gagné leur confiance par des
forfaits.
Pendant que Théodoric s’occupait à conquérir la Galice,
il reçut une nouvelle qui dut lui être très agréable, parce qu’il haïssait
mortellement Genséric depuis le sanglant affront que ce prince avait fait à sa
sœur. Avitus, qui était retourné à Arles, lui envoya le tribun Hésychius pour lui porter des présents, et lui faire part
de la victoire remportée sur la flotte des Vandales. L’empereur, voulant
arrêter leurs pillages, avait député en Afrique pour faire souvenir Genséric du
traité fait en 442, par lequel, le partage de l’Afrique ayant été réglé entre
lui et Valentinien, on était convenu d’une paix durable: il le menaçait de la
guerre, s’il continuait ses pirateries. Le roi, pour réponse à ces
remontrances, mit en mer une flotte de soixante voiles. On ne sait si elle avait
ordre de descendre en Gaule ou en Italie. Elle fut rencontrée près de l’île de
Corse par le comte Ricimer. Là se donna un grand combat où les vaisseaux de
Genséric furent partie coulés à fond, partie mis en fuite. Après cette
victoire, Ricimer passa en Sicile, où il défit, près d’Agrigente, un autre
corps de Vandales qu’on y avait débarqués pour ravager le pays.
Ricimer, dont nous voyons ici les premiers succès, fut un
de ces hommes extraordinaires nés pour le salut ou pour la destruction des
empires. Il était fils d’un prince suève et d’une fille de Vallia, roi des
Visigoths. S’étant, dès sa jeunesse, attaché au service de Valentinien, il apprit
métier de la guerre sous Aétius, et parvint à la dignité de comte. C’était une
âme forte et vigoureuse, également capable d’actions héroïques et de grands
forfaits. Intrépide dans les périls, fécond en ressources dans les conseils,
éloquent, adroit, insinuant, assez hardi pour emporter de force ce qu’il ne pouvait
gagner par adresse; mais sans foi, sans honneur; ne recevant de loi que de son
ambition. Il eût pu trois fois s’emparer de la pourpre : il aima mieux en
revêtir des idoles qu’il élevait pour les abattre à son gré. Il faisait
profession de la religion arienne; mais son cœur n’en connaissait aucune.
La victoire qu’il venait de remporter, en élevant son
courage, lui inspira du mépris pour l’empereur. Avitus contribuait lui-même à
se rendre méprisable. Après s’être distingué par son mérite dans l’état de
particulier, il ne fut pas plus tôt maître de l’empire, qu’il se déshonora par
ses déréglément. Ricimer étant promptement retourné en Italie, souleva contre
lui le sénat romain, et excita dans Ravenne une sédition furieuse, dans
laquelle une partie de la ville fut brûlée, et le patrice Ramite massacré.
Théodoric, occupé alors dans la Galice, n’eut pas le temps de secourir Avitus,
qui, ayant passé les Alpes à la première nouvelle du soulèvement, rencontra
près de Plaisance Ricimer à la tête de quelques troupes. Il se livra un combat
le 16 ou 17 d’octobre. Avitus fut défait et pris. Le vainqueur voulut bien lui
laisser la vie, et le fit sacrer évêque de Plaisance. Mais, peu de jours après,
Avitus ayant appris que le sénat vouloir le faire mourir, prit le parti de se
sauver en Gaule. Son dessein était de se retirer à Brioude en Auvergne, dans
l’église de Saint-Julien, comme dans un asile inviolable. Il portait avec lui
de riches présents, qu’il destinait à l’ornement de cette basilique; mais il
mourut en chemin. Son corps fut porté à Brioude, et enterré aux pieds du saint
martyr. Il avait régné quatorze mois et neuf ou dix jours. Messien, son
ministre, fut mis à mort le 17 décembre suivant. Après la mort d’Avitus, le
trône resta vacant pendant le reste de cette année, et la plus grande partie de
la suivante. Il est vraisemblable que les empereurs d'Orient, Marcien, et Léon
qui succéda à Marcien dans cet intervalle, prirent soin des affaires d’Italie
et des Gaules, et qu’ils se portèrent pour monarques d’Occident, comme il était
arrivé après la mort d’Honorius, et après celle de Valentinien III.
L’Occident, agité par tant de violentes révolutions, devait
porter envie à la tranquillité dont l’Orient était redevable à la sagesse de
Marcien. Quoique ce prince eût passé sa vie dans la profession militaire, il avait
coutume de dire qu’un monarque ne doit jamais faire la guerre tant qu’il est
libre de vivre en paix. Mais en même temps il n’oubliait pas de maintenir par
les armes sa gloire et la sûreté de ses sujets. Les Lazes, peuples barbares,
qui habitaient autrefois au nord du Pont-Euxin, s’étaient emparés de la
Colchide, qui prit le nom de Lazique. Il paroi
même que l’empire leur avait cédé à certaines conditions la possession de ce
pays. Gobaze, qui régnait alors, avait donné à son
fils le nom de roi; et ce jeune prince, voulant réaliser ce titre par des
conquêtes, faisait des incursions sur les terres des Romains. Dès l’année
précédente, Marcien avait envoyé contre lui une armée qui, après quelques
succès, était revenue à Constantinople aux approches de l’hiver, cette saison
étant trop rigoureuse sous le climat de la Lazique.
Cette armée avait beaucoup souffert dans ses marches au travers des forêts et
des montagnes. L’empereur se préparant à une nouvelle expédition, délibérait
sur la route qu’il ferait prendre à ses troupes. Celle de la mer aurait été la
plus courte; mais la côte de Lazique n’a voit point
de port pour favoriser une descente. Il résolut donc de faire marcher son armée
par l’Arménie. Ce pays étant partagé entre les Perses et les Romains, il fallait
obtenir le consentement du roi de Perse, afin qu’il n’inquiétât pas les troupes
romaines dans leur marche. Cependant Gobaze, ne se
sentant pas assez de forces pour résister à celles de l'empire, envoya demander
du secours à Isdegerd. Il ne put en obtenir, parce que ce prince avait alors
besoin de toutes ses troupes pour faire la guerre aux Huns, nommés Cidarites, qui sont les mêmes que les Huns
Euthalites dont nous avons déjà parlé. Ils se détermina donc à entrer en
négociation avec Marcien. L’empereur exigea pour préliminaire que Gobaze optât entre ces deux partis, ou d’ôter la couronne à
son fils, ou de la déposer lui-même, protestant qu'il ne souffrirait pas qu’il
y eût deux rois dans la Lazique. Gobaze se soumit à cette condition, et céda la couronne à son fils. Marcien lui fit
ensuite donner ordre de venir sur les terres de l’empire pour rendre compte de
sa conduite. Le prince y consentit sur la parole qu’on lui donna qu’il n’éprouverait
aucun mauvais traitement. Lorsqu’il fut sur la frontière, on lui envoya le
comte Denys, qui conclut avec lui un traité avantageux. Par ce procédé, qui respirait
encore l’ancienne fierté romaine, Marcien soutint la dignité de l’empire, que
ses deux prédécesseurs n’avoient que trop avilie.
An. 457
Ses sujets n’éprouvèrent sous son règne que les maux dont
la sagesse humaine ne pouvait les garantir. On rapporte qu’il tomba celte année
en Phrygie des nuées de sauterelles qui dévorèrent tous les fruits. Une longue
sécheresse brûla entièrement les semences dans l’Asie mineure et dans la
Palestine, en sorte que les aliments malsains auxquels les habitants furent
obligés de recourir causèrent des maladies mortelles. Une enflure
extraordinaire, jointe à une toux opiniâtre et à une inflammation qui se répandait
par tout le corps, leur faisait d’abord perdre les yeux, et les emportait en
trois jours. Dans cette calamité, l’empereur s’empressa de procurer aux
provinces affligées tous les soulagements qui étaient en son pouvoir. Mais ni
la famine ni les maladies ne furent pour l’Orient des accidents aussi funestes
que la mort de Marcien. Ce prince, si digne de régner longtemps, mourut à
Constantinople le 26 de janvier de l’année suivante, après cinq mois de
maladie, dans la soixante et cinquième année de son âge. Il avait régné six
ans, cinq mois et trois jours. Il fut enterré dans l’église des Saints-Apôtres,
sépulture ordinaire des empereurs, ou, comme le disent quelques auteurs, dans
celle de Sainte-Zoé, qui avait fait bâtir. Zonar dit
qu’Aspar fut soupçonné de l’avoir empoisonné. Sa mémoire est honorée dans
l’église grecque, qui en célèbre la fête avec celle de Pulchérie; et l’histoire
le met au rang de ce petit nombre de souverains qui, nés dans l’obscurité, sont
parvenus à la couronne sans la désirer, et qui ont justifié par leurs vertus et
par leurs talents le choix de la Providence.
LIVRE TRENTE-QUATRIEME.
LÉON, MAJORIEN, SÉVÈRE II.
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