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LIBRAIRIE FRANÇAISE

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

 

 

LIVRE QUARANTIÈME.

JUSTIN. 518-527

 

Anastase laissait trois neveux, qu’il avait comblés de richesses, honorés des premières dignités, alliés par des mariages aux plus nobles maisons de l’empire. Mais, au milieu de cet éclat emprunté, leurs qualités personnelles leur donnaient si peu de considération, qu’ils auraient eu besoin de trouver, comme leur oncle, une Ariadne qui les portât sur le trône. Leur ambition ne leur attira ni partisans, ni même l’honneur dangereux de donner de la jalousie ou de l’inquiétude aux successeurs: ce ne fut qu’au bout de quatorze ans que le peuple, soulevé contre Justinien, se rappela le souvenir de ces princes, et causa leur perte. Les souverains tels qu’Anastase confondent leur maison avec l’état, et laissent leurs principaux domestiques disposer des affaires de l’empire. Amantius, grand-chambellan, avait tant de pouvoir, que, ne se croyant exclus du trône que parce qu’il était eunuque, il entreprit d’y placer une de ses créatures, qui s’appelait Théocrite, sous le nom duquel il comptait régner. Il s’adressa donc à Justin, capitaine de la garde et lui confia une grande somme d’argent pour acheter à Théocrite les suffrages des soldats et du peuple. Il croyait Justin assez accrédité pour travailler avec succès en faveur d’un autre, mais trop peu pour abuser de cette confiance en se recommandant lui-même. Amantius se trompa. Justin, malgré son éducation grossière, avait toute la souplesse et la ruse d’un courtisan délié; ce n’était pas sans doute sa seule bravoure qui de la charrue l’avait fait parvenir au commandement de la garde impériale. Il distribua en son propre nom l’argent d’Amantius; et sa grande réputation dans les armées, soutenue de ses largesses, lui gagna aussitôt le cœur des soldats, du peuple, et du sénat, dont il était membre. Il fut proclamé empereur le neuvième de juillet. Un nommé Jean, dont on ne sait que le nom, eut aussi quelques partisans qui le revêtirent de la pourpre; mais ce fantôme tomba de lui-même. Justin ne daigna pas le poursuivre sérieusement. Toutefois, selon la mauvaise politique de ce temps-là, pour ôter toute espérance à ce faible concurrent, il le fit, deux ans après, sacrer évêque d’Héraclée en Thrace. La dévotion de Justin n’était pas scrupuleuse; il essaya de couvrir la bassesse de sa naissance en prenant le nom d’Anice. Peut-être s’était-il déjà fait adopter dans cette illustre famille avant que d’être empereur. Il voulut même cacher l’artifice dont il s’était servi pour s’élever à l’empire. On voit, par les lettres respectives de Justin et du pape Hormisdas, que le prince tâchait de persuader qu’on lui avait fait violence, et que le pontife feignait au moins de le croire.

Justin était d’une taille au-dessus de la médiocre; son extérieur annonçait un tempérament robuste; il avait le visage large et haut en couleur, les traits réguliers, le regard fier, la mine guerrière. L’âge de soixante-huit ans était pour lui un nouveau titre de recommandation. Les Romains orientaux, craignant les malheurs qu’ils avoient éprouvés sous les règnes d’Arcadius et de Théodose II, qui étoilent montés jeunes sur le trône, semblaient être déterminés à n’y placer que des vieillards. Les quatre derniers empereurs avoient commencé fort tard à régner; et nous verrons celui-ci se déterminer avec peine à prendre pour collègue son neveu, parce qu’il n’était âgé que d’environ quarante ans. Justin, ignorant jusqu’à ne savoir ni lire ni écrire, se servait pour signer son nom d’une lame d’or pareille à celle dont j’ai parlé dans l’histoire de Théodoric. Concentré jusqu’alors dans le militaire, il était peu au fait des affaires politiques; mais il possédait la science propre des princes, celle qui, chez eux, supplée à toutes les autres, le grand art de connaître les hommes et de mettre en œuvre leurs talents. Il se guidait par les lumières de son questeur Proclus. Cet officier secondait, par son intégrité, les bonnes intentions de son maître, et le remplaçait par sa capacité. Un tel ministre convenait à un prince d’un esprit doux et d’un cœur généreux. On raconte de Justin un trait mémorable, qui, dans un siècle grossier et corrompu, retraçait l’heureuse simplicité des mœurs antiques. Eulalius, après avoir été fort riche, était devenu extrêmement pauvre. Se voyant près de mourir, il institua l’empereur son héritier: il laissait trois filles en bas âge; outre qu’il chargeait le prince de les faire élever et de les doter, il le priait encore d’acquitter ses dettes. Justin, se regardant comme le père de ses sujets, accepta la succession: il remplit avec fidélité toutes les conditions du testament. On admira également la confiance naïve du sujet et la noble générosité du prince; et la Grèce se crut pour un moment ramenée à ces jours heureux où Corinthe avait vu faire et accepter comme un legs précieux une pareille donation testamentaire.

Justinien, neveu de l’empereur, partageait les soins du gouvernement. Il avait trente-cinq ans lorsque Justin parvint à l’empire. Il était né à Taurésium, bourgade de Dardanie, voisine de Bédériane, patrie de son oncle. Il portait dans son pays le nom d’Uprauda. Son père se nommait Istok, et sa mère Biglénisse, noms barbares, que les Romains traduisirent par ceux de Justinien, de Sabbatius et de Vigilantia. Lorsque Justinien fut empereur, il fit de Taurésium une ville qui prit le nom de Tétrapyrgie, à cause de ses quatre tours. Auprès de cette ville, il en fit bâtir une autre qu’il nomma la première Justinienne, et qui devint capitale de la province, et résidence du primat d'Illyrie. Son enceinte, qui était fort étendue , renferma tout ce qui peut contribuer à la splendeur d’une cité principale; des églises magnifiques, des aqueducs, de superbes édifices, de vastes portiques, des places, des fontaines, de larges rues, des bains publics. Elle fut bientôt peuplée d’une multitude d’habitants. Justinien, pour honorer Bédériane, où son oncle, déjà avancé dans les emplois militaires, lui avait procuré une éducation meilleure que celle qu’il avait lui-même reçue, la rebâtit tout entière, et y ajouta des fortifications. Il rétablit Ulpiane, qui tombait en ruine, et la nomma la seconde Justinienne: à peu de distance, il bâtit encore Justiniopolis, en mémoire de son oncle; et pour mettre cette province à couvert des incursions des barbares, non-seulement il borda le Danube de forts et de châteaux dans toute la longueur de son cours, mais même il fit construire dans les campagnes des redoutes fort proche l’une de l’autre, pour servir de défense aux habitants du voisinage, supposé que les barbares vinssent à bout de passer le Danube par force ou par surprise. Ainsi l’élévation d’une famille obscure fit la sûreté et l’ornement de cette contrée, exposée auparavant à tant de ravages, et presque déserte.

La femme de Justin se nommait Lupicine. Elle était née chez les barbares. Justin, dans les premières années de son service, l’avait achetée comme esclave, et en avait fait sa concubine. C’était le nom que portaient ces femmes du second rang, dont le mariage était conforme aux règles de l’Eglise, quoique les lois romaines leur refusassent le titre d’épouses. Son mari, devenu empereur, la fit couronner; et, dans les acclamations du peuple, on lui donna le nom d’Euphemia, qu’elle retint, en y ajoutant ceux d’Ælia Marcia, pour s’ennoblir davantage. Mais ces beaux noms ne corrigeaient pas le caractère rustique et grossier qu’elle tenait de sa naissance , et qui n’avait pu se polir à la suite de son mari dans les armées. Elle eut du moins la discrétion de ne point se mêler des affaires d’état, et la prudence de s’opposer, tant qu’elle vécut, au mariage de Justinien avec Théodora , dont nous parlerons dans la suite. Elle mourut avant Justin, sans lui laisser de postérité. Flattée de la conformité du nom, elle fit bâtir à Constantinople une église en l’honneur de sainte Euphémie; on plaça dans cette église une statue de l’impératrice: elle y fut enterrée après sa mort.

L’empire était tranquille au-dehors; mais l’opiniâtreté d’Anastase à favoriser l’hérésie d’Eutychès avait allumé le feu de la discorde dans la capitale et dans les provinces. Justin se proposa de l’éteindre. Il falloir, pour cet effet, réunir les esprits des Orientaux au sujet du concile de Chalcédoine, accepté des uns, rejeté des autres, et réconcilier les Eglises de Rome et de Constantinople, séparées de communion depuis la sentence prononcée contre Acace par le pape Félix, il y avait trente-quatre ans. L’empereur, zélé pour la doctrine catholique, et songea d’abord à la rendre triomphante. L’entreprise n’était pas difficile, surtout à Constantinople, où le patriarche et la plus grande partie du peuple n’attendaient qu’un moment de liberté pour proscrire l’hérésie. Le dimanche, quinzième de juillet, sept jours après la proclamation de l’empereur, ce prince, s’étant rendu à la grande église, fut salué par les acclamations du peuple qui souhaitait une longue vie à l’empereur et à l’impératrice, les nommant le nouveau Constantin et là nouvelle Hélène. On demanda ensuite d’une voix unanime que l’empereur fît cesser le schisme qui divisait l’église de Constantinople depuis l’injuste déposition de Macédonius; qu’il chassât d'Antioche l’impie Sévère; que le patriarche déclarât qu’il recevait le concile de Chalcédoine, et qu’on flétrît la mémoire des manichéens: c’était Anastase qu’on désignait sous ce nom odieux. On demandait même que les cadavres des manichéens fussent exhumés et privés de sépulture. Alors Jean de Cappadoce, qui, sous le dernier règne, était demeuré dans le silence, monta dans la tribune, et protesta de sa soumission aux quatre conciles généraux, et nommément à celui de Chalcédoine. A ces paroles le peuple renouvela ses acclamations; mais il exigea de plus que le patriarche dît anathème à Sévère, et que, pour réparer les insultes faites au saint concile, et pour lui rendre un hommage éclatant, on en célébrât une fête solennelle. Le patriarche prononça l’anathème sur-le-champ, et dès le lendemain on fit la fête du concile de Chalcédoine, que l’on solennise encore aujourd’hui dans l'église grecque. Le peuple, plus nombreux même que la veille, commença par demander hautement qu’on rapportât à Constantinople les os d’Euphémius et de Macédonius; qu’on insérât leur nom dans les diptyques, ainsi que celui du pape saint Léon, et la mémoire du concile de Chalcédoine; qu’on rappelât les évêques exilés pour la foi, et qu’on chassât du palais Amantius, le persécuteur des orthodoxes. Le patriarche leur représenta que, pour procéder canoniquement, il fallait assembler un synode: mais le peuple redoubla ses cris, et ne permit pas de commencer le saint sacrifice qu’on n’eût inséré dans les diptyques ce qu’il désirait. Quatre jours après, le patriarche assembla les évêques, qui se trouvaient pour lors à Constantinople au nombre de quarante. Ils confirmèrent authentiquement ce que le peuple avait exigé. Cependant les hérétiques faisaient leurs efforts pour perdre les catholiques dans l’esprit du nouveau prince, en les accusant de nestorianisme, selon leur artifice ordinaire; mais Justin ne prit pas le change. Après d’exactes informations, il fit publier un édit qui ordonnait la soumission au concile, le rappel des évêques orthodoxes et l’expulsion des intrus. Par un second édit, il défendit aux hérétiques d’exercer aucune charge publique, et il les exclut du service militaire. Ces ordres du souverain changèrent toute la face de l’Orient. La liberté étant rendue, on tenait de toutes parts des conciles où la vérité, auparavant abattue par les intrigues et par les violences de l’erreur, se relevait avec gloire.

Après avoir si heureusement commencé la réunion des églises d’Orient, l’empereur s’occupa du second objet, c’est-à-dire, de la réconciliation avec l’église romaine. Le premier d’août il écrivit au pape Hormisdas pour lui annoncer son avènement à l’empire; il lui demandait l’assistance de ses prières. Le pape lui répondit en l’exhortant à procurer à l’église une paix universelle. Par une seconde lettre, datée du septième de septembre, l’empereur priait le pape d’envoyer des légats pour travailler à la réunion. Cette lettre était accompagnée de deux autres, l’une de Justinien, l’autre du synode de Constantinople. Elles furent portées à Rome par Gratus, comte du consistoire. A son arrivée, Hormisdas assembla un synode pour délibérer sur les propositions des Orientaux. Quoique le pape désirât sincèrement la paix, il, déclara qu’il n’accorderait sa communion à Jean de Constantinople qu’après que celui-ci aurait condamné la mémoire d’Acace. Il exigeait même qu’on effaçât des diptyques les noms d’Euphémius et de Macédonius, parce que ces prélats, quoique irréprochables dans la foi, avoient persisté à conserver dans les diptyques le nom d’Acace; ce qui était, selon le pape, un ménagement criminel et une sorte de collusion avec les hérétiques.

C’était l’article le plus délicat. Comment engager. l’église de Constantinople à proscrire en quelque sorte la mémoire de deux évêques, recommandables par la sainteté de leur vie, et par la persécution même qu’ils avoient soufferte en défendant la doctrine catholique? Cependant le pape était résolu de ne rien relâcher, sur ce point, de la rigueur inflexible de ses prédécesseurs. Après avoir consulté Théodoric, qui, selon les maximes d’une saine politique, désirait la paix dans l’Eglise, quoiqu’il en fût lui-même séparé, Hormisdas, au commencement de l’année suivante, envoya cinq légats chargés de lettres pour l’empereur, pour le patriarche, pour les catholiques en général, et en particulier pour toutes les personnes qui pourvoient par leur crédit contribuer au succès de cette affaire. Ces légats trouvèrent dans leur voyage les esprits disposés à rentrer dans la communion de l’église romaine, excepté à Thessalonique, dont l’évêque Dorothée se défendit de souscrire le formulaire dressé par le pape avant que la question eût été décidée à Constantinople. Justin avait envoyé à leur rencontre deux personnes distinguées, Etienne et Léonce, qui les trouvèrent à Lychnide. Ils entrèrent à Constantinople le vingt-cinquième de mars, accompagnés de Justinien, de Pompée, de Vitalien, et de plusieurs sénateurs, qui étaient venus au-devant d’eux, avec une foule de peuple, jusqu’à trois lieues de la ville. L’empereur leur donna audience dans le sénat; il reçut avec respect la lettre du pape. Le patriarche, après quelques débats, consentit, pour le bien de la paix, à souscrire le formulaire qui lui était présenté, et à effacer des diptyques le nom d’Acace et ceux de ses successeurs, ainsi que ceux de Zénon et d’Anastase. Les évêques qui se trouvaient à Constantinople et les supérieurs des monastères donnèrent aussi leur souscription. On se rendit ensuite à la grande église; tout retentissait d’actions de grâces et d’acclamations qui réunissaient les louanges de l’empereur et celles du pape. Justin fit publier cette heureuse nouvelle dans les provinces; elle causa la plus grande joie dans tout l’Orient. Le pape et l’empereur s’en félicitèrent mutuellement par lettres. Ce fut ainsi que la division qui subsistait depuis trente-cinq ans fut terminée le vingt-huitième de mars 519, jour du Jeudi saint. Au reste, Euphémius et Macédonius, quoique effacés des diptyques, ne furent pas censés excommuniés. Leur mémoire continua d’être en vénération; elle fut même honorée dix-sept ans après, dans le concile de Constantinople, sous le patriarche Mennas; ils y furent déclarés de très-saints évêques en présence des légats, qui n’y firent aucune opposition. Dorothée, évêque de Thessalonique, avait promis de se réunir quand l’accommodement serait conclu à Constantinople. Un des légats partit avec le comte Licinius pour le sommer de sa parole: mais il fut mal reçu; le peuple , soulevé par l’évêque, se jeta sur le légat, le blessa, et l’aurait mis en pièces, s’il ne se fut réfugié dans une église. On tua deux de ses domestiques, et un habitant qui avait logé les légats à leur passage. L’empereur en fut irrité; il donna ordre d’amener Dorothée à Héraclée, et de l’y garder, en attendant qu’on instruisît son procès. Mais ce prélat, riche et intrigant, trouva moyen de corrompre ses juges. Il fut renvoyé à Thessalonique, et il en fut quitte pour faire au pape, par lettres, une satisfaction légère, qui consistait à nier les faits dont il était coupable.

L’église catholique avait dans la personne de Sévère, patriarche d’Antioche, un adversaire beaucoup plus redoutable. Ce chef de parti, secondé de ses deux satellites Xenaïas d’Hiéraple et Pierre d’Apamée, se promettait bien de troubler l’accord conclu à Constantinople, ou du moins d’entretenir en Syrie la guerre cruelle qu’il faisait aux orthodoxes. Mais il ne put tenir contre la puissance de Vitalien. Ce général, rappelé à la cour, jouissait alors de la plus haute considération ; il venait d’être nommé maître de la milice, et désigné consul pour l’année suivante. Il détestait Sévère, comme le chef de la faction hérétique; il entrait aussi dans sa haine un sentiment de vengeance, parce que ce prélat violent le déchirait par ses invectives dans ses sermons. Il obtint de l’empereur un ordre de chasser Sévère, et de lui couper la langue. Le comte Irénée, chargé de faire exécuter cet ordre, se rendit à Antioche; mais, malgré les mesures qu’il avait prises, Sévère eut le bonheur de s’évader et de se sauver à Alexandrie, où il fut reçu à bras ouverts par le patriarche Timothée, qui venait de succéder à Dioscore. Il y trouva Julien d’Halicarnasse, chassé pareillement de son siège. Ces deux esprits turbulents ne demeurèrent pas longtemps unis. Possédés de la fureur des controverses, ils s’embarrassèrent dans des disputes théologiques, qui allumèrent entre eux la division, et la répandirent dans la ville d’Alexandrie. Xenaïas et Pierre d’Apamée furent bannis. Les hérétiques fuyaient de toutes parts; les évêques catholiques revenaient à leurs églises. Paul fut placé sur le siège d’Antioche; mais, deux ans après, se voyant décrié pour ses mœurs, et craignant d’être poursuivi juridiquement, il abdiqua, et Euphrasius fut élu en sa place.

L’empereur travaillait à guérir les plaies qu’Anastase avait faites à l’Eglise. Il joignait à la fermeté une adroite politique. Les bienfaits accompagnaient les châtiments et en adoucissaient la rigueur. En même temps qu’il chassait les évêques hérétiques, il répandait des libéralités dans leurs diocèses. Antioche reçut pour sa part mille livres d’or, et les autres villes furent gratifiées à proportion. L’ordination d’Apion, que sa disgrâce avait fait évêque, fut déclarée nulle et illusoire. Justin, qui connaissait son mérite, le rappela auprès de lui, et l’honora de la charge de préfet du prétoire. Après tant de violentes agitations, le calme revint enfin dans l’Église; et, par un juste tempérament de sévérité et de douceur, tout se balança de telle sorte, que chaque chose reprit sa situation naturelle. Mais, quoique la tempête fût apaisée, les flots n’étaient pas entièrement tranquilles. Des moines de Scythie, orthodoxes à la vérité, mais querelleurs, au lieu d’éviter tout sujet de dispute, affectaient des expressions hardies et singulières, qui révoltaient les esprits. Vitalien leur était favorable; c’en était assez pour que Justinien, jaloux du crédit de Vitalien, leur fut opposé. Ils allèrent à Rome, espérant persuader au pape que, dans leurs subtilités métaphysiques, il s’agissait des plus grands intérêts de la religion. Hormisdas ne les écouta pas; et ils furent enfin, à leur grand regret, réduits au silence. D’un autre côté, les nestoriens triomphaient de la défaite du parti d’Eutychès. Il y eut dans la ville de Cyr des fanatiques qui promenèrent dans un char l’image de Théodoret, qu’ils regardaient mal à propos comme un des chefs de leur secte. Ils célébrèrent la fête de Nestorius, à qui ils donnaient le titre de martyr. Toutes ces étincelles de schisme furent promptement étouffées. L’empereur ayant donné ordre de faire des informations et de punir les auteurs de ces mouvements, Sergius, évêque de Cyr, fut déposé et banni.

Les affaires de l’Église n’occupaient pas tellement l’empereur qu’il négligeât celles de l’état. Il répara les injustices du dernier règne. Les généraux Diogénien et Philoxène, exilés par Anastase, furent rappelés et rétablis dans leurs dignités. Philoxène fut honoré du consulat en 525. Mais une affaire plus intéressante, parce qu’elle était personnelle, devait partager l’esprit de Justin. Amantius ressentait et causait tout à la fois de mortelles inquiétudes. L’empereur et l’eunuque ne pouvaient se pardonner l’un à l’autre, le premier, l’entreprise de l’eunuque pour se donner un maître à son choix; le second, l’artifice par lequel Justin avait rompu ses mesures et s’était rendu son maître. Ils se craignaient tous deux; et la crainte devait rendre l’eunuque entreprenant, et l’empereur circonspect, mais attentif à le prévenir. Une conspiration vraie ou fausse servit à Justin de raison ou de prétexte pour se défaire d’un sujet si dangereux. Amantius fut arrêté avec Théocrite, sa créature, et les chambellans André, Ardabure et Misaël, accusés d’être ses complices. André eut la tête tranchée avec Amantius: Justin se contenta d’exiler à Sardique Misaël et Ardabure. Mais Théocrite, qui avait osé aspirer à l’empire, fut traité avec plus de rigueur. On l’assomma dans la prison à coups de pierres et de bâton: et son cadavre fut jeté dans la mer. Procope prétend qu’Amantius n’était coupable d’aucun autre crime que d’avoir insulté de paroles Jean de Cappadoce. Justinien, tout-puissant auprès de son oncle, chérissait ce patriarche; il favorisait son ambition, qui fut portée à un tel excès, que Jean osa le premier s’attribuer le titre fastueux de patriarche œcuménique; titre fatal, qui enfla d’orgueil ses successeurs, et qui prépara, quoique de loin, ce schisme funeste par lequel l’église d’Orient se sépara de l’église romaine au milieu du neuvième siècle. Justinien appuya lui-même ces prétentions mal fondées, en donnant dans ses Constitutions le nom œcuménique au patriarche de sa ville impériale. C’est ici le second degré d’ambition dans les évêques de la nouvelle Rome. Ils s’étaient d’abord élevés au-dessus des évêques d’Alexandrie et d’Antioche; et deux conciles généraux, celui de Constantinople et celui de Chalcédoine, leur avoient attribué cette préséance malgré l’opposition du Saint-Siège : ici ils prennent un titre qui devait donner de la jalousie à l’ancienne Rome elle-même.

S’il est vrai que Jean de Cappadoce ait été la cause de la mort d’Amantius, il ne jouit pas longtemps de sa vengeance. Il mourut au commencement de l’année suivante (520), et eut pour successeur Epiphane, son syncelle. Le supplice du grand-chambellan, universellement détesté, parce qu’il protégeait ouvertement les manichéens, n’excita aucun murmure. Mais l’assassinat de Vitalien qui suivit de près révolta tous les esprits.  C’était par crainte plutôt que par sentiment d’estime et de bienveillance que Justin l’avait rappelé à la cour: il voulait éclairer de près les démarches d’un homme assez puissant pour faire trembler son souverain. Afin de lui ôter toute défiance, il le comblait d’honneurs et lui faisait part des affaires les plus importantes. Vitalien avait été employé dans les négociations avec le pape pour la réunion des deux églises; il était actuellement revêtu du consulat. Ces distinctions offensaient l’orgueil de Justinien; il ne pouvait pardonner à Vitalien la préférence que le peuple donnait à ce général. Dans les synodes de Tyr et d’Apamée, on avait souhaité, par acclamation, une longue vie à Vitalien l’orthodoxe sans dire un seul mot de Justinien; ce qui piqua celui-ci d’une telle jalousie, qu’il résolut de perdre ce concurrent. Pour mieux cacher son dessein, il avait juré à Vitalien une amitié fraternelle en participant avec lui aux saints mystères. C’était une énorme profanation qui s’introduisit dans ce temps-là, et qui subsista long temps après. Les peuples idolâtres avoient cimenté leurs traités et leurs alliances en buvant du sang humain. Par une imitation sacrilège, les chrétiens, pour assurance d’une liaison indissoluble, buvaient ensemble dans la coupe sacrée; ce qui s’appelait jurer la foi fraternelle, serment terrible et souvent violé. Il le fut en cette occasion. Des assassins apostés par Justinien percèrent Vitalien de seize coups de poignard, comme il sortait du palais. Deux de ses amis, Paul et Célérien, furent assassinés avec lui.

Justinien, chargé de l’indignation publique, lui succéda dans la dignité de maître de la milice. Il aimait les spectacles; et sa passion déclarée en faveur de la faction bleue inspira tant d’audace à ceux qui la composaient, que pendant trois années plusieurs villes de l’empire, et surtout Constantinople et Antioche, éprouvèrent tous les désordres et toutes les cruautés des guerres civiles les plus sanglantes. La faction verte, qui était nombreuse et puissante, devenue furieuse de la préférence que Justinien donnait à ses rivaux, s’emporta à toutes sortes d’excès; et les châtiments ne faisaient qu’aigrir ces séditieux. L’animosité était si violente entre les deux partis, qu’ils avoient juré de s'exterminer mutuellement. Les bleus, pour se distinguer, s’avisèrent de prendre un extérieur et un vêtement qui les rapprochaient des barbares, dont ils avoient déjà la férocité. Laissant croître leurs moustaches et leur barbe à la manière des Perses, ils se rasaient le devant de la tête, et conservaient les cheveux de derrière à la mode des Huns et des Sarrasins. Ils portaient des robes très-riches, dont lès manches, d’une excessive largeur, venaient se resserrer au poignet. Le reste de leur habillement était celui des Huns. D’abord ils ne sortaient armés que la nuit; pendant le jour, ils ne portaient que des poignards cachés sous leur robe, et ils n’attaquaient que leurs adversaires. Bientôt leur audace s’étant accrue par l’impunité , ils devinrent brigands de profession. S’attroupant à l’entrée de la nuit, ils dépouillaient les passants, souvent même ils les massacraient de peur d’être dénoncés. La terreur était si grande, qu’on n’osait sortir après le soleil couché. Comme les magistrats évitaient de punir ceux de cette faction, dans la crainte d’encourir la disgrâce de Justinien, elle acquérait chaque jour de nouvelles forces. Toute la jeunesse dissolue, tous les bandits s’y jetèrent en foule; presque toute la faction verte déserta pour se ranger de ce parti; les autres furent ou massacrés, ou mis à mort par la justice, ou obligés de fuir et de se cacher. Alors les bleus, demeurés maîtres du champ de bataille, redoublèrent de méchanceté et de violence; ils se vendaient aux scélérats qui voulaient faire assassiner leurs ennemis. Tout homme dont on leur avait payé la mort devenait pour eux de la faction verte. Ce n’était plus la nuit, c’était en plein jour qu’ils égorgeaient, qu’ils massacraient, souvent même sous les yeux des magistrats. Ils s’étaient exercés à tuer un homme d’un seul coup, et s’en faisaient honneur comme un effet d’adresse. Il n’y avait plus de sûreté en aucun lieu; les églises n’étaient plus des asiles; ces meurtriers assassinaient au pied des autels pendant la célébration des saints mystères. Les créanciers étaient forcés de rendre aux débiteurs leurs obligations, les maîtres de donner la liberté à leurs esclaves, les pères d’abandonner leurs biens à leurs fils enrôlés parmi ces brigands, les filles et les femmes de se livrer à leur brutalité. On raconte qu’une femme, se promenant avec son mari le long du Bosphore du côté de Chalcédoine, fut enlevée par une troupe de ces forcenés, qui la jetèrent dans leur barque; et que, pour prévenir la perte de son honneur, elle se précipita dans les flots à la vue de son époux, qui se désespérait sur le rivage.

On déguisait à l’empereur ces horribles excès, et ce ne fut qu’au bout de trois ans qu’il ouvrit enfin les yeux. Pour remédier à tant de maux, il nomma préfet de Constantinople un homme ferme, vigilant, incorruptible, nommé Théodote, qui avait été comte d’Orient. Ce magistrat intrépide opposa à cette audace effrénée la plus rigoureuse sévérité. Il fit décapiter, pendre, brûler grand nombre de ces scélérats. Persuadé que le châtiment des illustres criminels est plus propre que tout autre à désarmer le crime, il fit mourir un certain Théodose, surnommé Sticca, jeune homme distingué par l’opulence et par la noblesse de sa famille. Mais comme si l’importunité était le privilège de la haute fortune, ses parents qui n’avait pu ni fléchir, ni corrompre la justice du magistrat, vinrent à bout de séduire la faiblesse de l’empereur. Justin, trouvant mauvais que Théodote n’eût pas pris des ordres particuliers pour une exécution si éclatante, le priva de sa charge, et le relégua en Orient. Théodote, se voyant exposé au ressentiment de tant de coupables, alla se cacher à Jérusalem, où il vécut dans une obscurité que sa bonne conscience rendait préférable à ses honneurs passés. Justin mit à sa place Théodore, surnommé Taganistès, qui avait été consul quinze ans auparavant. Celui-ci, trouvant le mal déjà fort assoupi, acheva de calmer peu à peu la fureur des factieux, et fit enfin cesser de si affreux désordres. Là tranquillité fut aussi rétablie dans Antioche par le préfet Ephrem, natif d’Amide. L’empereur, pour éviter tout ce qui pouvait rallumer ces cruelles dissensions, interdit les spectacles du Cirque pour le reste de cette année. Les acteurs et les danseurs furent bannis de toutes les villes d’Orient, excepté d’Alexandrie, où un peuple innombrable, également séditieux et passionné pour le théâtre, n’aurait pu souffrir cette privation. Les jeux olympiques établis à Antioche depuis le règne de Commode, furent abolis pour toujours.

Justinien, consul l’année suivante (521), voulut dédommager ]e peuple de l’interruption des jeux du Cirque par la magnificence du spectacle qu’il donna à son entrée dans le consulat. Il y dépensa près de huit millions de livres, selon notre manière de compter, soit en distributions d’argent, soit en machines, soit en animaux féroces, et en courses de chars. On vit paraître à la fois dans l’amphithéâtre vingt lions et trente léopards, sans compter d’autres animaux moins rares. Outre les récompenses ordinaires, Justinien fit présent aux cochers des chevaux mêmes avec lesquels ils avoient couru, et de leurs harnois, qui étaient d’une grande richesse. Le peuple, enivré d’une joie extravagante, troubla lui-même ses plaisirs; le spectacle fut interrompu par le tumulte; et la dernière course de chars ne put être exécutée. Le consulat de Justinien ne fournit point d’autre événement. Dans les siècles de faiblesse, les divertissements et les fêtes deviennent l’affaire la plus sérieuse et la plus mémorable. Elle remplit toute la capacité des esprits, et fait oublier tout le reste; elle tient alors auprès des princes le même degré d’importance qu’auprès des femmes et des enfants dans les siècles de vigueur.

La bonne intelligence de Justin et de Théodoric paraît en ce que l’empereur ne nomma point de consuls pour l’année 522, et qu’il laissa le roi d’Italie maître de disposer du consulat. Ce prince conféra cette dignité à Symmaque et à Boëce, tous deux fils du célèbre Boëce, cet illustre sénateur qui, peu de temps après, tomba dans une disgrâce dont sa vertu aurait dû le garantir, ainsi que nous le raconterons dans la suite. Mais si Justin était tranquille du côté de l’Occident, il vit rallumer la guerre entre l’empire et la Perse. Les rois de Lazique, qui était l’ancienne Colchide, avoient été vassaux l’empire. Ils ne payaient aucun tribut, et la seule marque de leur dépendance consistait en ce qu’après la mort du roi, l’empereur envoyait au successeur les ornements de la royauté. C’était une sorte d’investiture. Ces princes étaient même dispensés de fournir aux Romains des troupes auxiliaires; mais ils étaient chargés de garder les passages du mont Caucase, et d’empêcher les Huns de pénétrer dans les provinces de l’Asie. Comme la Colchide avait autrefois appartenu aux Perses, Cabade prétendit rentrer dans les droits de ses anciens prédécesseurs; sous le règne d’Anastase, il avait traité avec les Lazes, et s’était mis à la place des empereurs; il avait même exigé que le nouveau roi vînt recevoir la couronne en Perse. Anastase avait fermé les yeux sur cette usurpation, et Justin suivait son exemple. Cabade avait couronné Damnazès, le dernier roi, peut-être petit-fils de ce Gobaze qui était venu à Constantinople sous le règne de Léon en 466. Cette inauguration était accompagnée de cérémonies conformes à la religion des Perses. Après la mort de Damnazès, son fils Zathius, qui voulait embrasser le christianisme, au lieu de se rendre en Perse, vint à Constantinople prier Justin de lui faire donner le baptême et de le couronner, afin qu’il ne fut pas obligé de prendre part à des cérémonies païennes, en recevant la couronne des mains du roi de Perse. Justin se rendit à ses désirs. Pour l’attacher davantage aux Romains, il lui fit épouser Valériane, fille du patrice Nomus, et le renvoya comblé de riches présents.

Cabade, irrité de ce procédé de Justin, lui fit dire «qu’apparemment il s’ennuyait de la paix, puisqu'il la rompait en débauchant ses vassaux; qu'il devait savoir que de temps immémorial les rois des Lazes étaient sujets de la Perse». Justin, qui ne jugeait pas à propos de rompre avec Cabade, évita d’entrer en éclaircissement au sujet de la Lazique; il répondit seulement «qu'il n’avait jamais pensé à usurper les droits d'autrui; que, Zaiius étant venu a Constantinople pour être admis au nombre des adorateurs du Dieu unique et véritable, il aurait cru faire un crime de le rebuter; qu'après l'avoir initié aux mystères du christianisme, il l’avait renvoyé dans ses état. Cette réponse n’était rien moins que satisfaisante; aussi Cabade se prépara-t-il à la guerre. Justin, de son côté, songea à se mettre en défense. Il s’appuya du secours de Ziligdès, roi des Huns, établis au nord du défilé de Derbend. Il acheta l’alliance de ce prince, qui s’engagea par serment à servir l’empereur contre la Perse. Mais il apprit bientôt que Ziligdès avait accepté les mêmes propositions de la part de Cabade, et qu’il était allé le joindre en personne avec un corps de vingt mille hommes.

Cette perfidie eut le succès qu'elle méritait. Justin en instruisit Cabade par une lettre, et lui fit entendre que le roi des Huns était payé pour trahir les Perses lorsque la bataille serait engagée. Il s’exprimait ensuite en ces termes : «Etant frères comme nous sommes, ne vaut-il pas mieux demeurer unis que de nous exposer à servir de jouet à ces chiens?» Sur cet avis, le roi manda Ziligdès; et l’ayant convaincu, par son propre aveu, il le tua sur-le-champ. La nuit suivante, il fit massacrer les Huns, qui, n’étant pas informés de la mort de leur roi, reposaient tranquillement dans leurs tentes.

Cabade, satisfait de la franchise de Justin , lui envoya un ambassadeur pour renouveler le traité. Il crut que la conjoncture serait favorable à l’exécution d’un projet très-singulier, mais nécessaire, à ce qu'il croyait, pour son repos, et pour maintenir après sa mort l’ordre qu’il prétendit établir dans sa succession. Ce prince, outre un grand nombre d’enfants naturels, avait quatre fils légitimes, Caosès, Zamès, Chosroès et Phtasouarsan. Il avait conçu contre l’aîné une aversion d’autant plus forte, qu’elle n’était fondée que sur le caprice. Le second, prince estimé de toute la nation pour ses qualités héroïques, était borgne, et tout défaut corporel excluait du trône de Perse. Cabade aimait tendrement Chosroès, qu’il avait eu de la fille du roi des Huns, sa femme chérie, et il le destinait pour être son successeur. Mais il craignait, pour ce fils bien-aimé, le droit de Caosès, et le mérite éclatant de Zamès. Il voulut donc lui assurer la protection de l’empire, et chargea l’ambassadeur qu’il envoyait à Justin d’une lettre conçue en ces termes: «Vous n’ignorez pas les justes sujets que j’ai de me plaindre. Je suis néanmoins disposé à tout oublier. C’est remporter une glorieuse victoire que de sacrifier a l’amitié des droits qu’on est en état de poursuivre. Je vous demande en récompense une faveur qui non-seulement doit nous unir à jamais, mais encore former entre les deux nations une liaison fraternelle et une alliance inaltérable. C’est d’adopter pour votre fils mon fils Chosroès, l’héritier de ma couronne.»

Une proposition si brillante éblouit d’abord Justin et Justinien. Ils allaient l’accepter avec joie, et dresser l’acte d’adoption si le questeur Proclus, ce sage ministre, toujours en garde contre les nouveautés les plus séduisantes, ne leur eût représenté que «cette demande si flatteuse couvrait un dessein pernicieux; qu’adopter Chosroès, c’était l’admettre à la succession impériale. Voulez-vous donc, grand prince, dit-il à Justin, être le dernier empereur romain? Et vous, seigneur,» ajouta-t-il en s’adressant à Justinien : «Voulez-vous prononcer contre vous-même une sentence d’exhérédation? Le fils de Justin aura plus de droit à l’empire que son neveu. Les lois des barbares s’accordent en ce point avec les nôtres, et le suffrage des nations appuiera l'ambition de votre rival. Songez qu’en donnant dans ce piège, vous renoncez à vos légitimes espérances, et que vous reconnaissez dès aujourd'hui Chosroès pour votre maître. Et si vous lui disputez dans la suite un droit que vous lui aurez cédé, que de sang il faudra répandre!» Ces réflexions leur ouvrirent les yeux. Ils ne délibéraient plus que sur le parti qu’il fallait prendre pour éluder la proposition de Cabade, lorsqu’ils en reçurent une seconde lettre par laquelle il priait Justin de régler les formalités de l’adoption, et de prescrire les démarches que son fils devait faire selon les usages des Romains. Cet empressement confirma les soupçons que leur inspirait Proclus. Il leur conseilla d’envoyer au plus tôt des députés pour consommer l’ouvrage de la paix, et pour répondre au roi que l’adoption par les armes était la seule en usage à l’égard des étrangers. Cette espèce d’adoption ne donnait aucun droit à l’hérédité.

Justin fît donc partir Hypace, neveu d’Anastase, et le patrice Rufin. Cabade envoya de son côté Séosès, le plus puissant seigneur de la Perse, et le général Mébodès. Ils se rencontrèrent sur la frontière. Chosroès s’était lui-même avancé jusqu’aux bords du Tigre, à deux journées de Nisibe, à dessein de se rendre à Constantinople, dès que les députés seraient d’accord. Dans le cours de la conférence, Séosès proposa, entre autres articles, que les Romains renonçassent pour toujours à toute prétention sur la Lazique, et qu’ils reconnussent les rois de Perse pour les souverains légitimes de ce pays. Hypace rejeta cette demande avec indignation, et déclara, de son côté, que Chosroès ne pouvait être adopté que par les armes; ce qui fut également rejeté par les Perses. Ces contradictions firent rompre la conférence. Chosroès, outré de dépit, retourna en Perse , et jura qu'il se vengerait de cet affront.

Séosès, ce Perse généreux qui avait autrefois rendu la liberté à Cabade, jouissait de la plus grande autorité dans le royaume de Perse. Ce rang élevé suffisait pour lui attirer des jaloux, et son caractère fier et hautain lui suscitait une foule d’ennemis. Son désintéressement à toute épreuve et son zèle ardent pour la justice ne leur avait donné jusqu’alors aucune prise. Ils profitèrent de la colère de Chosroès et du mécontentement de Cabade. Comme Séosès avait eu plusieurs entretiens tête à tête avec Hypace, Mébodès, jaloux de cette distinction, l’accusa auprès du roi de s’être entendu avec le député romain, qui était lui-même malintentionné, d’avoir dessein de rompre la négociation, et mis en avant l’article de la Lazique, dont il n’était point chargé par ses instructions. Les ennemis de Séosès ajoutaient que c’était un novateur, un impie, qui foulait aux pieds les lois nationales, et adorait des divinités inconnues; que, contre la loi expresse qui défendait d’enterrer les morts, ayant depuis peu perdu sa femme, il l’avait fait inhumer. Ces prétendus crimes, incapables par eux-mêmes de faire impression sur un prince aussi peu scrupuleux que Cabade, furent envenimés par le poison de l’envie. Tout le sénat de la Perse, où Séosès avait presque autant d’ennemis que de juges, s’assembla pour juger ou plutôt pour condamner à mort le plus grand homme de la nation. Cabade, ingrat et perfide, feignit d’être fort affligé du malheur de son ami, mais de n’oser lui sauver la vie par respect pour les lois. Cette injuste sentence fut exécutée, et la charge suprême dont Séosès avait été honoré, et qui l’élevait au-dessus de tous les magistrats et de tous les officiers du royaume, fut supprimée pour toujours. On avait donné à cette dignité le nom d’adrastadaransalane. Rufin, à l’exemple de Mébodès, voulut aussi faire périr Hypace. Il l’accusa d’avoir agi d’intelligence avec Séosès pour renouveler la guerre. Hypace fut heureux de vivre sous un prince plus humain, et dans un pays où l’on suivait une forme de procédure plus régulière. Ses officiers ayant souffert les plus rigoureuses tortures sans le charger d’aucune infidélité, il en fut quitte pour la perte de ses emplois; mais on les lui rendit dès l’année suivante, par la faveur de Justinien.

Le refus d’adopter Chosroès autrement que par les armes devait attirer une guerre sanglante. Cabade s’y préparait, et Justin se disposait à la soutenir. Dans ces conjonctures, le roi de Perse découvrit une intrigue tramée par les manichéens dans ses états. Ces sectaires avaient fait de grands progrès dans la Perse., à la faveur du dogme des deux principes, conforme à la doctrine de Zoroastre. Ils avaient des prosélytes entre les plus grands seigneurs. Phthasouarsan, fils de Cabade, qui l’avait eu de Sambucé, sa propre fille, était dès l’enfance infecté de leurs erreurs: «Nous sommes en état,» lui dirent-ils, «d'engager votre père à vous céder dès a présent le diadème , si vous nous promettez de faire régner avec vous la doctrine céleste de Manès.» Le jeune prince leur donna sa parole. Cabade, informé de ce complot, feignit d’y donner les mains; il convoqua une assemblée générale des états de la Perse pour assister au couronnement de son fils; il ordonna aux manichéens de s’y rendre tous avec leur évêque, leurs femmes et leurs enfants; il donna le même ordre aux mages, à leur chef Glonazès et à Banazès, évêque des chrétiens, qu’il aimait parce qu’il le croyait excellent médecin. Lorsqu’on fut assemblé, il dit aux manichéens «qu'il approuvait leurs dogmes, et qu'il savait bon gré à son fils de les avoir embrassés; qu'en conséquence il allait lui transmettre la couronne. Séparez-vous donc des profanes,» ajouta-t-il, «c’est par vous que je veux qu’il soit proclamé.» A ces paroles, les manichéens, transportés de joie, se réunirent ensemble, laissant un grand intervalle entre eux et le reste des Perses. Aussitôt Cabade fait avancer un corps de troupes qu’il tenait toutes prêtes, et qui, se jetant l’épée à la main sur les manichéens, les taillent en pièces à la vue des mages et de l’évêque. Cabade envoya sur-le-champ dans toute la Perse ordre d’arrêter les manichéens qu’on pourrait découvrir, et de les brûler vifs avec leurs livres, et de confisquer leurs biens.

Pendant le même temps les manichéens n’étaient pas épargnés dans l’empire. C’étaient à juste titre, de tous les hérétiques, les plus abhorrés; et les empereurs les avaient toujours distingués des autres sectaires par la sévérité du traitement. Anastase, imbu de leurs erreurs, les avait au contraire protégés. Justin voulut en purger ses états; il les bannit par un édit, qui portait que ceux qu’on découvrirait dans la suite auraient la tête tranchée. Les autres hérétiques, les païens, les Juifs, les Samaritains furent exclus des charges et de tout service, soit dans les armées, soit dans le palais. Il en excepta les Goths, sans doute par ménagement pour Théodoric. Hypace, rétabli dans la dignité de général, poursuivit les manichéens avec chaleur en Orient. Il fut cependant moins cruel à leur égard que n’avait été Cabade.

Le dessein du roi de Perse était de marcher en Lazique pour chasser Zathius et s’emparer du pays. Mais il fut obligé de tourner ses armes du coté de l’Ibérie. Cette région, située à l’orient de la Lazique, était peuplée de chrétiens très-zélés, qui avoient constamment conservé leur religion sous la domination des Perses. Cabade, naturellement dur et intolérant, envoya ordre à Gurgène, roi d’Ibérie, de se conformer au culte reçu dans la Perse, lui défendant expressément d’enterrer les morts, «dont il fallait,» disait-il, «abandonner les cadavres aux chiens et aux oiseaux de proie, pour ne pas souiller un des éléments». Gurgène, attaché à la religion chrétienne, implora la protection de Justin, qui loi promit de le secourir; et, pour tenir parole, l’empereur envoya Probus, neveu d’Anastase, à la ville de Bosphore, avec une grande somme d’argent, qui devait être employée à soudoyer les Huns établis dans la Chersonèse cimmérienne. Bosphore était une place maritime, située sur la droite du détroit qui communique des Palus-Méotides au Pont -Euxin. Elle avait pris son nom de ce détroit, nommé le Bosphore cimmérien. Elle s’était de tout temps gouvernée en république; les Huns s’en étaient emparés depuis quelque temps; mais elle venait de se donner à Justin. Probus n’ayant pu réussir dans sa commission, l’empereur envoya en Lazique le général Pierre, avec un corps de Huns auxiliaires, pour secourir Gurgène.

Ce secours était trop faible pour résister à une nombreuse armée de Perses qui entra dans l’Ibérie sous la conduite de Boas. Gurgène, accompagné de ses frères, de sa femme et de ses enfants, dont l’aîné se nommait Pérane, prit la fuite avec toute la noblesse de ses états, et gagna les frontières de Lazique. Il s’arrêta entre les montagnes qui séparent les deux royaumes; et, s’étant retranché dans des lieux inaccessibles, il se défendit contre les Perses, qui ne purent forcer les passages. Mais bientôt, contraint d’abandonner entièrement le pays faute de subsistances, il passa en Lazique, et se rendit ensuite à Constantinople. L’empereur ayant rappelé Pierre, voulut engager les Lazes à défendre eux-mêmes leurs frontières contre les Perses, déjà maîtres de l’Ibérie. Sur le refus qu’ils en firent, il envoya le général Irénée avec des troupes. L’entrée de la Lazique du côté de l’Ibérie n’était fermée que par deux châteaux, que les naturels du pays avoient gardés jusqu’alors. Il était très-difficile d’y faire subsister une garnison. Le pays ne produisait ni blé, ni vin, ni aucun des aliments ordinaires; et les chemins étaient tellement impraticables, qu’on ne pouvait y faire porter des subsistances que par des hommes. Les Lazes vivaient de millet, le seul grain qui croisse entre ces montagnes. Mais cette nourriture n’étant pas propre aux Romains, et les Lazes s’étant lassés de leur porter des vivres, il fallut abandonner les châteaux, dont les Perses s’emparèrent.

L’empereur avait envoyé deux autres corps de troupes: l’un en Persarménie, l’autre en Mésopotamie. Le premier était conduit par Sittas et par Bélisaire, qui se signalèrent dans la suite à la tête des armées de l’empire. Ils étaient alors tous deux dans leur première jeunesse, sans autre grade que la qualité d’officiers de la garde de Justinien. C’est ici la première fois que l’histoire fait mention de Bélisaire, le plus grand capitaine de son siècle, et qu’on peut appeler le Scipion du bas-empire. Il était né en Dardanie. Sa première expédition ne fut pas heureuse. Etant entré avec Sittas en Persarménie, il y fît d’abord beaucoup de ravage; mais peu après il fut battu par Narsès, joint à son frère Aratius. On ne doit pas confondre ce Narsès avec le fameux eunuque qui rendit depuis son nom si célèbre. Celui dont nous parlons est un autre général du même pays, qui se donna pareillement à Justinien, et que nous aurons plus d’une fois occasion de faire connaître. Tel fut le succès de l’expédition de Persarménie. L’armée de Mésopotamie marcha vers Nisibe, sous la conduite d’un Thrace nommé Licélaire. C’était un lâche, qui, frappé d’une terreur panique, prit la fuite sans avoir vu l’ennemi, et retourna sur ses pas. L’empereur lui ayant ôté le commandement, envoya Bélisaire à Dara pour garder une place importante, et lui donna pour secrétaire l’historien Procope. Voilà ce qui se passa du côté de la Perse jusqu’à la fin du règne de Justin.

Il se faisait dans le même temps, à l’extrémité méridional du monde alors connu, une guerre sanglante; a laquelle Justin prit quelque part. Les Arabes nommes Homérites avaient laissé perdre les heureuses semences  du christianisme établi chez eux sous le règne de Constance. Le judaïsme, qui avait depuis longtemps jeté dans leur Pays profondes racines, reprenait le dessus, et leur roi, nommé Dimion, était Juif. Sous prétexte de  venger sa religion proscrite dans l’empire, il fit massacrer une caravane de marchands romains qui, selon  leur coutume, traversaient ses états pour aller trafiquer en Ethiopie. Cette action barbare fit cesser le commerce. Le roi d’Ethiopie en fut irrité. Il se nommoit Elisbaan: ’les historiens de Syrie l’appellent Aidoc. Théophane le nomme Adad, et recule cet événement à la seizième année de Justinien. Ce roi faisait sa résidence à Auxume, ville capitale de l’Ethiopie, et située, selon Procope , à douze journées du golfe Arabique, à la même hauteur que le pays des Homérites. Quoiqu’elle soit aujourd’hui déserte, ses ruines font connaître son ancienne grandeur: on y trouve des inscriptions en caractères inconnus, et les croix éthiopiques dont elles sont accompagnées prouvent l’ancienneté de la religion chrétienne en ce pays. Cependant Elisbaan était païen, le christianisme s’étant éteint dans ces régions éloignées, depuis le règne du grand Constantin, qui l’y avait introduit par les instructions du saint évêque Frumentius. Ce prince , excité par Justin, se mit en marche à la tête d’une armée, et traversa le golfe Arabique. Cette navigation se faisait sur des barques légères, dont les planches n’étaient jointes ensemble qu’avec des cordes, parce que les Ethiopiens n’avoient point de fer, et qu’il était défendu aux Romains, sous peine de la vie, d’en faire passer chez les nations barbares. Ayant débarqué à Boulicas, port des Homérites, il alla chercher Dimion, le tua dans une bataille, pilla le pays, et plaça sur le trône un nouveau roi, qui était chrétien. Il avait promis à Dieu, avant le combat, de se faire chrétien lui-même s’il était vainqueur. Fidèle à sa promesse, il députa vers Justin deux des principaux seigneurs d’Ethiopie pour le prier de lui envoyer un évêque et des clercs. Justin leur permit de choisir ceux qu’ils jugeraient à propos. Ils s’adressèrent au patriarche d’Alexandrie, qui leur donna un nommé Jean, après l’avoir sacré évêque d’Auxume. Elisbaan reçut le baptême des mains de ce prélat, fit instruire ses sujets, et bâtir un grand nombre d’églises. Le christianisme se répandit en peu de temps, et se rétablit en Ethiopie.

Mais le nouveau roi des Homérites n’ayant pas survécu longtemps, les Juifs reprirent l’avantage ; ils firent un roi de leur secte, nommé Dunaan, massacrèrent un grand nombre de chrétiens, et changèrent les églises en synagogues. Au nord du pays des Homérites était une ville grande et puissante, nommée Nagra, peuplée de chrétiens. Aréthas, prince de celte ville, payait tribut au roi des Homérites. Dunaan, suivi de cent vingt mille hommes, alla faire le siège de Nagra; et l’ayant inutilement attaquée pendant plusieurs jours, il jura aux habitants de ne leur faire aucun mal, s’ils lui ouvraient leurs portes. Mais ce prince, perfide et cruel, ne fut pas plus tôt entré, qu’il leur enleva toutes leurs richesses, et fit brûler l’église avec les prêtres, et le peuple qui s’y était réfugié. Les habitants, qui refusèrent de renoncer à la foi, furent mis à mort avec leurs femmes et leurs enfants. Aréthas, sa femme Rouma, ses filles, et trois cent quarante des principaux citoyens, souffrirent le martyre avec une constance héroïque.

Alamondare ou Monder, successeur de ce prince sarrasin dont nous avons parlé dans l’histoire d’Anastase, n’avait pas, ainsi que son prédécesseur, embrassé la religion chrétienne. Justin lui avait envoyé un député pour l’engager à cesser ses incursions et à vivre en paix avec l’empire. Le député se trouvait à la cour de ce prince lorsque Monder reçut une lettre de Dunaan  qui lui rendait compte du massacre qu’il avait fait des chrétiens, et qui lui conseillait de suivre son exemple. Monder y était assez disposé. Mais le grand nombre de chrétiens qu’il avait dans son armée lui faisait craindre que la chose ne fût de difficile exécution; et ce qui l’arrêta tout-à-fait, ce fut la résolution d’un de ses principaux officiers. Comme Monder exhortait ses soldats à renoncer au christianisme, cet officier plein d’un zèle qui se ressentait beaucoup de la férocité sarrasine, prit la parole pour tous les autres: «Songe,» lui dit-il, «que nous étions chrétiens avant que d’être tes sujets. Je ne sais ce que pensent mes camarades. Pour moi, je n’ai appris à craindre qui que ce soit. Je ne connais personne assez puissant sur la terre pour me forcer à croire ce que je ne crois point, ni à déguiser ce que je crois ; et, s’il faut en venir aux effets, je ne pense pas qu’il y ait d’épée plus longue que la mienne.» Monder ne jugea pas à propos d’entrer en dispute avec un si ferme adversaire : il laissa liberté de religion.

Le roi d’Ethiopie, indigné des cruautés de Dunaan, se rendit volontiers aux sollicitations de l’empereur qui l’exhortait à venger le sang des chrétiens. Il joignit à ses troupes les secours qui lui vinrent de l’Egypte, et entreprit une seconde fois la conquête du pays des Homérites. Après avoir passé le golfe, il taille en pièces les Juifs qui s’opposaient à la descente; il marche droit à la capitale, nommée Taphar ou Pharé, s’empare de toutes les richesses, fait la reine prisonnière; et, laissant une garnison dans la ville, il va combattre Dunaan, défait son armée, et le tue avec tous ses parents. Il reprend Nagra, dont il donne la principauté au fils du martyr Aréthas, et laisse pour roi aux Homérites un chrétien nommé Abraham. L’évêque Grégentius, successeur de Jean, et que l’Église a mis au nombre des saints, donna aux habitants du pays des lois qui furent publiées au nom du nouveau roi. Elisbaan, de retour en ses états, descendit du trône, envoya à Jérusalem, comme un hommage de sa piété, sa couronne d’or enrichie de pierreries; il embrassa la vie monastique, et passa le reste de ses jours au fond d’une solitude, dans les austérités de la pénitence. Il eut pour successeur Hellestée, dont nous aurons occasion de parler sous le règne de Justinien.

Le zèle de Justin en faveur de la religion fut moins heureux en Occident, et causa de grands troubles en. Italie. Si Théodoric eût vécu plus longtemps, l’arianisme, maltraité par l’empereur, mais protégé par le roi des Goths, aurait, selon toute apparence, excité une cruelle guerre. Quoique la loi de Justin contre les hérétiques exceptât nommément les Goths, Théodoric n’en fut pas moins irrité. Il regarda comme une insulte la disgrâce des ariens qui étaient exclus de leurs églises, ainsi que du palais et des armées. Il croyait leur avoir assuré la liberté de conscience dans l’empire en la laissant aux catholiques dans ses états. Dès qu’il vit que Justin commençait d’attaquer les ariens, il lui écrivit plusieurs lettres pour le retenir. Il lui représentait «que de prétendre dominer sur les esprits, c’était usurper les droits de la Divinité; que, par la nature même des choses, la puissance des plus grands princes se borne à la police extérieure; qu’ils ne sont en droit de punir que ceux qui troublent l’ordre public, dont ils sont les conservateurs, et qu'en bonne politique, l hérésie la plus dangereuse est celle d’un prince qui sépare de lui une partie de ses sujets uniquement parce qu’ils ne croient pas ce qu’il croit lui-même.» Justin répondît «qu’il ne prétendait pas gêner les consciences, mais qu’il était le maître de choisir ceux par qui il voulait être servi  et que, l’ordre public exigeant l’uniformité du culte extérieur, il était en droit de n’ouvrir les églises qu’à ceux qui s’accordaient avec lui dans les exercices de religion.» Ces réponses pouvaient être tournées contre les catholiques de l’Italie. Mais Théodoric, porté à la douceur et à la tolérance, résolut de députer à Justin pour lui inspirer les mêmes sentiments; et, dans le dessein de rendre cette ambassade plus solennelle, il y voulut employer le chef de la religion catholique. Le pape Hormisdas était mort l’année précédente , et Jean lui avait succédé. Théodoric l’ayant fait venir à Ravenne, lui ordonna de partir pour Constantinople, et de demander à Justin qu’il rendit aux ariens leurs églises, qu’il leur laissât liberté de religion, et qu’il remît entre leurs mains ceux qui les avoient quittés pour se faire catholiques; car il prétendait que ces nouveaux prosélytes n’avaient changé de communion que par contrainte. Il menaçait le pape, s’il ne réussissait pas, d’user de représailles sur les catholiques, et de les traiter avec autant de rigueur qu’il leur avait jusqu’alors montré de douceur et de clémence. En vain le pape le supplia de le dispenser d’une commission si peu conforme au caractère qu’il devait soutenir; le roi voulut être obéi; il joignit au pape cinq évêques, et les fit accompagner de quatre sénateurs, Théodore, Importunus, et deux autres nommés tous deux Agapit, dont l’un était patrice, et distingué par son savoir et par son éloquence. Théodoric l’envoyait pour tenir têteaux plus habiles d’entre les catholiques, s’il était question de dispute.

Les mauvais traitements que les ariens éprouvaient en Orient répandirent de sombres nuages dans l’esprit de Théodoric. Après avoir été pendant plus de trente années le modèle des princes justes, sages, bons et généreux, il devint à l’âge de soixante et dix ans défiant et cruel. Cette altération dans son caractère éloigna de sa personne les hommes vertueux, et rapprocha ces indignes courtisans toujours attentifs à profiter des faiblesses de leur maître pour servir leurs propres passions. Cassiodore se défit de toutes ses charges et se retira de la cour. Théodoric, qui sentit bientôt le besoin qu’il avait de ses talents, le rappela; mais il paraît qu’il ne le consulta plus. Boèce, issu d’une famille riche, ancienne et comblée d’honneurs, et plus recommandable encore par sa vertu, par son éloquence, par la vaste étendue de ses connaissances, avait mérité la confiance du prince et l’estime universelle. Elevé dès sa jeunesse au rang de patrice, consul en 510, il avait vu, en 522, ses deux fils revêtus ensemble du consulat. La charge de maître des offices l’approchait du prince et mettait entre ses mains tous les emplois de la cour. Après la mort de sa première femme, fille de Festus, sénateur illustre, il avait épousé la fille de Symmaque patrice, consul en 485, et chef du sénat. Il s’était rendu célèbre par des ouvrages de rhétorique, de mathématiques et de philosophie. Il avait fait une profonde étude de la religion; et non content de l’honorer par ses mœurs, il la défendait par ses écrits. Son intrépide probité fut cause de sa perte. Protecteur déclaré de l’innocence, il s’attira la haine des oppresseurs. Cyprien, grand référendaire (c’était le garde des sceaux), Conigaste et Triguilla, devenus puissants auprès du roi, depuis qu’il prêtait l’oreille à la calomnie, se liguèrent ensemble pour se défaire d’un censeur incommode qui s’opposait à leurs concussions. Le préfet du prétoire voulait, dans un temps de disette, surcharger la Campanie déjà trop foulée. Boèce plaida devant le roi la cause de cette malheureuse province, et l’emporta sur le préfet, qui, par vengeance, se joignit à ses ennemis. Il sauva Paulin, personnage consulaire, dont ces calomniateurs espéraient d’envahir lesbiens. Enfin Boèce, après avoir tant de fois fait triompher la justice, succomba lui-même sous les efforts de la cabale. Cyprien accusa le patrice Albin, consul en 498, d’entretenir de secrètes intelligences avec Justin pour le rendre maître de l’Italie. Boèce, persuadé de son innocence, osa dire en présence du roi: «Si Albin est coupable, je le suis moi-même avec tout le sénat.» Ces paroles, qui tendaient à justifier l’accusé, furent empoisonnées par la malignité des délateurs; on les fit remarquer à Théodoric comme l’insolent aveu d’une conspiration formée par Boèce et par le sénat. On suborna trois scélérats, nommés Basile, Opilon et Gaudence. Basile, officier du palais, en avait été chassé pour ses débauches; on lui promit de payer ses dettes. Les deux autres avoient été condamnés à l’exil pour différents crimes; et comme ils différaient d’obéir, Théodoric leur prescrivit un terme, au-delà duquel, s’ils se trouvaient dans Ravenne, ils seraient marqués au front et chassés de la ville. Le jour même que cet ordre leur fut signifié, on leur promit leur grâce, et l’on admit leur requête contre Boèce. Ils l’accusèrent de trahison, et produisirent en preuve des lettres contrefaites, sur lesquelles Théodoric le condamna. Boèce fut enfermé dans le château de Calventiane, entre Milan et Pavie. Ce fut là que ce vertueux prisonnier composa le célèbre ouvrage intitulé Consolation de la philosophie, dont l’objet est de justifier la Providence divine, qui semble quelquefois abandonner la vertu à d’injustes persécutions. On y trouve quelques traits contre Théodoric qui ont besoin d’excuse, et qui démentent un peu les belles leçons que donne l’auteur. La conduite que le pape Jean tenait à Constantinople, irrita de plus en plus Théodoric; et les ennemis de Boèce aigrirent tellement ce prince, qu’après six mois de prison, il le fit appliquer à la torture pour tirer de sa bouche l’aveu d’une conjuration chimérique. On lui serra si violemment le crâne avec des cordes, que les yeux lui sortaient de la tête; et comme il persistait à nier ce crime imaginaire, on l’assomma à coups de bâtons. Son beau-père Symmaque, enveloppé dans la même accusation, fut conduit en prison à Ravenne, et eut la tête tranchée l’année suivante: exemple funeste à tous les princes, puisqu’il est capable d’écarter de leur personne la vérité, et d’effrayer ce nombre infini d’âmes pusillanimes, qui estiment la vie plus que la justice et l’honneur.

Le pape Jean apprit avec une extrême douleur la Amort de Boèce et la détention de Symmaque (525). Il n’était pas moins affligé de la négociation dont il était chargé. On le reçut à Constantinople avec les plus grands honneurs. C’était la première fois qu’on y voyait un évêque de Rome. Le sénat, le clergé, le peuple, précédés de croix, et portant des cierges, allèrent au-devant de lui jusqu’à dix milles de la ville. L’empereur sortit hors des murs, et, se prosternant à ses pieds, lui demanda sa bénédiction. Epiphane, l’ayant invité à faire l’office, il n’y voulut consentir qu’à condition qu’il aurait dans l’église la place d’honneur au-dessus du patriarche; ce qui lui fut accordé. Le jour de Pâques, qui tombait cette année 525 au trentième de mars, il célébra la liturgie en latin, selon le rit de son église. Tous les auteurs conviennent qu’il fut très-attentif à soutenir les prérogatives de son siège; mais il ne s’accordent pas sur la manière dont il exécuta sa commission. Les uns disent qu’il s’en acquitta de bonne foi, et que, pour conserver aux catholiques d’Italie le repos dont ils jouissaient, il obtint de Justin liberté de religion en faveur des ariens, et la restitution de leurs églises; mais qu’il ne demanda pas que les ariens convertis fussent rendus à leur secte. Si l’on en croit les autres, il fit tout le contraire de ce qui lui était ordonné. Loin d’engager Justin à rendre aux ariens leurs églises, il consacra lui-même à l’usage des catholiques celles qui se trouvèrent dans les lieux où il séjourna. Tous ces historiens prétendent faire honneur au pape; ils tirent également son éloge de ces deux récits contradictoires; ce qui prouve qu’on pourrait aussi facilement y trouver matière à la censure; mais le respect pour le jugement de l’Église, qui honore ce pape comme un martyr, doit nous imposer silence. La rigueur avec laquelle il fut traité à son retour porte plutôt à croire qu’il n’avait pas rempli les intentions de Théodoric. Dès que les députés furent revenus à Ravenne, Théodoric les fit mettre en prison. Le pape y mourut le vingt-septième de mai de l’année suivante. Son corps fut porté à Rome dans l’église de Saint-Pierre; et ses funérailles furent d’autant plus solennelles, que ce zèle pour honorer sa mémoire était une sorte de vengeance que le peuple tirait du prince et des ennemis du saint prélat. Il eut pour successeur Félix III, appuyé de la recommandation de Théodoric.

En cette année 525 plusieurs villes furent ruinées par des inondations, ou par des tremblements de terre. Une nuit le Scirtus, qui traversait Edesse, s’enfla tout à coup si prodigieusement, qu’il inonda toute la ville, dont il renversa une partie considérable, et périr des milliers d’habitants. Cette rivière était d’une grande commodité pour Edesse; mais elle en fut aussi le fléau,  jusqu’à ce que Justinien eut fait creuser un canal qui,  recevant une partie des eaux dans le temps des débordements, n’en laissait couler dans la ville que le volume  ordinaire. Justin soulagea par d’abondantes largesses la  misère des Edesseniens; il fit rebâtir les édifices ruinés, et voulut qu’Edesse portât son nom; mais l’ancien subsista toujours. Il donna aussi le nom de Justinopolis à la ville d’Anazar, métropole de la seconde Cilicie; elle avait été abîmée tout entière par un tremblement de terre; c’était la quatrième fois depuis sa fondation. Justin la rétablit. La moitié de Pompeïopolis, autrefois Soli, autre ville de Cilicie, fut engloutie avec ses habitants. Ces horribles secousses se firent sentir pendant une année entière en des lieux très éloignés les uns des autres. Dyrrachium et Corinthe périrent en partie. Constantinople ne fut pas exempte de crainte, mais elle éprouva moins de dommage. Tous ces malheurs furent réparés par les libéralités de l’empereur.

Tandis que la terre se couvrait de ruines depuis les bords de l’Euphrate jusqu’aux rivages de la mer Adriatique, le feu ravageait la ville d’Antioche. On ne put jamais découvrir ni la cause ni l’origine de cet embrasement. Il éclata d’abord dans l’église de Saint-Etienne. Les flammes s’élevèrent presque aussitôt en d’autres endroits éloignés: c’était à la fois plusieurs incendies qui dévorèrent un grand nombre de maisons. Justin, à la prière du patriarche Euphase, envoya deux mille livres d’or pour réparer le dommage. A peine ce travail était-il commencé, qu’un désastre beaucoup plus affreux fit de la ville entière un monceau de pierres et de cendres. Le vingt-neuvième de mai, lendemain de l’Ascension, à l’heure de midi, la terre, par de violentes secousses, renversa les édifices de la partie occidentale, et le tremblement se communiquant avec rapidité de proche en proche, tout s’écroula, hormis les bâtiments soutenus par la montagne, qui ne fut point ébranlée. Comme les foyers des cuisines étaient alors allumés dans toutes les maisons, les flammes se répandirent de toutes parts. En même temps une fournaise souterraine, qui faisait bouillonner le sol de la ville, exhalait de brûlantes vapeurs. Les cendres ardentes, emportées en l’air par un vent furieux, retombaient en pluie de feu, et enflammaient le toit des maisons, tandis qu’un autre incendie s’élevait des parties inférieures. La grande église bâtie par Constantin résista pendant deux jours à la violence du feu qui dévorait tous les édifices d’alentour: enfin, enveloppée de flammes et comme calcinée, elle tomba avec un horrible fracas. Le mal fut si subit et si imprévu, que peu de personnes purent échapper par une fuite précipitée; et cette grande ville, la plus peuplée de l’Orient, et où la fête avait rassemblé tous les habitants d’alentour, devint le tombeau de deux cent cinquante mille personnes. La plupart périrent par la chute des édifices, d’autres furent consumés par le feu. Mais le plus horrible de tous ces désastres, c’est qu’il se trouva des brigands assez inhumains pour accourir des campagnes, et venir chercher dans le sein de la mort la matière d’un cruel pillage. Le spectacle déplorable d’une ville prise d’assaut et saccagée par de barbares ennemis ne représente que faiblement la désolation d’Antioche. Une foule innombrable de malheureux, estropiés, brisés, à demi-brûlés, à demi-morts, courant éperdus au travers des rues et des places pour se sauver des flammes et des débris, rencontraient des meurtriers qui leur arrachaient avec la vie les misérables restes de leur fortune, et qui bientôt après tombaient eux-mêmes écrasés avec leur butin détestable. On parle surtout d’un officier du palais, du corps des silentiaires, nommé Thomas, qui, ayant fait de ses domestiques autant d’assassins, s’était établi à une lieue de la ville, et les envoyait de là piller et massacrer ceux qui fuyaient d’Antioche, dont on lui apportait les dépouilles. Ce scélérat ne vécut que quatre jours dans ce brigandage; il fut frappé de mort subite au milieu de son magasin, qui fut aussitôt pillé par le peuple. Dans toutes les calamités générales, il se rencontre des miracles de bonheur. Quelques habitants furent assez heureux pour se trouver ensevelis dans leurs demeures sans être écrasés; on retira , au bout de vingt et même de trente jours, de dessous les décombres, des hommes qui vivaient encore, et dont plusieurs expirèrent dès qu’ils furent en plein air; des femmes qui, étant enceintes, avoient accouché sous les ruines, et y avoient même allaité leurs enfants. Ces infortunés, abîmés avec leurs maisons, s’étaient nourris des provisions qui s’y trouvaient. Ce tremblement, le cinquième depuis la fondation d’Antioche, et le plus funeste de tous, dura six jours avec la même violence; il se renouvela pendant six mois à plusieurs reprises, quoique avec moins de furie; mais pendant un an et demi, le terrain ne fut pas entièrement affermi. On ressentit encore de temps en temps diverses secousses dans l’étendue de sept lieues aux environs d’Antioche. Daphné et Séleucie furent renversées.

L’empereur, sensiblement affligé, fit cesser tous les spectacles à Constantinople; il quitta le diadème et la pourpre pour se revêtir d’un sac et se couvrir de cendres ; il aimait Antioche, où il avait autrefois séjourné simple soldat, dans ce printemps de la vie que la vieillesse regrette, même sur le trône. Pendant la semaine de la Pentecôte, il alla tous les jours en procession à l’Hebdomon, à la tête du sénat et du peuple en habits de deuil, fondant en larmes, et implorant la miséricorde du Tout-puissant. Il ne se borna pas à ces témoignages d’une profonde douleur; il envoya d’abord le comte Carin, avec cinq mille livres d’or, pour subvenir aux besoins les plus urgents; il se chargea de faire enlever les décombres, fouiller dans les ruines, et rendre aux possesseurs tout ce qu’on pourrait retrouver de leurs effets. Il fit partir ensuite les patrices Phocas et Astérius avec de beaucoup plus grandes sommes, pour rétablir les édifices, les aqueducs et les ponts de l’Oronte. Quelques auteurs disent qu’il y employa cinquante millions de livres. Il s’agissait de bâtir une nouvelle ville. Les soins paternels de l’empereur furent heureusement secondés par le comte d’Orient. C’était Ephrem, magistrat savant et religieux, animé de cette charité active qui descend à tous les besoins de l’humanité. Le patriarche Euphrase avait été écrasé sous les ruines de son église, d’où ses plaintes s’étaient fait entendre pendant un jour entier, sans qu’il eût été possible de le secourir. Le clergé et le peuple, plein de reconnaissance, choisirent Ephrem pour évêque, avec l’agrément de l’empereur. Il passa des emplois civils aux fonctions du sacré ministère, et s’en acquitta en grand prélat, édifiant l’église par sa piété, la défendant par ses écrits,  et se montrant le père de ce peuple qu'il avait sauvé de la mort.

Théodoric ne fut pas longtemps à se repentir de sa cruauté à l’égard de Boèce et de Symmaque. Le déplaisir qu’il en conçut le plongea dans une sombre mélancolie qui lui causa la mort. Je ne m’arrête pas ici aux fables que des historiens trop crédules ont débitées à ce sujet. Se voyant près de sa fin, il fit assembler les principaux d’entre les Goths et les Romains , qui se trouvaient à Ravenne, et, leur présentant Athalaric, fils d’Eutharic et de sa fille Amalasonte, il le déclara son successeur. Il leur ordonna de prêter serment de fidélité à ce jeune prince, qui n’avait encore que huit ans, et leur recommanda de le respecter, de ménager le sénat et le peuple romain, et d’entretenir la paix avec l’empereur. Il mourut le trentième d’août, âgé de soixante-quatorze ans, après trente-trois ans d’un règne très glorieux, si l’on en excepte les deux dernières années. Guerrier habile et intrépide, conquérant juste et humain, roi pacifique, il sut, par un heureux mélange de sévérité et de douceur, contenir ses sujets victorieux dans une exacte discipline, et se faire chérir des peuples vaincus. Il s’était fait construire de son vivant un mausolée, qu’on voit encore à Ravenne, et dont le dôme est d’une seule pierre d’Istrie, et d’une masse énorme. La difficulté du transport et de la pose a dû surpasser tout ce que l’antiquité admire en ce genre dans les prodigieux travaux des Egyptiens.

Amalasonte prit la tutelle de son fils. L’impression de  respect que Théodoric laissait dans l’esprit des Goths donnait une grande autorité à sa fille, et cette princesse était, par ses qualités personnelles, tellement au-dessus de son sexe, qu’une nation fière et délicate sur le point d’honneur se fit gloire de lui obéir. Un extérieur majestueux annonçait l’élévation de son âme; un esprit vif et pénétrant, mais sage, ferme et modéré, formait son caractère. Cet heureux naturel avait été cultivé par une éducation mâle et sérieuse. Outre le grec et le latin, elle possédait la langue de toutes les nations qui étaient en commerce avec les Goths , et répondait à leurs envoyés sans avoir besoin d’interprète. Avec un grand fonds de connaissances, et beaucoup de facilité pour s’exprimer, elle parlait peu; mais ses paroles étaient pleines de sens. Active et toujours tranquille au-dehors , elle savait terminer sans effort et sans bruit les plus importantes affaires. Un secret impénétrable écartait les obstacles et assurait le succès de ses entreprises. Affable, libérale, fidèle à ses promesses, elle gagna le cœur des peuples, qui n’aiment pas toujours ce qu’ils admirent. A son entrée dans la régence, elle  ne fit aucun changement dans le ministère; uniquement occupée du bien de l’état, elle navoi pas besoin de se faire des créatures. Elle employa les excellents officiers que Théodoric avait choisis; et Cassiodore prit la part quil avait eue autrefois aux affaires publiques. Les Romains furent traités avec beaucoup de douceur; et tant qu’elle gouverna, ils n’eurent rien à souffrir de l’humeur altière et violente des Goths. Elle rendit aux enfants de Boèce et de Symmaque l’héritage de leurs pères. Pour donner à son fils une éducation romaine, elle voulut qu’il fréquentât les écoles publiques; et lui donna pour gouverneurs trois vieillards, les plus sages et les plus éclairés de la nation des Goths. On négligeait de payer les appointements des professeurs de Rome, elle chargea le sénat de veiller à leurs intérêts. «Il n'est pas juste,» disait-elle, «qu'ils soient exposés à essuyer des refus, ni qu'ils perdent leur temps en sollicitations. Ce qui caractérise les nations policées et les distingue des barbares, c’est l’estime des lettres et de ceux qui les cultivent et les enseignent.» Amalaric, roi d’Espagne, et petit-fils de Théodoric, se plaignait de son partage. Pour éviter tout sujet de guerre entre deux peuples unis par leur origine , Amalasonte lui céda la partie des Gaules située entre les Pyrénées et le Rhône, réservant seulement aux Ostrogoths ce qui s’étendait du Rhône aux Alpes, dont elle abandonna même quelque portion aux Francs. Elle lui rendit aussi toutes les richesses que Théodoric avait enlevées de Carcassonne, et le dispensa du tribut qu’il payait pour l’Espagne.

Aussitôt après la mort de Théodoric, elle envoya au sénat de Rome le comte Sigismer pour recevoir le serment des sénateurs, et pour leur jurer au nom du nouveau prince la conservation de leurs privilèges. Elle fit aussi prêter serment au peuple romain, à toutes les villes de l’Italie, de la Dalmatie, et de la partie des Gaules qui dépendait du royaume des Ostrogoths, promettant, de son côté, un gouvernement équitable, où les Goths et les Romains ne seraient distingués que parce que les premiers supporteraient les fatigues de la guerre pour la défense des autres. Elle notifia en particulier aux évêques l’avènement de son fils à la couronne; elle leur demanda le secours de leurs prières, et les exhorta à la vigilance pour maintenir entre les peuples la concorde et la pureté des mœurs. Suivant les dernières instructions de Théodoric, elle ne négligea pas l’amitié de l’empereur; elle lui envoya des ambassadeurs pour renouveler les traités, en lui rappelant que son père avait été honoré du consulat à Constantinople, et du titre de roi d'Italie; que son mari avait été adopté par Justin même, et qu’en conséquence son fils avait droit de compter sur la protection de l’empereur. Justin n’était pas dans des dispositions favorables. La querelle survenue au sujet des ariens l’avait aigri contre Théodoric; il faisait même secrètement agir les Lombards, qui, s’étant établis depuis plus de trente ans dans le pays auparavant habité par les Ruges au delà du Danube, se jetèrent dans la Pannonie occupée par les Ostrogoths. Mais Amalasonte sut prendre de si justes mesures, qu’ils furent repoussés. Justin, ayant échoué dans cette entreprise, écouta les propositions de la princesse, et lui envoya des ambassadeurs pour l’assurer de sa bienveillance.

Il ne manquait à Justinien que le nom d’empereur; il en avait toute l’autorité. Il était patrice, général des armées; son oncle, en l’adoptant pour son fils, l’avait nommé nobilissime; mais il ne se hâtait pas de le prendre pour collègue. Un jour que le sénat, croyant sans doute le flatter, le suppliait de conférer le titre d’Auguste à un prince qu’il avait déjà honoré de tous les autres, il répondit en montrant son manteau de pourpre : «Priez Dieu de ne jamais voir un jeune homme revêtu de cet habit.» C’était ainsi qu’un prince presque octogénaire nommait un homme de quarante ans. Cependant, étant tombe malade, il manda les sénateurs le Jeudi saint, premier jour d’avril 527, et, en leur présence, il associa Justinien à l’empire, en lui donnant la qualité d’Auguste , ainsi qu’à sa femme Théodora. C’est de ce jour-là que Justinien comptait le commencement de son règne, comme on le voit par la loi qu’il fit onze ans après, pour ordonner que tous les actes fussent datés de l’année du règne de l’empereur actuellement sur le trône. Le jour de Pâques suivant, le prince et la princesse reçurent solennellement la couronne des mains du patriarche Epiphane. Ils allèrent ensuite se montrer au peuple assemblé dans le Cirque, et furent reconduits au palais avec de grandes acclamations. Suivant l’opinion qui me paraît la plus probable, Justinien avait alors quarante-cinq ans; car l’année de sa naissance n’est pas certaine. On sait seulement que le onzième de mai il en célébrait l’anniversaire par des jeux publics.

Justin ne survécut que quatre mois. Il mourut le premier d’août d’un ulcère au pied, causé par un coup de flèche qu’il avait autrefois reçu dans une bataille, et qui, mal guéri, se rouvrit à la fin de ses jours. Il était âgé de soixante-dix-sept ans, et avait régné neuf ans et vingt-trois jours. Son corps ne fut pas porté dans l’église des Saints-Apôtres, sépulture ordinaire des empereurs. Il avait voulu être inhumé auprès de sa femme, dans l’église de Sainte-Euphémie. Le règne de ce prince se ressentit de sa vieillesse. Il avait épuisé sa vigueur à mériter la couronne: il n’y parvint que lorsqu’il fut à peine en état de la soutenir. 

 

 

 

LIVRE QUARANTE-UNIÈME. JUSTINIEN. 527-532

 

 

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.