web counter

LIBRAIRIE FRANÇAISE

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

 

 

LIVRE VINGT-NEUVIÈME.

HONORIUS, THÉODOSE II.

 

L’annÉe 410 aurait été la dernière de l’empire d'Occident si Alaric eût conserver et affermir ses conquêtes comme il savait conquérir. Honorius, renfermé dans Ravenne, et prêt à fuir en Orient à la première alarme, était si peu assuré de son état, qu’il ne nomma de consul pour l'Occident ni cette année ni la suivante. Varane, nommé en Orient, fut le seul conseil légitime en 410 et le jeune Théodose pour la quatrième fois en 411. Tertulle, qui portait le titre de consul dans le parti d’Attale, ne fut reconnu que dans Rome, et seulement autant de temps qu’Attale fut maître de cette ville. Il tomba bientôt avec le fantôme auquel il était attaché. Il commença cependant avec faste l’exercice de son consulat. Le sénat s’étant assemblé le premier janvier selon la coutume, Tertulle, environné de toute la pompe consulaire, lui adressa la parole en ces termes: Pères conscrits, je vous parle aujourd'hui en qualité de consul et de pontife; je possède déjà la première de ces dignités; j’y vais bientôt réunir l'autre. Le reste de son discours répondit à ce début ridicule; il s’annonçait comme le vengeur des dieux et le réparateur de leurs autels et de leurs temples.

Il ne fallait qu’un souffle d’Alaric pour abattre cette vaine grandeur, ce qui ne tarda pas d’arriver. Iraquien, arrêtant les convois d’Afrique, réduisit Rome à une disette encore plus extrême que celle qu’elle avait éprouvée pendant le siège. Les monopoleurs serraient le peu de blé qui restait pour le vendre au prix qu’exigeaient leur avarice homicide. Enfin la famine devint si insupportable, que, dans les jeux du Cirque, le peuple, désespéré, s’écria d’une voix unanime : Qu’on mette en vente la chair humaine, et qu’on en taxe le prix. Attale, apprenant ces horreurs, partit du camp d’Alaric et revint à Rome. Il assembla le sénat. Presque tous les sénateurs pensaient que le remède à leurs maux ne pouvait venir que de l’Afrique; on proposait de nouveau d’y envoyer Druma avec ses Goths. Attale, appuyé d’un petit nombre, persistait dans son premier avis. Enfin Alaric, irrité de cette opiniâtreté injurieuse, animé encore par les conseils de Jove, fit revenir Attale à Rimini; et l’ayant conduit hors de la ville à la vue de tout le peuple, il lui ôta le diadème, le dépouilla de la pourpre, et renvoya tous ces ornements à l’empereur. Il voulut bien cependant ne pas abandonner ce misérable, ni son fils Ampélius. Entre les conditions de son accommodement avec Honorius, il demandait qu’on leur conservât la vie, et il les retint dans son camp en attendant la conclusion du traité. La chute d’Attale n’affligea que les païens et les ariens de Rome.

Par sa disposition, les officiers qu’il avait nommés perdaient leurs emplois et leurs titres. Rome ne tarda pas de rentrer sous l’obéissance de son maître légitime. Elle protesta contre tout ce qui s’était passé dans son enceinte pendant la tyrannie d’Attale. Par une loi du douzième de février, Honorius déclara que les officiers qui avoient abandonné Attale avant sa déposition conserveraient le rang qu’ils avoient reçu de leur prince légitime, mais que ceux qui ne s’étaient séparés du tyran qu’après sa disgrâce resteraient privés de leurs emplois. Tout semblait disposé à la paix. Alaric s’était avancé jusqu’à trois lieues de Ravenne; Honorius, de son côté, avait oublié le serment qu’il avait fait de ne jamais traiter avec Alaric, elles conférences étaient ouvertes entre le roi des Goths et les commissaires de l’empereur, lorsque, pour le malheur de Rome, il survint un nouveau contretemps qui renversa toutes ces espérances. L’impétueux Sarus s’était, depuis la mort de Stilicon, retiré dans le Picénum avec ses aventuriers, au nombre de trois cents hommes. Haïssant Alaric autant qu’il méprisait Honorious, il courait le pays, incommodant également les deux partis par ses attaques et par ses pillages. Ataulfe l’étant allé chercher avec toutes ses troupes, Sarus, hors d’état de tenir contre des forces trop supérieures, prit le parti de rejoindre Honorius. Comme il se persuadait qu’une réconciliation entre les Romains et les Goths ne pouvait que lui être funeste, il ne cessait de crier qu’il était honteux de marchander les bonnes grâces d’un ennemi qui ne méritait que vengeance. Voyant que ses discours n’étaient pas écoutés, il prit sur lui le soin de rompre les conférences; et, étant sorti de Ravenne à la tête de sa troupe, il vint fondre sur un quartier du camp d’Alaric, et tailla en pièces un grand nombre de Goths.

Cette perfidie fut suivie d’une prompte et terrible vengeance. Alaric prit sur-le-champ le chemin de Rome. Il rendit le titre d’empereur à Attale, qui servit de jouet à sa politique, et le lui ôta devant Rome, quand il vit que les Romains ne se laissaient plus amuser par cette comédie, et qu’ils refusaient d’ouvrir leurs portes. Le bruit de la marche d’Alaric renouvela ou fit inventer une prédiction qui annonçait la prise de Rome pour cette année. Beaucoup de chrétiens se retirèrent de la ville, après avoir distribué tous leurs biens aux pauvres. On ignore les circonstances du siège, qui fut assez long. On sait seulement qu’Alaric étant maître de Porto depuis l’année précédente, la famine, qui était déjà extrême avant l’arrivée des Goths, porta les habitants aux plus cruelles extrémités.

Enfin Alaric entra dans Rome le 24 août, pendant la nuit. La plupart des auteurs conviennent qu’elle lui fut livrée par trahison; mais les historiens les plus dignes de foi ne donnent sur ce sujet aucun éclaircissement, et les autres ne débitent que des fables dépourvues de vraisemblance. Quelques-uns en accusent Faltonia Proba, veuve de Probe, ce célèbre préfet du prétoire : ils racontent que cette dame, touchée de compassion pour les habitants que la faim réduisit à se dévorer les uns les autres, fit pendant la nuit ouvrir les portes de la ville par ses esclaves. Mais il faudrait des témoignages plus assurés pour imputer un crime de cette nature à une femme aussi illustre par sa vertu que par sa naissance; et le sort qu’elle éprouva après la prise de Rome suffit pour la justifier. Alaric, naturellement porté à la douceur, permit à ses soldats de piller la ville; mais il leur recommanda d’épargner le sang des hommes et l’honneur des femmes; il leur défendit de brûler les édifices consacrés au culte de la religion; et comme Romulus, pour peupler Rome, y avait établi un asile, Alaric, en la saccageant, en ouvrit deux pour soustraire à la fureur des soldats les déplorables restes des habitants : il déclara que l’église de Saint-Pierre et celle de Saint-Paul seraient respectées comme un refuge inviolable. Il avait choisi ces deux églises, non-seulement par vénération pour ces deux fondateurs de Rome chrétienne, mais aussi parce qu’étant les plus spacieuses, elles pourvoient sauver un plus grand nombre de malheureux.

Ces ordres, laissant un libre cours à l’avarice, mettaient un frein à la cruauté. Mais quels ordres pourraient contenir des vainqueurs féroces dans l’ivresse du pillage? Les Goths répandus dans Rome saccagèrent les maisons; ils mirent le feu à celles qu’on tenait fermées, et, s’y jetant au milieu des flammes, non contents des richesses qu’ils trouvaient sous leurs mains, ils supposaient qu’on leur en celait plus qu’il n’rn paraissait, et n’épargnaient ni les menaces ni les tourments pour forcer les possesseurs à livrer ce qu’ils avoient et ce qu’ils n’avoient pas. La famine avait par avance ravagé la ville; il y avait peu de maisons qui ne fussent en deuil, et qui n'offrissent aux yeux du soldat barbare des cadavres ensevelis. Ce spectacle n’attendrissait pas ces cœurs impitoyables : des femmes, des enfants furent égorgés sur les corps de leurs maris et de leurs pères. La brutalité ne respecta que les femmes et les filles qui s’étaient réfugiées dans les églises. Le fracas des maisons que l’embrasement détruisit, les insultes, les cris, l’épouvante, la fuite, répandaient une affreuse confusion les flammes qui dévoraient une partie de la ville éclairaient toutes ces horreurs; et comme si le ciel se fût armé de concert pour châtier cette métropole de l’idolâtrie, un furieux orage se joignit aux ravages des Goths; la foudre écrasa plusieurs temples, fondit les lambris d’airain, réduisit en poudre ces statues autrefois adorées que les empereurs chrétiens avoient conservées pour la décoration de la ville.

Cependant le respect des Goths pour la sainteté du christianisme épargna beaucoup de sang aux Romains. La fureur des ennemis s'arrêtait aux portes des saints lieux: elle n’osait franchir ces bornes sacrées; les Goths eux-mêmes y conduisaient ceux qu’ils voulaient sauver du massacre. Si quelques églises furent embrasées, ce ne fut que par la communication des flammes qui consumaient les maisons voisines; et la religion, selon son divin privilège, se soutint avec gloire au milieu de tant de ruines, un officier goth, étant entré dans une maison qui servit de dépôt à l’église de Saint-Pierre, et n’y trouvant qu’une femme avancée en âge, lui demanda si elle avait de l’or et de l’argent : J'en ai beaucoup, lui répondit elle sans se déconcerter, et je vais l'exposer à vos yeux. Elle étala en même temps un grand nombre de vases précieux; et comme le barbare était étonné de trouver tant de richesses entre les mains d’une femme qui n’annonçait rien de distingué : Ces vases, dit-elle, appartiennent à Saint-Pierre; prenez-les, si vous l’osez comme je ne puis les défendre, je vous les abandonne, vous en rendrez compte à celui qui en est le maître. Le barbare, n’osant toucher à ce dépôt sacré, envoya demander les ordres du roi. Alaric ordonna de faire porter tous ces vases à la basilique de Saint-Pierre, sous une escorte assez forte pour en assurer le transport, et d’y conduire en même temps cette femme et tous les chrétiens qui se joindraient à elle. La maison était fort éloi­gnée de la basilique. Ce fut un spectacle aussi surprenant que magnifique devoir une longue suite de soldats qui, tenant d’une main l’épée nue, et soutenant de l’autre les vases précieux qu’ils portaient sur leurs têtes, marchaient avec une contenance respectueuse au travers du bouleversement et du désordre, et formaient une file éclatante, comme un rayon de soleil qui perce un noir orage. Les chrétiens accouraient de toutes parts, et se joignaient à cette escorte, chantant des hymnes de concert avec les barbares. Plusieurs païens se mêlaient avec eux pour sauver leur vie; et dans cette procession militaire tout voit l’air d’un triomphe: c’était en effet la piété des Goths qui portait les dépouilles de leur avarice vain­cue. Après avoir ainsi traversé toute la ville, ils arri­vèrent à la basilique, où les vases et ceux qui les accompagnaient furent mis en sûreté.

Les femmes chrétiennes semblèrent alors avoir recueilli le courage que les hommes avaient perdu. Marcelle, illustre par sa vertu et par sa noblesse, veuve depuis soixante-dix ans, occupait une maison sur le mont Aventin. Elle y vivait dans la prière et dans la méditation des saintes Ecritures avec une jeune fille fort belle, nommée Principie, qu’elle formait à la piété. Plusieurs soldats, étant entrés chez elle, lui demandèrent son or. Elle leur répondit avec un visage intrépide qu’elle l’avait distribué aux pauvres, et qu’elle ne s’était réservé que la tunique dont elle était couverte. Les barbares, persuadés que cette pauvreté apparente n’était qu’un déguisement, la chargèrent de coups. Insensible à la douleur, elle leur demanda pour unique grâce de ne la pas séparer de cette jeune fille, que sa beauté exposait à des insultes plus cruelles que la mort. Cette fermeté toucha des cœurs que les larmes n’auraient pas attendris; ils la portèrent avec Principie à la basilique de Saint-Paul. Marcelle avait conservé l’honneur de sa compagne; une autre femme sauva le sien propre par un courage héroïque. Un jeune officier, épris de la beauté d’une Romaine, après avoir mis tout en œuvre pour la faire consentir à ses désirs, lui présenta l’épée nue; et, comme s’il eût voulu lui abattre la tête, il lui fit une légère blessure pour la réduire par la crainte de la mort. Mais cette femme généreuse, loin de s’effrayer du sang dont elle se voyait trempée, présentant le col à l’ennemi : Recommence, dit-elle, et songe à mieux frapper; je suis résolue à perdre la vie plutôt que l’honneur. L’épée tomba des mains du barbare; la rage fit place à l’admiration; il conduisit sa captive à l’église de Saint-Pierre, et la recommanda aux gardes, leur donnant six pièces d’or, avec ordre de ne la remettre qu’entre les mains de son mari.

C’est ainsi que Rome, onze cent soixante et trois ans après qu’elle eut été fondée, perdit en un jour cet éclat qui la rendait la première ville de l’univers. Alaric ne la détruisit pas. Elle avait, lorsqu’il y entra, vingt et un milles de circuit; cette enceinte subsista, mais elle renferma beaucoup de ruines. Il est vrai que les Goths épargnèrent les édifices publics. Soixante ans après, du temps de Cassiodore, c’est-à-dire après deux autres saccagements dont le Vandale Genséric et le Suève Ricimer furent les auteurs, on y voyait encore le Cirque, les thermes, les aqueducs, les théâtres en leur entier. Alaric sauva beaucoup plus de Romains qu’il n’en fit périr; il n’y eut presque aucun sénateur qui perdit la vie, si ce n’est qu’il fût méconnu. Saint Augustin et Orose assurent que les désastres de Rome en cette conjoncture ne sont point comparables à ceux qu’elle avait éprouvés, soit dans l’irruption des Gaulois, soit dans les massacres des guerres civiles, soit dans l’incendie de Néron. Mais., du temps d’Alaric, l’empire était desséché et caduc; il n’a voit plus cette sève vigoureuse ni ce ressort qui lui avait autrefois rendu ses forces. La majesté du nom romain fut à jamais flétrie. Rome subsista dans son étendue; mais ce ne fut plus, s’il est permis de s’exprimer ainsi, qu’un grand cadavre : et quoiqu’elle se repeuplât bientôt, et qu’en un seul jour on y vît rentrer quatorze mille personnes, cependant, une fois humiliée par Alaric, elle devint le jouet et la proie des barbares. Après avoir perdu sa grandeur et ses richesses, elle ne conserva que son orgueil et son luxe, vaine écorce de la richesse et de la grandeur. On ne dit point ce qu’Honorius faisait à Ravenne pendant le siège et le saccagement de Rome, et il n’est pas difficile de croire qu’il ne faisait rien. Procope raconte à ce sujet que l’eunuque qui avait soin de la volière de l’empereur étant venu lui annoncer que Rome était perdue : Comment cela se peut-il? répondit le prince tout alarmé ; il n'y a qu'un moment que je lui ai donné a manger dans ma main. Il avait une poule d’une beauté singulière, qu’il aimait et qu’il avait nom­mée Rome. L’auteur ajoute que, l’eunuque lui ayant fait entendre qu’il parlait de la ville, et non pas de la poule, le prince se rassura et fut aussitôt consolé. Le crédit qu’a trouvé un conte si peu vraisemblable, ré­pété par tous les écrivains des siècles suivants, marque du moins quelle idée ce prince a laissée de lui-même à la postérité.

Un trait plus certain et digne de remarque, c’est que les païens, qui n’avoient conservé leur vie qu’en se disant chrétiens ou en se réfugiant dans les églises, furent assez aveugles et assez ingrats pour accuser la religion chrétienne d’être cause des malheurs de l’empire: ils publièrent que Rome n’avait succombé sous les efforts des barbares que parce qu’elle avait perdu sacs défenseurs en perdant ses idoles. Saint Augustin réfuta ces blas­phèmes dans plusieurs sermons: ce fut dans ce dessein qu’il composa son admirable ouvrage de la Cité de Dieu, et qu’Orose, disciple de ce grand évêque, écrivit un abrégé de l’histoire universelle. M. Bosquet, évêque de Meaux, a suivi les mêmes traces en ces derniers temps : il a montré dans un ouvrage célèbre que Dieu se servit du bras d’Alaric pour achever de terrasser l’idolâtrie, et pour venger le sang de tant de martyrs dont Rome s’était abreuvée.

Les approches d’Alaric avoient fait prendre la fuite à un grand nombre de Romains. Il s’en échappa encore pendant le saccagement de la ville. L’Orient, l‘Egypt, l’Afrique, furent peuplés de fugitifs, et tous les rivages de la Méditerranée se virent couverts des débris de ce grand naufrage. Saint Jérôme interrompit ses éludes pour soulager par ses aumônes et consoler par ses larmes une foule de personnes de l’un et de l’autre sexe qui venaient chercher un asile à Bethléem dans le berceau du christianisme, et les saints lieux de la Palestine furent changés en autant d’hôpitaux remplis de misère et d’in­digence. Plusieurs Romains se retirèrent dans les îles de la mer de Toscane, et surtout dans celle d’Igilium, aujourd’hui Giglio. Quoiqu’elle ne fût qu’à dieux lieues du continent, et que les Goths fissent des descentes dans les autres îles, toujours repoussés par les vents, ils ne purent aborder à celle-ci. L’Afrique semblait être la retraite la plus assurée: aussi ceux qui avoient pu em­porter une partie de leurs richesses s’empressèrent-ils de s’y rendre; mais ils y trouvèrent un maître plus barbare que celui qu’ils fuyaient. Héraclien, comte d’Afrique, était avare, cruel, plongé dans le vin et dans la dé­bauche. Il profita du malheur des fugitifs pour assouvir son avarice. Il enlevait les filles les plus nobles des bras de leurs mères pour les vendre à des marchands syriens, les plus avides de tous les hommes. Ni les pupilles, ni les veuves, ni les vierges consacrées à Dieu ne pou voient sans argent obtenir de protection ni de justice. Faltonia Proba s’était retirée en Afrique avec sa famille: il fallut abandonner à ce tyran brutal et. impitoyable ce qui lui restait de ses biens pour sauver l’honneur de sa fille Julienne et de sa petite-fille Démétriade. Il est vrai que de ces fugitifs il y en avait peu qui méritassent une véritable compassion: bien différents de leurs ancêtres, que la honte d’une défaite plongeait dans une morne et profonde tristesse qui ne se dissipait que par la vic­toire, l’humeur frivole et légère de ceux-ci leur faisait oublier leur patrie dès qu’ils l’avoient perdue de vue. Ceux qui arrivèrent à Carthage coururent aussitôt au théâtre; et, prenant parti dans les diverses factions qui partageaient les spectateurs, ils remplissaient la ville de trouble et de désordre.

Alaric, étant maître de Rome, ne fît rien de ce qu’il avait à faire. Il devait s’assurer par sa présence la possession de cette ville; ou, s’il la quittait pour conquérir le reste de l’Italie, il était de la prudence d’y laisser garnison, et de marcher d’abord contre Honorius qui tremblait dans Ravenne. Mais, autant qu’on en peut juger par les événements, ce guerrier ne se proposait que le pillage de l’Italie et de la Sicile : son dessein était de passer en Afrique; c’était là qu’il méditait de fixer ses conquêtes et d’établir sa nation. Outre que celle contrée était plus vaste et plus fertile, les Romains n’y avoient que peu de forces, qui, une fois perdues, ne pourraient que très-difficilement se réparer. Une ba­taille gagnée le rendait paisible possesseur de tout le pays. Dans celte pensée, il abandonna Rome trois jours presqu’ile y fut entré, et prit la route de la Sicile. Il emmenait avec loi grand nombre de prisonniers, et entre autres Placidie, sœur d’Honorius, à laquelle il faisait rendre tous les honneurs dus à sa naissance. Ra­vageant tout sur son passage, il arriva devant Noie, qu’il assiégea : elle fut prise et saccagée. Saint Paulin, son évêque, ne fut pas tourmenté pour être forcé de décou­vrir son or et son argent; les Goths eux-mêmes savaient que ce saint prélat n’avait d’autre trésor que le sein des pauvres. Alaric, ayant traversé la Lucanie et le pays des Brutiens, pilla et brûla la ville de Rhége. Alors, chargé des dépouilles de toute l’Italie , ayant de­vant ses yeux la Sicile, d’où il espérait encore un riche butin, il fit construire à la hâte des bâtiments légers, dans lesquels il embarqua une partie de ses troupes pour tenter le passage. A peine eut-on levé l’ancre, qu’une horrible tempête, se levant tout à coup, submergea ou fracassa toute cette flotte à la vue d’Alaric qui se désespérait sur le rivage. Mortellement affligé de ce dé­sastre, il se retira à Cosence pour délibérer sur ce qu’il avait à faire. Mais la mort vint renverser tons ses pro­jets : il fut emporté par une maladie en peu de jours, et laissa sa couronne à son beau-frère. Les Goths le pleu­rèrent comme le héros de leur nation; et, suivant la coutume des barbares du nord qui cachaient avec soin les tombeaux des hommes extraordinaires, ils dé­tournèrent le cours d’une petite rivière près de Cosence; et ayant creusé dans son lit une fosse profonde, ils y dé­posèrent le corps d’Alaric avec quantité de richesses, comblèrent la fosse, et firent reprendre aux eaux leur cours naturel. Pour s’assurer du secret, on égorgea les prisonniers qui avoient été employés à ce travail.

Pendant le siège de Rome, lorsque Attale eut été une seconde fois dépouillé de la pourpre, Honorius accorda une amnistie générale à tous ceux qui avoient servi le tyran. Comme il avait le plus grand intérêt à la conser­vation de l'Afrique, il eut soin de ménager l’affection des Africains en leur remettant tout ce qu’ils dévoient au fisc des années précédentes. Les provinces d’Italie qui avoient été ravagées par Alaric furent aussi dans la suite soulagées par la remise de la plus grande partie des impositions.

Constantin avait promis à Honorius de venir en Italie le secourir contre les Goths. Il y vint en effet avec une armée pendant le siège de Rome; mais c’était à dessein de dépouiller Honorius de ce qui lui restait. Il avait mis dans ses intérêts Allobic, commandant de la garde, qui, étant dévoué à Jove, trahissait aussi l'empereur. Constantin, ayant traversé les Alpes cottiennes dans l’endroit qu’on nomme aujourd’hui le pas de Suze, s’a­vança jusqu’à Verone; et, comme il était prêt à passer le Pô pour s’approcher de Ravenne, il apprit la mort d’Allobic. Honorius , averti de la perfidie de ce traître, qui avait déjà mérité son indignation par le massacre d’Eusèbe, l’avait fait tuer sur-le-champ. Cette nouvelle arrêta Constantin, qui comptait sur ses intelligen­ces avec Allobic plus que sur ses propres forces. Il reprit le chemin de la Gaule, et rentra dans Arles, où son fils Constant vint en même temps le joindre.

Géronce, devenu mortel ennemi de Constantin, passa les Pyrénées, et vint lui faire la guerre en Gaule, d’où il espérait le chasser, comme il avait chassé Constant de l’Espagne. Constantin dépêcha aussitôt le général Edobinc pour aller au-delà du Rhin chercher de nouveaux secours chez les Francs et les Allemands. Il envoya son fils Constant à Vienne pour garder cette place et mettre à couvert les villes situées le long du Rhône. Géronce marcha droit à Vienne, y entra, soit par force, soit par trahison, fit couper la tête à Constant, et vint assiéger Constantin dans Arles.

La division qui régnait entre ces rebelles fournissait à l’empereur une occasion de recouvrer la Gaule. Il donna le commandement des troupes à Constance. Ce nouveau général, qui du rang de simple officier s’éleva jusqu'à l’alliance de son maître, dont il partagea puissance et les titres, mériterait d’être mieux connu.

L’histoire ne dit rien de lui qu’au moment qu’elle le montre à la tête des armées. On sait seulement qu’il était Illyrien , et qu’il s’était avancé dans les emplois mi­litaires sous le règne du grand Théodose. Les traits de son visage étaient nobles et majestueux; il avait de grands yeux, la tête élevée et le front large : en public son air avait quelque chose de rude et de triste, quoiqu’on particulier il fût affable, civil, enjoué. On dit qu’il aimait les plaisirs de la table, et qu’il s’y livrait un peu trop volontiers. D’ailleurs il était actif, plein de cou­rage, également capable des affaires de la guerre et de celles du gouvernement. Il méprisa l’argent jusqu’à son mariage avec Placidie, qui lui apprit trop à l’es­timer.

Depuis qu’Honorius était sur le trône, les armées n’avoient été commandées que par des étrangers qui, n’étant attachés à l’empire par aucun lien naturel, ne servaient que leur fortune. Dès que Constance fut à la tête des troupes, on sentit combien il était avantageux d’avoir un général qui n’eût point d’intérêt séparé de celui de l'état. II partit pour la Gaule, et il ne tint pas à Honorius que ses talents ne devinssent inutiles. Il lui donna un collègue : ce fut un officier goth nommé Ulphilas. Mais, heureusement pour l’empire, cet officier fut assez sensé pour reconnaitre dans Constance une capacité supérieure, et assez généreux pour sacrifier au bien public tout sentiment de jalousie en se comportant comme lieutenant de celui dont il était le collègue : mérite plus rare et plus profond que la supériorité du génie.

Dès que Constance parut devant Arles, où Géronce tenait Constantin assiégé, la plupart des soldats de Géronce, mécontents de la dureté de son commandement, l’abandonnèrent pour se ranger sous les étendards de Constance. Géronce, effrayé de cette désertion, leva le siège et s’enfuit en Espagne avec le peu de soldats qui lui étaient demeurés fidèles. Ils ne le furent pas long­temps : leur général fugitif ne leur parut digne que de mépris; ils résolurent de s’en défaire, et vinrent pen­dant la nuit pour forcer la maison où il s’était logé. Gé­ronce, sans autre secours que celui de ses domestiques, se défendit courageusement; il tua à coups de traits plus de trois cents soldats. Enfin , les traits lui ayant man­qué, ses esclaves se sauvèrent en se glissant en bas avec des cordes. Il se serait échappé avec eux, s’il eût pu se résoudre à abandonner sa femme Nonniquie. Il ne resta auprès de lui qu’un esclave, Alain de nation, résolu de péril avec son maître. Au point du jour, les soldats ayant mis le feu à la maison, Géronce coupa la tête à son esclave, et s’allait donner la mort à lui-même, lors­que sa femme, se jetant à son cou et le baignant de ses larmes, lui demanda pour dernière grâce de ne le pas laisser à la merci des rebelles. Elle porte en même temps sur son sein la pointe de l’épée, et aide la main de son mari à la plonger tout entière. Géronce, l’ayant retirée du corps de sa femme, l’enfonce trois fois dans le sien; et, craignant encore de survivre à ces blessures, il se perce le cœur d’un coup de poignard.

Maxime apprit à Tarragone la ruine de son parti. Il fut aussitôt dépouillé de la pourpre par les soldats que Géronce lui avait laissés pour sa garde. Ces soldats furent ensuite par ordre de l’empereur transportés en Afrique, et peu de temps après rappelés en Italie. Honorius, soit par mépris, soit par un effet de clémence, sachant que Maxime n’avait en rien contribué à sa propre élévation, et qu’il n’avait été entré les mains de Géronce qu’un instrument inanimé, voulut bien lui laisser la vie. Ce tyran imaginaire se retira parmi les barbares, où il passa onze ans dans l’obscurité et dans l'indigence. Au bout de ce temps-là, à la faveur des guerres qui s’allumèrent en Espagne entre les Vandales et les Suèves, il fut tenté de reprendre la pourpre; et, s’étant rendu maître de quelques pays, il fut pris, con­duit à Ravenne; et, après avoir servi de spectacle dans les jeux du Cirque, où il parut chargé de chaînes, il eut la tête tranchée avec Jovin son général.

Après la fuite de Géronce, Constantin, assiégé par  Constance, se défendit dans l’espérance du secours qu’Edobine devait lui amener. On apprit que ce géné­ral approchait avec des troupes nombreuses de Francs et d’Allemands. A cette nouvelle, les généraux d'Honorius songeaient à retourner en Italie. Mais Edobine était déjà si proche, et faisait une telle diligence, qu’il leur était impossible d’éviter une action avant qu’ils eussent gagné les Alpes. Ils prirent donc le parti de marcher à sa rencontre, et, ayant passé le Rhône, Constance s’ar­rêta avec l’infanterie pour attendre l’ennemi. Ulphilas prit les devants avec la cavalerie, et, s’étant mis en em­buscade, il laissa passer les barbares. Mais, lorsque le combat fut engagé entre l’armée d’Edobine et celle de Constance, Ulphilas vînt tout à coup charger l’ennemi par-derrière. Cette attaque imprévue mit les barbares en désordre; les uns sont tués, les autres jettent bas les armes et demandent quartier. Edobine se sauva à bride abattue dans un château éloigné, chez un de ses clients nommé Ecdice, qui lui avait les plus grandes obliga­tions. Ce traître , lui ayant coupé la tête, l’apporta aux pieds de Constance, dans l’espérance d’être récompensé. Mais Constance, après l’avoir remercié du service qu’il a voit rendu à l’état, loin de satisfaire son avidité crimi­nelle, lui ordonna de sortir de son camp, persuadé que la présence de ce monstre d’ingratitude ne pouvait atti­rer que des malheurs sur lui et sur son armée.

Constance , après sa victoire étant revenu devant Arles, pressa vivement la ville. Quoique Constantin n’eût plus de ressources, il tint cependant encore quelque temps. Enfin, le quatrième mois du siège, le bruit s’étant répandu qu’il venait de s’élever en Gaule un nouveau tyran qui se préparait à combattre les Romains avec une armée formidable, Constance redoubla ses efforts et réduisit la ville à la nécessité de se rendre.

Avant qu’on en ouvrît les portes, Constantin quitta la pourpre, et, pour éviter le châtiment, il se réfugia dans une église et se fit ordonner prêtre. Les habitants de­mandèrent le pardon pour eux, et la vie pour Constan­tin et pour son fils Julien; ce que les généraux romains promirent avec serment au nom de l’empereur. Mais Honorius se mit peu en peine de l’observer. On fit prendre à Constantin et à son fils le chemin de Ravenne; et, lorsqu’ils furent arrivés sur les bords du Min­ci us, qui passe à Mantoue, on reçut d’Honorius ordre de leur trancher la tête. L’empereur désavoua ses géné­raux pour venger la mort de ses deux cousins Didyme et Vérinien; mais les païens mêmes ont blâmé cette action comme un parjure. Les têtes du tyran et de son fils furent portées au bout d’une pique à Ravenne le 18 septembre, et de là envoyées à Carthage, où elles fu­rent exposées sur des pieux hors de la ville. Carthage était, après Rome, ici ville la plus importante de l’empire d’Occident, et c’était pour contenir l’Afrique dans le devoir que les empereurs, après la mort des rebelles, y faisaient porter ces marques sanglantes de leur victoire. Constantin y avait envoyé la tête de Maxence, et Théo­dose celles de Maxime et d’Eugène. L’Afrique était alors fort agitée par les fureurs des donatistes; et ce schisme cruel, appuyé d’un grand nombre d’évêques et de par­tisans forcenés, faisait craindre à Honorius quelque rébellion plus funeste et plus difficile à étouffer que celle de Constantin.

Le caractère propre de celte secte opiniâtre était l’orgueil et la violence; et l’on vit alors sensiblement combien le faux zèle est voisin de la barbarie. Les Suèves et les Vandales n’avoient pas exercé en Espagne autant Innocent, de cruautés que les circoncellions en Afrique. Ces zélateurs meurtriers inventaient tous les jours de nou­veaux supplices pour tourmenter les évêques et les prêtres catholiques; et, après avoir jeté au feu les livres saints, ils réduisaient en cendres les églises. Les gouver­neurs ni les magistrats n’avoient pas assez de forces pour les contenir. A ces traitements inhumains les évêques orthodoxes n’opposaient que la douceur et la patience; ils proposaient vainement des conférences; ils leur facilitaient le retour à l’église en .consentant que les évêques convertis conservassent leur dignité. Tous ces ménagements étant inutiles, ils furent obligés d’implorer la protection de l’empereur, non pour faire périr ces cruels ennemis, mais pour les mettre hors d’état de nuire. Ils employèrent la recommandation du pape In­nocent, qui se porta avec ardeur à secourir l’église d’A­frique.

Théodose a voit imposé une amende de dix livres d’or à tout évêque hérétique qui ordonnerait un clerc et au clerc qui serait ordonné. Honorius étendit cette amende sur les donatistes, qui prétendaient n’être pas compris sous le nom d’hérétiques publia un édit, qu’on appela hénotique, c’est-à-dire, édit d’union, par lequel il proscrivait  toutes les sectes séparées de l’église catholique. Il déclara  a coupables de crime capital quiconque oserait altérer la foi, et enjoignit aux magistrats d’y tenir la main, sous peine de privation de leurs charges et d’une punition ultérieure. Il obligea à la défense des catholiques les corps de ville, et les particuliers même qui auraient des terres près des lieux où les circoncel­lions exerceraient quelque violence. Cécilien, alors vi­caire d’Afrique, contribua beaucoup à réprimer les donatistes. L’union fut rétablie à Carthage; mais le schisme ravageait encore le reste de la province. La politique lui donna même bientôt de nouvelles forces. Pendant qu’Attale formait des entreprises sur l’Afrique, Honorius, craignant que les donatistes ne se déclaras­sent en sa faveur, crut devoir ménager leurs esprits. Il leur rendit leurs églises, suivant en cela les conseils de Jove, d’Héraclien et de Macrobe, proconsul; de la pro­vince : celui-ci est l’auteur des Saturnales: il était païen. Mais, après la déposition d’Attale, l’empereur, à la re­quête des députés du concile de Carthage, révoqua celte indulgence par une loi plus sévère que les précédentes: il menaçait de confiscation de biens, et même de mort, les hérétiques ou schismatiques qui oseraient tenir pu­bliquement leurs assemblées.

Mais, comme les lois règlent les actions des hommes sans éclairer leur esprit, les évêques catholiques, désirant ardemment de désabuser le peuple donatiste, demandèrent à l’empereur une conférence avec leurs adversaires, qu’ils étaient bien assurés de confondre à la face de toute l’Afrique. Il s’agissait de décider s’il était vrai, comme les donatistes le soutenaient, que l'Eglise eût péri par toute la terre, et qu’elle ne subsistât plus que dans le parti de Donat. Pour montrer l’absurdité de cette prétention, il suffisait d’examiner ce qui s’était passé à la naissance du schisme; les peuples en avoient perdu le souvenir, et se laissaient abuser par les songes de leurs prélats. Malgré la confusion où étaient et alors les affaires, Honorius accorda avec joie la demande qui lui fut faite de la conférence, protestant que l’intérêt de la religion était le premier de ses soins, et qu’il voyait avec regret la division qui déchirait l’église d’Afrique. Constance, qui commençait à tenir le pre­mier rang à la cour après le prince, appuya la requête des évêques catholiques, et l’empereur expédia l’ordre pour la conférence qui devait se tenir à Carthage. Comme toute la question roulait sur des faits, et qu’il ne s’agissait nullement de doctrine, il nomma le secrétaire Marcellin pour convoquer les évêques, présider à l’assemblée, et prononcer un jugement définitif après avoir entendu les raisons des deux partis. Il ne pouvait faire un meilleur choix : Marcellin était prudent, actif et très-instruit. Il se transporta en Afrique au commencement de l’année conséquence des ordres du prince, il fit signifier à tous les évêques, tant catho­liques que donatistes, qu’ils eussent à se rendre à Car­thage dans le premier de juin. Les donatistes, qui pro­mirent de s’y trouver, furent remis en possession de leurs églises : il fut dit que, de quelque côté que fut l’avantage, on ne ferait aucun mauvais traitement aux évêques du parti vaincu, et qu’on leur permettrait de retourner en liberté dans leurs diocèses. La conférence s’ouvrit, au jour marqué, dans les thermes Gargilianes. C’était un salon vaste, éclairé, frais en été, situé au centre de la ville. Il s’y trouva deux cent soixante-dix-neuf évêques donatistes, à en juger par les souscriptions; mais ils furent convaincus d’avoir souscrit pour un grand nombre d’absents : on en compta deux cent quatre-vingt-six du côté des catholiques. Ceux-ci, avant le jour de l’assemblée, avoient présenté à Mar­cellin un écrit par lequel ils se soumettaient à quitter leur siège épiscopal, si les donatistes pourvoient prouver que l’Eglise fût renfermée dans le parti de Donat ; et si au contraire les donatistes succombaient, et qu’ils vou­lussent se réunir, les catholiques offraient de partager avec eux leur titre et leurs fonctions; en sorte que dans chaque diocèse il y aurait deux évêques égaux , dont le survivant resterait seul, et que, dans .les villes où le peuple n’en voudrait qu’un, ils se démettraient tous deux pour faire place à une nouvelle élection. Afin d’é­viter la confusion, on choisit dans chaque parti dix-huit évêques pour former la conférence : sept dévoient dis­puter; sept autres étaient destinés à les aider de leur conseil, et quatre à veiller sur les greffiers chargés de mettre par écrit toutes les paroles qui sortaient de la bouche, soit du président, soit des évêques. Jamais actes ne furent rédigés avec une si scrupuleuse exactitude. Ils sont parvenus jusqu'à nous, hors la moitié de la troisième et dernière séance, qui se tint le huitième de juin. La dispute fut très-vive : les combattants étaient l'élite de deux puissants partis, aguerris depuis un siècle par des contestations continuelles. Saint Augustin s’y dis­tingua par sa présence d’esprit, par sa pénétration et par son savoir. Malgré les chicanes des donatistes, Mar­cellin, après un examen aussi attentif qu’impartial , prononça en faveur des catholiques: il déclara les donatistes auteurs du schisme; en conséquence il ordonna à to.us les magistrats d’empêcher leurs assemblées; aux évêques qui demeuraient dans leur parti de remettre les églises aux catholiques; il leur laissa cependant la liberté de retourner dans leurs diocèses selon la parole qu’il leur en avait donnée. La sentence soumettait les donatistes à toutes les peines portées par les lois.

Cette condamnation fut pour les circoncellions an nouveau signal de massacre et de fureur. Ils tuèrent un prêtre d’Hippone; ils en traitèrent d’autres avec leur cruauté ordinaire. Marcellin, ayant fait arrêter les plus coupables, allait les punir du dernier supplice; mais l’Eglise, selon ses anciennes maximes, croyait que de venger la mort des martyrs, c’était les déshonorer. Les évêques catholiques, et surtout saint Augustin, obtinrent à force de prières la grâce des meurtriers, dont le chef était un évêque nommé Macrobe. Pour toute satisfaction ils demandèrent que les crimes et la conviction des donatistes fussent affichés en pu­blic. Comme la sentence de Marcellin n’avait pas dés­armé ces schismatiques, la douceur des prélats catho­liques n’apaisa pas non plus leur rage invétérée. Ils continuèrent leurs violences., tandis que leurs évêques contestaient la validité du jugement par des chicanes et des calomnies. Ayant osé en appeler à l’empereur, ils reçurent pour réponse, l’année suivante, une loi qui révoquait toutes les grâces, accordées par le passé, renouvelait toutes les peines déjà imposées, en imposait de nouvelles, les condamnait sans exception à des amendes proportionnées à leur rang, et les menaçait de la confiscation de tous leurs biens, s’ils demeuraient obstinés: leurs ecclésiastiques étaient exilés séparément les uns des autres; leurs églises et les terres qui en dépendaient étaient données aux catholiques. Deux ans après ils forent déclarés infâmes, incapables de tester ni de con­tracter; ceux qui leur donneraient retraite furent sou­mis aux mêmes peines. Mais, tandis que l’Eglise s’efforçait d’épargner le sang de ces forcenés, ils le prodiguaient eux-mêmes: un grand nombre se tuèrent de désespoir. Etant parvenus à faire périr le comte Marcellin de la manière que nous raconterons dans la suite, ils se flattèrent d’avoir anéanti par sa mort les effets de la sentence qu’il avait prononcée contre eux : mais l’empereur déclara par une nouvelle loi, que la mort du juge ne détruisait pas le jugement. La conférence de Carthage porta le coup mortel aux donatistes ; on en lisait les actes tous les ans pendant le carême dans les églises d’Afrique. Quoique le schisme ne fût pas alors tout-à-fait détruit, et qu’il en subsistât encore des traces dans le septième siècle, cependant il était déjà extrê­mement affaibli, lorsque les Vandales, s’étant emparés de l’Afrique peu de temps après la mort d’Honorius, l’éteignirent presque entièrement dans cette province en mêlant le sang des donatistes avec celui des ortho­doxes.

Ce que la religion gagnait en Afrique tournoi à l’avantage de l’autorité impériale; mais dans la Gaule les ré­voltes se succédaient; et de la ruine d’un tyran on voyait s’élever un nouvel usurpateur. Pendant que Constantin se dépouillait de la pourpre dans la ville d'Arles, un Gaulois nommé Jovin, le plus noble de la province, s’en revêtait à Mayence. Son ambition fut mise en mouvement par les conseils de Goar, roi des Alains, et de Gondicaire, chef des Bourguignons, qui, ayant favorisé Constantin, craignaient le ressentiment d’Honorius. Jovin fixa son séjour à Trêves. C’était un homme sans mœurs et sans esprit. Comme si son pouvoir était déjà solidement affermi, il ne songea qu’à se livrer à la dé­bauche. Dès les premiers jours il feignit d’être malade pour attirer chez lui les femmes de la ville. Ayant retenu la plus belle d’entre elles, épouse d’un sénateur nommé Lucius, il lui fit violence, et porta ensuite l’effronterie jusqu’à s’en vanter à son mari. Lucius avait du crédit parmi les Francs: outré de cet affront, il les invita à venir à Trêves; et sa faction leur ayant ouvert les portes, la ville fut saccagée. Jovin, qui seul méritait de périr, trouva moyen de se sauver.

Dans les premiers jours de l’année suivante il vit arriver en Gaule un guerrier qui ne pouvait être pour lui qu’un ami très incommode, ou un ennemi très redoutable. Ataulfe avait succédé à Alaric, et il méritait de le remplacer. Il était de petite taille , mais beau et bien fait, de beaucoup d’esprit, ne craignant pas la guerre et aimant la paix. Il racontait lui-même dans la suite, qu’après la mort d’Alaric , ayant l’esprit rempli tes vastes projets de son prédécesseur, il avait d’abord conçu le désir d’abattre entièrement la puissance, et de dé­truire même le nom des Romains; qu’il se flattait que, l’empire ayant changé de face entre ses mains, le nom d’Ataulfe deviendrait aussi célèbre que celui de César Auguste; mais qu’après de mûres réflexions, il avait re­connu que les Goths étaient encore trop barbares pour se plier au joug des lois, et qu’un état ne pouvant se sou­tenir sans lois, il perdrait sa nation, même en la ren­dant maîtresse des autres; qu’il avait donc pris le parti d’employer ses forces non à détruire , mais à rétablir et que, faute de pouvoir acquérir la gloire de fonder un nouvel empire , il s’était borné à celle d’en relever un ancien qui tourbait en ruine. Une passion plus forte dans un jeune prince que les motifs de politique lui inspirait encore des ménagements en faveur d’Honorius. Il aimait Placidie, et de sa captive il désirait en faire son épouse. Mais, comme il avait un cœur honnête et généreux, il voulait auparavant gagner celui de la prin­cesse. Sur ce plan, il cherchait à procurer à sa nation un établissement qui coûtât peu à l’empire. Une grande partie de la Gaule était déjà perdue pour les Romains; elle était possédée par des barbares ou par de faibles tyrans; il résolut de s’y retirer avec son armée. Il sé­journa donc quelque temps en Italie pour y faire re­poser ses troupes sans leur permettre de nouveaux ra­vages : il se contenta M’exiger des contributions, et en­tama dès-lors ses négociations avec Honorius.

Comme elles traînaient en longueur, il passa en Gaule avec Attale, qui d’empereur était devenu cour­tisan du roi des Goths. Ce fut par son conseil qu’Ataulfe alla trouver Jovin pour lui offrir son appui et partager avec lui la possession de la Gaule. Jovin, sentant le dan­ger d’une alliance si inégale qu’il n’osait refuser, ne put s’empêcher de témoigner à Attale, en ternies couverts, combien il lui savait mauvais gré de ce prétendu ser­vice. Ataulfe l’entendit, et ce fut le premier sujet de sa haine contre Jovin. 11 en survint bientôt un autre. Sarus, irrité du meurtre d’un de ses officiers nommé Bellerid, et n’ayant pu en obtenir satisfaction, avait renoncé au service d’Honorius , et venait en Gaule se donner à Jovin. Ataulfe, son ennemi personnel, ayant appris qu’il approchait, marcha à sa rencontre avec un corps de dix mille Goths. Quoique Sarus n’eût à sa suite que dix-huit ou vingt soldats, il se défendit avec une valeur héroïque ; il abattit à ses pieds un grand nombre d’en­nemis; étant resté seul, il combattit encore long-temps, jusqu’à ce qu’enfin, épuisé de fatigue, couvert de bles­sures et accablé par le grand nombre, il fut pris et mis à mort.

Par la prise d’Arles, et par la défaite du parti de Constantin, la Narbonnaise et les provinces voisines étaient rentrées sous la domination romaine. Un Gaulois nommé Dardane résidait en ce pays avec le titre de préfet du prétoire des Gaules. Saint Augustin et saint Jérôme disent beaucoup de bien de ce personnage, et saint Sidoine Apollinaire beaucoup de mal. Les deux premiers étaient contemporains, mais vivaient dans des pays fort éloignés. Sidoine, quoiqu’il ne soit né que dix-huit ans après la préfecture de Dardane, était sans doute mieux instruit du caractère de ce magistrat parce notice de la qu’il habitait dans le même pays, et qu’il trouvait dans sa famille une tradition récente des événements de ce temps-là. Il fait en deux mots un portrait fort désavan­tageux de Dardane, en disant qu’il réunissait en lui seul tous les vices des divers tyrans qui avoient envahi la Gaule sous le règne d’Honorius. On lui doit cepen­dant des éloges pour un service important qu’il rendit à la province. Une inscription gravée sur un roc près de Sistéron, sur la gauche de la Durance, nous apprend qu’après avoir fait couper ce roc pour y pratiquer un chemin, il fit bâtir en ce lieu, qui lui appartenait, un château nommé Théopolis, pour servir de retraite et de forteresse aux habitants des environs. Ce lieu, qui n’est plus qu’un hameau, porte encore le nom de Théoux. Névia Galla, femme de Dardane, et son frère Claudius Lépidus, qui avait été gouverneur de la première Ger­manie, contribuèrent à la dépense de ce grand ouvrage. Ce préfet était, selon les apparences, le lien de corres­pondance entre Honorius et Ataulfe. Son esprit adroit et insinuant contribua beaucoup à détacher le roi des Goths des intérêts de Jovin.

Ils devinrent enfin ouvertement ennemis. Jovin ayant conféré le titre d’Auguste à son frère Sébastien, malgré l’opposition d’Ataulfe, celui-ci manda à Honorius qu’il était prêt à conclure la paix avec lui et à lui envoyer la tête des tyrans, s’il voulait seulement lui fournir une certaine quantité de blé. Honorius accepta la condition; le traité fut juré de part et d’autre; et Ataulfe commença à l’exécuter en tuant Sébastien, dont la tête fut envoyée à Honorius. Jovin s’enfuit à Valence, où le roi des Goths l’assiégea, le força de se rendre, et le mit entre les mains de Dardane. Ce préfet transporta son prisonnier à Narbonne, où il le poignarda de sa propre main. Les têtes des deux rebelles furent, selon la coutume, portées à Carthage. La Gaule étant délivrée des tyrans, on poursuivit leurs principaux partisans. Décimius Rusticus, qui avait été préfet du prétoire sous Constantin, Agræcius premier secrétaire de Jovin, et plusieurs autres des plus qualifiés de la Gaule, s’étant retirés en Auvergne, y furent pris par les officiers de l’empereur et mou­rurent dans les tourments. La fin tragique de Rusticus n’empêcha pas que son fils ne parvint à des charges éminentes, du vivant même d’Honorius.

Dans ce même temps la ville d’Arles, à peine remise des maux qu’elle avait soufferts pendant un long siège, retomba dans de nouveaux troubles. Elle avait pour évêque Héros, disciple de saint Martin, prélat respec­table par la sainteté de sa vie. Cependant le peuple de la ville se souleva contre lui, et le chassa de son siège, sans autre raison que le désir de faire sa cour à Constance, alors tout puissant à la cour. On mit à sa place Patrocle, favori de ce général. Cette violence fut une source de divisions entre les prélats de la province; et l’on croit qu’elle donna occasion à une loi fameuse d’Honorius, qui déclare que déclare tous les ministres des autels depuis les simples clercs jusqu’aux évêques, ne pourront être ac­cusés que devant des évêques; que les accusateurs, faute de prouver leurs imputations, seront notés d’infamie; et que le jugement sera rendu en forme juridique et en présence de plusieurs témoins. Honorius se contenta de la publication de cette loi, sans réparer l’injustice, dans la crainte d’offenser Constance. Ce prince redoutait ses propres créatures, qui devenaient ses tyrans.

A peine la révolte de Jovin fut-elle étouffée dans la Gaule, qu’il s’en éleva une autre en Afrique. Le comte Héraclien avait courageusement défendu cette province contre les entreprises d’Attale; mais il donna lieu de penser que c’était pour lui-même, et non pas pour l’em­pire, qu’il avait conservée. Tandis que les Goths pillaient l’Italie, il dépouillait les fugitifs qui venaient chercher un asile en Afrique, leur arrachant avec vio­lence ce qu’ils a voient pu sauver des mains des barbares. Il avait moins d’esprit et de prudence que d’avarice et d’ambition. Mais Sabin, qui de son domestique était devenu son gendre, habile, actif, intelligent, le guidait par ses conseils. Héraclien venait d’être honoré du con­sulat de l’année 413. Cette dignité lui enfla le cœur; il commença à donner des soupçons, et dès qu’il le sentit, il crut que le meilleur moyen de s’en mettre à couvert, était de les réaliser par une révolte déclarée. Il retint les convois de blé destinés pour Rome, et se mit en mer avec une flotte de trois mille sept cents voiles. C’était le triple de celle de Xerxès; et quand on comprendrait dans ce nombre les bâtiments de transport et les simples barques, ce prodigieux armement serait encore incroya­ble, malgré le témoignage d’Orose, historien fidèle et contemporain. La chronique de Marcellin ne compte que sept cents vaisseaux; mais elle ne donne à Héraclien que trois mille soldats, ce qui n’est guère plus vraisem­blable. Quoi qu’il en soit, le détail d’une si importante expédition est ignoré. Voici les seules circonstances que l’histoire nous en ait conservées. Héraclien ayant débarqué en Italie dans le dessein d’aller attaquer Rome, le comte Marin vint à sa rencontre. II y eut une grande bataille près d’Otricoli, dans laquelle Héraclien fut entièrement défait. Idace dit que cinquante mille hommes restèrent sur la place. De tant de vaisseaux, il n’en revint à Carthage qu’un seul qui ramenait Héra­clien vaincu. Ce rebelle eut presque aussitôt la tête tranchée dans le temple de la déesse Mémoire, où il fut découvert par des Soldats que l’empereur avait envoyés avec ordre de lui ôter la vie. Sabin se sauva à Constan­tinople, d’où Honorius l’ayant fait revenir, se contenta de le condamner à l’exil.

Après la mort d’Héraclien, on effaça son nom de tous les actes publics et particuliers. C’est pour cette raison que plusieurs chroniques ne marquent pour consul de cette année que Lucius, qui avait reçu cette dignité en Orient. C’était une ancienne coutume que les consuls, en entrant en charge, donnassent la liberté aux esclaves présentés par leurs maîtres. Honorius cassa les affranchissements faits par Héraclien; mais il déclara en même temps que les esclaves ainsi affranchis le seraient de nouveau selon la forme légitime, et que les maîtres ne pourraient les rappeler à la servitude. Les biens du rebelle furent confisqués; on s'attendait d’en retirer des sommes immenses après tant de concussions et de ra­pines; mais on ne comptait pas ce que son armement en avait dû épuiser. Il ne se trouva, tant en espèces monnayées qu’en immeubles, que la valeur de quatre mille livres pesant d’or; ce qui revient à peu près à quatre millions de notre monnaie; somme peu considérable pour un tyran dans un siècle où de simples particuliers en possédaient autant en revenu annuel. Constance demanda et obtint sur-le-champ cette confiscation pour fournir aux dépenses de la solennité de son consulat, où il devait entrer l’année suivante. L’empereur or­donna la poursuite des complices d’Héraclien; il invita tous les habitants de l’Afrique à les dénoncer; il défendit de soustraire aux recherches ni leurs personnes ni leurs biens.

Pour achever de détruire le parti d’Héraclien, le comte Marin passa en Afrique. Il y trouva Cécilien, qui avait été préfet d’Italie en 409. Ils étaient anciens amis et conformes en caractère; tous deux fourbes, violents, injustes, impitoyables. Depuis la condamnation des donatistes, Marcellin était demeuré à Carthage pour tenir la main à l’exécution de la sentence qu’il avait prononcée contre eux. Son frère Apringius, proconsul de la province l’année précédente, avait offensé Cécilien, et Marcellin était entré dans la querelle. L’arrivée du art. n. comte Marin, qui venait armé de toute l’autorité impé­riale pour châtier les rebelles, fut pour Cécilien une oc­casion de se venger. II obtint de son ami tout ce qu’il voulut; mais, pour sauver les apparences, il suborna des donatistes qui accusèrent Marcellin et son frère d’a­voir trempé dans la révolte d’Héraclien. Ils appuyèrent leur accusation d’une somme d’argent; car ils en désiraient le succès avec plus d’ardeur que Cécilien même. Marin fit aussitôt saisir les deux frères ; ils furent jetés dans un cachot, où ils ne recevaient de consolation que de leur bonne conscience et des visites de saint Augus­tin, qui, connaissant l’éminente vertu de Marcellin, l’aimait avec tendresse. Ce saint prélat et les autres évê­ques sollicitaient vivement pour les accusés; Cécilien feignit aussi de s’y intéresser avec chaleur, et les amusaient par de belles paroles. Marin, de son côté, faisait le personnage d’un juge attendri, mais forcé de suivre les règles. Il conseilla aux évêques de députer à la cour un d’entre eux pour intercéder en faveur des prisonniers; et il promit de surseoir l’instruction du procès jusqu’au retour du député. On suivit son conseil; un des évêques partit pour la cour. Peu de jours après, Cécilien vint trouver saint Augustin, et lui protesta avec serment que Marin s’était enfin rendu à ses instances, et que sans aucun délai il allait élargir les deux accusés. Dès le lendemain, treizième de septembre, ils furent jugés et exé­cutés sur-le-champ. Marin s’excusait sur un ordre exprès qu’il prétendait avoir reçu de la cour. Il en vint un en effet après l’exécution ; mais c’était un ordre de mettre en liberté les deux frères, dont l’innocence était reconnue de l’empereur. La nouvelle de leur supplice excita dans le cœur d’Honorius l’indignation dont une âme si molle était capable. Il rappela Marin et le dépouilla de toutes ses charges, punition bien légère pour une prévarica­tion si cruelle. Saint Augustin fait de Marcellin un ma­gnifique éloge : il loue sa probité, sa constance dans l’amitié, son attachement à la religion, à la prière, à l’étude; la pureté de ses mœurs, son désintéressement, sa charité, son caractère doux, bienfaisant, modeste, plein de mépris pour les biens présents, d’espérance et d’ardeur pour les richesses éternelles. Tant de vertus, auxquelles l’injustice de sa mort ajoute un plus grand prix, ont mérité les hommages de tous les siècles : l’E­glise honore sa mémoire comme celle d’un martyr.

C’est de cette histoire date le commencement du royaume des Bourguignons dans la Gaule. Depuis qu’ils s’étaient rendus maîtres de l’Helvétie en 407, ils a voient avancé vers la Loire. Constance marcha contre eux; et comme ils demandaient la permission de s’établir dans le pays, ce général, n’osant les réduire il au désespoir, conseilla à l’empereur de leur accorder une partie des contrées dont ils avoient fait la conquête. On leur céda une portion considérable du territoire des Eduens et des Séquanois; et leur roi Gondicaire fut reconnu pour ami et allié de l’empire.

Ataulfe prenait aussi cette qualité; mais la rivalité de Constance porta ce prince à des hostilités. Ils voulaient tous deux épouser Placidie. Constance la fit demander par Honorius. Ataulfe la refusa sous prétexte qu'on ne lui avait pas envoyé le blé dont on était convenu par le traité conclu avant la mort de Jovin. La Gaule ressentait alors une grande famine, suite inévi­table de tant de ravages. La révolte d’Héraclien ayant réduit l’Italie à une égale disette, il n’était pas possible de nourrir Ataulfe et son armée. Cependant on lui pro­mettait de le satisfaire dès qu’il aurait rendu Placidie ; il s’obstinait de son côté à exiger pour préalable l’exé­cution du traité précédent ; et, pour appuyer sa demande, il s’empara de Narbonne et de Toulouse dans le temps des vendanges. S’étant présenté devant Bordeaux, il y fut reçu comme un ami de l’empire. Il marcha ensuite vers Marseille, espérant s’y introduire sous le même titre. Mais pour s’être approché de trop près, il y courut risque de la vie. Boniface, qui commence ici à se faire connaitre, ayant fait fermer les portes ^de la ville, le blessa d’un coup de trait du haut des murs, et l’obligea de se retirer avec honte.

Le roi des Goths s’étant retiré à Narbonne, se consola de ce mauvais succès en épousant Placidie au mois de janvier de l’année suivante. La conquête de cette princesse lui avait coûté plus de temps et de peines que celle d’une partie de la Gaule. Constance avait employé à traverser ce projet tout ce qu’il avait de crédit d’adresse. Il avait tâché de détacher Ataulfe de cette poursuite en lui faisant offrir une princesse sarmate. Placidie elle-même sentit longtemps de la répugnance à s’unir avec un roi barbare. Enfin, la passion d’Ataulfe, secondée des vives sollicitations d’un Romain nommé Candidien, attaché au service de Placidie, et que le roi des Goths avait mis dans ses intérêts, surmonta tous ces obstacles. Les noces furent célébrées à Nar­bonne dans la maison d’Ingénius, un des premiers de la ville. Tons les honneurs furent adressés à Placidie. La salle était parée à la manière des Romains ; la princesse portait les ornements impériaux, Ataulfe était vêtu à la romaine. Entre autres marques de sa magnificence, il fit présent à sa nouvelle épouse de cinquante pages, qui portaient chacun deux bassins, l’un rempli de monnaies d’or, l’autre de pierreries d’un prix infini : c’étaient les dépouilles de Rome; et ce superbe appareil semblait réunir ensemble les noces d’Ataulfe et les funérailles de l’empire d’Occident. Tout, dans celte cérémonie, retraçait la fragilité des grandeurs humaines. Attale, empereur quatre ans auparavant, chanta l’épithalame; il précéda dans cette fonction Rustacius et Phœbadius, poêles de profession. Les Romains et les Goths confondus ensem­ble célébrèrent cette fête avec une joie unanime.

Une inscription trouvée à Saint-Gille en Languedoc prouve qu’Ataulfe et Placidie choisirent pour leur résidence nommée Héraclée, et aujourd’hui Saint-Gille, sur la rivière droite du Rhône, entre Nîmes et Arles. La flatterie y est portée à un excès qui annonce la nais­sance de la barbarie. Ataulfe y est nommé le très-puissant des rois, le très juste vainqueur des vainqueurs. On le loue d’avoir chassé les Vandales; il avait apparemment soutenu quelque guerre contre ces peu­ples on contre les Alains restés en Gaules; car, ainsi que nous l’avons observé, tous les barbares étaient compris sous le nom de Vandales. Plusieurs savants révoquent en doute  quelques-uns même combattent l’authenticité de celte inscription. Mais il nous reste d’autres preuves que Saint-Gille fut en effet le siège royal d’Ataulfe pendant le peu de temps qu’il demeura en Gaule après son ma­riage. Ce lieu s’appelait encore dans le douzième siècle le palais des Goths : les environs de Saint-Gille ont porté le nom de Vallis Flaviana ; et il est dit, dans une bulle de Jean VIII, qui tenait le Saint-Siège dans le neuvième siècle, qu’un roi des Goths nommé Flavius avait fait don de cette vallée à Saint-Gille. Ataulfe est nommé Fla­vius dans l’inscription; et quoiqu’on croie communé­ment que Récarède, roi des Visigoths en Espagne, à la fin du sixième siècle, est le premier prince barbare qui ait pris ce nom, on peut supposer avec vraisemblance qu’Ataulfe, ayant épousé Placidie, s’attribua le prénom de la famille impériale, dans laquelle il se flattait d’en­trer par son mariage.

Ataulfe continuait de demander lâ paix; et la naissance d'un fils, qui fut nommé Théodose, lui inspirait encore plus de désir de s’unir sincèrement avec l’empire. Cet enfant devait en être héritier, si Honorius mouroir sans postérité, et que l’Orient demeurât séparé de l’Oc­cident. Mais Constance, qui avait sans doute des desseins contraires, traversait de tout son pouvoir les efforts d’Ataulfe et de Placidie. Enfin le roi des Goths, indigné d’une si opiniâtre résistance, pour intimider Honorius, lui présenta le fantôme qu’Alaric avait déjà deux fois revêtu de la pourpre : il la fit reprendre à Attale, mais sans lui donner ni argent, ni soldats, ni aucun pouvoir. Ce frivole personnage nomma cependant Ses officiers, dont nous ne connaissons que Paulin, homme riche et puissant dans l’Aquitaine. Quelques auteurs le font fils d’Exupère, et petit-fils d’Ausone. Il fut nommé inten­dant du domaine d’Attale, qui n’en avait aucun; et, dans cette charge imaginaire, il perdit lui-même le sien, qui fut pillé par les Goths. Il ne lui resta que sa vertu, dont il a laissé des preuves dans un poème où il remercie Dieu de lui avoir enlevé les biens de ce monde pour ne l’attacher qu’à lui seul.

Constance, devenu ennemi personnel d’Ataulfe depuis le mariage de Placidie, résolut de le chasser de la Gaule, il vint à Arles, et Ataulfe, ne se croyant pas en sûreté à Héraclée, se retira à Narbonne. L’inclination de ce prince pour la paix, et les sollicitations de sa femme, qui joignit à beaucoup d’esprit un attachement naturel aux intérêts de l’empire, le déterminèrent à faire un accord avec les Romains : car il ne put obtenir une paix entière. Il convint de sortir de la Gaule, et de se retirer au-delà des Pyrénées. On lui cédait un établissement en-deçà de l’Ebre, et il s’engageait à n’avoir sur mer aucun vaisseau et à ne faire aucun commerce avec l’étranger. La com­modité du port de Barcelonne, dont il devenait le maître, faisait craindre qu’il n’attirât une grande partie du tra­fic de l’Occident. En exécution de ce traité, Ataulfe en­voya ordre aux Goths de quitter les villes qu’ils possé­daient dans la Gaule, et de venir le joindre. Ils obéirent à regret, et ceux qui étaient dans Bordeaux n’en sor­tirent qu’après l’avoir pillée. Voulant emporter avec eux toutes les richesses du pays, ils allèrent assiéger Bazas avec les Alains restés en Gaule, qu’ils contraignirent de se joindre à eux. La ville, attaquée au-dehors, se trouva encore dans un plus grand danger au-dedans, par le soulèvement des esclaves qui prirent les armes pour égorger la noblesse. Mais les magistrats étouffèrent cette émeute en faisant mourir les plus séditieux. Paulin , qui se trouvait enfermé dans Bazas, fut assez heureux pour la sauver en voulant se sauver lui-même. Il était ami de Goar, roi des Alains, et vint pendant la nuit trouver ce prince pour obtenir de lui la permission de sortir de la ville avec sa famille. Goar lui répondit qu’il ne pou- voit rien en sa faveur; qu’à la vérité c’était contre son gré qu’il assiégeait Bazas, mais qu’il dépendait des Goths ; qu’il s’exposerait lui-même à un extrême péril s’il donnait à quelqu’un des habitons une sauvegarde; qu’il se détacherait volontiers des Goths, si on voulait le recevoir dans la ville avec ses braves Alains ; qu’alors, avec le secours des habitons, et à l’abri des remparts , il serait en état de tenir tête aux assiégeants. Il était dan­gereux de confier le salut de la ville à un prince barbare, qui serait toujours le maître de violer sa parole. Cependant Paulin porta cette proposition aux habitants; et, dans l’extrémité où ils étaient, elle fut acceptée. Goar avait réputation de probité; le traité fut conclu cette même nuit ; et dès que le prince eut donné sa femme et son fils en otage, on ouvrit les portes aux Alains, qui vinrent se loger sur les remparts, prêts à les défendre contre les Goths. Ceux-ci, déconcertés par la désertion de leurs alliés, se retirèrent, allèrent se rendre auprès d’Ataulfe, et passèrent avec lui en Espagne. Par cette retraite la Gaule se trouva entièrement délivrée des Goths.

Sur la foi d’une ancienne inscription, qui se voit à sur la côte de Gènes, on conjecture que Constance bâtit alors une ville pour arrêter les incursions des barbares, et qu'il y fit un port. Quelques auteurs pensent que cette ville est Albinga elle-même; mais celle-ci était connue longtemps auparavant sous le nom d’Albium Ingaunum. D’autres s’imaginent que c’est Constance en Allemagne , et que le port dont il est question fut bâti sur le lac au bord duquel cette ville est située. Il n’y a rien de certain à ce sujet. Honorius confirma aux églises le droit d’asile, et déclara ceux qui le violeraient coupables du crime de lèse-majesté. Comme l’éloignement de l’Afrique augmentait l’audace des concussionnaires dans cette province, et que les cris des peuples ne pourvoient parvenir aux oreilles du prince, que longtemps après les maux, l’empereur envoya sur les lieux Flavien et Cécilien pour recevoir les plaintes des particuliers et veiller sur la perception des impôts. Les curieux furent abolis en Afrique cette année, et l’année suivante en Dalmatie. C’étaient des officiers commis pour empêcher les fraudes qui se pratiquaient dans l’usage des postes et des voitures publiques, et pour donner à la cour des avis de ce qui se passait dans les provinces; emploi dangereux, et dont les âmes vénales ne manquaient jamais d’abuser. Rutilius, dont nous avons une partie d’itinéraire écrite en vers avec beau­coup d’élégance pour ce temps-là, fut préfet de Rome pendant les huit premiers mois de cette année. Il nous apprend lui-même que le temps de sa préfecture se passa sans aucune exécution criminelle; et il en fait honneur à la conduite sage et réglée du peuple romain. Il eut pour successeur Albin, qui, jeune encore, mais rempli de discrétion et de prudence , sut rappeler à Rome une grande partie des habitants que les désastres précédera a voient dispersés en diverses provinces. Honorius pu­blia sur la fin de cette année une loi conforme à sa douceur et à son équité naturelle. La chasse était libre dans l’empire romain; les empereurs ne se réservaient par privilège que les bêtes renfermées dans leurs parcs. Mais, comme les lions, qui ne se trouvaient qu’en Afri­que et en Syrie, étaient difficiles à prendre, et que les combats de ces terribles animaux faisaient le plus ma­gnifique spectacle de l’amphithéâtre, la chasse n’en était permise qu’aux commandants des frontières, qui avoient soin de les envoyer à l’empereur. Sur les plaintes des Africains infestés par les lions, Honorius donna à tous les particuliers permission de les tuer, mais non pas de les chasser pour leur divertissement, ni de les vendre. Nous sommes obligés, dît-il dans sa loi, de préférer le salut de nos peuples à nos plaisirs.

Quoique nous ayons réuni ailleurs ce qui nous restait à dire sur les donatistes, cependant, pour avoir occasion de parler de Macédonius, vicaire d’Afrique, nous n’omet­trons pas un édit par lequel il les invitait à rentrer dans le sein de l’Eglise. L’histoire ne s'occupe pas seulement des princes; elle doit être le registre des vertus et des vices de tous les grands personnages. Macédonius, vicaire d’Afrique, et ensuite général de la milice romaine, est connu par les lettres de saint Augustin. C’était un génie pénétrant, habile, zélé pour le bien des peuples et pour les intérêts de son maître, deux choses qu’il regardait comme inséparables, prudent, généreux, en­nemi des gains illicites; qui savait concilier la justice avec la clémence, les devoirs du christianisme avec ceux de ses emplois.

Ce fut en cette année que l'Orient vit paraitre un phénomène qui étonna l’univers, et qui a fait l’admiration de toute la postérité , une princesse de quinze ans gouvernant un grand empire, renfermant en elle seule la sagesse d’un conseil de vieillards, et montrant sur son frère, qui n’était plus jeune qu’elle que de deux ans, toute la supériorité que pourrait donner sur l’en­fance l’expérience d’une longue vie. Mais, avant que de développer cette merveille de politique, il faut re­prendre la suite des affaires d’Orient depuis l’année 409. Le peu d’événements que fournissent les années suivantes nous en fait différer le récit : heureux effet de la prudence d’Anthémius, qui regardait un prince en minorité comme un tendre arbrisseau qu’il faut ménager en le mettant à couvert des vents et des orages. Cependant les influences de la sagesse du ministre s’affaiblissaient à proportion de l’éloignement du centre. La Pentapole Cyrénaïque souffrit également des in­cursions des barbares voisins, et de l’avarice de ses officiers. La Cyrénaïque, ainsi que la Libye, fut tou­jours gouvernée par le préfet d’Egypte; mais le com­mandement militaire varia dans les temps différents. D’abord ce fut le même commandant pour l’Egypte et pour la Libye; ensuite les courses fréquentes des bar­bares engagèrent à créer un duc particulier pour la Libye et la Cyrénaïque ; et ce duc fut en même temps chargé du recouvrement des impôts. Gennade, Syrien, revêtu de ce titre, s’était comporté avec justice et intel­ligence. Sans mettre en usage d’autre moyen que la persuasion, il sut faire venir au trésor public plus d’ar­gent que les gouverneurs qui employaient les rigueurs de la contrainte.

Andronic lui succéda, après avoir acheté la recommandation des eunuques de la cour. Il était fils d’un pê­cheur de Bérénice, une des cinq villes qui formaient la Pentapole; et, ne s’étant avancé que par intrigues, il avait porté dans les grands emplois la bassesse d’esprit et la grossièreté qu’il tirait de sa naissance. Comme la conduite de son prédécesseur devait former un fâ­cheux contraste avec celle qu’il avait dessein de tenir, il tâcha d’abord de la noircir : il voulut faire con­damner Gennade comme coupable de péculat, et fit mettre en prison un avocat, parce qu’il refusait son ministère à cette injuste accusation. Ses efforts furent inutiles ; il fallut laisser à Gennade sa réputation d’in­tégrité : mais Andronic suivit sans honte et sans re­mords son penchant naturel à la rapine et à l’injustice. Il enlevait les deniers publics, et faisait mourir de faim dans des cachots les officiers chargés de les recueillir. Ce pays avait déjà beaucoup souffert des tremblements de terre, des sauterelles, de la famine et du ravage des barbares ; Andronic fut un cinquième fléau. Il inventait des supplices inouïs. Un scélérat, nommé Thoas, qui de geôlier était devenu receveur des impôts , était son conseil. Ce Thoas fit un voyage à Constan­tinople, et, voulant perdre deux honnêtes citoyens de Cyrène, nommés Maximin et Clinias, il rapporta à son retour, comme un secret fort important, qu’Anthémius, étant malade, avait été averti en songe qu’il ne guérirait pas qu’on ne fît mourir Clinias et Maximin. Aussitôt Andronic, affectant un zèle ardent pour la santé du ministre, fit prendre ces deux citoyens. Mais ce qui prouve dans son procédé moins d’illusion que de méchanceté, c’est qu’il ne les mit pas à mort sur-le-champ; ils furent cruellement maltraités à plusieurs reprises : c’était le passe-temps d’Andronic ; il revenait à eux lorsqu’il n’avait personne à tourmenter.

Ce commandant inhumain n’était redoutable qu’aux peuples. Il n’avait ni courage, ni expérience militaire. Les Austuriens entrèrent dans le pays, ruinèrent les villages, et osèrent même attaquer les villes. Quatre centuries auraient suffi pour leur résister; mais les sol­dats désertaient et laissaient la province sans défense. Le mépris que les Austuriens faisaient d’Andronic et de ses troupes était tel, que leurs femmes mêmes pri­rent les armes : elles vinrent partager avec leurs maris l’honneur et le butin. Les barbares traversèrent les montagnes, se rendirent maîtres des forteresses, em­menèrent cinq mille chameaux charges de butin, et trois fois plus de prisonniers qu’ils n’étaient eux-mêmes en nombre.

Synèse, évêque de Ptolémaïde, tâchait de défendre la province de la cruauté du commandant et de celle des barbares. Il armait les habitants, il donnait les ordres, il distribuait les postes et faisait la fonction de général. Pour réprimer Andronic, il employa le secours d’Anthémius, il demanda l’exécution de la loi qui excluait du commandement dans les provinces ceux qui y étaient nés ou établis. Il menaça d’excommunication Andronic : les prélats de la province obtinrent de lui un délai en faveur de ce méchant homme, qui promit tout ce qu’on voulut, et ne tint aucune de ses promesses. Andronic continua de proscrire, de piller, de faire périr les citoyens. Il fit mourir Magnus, un des principaux et des plus vertueux habitants de la Cyrénaïque, dont les grands biens étaient le seul crime. Enfin Synèse lança l’excommunication dans la forme et dans les termes les plus terribles. Andronic se soutint encore quelque temps malgré la droiture d’Anthémius. Les eunuques de la cour, toujours d’intelligence avec les corrupteurs dont ils étaient pensionnaires, fermaient toutes les avenues à la vérité. On ne pouvait se plaindre impunément, et la nécessité extrême forçait les sujets à porter leurs gémissements an pied du trône; ils étaient épuisés par les frais de ces députations éloignées, souvent inutiles, et toujours ruineuses. Cependant la cour ouvrit enfin les yeux. Synèse eut recours à Troïle, qui obtint que la province fût délivrée de ce monstre. Andronic, sembla­ble à ces nuées de sauterelles que Dieu envoyait dans sa colère pour ronger les herbes et les fruits, et qu’un vent du midi précipitait ensuite dans la mer, fut destitué de sa charge. On établit une commission pour lui faire son procès. Synèse alors se conduisit tout au contraire des amis d’Andronic : ceux-ci s’éloignèrent, l’évêque se rapprocha de lui. C'est, disait-il, le caractère de l’Eglise d'abaisser les superbes et de relever ceux qui sont abattus. Il le sauva de la condamnation qu’il méritait; il l’assista dans sa misère , et par cette charité vraiment épiscopale, il offensa même quelques personnes puis­santes, que la vengeance animait à poursuivre la puni­tion du criminel.

Jean, appuyé du crédit de l’eunuque Antiochus, alors tout-puissant à la cour, prit la place d’Andronic. C’é­tait un fanfaron, qui, après plusieurs bravades, se cacha à l’arrivée des Austuriens. Lorsqu’il les crut retirés , il re­vint se mettre à la tête des troupes, et s’enfuit dès qu’il aperçut les ennemis. Synèse, né pour réparer les fautes de la cour, se chargea encore de la défense du pays. Il n’avait rien à espérer des troupes réglées; c’était un corps de Marcomans auxiliaires énervés par la chaleur du cli­mat, et conduits par un lieutenant sans courage et sans honneur, nommé Chilas, qui ne devait sa fortune qu'au talent honteux de séduire des femmes, et de fournir aux débauches du général. L’évêque fit forger des armes; il se mit à la tête des habitants. Il parait qu’on lui faisait un reproche d’entreprendre un métier si peu conforme au caractère de sa dignité; il s’en justifiait par la néces­sité. Quoi, disait-il, on ne nous permet donc que de mourir et de voir égorger notre troupeau!

Enfin la Pentapole respira sous le commandement d’Anyse. Il était jeune, mais plein de sagesse et de courage. U commença par arrêter les pillages des soldats et des officiers. Vigilant, juste  pieux, mettant en Dieu sa confiance incorruptible, il rejetait même les présens qu’il pouvait légitimement accepter. Les Austuriens entrèrent dans le pays avec mille chevaux. Anyse trouvait un nombre suffisant de troupes, mais il comptait peu sur leur valeur. Il ne fit usage que de quarante soldats, que Synèse nomme unigardes. On ne les connait que par la bravoure qu’ils montrèrent sous la conduite d’Anyse. A la tête de cette petite troupe qu’il animait par son exemple, il voltigeait par toute la province î il se trouvait toujours où paraissait l’ennemi. Il battit trois fois les barbares, leur tua plus de huit cents hommes, les chassa du pays, et les empêcha d’y rentrer. S’il avait eu seulement deux cents soldats aussi vaillants, dit Sy­nèse, il aurait porté la guerre chez les Austuriens, et leur aurait arraché les prisonniers qu’ils tenaient dans les fers. Un si brave commandant demandait d’être continué dans sa charge, et la province le demandait avec instance. La cabale l’emporta : au bout d’une année il fut remplacé par un vieillard infirme nommé Inno­cent. Les Austuriens revinrent dans la Cyrénaïque. Ils ÿ firent d’effroyables ravages, et, s’étendant du côté de l’Egypte, ils portèrent la terreur jusque dans Alexandrie. Marcellin eut plus de succès l’année suivante 413. Il défit les Austuriens dans un grand combat et délivra les villes qu’ils tenaient assiégées. Au sortir de sa charge il fut accusé; mais Synèse, qui avait sauvé du péril le coupable Andronic, se porta avec beaucoup plus d’ar­deur à défendre la probité de Marcellin. Pendant que les Austuriens désolaient la Pentapole, les Safrasins couraient les frontières de l’Egypte, de la Palestine, de la Phénicie et de la Syrie, et laissaient après eux des traces sanglantes de leur passage.

Comme Anthémius n’avait sur l’Orient que l’autorité de préfet du prétoire, dont les fonctions étaient bornées,  qu’un pouvoir précaire, uni­que ment fondé sur la confiance d’un prince encore ni. 5,5, enfant et sur l’estime publique, on ne peut avec justice lui imputer tous ces désastres. Mais on doit lui savoir gré du bon ordre qu’il sut établir dans les principales parties. Afin d’entretenir la bonne intelligence entre Honorius et le jeune Théodose, il fit donner ordre d’ar­rêter et d’examiner tous ceux qui passeraient d’Occident en Orient, pour ne pas donner retraite aux déserteurs ni aux ennemis de l’empire d’Occident. Il usa de la même précaution à l’égard des Perses, avec lesquels il voulait maintenir la paix. Pour ne donner lieu à aucun soupçon de part ni d'autre, il convint avec Isdegerd qu’il serait défendu aux marchands des deux nations de passer au-delà de Nisibe en Mésopotamie, de Callinique en Osrhoène, et d’Artaxate en Arménie. On répara les murailles des villes d’Illyrie exposées aux attaques des barbares; les particuliers furent obligés d’y contri­buer à proportion de leurs biens, sans exception ni privilège. Le même règlement fut publié pour la répa­ration des chemins publics ; les possesseurs des terres étaient chargés d’en faire les frais; toutes les exemptions cessaient à l’égard de cet objet; et ni les terres des églises, ni même celles du prince ne jouissaient d’aucune dis­pense.

Anthémius fit bâtir à Constantinople des thermes magnifiques qui portèrent le nom d’Honorius; et selon la coutume équitable des Romains, il fut fidèle à dédommager les particuliers dont on prenait le terrain pour l’emplacement de cet édifice. Mais le plus grand ouvrage de son ministère fut la reconstruction des murs de Constantinople en 413. La multitude d’habitants qui venaient s’y établir ne pouvant plus être renfermée dans la première enceinte, le préfet  du prétoire fit démolir les anciennes murailles, et en fit construire de nouvelles qui donnaient à la ville plus d’étendue. Cet ouvrage ne subsista que trente-quatre ans, et fut renversé au bout de ce temps par un tremblement de terre, comme nous le dirons en son lieu. On donna par une loi l’usage des tours dont cette muraille était flanquée aux particu­liers dont il a voit fallu prendre le terrain pour la nou­velle construction, à condition qu’ils demeureraient chargés de l’entretien et de la réparation de ces tours. Ils furent aussi obligés de loger au rez-de-chaussée les soldats qui se trouvaient dans la ville. Tandis qu’on rebâtissait les murs de Constantinople, ceux d’Edesse, furent détruits par une inondation. C’était pour la troisième fois que cette ville éprouvait ce malheur; elle avait été submergée sous le règne de Septime Sévère et sous celui de Dioclétien. La rivière nommée Scirtus, qui traversoit Edesse, n’était presque qu’un ruisseau pour l’ordinaire; mais, quelquefois grossie par les pluies et par les torrents, elle causait tous ces ravages. Justinien y remédia dans la suite en faisant creuser un canal pour la décharge des eaux.

Les lois déjà portées contre les hérétiques furent remises en vigueur. Mais, en même temps que par les conseils d’Anthémius, l’empereur déclarait leurs biens dévolus au fisc lorsqu’ils ne laissaient point d’héritiers naturels, il défendit aux catholiques de profiter en aucune manière de la confiscation, même en vertu d’une donation du prince, qui ne pourrait être que subreptice. On croit que l’avidité de Théodose, évêque de Synnade en Phrygie, donna occasion à cette loi. Ce prélat, plus avare que zélé, poursuivait vivement les hérétiques de son diocèse; il les chassait de la ville et de leurs terres, dont il s’emparait; il armait contre eux son clergé; il les citait sans cesse devant les tribunaux: conduite tout opposée au caractère de l’église catholique, selon la re­marque d'un auteur de ce temps-là. On lit avec plaisir dans l'histoire comment cet ardent persécuteur fut la dupe de sa cupidité. Il tourmentoit sans relâche Agapet, évêque des hérétiques macédoniens. Résolu de le perdre, il alla solliciter à Constantinople des ordres rigoureux contre cet évêque. Pendant son absence, Agapet rentra en lui-même, abjura ses erreurs, les fit abjurer à son peuple, se réunit avec les catholiques; et comme il était d’ailleurs aimé et estimé, il fut d’un commun consentement reconnu évêque par tout le diocèse, qui n’avait plus qu’une même foi. Théodose revint armé d’un dé­cret. On refuse de le recevoir; il retourne à la cour, et porte ses plaintes à Atticus, évêque de Constantinople. Ce prélat, charmé d’un changement si inespéré, exhorte Théodose à sacrifier sa dignité à l’intérêt de l’Eglise; il le félicite du repos dont il va jouir pour la plus grande gloire de Dieu après tant de fatigues, et il mande en même temps à Agapet qu’il peut conserver son siège sans crainte d’aucun trouble. Théodose fut le seul qui eut peine à se réjouir d'une si heureuse réunion.

On doit rapporter à ce temps-ci un fait mémorable, mais très-obscur, parce qu’il ne se trouve que dans un abrégé confus de l’histoire d'Olympiodore. Plusieurs hordes des Huns étaient restées aux environs des palus Méotides. Il parait qu’elles avoient chacune leur prince, qui était vassal d’un seigneur plus puissant, chef de toute cette partie de la nation. L’historien Olympiodore, né à Thèbes en Egypte, fut envoyé en ambassade vers un de ces princes nommé Donat, et il arriva dans ce pays après une périlleuse navigation. Il rapporte lui-même que ce Donat, trompé par des serments, fut assassiné en trahison; que Caraton, chef de la nation, se préparait à tirer vengeance de cette perfidie, mais qu’il fut apaisé par les présents de l’empereur. Un récit si tronqué et si informe laisse beaucoup d’éclaircissements à désirer. Nous n’avons pas non plus assez de détail sur un autre fait encore plus important. Un officier païen nommé Lucius, préteur à Constantinople, ou commandant des troupes de la ville, ayant résolu de tuer le jeune Théodose, vint trois fois au palais avec ce détestable dessein ; et trois fois, lorsqu’il tirait déjà son épée du fourreau, il fut arrêté par une frayeur que l’historien attribue à une cause surnaturelle. Damascius, auteur de ce récit, était lui-même païen et vivait à la fin de ce siècle.

Soit qu’Anthémius se fût volontairement dépouillé de son pouvoir, soit que les eunuques de la cour fussent venus à bout d’éloigner ce surveillant incorruptible, l’histoire ne fait plus mention de lui après le mois d’avril de l’année 414. Le silence des historiens sur le reste de sa vie n’est pas une petite louange pour un ministre si puissant, que les débris de son autorité pourvoient encore rendre redoutable, s’il fût disgracié. Mais il n’est pas vraisemblable qu’une princesse aussi équitable que Pulchérie, qui prit de sa main les rênes du gouvernement, eût voulu payer d’une telle ingratitude des services si importants. Il vaut mieux croire que l’obscurité où il se tint caché fut un effet de sa modération, et que de ministre d’état il devint philosophe, seul degré où il pourvoit encore monter sans rien perdre de sa vertu. Aurélien, le premier personnage de l’empire après lui, et que nous avons déjà fait connaitre, lui succéda dans la charge de préfet du prétoire, qu’il exerça pour la troi­sième fois. Mais le gouvernement de l’état passa entre les mains de Pulchérie. Cette princesse, qui n’était âgée que de quinze ans, se trouva dès-lors assez de force pour oser se charger d’un fardeau que son père n’avait su porter, et que son frère ne fut guère en état de sou­tenir. Elle reçut le titre d’Auguste le quatrième de juillet. Ses sœurs Arcadie et Marine n’eurent jamais que celui de nobilissimes. Il parait par les conciles, qu’on leur donnait à toutes les trois le nom de reines. Arcadie et Marine firent bâtir chacune à Constantino­ple un palais qui conserva leur nom pendant plusieurs siècles.

De tous les enfants d’Arcadius, Pulchérie seule avait hérité de la grandeur d’âme de son aïeul. La prudence, qui est dans les autres le fruit de l’expérience, fut en elle un don de la nature. Un coup-d’œil aussi sûr que pénétrant lui découvrait promptement ce qu’il fallait faire, et l'exécution suivait aussitôt. Elle parlait égale­ment bien grec et latin, et écrivait poliment dans ces deux langues. Elle était pourvue de toutes les grâces de la beauté; mais, voulant entièrement se consacrer au service de Dieu et de l'état, elle fit vœu de virginité, et porta ses sœurs à suivre son exemple, de crainte que leur mariage ne fût une source de division et de ja­lousie. Pour rendre sa résolution irrévocable, elle la rendit publique par un présent qu’elle fit à l’église de Constantinople : c’était une table d’autel d’un ouvrage admirable, enrichie d’or et de pierreries; l’inscription qu’elle fit graver sur le bord antérieur marquait que la princesse l’avait offerte comme un gage de sa virginité, et pour la prospérité du règne de son frère. Détachée de tous les amusements de la jeunesse et de la grandeur, elle partageait son temps entre les devoirs de la reli­gion, les œuvres de la charité chrétienne, et le soin des affaires de l’empire. Appliquée à la prière, elle chantait avec ses sœurs les louanges de Dieu le jour et la nuit à des heures réglées. Sa coutume était de manger avec elles, et de ne sortir qu’en leur compagnie. D’un accès facile, libérale envers les pauvres, pleine de respect pour les évêques, elle fit construire un grand nombre d’églises, d’hôpitaux , de monastères; et jamais ces pieuses fondations ne coûtèrent un gémissement aux peuples. Son zèle pour la vérité triompha des héré­tiques qui s’élevèrent de son temps.

Tandis que Pulchérie, pour préserver ses sœurs de dangereuse oisiveté de la cour, occupait leur loisir à la lecture des livres saints et aux ouvrages convenables à leur sexe, elle s’appliquait à former le cœur et l’esprit de son frère. Elle commença par écarter d’auprès de lui l’eunuque Antiochus, qui, ayant été jusqu’alors son précepteur, s occupait plus des intrigues de cour et de ses propres intérêts que de l’instruction du jeune prince. Ensuite, n’osant confier à personne un emploi si important, elle s’en chargea elle-même. Elle jeta d’abord dans le cœur de Théodose les fondements d’une piété solide en le faisant instruire de la doctrine la plus pure, en l’accoutumant à prier souvent, à fré­quenter les églises, à les décorer par de riches offrandes, à respecter les ministres des autels, et à honorer la vertu partout où elle se rencontrait. Comme les pratiques  de religion ne sont pas incompatibles avec les vices du cœur, elle s’étudiait principalement à régler ses mœurs, à lui inspirer l’amour de la justice, la clémence, l’é­loignement des plaisirs. Pour la culture de son esprit, elle se fit seconder par des maîtres vertueux, qu’elle savoir choisir les plus instruits en chaque genre; et, ce qui n’est guère moins utile que d’habiles maîtres, elle lui procura des compagnons d’étude capables d’exciter son émulation: c’étaient Paulin et Placite, qui parvinrent ensuite aux premières dignités. Elle n’oublia pas le soin de son extérieur: en même temps qu’elle lui faisait faire tous les exercices convenables à son âge, elle formait elle-même ses discours, sa démarche, sa contenance; elle lui enseignait l’art d’ajouter du prix aux bienfaits, et d’ôter aux refus ce qu’ils ont d’amer et de rebutant. Jusqu’à ce qu’il fût en âge de gouverner, ce fut elle qui ‘dressa les ordonnances; elle les faisait signer, et lui laissait tout l’honneur du commandement.

Cette bonne éducation réussit en partie; mais elle ne suppléa pas ce qui manquait de vigueur à l’esprit de Théodose. Il possédait plusieurs des qualités qui pourraient faire un bon évêque; aucune de celles qui font un grand prince. Il savait l’écriture sainte par cœur; il en recueillit avec soin tous les interprètes. Théologien studieux, il aimait à disputer sur les matières de religion, et ne s’en mêla que trop: sa facilité naturelle l’exposait à la séduction. Il jeûnait souvent, surtout les mercredis et les vendredis, selon l’ancien usage de l’Église. Il se levait au point du jour, et chantait l’office divin avec ses sœurs: son palais avait un peu trop l’extérieur d’un monastère. Abraham, évêque de Carrhes, ayant détruit dans cette ville le fameux temple du dieu Lunus, Théodose le fit venir à la cour: le saint prélat y mourut, et l’empereur conserva sa tunique, dont il se revêtait en certains jours. Lorsqu’on enleva le corps d’Abraham pour le transporter en Orient, Théodose voulut marcher à la tête du convoi; il le conduisit jusqu’au port; après le corps marchaient les impératrices et toute la cour. Dans un temps de disette, causée par l’intempérie des saisons, l’empereur assistant avec le peuple aux jeux du Cirque, il survint un grand orage. Aussitôt Théodose, faisant retirer les chars, ordonne au peuple d’adresser à Dieu ses prières; il entonne le premier un psaume; tous les spectateurs chantent avec lui, et le Cirque semble être devenu un temple. L’air reprit bientôt sa sérénité, et l’on dit que ce fut le dernier orage de cette année, qui, après avoir menacé d’une funeste stérilité, donna des moissons abondantes. Dans les guerres, il implorait la protection du ciel par de ferventes prières comme David; mais il n’eut pas le courage et la science militaire de ce saint roi. Le respect qu’il portait aux personnes consacrées à Dieu allait a un point qu’on peut taxer de faiblesse. Un moine insolent et téméraire, irrité contre le prince qui lui refusait une grâce, se retira, en lui disant: Je vous retranche de la communion de l’Eglise. L’heure du repas étant venue, l’empereur, abattu du coup lancé d’une main si faible, protesta qu’il ne mangeroit point que l’excommunication ne fût levée, et il envoya prier un évêque d'obtenir cette faveur de celui qui l’avait excommunié. En vain l’évêque essaya de dissiper ses scrupules en lui représentant qu’une pareille censure était sans effet : Théodose ne consentit à prendre de la nourriture qu’après avoir reçu l’absolution de ce moine, qui ne méritait lui-même aucun pardon.

Ce prince avait une connaissance assez étendue des lettres, des arts, des sciences, surtout de l’astronomie et de l’histoire naturelle. Il jugeait très-bien du mérite des ouvrages d’esprit, et encourageait les savants par des honneurs et des récompenses. Il avait appris à peindre et à modeler mieux qu’il ne convient à un souverain. Personne n’était plus adroit à manier un cheval, à tirer de l’arc, à lancer le javelot. Son extérieur était doux et agréable, sa taille moyenne et bien proportionnée, ses yeux noirs et à fleur de tête, ses cheveux blonds. Sans faste et sans orgueil, frugal, infatigable, souffrant aisément le froid et le chaud, la faim et la soif, il fut un modèle de patience et de douceur, en sorte qu’il était plus maître de ses passions que de ses sujets. Aussi in­sensible aux aiguillons de la colère qu’aux attraits de la volupté, jamais il n’écouta les conseils de la vengeance. Un de ses courtisans lui ayant demandé pourquoi il n’avoi. jamais puni de mort une offense qui lui fût personnelle : Il n'est pas difficile, répondit-il, d'ôter la vie à un homme; mais dès qu'il l'a perdue, il est trop tard de s'en repentir. Il ne permit jamais d’exécuter à mort un criminel dans la ville où il se trouvait : la grâce arrivait toujours avant que le coupable fût parvenu au lieu du supplice. Il n’approuvait pas la persécution suscitée contre les hérétiques; et quoiqu’il les réprimât par des lois sévères, il croyait qu’il ne convenait pas aux évêques d’armer contre eux le bras séculier, et que l’Eglise ne devait employer pour la défense de la foi que la cha­rité et la persuasion. Un jour qu’il faisait représenter une chasse dans le Cirque de Constantinople, le peuple demanda à grands cris qu’on fît venir un athlète connu par sa force et par sa hardiesse, pour combattre une bête furieuse et terrible. Alors l’empereur se levant: Ne savez-vous pas, s’écria-t-il, que ce n'est pas un jeu pour moi de voir couler le sang des hommes? Cette parole fut une leçon pour le peuple, qui renonça à ces cruels divertissements. Son humanité à l’égard des officiers de sa maison est encore une preuve de la bonté de son cœur.

Après avoir employé la journée aux affaires, il donnait à la lecture une partie de la nuit. Mais, afin de ne pas obliger ses domestiques à combattre le sommeil pour veiller avec lui, il faisait usage d’une lampe qui s’entretenait seule, sans avoir besoin d’aucun service.

Avec tant de bonnes qualités, il lui manqua les deux plus nécessaires à un prince, dont l’une établit son autorité , et l’autre en est le supplément. Il n’eut ni assez de force pour gouverner par lui-même, ni assez de discernement pour bien choisir ceux qui gouvernaient sous son nom. Il craignait la guerre, et achetait la paix à force d’argent, ce qui le rendit méprisable aux barbares. Facile et ouvert à la flatterie, il échappa souvent à sa sœur, et se laissa dominer par ses eunuques, vils et injustes conseillers qui, toujours empressés à fournir au prince des amusements pour le distraire des affaires, et détourner ses regards de dessus leur conduite, accablaient les sujets, interdisaient tout accès aux plaintes et aux remontrances, s’enrichissaient de la misère publique, vendaient les charges civiles et militaires, et renvoient l’état malheureux sous un bon prince. Ils vinrent à bout de faire en sorte que Théodose, pendant un règne de quarante-deux ans, n’exécutât rien de mémorable. Ils dressaient les édits, les ordonnances, les rescrits du prince, qui signait sans les lire. Pulchérie, lui avait souvent représenté les conséquences de cette confiance inconsidérée; et Théodose s’était toujours défendu de ce reproche avec cette opiniâtreté puérile qui nie les faits les plus évidens pour s’épargner la peine de se corriger. Afin de le convaincre, un jour Pulchérie lui présenta un papier qu’il signa, selon sa coutume, sans en faire la lecture. C’était une donation, par laquelle Théodose livrait en esclavage à sa sœur sa femme Eudoxie. Pul­chérie le fit ensuite rougir de cette dangereuse négligence.

Avant qu’Anthémius sortît de charge, il couronna son heureux ministère en faisant publier, par ordre de l’empereur, une remise de tout ce qui restait dû au fisc depuis quarante ans, c’est-à-dire, depuis l’année 368 jusqu’en 408 : et comme les corps de villes, qui avoient coutume d’avancer au prince les sommes dues par les habitants, répétaient, malgré la remise, leurs avances vraies ou supposées, ce qui aurait rendu ce soulagement inutile aux peuples, les particuliers furent dispensés du remboursement. En 433, Théodose remit encore ce qui lui était du pour les vingt années écoulées depuis 408 jusqu’en 428. Il accorda des privilèges considérables aux professeurs des arts libéraux et aux médecins. Musellus, grand-chambellan, fonda un collège à Constantinople, et y plaça une statue de l’empereur. Le zèle trop ardent d’Abdas, évêque de Suses, fut sur le point de causer une rupture entre Isdegerd et les Romains, et d’exciter une persécution en Perse. Ce prélat ayant abattu un pyrée, (c’est ainsi qu’on nommait les temples où les Perses adoraient le feu) le roi entra dans une grande colère, fit mourir Abdas, et ordonna de détruire toutes les églises des chrétiens dans ses états. Mais il se laissa bientôt adoucir par les sollicitations de Théodose, et fit cesser la persécution, qui ne se renouvela qu’après sa mort.

L’année suivante 415, Théodose fit une loi qui excluait les païens des charges civiles et militaires. Le petit nombre auquel ils étaient réduits lui permet de porter ce coup à l’idolâtrie sans avoir à craindre aucune fâcheuse révolution. Dans la suite les idolâtres qui étaient surpris faisant des sacrifices étaient condamnés à l’exil avec saisie de leurs biens. Mais il fut en même temps défendu aux chrétiens de leur susciter aucun trouble tant qu’ils ne feraient rien de contraire aux lois. Ce prince porta encore plus loin son zèle pour le christianisme; il ordonna que les temples ou autres lieux profanés par un culte sacrilège seraient détruits ou changés en églises, après qu’on les aurait purifiés en y établissant le signe de notre salut. Il ajouta la peine de mort contre tous ceux qui s’opposeraient à l’exécution de cette loi. Les ecclésiastiques se croyaient en droit de soustraire à la justice les biens de ceux qui étaient poursuivis pour concussion ou pour péculat; et sans doute cette œuvre prétendue de charité n’était rien moins que gratuite. Théodose la condamna comme un recèlement criminel. La grande église de Constantinople, bâtie par Constantin, augmentée par Constance, et brûlée du temps de l’exil de saint Jean Chrysostôme, fut rebâtie et dédiée de nouveau le 10 octobre. On acheva aussi la réparation de la salle du sénat, qui avait été consumée dans le même incendie; et le préfet Aurélien y fit ériger une statue d’or à l’empereur.

Au mois de mars de cette année on vit encore couler le sang dans les rues d’Alexandrie; et quoiqu’on ne doive pas croire aveuglément les auteurs païens ou hérétiques qui rejettent sur saint Cyrille tout l’odieux de cette sédition, il est cependant difficile de disculper entièrement cet illustre prélat, dont le zèle approchait trop du caractère impétueux de son oncle Théophile auquel il avait succédé. Les spectacles étaient pour les Alexandrins une occasion fréquente de divisions; on se passionnait pour les divers acteurs, et dans une populace naturellement emportée et sanguinaire, les diffé­rons partis s’échauffaient jusqu’à la fureur. Les Juifs, qui, depuis la fondation de cette ville, y habitaient en grand nombre, toujours opposés aux chrétiens, prirent querelle avec eux au sujet d’un danseur. Oreste, préfet d’Egypte, étouffa les premières étincelles de cette discorde; mais la jalousie d’autorité le rendit ennemi de Cyrille, évêque d’Alexandrie, qu’il accusait d’entreprendre sur ses droits, et de contrôler ses ordonnances. Les Juifs nourrissaient ces soupçons par leurs rapports. Un jour que le peuple était assemblé au théâtre, où le préfet avait coutume de publier ses édits, les Juifs ayant aperçu dans la foule un maître d’école nommé Hiérax, connu par son attachement à l’évêque, se mirent à crier que c’était un séditieux, qui n’était venu que pour ex­citer du trouble et fronder l’édit du préfet. Oreste, prévenu contre le prélat, fait arrêter Hiérax. On le tourmente cruellement sur le théâtre même. Cyrille, informé de cette violence, mande les plus distingués d’entre les Juifs, et les menace de châtiments rigoureux, s’ils ne cessent de persécuter les chrétiens. Les Juifs, plus animés que jamais, forment le complot d’égorger les chrétiens d’Alexandrie; ils conviennent d’un signal pour se reconnaitre; et dès la nuit suivante ils font crier par toute la ville que le feu a pris à l’église qui portait le nom d’Alexandre. A ce cri, les chrétiens accourant en foule pour y donner du secours, les Juifs, bien armés, se jettent sur eux, et en font un horrible massacre. Le jour étant venu, Cyrille, irrité d’une si noire perfidie, se fait accompagner d’une nombreuse multitude, et marche aux synagogues des Juifs. Plusieurs sont tués, les autres s’enfuient de la ville, et leurs biens sont pillés. Oreste, affligé de voir la capitale de l’Egypte privée d’une partie si considérable de ses habitants, en écrit à l’empereur; Cyrille en fait autant de son côté; il veut se réconcilier avec Oreste, qui refuse d’entendre à aucun accommodement.

Les moines de Nitrie avoient déjà beaucoup dégénéré de leur institut. Ils étaient devenus presque aussi sau­vages que leur désert; et, dans les querelles du violent Théophile, ils étaient plusieurs fois descendus de leur montagne pour venir à Alexandrie lui tenir lieu de soldats. Ils accourent au nombre de cinq cents pour prêter main forte à Cyrille; et, ayant rencontré le préfet dans les rues de la ville, ils environnent son char, l’accablent d’injures. Un d’entre eux, nommé Ammonius, le blesse à la tête d’un coup de pierre. Le préfet, tout en sang, se sauve avec peine dans sa maison; ses officiers se dispersent. Le peuple indigné prend le parti de son gouverneur; on met en fuite les moines; on se saisit d’Ammonius, et on le traîne devant le préfet, qui, n’écoutant que sa colère, lui fait souffrir une torture si rigoureuse, que ce malheureux expira dans le supplice. Cyrille fait enlever son corps, l’expose dans une église, prononce publiquement son éloge, et l’honore du titre de martyr. Mais, cette chaleur passagère étant calmée par la réflexion, il revient à lui-même, et laisse enterrer Ammonius, qui, loin de mériter la vénération des fidèles, avait grand besoin de leurs prières.

La mort d’Ammonius changea la disposition du peuple. Il revint au parti de Cyrille, et conçut de fâcheux soupçons contre Hypatie. Elle était païenne, fille de Théon, fameux géomètre d’Alexandrie. Plus savante encore que son père, elle s’était acquis une brillante réputation par ses ouvrages et par les leçons publiques qu’elle faisait sur toutes les parties de la philosophie. On accourait en foule de toute l’Egypte, et même des autres provinces, pour recevoir ses instructions; le célèbre Synèse avait été un de ses disciples. Elle était à la tête de l’école platonicienne; et, pour assortir son extérieur à sa profession, elle avait pris le manteau de philosophe. Aussi renommée, mais plus chaste que l’ancienne Aspasie de Milet, quoiqu’elle fût parfaitement belle, elle se faisait respecter de cette foule d’auditeurs que sa beauté, autant que son savoir, assemblait autour d’elle; et l’histoire lui rend ce témoignage, qu’au milieu d’une jeunesse passionnée et entreprenante, la pureté de ses mœurs se conserva hors d’atteinte même à la médisance. Comme elle recevait de fréquentes visites des premiers magistrats, et que le préfet déférait beaucoup à ses conseils, le peuple se persuada qu’elle formait le principal obstacle à la réconciliation de Cyrille et d’Oreste. Un jour donc qu’elle sortait de sa maison, une multitude de séditieux, à la tête desquels était Pierre, lecteur de l’église d’Alexandrie, s’attroupent autour de son char, l’en arrachent par force, la traînent à l’église nommée la Césarée; et, sans égard ni pour la sainteté du lieu, ni pour son sexe, ni pour l'humanité même, ils la dé­pouillent, lui déchirent le corps, la mettent en pièces, et portent ses membres, séparés les uns des autres, à un lieu de la ville nommé Cinaron, où ils les réduisent en cendres. L’empereur, ayant été informé de cette horrible cruauté, en fut très-affligé ; il en voulait tirer vengeance: mais il arriva pour lors ce qui n’est pas rare dans une cour corrompue; il n’en coûta aux coupables que de l’argent pour gagner les eunuques les plus puissants auprès du prince, qui se laissa tromper par un faux exposé, et le crime demeura impuni.

Dans les séditions d’Alexandrie, ceux qui se signalaient le plus par leurs violences, étaient des clercs qui n’avoient d’autre fonction que de soigner les malades dans les temps de contagion, ce qui arrivait fréquemment dans cette partie de l’Egypte. Le danger auquel ils s’exposaient alors leur avait fait donner le nom de parabolans, qui, dans la langue grecque, signifie des gens déterminés à affronter le péril. Il fallait qu'ils fussent en grand nombre, puisque l’empereur, dans la réforme qu’il en fit, les réduisit d’abord au nombre de cinq cents; ce qui ne suffisant pas pour le service des malades, il permit d’en ajouter encore cent autres. L’habitude à braver la mort pour le soulagement des citoyens les avait rendus d’abord intrépides, ensuite audacieux. Théodose entreprit de les contenir. Après avoir borné leur nombre, ainsi que nous venons de dire, il ordonna qu’on n’admettrait dans ce corps que des pauvres; qu’ils seraient choisis par l’évêque, à l’autorité duquel ils obéiraient en toute chose; qu’aucun d’eux ne pourrait assister aux spectacles, entrer dans le sénat ni dans les lieux où se rendaient les jugements, à moins qu’il ne fût partie dans une cause, soit pour lui-même, soit comme syndic de la compagnie. S’ils contrevenaient à ces défenses, ils étaient chassés du corps, sans espérance d’y rentrer, et soumis à des peines proportionnées à la qualité du délit. Mais, au lieu de les resserrer par des entraves, qui se relâchent toujours à la longue, n’aurait-il pas été plus sage d’abolir tout-à-fait ces parabolans, dont on s’était bien passé pendant tant de siècles, et qui, pour des services passagers, donnaient à l’état de continuelles alarmes ?


 

LIVRE TRENTIÈME. HONORIUS, THÉODOSE II

 

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.