HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |
CONSTANT, CONSTANCE341-352LIVRE SEPTIÈME
L’empire, gouverné depuis douze ans par des princes fort
inférieurs en mérite à Constantin, perdit peu à peu son éclat, sans avoir
encore rien perdu de ses forces. Constance, réglé dans ses mœurs, mais sombre
et bizarre, s’égarait dans des discussions théologiques, où l’hérésie
pratiquait milles détours. Obsédé par des évêques ariens et toujours environné
de conciles il négligeait la gloire de l’état, et n’opposait qu’une faible
résistance aux fréquentes incursions des Perses. Constant, plus livré aux plaisirs,
tranquille du côté de ses frontières, dont il avait écarté les Francs, s’en
rapportait sur les questions de doctrine à Maximin, évêque de Trêves, dont il
connaissait la sainteté éminente et la science consommée. Guidé par les sages
conseils de ce prélat, il se déclarait hautement le défenseur de l’orthodoxie;
il réprimait l’audace des païens et des hérétiques; il relevait l’éclat du
culte divin par de riches offrandes; il comblait les ecclésiastiques d’honneurs
et de privilèges. Il reçut de bonne heure la grâce du baptême. A l’exemple de
son père, il portait de nouveaux coups à l’idolâtrie: il défendit les
sacrifices; il fit fermer les temples, sans permettre cependant qu’on les
détruisît, ni dans Rome, dont ils faisaient un des principaux ornements, ni
hors de Rome, parce qu’il ne voulait pas priver le peuple des jeux et des
divertissements établis à l'occasion de ces temples.
Ce prince, placé entre les catholiques qu’il protégeait,
les hérétiques qu’il rejetait, et les païens dont il tâchait d’anéantir le
culte, a été regardé de son temps et montré à la postérité sous des aspects
entièrement opposés; et jamais souverain n’a laissé une réputation plus
équivoque. Les écrivains catholiques les plus respectables, et même des pères
de l’Eglise, l’ont comblé de ces louanges générales que l’enthousiasme de la
reconnaissance produit souvent, mais n’accrédité pas toujours; ils ont été
jusqu’à lui donner le titre de bienheureux. Si l’on en croit, au contraire, les
auteurs païens, c’était un tyran cruel, d’une avarice insatiable, fier,
imprudent; impétueux, exécrable par ses propres vices et par ceux de ses
ministres, un ingrat qui ne payait que de mépris les services des gens de
guerre. L’heureuse température de l’air, la fertilité des années, la
tranquillité des barbares, auraient pendant tout le cours de son règne rendu
ses sujets fortunés, s’il ne les eût affligés lui-même par des fléaux plus
terribles que la peste, la famine et la guerre; c’étaient les magistrats
pervers auxquels il vendit à prix d’argent le gouvernement des’ provinces. On
lui reproche même ce vice honteux qui fait rougir fa nature. Il était sans
cesse environné de jeunes efféminés, qu’il choisissait entre les otages que lui
envoyaient les barbares, ou qu’il faisait acheter dans les pays étrangers, et
pour les récompenser de leur criminelle complaisance , il leur abandonnent les
biens et le sang de ses sujets. Passionné pour la chassé, souvent elle lui
servait de prétexte pour aller cacher au fond des forêts l’horreur de ses
débauches. Sa santé en fut altérée; il perdit l’usage des mains et des pieds;
et les douleurs de la goutte dont il était tourmenté le punissaient sans le
corriger.
Ses ministres abusaient de sa confiance; rien n’échappait
á leurs désirs; et il fallait leur céder tout ce qu’ils désiraient, ou se
résoudre à ressentir les effets d’une haine puissante et implacable. Dans cette
cour corrompue on ne trouve qu’un seul homme digne d’estime; il se nommait
Euthérius. Il était né en Arménie, dans in une condition libre: enlevé dès son
enfance par des coureurs ennemis, il avait été fait eunuque, vendu à des
marchands Romains, et conduit au palais de Constantin. Son heureux naturel se
développa dès ses premières années; il prit de lui-même le soin de se
perfectionner par l’étude des lettres, autant que le permettait sa fortune. Il
avait des mœurs, beaucoup d’empressement à faire du bien, une grande mémoire,
un esprit adroit, subtil, pénétrant, plein de ressources, sans s’écarter jamais
des règles de la justice; et l’histoire lui rend ce témoignage, que, si
Constant eût voulu écouter ses conseils, il n’eût point fait de fautes, ou n’en
eût fait que d'excusables. On cite encore un homme de bien qui eut quelque
crédit auprès de Constant: c'était Prohérèse,
sophiste d’Athènes, célèbre par son éloquence, et plus encore par son
attachement à la religion chrétienne; ce qui était presque sans exemple dans
les sophistes de ce temps-là. Constant le fit venir dans les Gaules; et
quoiqu’il ne fût vêtu que d’un simple manteau de philosophe, et qu’il marchât
les pieds nus, l’empereur l’admettait à sa table entre les principaux de sa
cour. Il le renvoya comblé de bienfaits, qu’on ne dit pas qu’il ait refusés, et
il l’honora du titre estratopédarque, ce qui
signifiait alors, tantôt un général d’armée, tantôt le commandant d’un camp ou
d’une troupe, tantôt l’intendant des vivres; dignités peu assorties au
caractère d’un sophiste.
Sur des mémoires si contradictoires, il est difficile de
porter de Constant un jugement assuré. Il est certain que la protection qu’il a
accordée à l’Eglise, et son zèle pour le progrès et pour la pureté de la
religion, méritent des éloges. Mais si l’on considère ses qualités
personnelles, je croirais volontiers que son portrait a été chargé de part et
d’autre, et que le mélange de bonnes et mauvaises qualités dans son caractère
s’est également prêté aux louanges de ses panégyristes et aux satires de ses
ennemis. Les uns et les autres n’ont vu dans sa personne que ce qu’ils y
voulaient trouver. Pour approcher le plus de la vérité, le meilleur moyen
serait sans doute de consulter les auteurs contemporains et les plus voisins de
son temps; de recueillir ses vices dans les chrétiens qui lui sont si
favorables, et ses vertus dans les païens qui lui sont si contraires. Mais les
premiers ne lui donnent point de vices, et les autres point de vertus, si l’on
en excepte un orateur mercenaire, qui, faisant son éloge de son vivant, doit
être compté pour rien. Le seul Eutrope adoucit un peu les traits odieux dont
les autres païens le noircissent; selon cet auteur, il montra d’abord de
l’activité et de la justice; mais le dérangement de sa santé le mit hors d’état
de bien faire, et la corruption de ses courtisans l’entraîna à faire le mal.
Cependant, ajoute Eutrope, il se signala par ses exploits militaires, et il se
fit toujours craindre de ses troupes par une sévérité de discipline qui n’avait
cependant rien de cruel.
Au reste, la chute rapide de ce prince et la facilité
qu’ont eu à le détruire montrent assez combien il était haï ou méprisé de ses
sujets. Au premier signal de la révolte, il se vit abandonné sans ressource.
Magnence projetait depuis longtemps d’usurper la puissance souveraine, et la
circonstance lui paraissait favorable. Des deux empereurs, les Perses tenaient
l’un dans des alarmes continuelles, l’autre s’endormait dans les bras de la
volupté.
Cet ambitieux Magnence n’avait, pour aspirer à l’empire,
d’autre titre que son audace : il était né au-delà du Rhin. Dès son enfance il
fut emmené captif et transporté en Gaule avec son père, appelé Magnus. Devenu
libre par le bienfait de Constantin, il s’était instruit dans les lettres
latines; il avait de la lecture, et une sorte d’éloquence qui ne manquait pas
de force et de vivacité. Il était grand et puissant de corps. D’abord soldat dans
les gardes du prince, il s’était ensuite élevé jusqu’au grade de commandant des
Joviens et des Herculiens, avec le titre de comte:
c’étaient deux légions formées par Dioclétien et par Maximien. Ces deux
princes, dont l’un avait pris le titre de Jovius et l’autre d’Herculius, avoient donné leur nom à ces légions; elles
faisaient partie de la garde des empereurs. Comme il se piquait d’une
rigoureuse exactitude, ses soldats s’étant un jour soulevés contre lui, il
allait être massacré, si Constant ne lui eût sauvé la vie en le couvrant de sa
pourpre. Il conserva cette régularité apparente après son usurpation; et dans
le sein de l’injustice il affectio un scrupule religieux pour l’observation des
lois. L’éducation n’avait réussi qu’à déguiser ses vices. Dur, intraitable,
avare, capable des forfaits les plus noirs, hardi dans le succès par
ostentation, timide dans l’adversité par caractère, il était infiniment adroit
à cacher sa noirceur et sa timidité sous des dehors de bonté et de courage. Un
auteur païen croit achever le portrait de sa tyrannie en disant qu’elle fit à
juste titre regretter le règne de Constant. On ne reconnait qu’il était
chrétien qu’à ses médailles, qui portent le monogramme de Christ. D’ailleurs il
favorisa le paganisme, en permettant à Rome les sacrifices nocturnes, défendus
dans Rome païenne, et proscrits par les empereurs chrétiens, lors même qu’ils toléraient ceux qu’on faisaient plein
jour. Julien, qui devait lui savoir gré de cette indulgence pour l’idolâtrie,
n’a pu s’empêcher de convenir que même ce qu’il a fait de louable ne fut jamais
fondé sur des principes de vertu, ni dirigé par le bon sens.
Tandis que Constant, emporté par le plaisir de la chasse,
passe son temps dans les forêts, Marcellin, intendant des finances, et Chreste, un des plus distingués entre les commandants des
troupes, se liguent avec Magnence. Ils gagnent plusieurs officiers du palais et
de l’armée, mécontents du peu de considération qu’ils avoient dans une cour
voluptueuse. Marcellin était le chef de l’intrigue; il aurait pu travailler
pour lui-même; mais dans ces entreprises hasardeuses le second rôle est
toujours moins dangereux : il aima mieux être le maître de l’empereur que de
l’empire. Il fixa le jour de l’exécution au dix-huitième de janvier, sous le consulat
de Serge et de Nigrinien: c’était l’anniversaire de
la naissance de son fils, et les pères de famille célébraient ce jour-là par un
grand festin. La cour était alors à Autun. Il invita Magnence avec les premiers
de la ville et les principaux officiers de l’armée. Quelques-uns des conviés
étaient du complot. La joie de la fête prolongea le repas fort avant dans la
nuit. Magnence, étant sorti de la salle sans qu’on y fit attention, y rentre un
moment après, comme dans une scène de théâtre, escorté de gardes avec tout
l’appareil de la dignité impériale. Les conjurés le saluent du nom d’empereur;
les autres restent interdits; il parle, et ses paroles, appuyées de menaces que
l’effet allait suivre, déterminent les plus difficiles à persuader: l’acclamation
devient générale. Accompagné de ce cortège, il marche au palais, s’empare des
trésors, et les prodigue à sa troupe. Il pose des gardes aux portes de la
ville, avec ordre de laisser entrer tous ceux qui se présenteraient, mais de ne
laisser sortir personne. Dès le point du jour, tous les habitants environnent
le palais; le peuple des campagnes accourt à la ville; un corps de cavalerie
illyrienne, qui venait pour recruter les armées de la Gaule se joint à eux.
Tous les officiers des troupes se réunissent; et la plupart, sans savoir la
cause de ce tumulte, entraînés par l’exemple des conjurés, reconnaissent à
grands cris le nouvel Auguste.
Malgré les précautions de Magnence, Constant, qui
s’occupait de la chasse dans un pays fort éloigné d’Autun, fut instruit de la
révolte. Il voulait se sauver en Espagne; mais Gaïson,
envoyé par le tyran avec une troupe d’élite, l’atteignit à Elne, au pied des
Pyrénées. L’infortuné prince, abandonné de tous, excepté d’un Franc nommé Laniogaise, fut massacré la treizième année de son règne,
et la trentième de son âge. Quelques auteurs rapportent que, se voyant sans
secours, il quitta les ornements de sa dignité, et qu’il se réfugia dans une
chapelle, d’où on l’arracha pour l’égorger.
L’usurpateur, afin d’assurer sa puissance, prit le parti
de se défaire des plus considérables de ceux qui avoient servi Constant. En
même temps qu’il envoie à la poursuite de ce prince, il dépêche des courriers
pour les mander au nom de l’empereur, et les fait assassiner sur la route. Il
n’épargne pas même ceux de sa faction, dont il a voit quelque défiance. Il se
rend maître de tout l’Occident en-deçà des Alpes. Bientôt après, l’Italie, la
Sicile, l’Afrique, se déclarent en sa faveur. Il nomme Anicet préfet du
prétoire, et Titien préfet de Rome.
L’Illyrie lui échappa. A la nouvelle de la mort de
Constant, Vétranion, général de l’infanterie dans la Pannonie, fut proclamé
Auguste, le premier de mars, à Sirmium ou à Murse,
par les soldats qui le chérissaient. C’était un vieillard expérimenté dans la
guerre, qu’il faisait depuis longtemps avec succès. Il s’était fait aimer des
troupes par sa probité, par sa douceur, et par une simplicité grossière qui le
rapprochait beaucoup des soldats. Né dans les pays incultes de la haute Mésie,
il était resté dans une ignorance si barbare, qu’il lui fallut apprendre à lire
quand il se vit empereur; mais il fut dépouillé de l’empire avant que d’avoir
eu le temps de connaitre toutes les lettres, selon plusieurs historiens, ce fut
Constantine elle-même, fille de Constantin et veuve d’Hannibalien, qui le
revêtit de la pourpre impériale. Elle voulait l’opposer au torrent de la
révolte qui avait déjà entraîné le reste de l’Occident. Elle craignait que son
frère Constance, alors occupé contre les Perses, ne pût arriver assez à temps
pour y résister; et elle se croyait en droit de donner le titre d’Auguste,
parce qu’elle l’avait elle-même reçu de son père Constantin. Vétranion fit
écrire à Constance; il lui protestait qu’il ne se regardait que comme son
lieutenant, et qu’il n’avait accepté le nom d’empereur qu’afin de profiter
contre Magnence de l’affection des soldats; il lui demandait de l’argent et des
troupes, et l’exhortait à venir lui-même repousser l’usurpateur. Ce vieux
soldat connaissait peu le caractère jaloux et insociable de la puissance
souveraine; il ignorait que c’est un crime de s’asseoir à côté d’elle, fût-ce
pour la servir. Constance, plus politique, feignit de lui savoir gré de son
zèle: il approuva son élection; il lui envoya même le diadème et des sommes
d’argent, et il ordonna aux légions de Pannonie de se réunir sous ses drapeaux.
Dans cette agitation de tout l’Occident il s’éleva un
troisième parti. Népotien, qui voit, comme nous l’avons dit, échappé au
massacre de sa famille, refusa aussi de reconnaitre Magnence pour son empereur.
Neveu de Constantin , fils d’un consul, revêtu lui-même , en 336, de la dignité
consulaire, il ne se croyait pas né pour reconnaitre les ordres d’un soldat de
fortune. Ayant rassemblé une multitude de bandits, de gladiateurs, de gens
perdus de débauche et abîmés de dettes, il vient le troisième de juin se
présenter aux portes de Rome avec le diadème. Anicet, préfet du prétoire, sort
à la tête d’une foule d’habitants mal armés, encore plus mal en ordre. Les
troupes de Népotien n’étaient guère mieux aguerries. Cependant, dès la première
attaque, ceux-ci mettent les habitants en fuite. Le préfet, craignant pour la
ville, s’y retire avec une partie des fuyards, fait fermer les portes, et
abandonne les autres à la merci des ennemis, qui en font une horrible
boucherie. Népotien avait des intelligences dans Rome: on massacre le préfet;
on ouvre les portes au vainqueur, qui laisse ses soldats se rassasier de butin
et de carnage. Les places, les rues, les maisons, les temples sont inondés de
sang; et le nouveau tyran, fier d’une si belle victoire, prend le nom de
Constantin. Il ne le porta que vingt-huit jours. Magnence envoie contre lui une
armée commandée par Marcellin, qu’il avait fait grand-maître du palais. Les
habitants de Rome, trahis encore par un sénateur nommé Héraclide, sont vaincus
dans un grand combat. Cette ville infortunée est une seconde fois le théâtre
d’une révolution sanglante. Népotien est tué; et sa tête portée an bout d’une
lance annonce une nouvelle proscription.
Magnence vient jouir de sa conquête; le massacre des
citoyens les plus considérables lui tient lieu de triomphe. Il fait mourir Eutropie, dont tout le crime était d’être mère de Népotien.
Les barbares, tels que les Germains et les Jazyges,
qui composaient une partie de son armée, assouvissent la haine naturelle qu’ils
portaient au nom romain. Marcellin, le maître de Magnence, plutôt que son
ministre, s’attache surtout à éteindre tout ce qui tenait par des alliances à
la maison impériale. Au milieu de ces désastres, la crainte, qui affecte les
dehors de l’admiration et de la reconnaissance, prodigue à l’oppresseur les
titres de libérateur de Rome et de l’empire, de réparateur de la liberté, de
conservateur de la république, des armées et des provinces. On ne célèbre sur
ses monuments et sur ses monnaies que le bonheur, la gloire, le rétablissement
de l’état. Magnence enivré de ces fausses louanges, pour persuader au peuple,
et peut-être à lui-même, qu’il les a méritées, fait arrêter plusieurs officiers
de son armée qui s’étaient distingués dans le massacre; il les punit de lui
avoir obéi, et les sacrifie à la vengeance publique. Mais en même temps il ne
relâche rien de sa tyrannie. Il oblige par un édit tous les Romains, sous peine
de la vie, à porter an trésor la moitié de la valeur de leurs biens; et, contre
les lois anciennes et nouvelles, il permet aux esclaves de dénoncer leurs
maîtres; c’était les y exciter. Il contraint les particuliers d’acheter les
terres du domaine. Son avarice n’était pas le seul motif de ces tyranniques
ordonnances. Il faisait d’immenses préparatifs, et rassemblait des troupes de
toutes parts pour soutenir da guerre contre Constance; car il méprisait la
vieillesse imbécile de Vétranion. Les troupes romaines répandues dans la Gaule
et dans l’Espagne, les Francs, les Saxons et les autres barbares d’au-delà du
Rhin, attirés par l’appât du pillage, se mettent en mouvement pour se rendre
sous ses enseignes. Les garnisons quittent la frontière. Chaque ville de la
Gaule devient un camp. On ne rencontre sur les chemins que fantassins,
cavaliers, gens de trait. Les Alpes sont sans cesse hérissées de lances et de
piques; tontes ces bandes, comme autant de torrents, fondaient en Italie, et la
terreur était universelle.
Constance était encore à Antioche, où il prenait des
mesures pour reconquérir l’Occident. Sur la nouvelle de la révolte, il avait
quitté la Mésopotamie, toujours infestée par les Perses. Après la bataille de Singare, Sapor, ayant pendant l’hiver réparé ses pertes,
avait dès le printemps repassé le Tigre. Constance, de son côté, passa
l’Euphrate. On sait, en général, que l’empereur reçut cette année-là plusieurs
échecs; mais on en ignore le détail. Il y a quelque apparence que le mauvais
succès de la bataille de Singare avait découragé les
troupes romaines; et l’incapacité de leur chef n’était pas propre à leur rendre
le cœur. Ce fut apparemment alors que les Perses prirent sur les Romains cette
supériorité qu’ils conservèrent tant que Constance vécut. Ce prince ne se
montra plus sur les frontières de la Perse que pour y recevoir des affronts.
Renfermé dans son camp, et tout jours prêt à prendre la fuite, il laissait
l’ennemi faire librement ses incursions. Les Romains, à qui il apprenait à
trembler, s’accoutumèrent à se tenir cachés sous leurs tentes, tandis qu’on
enlevait jusqu’aux portes de leur camp les habitants des villes et des
campagnes qu’ils étaient venus défendre. Ces braves soldats, qui jusqu’alors
avoient préféré l’honneur à la vie, commencèrent à ne plus craindre que la
mort. Une nuée de poussière, qui annonçait l’approche d’un escadron ennemi, les
mettait en fuite. Ils ne pouvaient soutenir la vue d’un Perse; le nom même de
Perse était devenu un épouvantail dont on se servait, soit par raillerie, soit
pour leur faire abandonner le pillage.
Après cette campagne , malheureuse dans le détail, mais
qui s’était passée sans action décisive, les Perses s’étant retirés, il parait
que Constance avait pris des quartiers d’hiver entre l’Euphrate et le Tigre; et
ce fut cet éloignement qui augmenta l’audace de Magnence. L’empereur était à
Edesse quand il apprit la mort de son frère et les désordres de l’Occident. Il
prit aussitôt le parti de retourner à Antioche, et d’abandonner la Mésopotamie.
Il laissa des garnisons dans les places frontières, et les pourvut de tout ce
qui était nécessaire pour soutenir un siège. A peine eut-il repassé l’Euphrate,
que Sapor, instruit des troubles de l’empire, recommença ses ravages, prit
plusieurs châteaux, et vint se présenter devant Nisibe. Dans l’histoire de ce
siège mémorable, je m’écarterai souvent du récit de M. de Tillemont: il me
semble qu’en cette occasion il n’a pas toujours rapproché avec succès les
diverses circonstances répandues dans les auteurs originaux.
Sapor parut à la tête d’une armée innombrable, suivie
d’une multitude d’éléphants armés en guerre, et d’un train redoutable de toutes
les machines alors en usage pour battre les villes. Les rois de l’Inde qu’il
avait soudoyés l’accompagnaient avec toutes leurs forces. Il somma d’abord les
habitants de se rendre, les menaçant de détruire leur ville de fond en comble,
s’ils soient lui résister. Ceux-ci, encouragés par Jacques, leur évêque, qui
leur répondit du secours du ciel, se disposèrent à une vigoureuse défense. Lucilien, beau-père de Jovien, depuis empereur, commandant
dans la place. Il se signala par une constance à toute épreuve, et par les
ressources d’une habileté et d’une valeur dignes des plus grands éloges.
Pendant soixante-dix jours, le roi fit jouer toutes ses machines; une partie du
fossé fut comblée; on battit les murs à coups de bélier; on creusa des
souterrains; on détourna le fleuve, afin de réduire les habitants par la soif.
Leur courage rendit tous ces travaux inutiles; les puits et les sources leur
fournissaient de l’eau en abondance.
Après avoir épuisé tous les moyens que l’art de la guerre
mettait alors en usage, Sapor résolut d’employer les forces mêmes de la nature
pour détruire la ville, ou du moins pour l’inonder et l’ensevelir sous les
eaux. Ayant remonté vers la source du fleuve jusqu’à un lieu où le lit se
resserrait entre des coteaux, il arrêta son cours par une digue fort élevée qui
fermait le vallon. Quand les eaux qui traversaient Nisibe se furent écoulées,
le roi fit construire au-dessous de la ville une seconde digue, qui traversait
d’un bord à l’autre le lit du fleuve resté à sec; il ferma de terrasses toutes
les gorges des vallons d’alentour par où les eaux pouvaient trouver un
écoulement, et fit ainsi du terrain de Nisibe un grand bassin. Ces ouvrages
ayant été achevés en peu de temps par cette prodigieuse multitude de bras qui
se remuaient à ses ordres, il fit ouvrir la digue supérieure qui arrêtait le
fleuve: aussitôt les eaux amassées s’élancent et viennent en frémissant se
briser avec un horrible fracas contre les murs qu’elles ébranlent sans les
abattre. Arrêtées par la digue inférieure et par les coteaux et les terrasses
d’alentour, elles submergent tout le terrain de Nisibe. Les assiégeants se
servaient pour réduire la ville du même moyen que des assiégés emploient
quelquefois de nos jours pour se défendre. La plaine n’était plus qu’une mer,
et la ville une île, dont on n’apercevoir que les tours et les créneaux. Le
siège change de face et devient une attaque navale. Sapor couvre l’inondation
de barques chargées de machines qui vont insulter les remparts. Les assiégés
repoussent les barbares, lancent des feux, enlèvent sur leurs murs avec des
crocs et des harpons les barques qui s’approchent de trop près; ils mettent en
pièces ou coulent à fond les autres à coups de gros javelots et de pierres,
dont quelques-unes pesaient quatre cents livres. Cette attaque dura plusieurs
jours, et l’inondation croissait de plus en plus, lorsque la digue inferieure
s’étant rompue, les eaux se réunissant pour suivre leur pente naturelle,
entraînèrent par leur violence et les barques qu’elles portaient, et plus de
vingt-cinq toises de la muraille déjà ébranlée, et même une partie du mur
opposé par où elles s’écoulaient de la ville. L’impétuosité de ce torrent submergea
un grand nombre de Perses.
La ville était ouverte, et Sapor ne doutait pas qu’il ne
fût au moment de s’en rendre maître. Il fait prendre à ses officiers et à ses
soldats leurs plus belles armes et leurs plus magnifiques habits, selon la
coutume des Perses. Les hommes et les chevaux brillaient d’or et de pourpre.
Pour lui, semblable à Xerxès, il était assis sur un tertre qu’il avait fait
élever. L’armée se déploie en pompeux appareil; à la tête paraissaient les
cavaliers cuirassés et les archers à cheval, suivis du reste de la cavalerie,
dont les nombreux escadrons couvraient toute la plaine. Entre leurs rangs
s’élevaient de distance en distance des tours revêtues de fer, portées par des
éléphants et remplies de gens de trait. De toutes parts se répandit une nuée de
fantassins sans ordre, les Perses ne faisant presque aucun cas ni aucun usage
de l’infanterie. En cet état ils environnent la ville, pleins de fierté et de
confiance. Au premier signal tous se mettent en mouvement, et se pressant les uns
les autres, chacun aspire à la gloire d’être le premier à forcer le passage ,
ou à sauter sur le rempart. Les assiégés, de leur côté, postés sur la brèche en
bonne contenance, opposent comme un nouveau mur leurs rangs serrés et
redoublés. Ce qui subsistait encore de muraille était bordé d’une foule
d’habitants armés de tout ce qui pouvait servir à leur défense. La nécessité en
faisait autant de guerriers, et les soldats mêlés parmi eux réglaient leurs
mouvements et soutenaient leur courage. Dans cette périlleuse circonstance,
l’évêque, prosterné au pied des autels, intéressait le ciel contre les Perses,
et procurait à sa patrie un secours plus puissant que les remparts et les
machines de guerre. On laisse approcher les Perses sans lancer un trait; et ceux-ci,
persuadés qu’ils ne trouveront point de résistance, après avoir renversé les
terrasses qu’ils avoient auparavant élevées, poussent leurs chevaux à travers
une fange profonde que le séjour du fleuve avait formée sur un terrain gras et
propre à retenir les eaux. Ils arrivent au bord du fossé, qui était large et
rempli de limon et de vase; ils y voient déjà jeté une grande quantité de
fascines, et les cavaliers commençaient à mettre pied à terre et à défiler,
lorsque les soldats postés sur la brèche fondent sur eux. En même temps on fait
pleuvoir du haut des murs les pierres et les dards: beaucoup de Perses sont
renversés; les autres veulent fuir; mais, pressés à la fois par leurs gens qui
les suivent en foule, et par les ennemis, accablés du poids de leurs armes, ils
se culbutent dans le fossé, et restent ensevelis dans le limon. Les assiégés
enlèvent les fascines et se retirent sur la brèche. Sapor, après le mauvais
succès de cette attaque, fait avancer ses éléphants, plutôt à dessein de jeter
l’effroi dans la ville que dans l’espérance de faire franchir le fossé à des
animaux pesants par eux-mêmes et chargés d’un poids énorme. Ils marchaient à
des distances égales, et les intervalles étant remplis d’infanterie, on eut cru
voir approcher une muraille garnie de ses tours. Les habitants, sans s’effrayer
de cette seconde attaque, s’en amusèrent d’abord comme d’un beau spectacle;
bientôt ils font une décharge de toutes leurs machines, défient les barbares,
et les insultent à grands cris. Les Perses, prompts à la colère, et trop fiers
pour souffrir les railleries, accouraient au bord du fossé, et se disposaient à
le passer malgré le roi, qui faisait sonner la retraite, lorsqu’une grêle de
pierres et de traits les força d’obéir et de regagner leur camp. Plusieurs des
éléphants tombèrent dans le fossé, et y périrent; les autres, blessés ou
effarouchés, retournent sur leurs propres, soldats, et en écrasent des
milliers.
Sapor comptait toujours sur la supériorité de ses forces.
Il suspendit l’attaque pendant un jour, pour laisser au terrain le temps de se
dessécher et de se raffermir. Cependant il partagea ses archers en plusieurs
corps, avec ordre de se relever les uns les autres, et de tirer sans cesse sur
la brèche, afin de ne pas donner aux assiégés le temps de la réparer. Mais
derrière les soldats qui la défendaient un nombre innombrable de bras
travaillaient sans être aperçus; et après un jour et une nuit, Sapor fut
surpris de voir dès le matin Un nouveau mur déjà élevé de quatre coudées. Il ne
perdit pas encore l’espérance: il renouvela plusieurs fois les mêmes efforts,
mais toujours avec aussi peu de succès. Dans une des dernières attaques,
l’évêque étant venu sur la muraille pour animer les combattants, Sapor le prit
pour l’empereur; il crut voir le diadème et la pourpre impériale. Il entre
aussitôt en grande colère contre ceux qui lui avoient affirmé que Constance
était à Antioche, et les menace de la mort. En même temps il envoie signifier
aux assiégés qu’ils aient à se rendre, si l’empereur n’aime mieux sortir en
campagne et décider du sort de la ville par une bataille. Les habitants ayant
répondu que l’empereur était absent, et qu’ils ne pouvaient capituler sans son
ordre, le roi, plein de courroux , les traite de fourbes et de menteurs,
protestant qu’il a vu de ses propres yeux Constance sur la muraille. Les mages
cependant vinrent à bout de l’adoucir, et même de l’intimider, en lui
persuadant que celui qu’il avait pris pour Constance était un ange qui défendit
la ville. Alors ce prince impétueux et impie, lançant vers le ciel un regard
furieux, banda son arc et décocha en l’air une flèche, comme s’il eût voulu
combattre Dieu même qui se déclarait son ennemi.
Enfin, après avoir perdu vingt mille hommes, ayant appris
que les Massagètes étaient entrés dans la Perse en son absence, il se détermina
à lever le siège, qui avait duré près de quatre mois. Il brûla ses machines,
détruisit tous ses travaux, et fit mourir plusieurs satrapes, les uns pour
avoir mal construit la digue que les eaux avoient forcées, les autres pour
avoir mal fait leur devoir dans les attaques, d’autres sous divers prétextes:
car c’est, dit Julien, la coutume des rois barbares de l’Asie de rendre leurs
officiers responsables des mauvais succès; et de les immoler à leur dépit et à
leur honte. Pendant le retour, la peste se mit dans l’armée, et en détruisit
encore une partie. Sapor fut ensuite longtemps occupé par des voisins
belliqueux, et Constance par les guerres d’Occident; en sorte que, sans aucun
traité, il n’y eut pendant plusieurs années entre les Romains et les Perses
d’autre hostilité que quelques pillages sur la frontière.
On ajoute plusieurs miracles au récit de ce fameux siège.
Selon Théophane le ciel s’arma contre les Perses de tous ses feux at de tous
ses orages, les nuées les couvrirent d’épaisses ténèbres, et les inondèrent
d’un nouveau déluge; la foudre en écrasa plusieurs, et les éclats affreux du
tonnerre en firent mourir d’autres de peur. Théodoret raconte que, le saint
diacre Ephrem ayant prié saint Jacques de se montrer sur les murailles, et de
lancer sa malédiction sur les barbares, l’évêque monta dans une tour, et que,
voyant leur multitude, il pria Dieu d’envoyer des moucherons pour défaire cette
formidable armée, et confondre l’orgueil de ce nouveau Pharaon; qu’aussitôt une
nuée de ces insectes s’étant répandue dans la plaine, ces ennemis, presque invisibles,
pénétrèrent dans la trompe des éléphants, dans les oreilles et dans les naseaux
des chevaux, les mirent en fureur, et leur firent prendre la fuite en jetant
par terre leurs cavaliers avec tant de désordre, que Sapor fut obligé
d’abandonner son entreprise.
Constance donna ses ordres pour réparer les
fortifications de la ville et pour récompenser la fidélité de ces braves
citoyens. Il était alors tout occupé des préparatifs de la guerre qu’il allait
faire à Magnence. Il employa près de dix mois à construire et à équiper une
flotte qui, selon Julien, surpassait celle de Xerxès. Il rappela au drapeau
tous les soldats qui avoient obtenu leur congé sans avoir fourni le temps de
leur service, et sans cause de maladie. Quand il eut rassemblé ses troupes,
étant prêt à se mettre en marche, il exhorta tous ceux qui composaient son
armée à recevoir le baptême :
«Le terme de la vie ( leur dit-il ), toujours incertain,
l’est surtout dans la guerre. La mort vole sans cesse autour de nous et sur nos
têtes; elle nous menace sous la forme de toutes sortes d’armes. Que chacun de
vous ne diffère donc pas de se revêtir de la robe précieuse du baptême, sans
laquelle il n’a point de droit au triomphe céleste. Si quelqu’un refuse de se
faire baptiser, qu’il se retire. Je ne veux point de soldats qui ne soient
enrôlés sous les étendards de Jésus-Christ.»
On peut remarquer,
sans en être surpris, que Constance fit alors pratiquer à ses soldats ce qu’il
se dispensa de faire lui-même. Il ne demanda le baptême que lorsqu’il fut près
de mourir.
L’empereur, avant son départ d’Antioche, reçut les
députés de Magnence, chargés de lui proposer un accommodement; c’étaient
Servais, évêque de Tongres, un autre évêque de Gaule nommé Maxime, et deux
seigneurs, Clémence et Valens. Ils étaient venus par l’Afrique; et à leur
passage par Alexandrie ils furent bien reçus d’Athanase; ce que les ariens ne
manquèrent pas d’envenimer dans la suite, accusant le saint prélat
d’intelligence avec le tyran. Cette ambassade ne produisit aucun effet, et
Constance se mit en marche pour passer en Europe. Alors, soit que Vétranion, se
défiant de la complaisance de l’empereur, eût cherché à s’appuyer du secours de
Magnence, soit que celui-ci, pour dérober à Constance les forces de l’Illyrie,
eût prévenu Vétranion, les deux usurpateurs se liguèrent et envoyèrent de
concert une nouvelle députation. L’empereur traversa le Bosphore à
Constantinople, qui tremblait déjà dans la crainte d’éprouver les mêmes
désastres que Rome avait deux fois essuyés. Il rassura la ville par sa présence,
et continua sa marche vers l’Illyrie. Il était à Héraclée lorsqu’il reçut
l’ambassade des deux tyrans. Elle était composée de Rufin, préfet du prétoire,
de Marcellin, général des troupes de Magnence, du sénateur Nunèque et de. Maxime. Ils apportaient à Constance des paroles de paix à condition
qu’il abandonnerait aux deux nouveaux empereurs les pays dont ils étaient en
possession, et qu’il se contenterait du premier rang entre les trois Augustes.
Ils lui représentèrent le danger auquel il allait s’exposer en combattant deux
capitaines pleins d'expérience, unis ensemble, et suivis de deux armées
invincibles; qu'un seul serait déjà un ennemi trop redoutable; que la guerre
civile allait armer contre lui les mêmes bras auxquels son père avait été
redevable de tous ses triomphes; que, pour eux, ils souhaitaient qu’il ne
voulût pas éprouver sur lui-même ce que pouvaient contre l'empereur des
généraux qui avaient si vaillamment servi l’empire. Constance venait de perdre
sa première femme; Magnence offrait de cimenter la paix par une double
alliance, en donnant sa fille à Constance, et en recevant de sa main sa sœur
Constantine. Ces propositions mêlées de menaces embarrassaient l’empereur,
naturellement timide et irrésolu; il balançait entre la crainte du péril et
l’intérêt de sa gloire. Rempli de ces inquiétudes, il s’endormit, et crut voir
en songe Constantin son père qui lui présentoir Constant, et lui disait:
« Mon fils, voilà votre frère que Magnence a égorgé;
vengez-le, et punissez le tyran. Songez à l’honneur , sans vous effrayer du
péril. Quelle honte pour vous de vous laisser arracher une partie de votre
héritage!».
C’est le caractère des âmes faibles de résister à la
raison, et de céder sans effort à tout le reste : un songe fit ce qu’elle
n’avait pu faire. Constance, à son réveil, commande qu’on arrête les députés
comme des rebelles, et qu’on les charge de fers. Il ne renvoie que Rufin; mais
bientôt après il relâche aussi les autres; et, sans perdre de temps, il arrive
à Sardique.
Vétranion marchait pour fermer le pas de Sucques. Prévenu par la diligence de l’empereur, et ne se
croyant pas en état de lui tenir tête, il prit le parti de conclure avec lui un
traité. Il consentit même à réunir les deux armées, et à tenir un conseil de
guerre en présence des officiers et des soldats, pour délibérer sur les mesures
à prendre contre l’ennemi commun. Cependant Constance travaille sourdement à
débaucher les soldats de Vétranion, et il vient à bout d’en gagner une grande
partie. On se rend dans la plaine de Naïsse le 25
décembre; on dresse un tribunal élevé sur lequel s’asseyent les deux empereurs,
sans armes et sans gardes. Les deux armées formaient un cercle alentour; chaque
corps était rangé en bon ordre sous ses enseignes, et cette assemblée militaire
faisait un spectacle tout à la fois magnifique et terrible. Constance se leva
et prit la parole le premier en considération de sa naissance. Son discours fut
tout autre que celui qu’attendait Vétranion.
Il commença à la vérité par exhorter les soldats à venger
sur Magnence la mort cruelle de leur empereur, qu’ils avoient si glorieusement
servi contre les barbares, et qui avait tant de fois récompensé leur valeur.
Mais bientôt, tournant toute sa véhémence contre celui qui était assis à côté
de lui, et qui se regardait comme son collègue :
« Souvenez-vous, soldats ( s’écria-t-il ), des bienfaits
de mon père; souvenez-vous des serments que vous avez faits de ne souffrir le
diadème que sur la tête des enfants de Constantin. Qui de vous osera comparer
le fils et le petit-fils de vos empereurs à des hommes nés pour obéir ?
Laisserez-vous déchirer l’empire? et n’avez-vous pas appris par les troubles
qui environnèrent votre berceau que l’état ne peut être tranquille que quand il
ne reconnait qu’un seul maître?».
A ces mois les deux armées, comme de concert, proclament
Constance seul Auguste, seul empereur; elles s’écrient qu’il faut se défaire
de tous ces souverains illégitimes qui déshonorent le diadème. On menace
Vétranion. Les soldats étaient prêts à fondre sur lui; mais ce fantôme
d’empereur, se voyant trahi, se jette aux pieds de Constance, qui arrête la
fougue des soldats; il descend du tribunal; il se dépouille lui-même de la
pourpre et du diadème, qu’il remet entre les mains de Constance. Les orateurs
de ce temps-là parlent avec emphase du succès merveilleux de cette éloquence
qui, produisant l’effet d’une grande victoire sans verser de sang, conquit au
prince toute l’Illyrie, et fit passer sous ses drapeaux une nombreuse
infanterie, vingt mille chevaux, et les troupes auxiliaires de plusieurs
nations belliqueuses. Mais nous savons que l’argent de Constance partage au
moins avec son éloquence la gloire de l’événement, et que Gumoaire,
capitaine des gardes de Vétranion, avait d’avance ménagé cette révolution.
Constance, ayant embrassé Vétranion, qui tremblait
d’effroi encore plus que de vieillesse, le prit par la main pour le garantir
d’insulte; et, l’ayant conduit dans sa tente, il le fit manger avec lui. Comme
il était en humeur de discourir, il l’entretint des embarras de la puissance
souveraine, surtout dans un âge avancé, et de la douceur du repos d’une vie
privée: qu’il ne perdait qu’un nom frivole, qui n’avait de réel que les
chagrins; et qu’il allait jouir d’un bonheur solide et sans mélange d’inquiétude.
Cette morale, assez déplacée dans la bouche de Constance, aurait déplu à tout
autre; elle se trouva au goût de ce vieillard simple, à qui il ne restait que
l’étonnement de s’être vu empereur pendant dix mois. Constance l’envoya à Pruse en Bithynie; il lui donna un train magnifique et des
revenus considérables. Vétranion, en passant par Constantinople, y parut avec
splendeur. Captif heureux, il semblait triompher de sa défaite. Il vécut à Pruse pendant six années; et Constance eut à se féliciter
du succès de ses leçons. Le vieillard s’accommoda si bien de cette tranquille
opulence, qu’il fit écrire souvent à l’empereur pour le remercier de l’avoir
affranchi de cette sorte d’esclavage qu’on appelle souveraineté: Vous avez
tort, lui mandait-il, de ne pas prendre votre part de ce bonheur que
vous savez procurer aux autres. On rapporte qu’il assistait fréquemment aux
assemblées des fidèles, qu’il répandit d’abondantes aumônes, et qu’il conserva
jusqu’à la mort un profond respect pour les personnes consacrées au culte des
autels.
L’empereur, devenu maître de l’Illyrie et de la Pannonie,
s’arrêta à Sirmium, capitale de cette dernière province. Il y était dès le
commencement de l’année suivante, 351 de Jésus-Christ, pour laquelle il ne créa
point de consuls. Il s’agissait de reconquérir la moitié de l’empire plutôt que
de lui donner des magistrats. Mais Magnence, empressé de mettre en usage tous
les droits de l’autorité souveraine, se nomma lui-même consul avec Gaïson, le meurtrier de Constant. La rigueur de la saison
qui rendit les passages impraticables fermait à Constance l’entrée de l’Italie.
D’un autre côté l’Orient restait exposé aux incursions des Perses. Dans la
crainte qu’ils ne profitassent de son éloignement, il crut ne pouvoir mieux
faire que de donner le titre de César à Gallus, son cousin germain, alors âgé
de vingt-quatre ans, et de lui confier la défense des provinces orientales.
C’était un prince de peu d’esprit, et tout-à-fait incapable de soutenir le
fardeau dont on accablait sa faiblesse. Je l’ai laissé avec son frère Julien au
milieu du massacre qui fit périr sa famille après la mort de Constantin. Je
vais reprendre en peu de mots l’histoire de ces deux princes.
GALLUS ET JULIEN
Les meurtriers avoient épargné Gallus parce qu’il semblait
être sur le point de mourir de maladie : Marc, évêque d’Aréthuse, avait sauvé
Julien. La fureur des soldats étant assouvie, Constance, qui n’avait point
d’enfants, prit le parti de laisser vivre ces deux jeunes princes, l’unique
ressource de la famille impériale. Il leur rendit une partie de leurs biens, et
les sépara l’un de l’autre, envoyant Gallus à Ephèse en Ionie, où il possédait
de grandes terres, et mettant Julien entre les mains d’Eusèbe de Nicomédie, son
parent du côté de Basiline. On donna des maîtres à
Gallus, qui ne fit pas de grands progrès. Mais Julien se montra dès l’enfance
docile, pénétrant et avide de connaissances. Les leçons d’Eusèbe, évêque fourbe
et hypocrite, qui avait autrefois sacrifié aux idoles, n’étaient guère propres
à établir les solides fondements de la foi dans un esprit léger, présomptueux,
hardi; et peut-être jetèrent-elles dans le cœur de Julien les premières
semences de l’apostasie. A l’âge de sept ans son éducation fut confiée à un
eunuque, Scythe de nation, nommé Mardonius, homme de lettres et philosophe. Il
avait été employé par l’aïeul maternel de Julien à expliquer à Basiline les poésies d’Homère et d’Hésiode. Il y a quelque
apparence que ce gouverneur était un païen déguisé: du moins peut-on le
soupçonner par les louanges que Julien lui donne dans sa satire contre le
peuple d’Antioche. Mais c’était un homme austère dans ses mœurs. Il inspira de
bonne heure à son élève l’éloignement des spectacles et des plaisirs, le goût
du travail et des occupations sérieuses, la gravité et la modestie dans le
maintien, et cet orgueil philosophique qui joue le rôle de la sagesse. Sous la
conduite de ce guide vigilant, Julien fréquentait les écoles publiques, autant
pour s’essayer aux vertus civiles que pour y prendre des leçons. Là, confondu
avec ceux de son âge, soumis sans dispense aux mêmes exercices, assujetti aux
mêmes heures, il apprenait à connaitre les hommes; à ne pas trop s’estimer
lui-même, faute de comparaison; à obéir à la règle, aux temps, aux circonstances;
à se montrer patient, affable, humain, bienfaisant; il ne se distinguait que
par la vivacité d’esprit, la fidélité de la mémoire, et l’application au
travail. Ce fut apparemment en ce temps-là qu’il fut instruit dans la grammaire
et dans la lecture des poètes et des historiens par le grammairien Nicoclès de Lacédémone renommé pour son savoir et son amour
de la justice. Mardonius, de son côté, s’attachait à remplir son cœur des plus
belles maximes de Pythagore, de Platon et d’Aristote.
Gallus approchait de vingt ans, et Julien en avait
quatorze, lorsque Constance, défiant et jaloux , les fit tous deux conduire à Macelle, au pied du mont Argée,
près de Césarée en Cappadoce. C’était un château du domaine impérial, orné de
bains, de jardins et de fontaines d’eau vive. C’eût été pour ces princes un
séjour délicieux, s’il n’eût pas été forcé, et si l’on ne leur eût pas
retranché tous les agréments de la société. On les entretenait avec
magnificence ils étaient servis par un grand nombre de domestiques; mais on les
gardait à vue comme des prisonniers l’entrée était interdite à leurs amis et à
tous les jeunes gens de condition libre. Ils n’avoient de compagnons dans leurs
exercices que leurs esclaves. L’étude aurait pu charmer leur ennui, et ils ne
manquaient pas de maîtres en toute sorte de sciences. Julien s’en occupait avec
plaisir; mais Gallus ne s’y prêtait que par contrainte: sans goût comme sans
génie, il avait un fonds de dureté et de rudesse qui s’accrut encore par cette
éducation triste et solitaire.
Il eut cependant le bonheur de profiter mieux que son
frère des instructions chrétiennes qu’il reçut dans ce séjour. L’empereur avait
pris soin de leur choisir des maîtres chrétiens qui, non contents de leur
expliquer les livres saints et les dogmes de la foi, s’attachaient encore à les
exercer aux pratiques de la religion. On leur inspirait le goût de l’office
divin, le respect pour les personnes consacrées à Dieu ou distinguées par leur
vertu; on les conduisit souvent aux sépultures des martyrs, qu’ils honoraient
de leurs offrandes. On les fit même entrer dans le clergé : ils furent ordonnés
lecteurs, et ils en firent ensuite la fonction dans l’église de Nicomédie.
Julien, souple et dissimulé, se pliait à ces pieux exercices. Mais son
caractère superbe, peut-être les premières insinuations de Mardonius, et plus
encore la haine qu’il portait à Constance, qui lui procurait cette éducation
chrétienne, entretenaient dans son cœur un secret penchant à l’idolâtrie. Il
s’échappait même, quand il le pouvait faire sans courir le risque d’être
démasqué; et dans les déclamations dont on l’occupait avec son frère, et qui
roulaient quelquefois sur le parallèle des deux religions, il ne manquait
jamais de laisser à Gallus la défense du christianisme, et de se charger de la
cause des dieux, sous prétexte qu’étant la plus mauvaise, elle était aussi la
plus difficile à soutenir. Il la plaidait de si bonne foi, qu’il avait besoin
de toute son hypocrisie pour étouffer les soupçons et les inquiétudes de ses
maîtres. Mais, s’il était assez habile pour les tromper, il n’en imposait pas à
celui qui pénètre les replis des consciences; et Dieu fit connaitre dès-lors
qu’il voyait le fond de son cœur. Les deux frères entreprirent de bâtir une
église sur le tombeau de saint Mamas, célèbre martyr de Cappadoce. Ils
partagèrent entre eux le soin de cet édifice, s’efforçant à l’envi de se
surpasser en magnificence. Les travaux de Gallus ne rencontraient aucun
obstacle; mais ceux de Julien étaient arrêtés et détruits par une main
invisible. Tantôt ce qui était élevé s’écroulait tout à coup; tantôt la terre,
se soulevant, repoussoir les fondements qu’on y voulait asseoir. On fut obligé
d’abandonner l’ouvrage, et le saint martyr sembla rejeter avec horreur les
hommages d’un ennemi caché, qui devait un jour déclarer la guerre aux
successeurs de sa foi et de son courage. S. Grégoire de Nazianze offre de produire un grand nombre de témoins oculaires de ce prodige; et la
mémoire en était encore récente du temps de Sozomène.
Après six ans de retraite dans le château de Macelle, Gallus fut rappelé à la cour, et revêtu le 15 de
mars 351 de la dignité de César. Si l’on en veut croire l’arien Philostorge, ce fut Théophile, l’apôtre des ariens, qui
procura à Gallus les bonnes grâces de Constance; il fit même jurer à ces deux
princes une amitié sincère. Le nouveau César prit le nom de Constantius.
L’empereur lui donna en même temps en mariage sa sœur Constantine, veuve
d’Hannibalien, et l’envoya en Orient avec le général Lucilien pour résister aux Perses. Ce jeune prince avait les grâces de l’extérieur: une
taille bien proportionnée, les cheveux blonds et frisés, un air majestueux.
Comme il passait par Nicomédie, il y rencontra son frère Julien, qui venait
d’obtenir la permission d’aller à Constantinople pour y achever ses études.
Etant arrivé à Antioche, où il devait fixer sa résidence,
il commença par donner des preuves de son attachement au christianisme. A cinq
milles de cette ville était le bourg célèbre de Daphné, séjour de plaisir et de
délices. Il était environné d’un bois de lauriers et d’autres arbres agréables,
dont Pompée a voit autrefois augmenté l’étendue, jusqu’à dix mille pas de
circuit. La terre était émaillée des fleurs les plus odoriférantes, selon la
diversité des saisons: l’épaisseur des feuillages, mille ruisseaux d’une eau
aussi pure que le cristal, et les vents frais et chargés du parfum des fleurs y
conservaient le printemps au milieu des plus grandes chaleurs de l’été. Ce
n’était plus sur les bords du Pénée que Daphné avait été changée en laurier,
l’imagination des habitants d’Antioche avait transféré sur leur territoire la
scène des amours d’Apollon et de la nymphe; et cette fable voluptueuse,
d’accord avec les charmes de ce lieu, inspirait une dangereuse mollesse. L’air
de ce séjour enchanté portait dans les veines le feu séducteur des passions les
plus capables de surprendre la vertu même. Aussi nulle personne vertueuse
n’osait se permettre l’entrée de ce bois; c’était le rendez-vous d’une jeunesse
lascive, qui se faisait un jeu de donner et de recevoir les impressions de la
volupté. C’eût été se faire regarder comme un homme étrange et sauvage que d’y
paraitre sans la compagnie d’une femme. Cette vie licencieuse était passée en
proverbe. Sous Marc Aurèle il fut défendu aux soldats d’y mettre le pied, sous
peine d’être honteusement chassés du service. Mais la contagion de la débauche,
plus forte que toute l’austérité de la discipline romaine, ayant corrompu les
soldats d’une légion qui gardait ce poste, l’empereur Alexandre Sévère fit
mourir plusieurs de leurs officiers pour n’avoir pas prévenu ce désordre. La
superstition y consacrait le dérèglement: elle avait honoré ce lieu du droit
d’asile. Dans un temple magnifique bâti par Séleucus Nicator, ou , selon Ammien Marcellin, par Antiochus
Epiphane, on adroit une fameuse statue d’Apollon: c’était un des plus célèbres
oracles. Là coulait aussi une fontaine qui portait le nom de Castalie, parce
qu’on attribuait à ses eaux, comme à celles de la fontaine de Delphes, la vertu
de communiquer la connaissance de l’avenir. Gallus, pour détruire en ce lieu le
règne de l’idolâtrie et de la dissolution, y fit transporter les reliques de
saint Babylas, évêque d’Antioche, martyrisé sous
l’empire de Dèce. Selon saint Jean Chrysostome, Théodoret et Sozomène, la
présence de ce saint corps imposa tout à coup silence à Apollon, et mit en
fuite le libertinage. La séduction de l’oracle, les offrandes du peuple païen ,
les parties de débauche cessèrent en même temps; et Daphné, après avoir été
pendant plusieurs siècles le théâtre de la licence la plus effrénée, devint un
lieu de recueillement et de prières.
Tandis que Constance élevait Gallus au rang de César, et
qu’il le chargeait de la défense de l’Orient, Magnence, qui était à Milan,
donnait le même titre à son Décence, et l’envoyait dans la Gaule, infestée par
les courses des barbares. Si l’on en croit Libanius et Zosime, qui ne sont pas moins suspects dans le mal qu’ils disent de
Constance que dans les louanges excessives qu’ils prodiguent à Julien, c'était
l’empereur lui-même qui les avait attirés. Sacrifiant cette belle province à sa
colère contre Magnence, il les avait engagés par de grandes sommes d’argent à
passer le Rhin, et leur avait abandonné par des lettres expresses la propriété
des conquêtes qu’ils y pourraient faire. Ce qu’il y a de certain, c’est que
diverses bandes de Francs, de Saxons, d’Allemands, se répandirent dans la
Gaule, et qu’ils y firent de grands ravages. Il ne parait pas qu’ils aient
trouvé beaucoup d’opposition de la part de Décence, dont la bravoure n’est
connue que par le titre de très-vaillant, qu’on lit sur ses monnaies.
Mais l’histoire, qui ne s’accorde pas toujours avec ces monuments de flatterie,
nous apprend seulement que le César fut défait en bataille rangée par Chnodomaire, roi des Allemands; que le vainqueur pilla et
ruina plusieurs villes considérables, et qu’il courut la Gaule sans trouver de
résistance, jusqu’à ce qu’il eût rencontré dans Julien un ennemi plus
formidable.
Dans le même temps que ces barbares occupaient Décence,
d’autres bandes des mêmes nations, attirées par la solde et du butin,
grossissaient l’armée de Magnence. Celui-ci traînait à sa suite les principales
forces de l’Occident, et se croyait en état d’envahir tout l’empire et de
porter la terreur jusque chez les Perses. Plein d’ardeur et de confiance, il en
avait autant inspiré à ses troupes en leur promettant le pillage de tous, les
pays dont il allait faire la conquête. Il traversa les Alpes Juliennes, tandis
que l’empereur, au lieu de se mettre à la tête de son armée, s’arrêtait à
Sirmium, et s’occupait d’un concile. Les généraux de Constance marchèrent
au-devant de l’ennemi, et l’attendirent d’abord au pied des Alpes. Ensuite, se
voyant supérieurs en cavalerie, ils feignirent de prendre l’épouvante et
reculèrent en arrière pour l’attirer dans les plaines de la Pannonie. Magnence,
trompé par cette feinte, se mit à les poursuivre, et s’exposa mal à propos dans
un pays découvert. Mais dans cette marche il usa à son tour d’un stratagème, dont
il tira quelque avantage. Il fit dire aux généraux ennemis que, s’ils voulaient
l’attendre dans les plaines de Siscia, ce serait un
beau champ de bataille pour terminer leur querelle. Constance, averti de cette
bravade, accepta le défi avec joie: le lieu ne pouvait être plus propre à sa
cavalerie. Il ordonna de marcher vers Siscia. Pour y
arriver, il fallait traverser le vallon d’Adranes,
au-dessus duquel Magnence avait posté une embuscade. Les troupes de Constance,
qui marchaient sans ordre comme sans défiance, s’y étant engagées, se virent
bientôt accablées de gros quartiers de rochers qu’on roulait sur eux, et qui en
écrasèrent une partie; les autres furent obligés de retourner sur leurs pas et
de regagner la plaine.
Magnence, enflé de ce succès, hâte sa marche, résolu
d’aller chercher Constance à Sirmium, et de lui présenter la bataille. Comme il
se disposait à passer la Save, il vit arriver dans son camp Philippe, officier
de Constance, chargé en apparence de faire des propositions de paix, mais qui ne
venait en effet que pour reconnaitre les forces de l’ennemi, et pénétrer ses
desseins. Philippe, approchant du camp, avait rencontré Marcellin, qui le
conduisit à Magnence. Celui-ci, afin de ne donner aucun soupçon à ses troupes,
fait aussitôt assembler l’armée, et ordonne à Philippe d’exposer publiquement
sa commission. Le député représente hardiment aux soldats qu’étant Romains, ils
ne doivent pas faire la guerre à des Romains; qu’ils ne peuvent, sans une ingratitude
criminelle, combattre un fils de Constantin qui les a tant de fois enrichis des
dépouilles des barbares. Ensuite adressant la parole à Magnence :
« Souvenez-vous ( lui dit-il ) de Constantin;
rappelez-vous les biens et les honneurs dont il vous a comblé, vous et votre
père; il vous a donné un asile dans votre enfance; il vous a élevé aux premiers
emplois de la milice; son fils ajoute encore à ses bienfaits; il vous cède la
possession de tous les pays au-delà des Alpes; il ne vous redemande que
l’Italie.»
Ces paroles, confirmées par les lettres de l’empereur,
dont Philippe fit la lecture, furent applaudies de toute l’armée. L’usurpateur
eut beaucoup de peine à se faire écouter; il se contenta de dire qu’il ne
désirait lui-même que la paix, qu’il s’agissait d’en régler les conditions,
qu’il allait s’en occuper, et que le lendemain il leur en rendrait compte.
L’assemblée s’étant séparée, Marcellin emmena Philippe dans sa tente, comme
pour lui faire un accueil honorable. Magnence invite à souper tous les
officiers de l’armée; il les regagne autant par la bonne chère que par les
raisons; et dès le point du jour, ayant de nouveau assemblé les soldats, il
leur représente ce qu’ils avoient eu à souffrir des débauches de Constant; la
généreuse résolution qu’ils avoient prise et exécutée, d’affranchir l’état en
étouffant ce monstre; il ajouta que c’était de leurs mains qu’il tenait le
diadème, et qu’il ne l’avait accepté qu’avec répugnance.
Ce discours, appuyé du suffrage des officiers, ralluma
dans tous les cœurs l’ardeur de la guerre. Magnence retient Philippe
prisonnier. On prend les armes; on marche vers la Save. Constance s’était rendu
près de Siscia, située sur le fleuve: c’était à la
vue de cette ville que Magnence entreprit de le passer. A la nouvelle de son
approche, un détachement de l’armée impériale borde la rive opposée; on accable
de traits ceux qui, traversant à la nage, s’efforçaient de franchir les bords;
on repousse avec vivacité les autres qui passaient sur un pont de bateaux fait
à la hâte. La plupart, resserrés entre leurs camarades et les ennemis, sont
culbutés du pont dans le fleuve. On poursuit les fuyards l’épée dans les reins.
Magnence, désespéré de la déroute de ses troupes, a recours à un stratagème.
Ayant planté sa pique en terre, il fait signe de la main qu’il veut parler de
paix: on s’arrête pour l’écouter. Il déclare qu’il ne prétend passer la Save
que du consentement de l’empereur; que c’est pour se conformer à la demande de
Philippe qu’il s’éloigne de l’Italie; qu’il ne s’avance en Pannonie que dans le
dessein d’y traiter d’un accord. Une ruse si grossière n’en pouvait imposer à
Constance. Cependant, comme il était toujours persuadé que nul champ de
bataille ne lui était plus favorable que les vastes campagnes entre la Save et
la Drave, il fit cesser la poursuite, et laissa à Magnence la liberté du
passage. Pour lui, il alla se poster à son avantage près de Cibales,
lieu déjà fameux par la victoire que son père y avait, trente-sept ans
auparavant, remportée sur Licinius. Il établit son camp dans la plaine, entre
la ville et la Save, s’étendant jusqu’au bord du fleuve , sur lequel il fit
jeter un pont de bateaux, qu’il était aisé de détacher et de rassembler. Le
reste fut environné d’un fossé profond et d’une forte palissade. Ce camp
semblait être une grande ville: au milieu s’élevait la tente de l’empereur, qui
égalait un palais en magnificence.
Constance y donnait un repas aux officiers de son armée,
lorsque Titien se présenta de la part de Magnence. C’était un sénateur romain,
distingué par son éloquence et par ses dignités. Il avait été gouverneur de
Sicile et d’Asie, consul l’année de la mort de Constantin, préfet de Rome et du
prétoire des Gaules sous Constant. S’étant attaché à Magnence, il en avait reçu
de nouveau la préfecture de Rome, et il l’avait conservée jusqu’au premier de
mars de cette année. Il apportait des propositions outrageantes, qu’il
accompagna d’un discours encore plus insolent. Après une injurieuse invective
contre Constantin et ses enfants, dont le mauvais gouvernement causait,
disait-il, tous les malheurs de l’état, il signifia à Constance qu’il eût à
céder l’empire à son rival, et qu’il devait se tenir heureux qu’on voulût bien
lui laisser la vie. L’empereur ne montra jamais autant de fermeté d’âme que
dans celte occasion; il répondit tranquillement que la justice divine vengerait
la mort de Constant, et qu’elle combattrait pour lui. Il ne voulut pas même
retenir Titien par droit de représailles.
Il fut bientôt récompensé de cette modération. Plusieurs
sénateurs de Rome ayant traversé le pays avec beaucoup de risque, vinrent se
rendre auprès de lui; et Sylvain, fils de Bonit, capitaine franc, qui avait
servi Constantin dans la guerre contre Licinius, abandonna tout à coup
Magnence, et passa dans le camp ennemi, à la tête d’un corps considérable de
cavalerie qu’il commandait. Pour prévenir les suites de cet exemple, Magnence
mit ses troupes en mouvement; il prend d’emblée et pille Siscia;
il ravage toute la rive droite de la Save, qu’il avait repassée : chargé de
butin, il la passe encore au-delà du camp de Constance, et s’avance jusqu’à
Sirmium, dans l’espérance de s’en emparer sans coup férir. Le peuple, réuni
avec la garnison, l’ayant repoussé, il marche vers Murse sur la Drave avec toute son armée. Il en trouva les portes fermées et les murs
bordés d’habitants, qui en défendaient les approches à coups de traits et de
pierres. Comme il manquait des machines nécessaires pour une attaque, il essaya
de s’ouvrir une entrée en mettant le feu aux portes; mais, outre qu’elles
étaient revêtues de fer, les habitants éteignirent le feu en jetant quantité
d’eau du haut des murailles: en même temps Constance approchait. A la première
nouvelle du danger où était cette place importante, il s’était mis en marche
avec toutes ses troupes; et ayant laissé Cibales sur
la gauche et côtoyé la Drave, il s’avançait en diligence. Magnence lui dresse
une embuscade. A quelque distance de la ville était un amphithéâtre entouré
d’un bois épais qui en dérobait la vue: le tyran y fait cacher quatre
bataillons gaulois, avec ordre de fondre par derrière sur l’ennemi, dès que la
bataille sera engagée aux portes de la ville. Les habitants, ayant du haut des
murs aperçu cette manœuvre, en donnent avis à Constance, qui charge aussitôt
deux capitaines expérimentés, Scudilon et Manade, de
le débarrasser de ces Gaulois. Ces deux officiers, à la tête de leurs plus
braves soldats et de leurs archers, forcent l’entrée de l’amphithéâtre, ferment
les portes, s’emparent des degrés qui régnaient autour dans toute la hauteur,
et font des décharges meurtrières. Les malheureux Gaulois, semblables aux bêtes
féroces qui avoient quelquefois servi de spectacle dans ce même amphithéâtre,
tombent percés de coups les uns sur les autres au milieu de l’arène. Quelques-uns
s’étant réunis, et se couvrant la tête de leurs boucliers, s’efforcent de
rompre les portes; mais, accablés de javelots ou frappés de coups mortels, ils
restent sur la place, et pas un ne revint de cette embuscade.
Enfin, après tant de marches et de mouvements divers, on
en vint, le vingt-huitième de septembre, à la bataille, qui devait décider du
sort de Magnence. Elle fut livrée près de Murse sur
la Drave, où est aujourd’hui le pont d’Essek. Si l’on
en croit Zonare, l’armée de Constance était de
quatre-vingt mille combattants, et Magnence n’en avait que trente-six mille; ce
qui ne s’accorde guère avec ce que les autres auteurs disent des forces
redoutables du tyran. Les deux chefs haranguèrent leurs troupes, et les animèrent
par les motifs les plus puissants de l’intérêt, de l’honneur, du désespoir. Constance
avait le fleuve à droite: ses troupes étaient rangées sur deux lignes, la
cavalerie sur les ailes, l’infanterie au centre. La première ligne était formée
par les cavaliers armés de toutes pièces à la manière des Perses, et par
l’infanterie chargée d’armes pesantes. A la seconde étaient placés la cavalerie
légère et tous ceux qui se servaient d’armes de jet, et qui ne portaient ni boucliers
ni cuirasses. L’histoire ne nous apprend pas la disposition de l’autre armée:
on resta en présence la plus grande partie du jour sans en venir aux mains. Zonare raconte que pendant cette inaction Magnence, séduit
par une magicienne, immola une jeune fille, et qu’en ayant mêlé le sang avec du
vin tandis que la prêtresse prononçait une formule exécrable et qu’elle
invoquait les démons, il en fit boire à ses soldats. Sur le déclin du jour les
armées s’ébranlèrent, et le choc fut terrible. Constance, pour ne pas exposer
sa personne, s’était retiré dans une église voisine avec l’arien Valens, évêque
de Murse: à peine entendit-il le bruit des armes,
que, frissonnant d’horreur, il essaya de séparer les combattants, en faisant
proposer une amnistie pour ceux qui se détacheraient du parti du tyran, avec
ordre à ses généraux de faire quartier à tous ceux qui mettraient bas les
armes. Cette proclamation fut inutile: on n’entendait plus que les conseils de
la fureur. Dès le commencement de l’action l’aile gauche de Constance avait
enfoncé l’aile droite des ennemis, et les cavaliers se livraient déjà à la
poursuite. Ce premier succès ne décida point la victoire. La nuit survient, et,
loin de séparer les deux partis, elle semble favoriser leur rage. Les vaincus
se rallient; on se bat par pelotons: acharnés les uns sur les autres, ceux-ci
ne veulent pas céder l’avantage; ceux-là ne veulent pas le perdre. Les cris des
blessés et des mourans, le hennissement des chevaux, le son des instruments de
guerre, le bruit des lances et des épées qui se brisent sur les casques et sur
les boucliers, toutes ces horreurs enveloppées dans celles de la nuit rendent
le combat affreux. Ils se saisissent corps à corps; ils jettent leurs
boucliers, et s’abandonnent l’épée à la main, contents de mourir pourvu qu’ils
tuent. Les cavaliers, couverts de blessures, ayant rompu leurs armes, sautent à
terre et combattent avec le tronçon de leurs lances. Les officiers des deux
armées ne se lassent point d’animer l’opiniâtreté des combattants et de payer
eux-mêmes de leur personne. On entend sans cesse répéter de toutes parts : Vous
êtes Romains; souvenez-vous de la gloire et de la valeur romaine. Enfin la
cavalerie de Constance fait un dernier effort; les archers enveloppent l’armée
de Magnence et l’accablent de traits; les cavaliers, armés de toutes pièce;
s’élancent et percent plusieurs fois les bataillons ennemis. Les uns périssent
foulés aux pieds des chevaux; les autres se débandent et prennent la fuite; on
les pousse jusqu’à leur camp, dont on s’empare aussitôt. Magnence, sur le point
d’être pris, change d’habit et de cheval avec un simple soldat, et laissant sur
le champ de bataille les marques de la dignité impériale, pour faire croire
qu’il y avait péri, il se sauve à toute bride. Ses soldats, poursuivis sans relâche,
se jettent sur la gauche et gagnent les bords de la Brave; là se fit le plus
grand carnage; en un moment les rives furent couvertes d’un monceau d’hommes et
de chevaux. Ceux qui, accablés de fatigue et de blessures, osèrent se jeter à
la nage? furent emportés par la rapidité du fleuve.
Selon Zonare, la victoire coûta
plus au vainqueur que la défaite aux vaincus. Constance perdit trente mille
hommes; il en périt vingt-quatre mille de l’armée de Magnence. Tous les auteurs
conviennent que cette déplorable journée fit une plaie mortelle à l’empire, et
que les plaines de Murse furent le tombeau de cette
ancienne milice capable de triompher de tous les barbares. L’histoire donne
aux Gaulois de Magnence le principal honneur d’une si opiniâtre résistance: presque
tous périrent les armes à la main. Les premiers officiers des deux armées
perdirent la vie, après s’être signalés par des prodiges de valeur. On nomme du
côté de Constance, Arcadius, commandant d’un corps qu’on appelait les Abulques, et Ménélaus, chef
des cavaliers de l’Arménie, qui tirait trois flèches à la fois, dont il perçoit
en même temps trois ennemis. Il en tua un grand nombre, et on lui attribue la
principale part à la victoire. Comme il avait atteint d’un coup mortel le
général de l’armée de Magnence; nommé Romule,
celui-ci, tout blessé qu’il était, employa ce qui lui restait de vie à
l’arracher à celui qui lui donnait la mort. La plus grande perte que fit
Magnence fut celle de Marcellin: on l’appelait le précepteur du tyran. Magnence
lui devait l’empire et tous ses succès. Ce traître n’espérait point de grâce;
il était l’auteur de la mort de Constant, et tous les crimes de Magnence
étaient les siens. Aussi brave, aussi intrépide que cruel et scélérat, il ne
cessa, tant que dura la bataille, de se trouver au plus fort de la mêlée, et de
porter partout aux siens de courage, aux ennemis la terreur et la mort. Dans la
déroute il disparut, et l’on ne put retrouver son corps, soit qu’il eût péri en
voulant traverser le fleuve, soit qu’il s’y fût précipité par désespoir.
L'évêque Valens sut, à l’occasion de cette bataille,
profiter de la simplicité de Constance. Renfermé avec l’empereur dans l’église
dont j’ai parlé, il avait pris des mesures pour être le premier instruit de
l’événement. Son dessein était de se donner le mérite d’annoncer au prince le
gain de la bataille, ou d’avoir le temps de se mettre en sûreté, si elle était
perdue. Tandis que l’empereur et le petit nombre de courtisans qui
l’accompagnaient, transis de crainte et d’inquiétude, attendaient l’issue du
combat, il vient tout à coup leur dire que l’ennemi prend la fuite. Constance
demande à voir l’auteur de cette heureuse nouvelle; l’hypocrite lui répond
qu’elle lui a été apportée par un ange. Le prince crédule conçut dès-lors une
haute opinion delà sainteté d’un prélat qui était en commerce avec le ciel; et
il répétait souvent dans la suite qu’il était redevable de la victoire aux mérites
de Valens bien plus qu’au courage de ses troupes.
Le lendemain matin Constance monta sur une éminence, d’où
il découvrit tout le champ de bataille. Plus de cinquante mille hommes morts
jonchaient la terre et comblaient le lit du fleuve. L’empereur, moins sensible
à la joie d’un succès si important qu’affligé d’un si horrible spectacle, ne put
retenir ses larmes. Il ordonna d’ensevelir sans distinction amis et ennemis, et
de n’épargner aucun secours à ceux qui respiraient encore; il recommanda en
particulier aux médecins le soin des soldats de Magnence. Il déclara qu’il
pardonnait à tous les partisans du tyran, excepté à ceux qui avoient eu part à
la mort de son frère. En conséquence un grand nombre de bannis retournèrent
dans leur patrie, et rentrèrent en possession de leurs biens. Dans le même
temps la flotte de Constance, qui avait couru les côtes d’Italie, ramena
beaucoup de sénateurs romains et d’autres personnes qui étaient venus s’y
réfugier comme dans un asile.
Magnence, fuyant à toute bride, regagna les Alpes et
comme les premiers froids de l’hiver, qui commence de bonne heure en ces
contrées, et la perte que les vainqueurs avaient essuyée, empêchaient Constance
de le poursuivre, il eut le temps de fermer les passages des montagnes, en y
élevant des forts qu’il pourvut de garnisons. Retiré ensuite dans Aquilée, dès
qu’il se crut en sûreté, il oublia sa défaite, et au lieu de s’occuper à la
réparer, il se livra aux divertissements et à la débauche. Ce fut alors que Dorus, officier subalterne chargé du soin des statues de
Rome, accusa devant lui Clodius Adelphius, préfet de
la même ville, de porter trop haut ses vues ambitieuses. L’histoire ne nous dit
pas quelle fut l’issue de cette accusation toujours meurtrière sous un tyran,
surtout quand il est malheureux. On voit seulement qu’Adelphius eut Valérius Proculus pour successeur le dix-huitième
de décembre. Magnence nomma consuls pour l’année suivante son frère Décence
avec Paul, qui était apparemment un des principaux de sa faction. Constance
prit le consulat pour la cinquième fois, et se donna Gallus pour collègue.
An. 352
Dès que la saison permit d’ouvrir la campagne, l’empereur
marcha vers les Alpes, et il en força le passage, ayant surpris pendant la nuit
un château défendu par une forte garnison. Un comte nommé Actus , qui s’était
fait prendre exprès par les ennemis, lui ouvrit les portes. Le même jour avant
midi, Magnence, qui ne s’occupait que de spectacles, apprit cette nouvelle dans
Aquilée, au milieu d’une course de chevaux. Il fuit aussitôt avec ce qu’il put
rassembler de troupes à la hâte; et, n’osant retourner à Rome, où ses cruautés
l’avoient rendu odieux et sa défaite méprisable, il prit la route de la Gaule.
Quelques escadrons de cavalerie envoyés à sa poursuite l’ayant joint près de
Pavie, l’attaquèrent avec plus de chaleur que de prudence, et furent défaits. Tandis
qu’il s’éloignait, Rome et l’Italie se déclarèrent pour Constance. On abat les
statues du tyran; on en élève au légitime empereur avec les titres de vainquent
de restaurateur de Rome et de l’empire, de destructeur de la tyrannie.
Constance fait partir une armée navale qui se joint à la flotte d’Alexandrie
pour reconquérir Carthage et l'Afrique. Il en envoie une autre en Sicile, et se
rend maître du passage des Pyrénées. Toutes ces contrées rentrèrent avec joie
sous son obéissance. Pendant le séjour qu’il fit à Milan, il cassa toutes les
sentences injustes rendues par le tyran et par ses officiers; il remit en
possession ceux qui avoient été dépouillés de leurs biens, et ne laissa
subsister que les contrats civils passés volontairement et selon les règles.
Magnence ne trouvait pas même de sûreté dans les Gaules.
D’un côté les barbares voisins du Rhin couraient tout le pays; de l’autre les
Gaulois, soulevés par quelques-uns de leurs chefs qui étaient restés attachés à
l’empereur, avoient conjuré sa perte. Les habitants de Trêves, ayant fermé
leurs portes à Décence, avoient choisi Pœmène pour
les commander et les défendre. Dans cette extrémité, Magnence se serait
volontiers sauvé en Mauritanie; mais, outre qu’il manquait de vaisseaux et que
les passages des Pyrénées étaient gardés, il apprit que les Maures s’étaient
soumis à Constance. Il essaya d’obtenir grâce de l’empereur, et lui députa un
sénateur. Constance regarda cet envoyé comme un espion, et lui refusa audience.
Quelques évêques qui vinrent ensuite ne demandaient pour le vaincu que la vie
et quelque emploi dans les troupes. Pour toute réponse, l’empereur mit en
marche son armée, qui fut bientôt grossie d’un grand nombre de déserteurs.
Toutes les places se rendaient; et dès cette année il ne resta plus rien à
Magnence au-delà des Alpes.
Alors, n’espérant plus de pardon, il se résolut à
défendre sa vie par toutes sortes de moyens. Il passa l’hiver dans les Alpes
cottiennes, qui sont aujourd’hui le haut Dauphiné, rassemblant tout ce qu’il
pouvait de troupes; et afin de faire diversion en suscitant à Constance de
nouveaux embarras du côté de l’Orient, il étendit ses noirs projets jusque sur
Gallus, auquel il entreprit d’ôter la vie. Celui qu’il avait à ce dessein
envoyé à Antioche, s’établit dans la cabane d’une vieille femme, hors de la
ville, sur les bords de l’Oronte. Il avait déjà corrompu plusieurs soldats,
lorsqu’un soir, soupant avec eux, il eut l’imprudence de s’entretenir de sa
commission en présence de l’hôtesse, qui feignait de ne rien entendre. Dès
qu’il fut endormi, elle court à la ville, et va donner avis à Gallus. On arrête
l’assassin; on le met à la torture; il avoue le crime; il est puni de mort avec
ses complices. Magnence, désespéré, devient plus farouche que jamais; pour
tirer de l’argent des malheureux qui lui restaient assujettis, il n’épargne
aucune cruauté. Entre autres supplices, il faisait attacher les hommes par les
pieds à un char, et prenait plaisir à les voir traîner et mettre en pièces
entre les rochers.
A la fin de l’hiver Constance, qui s’était continué avec
Gallus dans le consulat, envoya ses généraux pour terminer la guerre. Magnence
fut entièrement défait près d’un lieu nommé alors Mont-Séleuque,
entre le Luc et Gap dans le Dauphiné, et s’enfuit à Lyon. Les soldats qui
l’accompagnèrent dans sa fuite, le voyant sans ressource, et ne jugeant pas à
propos de périr avec lui, résolurent de le livrer à l’empereur. Ils environnent
sa maison, et criant Vive Constance Auguste, ils le gardent non plus comme leur
maître, mais comme leur prisonnier. Magnence, effrayé de l’idée des supplices
qu’il doit attendre, entre en fureur; il égorge tout ce qu’il a de parens et d’amis auprès de lui, tue sa propre mère, porte à
son frère Didier, qu’il avait fait César, plusieurs coups dont aucun ne fut
mortel; et appuyant la garde de son épée contre la muraille, il se perce le
sein, et expire sur ces corps sanglants. C’était le onzième du mois d’août. Il
était âgé d’environ cinquante ans; il avait porté le titre d’Auguste trois ans
et près de sept mois. On lui coupa la tête, qu’on porta en spectacle dans
toutes les provinces. Sept jours après, son frère Décence , qui accourait à son
secours, et qui était arrivé à Sens, ayant appris sa mort tragique, et se
voyant lui-même enveloppé de troupes ennemies, s’étrangla de ses propres mains.
On peut conjecturer par ses médailles et par celles de Magnence, qu’il avait
été associé à l’empire, apparemment dans le même temps que Didier avait reçu le
titre de César. Celui-ci, dès qu’il fut guéri de ses blessures, se remit à la
discrétion de l’empereur. Constance vint à Lyon après la mort de Magnence. Il y
était le sixième de septembre. C’est la date d’une loi donnée à Lyon, par
laquelle il accorde une amnistie générale pour les crimes commis sous la domination
du tyran , à la réserve de cinq crimes atroces qui excluaient tout pardon. La
loi ne les spécifie pas; mais on peut conjecturer par une autre loi que
c’étaient le crime de lèse-majesté au premier chef, la violence publique, le
parricide, l’empoisonnement, et l’assassinat. Malgré ces amnisties, et quoi
qu’en dise Julien, qui fut le panégyriste de Constance tant qu’il eut sujet de
le craindre, le vainqueur fit peu de grâce au parti vaincu; et s’il épargna
Didier, comme Zonare donne lieu de le croire,
beaucoup d’innocents furent d’ailleurs enveloppés dans sa vengeance. Avant que
d’en raconter les tristes effets, je crois devoir m’arrêter pour tracer une
idée des lois qui furent publiées depuis la mort de Constantin le jeune. Le fil
des événements m’a obligé de différer jusqu’ici cet article, qui n’est pas
étranger à l’histoire. Afin d’éviter des interruptions trop fréquentes, j’y
joindrai les lois qui furent données les deux années suivantes jusqu’à la mort
de Gallus.
CONTRE LA PAGANISM
Depuis que la religion chrétienne était assise sur le
trône, d’un côté les empereurs travaillaient à éteindre l’idolâtrie, en usant
des ménagements d’une sage politique; de l’autre le zèle des peuples, souvent
peu circonspect, s’efforçait d’en détruire les monuments. L’avarice, qui sait
se cacher jusque sous le voile de la religion, s’attaquait surtout aux
sépultures: ces monuments étaient fort ornés et répandus en grand nombre dans
la campagne de Rome. Les particuliers en enlevaient les marbres et les
colonnes; ils en détachaient les pierres pour les faire servir à leurs
bâtiments. Constant réprima cet abus par deux lois, qui imposaient aux
contrevenants une amende considérable. Il voulut même qu’on recherchât tous
ceux qui avoient commis ces excès depuis le consulat de Delmace et de
Xénophile, c’est-à-dire depuis seize ans. C’était le temps où l’exemple de
Constantin, qui ruinait quantité de temples, avait enhardi les chrétiens à ces
destructions. Constant ordonna la confiscation des édifices construits aux
dépens de ces monuments: il n’excusa pas les magistrats qui en auraient enlevé
des débris pour les employer aux ouvrages publics. Il défendit même de démolir
les tombeaux, sous prétexte de les réparer lorsqu’ils commençaient à dépérir, à
moins qu’on n’en eût obtenu la permission du préfet de Rome et des pontifes
païens, qu’il maintint dans la possession de ce droit. Comme l’abus continua
malgré la défense, quelques années après, Constance, maître de Rome, renouvela
ces lois par deux autres plus sévères, qui rappelaient la rigueur des anciennes
punitions. Nous avons déjà observé que Constant avait défendu les sacrifices:
Constance proscrivit aussi le culte public des idoles; il ordonna de fermer les
temples dans les villes et dans les campagnes; il menaça de mort et de confiscation
de biens ceux qui auraient sacrifié; il étendit cette menace sur les
gouverneurs de provinces qui négligeraient de punir les réfractaires. Magnence,
qui n’était chrétien que de nom, avait permis les sacrifices nocturnes; ils
furent de nouveau prohibés. Dans la salle où le sénat romain s’assemblait
s’élevait un fameux autel de la Victoire. Il avait été placé par Auguste. La
statue de la déesse, autrefois enlevée aux Tarentins, était décorée des
ornements les plus précieux qu’Auguste eût rapportés de la conquête de
l’Egypte. Les sénateurs prêtaient serment sur cet autel; on y offrait des
sacrifices. Constant le fit transporter hors du sénat, et Symmaque, aveuglé de
superstition, dans une requête adressée à Valentinien second, et au grand Théodose,
semble attribuer à cet attentat prétendu la fin malheureuse du premier de ces
deux princes. Magnence rétablit l’autel, et n’en fut pas plus heureux. Enfin
Constance le fit encore enlever avant que d’entrer dans Rome, où il vint en
357. Ce monument essuya plusieurs autres révolutions: l’idolâtrie s’y tint
opiniâtrement attachée; elle le défendit avec chaleur jusqu’à son dernier
soupir. En même temps qu’on déclarait une guerre ouverte au paganisme, on
n’obligeait personne d’embrasser la religion chrétienne; les supplices ne
furent point employés pour forcer la croyance, et les idolâtres ne pouvaient
avec raison se plaindre d’être persécutés: les princes se contentèrent de faire
usage du droit que la souveraineté leur donne sur l’exercice public de la
religion dans leurs états. D’ailleurs les temples? quoique fermés, subsistèrent
pour la plupart; on conserva aux pontifes païens leurs titres et leurs
privilèges; les empereurs mêmes suspendirent leurs coups; ils ne firent pas
exécuter leurs lois à la rigueur, et fermèrent les yeux pour ne pas multiplier
les châtiments. Les païens illustres par des qualités éminentes n’étaient point
exclus des grandes charges; ils partageaient même la faveur des empereurs; et
tandis que Céréalis, oncle maternel de Gallus et de
la femme de Constance, chrétien zélé, brillait dans la préfecture de Rome et
dans le consulat, Anatolius, païen déclaré, mais homme d’un rare mérite,
faisait successivement un grand rôle dans les deux cours. Constance confirma,
étendit même les immunités que son père avait accordées aux ecclésiastiques: il
les exempta, eux et leurs esclaves, des impositions extraordinaires, et du logement
des gens de guerre et des officiers du prince; mais ils restèrent chargés des
contributions ordinaires. Il eut soin de mettre un frein à la cupidité, qui,
pour s’affranchir des fonctions municipales, se jetait dans la cléricature.
L’Eglise n’était pas encore assez opulente pour fournir à la subsistance de
tous ses ministres: elle leur permettait quelque travail ou quelque commerce;
elle présumait, et les lois des empereurs le supposent, que tout ce qu’ils
acquéraient au-delà du nécessaire était employé en aumônes: elle réprouva dans
la suite cet usage, qui fut prohibé par une constitution de Valentinien III.
Les ecclésiastiques qui gagnaient ainsi leur vie furent exempts de l’impôt
auquel les artisans et les marchands étaient assujettis. Les enfants des clercs
furent aussi dispensés des fonctions municipales, lorsqu’ils étaient nés depuis
l’engagement de leurs pères dans la cléricature. On admettait alors à la
prêtrise, et même à l’épiscopat, des gens mariés, pourvu que leurs femmes
n’eussent pas été convaincues d’adultère; mais il ne leur était pas permis de
se marier dès qu’ils avoient reçu la prêtrise: on ne le permettait même aux
diacres que lorsque, dans leur ordination, ils avoient protesté qu’ils
n’entendaient pas renoncer au mariage. Le consentement de l’évêque qui les
ordonnait après cette protestation tenait lieu de dispense, et leur laissait la
liberté de prendre femme; ce qui restait toujours permis aux ministres
inférieurs, sans qu’ils fussent obligés de quitter leurs fonctions. Ces
exemptions accordées à l’Eglise s’étendaient jusque sur les clercs des moindres
villages. La religion, dit Constance dans une de ses lois, fait notre joie et
notre gloire; et nous savons que le ministère des autels est encore plus utile
à la conservation de notre état que les services et les travaux corporels:
belle maxime, que ce prince n’a que trop souvent démentie en persécutant les
plus saints évêques, et donnant sa confiance à des prélats remplis de malice et
livrés à l’erreur.
Nous avons une loi fameuse de Constance par laquelle il
soustrait les évêques à la juridiction séculière, et ordonne qu’ils ne soient
jugés que par d’autres évêques. Mais cette loi, comme le remarque Godefroi, si
elle était générale et perpétuelle, aurait été abrogée par d’autres
constitutions de Valentinien premier, de Gratien, d’Honorius, de Théodose le
jeune, et par la décision même du concile de Constantinople. Toutes ces
autorités décident que les causes qui concernent la religion ressortissent au
tribunal ecclésiastique; mais que les causes civiles et criminelles des évêques
sont du ressort des juges séculiers. De plus, il parait presque évident, par la
date et par les termes de cette loi, que ce n’était qu’une ordonnance
passagère, surprise à Constance par les évêques ariens pour opprimer les
prélats catholiques dans le concile de Milan, ou pour rendre inutiles leurs
justes réclamations contre ce concile , et leur fermer l’accès des tribunaux
séculiers, auxquels ils avoient recours.
Constance réprima les concussions des officiers publics
et l’avarice des avocats; il chargea les magistrats de veiller sur ces abus.
Les receveurs et les agents du prince se prévalaient de l’autorité que leur
donnait leur ministère pour se dispenser de payer leur part des contributions,
et ces immunités usurpées tournoient à la charge des provinces. L’empereur
ordonna qu’ils seraient forcés au paiement. Ces mêmes officiers, coupables de
toutes sortes d’injustices et de violences, évitaient souvent la punition,
prétendant avoir leurs causes commises devant leurs propres supérieurs.
Constance leur ferma cette source d’impunité en les assujettissant aux juges
ordinaires. Les proconsuls et les vicaires des préfets, sous prétexte des
besoins publics, s’attribuaient le droit d’imposer aux provinces des taxes
au-delà du tarif arrêté par le prince. Constance crut qu’en ôtant aux
subalternes tout l’arbitraire, il n’en restait nécessairement encore que trop
entre les mains du souverain; il réprima cette usurpation, et ne laissa le
pouvoir dont il s’agit qu’aux préfets du prétoire, et même avec réserve. Si les
besoins étaient imprévus et ne souffraient aucun délai, le préfet pouvait
imposer de nouvelles taxes, à condition de les faire confirmer par le prince
avant que d’en exiger le paiement; mais si les besoins étaient de nature à être
prévus, il devait en instruire le prince avant la répartition annuelle, et lui laisser
le soin d’augmenter l’imposition selon l’exigence des cas.
Ammien Marcellin reproche à Constance d’avoir ruiné les
postes de l’empire par les fréquents voyages des évêques, qu’il obligeait sans
cesse de se transporter d’une ville à l’autre pour tenir des conciles, leur
fournissant les chevaux et les voitures publiques, qui ne dévoient être
employés qu’au service de l’état. Saint Hilaire fait la même plainte. Ce prince
s’aperçut lui-même de cet inconvénient; il voulut y remédier par plusieurs lois,
dans lesquelles il restreint l’usage de la course publique, et descend dans un
grand détail, jusqu’à régler le poids dont il serait permis de charger les
diverses voitures. Mais son humeur inquiète en matière de religion ne cessa
point de fatiguer les évêques, et les postes se ruinèrent de plus en plus.
Constantin avait préféré l’avantage des particuliers aux droits du trésor, dont
les prétentions, dit Pline le jeune, ne sont jamais condamnées que sous les
bons princes. Constance ne parut pas si désintéressé: il favorisa les poursuites
en matière fiscale. Attentif à maintenir les privilèges des sénateurs, il les
exempta des contributions qu’on levait dans les provinces pour la construction
des ouvrages publics: il voulut que leurs fermiers fussent exempts des services
extraordinaires et des fonctions qu’on appelait sordides, auxquelles le peuple
était assujetti.
Il accorda aux habitants de Constantinople les mêmes
exemptions qu’aux officiers du palais. Occupé, ainsi que son père, de tout ce
qui pouvait contribuer à l’embellissement et à la commodité de la nouvelle
capitale, et de plusieurs autres lieux de l’empire, il confirma les privilèges
que Constantin avait accordés aux mécaniciens, aux géomètres, aux architectes,
à ceux qui travaillaient à la conduite des eaux; et il encouragea ces arts par
ses bienfaits. Les villes avoient des revenus destinés à fournir aux dépenses
nécessaires, les décurions ou sénateurs municipaux en avoient l’administration;
ils en rendaient compte au gouverneur de la province: ces revenus étaient
quelquefois prodigués en pensions qui les épuisaient: Constance voulut être
instruit des motifs de ces libéralités, et défendit de donner des pensions sans
son agrément; il croyait tout le corps de l’empire intéressé à en maintenir les
membres dans un état de force et d’opulence, par une prudente économie. Il ne
négligea pas ce qui regardait les mœurs et la discipline; il confirma le droit
déjà accordé aux pères de révoquer les donations faites à leurs enfants,
lorsque ceux-ci se rendaient coupables d’ingratitude, et il donna le même droit
aux mères qui étaient citoyennes romaines, pourvu qu’elles vécussent avec
décence, et qu’elles n’eussent pas contracté un second mariage. Les païens,
pour insulter au christianisme, vendaient leurs esclaves chrétiennes aux
courtiers de débauche; elles étaient souvent rachetées par d’autres païens, qui
les faisaient passer de la prostitution au concubinage, et ces malheureuses victimes
restaient ainsi toute leur vie la proie du libertinage et du crime. Constance
ne permit qu’aux chrétiens de les racheter; la plupart des chrétiens de ce
temps-là méritaient encore que leur maison fût regardée comme un asile
d’honnêteté et de pudeur. La sévérité des peines établies pour bannir les
crimes produit quelquefois un effet contraire; elle leur procure l’impunité:
plus le supplice est rigoureux, plus les juges évitent de trouver des
coupables.
La loi de Constantin contre le rapt était effrayante:
Constant en modéra la rigueur; il ordonna que les criminels auraient la tête
tranchée, et laissa subsister la peine du feu déjà imposée aux esclaves
complices. Par une loi de Constance, l’enlèvement des veuves qui avoient
renoncé à un second mariage fut puni comme celui des filles qui avoient
consacré à Dieu leur virginité: le consentement même qui suivait le rapt
n’exemptait pas du supplice. Le même empereur augmenta cependant en quelques
occasions la sévérité des lois pénales établies par son père; il condamna au
feu les faux monnayeurs. Un sénatus-consulte fait sous l’empire de Tibère
prescrivait un intervalle de dix jours entre le prononcé d’une sentence de mort
et l’exécution : Constance ordonna que ceux qui étaient manifestement
convaincus d’homicide et d’autres crimes atroces fussent punis sans délai, afin
qu’ils n’eussent pas le temps de solliciter leur grâce auprès du prince, et
d’échapper peut-être par leurs intrigues aux rigueurs de la justice. Il donna
aux eunuques le droit de tester; ne croyant pas sans doute qu’ils fussent
incapables de disposer de leurs biens, puisqu’il s’en laissait gouverner
lui-même.
Après la défaite et la mort de Constantin le jeune les soldats
de son frère répandus en Italie, et répartis dans les bourgs et les villages,
vivaient à discrétion chez les habitants. Ils s’étaient arrogé des droits
imaginaires; et, non contents des fournitures établies par règlements, ils
exigeaient par force de leurs hôtes tout ce que l’avidité militaire s’avisait
de désirer. Constant arrêta ces extorsions. Constance fut obligé de réprimer la
même licence dans ses expéditions contre les Perses, en imposant des peines
sévères aux officiers et aux soldats. Mais les empereurs permirent les
libéralités volontaires: l’abus continua; le soldat ne manquait pas de moyens
pour faire vouloir à des gens sans défense ce qu’il voulait lui-même. Il fallut
dans la suite qu’Honorius et Théodose second, afin d’affranchir de toute
contrainte les habitants des provinces, leur ôtassent la liberté de
s’appauvrir; ils défendirent de donner sous les mêmes peines qu’ils défendaient
d’exiger.
La forme des levées de soldats était fort différente de
ce qu’elle avait été du temps de la république; les particuliers étaient
obligés d’en fournir un certain nombre à proportion de leurs facultés; on
envoyait des officiers dans les provinces pour faire ces levées, et pour
examiner l’extraction, l’âge, la taille de ceux qu’on présentait pour la
milice. L’âge militaire était alors dix-neuf ans; la taille variait à la
volonté des princes, et selon les différents pays; la plus basse était de cinq
pieds, la plus haute de six. On exigeait pour l’ordinaire au-dessus de cinq
pieds, tantôt six, tantôt sept, tantôt dix pouces. Mais il faut observer que le
pied romain était à peu près d’un douzième plus petit que le nôtre. Pour ce qui
regarde l’extraction, il fallait qu’ils fussent de condition libre, et qu’ils
ne fussent pas attachés à l’ordre municipal. La qualité de décurion exemptait
et excluait du service; d’où il arrivait que ceux qui voulaient éviter les
travaux de la guerre se faisaient inscrire par faveur sur le rôle des
décurions, et que d’autres, pour éviter les fonctions onéreuses de décurion,
s’enrôlaient pour la guerre. Les décurions favorisaient le premier abus; le
second était appuyé par les commandants des troupes. Constance tâcha de
remédier à tous les deux en prescrivant un examen plus scrupuleux et plus
authentique. Adrien avait ordonné que les biens d’un soldat mort sans testament
et sans héritiers légitimes tournassent au profit de sa légion, pourvu qu’il
n’eût pas été exécuté pour crime; car, en ce cas, ils étaient dévolus au fisc.
Constance renouvela cette loi, et l’appliqua en particulier aux corps de
cavalerie; distinction qui semble avoir échappé à Adrien, quoique dès le temps
de ce prince la cavalerie ne fît plus partie des légions. Constant condamna à
une grosse amende les officiers qui donneraient des congés avant le terme de la
vétérance, si ce n’était pour cause d’infirmité. Constance prit de sages
mesures pour retenir au service les fils des vétérans. La guerre contre
Magnence étant terminée, on congédia un grand nombre de vétérans; plusieurs
d’entre eux se livrèrent au brigandage; il s’y joignit des déserteurs. Pour
remédier à ce désordre, Constance confirma d’abord les privilèges de la vétérance
en faveur de ceux qui feraient preuve d’avoir servi le temps prescrit; et par
une seconde loi il leur enjoignit de s’adonner au labourage ou à quelque commerce
légitime, sous peine d’être poursuivis comme perturbateurs du repos public. Les
soldats refusaient de reconnaitre les juridictions civiles; l’empereur leur
retrancha cette prétention, source de mille abus. Cependant, en matière
criminelle, il leur laissa le droit de n’être jugés que par les tribunaux
militaires.
CONSTANCE, ET JULIENLIVRE HUITIÈME
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HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |