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CRISTORAUL.ORG

EL VENCEDOR EDICIONES

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

LIBRAIRIE FRANÇAISE

FRENCH DOOR

 

 

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

 

LIVRE VINGT-UNIÈME.

GRATIEN, VALENTINIEN II, THÉODOSE.

 

La défaite de Valens semblait devoir entraîner la ruine de l’empire. A la vue de Théodose élevé sur le trône, l’audace des vainqueurs s’arrêta, et le courage revint aux vaincus. Tous connaissaient sa capacité et sa valeur. Le nouvel empereur reçut à Thessalonique des députés de toutes les provinces orientales. Ils obtinrent pour leurs villes et pour eux-mêmes tout ce que la justice permettait de leur accorder. Thémistius, à la tête des principaux sénateurs de Constantinople, pria le prince de venir au plus tôt se montrer à sa capitale; il demanda pour la ville la confirmation de ses privilèges, et pour le sénat de nouveaux honneurs qui pussent l’élever à la dignité du sénat romain ; comme la nouvelle Rome égalait déjà l’ancienne par la magnificence des édifices, des statues et des aqueducs. Libanius, toujours inconsolable de la perte de son crédit, tenta dans ces premiers moments de prévenir Théodose en faveur de l’idolâtrie; il lui adressa un discours pour l’exciter à venger la mort de Julien, attribuant à l’oubli de cette vengeance tous les malheurs de l’état; il prétendait que le silence des oracles étroit une marque sensible de la colère des dieux, qui ne daignaient plus donner de conseils aux hommes. Les vaines remontrances de ce fanatique ne produisirent d’autre effet que de le rendre méprisable.

L’empereur ne s’occupait que des moyens de soulager les peuples et de relever l’honneur de l’empire. Le diadème, qu’il n’avait pas désiré, n’altéra rien dans son caractère. Aussi chaste, aussi humain, aussi désintéressé qu’il l’avait été dans sa vie privée, il ne se promettait que ce que les lois lui avoient toujours permis. Sensible à l’amitié, ami des hommes vertueux, fidèle dans ses promesses, libéral et dormant avec grandeur, communicatif et d’un accès facile, il ne voyait dans la souveraineté que le pouvoir d’étendre ses bienfaits. Un jour qu’il commettait des juges à l’examen d’une conspiration qu’on prétendait formée contre sa personne, comme il les exhortait à procéder avec équité et avec douceur: Notre premier soin, dit un de ces commissaires, doit être de songer à la conservation du prince. Songez plutôt à sa réputation, répondit Théodose; l’essentiel pour un prince n’est pas de vivre longtemps, mais de bien vivre. Son extérieur noble et majestueux attirait le respect; sa bonté inspirait la confiance. Prudent et circonspect dans le choix des magistrats, il eut, en arrivant à l’empire, le singulier bonheur d’en trouver en place un grand nombre tels qu’il les aurait choisis. Il n’était pas savant; mais il avait un goût exquis pour tout ce qui regarde la littérature, et il aimait les gens de lettres, pourvu que l’usage qu’ils faisaient de leurs talents n’eût rien de dangereux. Il s’instruisait avec soin de l’histoire de ses prédécesseurs, et ne cessait de témoigner l’horreur que lui inspiraient l’orgueil, la cruauté, la tyrannie, et surtout la perfidie et l’ingratitude. Les actions lâches et indignes excitaient subitement sa colère; mais il s’apaisait aisément, et un court délai adoucissait la sévérité de ses ordres. Il savait parler à chacun selon son rang, sa qualité, sa profession. Ses discours avoient en même temps de la grâce et de la dignité. Il pratiquait les exercices du corps, sans se livrer trop au plaisir et sans se fatiguer. Il aimait surtout la promenade; mais le travail des affaires précédait toujours le délassement. Il n’employait d’autre régime pour conserver sa santé qu’une vie sobre et frugale; ce qui ne l’empêchait pas de donner dans l’occasion des repas, où l’élégance et la gaîté brillaient plus que la dépense. Il diminua dès le commencement celle de sa table, et son exemple tint lieu de loi somptuaire. Mais il conserva toujours dans le service de sa maison cet air de grandeur qui convient à un puissant prince.

Ce juste tempérament d’une noble économie a prêté également aux louanges de ses panégyristes et à la censure de ses ennemis. Zosime, déclaré contre tous les princes qui ont travaillé au progrès du christianisme, reproche à Théodose le luxe de sa table, la multitude de ses eunuques, qui disposaient, dit-il, de tous les emplois et gouvernaient l’empereur même. Il ne tient pas à lui qu’on ne croie que ce prince, plongé dans la mollesse, endormi dans le sein des plaisirs, livré à des bouffons et à des farceurs qui corrompaient sa cour, ne fit par lui-même rien de mémorable; qu’il dût tous ses succès à ses généraux; qu’il vendait au plus offrant les charges et les gouvernements; et que sous son règne les provinces accablées d’impôts, épuisées par l’avarice de leurs magistrats, faisaient des vœux pour changer de maître. A ces reproches Zosime ne manque pas d’ajouter celui d’avoir aboli le culte des dieux. Ce dernier t rait décèle le ressentiment de Fauteur; et l’on sent que ses invectives ne sont que le cri de l’idolâtrie terrassée. Un autre historien, païen ainsi que Zosime, mais plus équitable, fait de Théodose un héros accompli. Il remarque même, comme un exemple presque unique, que ce prince devint meilleur sur le trône, et que sa grandeur fut croître ses vertus. Il le compare à Trajan, dont il lui attribue toutes les belles qualités d’esprit et de corps, sans lui donner aucun de ses vices.

Il faut cependant convenir qu’entre les imputations de Zosime il en est deux qui semblent avoir quelque fondement. Théodose multiplia les commandements : au lieu de deux généraux, l’un de la cavalerie, l’autre de l’infanterie, il en établit jusqu’à cinq, et peut-être encore plus. Il doubla le nombre des préfets, des tribuns, des capitaines. Les gages de ces officiers épuisaient le trésor , et leur avarice ruinait les soldats, sur lesquels il s’établissait des droits arbitraires. Il commit une autre faute d’une conséquence encore plus dangereuse. Les malheurs précédents ayant diminué le nombre des troupes, il reçut dans ses armées les barbares qui venaient d’au-delà du Danube lui demander du service. C’était altérer la discipline des légions, et donner des armes et des leçons aux ennemis de l’empire.

 Sa femme Aelia Flaccilla, que les Grecs nomment souvent Placilla et quelquefois Placide, contribua beaucoup à sa gloire et au bonheur de ses sujets. Elle était espagnole, selon le sentiment le plus suivi, fille d’Antoine, consul en 382. Jamais union ne fut mieux assortie. Ils semblaient se disputer l’un à l’autre le prix de toutes les vertus. Flaccille secondait Théodose lorsqu’il s’agissait de fermeté et de justice; elle le devançait dans les actions de douceur et de bonté: c’était un modèle de piété, de chasteté, de tendresse conjugale. Elle savait allier la modestie avec une noble hardiesse, l’humilité avec la grandeur d’âme. Pleine de foi, de zèle pour l’Église, de charité pour les pauvres, elle sanctifiait son mari par son exemple et par ses conseils. Elle lui répétait souvent ces paroles: Ne perdez jamais de vue ce que vous avez été et ce que vous êtes. Lorsqu’elle quitta l’Espagne, elle était déjà mère d’un fils et d’une fille. Arcadius doit être né en 377, et Pulchérie l’année suivante.

Théodose avoir un oncle, qu’on croit être Euchérius, qui fut consul en 381. Devenu empereur, il continua de l’honorer comme un second père. On sait qu’il eut une sœur dont le nom est ignoré, et plusieurs frères plus âgés que lui mourut avant 384. II parait qu’ils demeurèrent en Espagne; qu’après la mort d’Honorius, Théodose fit venir à Constantinople ses deux filles, Thermantie et Serène.

est Leur mère était une dame espagnole nommée Marie. Théodose maria l’aînée à un général que l’histoire ne nomme pas. Serène, la cadette, épousa Stilicon. Elle était adroite, insinuante, instruite par la lecture des poètes. L’empereur l’aima par prédilection; elle charmait ses chagrins, elle savait apaiser sa colère; il lui confiait ses secrets. Il parait même qu’il l’adopta; du moins les enfants de Stilicon et de Serène sont-ils appelés par Claudien petits-fils de l’empereur. L’obscurité répandue sur les parens de Théodose fait honneur à ce prince : c’est une preuve qu’il ne leur permit pas d’abuser de sa puissance, et que l’amour qu’il avait pour sa famille ne l’emporta pas sur celui qu’il devait à ses sujets.

Le premier soin de ce guerrier actif et vigilant fut d’assembler des troupes pour chasser les barbares hors de la Thrace. II en avait battu l’année précédente un corps très-nombreux; mais il en restait encore la plus nord, et de grande partie, divisée en plusieurs détachements, qui continuaient de ravager la province. Théodore rappela les soldats dispersés après la défaite de Valens, et par la sévérité de la discipline, qu’il sut tempérer de douceur et de largesses faites à propos, il fit renaître leur ancien courage. Il rassura les habitants des campagnes;  et de timides fugitifs il en fit des soldats qui ne respiraient que la vengeance. Il enrôla surtout ceux qui tra-travaillaient aux mines, gens endurcis aux plus rudes travaux. Cette armée, séparée en divers corps, donna la chasse aux barbares, et les resserra vers les bords du Danube. Il se livra plusieurs sanglants combats, dont les écrivains du temps ne détaillent aucune circonstance: Ils nous apprennent seulement que le 17 de novembre on reçut à Constantinople la nouvelle d’une grande victoire remportée sur les Goths, les Huns et les Alains. Une partie de ces nations repassa le fleuve avec Fritigerne, Alathée et Saphra. Ceux qui restèrent en Thrace se soumirent à l’empire et donnèrent des otages. Stilicon commença de se signaler dans cette guerre. On croit que ce fut dans une des rencontres, qui furent fréquentes pendant cette campagne, que le fameux Alaric, encore jeune alors, et chef d’un détachement de l’armée de Fritigerne, surprit Théodose, et l’enferma sur les bords de l’Hèbre. Mais on ne dit point par quel moyen l’empereur se retira de ce péril.

De tous ces exploits celui du général Modaire est le seul dont l’histoire nous ait laissé quelque détail. Modaire était du sang royal des Goths. Un démêlé qu’il eut avec Fritigerne dès le temps de Valens l’avait fait passer au service de l’empire. Il s’y était tellement distingué par sa fidélité et par sa valeur, que Théodose le mit à la tête d’un corps de troupes. Ce général, sans être aperçu des ennemis, vint se poster sur une hauteur, qui commandait une vaste plaine, où les barbares s’étaient répandus pour le pillage. Ayant appris par ses coureurs que les Goths, ensevelis dans le vin, étaient épars çà et là, et couchés par terre, il ordonna à ses soldats de ne prendre que leurs épées et leurs boucliers, et de fondre sur eux. Il n’en coûta que la peine de les égorger, la plupart endormis, tous hors d’état de se défendre. Après avoir recueilli leurs dépouilles, on marcha vers leur camp, fermé de quatre mille chariots. On y trouva leurs femmes, leurs enfants et leurs esclaves. Les Goths en conduisaient un si grand nombre, que dans leurs marches les uns remplissaient les chariots, les autres suivaient à pied et y montaient à leur tour. Toute cette multitude fut emmenée prisonnière. Nous voyons, par les lettres de saint Grégoire de Nazianze, que Modaire fut lié avec lui d’une étroite amitié. L’éloge que ce saint prélat fait de sa piété, et le secours qu’il lui demande pour apaiser les troubles de l’Eglise ne permettent pas de douter qu’en quittant les Goths Modaire n’eût abandonné le parti de l’arianisme. Cette première campagne de Théodose annonçait un règne glorieux, et rendait le repos à la Thrace désolée depuis trois ans par les plus horribles ravages.

Gratien , s’étant déchargé sur son nouveau collègue du soin de l’Orient, fit à Sirmium un séjour de quelques mois. Il remporta de son côté plusieurs avantages sur différents partis de barbares qui s’étaient avancés jusqu’en Pannonie. Il reprit ensuite le chemin de la Gaule, en passant par Aquilée et par Milan, où il arriva vers la fin de juillet. Les catholiques, dont il s’était déclaré le protecteur, accouraient sur son passage, et faisaient des vœux pour la prospérité de son gouvernement. Pendant son séjour à Milan, il eut de fréquents entretiens avec saint Ambroise. Il avait pour ce saint évêque respect mêlé de tendresse, et puisait dans cette source féconde la connaissance et l’amour de la vérité. Lorsqu’il était parti pour l’Illyrie, il avait prié saint Ambroise de lui composer quelque ouvrage pour le confirmer dans la foi de la consubstantialité, et il en avait reçu deux livres intitulés de la Foi. En partant de Sirmium, il lui écrivit pour le prier de confondre les sectateurs de Macédonius, qui niaient la divinité du Saint-Esprit. Il voulait même que le saint prélat le vînt trouver en diligence. Saint Ambroise s’en excusa; il attendit l’empereur à Milan, et se contenta pour lors d’ajouter trois autres livres aux deux premiers, dans lesquels il prouvait la divinité du Fils: il lui promit d’écrire dans la suite sur la divinité du Saint-Esprit, et s’acquitta de cette promesse deux ans après. Ce fut sans doute par le conseil de ce saint que Gratien révoqua la loi qui permettait aux hérétiques de tenir leurs assemblées. Le zèle d’Ambroise ne se renfermait pas dans les bornes de son diocèse; le siège de Sirmium étant vacant par la mort de l’arien Germinius, Justine, que Gratien avait laissée dans cette ville avec son fils Valentinien, entreprit d’y placer un évêque du même parti. Sur cette nouvelle, Ambroise vole à Sirmium; il s’oppose avec fermeté aux efforts de l’impératrice, et vient à bout de faire nommer un évêque catholique; c’était Anémius. Ce coup de vigueur fut l’origine de la haine implacable, dont les éclats scandaleux déshonorèrent Justine, et augmentèrent la gloire de l’intrépide prélat.

Les incursions des Allemands appelèrent Gratien dans la Gaule plus tôt qu'il ne l'Auriol désiré. Ils ne l'attendirent pas, et ce prince passa l’hiver à Trêves. Il y publia plusieurs lois. Les débiteurs du fisc se mettaient à couvert des poursuites en faisant cession de leurs biens ; ce qui donnait occasion à des fraudes plus préjudiciables aux peuples qu’au prince même, puisque le prince ne perd jamais ce qui lui est dû , et qu’il sait se dédommager aux dépens de ses sujets de ce qui lui est enlevé par des mains infidèles. Gratien ordonna d’employer contre ces débiteurs la rigueur des supplices, à moins qu’ils ne prouvassent qu’ils avoient été ruinés par quelque accident involontaire. Il confirma les privilèges accordés aux médecins. Théodose en fit autant dans la suite. Ausone, en sortant du consulat, prononça, en présence de l’empereur, le discours de remercîment que nous avons encore, et qui peut servir à fixer une des époques du dépérissement de l’éloquence.

An.38o.

Au commencement de l’année suivante, Théodose, consul avec Gratien, tomba malade à Thessalonique. On désespérait de sa vie, et tout l’Orient craignit de voir éteindre cet astre naissant, qui promettait à tant des peuples des jours plus sereins et plus tranquilles. L’empereur, plus occupé du soin de son âme que de la guérison de son corps, désirait le baptême. Mais, inviolablement attaché à la foi catholique qu'il avait héritée de ses pères, il ne voulait être baptisé que par un orthodoxe. Il fit venir Ascole, évêque de Thessalonique. Ce prélat, célébré par sa vertu, mais renferme dans les fonctions de son ministère, était encore inconnu à la cour. Lui seul avait servi de défense à la Macédoine dans le désastre de l’empire; et lorsque les Goths, vainqueurs, pillant impunément la Thrace, et poussant au loin leurs partis, étaient venus attaquer Thessalonique dépourvue de secours, Ascole, sans autres armes que les prières qu’il adressait à Dieu, avait repoussé leurs efforts. Frappés de la peste, et poursuivis par un bras invisible, les Goths avoient pris la fuite. Théodose l’interrogea sur sa croyance; il répondit: Qu’il n’en avait point d’autre que celle de Nicée; et que c’était la doctrine constante de toute la Macédoine, où les dogmes d’Arius n’avoient jamais eu le crédit de s’établir; plus heureuse en ce point que les provinces orientales, et que la ville de Constantinople , où les sectes hérétiques déchiraient le sein de l’Eglise. L’empereur, satisfait de cette profession de foi, reçut le baptême de la main d’Ascole avec plus de joie qu'il n’avait, un an auparavant , reçu de Gratien la couronne impériale. Il conserva toujours un profond respect pour ce saint évêque; il se gouvernait par ses conseils dans ce qui concernait les affaires de l’Eglise. La confiance d’un si grand prince, et l’éminente vertu du prélat, relevèrent beaucoup l’éclat du siège de Thessalonique. Le pape Damase revêtit Ascole et ses successeurs de la qualité de vicaire du saint siège pour l’Illyrie orientale; ils avoient l’autorité de juger en dernier ressort les causes ecclésiastiques dans ces provinces; ils y tenaient le premier rang entre les primats, sans préjudice des droits respectifs des églises. La guérison de Théodose suivit de près son baptême.

Sa convalescence fut longue : il ne put quitter Thessalonique avant le mois de juillet. Il profita de ce temps de repos pour remédier aux désordres de l’Eglise et de l’état. Il traita d'abord les hérétiques avec douceur; et saint Grégoire de Nazianze parait douter si cette tolérance venait d’un défaut de zèle, ou si c’était un effet de prudence que ce saint ne peut s’empêcher d’approuver. Mais Théodose ne tarda pas à déclarer qu’elle était la doctrine à laquelle il souhaitait que tous ses sujets voulussent se conformer; et comme la ville de Constantinople était tout à la fois la capitale de son empire, d’où ses édits pouvaient plus aisément se répandre dans toutes in l’étendue de ses états, et le centre de l’hérésie qui s’y était affermie sous le règne de Constance et de Valens, ce fut au peuple de Constantinople que, dès le 28 de février, il adressa une loi célébreront voici les termes: Nous voulons que tous les peuples de notre obéissance professent la religion qui, suivant une tradition constante, a été enseignée aux Romains par l’apôtre saint Pierre, qui est évidemment professée par le pontife Damase et par Pierre, évêque d’Alexandrie, prélat d’une sainteté apostolique; en sorte que, selon les instructions des apôtres et la doctrine de l’évangile, nous reconnaissions dans le Père, le Fils et le Saint-Esprit, une seule divinité, avec une égale majesté et dans une adorable Trinité. Nous donnons le titre de chrétiens catholiques à ceux qui suivront cette loi  et, regardant les autres comme des insensés, nous voulons qu’ils portent le nom ignominieux d’hérétiques, et que leurs assemblées ne soient point honorées du titre d’églises; en attendant qu'ils ressentent les effets de la vengeance de Dieu et de la nôtre, selon ce que la divine Providence daignera nous inspirer. Il déclare, par une autre loi datée du même jour, que ceux qui altèrent par leur ignorance , ou qui violent par leur négligence la sainteté de la loi de Dieu, se rendent coupables de sacrilège. Au milieu du carême de cette année il ordonna, par une loi, de suspendre toute procédure criminelle durant les quarante jours qui précèdent la fête de Pâque, ce qu’il confirma neuf ans après par une seconde loi : Les juges, dit-il, ne doivent pas punir les criminels dans un temps où ils attendent de Dieu la rémission de leurs propres crimes. Il suspendit aussi dans la suite les procédures , même civiles, durant la quinzaine de Pâque, et tous les dimanches de l’année, pendant lesquels les spectacles furent interdits. Nous avons une loi sans daté par laquelle, à l’exemple de Valentinien, il fait grâce à tous les criminels en faveur de la fête de Pâque; il en excepte aussi les crimes énormes, qui sont celui de lèse-majesté, l’homicide, l’adultère, le poison ou la magie, la fausse monnaie. Gratien, à l’occasion d’une pareille rémission, excepte encore le rapt et l’injustice; et il exclut de cette grâce ceux qui, après l’avoir déjà obtenue, sont retombés dans les mêmes crimes. Valentinien le jeune en fit une loi perpétuelle pour l’Occident; mais, aux exceptions précédentes il ajoute le sacrilège en général, et en particulier celui qui consistait à violer les sépultures. En l’armée 387, comme Théodose dictait l’ordonnance de l’indulgence pascale : Plût à Dieu, dit-il, qu'il fût en mon pouvoir de ressusciter les morts! Dans une autre loi faite sur le même sujet on lit cette belle maxime : Que c'est une perte pour l'empereur de ne trouver personne à qui il puisse pardonner.

La faiblesse de Valens avait laissé un libre cours à plusieurs abus : Théodose se fit un devoir de les réformer. Il se déclara ennemi des délateurs; et, pour rendre ce pernicieux métier aussi rare qu’il est infâme, il prononça la peine capitale contre tout esclave qui accuserait son maître, même avec fondement, et contre tout délateur qui aurait réussi dans trois différentes dénonciations: la mort était le prix de la troisième victoire. Il y eut toujours de ces hommes dangereux qui abusent de leur puissance et de leur crédit pour opprimer les faibles; et toujours ils ont trouvé des magistrats intéressés ou timides, qui se sont prêtés à leurs injustices. Sur une plainte non avérée, on arrêtait les accusés; on les laissait languir dans des cachots étroits et incommodes, où ils ne pouvaient dormir que debout: là ces misérables, souvent innocents, étaient abandonnés à l’avarice des geôliers, qui leur vendaient bien cher les nécessités de la vie, et les traitaient cruellement lorsqu’ils n’avaient pas de quoi payer : ils mouraient souvent de faim. Les magistrats, occupés de spectacles, de festins et d’amusements frivoles, ne trouvaient pas le temps de visiter les prisons. Théodose défendit de mettre aux fers quiconque ne serait pas convaincu : il voulut que l’accusateur fût détenu en prison, pour subir la peine du talion, s’il était reconnu calomniateur; que le procès fût promptement instruit et jugé, afin que le coupable ne tardât pas à recevoir son châtiment , et l’innocent sa délivrance. Il interdit aux geôliers leurs exactions inhumaines, et ordonna que, tous les mois, le garde des registres mettait sous les yeux du juge le rôle des prisonniers, avec la note de leur âge, de la qualité des crimes dont ils étaient accusés, et du temps de leur détention ; que le juge négligent et paresseux , qui n’avait de sa charge que le titre, serait condamné à une amende de dix livres d’or, et à l’exil. Six ans après, pour donner aux magistrats le loisir de s’acquitter de leurs devoirs, ils leur défendit d’assister aux spectacles, excepté le jour de la naissance et du couronnement des empereurs. Il parait, par un discours de Libanius, que ces lois furent plus faibles que les désordres : l’an 386 il adressa à Théodose en faveur des prisonniers une remontrance hardie, dans laquelle il ne craint pas de dire que le prince ne peut s’excuser sur ce qu’il ignore ces iniquités; que son devoir est de les connaitre et de les punir. Jamais empereur ne prit tant de précautions pour arrêter les concussions des magistrats: il ordonna que les juges convaincus de ce crime seraient dépouillés de leur charge, déclarés incapables d’en posséder aucune; qu’en cas de mort, leurs héritiers seraient responsables de leurs larcins; que, pour les malversations dans les causes des particuliers, ils seraient assujettis aux peines du péculat: il invita ceux qui se trouveraient lésés à poursuivre la vengeance, et leur promit justice et récompense. Natalis, commandant des troupes en Sardaigne sous le règne de Valens, avait pillé la province : Théodose l’y fit reconduire sous bonne garde pour y être convaincu sur les lieux, et le condamna à rendre le quadruple de ce qu’il avait pris injustement. Il défendit aux officiers qu’il envoyait dans les provinces d’y faire aucune acquisition d’immeubles, d’y recevoir aucun présent ni pour eux, ni pour leur famille, leurs conseillers, leurs domestiques; il permit aux habitants de répéter en justice ce qu’ils auraient ainsi donné. Si un gouverneur ou magistrat de province employait son autorité pour tirer une promesse de mariage, soit en sa faveur, soit en faveur de qui que ce fût, il déclara la promesse nulle; et pour une simple tentative du magistrat, pour une simple proposition accompagnée de promesses ou de menaces, il le condamnait à payer dix livres d’or, et à perdre, après sa gestion, toutes les prérogatives que sa charge procurait; les personnes qu’il avait sollicitées étaient affranchies de sa juridiction, elles et leur famille, et avoient leurs causes commises par-devant d’autres juges. Pour entretenir cet esprit de vie, qui dans un grand empire doit animer toutes les parties même les plus éloignées du centre, il maintint en vigueur l’ordre municipal des villes. Il nous reste de lui beaucoup de lois sur la nomination de ces officiers, sur les moyens de conserver leur nombre, sur leurs exemptions et leurs privilèges. Flavien, proconsul d’Asie, et un préfet d’Egypte furent mis en prison pour avoir appliqué à la torture des officiers municipaux. Afin d’épargner aux villes les frais des nombreuses députations, il ordonna que, dans les occasions où elles auraient quelque demande à porter au prince, toutes celles d’une même province concerteraient ensemble, et se contenteraient d’envoyer trois députés pour la province entière. Il eut encore plus de soin d’entretenir les anciens édifices que d’en construire de nouveaux, ce qui, flattant davantage la vanité des princes ou des magistrats, apporte aux villes plus de dépense, et souvent moins d’utilité. Il ne permit aux gouverneurs de faire de nouveaux ouvrages publics qu’après qu’ils auraient réparé les anciens qui tombaient en ruine, et achevé ceux que leurs prédécesseurs a voient commencés. Il voulut que les entrepreneurs fussent pendant quinze ans, eux et leurs héritiers, responsables de la solidité des constructions. Cette attention ne l’empêcha pas de travailler à l’embellissement de Constantinople; il y fit dans la suite construire un port, un aqueduc, des bains, des portiques, des académies, un palais, une place et une colonne, qui portèrent son nom. Valentinien II suivit l’exemple de Théodose, et recommanda d’entretenir dans Rome les anciens monuments plutôt que d’en entreprendre de nouveaux. Constantin avait décidé que, si quelqu’un trouvait un trésor, il le partagerait par moitié avec le fisc; Théodose le laissa tout entier à qui l’aurait découvert, à condition cependant que s’il le trouvait sur le terrain d’autrui il en céderait le quart au propriétaire du terrain. Les lois romaines avaient borné le temps du deuil au terme de dix mois; Théodose l’étendit à l’année entière : il déclara infâme la veuve qui, avant l’année révolue, convolerait à de secondés noces. Telle était déjà la disposition des anciennes lois; mais il y ajouta la perte de tous les biens que la femme tiendrait du premier mari. Quant aux veuves qui se remariaient après le terme prescrit, il les obligea de conserver aux enfants du premier lit tous les biens venus de leur père, et il leur ôta la liberté de les aliéner. La plupart de ces lois sont adressées à Eutrope, alors préfet du prétoire d’Orient, et dont nous avons déjà parlé dans l’histoire de la conjuration de Théodore.

Dans le même temps que Théodose s’occupait à corriger les désordres, il songeait aussi à fortifier l’empire contre les attaques des barbares. Il employa pour cet effet un moyen dangereux , ainsi qu’il a déjà été observé, et tout-à-fait contraire à la saine politique. Les malheurs précédents avoient affaibli les armées; il invita les Goths d’au-delà du Danube à prendre parti dans ses troupes, et il promit de les traiter comme ses sujets naturels. Il en vint une si grande multitude, qu’ils sur passèrent bientôt en nombre les soldats romains, et l’empereur craignit avec raison de n’être plus le maître de les contenir, s’ils venaient à former quelque entreprise. En effet, selon un auteur de ce temps-là, avant que de passer le fleuve, ils s’étaient secrètement engagés, par des serments exécrables, à faire aux Romains tous les maux qu’ils pourraient, soit par la force, soit par la ruse et la trahison, et à ne se donner de repos qu’après s’être rendus maîtres de tout l’empire. Quoique Théodose ignorât ce perfide complot, cependant, par une sage précaution, il résolut de les mettre hors d’état de nuire en les divisant : il manda une partie des légions qu’il avait en Egypte, et envoya pour les remplacer un corps considérable de ces barbares, sous la conduite d’Hormisdas, ce neveu de Sapor qui s’était signalé dans la révolte de Procope. Les deux détachements se rencontrèrent à Philadelphie. Celui des Goths était de beaucoup le plus nombreux : ils avaient traversé l’Asie comme des brigands, en pillant tout sur leur passage. Réunis dans la même ville avec des troupes disciplinées, ils voulurent continuer les mêmes violences. Un habitant qui venait de vendre quelque denrée à un soldat goth, en reçut pour paiement un coup d’épée au travers du corps; un autre, qui était accouru pour le défendre, ne fut pas mieux traité. On s’attroupa de part et d’autre. Les officiers venus d’Egypte s’efforcèrent en vain de faire entendre aux barbares que la discipline romaine, qu’ils avaient embrassée, ne permettait pas ces emportements; on ne leur répondit qu’à grands coups d’épée. Alors les soldats romains, quoique fort inférieurs en nombre, se jetant sur les Goths, en massacrèrent plus de deux cents: plusieurs se sauvèrent dans les égouts de la ville, où ils périrent. On épargna les autres, qui, après cette sanglante leçon, continuèrent leur voyage en observant une plus exacte discipline.

Ce mélange de Goths et de Romains introduisit le désordre dans les armées. On dit même que l’empereur, pour attirer à son service un plus grand nombre de ces barbares, leur permettait de retourner dans leur pays en substituant un soldat en leur place, et de revenir reprendre leur rang lorsqu’ils le jugeraient à propos. Malgré la haine qu’ils avoient jurée au nom romain, Théodose, à force de caresses et de libéralités, parvint à gagner le cœur de quelques-uns, et à les attacher sincèrement à l’intérêt de l’empire. C’était le plus faible parti, s’il n’avait eu pour chef un jeune homme plein de courage; il se nommait Fravite. Païen de religion, mais sincère ennemi du déguisement et de l’artifice, il détestait les noirs desseins de ses compatriotes , et croyait faire pour eux plus encore qu’il ne devait en ne les démasquant pas. Il épousa même une Romaine, pour ne pas entretenir dans sa maison une secrète intelligence avec la trahison et la perfidie. A la tête de l’autre parti était Eriulphe, homme violent et emporté. Un jour qu’ils étaient tous deux à la table de l’empereur, qui, pour adoucir l’humeur féroce de ces barbares, les traitait souvent avec magnificence, le vin échauffant leurs esprits, ils se prirent de paroles. Dans le transport de leur colère, ils dévoilèrent le secret de la conspiration générale. Les convives prennent la fuite en tumulte : Fravite tire l’épée et tue Eriulphe : les gens de celui-ci accoururent pour venger leur maître; ils allient mettre en pièces le meurtrier, si les gardes du prince ne se fussent jetés à la traverse et ne l’eussent tiré de leurs mains. Théodose, averti par cet événement du complot des barbares, ne crut pas devoir employer la violence pour en prévenir les effets : il prit sans doute des mesures de prudence, dont l’histoire ne rend aucun compte.

Les Goths établis en Thrace n’étaient pas mieux intentionnés que leurs compatriotes. Oubliant les otages qu’ils avaient donnés l'année précédente, ils envoyèrent des partis en Pannonie, et favorisèrent le passage dAlathée et de Saphrax, qui, sans trouver aucun obstacle, vinrent encore avec Fritigerne se montrer en deçà du Danube. Vitalien commandait en Pannonie. Grauen, ne comptant pas beaucoup sur la capacité de ce général, partit de Trêves au mois de mars, après avoir ordonné des levées d’hommes, de chevaux et de vivres; et il alla attendre à Milan que ses troupes fussent assemblées. Justine, qui s’y trouvait alors, toujours ardente à protéger l’hérésie, profita de ce séjour pour solliciter l’empereur d’accorder aux Ariens une des églises de la ville. Elle obtint seulement par ses importunités que cette église fût mise en séquestre. Mais bientôt Gratien, honteux d’une si faible complaisance, la rendit aux catholiques, sans attendre les remontrances de saint Ambroise. Ce fut sans doute par le conseil du saint prélat que ce prince exempta les femmes chrétiennes de la nécessité de monter sur le théâtre, à moins qu’elles n’eussent démenti la sainteté de leur religion par les désordres de leur vie. Il imposa une amende de cinq livres d’or à quiconque retirerait dans sa maison une comédienne ou une danseuse. Théodose, animé des mêmes sentiments, entreprit dans les années suivantes de réformer la licence et le luxe des gens de théâtre; il défendit d’acheter, de vendre, d’instruire et de produire dans les festins ou dans les spectacles, d’entretenir même dans son domestique une chanteuse ou joueuse d’instruments; d’exposer dans les lieux publics où se trouvait l’image des princes les portraits des pantomimes, des cochers du Cirque, des histrions : il interdit aux comédiennes l’usage des pierreries et la magnificence des habits; aux femmes chrétiennes et à leurs enfants tout commerce avec les acteurs et les actrices.

Gratien, étant parti de Milan au mois de juin, passa par Aquilée, et prit la route de la Pannonie. Il défit les parties de Goths qui ravageaient la province. Pour les détacher du reste de la nation, il entra en négociation avec eux, et conclut un traité de paix, auquel Théodose crut devoir accéder. Mais, ni Alathée, ni Saphrax, ni Fritigerne ne furent compris dans ce traité. Celui-ci, s’étant séparé des autres après le passage du Danube, prit sa route vers la Thessalie, dans le dessein de ravager la Grèce. Théodose avait trop sujet de se défier des Goths pour n’être pas sur ses gardes. Tout ce qu’il pouvoir réunir de troupes romaines était depuis longtemps assemblé auprès de lui : il avait rappelé au service les fils des vétérans, qui prétendaient jouir des privilèges de leurs pères sans en avoir supporté les fatigues. Quoiqu’il eût besoin de soldats, il avait cependant, par une loi expresse, exclu du métier des armes les esclaves, les eunuques, et toutes les professions qui travaillent pour la table, le luxe et la volupté. Au premier bruit de la marche de Fritigerne, il se mit en campagne. Tous les auteurs, à l’exception de Zosime, s’accordent à dire que ce prince remporta cette année plusieurs victoires, qu’il dompta les Goths, et qu’il entra triomphant dans Constantinople. Mais, si l’on s’en rapporte à cet historien, l’empereur fut défait et revint couvert de honte. Son récit, qui ne se soutient pas lui-même , et qui est démenti par les autres écrivains et par la suite des événements, ne mérite aucune croyance. Fritigerne repassa le Danube avec les deux autres généraux, qui n’avoient pas eu plus de succès que lui.

Théodose, ayant dissipé ce nouvel orage, alla conférer avec Gratien à Sirmium, où il paraît qu’il était le 8 de septembre; mais il n’y demeura que peu de jours, puisque le 20 du même mois il était de retour à Thessalonique. Il entra le 24 novembre à Constantinople, où il et fut reçu avec beaucoup de joie, surtout de la part des catholiques. Il y avait quarante ans que l'arianisme dominait dans cette ville; depuis l’exil d’Evagre, choisi pour évêque par les catholiques en 370, et chassé par Valens, Démophile possédait seul toutes les églises. Valens étant mort, les catholiques avoient appelé Grégoire de Nazianze pour les soutenir contre les hérétiques. Grégoire, sans être attaché à aucun siège, était revêtu du caractère épiscopal; il avait été ordonné évêque de Sasime en Cappadoce, dont il n’avait jamais pris possession. Après la mort de son père, qu’il avait aidé dans les fonctions d’évêque de Nazianze sa patrie, il s’était retiré dans la solitude. Pressé par les instances de l’église de Constantinople, qui le priait de venir combattre les ennemis de la foi, il s’était rendu dans cette ville. Ce saint prélat, chéri et respecté des fidèles, persécuté sans cesse par les ariens, avait, par la sainteté de sa vie et la force de son éloquence, ranimé la foi prête à s’éteindre dans la capitale de l’empire. Un philosophe cynique, nommé Maxime, flétri de crimes et de châtiments, mais hypocrite effronté, était venu d’Alexandrie traverser les succès du saint évêque, et s’était fait secrètement ordonner et installer par une cabale sur le siège de Constantinople. Chassé aussitôt par les catholiques, il était allé trouver Théodose à Thessalonique pour implorer sa protection. L’empereur l’avait rebuté avec indignation; mais ce fourbe était soutenu par un puissant parti. Tel était l’état de l’église de Constantinople à l’arrivée de Théodose. Ce prince, deux jours après, c’est-à-dire le 26 de novembre, fit demander à Démophile s’il voulait embrasser la foi de Nicée ; et, sur son refus, il lui ordonna d’abandonner toutes les églises de la ville. Le prélat hérétique préféra l’exil à l’abjuration de ses erreurs; il alla mourir à Bérée en Thrace, dont il avait été autrefois évêque. Grégoire ne soupirait qu’après la retraite; accablé d’années et de travaux, il vouloir se décharger du fardeau de l’épiscopat. L'empereur le retint malgré lui, le conduisit lui-même à la grande église, et le mit en possession de la maison épiscopale et de tous les revenus attachés au siège de Constantinople. Eunomius, le chef des anoméens, dogmatisait alors à Chalcédoine. Comme il était hardi et subtil dans la dispute, il attirait à ses discours un grand nombre de personnes. Théodose lui-même témoigna quelque désir de l’entendre; mais l’impératrice Flaccille l’en détourna en lui représentant que ce serait accréditer l’erreur et autoriser une curiosité dangereuse.

Après avoir dépouillé les ariens des églises de Constantinople, il dépara par une loi datée du 10 janvier, sous le consulat d’Euchérius et de Syagrius qu’il ne serait permis à nulle secte hérétique, et nommément aux photiniens, aux ariens, aux eunomiens, de tenir leurs assemblées dans l’enceinte d’aucune ville ; qu’on n’aurait nul égard aux rescrits impériaux qu’ils pourraient surprendre en leur faveur; que la foi de Nicée serait seule publiquement professée; que les évêques orthodoxes seraient dans toute l’étendue de l’empire, remis en possession des églises, et que, si les hérétiques formaient quelque entreprise séditieuse pour s’y maintenir, ils seraient eux-mêmes chassés des villes sans espérance de retour. Cette loi ne leur ôtait que les églises des villes. On voit en effet que dans ce même temps les ariens obtinrent hors de Constantinople l’église de Saint Môce, qui tombait en ruine; ils la réparèrent; elle tomba sept ans après, lorsqu’ils y étaient assemblés, et en écrasa un grand nombre. Elle ne fut rebâtie que sous Justinien. Sapor, un des plus illustres généraux de Théodose, fut chargé de faire exécuter cette loi dans toutes les provinces. Il n’eut pas de peine à y rétablir la paix, excepté dans Antioche. Il en chassa Vital, évêque des apollinaristes, qui avoient formé une secte séparée en 376; mais le peuple catholique était lui-même divisé entre deux évêques orthodoxes, Paulin et Mélèce. Celui-ci, pour rétablir la concorde, offrait de partager l’épiscopat avec Paulin, à condition qu’on ne nommerait point de successeur à celui des deux qui mourrait le premier. Sur le refus que fit Paulin d’accepter une proposition si raisonnable, Sapor donna les églises à Mélèce, et n’en laissa qu’une seule à Paulin pour y célébrer les mystères avec ses partisans qu’on appelait eustathiens. Ce triomphe de la foi si longtemps opprimée combla de joie les fidèles ; et dans la suite plusieurs conciles en témoignèrent à Théodose une pieuse reconnaissance.

L’arianisme abattu n’osait faire éclater son ressentiment. Les vertus de Théodose renvoient impuissante la malignité naturelle à l’hérésie. Il était irréprochable; ses sujets l’aimaient avec tendresse; et jamais prince ne fut plus propre à régner sur les esprits, à la faveur de ce doux empire qu’il sut s’établir dans le cœur de ses peuples. La douceur de ses regards, celle de sa voix, la sérénité qui brillait sur son visage, tempéraient en lui l’autorité souveraine. Grand observateur des lois, il savait cependant en adoucir la rigueur. Dans les trois premières années de son règne, il ne condamna personne à la mort. Il ne fit usage de son pouvoir que pour rappeler les exilés, faire grâce aux coupables dont l’impunité ne tirait pas à conséquence, relever par ses libéralités les familles ruinées, remettre ce qui restait à payer des anciennes impositions. Il ne punissait pas les enfants des fautes de leurs pères par la confiscation de leurs biens; mais il ne pardonnait pas les fraudes qui tendaient à frustrer le prince des contributions légitimes; également attentif à arrêter deux excès, d’enrichir son trésor par des exactions odieuses, et de le laisser appauvrir par négligence. Ses sujets le regardaient comme leur père; ils entraient avec confiance dans son palais comme dans un asile sacré. Ses ennemis mêmes, qui auparavant, ne se fiant pas aux traités, ne se croyaient point en sûreté à la table des empereurs, venaient sans défiance se jeter entre ses bras; et ceux qu’on n’avait pu vaincre par les armes se rendaient volontairement à sa bonne foi.

On en vit un exemple éclatant dans la personne d’Athanaric. Ce fier monarque des Visigoths, qui avait traité d’égal à égal avec Valens, chassé par Fritigerne du territoire où il s’était longtemps maintenu contre les Huns, n’eut d’autre ressource que la générosité de Théodose. II oublia le serment qu’il avait fait autrefois de ne jamais mettre le pied sur les terres des Romains, et envoya demander à l’empereur une retraite pour lui et pour les Goths qui lui étaient demeurés fidèles. Théodose oublia de son côté les hostilités d’Athanaric; il tint à grand honneur que son palais devînt l’asile des princes malheureux; il l’invita à venir à sa cour; il alla plusieurs milles au-devant de lui; et, l’ayant embrassé avec tendresse, il le conduisit à Constantinople. Athanaric y entra le onzième de janvier avec cet air de grandeur, que l’infortune ajoute encore aux princes qui savent. s’élever au-dessus d’elle. L’empereur lui fit les honneurs de sa capitale, et le roi barbare, qui n’avait vu jusqu’alors que les forêts et les cabanes des Goths, ne put considérer sans étonnement la situation de cette ville, la hauteur de ses murs, la beauté de ses édifices, ce nombre infini de vaisseaux qui remplissaient le port, l’affluence de tant de nations qui venaient y aborder de toutes les contrées de la terre, la belle ordonnance des troupes rangées en haie sur son passage. Il était païen et avait même persécuté les chrétiens avec violence. Frappé de cette sorte d’admiration qui agit plus fortement dans les âmes les plus grossières, il s’écria : Certes, empereur est le dieu de la terre; et quiconque ose lever les bras contre lui court infailliblement à sa perte. La vue de la statue de son père, érigée par Constantin, lui tira des larmes; il se crut établi dans le sein de sa famille; et le traitement honorable que lui fit Théodose lui promettait les jours les plus heureux de sa vie, lorsqu’il fut frappé d’une maladie qui le conduisit au tombeau, le quinzième jour après son arrivée. L’empereur lui fit faire de magnifiques funérailles; il y assista lui-même, marchant devant le cercueil. Les Goths qui étaient venus avec leur roi, charmés de la bonté de Théodose, lui vouèrent un attachement inviolable. Les uns s’en retournèrent dans leur pays, publiant hautement les louanges de ce prince; les autres, en plus grand nombre, s’engagèrent dans ses troupes. Ils furent employés à garder les passages du Danube contre les entreprises de leurs compatriotes, et ils s’en acquittèrent avec fidélité. Pendant le court intervalle qui s’écoula entre l’arrivée et la mort d’Athanaric, Thémistius prononça dans le palais, en présence de Théodose, un discours dans lequel, en faisant l’éloge de l’empereur, il montra que la justice, la bonté, la vigilance à maintenir l’ordre, sont les qualités essentielles de la souveraineté; que ce sont ces vertus qui forment la vraie grandeur du prince et le bonheur des sujets. 

La faveur que Théodose accordait à saint Grégoire et l’affection des catholiques ne mettaient ce prélat à couvert ni des attentats des hérétiques, ni des sourdes intrigues de Maxime. Cet hypocrite, n’ayant pu séduire l’empereur, était retourné à Alexandrie. Loin de s’y tenir en repos, il força Pierre, évêque de cette ville , prélat bien intentionné, mais faible et timide, de lui donner des lettres de communion, et de le reconnaitre pour légitime évêque de Constantinople. Il menaçait de le déposséder lui-même. Le préfet d’Egypte, craignant les suites d’une audace si déterminée, l’obligea de sortir de la province. Mais Maxime, muni du témoignage de Pierre, passa en Italie, et vint à bout d’en imposer à tout l’Occident. Damase était lui-même alors vivement attaqué par les calomnies de l’anti-pape Ursin, qui, relégué à Cologne, tâchait inutilement de s’accréditer au­près de Gratien. Le pape ne fut pas instruit par son propre exemple; il ne fit pas réflexion que la révolte de Maxime contre ce saint prélat ressemblait à celle d’Ursin contre lui-même. Il se laissa tromper, et mit les évêques d’Occident dans les intérêts de l’imposteur. Grégoire avait encore d’autres assauts à soutenir dans Constantinople. Les hérétiques se vengeaient sur lui de leur disgrâce ; ils avoient porté la hardiesse jusqu’à lui jeter des pierres pendant qu’il prêchait au peuple dans l’église des Saints-Apôtres. Sa pauvreté évangélique, la simplicité de ses habits, son visage mortifié et atténué par les jeûnes, son corps courbé d’austérités et de vieillesse, son extérieur peu avantageux, opposé au faste et à la magnificence des autres évêques, le renvoient un objet de mépris. Comme s’il eût été lui-même d’intelligence avec ses ennemis, il ne songeait qu’à quitter le siège épiscopal. Son dessein fut découvert: les catholiques, alarmés, s’assemblent aussitôt ; on le supplie de ne pas abandonner son peuple; on le force d’en donner sa parole. Il promet de demeurer jusqu’à l’arrivée des prélats qui dévoient incessamment tenir un concile à Constantinople, et qu’il espérait engager à nommer un autre évêque.

Théodose, résolu de faire tous ses efforts pour rétablir la paix dans l’église universelle, et en particulier dans celles d’Antioche et de Constantinople, avait convoqué pour le mois de mai de cette année un concile de tout l’Orient. Cent cinquante évêques orthodoxes s’y rendirent des diverses provinces. Il y en vint aussi trente-six qui étaient attachés à l’hérésie de Macédonius. L’empereur, espérant les ramener, les avait appelés au concile. Mais à peine y furent-ils arrivés, qu’ils se séparèrent, protestant qu’ils ne consentiraient jamais à reconnaitre la consubstantialité. Les prélats catholiques commencèrent par examiner l’ordination de Maxime; elle fut déclarée nulle, et Grégoire, malgré ses larmes et sa résistance, fut confirmé dans la possession du siège de Constantinople.

Il n’y fut pas longtemps tranquille. Mélèce, qui avait d’abord présidé au concile, mourut en peu de jours. L’empereur témoigna sa vénération pour la vertu de ce saint évêque par la pompe des funérailles qu’il lui fit aire. Le corps de Mélèce fut porte a Antioche, et, contre la coutume des Romains, toutes les villes qui se trouvaient sur le passage eurent ordre de le recevoir. Cette mort troubla la paix du concile. Les partisans de Mélèce et de Paulin étaient enfin depuis quelque temps convenus entre eux qu’on ne donnerait point de successeur à celui des deux qui mourrait le premier, et que les deux partis se réuniraient sous l’autorité du survivant. Cet accord avait même été confirmé par un serment. Cependant, dès que Mélèce eut fermé les yeux, le concile se trouva partagé en deux avis. S. Grégoire, à la tête des vieillards, demandait que la convention fût exécutée: il représentait que la bonne foi et la paix de l'église d’Antioche y étaient également intéressées ; que Paulin, avancé en âge, recommandable d’ailleurs par sa vertu et par la pureté de sa doctrine, méritait bien d’occuper une place qu’il laisserait bientôt vacante; que d’agir autrement, ce serait à la fois rendre la division éternelle, et mettre le bon droit dans le parti de Paulin , dont le rival ne pouvoir devenir évêque sans violer un pacte authentique. Ces motifs , quelque puissants qu’ils fussent, n’arrêtaient pas les nouveaux prélats, qui, faute de meilleures raisons, s’écriaient que Paulin n’était en communion qu’avec les églises d’Occident, et que, Jésus-Christ ayant honoré l’Orient de sa présence, la partie orientale ne devait pas céder à l’autre. La chaleur et l’activité de ces jeunes évêques entraîna enfin les vieillards. Flavien, prêtre d’Antioche, fut élu pour successeur de Mélèce. Le seul Grégoire refusa de consentir à cette élection: il prit de nouveau le parti de renoncer à l’épiscopat, et ne fut retenu que par les instances de son peuple.

Cependant on avait mandé aux évêques d’Egypte et de Macédoine de venir se joindre au concile, sous prétexte de contribuer au rétablissement de la paix. C’étaient sans doute les ennemis de saint Grégoire qui les y avaient appelés. Les évêques d’Occident étaient prévenus contre son ordination : Timothée, frère et successeur de Pierre d’Alexandrie, mort depuis peu, et les autres évêques d’Egypte n’étaient pas mieux disposés. Ils réclamaient l’autorité des canons contre un prélat qui, déjà évêque de deux sièges , disaient-ils , était venu s’emparer encore de celui de Constantinople. Saint Grégoire n’eût pas été embarrassé de se défendre, s’il eût souhaité de gagner sa cause. Mais il embrassa avec empressement cette occasion de se soustraire à tant de cabales et de traverses; et, après avoir déclaré que, pour calmer la tempête, il subissait avec joie le sort de Jonas, il abdiqua l’épiscopat en plein concile. Il y eut un petit nombre d’évêques qui sentirent la perte que faisait l’église de Constantinople, et qui, pour n’avoir rien à se reprocher, sortirent de l’assemblée avec une profonde douleur. Les autres acceptèrent, sans délibérer la démission d’un prélat dont l’éloquence excitait leur jalousie, et dont l’austérité condamnait leur luxe.

Il ne devait pas être si facile d’obtenir le consentement de Théodose. Grégoire alla au palais; et , s’approchant de l’empereur, qu’il trouva environné d’une cour nombreuse et brillante : «Prince ( lui dit-il), je viens vous demander une grâce; vous aimez à en accorder. Ce n’est pas de l’or pour mon usage, ni de riches ornements pour mon église : ce ne sont pas non plus des gouvernements ni des emplois pour quelqu’un de mes proches. Je laisse ces faveurs à ceux qui recherchent ce qui n’est de nul prix. Mon ambition s’est toujours élevée au-dessus des choses de la terre. Je ne désire de votre bonté que la permission de céder à l’envie. Je respecte le trône épiscopal; mais je ne veux le voir que de loin. Je suis las de me rendre odieux à mes amis mêmes, parce que je ne cherche à plaire qu’à Dieu. Rétablissez entre les évêques cette concorde si précieuse; qu’ils terminent enfin leurs débats, si ce n’est par la crainte de la justice divine, du moins par complaisance pour l’empereur. Vainqueur des barbares, remportez encore cette victoire sur l’ennemi de l’Eglise. Vous voyez mes cheveux blancs et mes infirmités. J’ai épuisé au service de Dieu ce qu’il m’avait donné de forces. Vous le savez, prince, c’est contre mon gré que vous m’avez chargé du fardeau sous lequel je succombe: permettez-moi de le mettre à vos pieds, et d’achever en liberté ce qui me reste d’une, longue et pénible carrière». Ces paroles affligèrent sensiblement l’empereur. Mais la demande était aussi juste que sincère; il consentit à regret; et le saint prélat, après avoir dit adieu à son peuple par un discours plein d’une tendresse noble et chrétienne, qu’il prononça dans la grande église de Constantinople, en présence des évêques du concile, alla terminer le cours d’une vie pénitente et laborieuse dans sa chère solitude, après laquelle il n’avait cessé de soupirer.

On ne pouvoir se flatter de donner à Grégoire un successeur d’un égal mérite. Théodose recommanda au concile de ne rien négliger pour trouver un pasteur digne d’une place si importante. Mais les vues de la plupart des prélats n’étaient pas si pures que celles du prince. Les intérêts d’amitié ou de parenté déterminaient les 2suffrages. Il y avait alors à Constantinople un nommé Nectaire  né à Tarse, d’une famille sénatorienne, et actuellement préteur. Comme il était sur le point de retourner dans sa patrie, il alla rendre visite à Diodore, évêque de Tarse, pour lui offrir de se charger de ses lettres. Diodore cherchait alors dans son esprit sur qui il ferait tomber son choix. La vue de Nectaire fixa son irrésolution. Les cheveux blancs du magistrat, sa physionomie noble et majestueuse, la douceur et la probité peintes sur son visage, le rendaient respectable. Le prélat, frappé de cette idée, le conduisit au nouvel évêque d’Antioche, qui avait beaucoup de crédit sur l’esprit de l’empereur : il lui demanda sa voix en faveur de Nectaire. Flavien reçut d’abord en riant la recommandation de Diodore; il trouvait quelque chose de bizarre à proposer un laïc presque inconnu, en concurrence avec les ecclésiastiques les plus distingués dans le clergé des églises d’Orient. Cependant, par complaisance pour son ami, il conseilla à Nectaire de différer son départ de quelques jours. Théodose, pour accélérer l’élection, pria les évêques de lui donner par écrit les noms de ceux que chacun d’eux avait en vue, se réservant la liberté de choisir. Flavien ayant composé la liste de ceux qu’il proposait sérieusement, voulut bien, pour ne pas désobliger Diodore, ajouter à la fin le nom de Nectaire. Ce fut à ce nom que s’arrêta la pensée de l’empereur; il connaissait ce magistrat ; il estimait sa vertu. La vie de Nectaire n’avait pas toujours été fort réglée ; mais il avait corrigé dans la maturité de l’âge les désordres de sa jeunesse. Théodose, après avoir plusieurs fois relu la liste avec réflexion, se décida pour Nectaire. Ce choix surprit tous les évêques; on demandait qui était ce Nectaire : on fut encore plus étonné d’apprendre qu’il ne fût pas encore baptisé, quoique déjà avancé en âge. Ni cette circonstance, ni les représentations de plusieurs prélats ne firent changer d’avis à l’empereur. Nectaire fut baptisé; et avant même que d’avoir quitté l’habit de néophyte, il reçut les ordres sacrés, et fut, en présence du prince, installé sur le siège épiscopal avec le suffrage unanime des évêques, du clergé et du peuple de la ville. Ce fut un prélat médiocre, plus pieux que savant, plus capable de ménagement que de fermeté, plus versé dans les affaires politiques que dans les matières de la foi. Mais Théodose fut heureux qu’un choix si hasardé n’eût pas de suites plus fâcheuses.

L’agitation qui avait régné dans le concile , tant que les intérêts personnels avoient divisé les esprits, se calma par l’élection de Nectaire. Dans le silence des passions humaines la loi parla seule, et son langage fut unanime. Toutes les hérésies contraires à la décision de Nicée et à la doctrine orthodoxe sur la Trinité furent frappées d’anathème. Pour confondre les Macédoniens qui niaient la divinité du Saint-Esprit, on arrêta le symbole, tel qu’on le chante aujourd’hui à la messe, à l’exception de l’addition Filioque, qui est plus récente. On fit plusieurs canons de discipline. Le plus fameux est celui qui donne à l’église de Constantinople le premier rang il honneur après celle de Rome; et la raison qu’allègue le concile, c’est que Constantinople est la nouvelle Rome. Ce canon ne partait que du rang; on l’étendit depuis à la juridiction. Le concile de Chalcédoine attribua à l’église de Constantinople l’ordination des métropolitains de la Thrace, de l’Asie et du Pont. Ce nouveau patriarcat eut la supériorité d’honneur sur ceux d’Alexandrie et d’Antioche; mais il n’en fut point un démembrement, parce que les trois diocèses dont il fut composé ne dépendaient auparavant d’aucun patriarcat. Les évêques se séparèrent vers la fin de juillet, après que Théodose eut promis d’appuyer de son autorité l’exécution de leurs décrets. Cé concile n’était pas œcuménique dans son origine; mais il le devint ensuite pour ce qui regarde la foi, par l’accession du pape Damase et de tout l’Occident. Il tient le second rang entre les conciles généraux.

Tandis que les évêques employaient les armes spirituelles pour abattre l’erreur, l’empereur armait contre elle l’autorité des lois. Dès les premiers jours du mois de mai, lorsque les prélats s’assemblaient, il donna le signal par deux lois contre les apostats et les manichéens, qu’il déclara incapables de tester et de recevoir aucun héritage, aucune donation testamentaire. Gratien, deux ans après, suivit son exemple. Pendant la tenue du concile, il défendit aux ariens de bâtir aucune église, ni dans les villes ni dans les campagnes, sous peine de confiscation du fonds sur lequel on aurait osé en construire. Pour mettre sous un seul point de vue toutes les lois de ce prince contre les hérétiques, je les rassemblerai ici en peu de mots. Il leur interdit toute assemblée, même dans les maisons particulières; et s’ils contrevenaient à cette défense, il permit aux catholiques d’user de voies de fait pour les dissiper : cette permission pouvait être d’une dangereuse conséquence. Il leur défendit d’ordonner des prêtres ou des évêques ; il commanda de rechercher leurs ministres et de les forcer de retourner dans leur pays natal, avec défense d’en sortir ni de demeurer à Constantinople, sous quelque prétexte que ce fût. Il avait surtout en horreur les manichéens: ces hérétiques se divisaient en plusieurs sectes, dont quelques-unes avoient des pratiques aussi contraires à la pudeur qu’à la religion: il proscrivit ces sectes infâmes ; il déclara punissables de mort ceux qui seraient convaincus d’y être engagés; il ordonna au préfet du prétoire d’en faire la recherche. Il renouvela plusieurs fois ces lois; mais il est à remarquer que la dernière année de son règne il rendit aux eunoméens la liberté de donner et de recevoir par testament. On apporte diverses raisons de cette variation. La plus vraisemblable à mon avis, c’est que l’empereur, s’éloignant alors de Constantinople, où il laissait ses deux fils, voulut par cette indulgence adoucir l’aigreur de ces hérétiques, qui formaient un parti redoutable. Sozomène observe que les peines portées contre les hétérodoxes dans les lois de Théodose n’étaient que comminatoires; qu’elles ne furent jamais mises à exécution; et que ce prince ne témoignait d’estime qu’à ceux qui revenaient à l’église par un mouvement libre de leur volonté. D’ailleurs il s’étudia à couvrir de mépris les hérésiarques. Ce fut dans ce dessein qu’il fit poser dans la grande place les bustes en marbre de Sabellius, d’Arius, de Macédonius et d’Eunomius. Ces bustes ne s’élevaient que de deux ou trois pieds au-dessus du terrain, et étaient exposés à toutes les insultes des passants.

Quelques-uns des évêques assemblés à Constantinople ne s’occupaient pas seulement des affaires de l’Eglise, qui devaient être leur unique objet; ils se mêlaient dans les querelles séculières, et se laissaient traduire devant les tribunaux pour y servir de témoins. Théodose défendit d’y contraindre aucun évêque; il déclara qu’un évêque ne pouvait, sans déshonorer son caractère , se faire entendre publiquement en qualité de témoin. Il permit de citer les prêtres en témoignage; mais il les exempta de la question, qui était alors en usage dans les causes criminelles, pour assurer la vérité des dépositions, à condition qu’ils seraient sévèrement punis, s’ils étaient convaincus de faux : Car, dit-il, ceux qui abusent de nos respects pour couvrir la fraude et le mensonge, méritent les châtiments les plus rigoureux. Après la conclusion du concile, il renouvela l’ordre qu’il avait déjà donné de remettre toutes les églises entre les mains des évêques qui professaient la vraie foi sur le mystère de la Trinité; et, pour les reconnaitre à une marque sensible, il désigna nommément dans toutes les provinces de l’empire les prélats les plus orthodoxes, déclarant qu’il ne tiendrait pour catholiques que ceux qui communiqueraient avec eux. Pour honorer encore le caractère épiscopal, il fit transporter d’Ancyre à Constantinople les reliques de Paul, évêque de cette dernière ville, que les ariens avoient fait mourir à Gueuse, sous le règne de Constance. Le corps fut déposé dans une église, qui porta dans la suite le nom du saint; c’était celle que Macédonius, son persécuteur, avait fait bâtir; et cette translation fut regardée comme un triomphe que le martyr remportait après sa mort sur ses ennemis. A l’occasion de cette cérémonie, Théodose renouvela à l’égard de Constantinople la loi ancienne qui défendait d’enterrer les corps ou les cendres des morts dans l’enceinte de Rome et des villes municipales; il n’excepta que les reliques des martyrs et les corps des empereurs qui avoient leur sépulture dans le vestibule de l’église des Saints-Apôtres, où l’on permit aussi d’inhumer les évêques de Constantinople. J’ajouterai ici une autre loi de Théodose, quoiqu’elle n’ait été faite que cinq ans après. Il s’introduisit dès-lors une sorte d’imposture, qui devint dans les siècles suivants beaucoup plus commune et plus scandaleuse. Des charlatans, qui, selon saint Augustin, étaient pour la plupart des moines hypocrites et vagabonds, abusaient de la simplicité des peuples; ils allient de ville en ville, et vendaient de fausses reliques de martyrs. Théodose tâcha d’abolir ce honteux trafic, capable de décréditer les vrais objets de la vénération des fidèles. Il défendit de transférer un corps hors de sa sépulture, de vendre ni d’acheter des reliques.

La doctrine du concile de Constantinople fut reçue de tout l’Occident; c’était celle de l’église universelle; mais l’ordination de Nectaire et celle de Flavien ne trouvèrent pas la même approbation. Dès l’an 379, Pallade et Sécondien, évêques d’Illyrie, zélés défenseurs de l’arianisme, avoient demandé à l’empereur Gratien un concile général; ils prétendaient s’y justifier des erreurs qu’on leur imputait; car, en défendant la doctrine d’Arius, ils niaient qu’ils fussent ariens. Les prélats catholiques offraient de prendre l’empereur pour arbitre de cette dispute. Gratien refusa de se charger de ce jugement. Il indiqua d’abord un concile général à Aquilée; mais saint Ambroise lui ayant représenté qu’il n’était pas raisonnable de mettre en mouvement tout le monde chrétien, et d’obliger tous les évêques aux fatigues d’un long voyage pour une cause si peu importante , il consentit que le concile ne fût convoqué que des évêques du vicariat d’Italie et des députés des autres provinces. Ce concile se tint au mois de septembre, la même année que celui de Constantinople. Pallade et Sécondien y furent convaincus d’arianisme , et déposés. Les évêques écrivirent deux lettres à Gratien, l’une pour lui rendre compte de leur décision, l’autre pour le prier de réprimer les nouvelles entreprises de l’anti­pape Ursin ; et une troisième à Théodose, par laquelle ils paraissaient ne pas reconnaitre Flavien pour légitime évêque d’Antioche, et demandaient un nouveau concile, afin d’apaiser les divisions qui troublaient l’Eglise.

L’ordination de Nectaire était encore plus odieuse aux yeux des évêques d’Occident. Ils reçurent à bras ouverts Maxime le cynique. Ce prélat, sans titre légitime comme sans vertu, s’étant présenté au concile de Milan, fut admis à la communion. On écrivit en sa faveur à Théodose, et on le pria de concourir avec Gratien pour assembler à Rome un concile universel. Ce prince répondit aux de évêques que leurs raisons n’étaient pas suffisantes pour cette convocation; que, comme l’affaire de Nectaire et celle de Flavien s’étaient passées en Orient, et que toutes les parties y étaient présentes, il n’était pas à propos de transférer la décision de ces deux causes en Occident, et de changer par des innovations les bornes que leurs pères avoient posées; que les évêques d’Orient avoient sujet de s’offenser de leur demande. Il les blâmait de témoigner un peu trop de chaleur contre les Orientaux, et d’ajouter foi trop légèrement à Maxime, dont il leur dévoilait les impostures.

Cette réponse de Théodose trouva les évêques déjà assemblés à Rome. Il avait lui-même fait revenir à Constantinople la plupart des prélats qui l’année précédente avoient assisté au concile général, afin de prendre avec eux les moyens de rétablir la concorde entre l’église d’Orient et celle d'Occident. Ces évêques reçurent une députation du concile de Rome qui les invitait à se rendre en Italie. Ils s’en excusèrent sur la difficulté de s’éloigner de leurs églises, où l’hérésie nouvellement proscrite, excitait encore de grands troubles. Ils se contentèrent de députer à Rome trois d’entre eux avec une lettre par laquelle ils justifiaient l’élection de Nectaire et de Flavien, et envoyaient leur profession de foi tout-à-fait conforme à la croyance des Occidentaux. Le pape Damase, à la tête du concile de Rome, répondit par une exposition de foi claire et détaillée sur le mystère de la Trinité: il déclara que les évêques d’Occident abandonnaient Maxime, reconnaissant qu’ils avaient été trompés par ses fourberies, et remerciant Théodose de leur avoir ouvert les yeux. Ce concile écrivit à Gratien pour le prier de réprimer l’insolence de la faction d’Ursin, qui, malgré les ordonnances de l’empereur, se soutenait en Italie. Gratien répondit par un rescrit adressé au vicaire Aquilin , dans lequel il le réprimandait de ce qu’il ne faisait pas exécuter ses ordres: il attribuait ces troubles à la négligence ou même à la collusion des magistrats, et les menaçait de punition, s’ils ne procuraient pas le repos à Damase. Il établissait de nouveau les règles des jugements ecclésiastiques.

La disgrâce des hérétiques, loin de les abattre, échauffait leur opiniâtreté et les accréditait parmi le peuple. Leurs évêques, chassés des autres villes, se réfugiaient dans la capitale de l’empire; ils y répandaient leur venin; et Constantinople retentissait de controverses. On s’assemblait dans les places publiques pour disputer sur l’essence de Dieu; les femmes, les artisans, les valets, s’érigeaient en dogmatistes: c’était une frénésie épidémique. L’empereur voulut d’abord imposer silence; il défendit ces dangereuses contestations. Ses efforts furent inutiles. Il crut que, pour fermer la bouche à l’hérésie, le meilleur moyen était de la confondre. Il assembla encore un concile de tout l’Orient, et y manda les chefs de toutes les sectes. Ils s’y rendirent, ainsi que les évêques orthodoxes. Ceux-ci n’approuvaient pas cette condescendance du prince; c’était, à leur avis, paraitre chanceler dans la foi, que de remettre en question ce qui avait été décidé par tant de conciles. Un d’entre eux osa faire connaitre à l’empereur le mécontentement général des catholiques. Théodose venait de déclarer Auguste son fils Arcadius; et ce jeune prince, âgé de six ans, assis à côté de son père, partageait avec lui les hommages des prélats, qui venaient saluer l’empereur à mesure qu’ils arrivaient à Constantinople. Amphiloque, évêque d’Icone était un vieillard aussi simple dans ses mœurs que célèbre pour la sainteté de sa vie. S’étant présenté à Théodose, et l’ayant salué avec respect, il passa tout droit devant Arcadius, et se contenta de lui dire, en lui portant la main au visage, Dieu vous garde, mon fils. L’empereur, offensé de cette familiarité indécente, ordonna aussitôt de faire retirer ce vieillard. Alors Amphiloque se tournant vers lui : Prince, s’écria- t-il, vous ne pouvez souffrir qu’on manque de respect à votre fils; pensez-vous que le père céleste, le souverain des empereurs et des empires, pardonne a ceux qui blasphèment contre son fils unique, ou qui usent de ménagement et de condescendance envers ces blasphémateurs? Ces paroles firent une vive impression sur l’empereur; il embrassa le saint prélat, et conçut plus d’horreur que jamais contre les dogmes impies des ariens. Les conférences s’ouvrirent au mois de juin: ce qu’on en sait de certain, c'est qu’elles se terminèrent à l’avantage des orthodoxes, et que les hérétiques furent confondus. Eunomius, le plus redoutable de tous par sa subtilité et sa hardiesse, et qui avait corrompu plusieurs chambellans de l’empereur, fut envoyé en exil, où il mourut. Théodose épargna seulement les novatiens, qui témoignaient la même ardeur que les catholiques pour la défense de la doctrine orthodoxe sur la Trinité. Le zèle de l’empereur pour étouffer les hérésies n’eut pas le succès qu’il désirait : privées d’honneurs et de crédit, elles subsistèrent pendant tout son règne, comme on le voit par les lois qu’il fut obligé de renouveler presque tous les ans. Ce dernier concile de Constantinople ne se tint qu’en 383 ; mais ce fut une suite du concile oecuménique assemblé en 382 ; et j’ai cru qu’il était à propos de suivre sans interruption la conduite que Théodose a tenue à l’égard des ennemis de l’église catholique.

L’idolâtrie s’affaiblissait de jour en jour. Constantin lui avait porté les premiers coups : Gratien et Théodose se proposaient d’en achever la ruine. Une mort prématurée traversa le projet de Gratien. Théodose eut le temps d’y réussir; mais il ménagea ce dessein avec prudence; et, avant que d’abattre les temples, il voulut en miner les fondements par diverses ordonnances. Il se contenta, cette année, de bannir des temples les sacrifices et les cérémonies superstitieuses par lesquelles on consultait les dieux sur l’avenir. L’année suivante, il usa d’indulgence à l’égard des païens de l’Osroène. Il y avait à Edesse un temple fameux, orné de magnifiques statues, et qui servit de lieu d’assemblée au peuple de la ville. On avait obtenu de l’empereur un ordre de le fermer, ce qui excitait les murmures de tout le pays. Théodose permit de te rouvrir, à condition qu’on n’abuserait pas de cette liberté pour y célébrer les sacrifices dont il avait interdit l’usage.

Pendant que ce prince animait par sa présence les évêques assemblés à Constantinople, il se préparait à mettre ses troupes en campagne. Les Squirres, qui faisaient partie des Alains, joints aux Huns et aux Carpodaces, a voient passé le Danube. Les Carpodaces étaient un reste de la nation des Carpes, qui, chassés de leur pays par les Goths, s’étaient établis dans l’ancienne Dace. L’empereur marcha en personne contre ces barbares, les défit, et les obligea de repasser le fleuve. Dans le même temps une armée de Goths traversait la Macédoine, et marchait vers la Thessalie. Théodose se reposa du soin de les repousser sur Bauton et Arbogaste, que Gratien avait envoyés à son secours avec un grand corps de troupes. C'étaient deux capitaines francs, qui, s’étant attachés au service de l’empire, parvinrent aux premières dignités. Tous deux vaillants, désintéressés et pleins de prudence : mais Bauton était plus fidèle, plus doux et plus modéré; il fut consul dans la suite, et se contenta des distinctions que lui procurait son mérite. Arbogaste, hardi, emporté, cruel, ambitieux au point de vouloir dominer ses maîtres, était d’ailleurs réglé dans ses mœurs, sobre et frugal, vivant comme un simple soldat. Ces deux généraux arrêtèrent les Goths à l’entrée de la Thessalie; et par leur bravoure et leur sage conduite, ils leur firent perdre l’espérance de pénétrer plus avant. Les Goths regagnèrent la Thrace, où, ne se flattant pas de pouvoir se soutenir contre les forces de Théodose, ils prirent le parti de retourner au-delà du Danube.

An. 382

 Ce n’était pas pour eux une retraite plus assurée. Le voisinage des Huns, qui les avoient obligés, sous le règne de Valens, de quitter leurs demeures, les tenait dans de continuelles alarmes; et ce peuple malheureux ne pouvant ni rester tranquillement dans son pays, ni en sortir impunément, couroi risque d’être entièrement détruit. Théodose crut pouvoir profiter de leur embarras pour le bien de l’empire. La Thrace et la Mœsie étaient tellement désolées, que, sans une colonie étrangère, il fallait plusieurs siècles pour les repeupler. Les Goths étaient affaiblis; leurs défaites, leurs victoires même leur avoient coûté une partie de leur nation ; sans compter ceux qui, s’étant détachés de leurs compatriotes, s’étaient déjà donnés à l’empire. Théodose pensa qu’ils n’avoient plus assez de forces pour être de redoutables ennemis, mais qu’il leur en restait assez pour devenir des sujets utiles. Dans ces circonstances, il leur envoya Saturnin, au commencement de l’année dans laquelle Antoine était consul avec Syagrius, différent de celui que nous avons vu dans le consulat l’année précédente. Saturnin était propre à cette négociation. Parvenu par son mérite aux premiers emplois militaires, il ne pouvait manquer d’être agréable à une nation guerrière qui n’estimait que la valeur. Il connaissait les Goths, contre lesquels il avait servi dans toutes les guerres, et il en était connu. Il ne se pressa pas de terminer cette importante affaire. Il leur fit entendre à loisir que la clémence de l’empereur leur tendait les bras ; qu’il voulait bien oublier les violences passées ; qu’il ne tenait qu’à eux de trouver un asile assuré dans le pays même qu’ils avoient d’abord ravagé, et ensuite inondé de leur propre sang, pourvu qu’ils se consacrassent sincèrement au service de l’empire; que, s’ils étaient assez sages pour embrasser ce parti, ils auraient à se féliciter de leurs défaites, puisque le vainqueur leur accordait ce que n’avoient pu leur procurer des succès passagers, dont ils avoient été assez punis. Les Goths écoutèrent ces propositions. Leurs chefs suivirent Saturnin à Constantinople, où, étant arrivés le 3 d’octobre, ils se prosternèrent devant l’empereur, lui demandèrent grâce, et lui promirent une inviolable fidélité. Théodose permit à toute la nation de s’établir dans la Thrace et dans la Mœsie. Elle y répara les maux qu’elle y avait causés; les campagnes fuient ensemencées et se couvrirent de moissons; les villages se relevèrent de leurs ruines, et les bords du Danube recouvrèrent leur ancienne fertilité. Un grand nombre de Goths prirent des établissements à Constantinople, et du service dans les armées. Si l’on en juge par l’événement, cette politique de Théodose n’est pas exempte de censure. Il est vrai que les conjonctures n’étaient pas les mêmes que du temps de Valens; aussi, tant que Théodose vécut, les Goths se tinrent dans les bornes de la soumission. Mais la faiblesse de ses successeurs réveilla leur haine, qui n’était qu’assoupie. Théodose les laissa réunis dans le même pays; ceux qui servaient dans ses troupes formaient un corps à part sous des chefs de leur nation. Cette distinction les empêcha de s’incorporer aux autres sujets; bientôt ils s’en séparèrent et excitèrent de nouveaux troubles. Théodose était sans doute assuré de les contenir tant qu’il vivrait; mais un prince bon et prudent porte ses vues au-delà des bornes de sa vie; il écarte les dangers les plus éloignés; il prépare des jours heureux à ses successeurs et à leurs sujets. C’est par les effets de cette prévoyance paternelle qu’on peut dire qu’il règne encore sur la postérité.

Les barbares établis depuis peu à Constantinople avoient peine à se plier aux lois d’une police réglée. Un d’entre eux ayant commis quelque violence, le peuple se jeta sur lui, le massacra, et traîna son corps dans la mer. La cruauté d’une telle vengeance pouvait causer le soulèvement de toute la nation. Pour le prévenir, Théodose se hâta de punir la ville; il retrancha le pain qu’on avait coutume de distribuer au peuple; mais il se laissa fléchir dès le même jour. Ce prince mettait son bonheur à pardonner. Il donna la vie à quelques Galates condamnés à mort; et fit grâce à une ville de Paphlagonie que l'histoire ne nomme pas, non plus que le crime dont elle s’était rendue coupable.

L’intempérie des saisons produisit en Orient la stérilité et la famine. Le pain manqua dans Antioche. Malgré les soins empressés des magistrats, le peuple s’en prenait à eux de sa misère: il menaçait d’égorger le sénat. Philagre, comte d’Orient, se contenta d’abord d’exhorter les boulangers à se relâcher sur le prix du pain: il craignait qu’ils ne prissent la fuite, s’il usait de rigueur à leur égard. Mais, voyant que le peuple l’accusait de leur vendre sa protection, il voulut se justifier à leurs dépens. Il les fit arrêter et appliquer à la torture, au milieu de la grande place, pour leur faire dire s’il y avait quelque magistrat qui s’entendît avec eux. La populace impitoyable repaissait ses yeux du supplice de ces malheureux; elle était armée de bâtons et de pierres pour assommer le premier qui prendrait leur défense. Un si grand danger n’effraya point l’orateur Libanius. Il osa percer la foule, et, ayant pénétré jusqu’au tribunal, il parla avec tant de force en faveur de ces innocents, qu’il calma la colère du peuple, et engagea Philagre à faire cesser les tortures. Ce miracle de persuasion perd beaucoup de son autorité, parce qu’il n’est rapporté que par l’auteur même. Je soupçonnerais que quelque convoi de vivres survenu à propos aida aux efforts de son éloquence.

Les abus et les vices, qui cherchent sans cesse à s’introduire dans un grand état, trouvaient un obstacle dans la vigilance de Théodose. Il réprima le luxe en défendant aux particuliers l'usage de l’or sur leurs habits; il ôta aux calomniateurs tout moyen d’excuse, toute espérance d’impunité. Comme il savait que la bonté du prince l’expose à la surprise, et que ceux qui par leurs richesses et leur crédit sont plus en état de payer les taxes publiques sont d’ordinaire les seuls qui obtiennent des remises, il défendit aux officiers d’avoir égard sur cet article à ses propres rescrits.

Si Gratien n’avait pas les qualités brillantes de Théodose, il ne lui cédait pas en humanité, en attention sur la police de l’état, en zèle pour le progrès de la religion chrétienne. Des gouverneurs durs et avares prenaient quelquefois la liberté d’imposer des taxes extraordinaires qu’ils faisaient autoriser par des lettres des préfets du prétoire. Il arrêta ces concussions, et défendit absolument de lever aucun impôt qui ne fut établi par un édit du prince. Persuadé que les mendiants valides sont dans tout état un levain de sédition et de désordres, et que les moins dangereux sont en quelque sorte des frelons qui dévorent la subsistance des vrais pauvres, il proscrivit ce métier honteux; il ordonna que les mendiants qu’on trouverait n’avoir d’autre titre à la compassion publique que le libertinage et la paresse seraient livrés à ceux qui les auraient dénoncés, à titre d’esclaves , s’ils étaient de condition servile , et de colons perpétuels, s’ils étaient libres.

L’évêque de Milan, où Gratien faisait alors sa résidence la plus ordinaire, profitait de la bonté naturelle de l’empereur pour le porter à des actions de clémence. Mais plusieurs officiers du palais, qui ne cherchaient qu’à perdre leurs ennemis ou leurs rivaux, tâchaient d’éloigner de l’oreille du prince un prélat si opposé à leurs projets violents ou injustes. Un magistrat s’était échappé en discours injurieux contre l’empereur; il en fut convaincu et condamné à mort. Comme on le conduisit au supplice, Ambroise accourut au palais pour intercéder en sa faveur. Les ennemis que cet infortuné avait à la cour, ayant bien prévu cette sollicitation , avoient engagé le prince à une partie de chasse dans son parc; et lorsque Ambroise vint demander audience, on lui répondit que l’empereur était à la chasse, et qu’il n’était permis à personne d’aller troubler ses plaisirs. L’évêque feignit de se retirer; mais il trouva moyen de s’introduire secrètement par une autre porte avec les valets qui menaient les chiens. Alors, s’étant présenté à Gratien, il se fit écouter malgré les contradictions des courtisans, et ne quitta le prince qu’après avoir obtenu la grâce du coupable.

Ce saint prélat soutint l’honneur de l’empereur et du christianisme dans une affaire plus éclatante. L’autel de la Victoire subsistait à Rome dans la salle du sénat, depuis que Julien l’avait rétabli. C’était un monument célèbre où l’idolâtrie semblait encore triompher , et que les chrétiens ne convoient voir sans honte et sans douleur. Gratien fit cesser ce scandale; l’autel fut détruit. Il fit plus; il confisqua les revenus assignés à l’entretien des pontifes, et les terres dont la superstition avait fait donation aux temples. Il annula les privilèges et les immunités des prêtres et des vestales; il ordonna que les fonds qui leur seraient légués par testament seraient dévolus au fisc, et il ne les laissa jouir que des legs mobilières. Jamais l’idolâtrie n'avait reçu de coup plus sensible. Attaquée dans son sanctuaire, elle anima à sa défense les sénateurs païens: ils dressèrent une requête pour demander la révocation de cet édit, et députèrent, au nom du sénat entier, Symmaque à la tête du collège des pontifes, qui tous étaient sénateurs. Ce Symmaque est celui dont nous avons dix livres de lettres. Il était recommandable par son mérite et par celui de son père, que nous avons vu préfet de Rome sous Valentinien. Il avait été gouverneur de la Lucanie et du pays des Bruttiens, et proconsul d’Afrique. La demande des païens ne pouvait être appuyée d’une plus grande autorité. Mais les sénateurs chrétiens, et c’était le parti le plus nombreux, désavouèrent hautement les députés. Ils mirent entre les mains du pape Damase une requête toute contraire, par laquelle ils protestaient que, loin de demander le rétablissement de l’autel de la Victoire, ils étaient résolus de ne plus aller au sénat, s’il était rétabli. Damase fit tenir cette requête à saint Ambroise pour la remettre à l’empereur. Gratien, prévenu par le prélat, renvoya les députés païens sans vouloir les entendre. Il refusa même la robe de grand pontife, qu’ils avoient apportée pour la lui présenter à cette occasion, et rejeta ce titre, que Constantin et ses successeurs avoient jugé à propos de conserver. Il crut que, dans l’état de faiblesse où tant de coups redoublés avoient réduit le paganisme, il n’était plus besoin de ce ménagement politique. Depuis ce temps le titre de grand pontife cessa d’être attaché à la dignité impériale; et Gratien conféra au préfet de Rome la juridiction dont avait été revêtu le chef de la religion païenne. Zosime raconte que le premier des pontifes, en recevant la robe que Gratien lui renvoyait, s’écria: S’il ne veut pas être grand pontife, Maxime le sera bientôt. La témérité de ces paroles est voilée dans l’expression latine, sous une équivoque assez puérile. Si le fait est véritable, il faut supposer qu’on avait déjà en Italie quelque pressentiment de la révolte de Maxime.

L’année suivante, Mérobaude étant consul pour la seconde fois avec Saturnin, les païens attribuèrent à la colère des dieux, que Gratien méprisait, la famine dont Rome fut affligée. La moisson avait manqué dans cette contrée de l’Italie, et les vents contraires avoient arrêté les vaisseaux qui apportaient le blé d’Afrique. Ce fut alors que Rome fit connaitre la prodigieuse corruption où elle était parvenue depuis un peu plus de trois siècles, et que nous avons tracée d’avance dans l’histoire de Constantin. Auguste, dans une pareille extrémité, avait fait sortir de Rome les étrangers, excepté les médecins et ceux qui enseignaient les arts libéraux. Cette dureté, à laquelle la nécessité servit d’excuse, avait été trop souvent imitée. Dans l’occasion dont je parle, tous les étrangers eurent ordre de sortir de la ville; mais on y retint par privilège les baladins et les danseuses, qui se trouvèrent au nombre de trois mille. Ces malheureux bannis, errant sans secours dans les campagnes desséchées et stérile , étaient réduits à se nourrir de gland, de racines et de fruits sauvages: leur sort déplorable attendrissait ceux qui, dans leurs propres maux, conservaient encore quelque sensibilité du malheur des autres. Personne n’en fut plus vivement touché que le préfet de la ville; on croit qu’il se nommait Anicius Bassus. C’était un vieillard ferme et généreux, rempli de cette charité que la religion chrétienne étend sur tous les hommes, et de cette confiance qu’elle inspire dans les plus rudes adversités.

Il assembla les plus riches citoyens. « Que faisons-nous (leur dit-il)? Pour prolonger notre vie, nous faisons périr ceux qui travaillent à la soutenir. Ces étrangers que nous bannissons ne font-ils pas une partie de l’état précieuse et nécessaire? Ne sont-ils pas nos laboureurs, nos serviteurs, nos marchands, quelques-uns même nos parens? Nous ne retranchons pas la nourriture à nos chiens, et nous la plaignons à des hommes! Que la crainte de la mort est aveugle en même temps qu’elle est cruelle! Qui voudra désormais nous procurer par un commerce utile les nécessités de la vie? Qui voudra ensemencer nos terres? Qui nous fournira du pain, si nous en refusons à ceux par les mains desquels la Providence nous le donne? Quelle horreur les provinces vont-elles concevoir de Rome! enverront-elles leurs enfants dans une ville homicide? Mais la faim qui va consumer ces innocentes victimes fera-t-elle cesser la nôtre? Nous épargnons quelques morceaux de pain; nous achetons un répit de peu de jours au prix de la vie de tant d’infortunés; semblables à ces malheureux navigateurs qui, pour « éloigner la mort de quelques moments, se dévorent les uns les autres. Sacrifions bien plutôt toutes nos fortunés; ce sera subsister à meilleur marché que par la perte d’un seul homme. Nous n’avons de secours à attendre que du ciel : il sera d’airain pour nous, si nous sommes impitoyables pour nos frères : notre miséricorde méritera la sienne. Ouvrons les bras à ces misérables; contribuons tous à leur subsistance. Il ne nous en coûtera pas plus pour les nourrir que pour en acquérir d’autres après les avoir perdus; et où en trouverons-nous qui veuillent s’exposer à la mort en servant des maîtres inhumains?». Ce discours arracha des larmes aux plus insensibles. L’avarice même ouvrit ses trésors. On fit venir des blés de toutes parts; on permit l’entrée de la ville aux bannis que la famine avait épargnés. Le superflu des riches, versé sur les pauvres, procura à ceux-ci le nécessaire; et la charité d’un seul homme , assez féconde pour suppléer à la stérilité de la terre, sauva la vie à un peuple nombreux.

Gratien avait de la bonté et de la justice; mais il manquait de prudence. Il venait de publier plusieurs lois qui tendaient à soulager ses peuples et à les affranchir des vexations que les officiers exerçaient dans les provinces, en supposant des ordres de l’empereur. S’apercevant que sa facilité naturelle avait tellement multiplié les exemptions, que ceux qui demeuraient assujettis aux charges publiques en étaient écrasés, il révoqua toute immunité, tout privilège; et, pour donner l’exemple, il se réduisit lui-même au droit commun, et voulut que sa propre maison partageât le fardeau des contributions. Il défendit de faire exécuter aucun ordre du prince qui ne serait pas justifié par lettres-patentes ; en un mot, il s’occupait à rendre ses sujets heureux ; mais il ne songeait pas assez à ménager leurs esprits. Franc et sans défiance, trop livré au plaisir de la chasse, et trop peu attentif aux murmures de sa cour, il prodiguait les distinctions à des barbares, et surtout à des Alains qu’il avait attirés à son service. Il leur donnait des emplois honorables dans les armées ; il les approchait de sa personne; il prenait même plaisir à s’habiller à leur manière. Cette préférence excita d’abord la jalousie contre les nouveaux favoris, et bientôt une haine secrète contre le prince. Les Romains, comblés de ses bienfaits, les oublièrent dès qu’ils les virent partagés avec des étrangers. Ces mécontentements préparaient une révolution ; il ne manquait plus qu’un chef pour la faire éclater.

Il s’en trouva un à l’extrémité de l’empire assez hardi pour lever l’étendard de la révolte, et assez habile pour faire croire qu’il y avait été forcé. Magnus Clémens Maximus tenait un rang considérable dans les légions romaines, qui défendaient alors la Grande-Bretagne contre les incursions des barbares du nord. La naissance et le caractère de cet usurpateur sont un problème historique; et, dans la contrariété des opinions, il est difficile d’asseoir un jugement assuré. Les poètes et les panégyristes, qui lui préparaient sans doute des éloges, s’il eût été heureux jusqu’à la fin, l’ont chargé d’opprobre après sa défaite. Selon eux, c’était un bâtard sorti de la poussière; il fut dans sa jeunesse valet de Théodose, dont la protection lui tint lieu de mérite, et lui procura de l’emploi dans les troupes. D’un autre côté, Maxime se couvrit du masque de la religion; il honora les évêques, il fit mourir des hérétiques. Ce zèle sanguinaire, qui ne coûte rien à un prince sans humanité, et qui n’en imposa ni à saint Martin, ni à saint Ambroise, lui a cependant rendu favorables quelques auteurs ecclésiastiques, de ceux-mêmes qui ont désapprouvé sa cruauté. Par une bizarrerie très commune, ils ont condamné l’action et estimé la personne. A les entendre, Maxime sortait d’une illustre origine ; il avait autant de vertu que de valeur ; et, pour porter avec gloire le nom d’empereur, il ne lui manqua qu’un titre légitime. Dans cette opposition de sentiments, je crois que le meilleur parti est de ne rien assurer touchant sa famille  et de juger de son génie par ses actions mêmes. On y verra un politique qui se joue de la religion, un ambitieux qui n’a point d’autre caractère, doux et cruel selon ses intérêts, brave lorsqu’il peut le paraitre sans péril, timide contre des ennemis courageux, adroit à colorer ses injustices, d’un génie assez vaste pour former de grands desseins, mais trop faible pour surmonter de grands obstacles.

Il avait pris naissance en Espagne, dans la même contrée que Théodose, dont il se vantait d’être allié. Il servit avec lui dans la Grande-Bretagne, lorsque Théodose y faisait ses premières armes, sous les ordres de son consulats père. Etant resté dans ce pays, il parvint aux premières dignités de la milice. Il ne put, sans jalousie, voir élevé sur le trône celui qu’il traitait d’ancien camarade de service, tandis que lui-même demeurait caché dans un coin obscur de l’empire. La haine qu’il conçut contre Gratien, auteur de l’élévation de Théodose, le porta à corrompre les troupes, toujours plus séditieuses en ce pays, parce qu’elles étaient plus éloignées du souverain. Il sema des mécontentements et des murmures; mais il eut l’adresse de couvrir ses intrigues, et se ménagea le prétexte, dont il sut souvent se prévaloir, d’avoir été malgré, lui entraîné à la révolte. Les faveurs que l’empereur répandit sur les barbares achevèrent de soulever les esprits ; les officiers et les soldats déclarèrent que, puisque Gratien méconnaissait les Romains, ils ne le reconnaissaient plus pour empereur. On proclama Maxime Auguste; et, malgré sa feinte résistance, il fut revêtu de la pourpre. 

Il s’embarqua aussitôt à la tête des soldats romains et d’un grand nombre de Bretons qui accoururent au premier signal. Pour autoriser sa rébellion, il fit courir le bruit qu’il agissait de concert avec Théodose. Etant abordé à l’embouchure du Rhin, il traversa comme un torrent, la Gaule septentrionale , entraînant sur son passage les troupes du pays et une multitude de Gaulois qui le reconnurent pour maître. Il était déjà près de Paris lorsqu’il vit paraitre l’armée de Gratien qui marchait à sa rencontre. Malgré les désertions, elle était encore assez nombreuse, et commandée sous les ordres du prince par deux généraux vaillants et fidèles, Mérobaude, actuellement consul, et le comte Vallion. Gratien présenta la bataille, que Maxime n’accepta pas. On resta campé en présence durant cinq jours, qui se passèrent en escarmouches. Dans cet intervalle, Maxime pratiqua les troupes de Gratien; il en corrompit la plus grande partie. Le tyran répandait l’argent à pleines mains; et, au contraire, les profusions précédentes du jeune empereur ayant épuisé ses finances, il ne lui restait plus de quoi retenir des âmes vénales et sans foi. D’abord toute la cavalerie maure passa du côté de Maxime; les Autres corps suivirent successivement cet exemple, et Gratien, se voyant trahi, se sauva à course de cheval, et prit le chemin des Alpes pour gagner l’Italie, avec trois cents cavaliers qu’il croyait fidèles.

Il en fut bientôt abandonné; toutes les villes lui fermèrent leurs portes : alors, errant çà et là , sans secours et sans espérance, poursuivi par un détachement de cavaliers ennemis, il quitta la robe impériale pour n’être pas reconnu. On rapporte diversement la manière dont y perdit la vie. Selon l’opinion la plus commune, Maxime envoya pour le poursuivre un de ses généraux nommé Andragathe, né sur les bords du Pont-Euxin, et en qui le tyran avait une singulière confiance. Ce barbare, étant averti que le prince approchait de Lyon, se mit dans une litière; et dès qu’il aperçut Gratien sur l’autre bord du Rhône, il envoya lui dire que c’était sa femme Læta qui venait le joindre pour partager ses malheurs. Gratien aimait tendrement cette princesse, qu’il avait depuis peu épousée. Il passa le fleuve, et ne fut pas plus tôt à terre, qu’Andragathe s’élança de sa litière et le poignarda. Ce récit aurait besoin d’un meilleur garant que Socrate, qui paraît en être le premier auteur. Il est beaucoup plus sûr de s’en rapporter à saint Ambroise, qui n’a pu ignorer la mort d’un prince qu’il chérissait, et dont il était chéri. Ce saint prélat, après avoir gémi sur la malignité des ennemis de Gratien, qui avoient osé répandre des calomnies sur sa chasteté, quoiqu’elle fût irrépréhensible, raconte qu’il fut trahi par un homme qui mangeait à sa table, et qu’il avait honoré de gouvernements et d’emplois distingués; que le prince, invité à un festin, refusa d’abord de s’y trouver; mais qu’il se laissa persuader par les serments que ce perfide lui fit sur les saints Evangiles; qu’on fit reprendre à Gratien ses habits impériaux; qu’on le traita avec honneur pendant le repas, et qu’il fut assassiné au sortir de la table. On ne sait quel est ce traître dont parle saint Ambroise. C’est sur une mauvaise leçon de la chronique de saint Prosper que quelques auteurs ont attribué ce noir forfait au consul Mérobaude; sa mort, que nous raconterons dans la suite, le justifie assez d’un soupçon si injurieux : d’autres, avec aussi peu de fondement, imputent ce crime à Mellobaud, prince françois. Il vaut mieux dire que l’auteur en est inconnu. Saint Jérôme dit que, quelques années après, on voyait encore avec horreur, dans la ville de Lyon, les marques du sang de Gratien sur les murailles de la chambre où il avait été massacré.

Gratien témoigna en mourant la tendre confiance qu’il avait en saint Ambroise; il le nomma plusieurs fois pendant qu’il recevait les coups mortels; il avait encore son nom à la bouche lorsqu’il rendit les derniers soupirs; et le saint prélat, qui raconte le fait en versant des larmes, proteste qu’il n’oubliera jamais ce prince et qu’il l’offrira sans cesse à Dieu dans ses prières et dans le saint sacrifice. Il fait en toute occasion l’éloge de sa piété et de ses autres vertus. Il est sans doute plus digne de foi que l’arien Philostorge, qui ose démentir l’histoire pour noircir la mémoire de ce bon prince, et qui le compare à Néron. Il mourut le 25 d’août, dans la vingt-cinquième année de sa vie, ayant régné, depuis la mort de son père, sept ans neuf mois et huit jours. Il avait eu des enfants de sa femme Constantia; mais ils moururent avant lui. On croit qu’il avait un fils lorsqu’il éleva Théodose à l’empire; ce qui rendrait cette action plus noble et plus généreuse. Constantia était morte quelque temps avant la révolte de Maxime, et son corps fut cette année même porté à Constantinople. Dans les derniers mois de sa vie il épousa Læta, dont on ne connait pas la famille. On sait seulement que sa mère se nommait Pissamène. Après la mort de Gratien, Théodose prit soin de les entretenir l’une et l’autre dans la splendeur qui convenait à leur fortune passée. Elles vivaient encore vingt-cinq ans après, et elles eurent assez de richesses et de charité pour soulager par d’abondantes aumônes les pauvres de Rome, lorsque cette ville fut assiégée par Alaric.