HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST |
LIBRAIRIE FRANÇAISE |
FRENCH DOOR |
HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.LIVRE DOUZIÈME.
La mort de Constance étroit un événement si imprévu et si heureux pour le
nouvel empereur, que la plupart des amis de Julien n’osaient le croire.
C’étroit, à leur avis, une fausse nouvelle, par laquelle on voulait endormir sa
vigilance et l’attirer dans un piège. Pour vaincre leur défiance, Julien leur mit sous les yeux
une prédiction plus ancienne qui lui promettait la victoire sans tirer l’épée.
Cette prétendue prophétie, qui pour des esprits raisonnables aurait eu besoin d’être confirmée par le fait, y
servit de preuve. Julien, exercé depuis longtemps à prendre toutes les formes
convenables aux circonstances, n’oublia pas de se faire honneur en versant quelques
larmes, que ses panégyristes ont soigneusement recueillies : il recommanda
qu’on rendît au corps de Constance tous les honneurs dus aux empereurs: il prit
l’habit de deuil; il reçut avec un chagrin affecté les témoignages de joie de
toutes ses légions, qui le saluèrent de nouveau du titre d’Auguste. Il marcha
aussitôt, traversa sans obstacle le défilé de Sucques,
passa par Philippopolis, et vint à Héraclée. Tous les
corps de troupes envoyés pour lui disputer les passages se rangeaient sous ses
enseignes; toutes les villes ouvraient leurs portes et reconnaissaient leur
nouveau souverain.
Les habitants de Constantinople vinrent en foule à sa rencontre. Il y entra
le onzième de décembre, au milieu des acclamations du peuple qui, se mêlant
parmi ses soldats, le considérait avec des transports d’admiration et de
tendresse. On se rappelait qu’il avait reçu dans cette ville la naissance et la
première nourriture : on comparait avec sa jeunesse, avec son extérieur, qui
n’annonçait rien de grand, tout ce qu’avait publié de lui la renommée, tout ce
qu’on voyait exécuté; tant de batailles et de victoires; la rapidité d’une
marche pénible , semée de périls et d’obstacles qui n’avoient fait qu’accroître
ses forces; la protection divine qui le mettait en possession de l’empire sans
qu’il en coûtât une goutte de sang. Le concours de tant de circonstances
extraordinaires frappait tous les esprits : on formait les plus heureux
présages d’un règne qui s’étroit annoncé par tant de merveilles.
Ses officiers et ses soldats, témoins de la conduite qu’il avait tenue dans
la Gaule, confirmaient ces belles espérances; ils promettaient un empereur égal
aux Tites, aux Trajans, aux
Antonin; ils ne cessaient de louer sa tempérance, sa justice, sa prudence et
son courage; ils le représentaient sobre, chaste, vigilant, infatigable,
affable sans bassesse, gardant sa dignité sans orgueil, montrant dans la plus
vive jeunesse toute la maturité d’un vieillard consommé dans les affaires;
plein d’équité et de douceur, même à l’égard de ses ennemis; sachant allier la
sévérité du commandement avec une bonté paternelle; détaché des richesses, des
plaisirs, de lui-même; ne vivant, ne respirant que dans ses sujets, dont il
partageait tous les maux pour leur communiquer tous ses biens. Ils racontaient
ses combats : combien de fois l’avoient-ils vu , soldat en même temps que
capitaine, tantôt attaquer l’épée à la main les plus redoutables ennemis,
tantôt arrêter la fuite des siens en leur opposant sa personne, et toujours
déterminer la victoire autant par ses actions que par ses ordres ! Ils
relevaient son habileté dans les campements, dans les sièges, dans la
disposition des batailles; la force de ses paroles, et plus encore de ses
exemples, capables d’adoucir les plus extrêmes fatigues et d'inspirer le
courage dans les plus grands périls; sa libéralité qui ne lui laissait de
trésors que ceux qu’il avait placés entre les mains de ses peuples. Quel
bonheur pour l’empire, où il allait répandre les mêmes biens qu’il avait
procurés à la Gaule! Ces éloges étaient véritables; et il faut avouer que, si
l’on retranche la superstition et la bizarre affectation de philosophie, Julien
fut le modèle des empereurs les plus accomplis. Mais il parait que tant de
qualités brillantes étaient accommodées au théâtre, et qu’elles n’avoient pour
la plupart d’autre source que la vanité, et peut-être la haine qu’il portait à
Constance; et je ne sais si l'on ne peut pas dire qu’il doit à ce prince
presque toutes ses vertus, comme tous ses malheurs. Son antipathie pour le meurtrier
de sa famille l’éloigna de tous les vices de Constance : il n’en fallait guère
davantage pour faire un grand prince. Les faits justifient ce que j’avance. Sa
conduite équivoque dans la rébellion le rend d’abord suspect : la guerre
ouverte qu’il entreprit ensuite contre son empereur démasque son infidélité et
son ambition; celle qu’il déclara au christianisme montre une malice réfléchie,
qui se portait à la cruauté quand elle en pourvoit éviter le reproche; enfin
son expédition contre les Perses, en lui laissant la gloire du courage, lui
enlève entièrement le mérite de la prudence.
Le premier soin de Julien fut de rendre à son prédécesseur les devoirs
funèbres. Le corps de Constance, embaumé et enfermé dans un cercueil, étroit
parti de Cilicie , suivi de toute l’armée. Jovien, capitaine des gardes, assis
dans le char funèbre, représentait l’empereur. On lui adressait les honneurs
qu’on avait accoutumé de rendre au souverain quand il traversait les provinces.
Les députés des villes se rendaient sur le passage: on lui offrait l’essai
du blé déposé dans les magasins pour la subsistance des troupes; on lui présentait
les animaux entretenus pour le service des postes et des voitures publiques. On
remarqua, après l’événement, que ces honneurs passagers avoient été en même
temps pour Jovien un présage de son élévation à l’empire et celui d’une mort
prochaine. Le char, étant arrivé au bord du Bosphore, fut placé sur un
vaisseau. Julien, sans diadème, revêtu de la pourpre, mais dépouillé de tous
les autres ornements impériaux, l’attendait sur le rivage, à la tête de ses
soldats sous les armes et rangés en ordre de bataille. Il le reçut avec respect;
il toucha le cercueil, et le conduisit en versant des larmes à l’église des
Saints-Apôtres, où Constance fut déposé dans le tombeau de son père à côté de
sa femme Eusébie. Saint Grégoire, dans le détail de cette pompe funèbre, parle
de prières, de chants nocturnes et de cierges portés par les assistants, comme
de choses dès-lors en usage dans les funérailles des chrétiens. Mamertin,
panégyriste de Julien et païen comme lui, donne à Constance le titre de divus. Ce nom , consacré par le paganisme à l’apothéose
des empereurs, se trouve quelquefois employé par les chrétiens mêmes. Ce n’était
plus qu’un terme de respect, qui avait perdu sa signification primitive.
La faveur de ceux qui avoient abusé de la faiblesse de Constance ne devait
pas lui survivre. Julien forma une chambre de justice à Chalcédoine,
établissement souvent utile après un mauvais gouvernement, mais toujours
dangereux et qui exige de la part du prince beaucoup de sagesse pour ne rien
donner à la passion, de lumières pour bien choisir les juges, et de vigilance
pour éclairer par lui-même leur conduite et contrôler leurs jugements. Il parait
que ces qualités manquèrent à Julien en cette occasion. Il nomma pour président
Salluste second, différent de l’autre Salluste, qu’il avait laissé dans la
Gaule. Il ne pouvait faire un meilleur choix: c’était un homme sage et modéré,
qu’il venait d’élever à la dignité de préfet du prétoire d’Orient en la place d’Helpide. Mais il lui donna pour assesseur Arbétion, qui aurait dû des premiers éprouver la sévérité
de ce tribunal. Ce politique corrompu, auteur de tant de sourdes intrigues,
autrefois ennemi de Gallus et de Julien même, avait déjà su par sa souplesse
surprendre la confiance du nouvel empereur. Il était l’âme de la commission;
les autres n’agissaient qu’en sous-ordre : c’étaient Mamertin, Agilon, Névitte, Jovin, depuis peu général de la cavalerie en Illyrie, et
les principaux officiers des deux légions qui portaient le nom de Joviens et d1 Herculiens. Ces commissaires, s’étant transportés à Chalcédoine,
montrèrent plus de rigueur que de justice. Entre un assez grand nombre de
coupables, ils confondirent plusieurs innocents. Les deux consuls furent les
premiers sacrifiés à la haine de Julien. Florence l’avait bien méritée; il fut
condamné à mort; mais il avait pris la précaution de se sauver avec sa femme
dès la première nouvelle de la mort de Constance, et il ne reparut jamais.
Quelque temps après, deux délateurs étant venus offrir à Julien de lui
découvrir le lieu où Florence était caché, il les rebuta avec mépris, en leur
disant qu’il était indigne d’un empereur de profiter de leur malice pour
découvrir l’asile d’un misérable que la crainte de la mort punissait assez.
Taurus fut exilé à Verceil. On lui fit un crime d’avoir été fidèle à son maître
en quittant l’Italie lorsqu’elle s’était déclarée pour Julien. C’était la
première fois qu’on voyait une sentence de condamnation datée du consulat de ceux-mêmes qui en étaient l’objet, et ce contraste faisait
horreur. On exila Pallade dans la Grande-Bretagne,
sur le simple soupçon qu’il avait envoyé à Constance des mémoires contre
Gallus. Pentade fut accusé d’avoir prêté son ministère pour faire périr Gallus
: il prouva qu’il n’avait fait qu’obéir, et fut renvoyé absous. Florence,
maître des offices, fils de Nigrinien, fut relégué
dans l’île de Bua, sur les côtes de Dalmatie. Evagre,
receveur du palais, et Cyrin, secrétaire du défunt empereur, éprouvèrent le même
sort : on les accusa d’avoir tenu des discours injurieux au prince régnant, et
d’avoir tramé des complots contre lui après la mort de Constance. Ils furent
condamnés sans avoir été convaincus. La vengeance publique triompha par la
punition de trois fameux scélérats; l’agent Apodème, le délateur Paul, surnommé
la Chaîne, et le grand-chambellan Eusèbe, cet esclave impérieux qui s’était
rendu le maître de l’empereur et le tyran de l’état, furent brûlés vifs; et
l’on regretta, dit un auteur, de ne pouvoir leur faire subir cet horrible supplice
autant de fois qu’ils l’avoient mérité. Mais la justice elle-même pleura la
mort d’Ursule, trésorier de l’épargne, envers lequel Julien se rendit coupable
de la plus noire ingratitude. Lorsque Constance l’avait envoyé dans la Gaule
sans argent, et sans aucun pouvoir d’en toucher, afin de lui ôter le moyen de
s’attacher le cœur des soldats, Ursule avait secrètement donné ordre au
trésorier de la province de fournir au César toutes les sommes qu’il demanderait.
Julien, s’apercevant que cette mort injuste révoltait tous les esprits, prétendit
s’en disculper en faisant courir le bruit qu’il n’y avait aucune part, et
qu’Ursule avait été à son insu la victime du ressentiment des soldats, qu’il avait
offensés l’année précédente, à l’occasion des ruines d’Amide. Il crut
accréditer ce prétexte en laissant à la fille d’Ursule une partie de l’héritage
de son père. Mais n’était-ce pas se démentir que de n’en laisser qu’une partie?
Les biens des autres furent confisqués; et peu de temps après, comme plusieurs
personnes tâchaient par des fraudes charitables de mettre à couvert les débris
de la fortune de tant de malheureux, il condamna par une loi les receleurs à la
confiscation de leurs propres biens, s’ils en avoient, et à la peine capitale,
s’ils étaient pauvres.
Résolu de rétablir le bon ordre dans toutes les parties de l’état, il
commença par la réforme de la maison du prince. Les officiers s’y étaient
multipliés à l’infini. Il y trouva mille cuisiniers, autant de barbiers, un
plus grand nombre d’échansons et de maîtres-d’hôtel,
une multitude innombrable d’eunuques. Tous les fainéants de l’empire accouraient
au service du palais; et après s’être ruiné à se procurer des offices que les
favoris vendaient fort cher, ils s’enrichissaient bientôt aux dépens du prince
qu’ils pillaient, et de la patrie qu’ils traitaient comme un pays de conquête.
Leur luxe, quelque excessif qu’il fût, trouvait des ressources inépuisables
dans le trafic des emplois et des grâces, dans les usurpations, dans les
injustices toujours impunies. Julien, ayant demandé un barbier, fut fort étonné
de voir entrer un homme superbement vêtu : C’est un barbier, dit-il, que
je demandais , et non pas un sénateur. Mais il fut plus surpris encore
quand, par les questions qu’il fit à ce domestique, il apprit que l’état lui fournissait
tous les jours la nourriture de vingt hommes et de vingt chevaux,
indépendamment des gages considérables et des gratifications, qui montaient
encore plus haut. Un autre jour, voyant passer un des cuisiniers de Constance
habillé magnifiquement, il l’arrêta; et, ayant fait paraitre le sien, vêtu
selon son état, il donna aux assistants à deviner qui des deux était officier
de cuisine : on décida en faveur de celui de Julien, qui congédia l’autre et
tous ses camarades, en leur disant qu’ils perdraient a son service tous
leurs talents. Il ne garda qu’un seul barbier: C’en est encore trop, disait-il, pour un homme qui laisse croître sa barbe. Il chassa tous les
eunuques , dont il déclara qu’il n’avait pas besoin, puisqu’il n’avait plus de
femme. Nous avons déjà dit qu’il abolit cette sorte d’officiers qu’on appelait
les curieux : il réduisit à dix-sept les agents du prince, qui sous ses
successeurs multiplièrent jusqu’à dix mille, Il ne choisit pour cet emploi que
des hommes incorruptibles, et il augmenta leurs privilèges. Il purgea aussi la
cour d’une multitude de commis et de secrétaires, plus connus par leurs concussions
que par leurs services. Ces suppressions d’offices ne pouvaient manquer
d’exciter des murmures passagers: on reprochait à Julien une austérité cynique;
on le blâmait de dépouiller le trône de cet éclat qui, tout emprunté qu’il est,
sert à le rendre plus respectable. Mais les gens sensés trouvaient dans cette
réforme plus de bien que de mal; et sans approuver ce qu’elle avait d’outré et
de bizarre, ils pensaient que l’excès en ce genre est moins fâcheux pour les
peuples et moins contagieux pour les successeurs. .
Le luxe qui régnait à la cour s’était introduit dans les armées. Ce n’étaient
plus ces soldats sobres et infatigables qui couchaient tout armés sur la terre
nue ou sur la paille, et dont toute la vaisselle consistait en un vase de terre;
c’étaient des hommes délicats et voluptueux, corrompus par l’oisiveté, qui regardaient
leurs lits comme une partie de ler équipage plus
nécessaire que leurs armes, qui portaient des coupes d’argent plus pesantes que
leurs épées. Leurs officiers, parvenus par l’intrigue, ne pouvaient loger que
dans des palais; ils s’enrichissaient aux dépens des soldats, et les soldats
aux dépens des provinces, à qui seules ils faisaient la guerre par leurs
pillages, ne sachant que fuir devant l’ennemi. Plus de subordination ni
d’obéissance, plus d’honneur ni de courage. Julien rétablit la discipline: il
ne mit en place que des officiers éprouvés par de longs services; il prit soin
que les soldats ne manquassent ni de bonnes armes, ni d’habillement, ni de paie,
ni de nourriture; mais il retrancha sévèrement tout ce qui tendait au luxe. Il leur
fit reprendre l’habitude du travail: une de ses lois ordonne que le fourrage
qui est fourni par les provinces ne sera apporté que jusqu’à vingt milles du
camp ou du lieu dans lequel les soldats font leur séjour et qu’ils seront
obligés de l’aller chercher à cette distance : c’toit la marche ordinaire d’une
journée.
L’exemple du prince était une loi de frugalité et de tempérance. La
puissance souveraine ne changea rien dans les mœurs de Julien, non plus que
dans sa dépense personnelle. Modeste sur le trône comme il l’avait été dans
l’oppression, il rejeta le titre de seigneur, que l’usage avait attaché
aux empereurs : c’était l’offenser que de l’appeler de ce nom. Nulle recherche
dans ses habits. La pourpre impériale était d’une teinture distinguée et
beaucoup plus éclatante; il se contenta de la plus commune. Il voulut même
plusieurs fois quitter le diadème, et ne le retint que par bienséance. Selon une
ancienne coutume, les provinces envoyaient par leurs députés des couronnes d’or
à l’empereur , soit lorsqu’il parvenait à l’empire, soit à l’occasion d’un événement
heureux, ou pour le remercier d’un bienfait; et cet usage était devenu une
obligation. Les bons princes en avoient quelquefois dispensé; les autres exigeaient
ce présent comme un droit de la souveraineté. Les préfets du prétoire imposaient
à cet effet une taxe arbitraire, sans en exempter ceux-mêmes qui étaient privilégiés à l’égard des autres contributions. L’avarice des
empereurs et la flatterie des préfets avoient fait monter ces couronnes à un
prix excessif; il y en avait de mille onces, quelquefois de deux mille. Julien
rendit à ce présent sa liberté primitive, et par conséquent son mérite : il
voulut qu’il fût purement volontaire; il défendit même d’excéder dans ces
couronnes le poids de soixante-dix onces. C’était, à son avis, dénaturer un
hommage que de le tourner en profit; et tout ce que saisissait l’avarice était
perdu pour l’honneur.
La réforme du palais et les bornes étroites qu’il prescrivit à sa dépense
le mirent en état de soulager les provinces. Il s’attachait à n’y envoyer que
des gouverneurs désintéressés et incorruptibles. Il modéra les taxes autant que
le permirent les besoins de l’état; et l’on dit que, dans le cours de son
expédition en Perse , on l’entendit plusieurs fois, au milieu des plus grands
périls, demander à ses dieux la grâce de terminer promptement la guerre, afin
de pouvoir réduire les tributs. Il défendit aux préfets de rien imposer de
nouveau, ni de rien relâcher des impositions ordinaires, sans un ordre exprès
de sa part. Tous ceux qui jouissaient du revenu actuel des terres, sans en
excepter ceux qui possédaient les fonds patrimoniaux du prince cédés à des
particuliers payaient leur part des tailles. Ce n’était pas pour l’intérêt de
son trésor, c’était pour celui des peuples qu’il se rendit difficiles sur les
exemptions et sur les remises il ne croyait
pas que les princes fussent en droit de faire payer par leurs sujets leurs
faveurs particulières; et comme les privilèges retombaient à la charge du public
il pensait qu’ils n’étaient dus qu’à ceux auxquels le public était redevable.
En ce cas, il donnait à ces privilèges toute l’étendue qu’ils pouvaient avoir
sans restriction ni épargne, aimant mieux, disait-il, accorder le bienfait tout
entier que de l’affaiblir en le divisant et en le faisant demander à diverses
reprises. Mais si la faveur ne procurait jamais de remises, la nécessité les obtenait
aisément : ce fut par ce motif qu’il en fit de considérables aux Africains, aux
Thraces, à la ville d’Antioche. Il fit éclairer de près la conduite des officiers
des rôles, qui, étant chargés de répartir les tributs et les fonctions
onéreuses, pouvaient commettre beaucoup d’injustices. Les bienfaits mêmes du
souverain avoient été auparavant à charge aux provinces par les pressens qu’il fallait
prodiguer aux porteurs des ordonnances. Ceux-ci, loin de rien exiger sous le
règne de Julien, n’osaient même rien accepter, persuadés que ces gratifications
illicites ne pouvaient ni échapper à sa vigilance, ni se déguiser sous aucun
titre. Il rétablit l’ancien usage pour la réparation et l’entretien des chemins
publics; chaque propriétaire était tenu d’en faire la dépense à proportion de
l’étendue de ses possessions. Le mauvais état des postes, que Constance avait
ruinées, causait un grand dommage aux provinces obligées de les entretenir:
Julien ne négligea pas cette partie; il réforma dans le plus grand détail tous
les abus qui s’y étaient introduits. On voit, par plusieurs de ses lois qu’il
n’eut rien plus à cœur que de rétablir les finances des villes, et de leur
rendre leur ancienne splendeur. Il encouragea l’ordre municipal par des
exemptions modérées; il y rappela ceux qui tâchaient de s’y soustraire; il y
fit entrer des gens qui jusqu’alors n’y avoient pas été engagés. Les deux
empereurs précédents avoient concédé ou laissé envahir des terres, des édifices,
des places qui appartenaient aux communes des villes; Julien ordonna que ces
terres seraient restituées et affermées, et que le revenu en serait appliqué
aux réparations des ouvrages publics; que les édifices dont on avait changé
l’usage seraient rendus à leur ancienne destination : il accorda cependant que
les bâtiments élevés par des particuliers sur un terrain public leur
demeurassent à condition d’une redevance. On croit que ces dernières lois attaquaient
principalement des chrétiens auxquels Constantin et Constance avaient accordé
des fonds, des temples, et d’autres édifices pour les églises et pour l’entretien
du culte et des ministres de la religion. Il parait encore qu’il en voulait au
christianisme en établissant dans une de ses lois un principe d’ailleurs très sensé
et avoué des chrétiens eux-mêmes : C’est que les siècles précédents sont
l'école de la postérité, et qu’il faut s’en tenir aux lois et aux coutumes
anciennes, a moins qu’une grande utilité publique n’oblige
d’y déroger. C’était le langage de Julien et des autres païens de son temps
d’accuser de nouveauté la religion chrétienne, dont ils voulaient ignorer
l’ancienneté.
Il aimait à rendre la justice; il se piquait d’en suivre scrupuleusement
les règles dans sa conduite, et ne s’en écartait jamais dans les jugements, si
ce n’est à l’égard des chrétiens. Sévère, sans être cruel, usait plus souvent menaces
que de punitions. Très-instruit des lois et des usages il balançait sans aucune
faveur le droit des parties. Le premier de ses officiers n’avait nul avantage sur
le dernier de ses sujets. Il abrégeait la longueur des procédures, et les regardait
comme une fièvre lente qui mine et consume le bon droit. Dès que l’injustice
lui était dénoncée, il s’en croyait chargé tant qu’il la laisserait subsister.
Nous avons de lui plusieurs lois claires et précises, qui ont pour but
d’accélérer les jugements, de faciliter les appels et d’en rendre l’expédition
plus prompte. L’iniquité murmurait de la dureté d’un gouvernement où elle ne pouvait
espérer l’impunité, ni même une longue jouissance; et ce qui achevait de la
désoler, c’est que l’opprimé trouvait auprès de Julien l’accès le plus facile.
Gomme il paraissait souvent en public pour des fêtes et pour des sacrifices, rien
n’était si aisé que de l’aborder ; il était toujours prêt à recevoir les
requêtes et à écouter les plaintes. Il laissait toute liberté aux avocats, et
il ne tenait qu’à eux d’épargner la flatterie; mais le règne précédent les y avait
trop accoutumés. Un jour qu’ils applaudissaient avec une sorte d’enthousiasme à
une sentence qu’il venait de prononcer : Je serais, dit-il, flatté de
ces éloges, si je croyais que ceux qui me les adressent osassent me censurer en
face dans le cas où j’aurais jugé le contraire. Ou le blâme cependant
d’avoir quelquefois interrompu l’audience par des questions hors de saison;
pour demander , par exemple, de quelle religion étaient les plaideurs. S’il en
faut croire Ammien Marcellin, ce n’était qu’une curiosité déplacée : ni le
motif de la religion, ni aucune autre considération étrangère à la justice n’influait
sur ses jugements; mais il est démenti en ce point par tous les historiens
ecclésiastiques. Ce qui l’entretenait dans cet esprit de droiture, ajoute le
même auteur, c’est que, connaissant sa légèreté naturelle, il permettait à ses
conseillers de le rappeler de ses écarts, et les remerciait de leurs avis.
Saint Grégoire de Nazianze nous donne cependant des
idées bien différentes. H reproche à Julien, comme un fait connu de tout l’empire,
que dans ses audiences publiques il criait, il s’agitait avec violence, comme
s’il eût été l’offensé, et que, quand des gens grossiers s’approchaient de lui
pour lui présenter une requête, il les recevoir à coups de poings et à coups de
pieds, et les renvoyait sans autre réponse. Je serais tenté de croire que ceux
que Julien rebutait ainsi étaient des délateurs, et que l’indignation publique
contre ces misérables excusait ces emportements, quelque indécents qu’ils
fussent dans la personne d’un prince. Mais comment accorder les idées avantageuses
que les auteurs païens nous donnent de Julien avec le portrait affreux qu’en
ont fait des écrivains qu’on ne peut sans témérité soupçonner de mensonge? Je
pense que l’unique moyen de concilier des témoignages si opposés, c’est de dire
que la haine dont ce prince était animé contre le christianisme le faisait
sortir de la route qu’il s’était tracée; qu’étant par choix déterminé à la
douceur et à la justice, il devenait par passion, à l’égard des chrétiens,
inhumain, injuste, ravisseur.
Après avoir tracé ce plan général du gouvernement de Julien, nous allons
entrer dans le détail des événements de son règne. Il trouva à Constantinople
plusieurs ambassadeurs que les nations étrangères avoient envoyés a Constance;
il leur donna audience et les congédia honorablement, à l’exception des Goths,
qui contestaient sur les termes du traité fait avec eux. Julien les renvoya en
les menaçant de la guerre. Plusieurs de ses officiers lui conseillaient
d’effectuer cette menace: il répondit qu’il cherchait des ennemis plus
redoutables, et que les pirates de Galatie suffiraient pour lui faire raison de
la perfidie de cette nation. Ces corsaires, courant alors les côtes du
Pont-Euxin, enlevaient les Goths et les allaient vendre comme esclaves. Il se
contenta de réparer les fortifications des villes de Thrace, et de poster des
corps de troupes le long des bords du Danube.
Dans la cour de Constance le consulat avait été le prix de l’intrigue; il fallait
l’acheter par des bassesses et par des sommes d’argent prodiguées aux
favoris, aux femmes, aux eunuques. Sous Julien, cette magistrature, plus
importante par son ancien éclat que par ses fonctions actuelles, recouvra son
premier lustre. Mamertin et Névitte, désignés consuls
depuis deux mois, n’étaient peut-être pas les plus dignes de cet honneur, mais
du moins ils n’en furent redevables qu’au choix de leur maître. Julien,
toujours excessif, compromit sa propre dignité pour honorer celle des consuls.
Le jour que ces magistrats entraient en charge, le prince avait coutume de les
accompagner au sénat. Le premier de janvier, au point du jour, Mamertin et Névitte se rendirent au palais pour prévenir l’empereur.
Dès qu’il les aperçut il courut fort loin au-devant d’eux; il les salua, les embrassa,
fit entrer leur litière jusque dans ses appartements, leur demanda l’ordre pour
partir; et comme ils refusaient de s’asseoir sur leurs chaises curules pendant
que l’empereur restait debout, il les y plaça de ses propres mains, et marcha
devant eux à pied et confondu dans la foule du cortège. Le peuple suivit avec
de grandes acclamations. Mamertin , distingué par son éloquence, rendit
sur-le-champ à la vanité de l’empereur ce que l’empereur venait de prêter à la
sienne : il prononça en sa présence son panégyrique. Nous avons encore cette
pièce pleine de flatterie, mais spirituelle et fort élégante. Julien était bien
peu philosophe, si ces éloges outrés se trouvaient être de son goût; et quelque
ressentiment qu’il conservât des injustices de Constance, les traits satiriques
lancés sans ménagement contre ce prince dévoient au moins, par leur indécence,
révolter le successeur. Deux jours après, Mamertin donnant les jeux du Cirque,
on fit venir plusieurs esclaves qui dévoient recevoir la liberté. Julien, peu
instruit de cette coutume, se mettait déjà en devoir de les affranchir ; mais ,
averti que cette fonction ne lui appartenait pas en cette occasion , il se
condamna lui-même à une amende de dix livres d’or pour avoir entrepris sur la
juridiction des consuls.
Pendant six mois qu’il resta à Constantinople, il assista fréquemment aux
assemblées du sénat. L’usage de Constance avait été de mander au palais les sénateurs, qui se tenaient debout tandis qu’il leur donnait ses ordres
en peu de mots. Mais Julien, jaloux de la réputation d’éloquence, et qui estimait
ses discours autant que ses victoires, passait les nuits à composer des harangues;
il allait ensuite les débiter aux sénateurs, qu’il faisait asseoir avec lui : c’étaient
des éloges, des censures, des avertissements. Il assistait au jugement des
procès. Un jour, pendant qu’il haranguait, on vint l’avertir que le philosophe
Maxime arrivait d’Ionie. Aussitôt, oubliant et les sénateurs et ce qu’il était
lui-même, il descend brusquement de son siège, court au-devant de Maxime,
l’embrasse avec empressement , l’introduit dans l’assemblée; et, après avoir
raconté avec beaucoup de vivacité quelles obligations il avait à Maxime, en
quel état ce grand homme l’avait trouvé, à quel degré de perfection ses leçons
l’avoient conduit, il sort avec lui, le tenant toujours par la main. Une scène
si bizarre inspirait aux uns du respect pour Maxime, aux autres du mépris pour
Julien; mais tous se conformaient au caractère et au goût du prince; et comme
il affectait de se nommer sénateur de Byzance, par une sorte d’échange, les
sénateurs prenaient un extérieur philosophique. Julien augmenta leurs
privilèges. Prétextât, un des plus distingués du sénat de Rome, qui avait été gouverneur
de Toscane, d’Ombrie, de Lusitanie, et que Julien venait de faire proconsul
d’Achaïe, se trouvait alors à Constantinople pour une affaire particulière. Les
auteurs païens s’accordent tous à louer en lui l’intégrité, la sagesse et une
sévérité de mœurs digne de l’ancienne république. Son attachement à l’idolâtrie
relevait encore aux yeux de Julien tant de belles qualités. Le prince ne faisait
rien sans prendre ses conseils. Nous aurons plusieurs fois occasion de parler
de ce célèbre personnage, qui ne mourut que sous le règne de Théodose.
Le séjour de l’empereur procura plusieurs embellissements à Constantinople,
qu’il aimait, disait-il, comme sa mère.
Il fit faire ou plutôt élargir un port sur la Propontide, afin de mettre les
vaisseaux à l’abri du vent du midi. Ce port s’appelait auparavant le port d’Hormisdas,
à cause du palais de ce prince qui en était voisin : il prit alors le nom de
Julien. Justin le jeune lui donna celui de sa femme Sophie. On l’appela dans les
siècles suivants le Port neuf, le Port du palais , le Bucoleon. il est comblé aujourd’hui. En face de ce
port Julien éleva un portique sémi-circulaire, qu’on
appela le Sigma, et qui communiqua ce nom à un quartier voisin. Il avait
amassé un grand nombre de livres; il les plaça dans une bibliothèque qu’il fit
construire sous un portique de l’Augustéon.
Les libraires vinrent établir leurs boutiques alentour; et comme la salle du
sénat était près de là, les plaideurs, les avocats , les praticiens se rassemblaient
dans ce lieu pour y traiter de leurs affaires. Les Alexandrins avoient dans
leur ville un obélisque couché sur le rivage: on allait y dormir pour se
procurer des songes prophétiques, et la débauche se mêlait à la superstition.
Julie , pour sauver au paganisme un ridicule et un sujet de reproche, exécuta
le dessein qu’avait formé Constance, de transporter cet obélisque à
Constantinople. Il n’eut pas le temps de le mettre en place, s’il est vrai,
comme on a lien de croire, que ce soit le même que Théodose fit dresser au
milieu du grand Cirque. Spon l’y vit encore en 1675.
Il est de granit, d’une seule pièce, haut d’environ cinquante pieds : chaque
face à six pieds de largeur vers la base. Julien, pour dédommager les
Alexandrins, leur permit de dresser dans la ville une statue colossale qui venait
d’être achevée : c’était, selon l’apparence, la statue de Julien même.
Il était occupé de ces soins lorsqu’il se vit environné d’une foule
importune qui demandait justice. C’étaient des Egyptiens qui, ayant appris
quelle attention le nouveau prince apportait à réformer les abus du règne précédent,
étaient venus en diligence à Constantinople pour tirer quelque avantage de
cette heureuse disposition. Les Egyptiens de ce temps-là étaient intéressés,
chicaneurs, toujours mécontents, toujours prêts à accuser les officiers publics
de rapines et de concussions, soit pour se dispenser de payer les taxes, soit
pour avoir leur part des confiscations. Ceux-ci, attroupés en grand nombre, obsédaient
et poursuivaient partout et le prince et les préfets du prétoire: ils ne cessaient
de les fatiguer de leurs plaintes. Tous ces cris se réunissaient, quoique pour
des objets différents; les uns prétendaient qu’on avait exigé d’eux plus qu’ils
ne dévoient, les autres ce qu’ils ne dévoient pas; d’autres qu’on leur avait
vendu bien cher des recommandations pour obtenir des grâces et des emplois;
tous demandaient la restitution de leur argent, et ils faisaient même remonter
leurs prétentions plus haut que la date de leur naissance. Julien se débarrassa
de leurs importunités par une ruse peu séante à un prince. Il leur commanda,
par un édit, de passer tous à Chalcédoine, leur promettant de s’y rendre
incessamment pour les entendre et les satisfaire. Dès qu’ils eurent obéi, il
défendit aux patrons des barques employées à ce trajet d’en ramener aucun à
Constantinople. Ils s’ennuyèrent d’attendre, et prirent enfin le parti de
retourner dans leur pays. A cette occasion l’empereur publia une loi qui défendit
de poursuivre la restitution des sommes données sous les règnes précédents pour
acheter des charges ou des grâces. Ammien Marcellin applaudit à cette loi; et
M. de Tillemont remarque fort sensément qu’il aurait eu autant de raison de la
louer, si elle eût ordonné tout le contraire.
Les victoires de Julien dans la Gaule avoient étendu sa renommée au-delà
des bornes de l’empire. La nouvelle de la mort de Constance ne fut pas plus tôt
répandue, que les peuples les plus éloignés firent partir leurs ambassadeurs.
On en vit arriver à Constantinople, de l’Arménie, des contrées septentrionales
au-delà du Tigre , des Indes et de l’île de Ceylan, de la Mauritanie voisine du
mont Atlas , du bord du Phase, du Bosphore Cimmérien, et de plusieurs régions
auparavant inconnues. Toutes ces nations, redoutant son courage, se hâtèrent de
lui envoyer des pressens; elles se soumettaient à un tribut annuel, et ne demandaient
d’autre grâce que la paix et la sûreté. Les Perses furent les seuls qui se dispensèrent
d’envoyer des députés.
Les hommages des peuples étrangers avoient de quoi satisfaire la vanité
d’un souverain. Mais Julien, plus Philosophe qu’empereur, était bien plus
flatté de voir se rassembler autour de lui un essaim de sophistes qui accouraient
de toutes les provinces. Il les attirait, il mendiait, pour ainsi dire, leur
amitié par ses lettres; il les recevoir comme des députés de ses dieux; c’étaient
ses plus intimes confidents et ses ministres c’est aussi à leurs pernicieux conseils qu’on
doit principalement attribuer les efforts qu’il fit pour détruire le
christianisme. Nous avons déjà exposé l'accueil dont il honora le philosophe
Maxime, le maître et le chef de toute cette cabale. Julien avait une si haute
opinion de son goût et de son savoir, qu’il l’a voit choisi pour censeur de ses
ouvrages. Cet imposteur vint à Constantinople, sur les instances réitérées de
l’empereur : c’est une chose plaisante que le sérieux avec lequel le
panégyriste de tous ces prétendus sages, raconte les hommages qui furent rendus
à Maxime sur toute la route par les peuples, par les sénateurs, par les
magistrats même; et tandis que les hommes le comblaient d’honneurs les femmes faisaient
humblement leur cour à la sienne, qui portait encore plus haut que son mari
l’orgueil de la profession. La philosophie de Maxime ne tint pas contre l’air
contagieux de la cour; les déférences de Julien et les adorations des
courtisans altérèrent sa morale; il donna dans le luxe et devint insolent : ce
qu’il eut pourtant l’adresse de cacher aux yeux de Julien. Nymphidien,
frère de Maxime, déclamateur médiocre, fut honoré de l’emploi de secrétaire
pour les lettres grecques; et, selon Eunape même, il
s’en acquitta assez mal. Prisque d’Epire, Himère de
Bithynie, Libanius d’Antioche, jouèrent aussi un rôle
considérable dans la cour de Julien. Mais personne n’égalait le crédit du
fidèle Oribase, médecin du prince, très-expert dans son art, et aussi habile
dans la pratique des affaires. Eunape prétend même
que Julien lui était redevable de l’empire. Ne pourrait-on pas, sur cette
parole d’Eunape, soupçonner Oribase d’avoir sous-main
excité les troupes à donner à Julien le titre d’Auguste? et cette lettre
anonyme, qui fut la première étincelle de la révolte , ne serait-elle pas de la
façon d’Oribase ? Chrysante, un des héros de la
cabale, fut plus avisé que son ami Maxime; il le laissa partir pour la cour
après avoir fait quelques efforts pour le retenir. Pour lui, il résista à
tontes les instances de l’empereur , qui voulut bien s’abaisser jusqu’à écrire
de sa propre main à la femme de ce philosophe. Julien, rempli d’estime pour Chrysante malgré ses refus , lui conféra à lui et à sa
femme la souveraine sacrificature de la Lydie. Le nouveau pontife fit connaitre
dans cet emploi qu’il devinait mieux que ses confrères, qui tous étaient d’excellents
magiciens. Prévoyant que l’orage qui tombait sur les chrétiens ne serait pas de
longue durée, il les traita avec amitié; il n’imita point ses semblables dans
leur zèle à ruiner les églises, à rebâtir les temples des idoles, à tourmenter
ceux qui refusaient de sacrifier; et la Lydie ne se ressentit pas des fureurs
de l’idolâtrie. Il dut à cette modération la tranquillité de sa vieillesse. On
dit que Julien, ayant conservé beaucoup d’estime pour saint Basile, dont il avait
connu le mérite dans les écoles d’Athènes, l’invita inutilement à venir se
joindre à une compagnie si mal assortie au caractère de ce grand et religieux
personnage. Mais il est démontré que la lettre de Julien, qui fait le fondement
de cette opinion, s’adressait à un autre Basile. Nous avons encore une lettre
menaçante de Julien écrite à saint Basile, et une réponse du saint remplie des
reproches les plus hardis. M. de Tillemont n’ose rejeter ces deux pièces:
d’autres critiques les soutiennent fausses, et également indignes et du prince
et du saint docteur. Saint Grégoire accuse Julien d’avoir pris plaisir à se
jouer de plusieurs de ceux avec lesquels il avait autrefois contracté des liaisons
dans le cours de ses études. Il les attirait, dit-il, à la cour par
de belles promesses; il les caressait d'abord, il se familiarisait avec eux, et
les renvoyait ensuite avec mépris. Mais ce trait pourrait bien ne tomber
que sur ces amis intéressés dont parle Libanius, qui accouraient
auprès de Julien avec une soif de richesses que nul bienfait ne pouvait
éteindre. D’ailleurs, loin de blâmer Julien de légèreté dans ses attachements,
on lui reproche plutôt de s’être piqué de constance, au point de ne pas retirer
son amitié à ceux-mêmes qu’il en reconnaissait indignes.
Tant de fanatiques sombres et austères que l’éclat de la religion
chrétienne avait obligés de se tenir cachés dans l’ombre des écoles, sortant
enfin au grand jour, remplis de venin et de rage, se préparaient à se venger du
silence auquel ils avoient été condamnés; ils ne méditaient que proscriptions
et que supplices. Les chrétiens, de leur côté, craignaient des traitements plus
rigoureux que n’en avoient éprouvé leurs pères. En effet, Julien les haïssait
mortellement ; il avait beaucoup plus à cœur de les détruire que de vaincre les
Perses; il regardent cet ouvrage comme le chef-d’œuvre de son règne. Mais ,
plus habile que ces malheureux sophistes qui ne lui donnaient que des conseils
inhumains, il préféra la séduction à la cruauté déclarée. Il pensait, dit Libanius, que ce n’est ni le fer ni le feu qui changent
la croyance des hommes; que le cœur désavoue la main que la crainte force à
sacrifier, et que les supplices ne produisent que des hypocrites, toujours
infidèles pendant leur vie, ou des martyrs honorés après leur mort. Il faisait
encore réflexion que, dans l’état de force et de vigueur où se trouvait alors
la religion chrétienne, c’était risquer d’ébranler tout l’empire que de la déraciner
par une violence ouverte. Il dressa donc un plan tout nouveau, qui eût sans
doute été plus heureux que la barbarie de Dioclétien et de Galère, si la garde
qui veille sur Israël n’eût renversé ce projet infernal en détruisant l’auteur
même par un souffle de sa bouche. Julien commença par montrer dans sa personne
un zèle ardent pour le culte des dieux; il gagnait, dès ce premier pas, tous
ceux dont la religion se conforme toujours à celle du prince. Il s’attacha à
relever et à purifier le paganisme en s’efforçant d’y transporter ce qui rendait
le christianisme plus vénérable. Il affecta ensuite de traiter les chrétiens
avec douceur, et de les plaindre plutôt que de les persécuter; mais en même
temps il imagina mille moyens pour les diviser et les armer les uns contre les
autres , pour étouffer le germe de leur foi en leur interdisant l’instruction
publique, pour appesantir leur joug et pour les couvrir de ridicule et de
mépris. Les tyrans qui l’avoient précédé n’avoient sévi que sur les corps;
Julien attaqua les cœurs : il mit en œuvre son propre exemple, les apparences
de bonté, la malice, l’ignorance, l’intérêt, l’amour-propre, ressorts plus
lents, mais plus efficaces que les édits et les supplices. Cependant s’il ne versait
pas de ses propres mains le sang des chrétiens, il le laissait répandre par les
mains des autres; et sa feinte douceur était souvent démentie par les cruautés
qu’il encourageait en ne les punissant pas. Après avoir affaibli la religion
chrétienne, son dessein était de l’écraser par un dernier coup: il promettait à
ses dieux d’exterminer les chrétiens à son retour de la guerre des Perses. Sans
entrer dans le détail de ce qui appartient proprement à l’histoire de l’Eglise,
nous allons suivre la trace d’une persécution cachée sous tant d’artifices. La
comparaison de ce que firent Constantin et Julien pour établir les deux cultes
opposés peut faire connaitre combien l’esprit de la véritable religion est
éloigné et de la basse malignité et de la fureur sanguinaire de l’idolâtrie.
Quoique Julien fût dès sa première jeunesse idolâtre dans le cœur, et qu’il
se fût ouvertement déclaré en Illyrie, il voulut cependant se consacrer à ses
dieux par une abdication formelle du christianisme. Ayant fait assembler en
secret les ministres de ses affreux mystères, il s’imagina effacer le caractère
de son baptême en se baignant dans le sang des victimes. Se croyant ainsi régénéré
il fit bâtir de nouveaux temples, et réparer les anciens aux dépens des
particuliers qui en avoient enlevé les démolitions. Partout on élevait des
idoles, on dressait des autels on égorgeait
des victimes; l’air était rempli de la fumée des sacrifices. Il avait ajouté à
la dignité de souverain pontife attachée à la personne des empereurs celle de
grand-prêtre d’Eleusis. Il se piquait de la plus scrupuleuse exactitude dans la
pratique des cérémonies. Confondu avec une troupe de sacrificateurs, on le voyait
s’empresser à partager avec eux les dernières fonctions du ministère. C’était
dans les entrailles des animaux immolés qu’il prétendit lire la volonté des
dieux ; et il ne prenait guère d’autre conseil. Son palais était devenu un
temple; ses jardins étaient remplis d’autels : il sacrifiait le matin et le
soir ; il se relevait pendant la nuit pour honorer les génies nocturnes. Cet
excès de superstition le rendait ridicule aux païens mêmes, et l’on disait de
lui, comme on l’avait dit autrefois de Marc-Aurèle , que, s’il revenait
victorieux, c’en était fait des bœufs et des génisses dans tout l’empire. On
vit renaître toutes les folies du paganisme; ces fêtes extravagantes appelées
orgies portaient l’ivresse et le tumulte dans les campagnes; l’astrologie, dont
le prince était surtout entêté, se remit en honneur; tout se gouvernait par
l’aspect des astres, par les présages. Julien croyait tout, excepté l’Evangile
: il mettait une confiance aveugle dans les paroles mystérieuses et
cabalistiques, qui, sans être entendues, dit-il dans un de ses ouvrages, guérissent les âmes et les corps. Les monnaies prirent l’empreinte de
l’idolâtrie. On y gravit la tête de Julien sous le symbole de Sérapis : on y joignit
la figure d’Isis. Il fit disparaitre du labarum le monogramme de Christ;
et, pour faire part à ses dieux des honneurs qu’on rendait à sa personne , il voulait
être représenté dans ses images, tantôt avec Jupiter qui la couronnait, tantôt
avec Mercure et Mars, qui semblaient lui inspirer l’éloquence et la science
militaire. La mesure qui servit à marquer les différents accroissements du Nil,
transportée par Constantin dans la grande église d’Alexandrie, fut reportée dans le temple de Sérapis.
Dans le temps même qu’il tâchait d’anéantir le christianisme il fut forcé
de lui rendre le témoignage le plus honorable et le moins suspect. Les
païens avoient une morale, dit un auteur sensé et ingénieux, mais le
paganisme n’en avait point. Julien lui voulut prêter celle de la religion
chrétienne. Il n’en pouvait copier que l’extérieur; et c’est avec beaucoup de
justesse que saint Grégoire de Nazianze l’appelle le
singe du christianisme. Il forma le dessein de fonder des écoles dans
toutes les villes, d’établir dans les temples des catéchistes, des docteurs,
des prédicateurs; de marquer les prières qui dévoient être récitées à certaines
heures et en certains jours; de les faire chanter à deux chœurs; usage qui avait
depuis peu commencé dans l’église d’Antioche. Il chargea par une de ses lettres Ecdice, gouverneur de l’Egypte, de choisir dans
Alexandrie des jeunes gens bien nés, qui eussent la voix belle; il leur assigna
un entretien honnête; il lui ordonna de leur faire apprendre la musique et de
veiller à leurs progrès; il les destinait au service des dieux; il prétendit
que la musique sert à élever l’âme et à la purifier. Il exigeait dans les lieux
consacrés au culte de la religion beaucoup de silence et de modestie, ne permettant
pas même les acclamations dont on avait coutume d’honorer l’empereur quand il y
endroit. Il projetait d’imiter la discipline de l’Eglise dans la correction des
pécheurs, et de prescrire divers degrés de pénitence; de fonder des monastères
d’hommes et de femmes, des maisons de retraite, des hôpitaux pour les voyageurs
et pour les pauvres. Il aurait souhaité faire passer dans le paganisme l’usage
des lettres ecclésiastiques, avec lesquelles les chrétiens étaient reçus par
toute la terre comme des frères et des amis. En un mot, il était jaloux de cet
esprit de lumière, de sagesse et de charité qu’il était forcé d’admirer dans
l’église chrétienne.
Un pontife supérieur fut établi dans chaque province avec une autorité sur
tous les prêtres des villes et des campagnes. Julien exige, commodes vertus
essentielles à cette place, la modération, la douceur, la hardiesse à
reprendre et la vigueur à punir. Ses écrits fournissent un modèle d’instruction
pour ceux qui sont honorés du sacerdoce, et une copie fidèle de la sainteté qu’il
voyait alors éclater dans les ministres de l’Eglise. Il attribue la décadence
de l’idolâtrie aux vices de ceux qui la professent; il reconnait que c’est par
la régularité dans les mœurs, et par la charité envers les hommes, que le christianisme
s’est accrédité. Il recommande au pontife la vigilance sur les inférieurs: Privez-les, dit-il, des fondions du sacerdoce, s’ils ne sont fidèles à servir les dieux,
s’ils n’y obligent leurs domestiques, s’ils mènent une vie indécente. Il
lui conseille de voir rarement les magistrats et les grands seigneurs, si ce
n’est pour l’intérêt de la veuve et de l’orphelin, et de se contenter de leur
écrire. Il veut qu’on reçoive dans les hôpitaux les pauvres étrangers, de
quelque religion qu’ils soient. Il impose une contribution dans chaque province
pour fournir à la subsistance des indigents. Il défend aux gouverneurs de se
faire suivre de leurs gardes quand ils entrent dans les temples : Dès qu’ils
y mettent le pied, dit-il, ils deviennent simples particuliers; les
prêtres seuls ont droit d’y commander sous les auspices des dieux; les autres,
qui portent leur faste jusqu’au pied des autels, ne sont que des hommes vains
et superbes. Il exige qu’on respecte les prêtres, lors même qu’ils sont indignes de leur ministère, jusqu’à ce qu’ils en aient été
dépouillés; mais il veut aussi qu’ils se rendent respectables : Ils sont,
dit-il, les interprètes des dieux auprès des hommes, et les cautions des
hommes auprès des dieux. Il leur prescrit de conserver leurs oreilles
chastes aussi-bien que leur langue; il leur interdit la lecture des poésies
trop libres et des histoires amoureuses, qui allument peu à peu le feu des passions
: ce sont ses termes. Il ne leur permet pas même de lire les ouvrages d’Epicure
et de Pyrrhon; et il rend grâces aux dieux d’avoir fait périr la plupart des
écrits de ces philosophes. Il aurait bien voulu épurer le théâtre; mais,
regardant la chose comme impraticable, il en défend l’entrée aux prêtres. Il
veut qu’ils prient trois fois le jour; qu’ils se montrent rarement aux promenades;
qu’ils ne se trouvent à des festins que chez les personnes vertueuses; qu’ils
s’abstiennent des spectacles où assistent les femmes; qu’ils soient magnifiques
dans les cérémonies de religion, simples dans leur habillement ordinaire;
qu’ils prennent sur leur nécessaire de quoi faire l’aumône. Enfin, il demande
dans ceux qu’on élève à la prêtrise deux qualités, l’amour des dieux et celui
des hommes: Avec ces deux caractères, ajoute-t-il, n’importe qu’ils soient
riches ou pauvres, illustres ou inconnus. Ces maximes s’accordent avec la
profession solennelle qu’il fait en cent endroits de ses ouvrages de croire
l’existence des dieux, l’immortalité de l’âme, les récompenses et les punitions
d’une autre vie. C’est ainsi qu’il s’efforçait de dérober à la religion chrétienne
la sainteté de sa discipline et de sa morale. Il ignorait que c’est une tige
qui meurt dès qu’elle est transplantée, et qu’elle ne peut porter de fruits
mûrs et durables que dans le terrain où elle est née, et où elle est arrosée de
la main de Dieu même. Julien ne vécut pas assez longtemps pour reconnaitre que
sa réforme n’était qu’un projet chimérique.
Selon le plan qu’il avait formé, il défendit de mettre à mort les galiléens
( c’est ainsi qu’il nommait les chrétiens), ni de leur faire aucun mauvais
traitement pour cause de religion : Ils sont, disait-il, plus dignes
de compassion que; de haine; ils ne se punissent que trop eux-mêmes ; ce
sont des aveugles qui s’égarent sur le point le plus essentiel de la vie, qui
abandonnent culte des dieux immortels pour honorer des restes de cadavres et
des ossements de morts. Il désignait ainsi les reliques des martyrs. Il blâmait
hautement Constance d’avoir employé la rigueur contre ceux qui ne s’accordaient
pas avec lui en fait de croyance. Il n’ôtait point aux chrétiens l'exercice
public de leur religion; mais il leur enlevait, sous divers prétextes, leurs
évêques et leurs prêtres, afin de ruiner peu à peu la doctrine et la pratique
du christianisme par le défaut d’instruction et de ministres. Pour relever le
prix de l’idolâtrie, il déclara que, loin de traîner les galiléens devant les
autels et de les contraindre à sacrifier, il ne permettait d’admettre ces
impies à la participation des mystères qu’après des prières, des expiations, de
longues épreuves capables de purifier leur âme et leur corps. Il était habile à
profiter des imprudences où tombaient quelquefois les chrétiens; et il ne manquait
pas d’affecter une patience philosophique dans les occasions où la chaleur d’un
zèle inconsidéré n’attaquait que sa personne. Constantin avait placé à Constantinople
une statue de la Fortune de la ville, qui portait une croix gravée sur le
front. Julien, l’ayant fait abattre et enfouir, en fit placer une autre dans un
temple avec les symboles de l’idolâtrie. Un jour qu’il lui offrait un sacrifice
public, Maris, cet évêque de Chalcédoine si connu par son attachement à l’arianisme,
aveugle et cassé de vieillesse, se fit conduire devant l’empereur; et,
l’insultant en face, il lui reprocha, dans les termes les plus amers, son
impiété et son apostasie.
Tais-toi, malheureux aveugle, lui répondit Julien, le
Galiléen, ton dieu, ne te rendra pas la vue.
Je lui rends grâce, repartit Maris, de
m'avoir épargné la douleur de voir un apostat tel que toi.
Julien ne répliqua pas, et continua le sacrifice. Cette modération semble
ne mériter que des louanges; mais, selon les chrétiens de ce temps-là, qui pénétraient
mieux que nous les intentions de Julien, ce n’était que l’effet d’une maligne
politique : il refusait aux chrétiens la gloire du martyre : il savait que les
supplices sont un germe de prosélytes.
Ce fut encore par la même apparence de douceur qu’il rappela
indistinctement et les orthodoxes et les hérétiques, que Constance avait
exilés, et qu’il leur fit rendre leurs biens confisqués : sans s’expliquer au
sujet des évêques, qu’il voulait se réserver la liberté de chasser dans la suite,
il les laissa rentrer dans leurs églises. Les ariens, qui avoient été les
favoris de Constance, lui étaient par cette raison encore plus odieux que les catholiques.
Mais son dessein était de détruire les unes par les autres les diverses
communions qui partageaient le christianisme. Sous prétexte d’apaiser leurs
querelles, mais en effet, pour les aigrir davantage, il appelait les chefs des
partis contraires; il les mettait aux prises; et, après les avoir échauffés par
la dispute, prenant le ton de conciliateur, il les exhortait à la paix : Ecoutez-
moi, leur disait-il, les Allemands et les Francs m’ont bien écouté. Il les congédiait ensuite en leur déclarant qu’il entendait qu’ils demeurassent
unis ensemble, malgré la contrariété des dogmes, que chaque parti aurait la
liberté de soutenir. C’était renfermer comme dans un champ clos des ennemis
armés et irréconciliables. Il avait été témoin des persécutions suscitées par
les ariens contre les catholiques; il savait qu’il y a des chrétiens qui ne se
pardonnent pas la diversité de croyance; et que ce motif, qui ne devrait agir
que dans l’ordre surnaturel, suffit seul dans leur esprit pour rompre tous les
liens de l’humanité et de la nature. Il rassembla de toute la terre dans le
sein de l’Eglise, comme autant de serpents, les hérétiques les plus dangereux.
Il écrivit à Photin pour le féliciter de sa constance à nier la divinité de
Jésus-Christ; il caressa surtout Aetius, qui avait été le confident et le
théologien de Gallus : l’ayant rappelé d’exil par une lettre pleine de
bienveillance, il lui fit présent d’une terre près de Mitylène dans l’île de Lesbos. Il ordonna sous peine d’une grosse amende, à Eleusius, évêque de Cyzique, de rebâtir à ses dépens dans
l’espace de deux mois, l’église des Novatiens, qu’il avait abattue du vivant de
Constance. Quelque temps après, ce même évêque étant accusé d’avoir, sous le
règne précédent, détruit des temples et converti quelques païens, il le chassa
de la ville, lui et tout son clergé, avec défense d’y rentrer, de crainte, disait-il,
qu'ils n'y excitassent quelque sédition.
Les donatistes n’osaient levier la tête depuis que Constant avait châtié
leur insolence. Aussitôt que Julien fut monté sur le trône , ils s’empressent
de se concilier la faveur du nouveau prince, ils lui députèrent pour demander
la restitution de leurs basiliques. Leurs envoyés n’épargnèrent pas la
flatterie ; on leur a reproché dans tous les siècles d’avoir dit à Julien qu’il
étoit le seul prince qui sût écouter la justice. Cet éloge fut regardé comme
une trahison faite au christianisme; et leur requête devint si odieuse, que,
quarante ans après, Honorius, pour les couvrir d’ignominie, ordonna qu’elle serait
publiquement affichée avec le rescrit de Julien, qui les rétablissait dans
toutes leurs anciennes possessions. Julien se persuadait que cette secte
forcenée serait plus propre que toute autre à ruiner le christianisme en
Afrique. Rien n’égale en effet la fureur à laquelle ces fanatiques
s’abandonnèrent. Ils s’emparaient des églises à main armée, ils en chassaient
les évêques, braisoient les autels et les vases sacrés, massacraient les
prêtres et les diacres, violaient les vierges consacrées à Dieu, mettaient les
hommes en pièces, outrageaient les femmes, tuaient les enfants dans les
entrailles de leurs mères, profanaient les saints mystères. Leurs évêques prétendaient
se sanctifier par tant d’horreurs, et les peuples juraient par le nom de ces
prélats sacrilèges comme par celui de Dieu même.
L’esprit de révolte et de schisme que les hérétiques rapportaient de leur
exil menaçait l’Eglise des attaques les plus meurtrières. Pour les désarmer,
Julien imagina un moyen qui pouvait suppléer à la rigueur des persécutions :
c’était de réduire les chrétiens à l’ignorance en leur défendant d’enseigner et
d’étudier les lettres. Il savait qu’il est aisé de conduire les hommes à la
superstition par le défaut de connaissances; que les priver
d’instruction, c’est un moyen sûr pour tyranniser leurs esprits; que l’ignorance
fut la mère du paganisme ; et que pour le faire renaître, il fallait ramener
les chrétiens à l’état où s’étaient trouvés leurs pères à la naissance de
l’idolâtrie. Il avait assez de lumières p0ur sentir que les auteurs païens,
réunissant à la fois toutes les forces et toutes les faiblesses de la raison humaine,
avec le plus grand art à mettre en œuvre les unes et les autres, fournissaient
en même temps et les chimères a combattre, et les
armes pour les combattre.
Il voyait que les défenseurs les plus formidables que le christianisme eût
alors à lui opposer étaient les hommes les plus lettrés de l’empire, Athanase ,
Grégoire de Nazianze, Basile de Césarée, Hilaire de
Poitiers, Diodore de Tarse, Apollinaire. Voulant donc enlever aux chrétiens
cette puissante ressource, il publia un édit que nous avons encore, par lequel
il les déclare incapables d’enseigner la grammaire, l’éloquence,, la philosophie.
Il en apporte pour raison que les livres où l’on puise les principes et les
exemples de ces connaissances étant l’ouvrage des adorateurs des dieux , et
remplis des maximes de l’hellénisme, c’est dans les maîtres chrétiens une
imposture et une duplicité honteuse de proposer des modèles qu’ils désavouent,
et d’enseigner aux autres ce qu’ils ne croient pas eux-mêmes. Il parait s’applaudir
beaucoup de ce sophisme. Il ajoute néanmoins qu’en défendant aux chrétiens de
donner des leçons, il ne leur défend pas d’en recevoir, et qu’il permet aux
jeunes gens de fréquenter les écoles sans les contraindre à quitter leur
religion. Ce n'est pas, dit-il, qu’il y eût de r injustice à les
guérir malgré eux comme des frénétiques; mais je permets d’être malades à ceux
qui le voudront être je pense qu’il faut
instruire les ignorants et non les punir. Le témoignage clair et précis des
historiens ecclésiastiques nous apprend que la permission de s’instruire,
accordée aux chrétiens à la fin de cet édit, fut bientôt révoquée par un édit
postérieur qui ne s’est pas conservé jusqu’à nous. Ammien Marcellin, tout païen
qu’il est, blâme cette défense comme inhumaine et digne d’être ensevelie dans
un oubli éternel.
Les professeurs chrétiens étaient encore en petit nombre. Ecébole , qui a voit été un des maîtres de Julien ,
et que l’intérêt et la vanité avait toujours tenu attaché à la cour, homme
de petit génie, dépourvu de talents, et jaloux de ceux des autres, sacrifia
sans balancer sa religion à sa chaire. Après la mort de Julien , il revint au christianisme;
et, toujours déclamateur jusque dans sa pénitence, couché par terre devant la
porte de l’église, il criait aux fidèles : Foulez-moi aux pieds je suis un sel affadi. Les autres
montrèrent plus de fermeté. L’histoire nomme Marins Victorinus,
qui professait l’éloquence à Rome avec éclat, et le célèbre Prohérèse,
que Constant avait comblé d’honneurs. Quoiqu’il n’eût paru à Rome qu’en
passant, cette ville lui avait érigé une statue de bronze avec cette
inscription : Rome reine du monde au roi de l’éloquence. Etant retourné
à Athènes, il soutint la réputation du plus habile maître de la Grèce. Julien faisait
de lui une haute estime; il voulait même l’engager à écrire son histoire; et
par une exemption qu’il croyait honorable, il lui permit de continuer ses
leçons, sans être obligé de changer de religion. Prohérèse refusa cette distinction, qui m’aurait pu rendre sa foi suspecte; il renonça
généreusement à sa profession et aux bonnes grâces du prince, qui, dès ce
moment, par une bizarrerie très-ordinaire, rabattit beaucoup de l’opinion qu’il
avait eue de l’habileté de ce rhéteur.
Cet édit de Julien alarma tous les fidèles. Les livres saints étaient leur
nourriture; mais les lettres profanes, dit saint Basile, étaient les feuilles
qui servaient aux fruits d’ornements et de défense. Aussi ces hommes éclairés,
loin d’embrasser avec joie cette ignorance, qu’une fausse politique ou une
singularité bizarre prêchent quelquefois, et qu’une pieuse imbécillité
canonise, regardèrent cet artifice de Julien comme l’attentat le plus noir et
le plus dangereux qu’il eût formé contre le christianisme; ce sont les termes
de saint Grégoire de Nazianze; et de tous les
reproches dont il accable Julien, il n’en est point qui prête à son zèle plus
de force et plus de vivacité. On travailla aussitôt à réparer cette perte.
Saint Grégoire et Apollinaire, tous deux féconds et éloquents, tous deux hommes
de génie, riches de leur propre fonds et enrichis encore par l’étude des lettres,
composèrent en prose et en vers un grand nombre d’écrits. Ils avoient dessein
d’y transporter les beautés des auteurs profanes, et de les y conserver comme
dans un dépôt sacré, en les appliquant aux matières propres de la religion.
Mais quelque habiles que fussent ces deux illustres écrivains, leurs ouvrages
trop hâtés ne pouvaient remplacer des chefs-d’œuvre de tant de siècles; la mort
de Julien rendit bientôt à l’Eglise le libre usage des trésors dont il avait
voulu la dépouiller.
Pour s’assurer de l’exécution de cet édit, il défendit par une loi expresse
a tout particulier d’entreprendre de tenir une école, de quelque science que ce
fût, sans avoir été autorisé par le conseil de la ville et par les suffrages des
principaux habitants; il ordonna que le décret lui serait envoyé pour
l’examiner et le ratifier. Il témoignait de grands égards aux médecins; il fit
revivre en faveur de ceux de la cour et des deux capitales de l’empire, Rome et
Constantinople, tous les privilèges qui leur avoient été accordés par les
anciens empereurs, et les déclara exempts de toute fonction onéreuse. Rien
n’est plus honorable que la lettre par laquelle il rétablit le médecin Zénon,
que la faction de l’évêque George avait chassé d’Alexandrie; mais en même temps
il défendit aux chrétiens d’enseigner et peut-être même de pratiquer la
médecine. Saint Jean Chrysostome comprend cette profession dans le nombre de
celles dont les chrétiens furent exclus. Césaire, frère de saint Grégoire de Nazianze, avait exercé la médecine auprès de Constance avec
une grande réputation; son savoir, et son désintéressement, qui en rehaussait
le prix, lui avoient mérité l’estime de toute la ville de Constantinople, et
les plus honorables distinctions de la part du prince. Il demeura auprès de
Julien. Le danger auquel il exposait sa foi fit trembler son frère; celui-ci
s’efforça de le rappeler par une lettre touchante, trempée de ses larmes et de
celles de leur père. Césaire ne se rendit point à ces instances; mais il ne
dégénéra pas de cet esprit de lumière et de force qui faisait le caractère de sa
famille. En vain Julien , qui s’étoit fait un point d’honneur de le pervertir,
mit en œuvre les caresses et les menaces. Ce prince entra même en controverse
avec lui devant un grand nombre de témoins, les uns déjà séduits, les autres
fidèles, qui, partagés de désirs comme de sentiments, s’intéressaient tous
vivement à la victoire. Dans un combat en apparence si inégal, Césaire sut si
bien démêler les sophismes de Julien, il se tira avec tant d’adresse de ses
subtilités, il protesta avec tant de fermeté qu’il vivrait et qu’il mourrait
chrétien, que l’empereur, confus et déconcerté, perdit l’espérance de le
séduire, sans perdre cependant l’estime qu’il avait pour lui. Il voulait le
retenir : mais Césaire se retira de la cour, et alla mettre sa foi à couvert
dans le sein de sa famille.
La liberté de religion que Julien laissait en apparence aux chrétiens n’étoit
en effet qu’un dur esclavage. Toute la clémence de ce prince se bornait à ne
les pas condamner à mort par un édit général. Il prenait d’ailleurs les voies
les plus sûres pour les accabler. Toutes les faveurs étaient prodiguées aux
païens; les chrétiens n'éprouvaient que vexations, que mépris, que disgrâces.
Il dépouilla les ecclésiastiques de leurs privilèges; il les priva, ainsi que
les veuves et les vierges, des distributions fondés par Constantin; il
entreprit même de les forcer à rendre au trésor ce qu’ils avaient reçu depuis
cette fondation, et ces poursuites ne furent arrêtées que par sa mort. Il exigeait
des chrétiens des sommes considérables pour la réparation des temples; il y faisait
transporter les vases sacrés et les ornements des églises; ce n’étoit à son
avis que restituer aux dieux des biens qui leur appartenaient. Ces recherches donnaient
lieu à une infinité de violences; on emprisonnait les clercs, on les appliquait
à la torture. Pour multiplier les apostasies, il facilita les divorces, dont
Constantin avait restreint la licence, et il déclara que la diversité de culte serait
une cause légitime de séparation. Il n’admettait les chrétiens dans aucune
magistrature, sous prétexte que leur loi leur défend de faire usage du glaive.
Il les prévoit de tous les droits qu’on osait leur disputer; il ne leur permettait
pas même de se défendre devant les tribunaux : Votre religion, leur disait-il, vous interdit les procès et les querelles. A l’occasion des préparatifs
qu’il fallait faire pour la guerre contre les Perses, il imposa une taxe sur
tous ceux qui refusaient de sacrifier. Les gouverneurs des provinces, trouvant
une conjoncture si favorable pour s’enrichir, exigeaient beaucoup au-delà des
sommes imposées; ils employaient les contraintes les plus rigoureuses; et
lorsque les chrétiens portaient leurs plaintes à l’empereur : Retirez-vous,
galiléens infidèles, leur répondit-il, votre Dieu ne vous a-t-il pas
appris à mépriser les biens de ce monde, et à souffrir avec patience les
afflictions et les injustices? La plupart des habitants d’Edesse étaient
attachés à la foi catholique ; mais cette ville renfermait encore deux sectes
d’hérétiques, les Valentiniens et les ariens. Ceux-ci, fiers de la puissance
qu’ils avoient acquise sous le règne de Constance, attaquèrent les Valentiniens
et commirent de grands désordres. Julien saisit cette occasion pour dépouiller
l’église d’Edesse, qui étoit riche; et, sans faire distinction des catholiques,
qui n’avaient aucune part à la querelle, il ordonna que les biens de cette
église seraient confisqués. La lettre qu’il écrit à ce sujet au premier
magistrat de la ville joint aux plus terribles menaces une froide et maligne
plaisanterie : L’admirable loi des galiléens, dit-il, leur
prescrivant de se débarrasser des biens de la terre pour arriver plus aisément au
royaume des deux, nous voulons, autant qu’il est en nous, leur faciliter le
voyage. Les villes qui se signalaient en faveur de l’idolâtrie étaient
assurées de sa bienveillance; il les prévenait lui-même et les exhortait par
ses lettres à lui demander des grâces. Les villes chrétiennes, au contraire, n’obtenaient
pas justice; il évitait d’y entrer; il refusait audience à leurs députés, il rejetait
leurs requêtes.
La ville de Nisibe demanda du secours contre les Perses, dont elle craignait
les insultes; il répondit aux envoyés qu’ils
obtiendraient tout de lui quand ils auraient commencé par invoquer les dieux.
Il s’attachait surtout à pervertir les soldats. L’ignorance, le désir
d’avancer dans le service, l’habitude de ne connaitre d’autre loi que la
volonté du prince, lui faisaient espérer de leur part une soumission aveugle. Le
changement du labarum et le mélange des images des dieux avec celles de Julien,
aidaient à la séduction. Instruits de tout temps à révérer leurs enseignes et
les portraits de leurs empereurs, la plupart ne s’aperçurent pas du piège; ils
s’accoutumèrent à honorer les divinités de leur prince, et devinrent païens
presque sans le savoir. Il y en eut cependant qui, plus éclairés et plus
fidèles, évitèrent de rendre cet hommage idolâtre. Pour surprendre leur foi,
Julien s’avisa d’un stratagème. Un jour qu’il devait distribuer aux troupes une
gratification, il feignit de vouloir rappeler une coutume pratiquée, disait-il, par les anciens empereurs. A côté de son tribunal, il fit dresser un autel
et une table chargée d’encens. Sur l’autel s’élevait une enseigne qui portait
l’image de Jupiter et de ses dieux. Il prit ensuite séance avec tout l’appareil
de la majesté impériale. Les soldats, approchant à la file, paroissien d’abord
devant l’autel : on les avertissait de jeter un grain d’encens dans le feu
qu’on y avait allumé. La crainte, la surprise, la persuasion que ce n’étoit
qu’un ancien usage, et surtout l’or qu’ils voyaient briller dans la main du
prince, étouffaient les scrupules. Il ne s’en trouva que fort peu qui, refusant
de payer ce tribut à l’idolâtrie, se retirèrent sans se présenter à l’empereur.
Après cette cérémonie, quelques soldats chrétiens buvant ensemble, l’un d’eux
fit, selon la coutume, le signe de la croix. Un de ses camarades s’étant mis à
rire, comme il lui en demandait la raison : Eh quoi! répondit l’autre, avez-vous
déjà oublié ce que vous venez de faire ? Depuis que vous avez jeté l’encens sur
l’autel vous n’êtes plus chrétien. A cette parole, tous, se réveillant
comme d’une léthargie, poussent de grands cris, fondent en larmes, s’arrachent
les cheveux, courent à la place publique en criant : Nous sommes chrétiens;
l’empereur nous a trompé ; il s’est trompé lui-même, nous n’avons pas renoncé à
notre foi. Ils se rendent au palais : ils se plaignent de la supercherie;
et, jetant aux pieds de l’empereur l’or qu’ils avoient reçu, ils demandent la
mort en expiation de leur crime. Julien, irrité, commande qu’on leur tranche la
tête. On les conduit au supplice hors de la ville, suivis d’une foule de peuple
qui admire leur courage. Selon un usage établi par les lois romaines, lorsqu’il
s’agissait de punir ensemble plusieurs criminels, dans l’interrogatoire on commençait
par appliquer à la question le plus jeune, et dans l’exécution le plus âgé
étoit le premier mis à mort. Mais le plus vieux de ces soldats obtint du
bourreau qu’il commençât par le moins avancé en âge, de peur que sa constance
ne s’ébranlât à la vue du supplice de ses camarades. L’épée étoit déjà levée
lorsqu’on entendit un cri qui annonçait leur grâce. Alors le jeune homme, qui attendait
à genoux le coup mortel, se releva en soupirant : Hélas, dit-il, Romain
(c’étoit son nom) ne méritait pas l'honneur de mourir pour Jésus-Christ! Julien
se contenta de les casser et de les reléguer dans des provinces éloignées.
Jovien, Valentinien et Valens, qui tous trois parvinrent à l’empire,
méritèrent dès-lors la récompense que Dieu destinait à leur fermeté. Les deux
premiers étaient tribuns de la garde du prince; le troisième tenait dans le
même corps un rang inférieur. Julien ayant déclaré qu’il entendait que les
soldats, et surtout ceux de sa garde, renonçassent au christianisme ou au service,
Jovien offrit de remettre son épée; ce que Julien n’accepta pas, pour ne perdre
un officier de ce mérite. Il ne voulut pas non plus pousser à bout la constance
de Valens. Mais celle de Valentinien parut avec trop d’éclat pour laisser à
l’empereur la liberté de dissimuler. Julien endroit avec pompe dans le temple
de la Fortune pour y célébrer un sacrifice. Les ministres du temple, rangés à
droite et à gauche dans le vestibule, aspergeaient d’eau lustrale le prince et
son cortège. Valentinien, en qualité de commandant de la garde, marchait devant
l’empereur. S’étant aperçu qu’une goutte de cette eau profane étoit tombée sur
son habit, il s’échappa jusqu’à frapper rudement le ministre, et, coupant la
pièce, il la jeta par terre avec horreur. Le philosophe Maxime, qui marchait à
côté de Julien, lui fit remarquer cette brusquerie , qu’il traitait de sacrilège.
Au retour, l’empereur bannit Valentinien, et le relégua à Mélétine.
Mais, afin de ne paraitre jamais punir personne précisément pour raison de
religion, il prétexta des négligences dans le service. M. de Tillemont place la
scène de cet événement dans Antioche; il se fonde sur un mot de Théodoret, qui
ne me parait pas conclure nécessairement en faveur de cette opinion; et nous
savons que Julien avait consacré dans Constantinople un temple à la Fortune.
Julien, en défendant de mettre à mort les chrétiens, ne voulait sauver que
l'honneur de sa philosophie. Sa fausse clémence se renfermait dans les bornes
de sa résidence. Leur sang couloir dans le reste de l’empire. On savait que
c’était lui offrir les plus agréables victimes; et la volonté du prince une
fois connue, ou même soupçonnée, est, sans être écrite, la plus forte des lois
: la défense même devient une amorce, quand on sent qu’on lui fait la cour en
contrevenant à ses ordres. Les païens, qui depuis le règne du christianisme frémissaient
de rage, enivrés alors de la fumée de leurs sacrifices, entraient en fureur :
ils accablaient les chrétiens d’outrages; et ceux-ci, ayant perdu l’habitude de
souffrir, donnaient souvent par leur impatience occasion aux traitements les
plus rigoureux. Julien fermait les yeux sur ces désordres. Emilien fut brûlé
vif à Dorostole, dans la Mésie inférieure, et
l’évêque Philippe avec plusieurs autres chrétiens souffrirent le même supplice
à Andrinople. Dans cette contradiction entre les ordres et la passion de
Julien, les gouverneurs se crurent libres de suivre leur propre penchant.
Quelques-uns, par un effet de leur bonté naturelle, mirent les chrétiens à
couvert, et coururent le risque de déplaire en obéissant. Candien,
quoique païen, mérita par cette humanité les éloges de saint Grégoire, et
mérite encore les nôtres. On ne sait de quelle province il étoit gouverneur.
Salluste, second préfet d’Orient, tempéra autant qu’il put les rigueurs
auxquelles il fut quelquefois forcé par des ordres précis. L’autre Salluste ,
préfet de la Gaule, estimable d’ailleurs par sa probité , mais idolâtré
jusqu’au fanatisme, et inhumain par religion , fut un violent persécuteur. Comme
il étoit le plus intime confident de Julien, sa cruauté fait grand tort à la
prétendue douceur de ce prince.
Julien ne perdait pas de vue la résolution qu’il avait prise de venger
l’honneur de l’empire en attaquant Sapor dans ses états. S’étant donc assuré
des fonds nécessaires par la réforme de sa cour, par l’économie de sa dépense, et
par le bon ordre qu’il sut mettre dans ses finances, il assembla ses soldats,
anima leur courage, les harangua plusieurs fois, et, ce qui sans doute n’étoit
pas moins efficace, il augmenta leur paie. Au commencement de juin il partit de
Constantinople, suivi des vœux de tout le peuple, après un séjour de six mois,
et prit la route d’Antioche. Son dessein étoit de passer dans cette ville le
reste de l’année pour y achever ses préparatifs, et se mettre en état d’entrer
en campagne dès le printemps de l’année suivante. Hormisdas et Victor furent
chargés de la conduite des troupes. Ils firent observer une exacte discipline;
et l’Asie, qui sous le règne de Constance ne distinguait plus ses défenseurs
d’avec ses ennemis, n’eut rien à souffrir de leur passage. Julien lui-même, au
lieu des pressens que les gouverneurs avoient coutume de faire aux empereurs,
n’accepta que des compliments. Il tenait de son éducation le goût des
harangues; et comme dans la distribution des emplois il avait préféré les gens
de lettres, il trouva de quoi se satisfaire dans ce voyage. La superstition le suivit
partout; et il laissa en plusieurs lieux des traces sanglantes de sa haine
contre les chrétiens. On observe qu’il avait mis un si bon ordre dans les provinces
occidentales, que son éloignement n’y produisit aucun trouble: sa réputation suppléait
à sa présence; et ces nations turbulentes qui bordaient le Rhin et le Danube
respectèrent, tant qu’il vécut, les limites de l’empire, comme si le bras de
Julien eût toujours été suspendu sur leurs têtes.
Ayant traversé le détroit, il passa, sans s’arrêter, à Chalcédoine et à Libysse, petite bourgade célèbre par la sépulture
d’Annibal, et il vint à Nicomédie. La vue de cette grande cité, alors presque
détruite, et le triste état d’un peuple autrefois florissant, lui furent verser
des larmes. Il avait passé ses premières années a Nicomédie auprès de l’évêque
Eusèbe; il y reconnut encore plusieurs de ceux qu’il y avait vus dans son
enfance. Pour donner à cette malheureuse ville quelque marque de bienveillance,
il y fit placer sa statue et celle de sa femme Hélène, sous les symboles
d’Apollon et de Diane; ce qui fut pour les habitants une occasion d’idolâtrie.
Après avoir donné ses ordres pour relever les ruines de Nicomédie, il continua
sa route par Nicée. Arrivé sur les frontières de la Galatie, il se détourna sur
sa droite pour aller voir à Pessinunte l’ancien
temple de la mère des dieux, si fameux par la statue de cette déesse, qu’on disait
être tombée du ciel, et qui, par l’ordre d’un oracle, avait été transportée à
Rome pendant la seconde guerre punique. Julien séjourna dans cette ville; il y
ranima le culte de Cybèle, qui avait été fort négligé sous le règne de ses deux
prédécesseurs. Il perdit une nuit à composer un discours en l’honneur de cette
déesse : c’est un chef- d’œuvre de rêverie. On y voit sensiblement que les
Hellènes de ce temps-là, confondus parles chrétiens, donnaient la torture à
leur imagination pour sauver par des allégories bizarres et forcées le ridicule
et l’obscénité de leurs fables. La déesse à son tour régala Julien d’un oracle
qu’elle rendit en sa faveur. Ce fut vers le même temps qu’il passa deux jours à
mettre par écrit une apologie de Diogène et de la philosophie cynique. Il s’y
rencontre des choses bien pensées; mais la singularité de l’auteur s’y
développe tout entière : il fait soft héros de ce cynique effronté ; il prétend
que, lorsqu’on a pris l’essor philosophique, on peut se mettre au-dessus des
bienséances et des usages les plus sensés.
Avant que de quitter Pessinunte, il voulut venger
la déesse des insultes de deux chrétiens qui avoient renversé son autel. Il les fit amener devant lui, et tenta d’abord
de les pervertir par ses discours. Emportés par la vivacité de leur zèle et de
leur jeunesse, ils se moquèrent et de l’empereur et de ses sophismes. Julien les
condamna à mort, non pas comme chrétiens, c’eût été démentir son système, mais
comme perturbateurs de l’ordre public. Il reprit ensuite la route d’Ancyre.
Comme il en approchait, les sacrificateurs vinrent au-devant de lui, portant
l’idole de Proserpine. Il leur distribua une somme d’argent, et fit célébrer
des jeux le lendemain de son arrivée. Il y avait dans cette ville un prêtre
chrétien nommé Basile, qui du temps de Constance avait fortement combattu
l’arianisme. Sous le nouveau règne il avait tourné ses armes contre l’idolâtrie.
C’étoit un missionnaire zélé et véhément, qui allait de ville en ville,
exhortant publiquement les chrétiens, et leur inspirant de l’horreur pour les
idoles et les sacrifices. Le proconsul Saturnin éprouva son courage par les
plus cruelles tortures, mais sans l’ébranler. Il le fit mettre en prison, et en
informa l’empereur, qui étoit encore à Constantinople. Julien pensa qu’un homme
de ce caractère pourrait servir efficacement l’idolâtrie, s’il réussissait à le
gagner. Il envoya pour le séduire deux apostats, Elpide,
intendant du domaine, et un certain Pégasius. Leur
mission ne fut pas heureuse. Julien, arrivé à Ancyre se fit amener Basile; mais
il n’eut pas plus de succès; il n’en put tirer que des reproches de son apostasie,
et des menaces d’une mort funeste et prochaine. Il le mit entre les mains du
comte Fromentin, capitaine d’une compagnie de la garde, avec ordre de lui faire
souffrir des tourments douloureux, qui pussent lasser sa patience, sans lui
ôter promptement la vie. Pendant le séjour de Julien, Basile, dont on déchirait
le corps tous les jours, se fit une fois conduire devant lui. Julien s’en félicitait,
il le croyait vaincu; mais il n’en reçu t que de nouveaux reproches, et il en
sut fort mauvais gré à Frumentin , qu’il ne voulut
pas voir à son départ. Le comte se vengea de cette disgrâce sur la personne de
Basile, qu’il fit mourir dans les plus horribles tourments.
Sur la route d’Ancyre à Césarée Julien fut souvent, arrêté par des plaintes
et des reproches. Les uns redemandaient leurs biens injustement usurpés; les
autres se plaignaient qu’on voulût contre toute raison les assujettir à des
charges onéreuses; d’autres lui dénonçaient des crimes de lèse-majesté.
L’empereur rendait prompte justice aux premiers. Mais, toujours trop favorable
à l’ordre municipal, il avait rarement égard aux privilèges et aux dispenses
les plus légitimes; en sorte que ceux qu’on inquiétait à ce sujet prenaient le
parti de se rédimer par argent de ces injustes poursuites. Pour les délateurs,
dont il avait lui-même tant de fois ressenti la malice, il les rejetait avec indignation
et avec mépris: on en rapporte un exemple mémorable. Un de ces calomniateurs,
pour se venger d’un ennemi, le dénonça à l’empereur comme aspirant à la
souveraineté. Julien le rebuta plusieurs fois. Enfin, importuné de son opiniâtreté,
il lui demanda quel étoit cet homme qu’il accusait, et quelles preuves il avait
de son crime : C’est, répondit l’accusateur, un riche habitant d’une
telle ville ; et je suis en état de prouver qu’il se fait faire un manteau de
soie teint en pourpre. Le prince, sans en vouloir entendre davantage, lui
imposa silence en disant : Vous êtes bien heureux que je ne punisse pas un
misérable tel que vous, qui ose accuser son pareil d’une si haute entreprise.
Et comme le délateur continuait d’insister, Julien appela un de ses officiers: Faites
donner, lui dit-il, a ce dangereux babillard une de mes chaussures de
couleur de pourpre, et qu’il la porte de ma part à ce bourgeois qui s’est déjà
fait faire le manteau. En traversant la Cappadoce, il détachait des soldats
pour livrer les églises aux idolâtres, ou pour les abattre. Ceux qui furent
chargés de cette expédition pour Nazianze rencontrèrent une si vigoureuse résistance de la part de l’évêque, qu’ils
furent contraints de se retirer avec confusion. Ce prélat, cassé de vieillesse,
mais plein de feu et de vivacité, étoit Grégoire, père de l’illustre docteur de
l’Eglise, si connu par sa sainteté et par ses admirables écrits. Césarée,
capitale de la province, éprouva toute la colère de l’empereur. Comme elle
étoit peuplée de chrétiens, et qu’on y avait ruiné les temples de Jupiter et
d’Apollon , anciennes divinités tutélaires de la ville, elle lui étoit depuis longtemps
odieuse, et cette haine venait de s’accroître par la destruction du temple de
la Fortune, le seul qui eût subsisté à Césarée jusqu’à la mort de Constance.
Julien punit tout à la fois les chrétiens d’avoir ruiné cet édifice, et les
païens de l’avoir souffert, et de n’avoir pas, quoiqu’ils fussent en petit
nombre, défendu jusqu’à la mort le culte de leur déesse. Il ôta à la ville le
nom de Césarée, qui lui avait été donné par Tibère, et lui fit reprendre son
ancien nom de Mazaca. Il imposa aux habitants
une amende de trois cents livres d’or. Tous ceux qui avoient prêté leurs mains
à ce prétendu sacrilège furent condamnés à la mort ou à l’exil. Eupsychius, un des plus nobles citoyens, expira dans de
cruels supplices. Les biens meubles et immeubles des églises de la ville et du
territoire furent confisqués. On enrôla les ecclésiastiques dans la milice
destinée au service des gouverneurs ; c’étoit en même temps la plus
méprisée et la plus onéreuse. Les chrétiens furent assujettis à la taille,
comme dans les moindres bourgades. Julien protesta avec serment que, si on ne relevait
au plus tôt les temples abattus, il ne laisserait à aucun galiléen la tête
sur les épaules. Ce fut ainsi qu’il s’exprima; et cette menace aurait été
suivie de l’exécution , s’il eût vécu plus longtemps. L’église de Césarée
étoit alors partagée au sujet de l’élection de son évêque. Julien voulut connaitre
de ce différend, qu’il traitait de désordre et de sédition. Il fit écrire aux
prélats divisés une lettre menaçante. Mais l’évêque de Nazianze répondit avec tant de force et de hardiesse, que Julien ne jugea pas à propos
de se commettre avec ce vieillard intrépide.
Celse, gouverneur de Cilicie, vint le recevoir au passage du mont Taurus.
Julien l’aimait depuis qu’ils s’étaient trouvés ensemble dans les écoles
d’Athènes. Il l’embrassa tendrement; et, l’ayant fait asseoir à côté de lui
dans son char, il entra dans la ville de Tarse. A l’issue d’un sacrifice,
Celse, qui avait été disciple de Libanius, prononça
en présence de Julien un long panégyrique qui fatigua beaucoup et le héros et
l’orateur. Le prince était debout devant l’autel, et l’on était alors dans les
grandes chaleurs du mois de juillet.
De Tarse Julien alla droit à Antioche, où il arriva près de deux mois après
son départ de Constantinople. Tout le peuple de cette capitale de l’Orient
sortit au-devant de lui: les païens le reçurent avec toute la pompe dont on honorait
l’entrée des divinités. Quoique le christianisme, qui avait autrefois commencé
à prendre son nom dans cette ville, y fût très-florissant, il s’y trouvait
cependant un grand nombre d’idolâtres. Ceux-ci célébraient dans ce temps-là les
fêtes d’Adonis; et les acclamations de joie étaient interrompues par les cris
lugubres des femmes, qui, selon l’ancien usage, pleuraient la mort de ce héros
de la volupté. Ce mélange de deuil fut regardé comme un sinistre présage, et la
superstition ne manqua pas de s’en alarmer dans le moment, et de le rappeler
après la mort du prince.
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