HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |
LIVRE VINGT-NEUVIÈME.HONORIUS,
THÉODOSE II.
L’annÉe 410 aurait été la dernière de l’empire d'Occident
si Alaric eût conserver et affermir ses conquêtes comme il savait conquérir. Honorius, renfermé
dans Ravenne, et prêt à fuir en Orient à la première alarme, était si peu
assuré de son état, qu’il ne nomma de consul pour l'Occident ni cette année ni
la suivante. Varane, nommé en Orient, fut le seul
conseil légitime en 410 et le jeune Théodose pour la quatrième fois en 411. Tertulle, qui portait le titre de consul dans le parti
d’Attale, ne fut reconnu que dans Rome, et seulement autant de temps qu’Attale
fut maître de cette ville. Il tomba bientôt avec le fantôme auquel il était
attaché. Il commença cependant avec faste l’exercice de son consulat. Le sénat
s’étant assemblé le premier janvier selon la coutume, Tertulle,
environné de toute la pompe consulaire, lui adressa la parole en ces termes: Pères
conscrits, je vous parle aujourd'hui en qualité de consul et de pontife; je
possède déjà la première de ces dignités; j’y
vais bientôt réunir l'autre. Le reste de son discours répondit
à ce début ridicule; il s’annonçait comme le vengeur des dieux et le réparateur
de leurs autels et de leurs temples.
Il ne fallait
qu’un souffle d’Alaric pour abattre cette vaine grandeur, ce qui ne tarda pas
d’arriver. Iraquien, arrêtant les convois d’Afrique, réduisit Rome à une
disette encore plus extrême que celle qu’elle avait éprouvée pendant le siège.
Les monopoleurs serraient le peu de blé
qui restait pour le vendre au prix qu’exigeaient leur avarice
homicide. Enfin la famine devint si insupportable,
que, dans les jeux du Cirque, le peuple, désespéré, s’écria
d’une voix unanime : Qu’on mette en vente la chair
humaine, et qu’on en taxe le prix. Attale, apprenant ces
horreurs, partit du camp d’Alaric et revint à Rome. Il assembla le sénat.
Presque tous les sénateurs pensaient que le remède à leurs maux ne pouvait
venir que de l’Afrique; on proposait de nouveau d’y envoyer Druma avec ses Goths. Attale, appuyé d’un petit nombre, persistait dans son premier
avis. Enfin Alaric, irrité de cette opiniâtreté injurieuse, animé encore par
les conseils de Jove, fit revenir Attale à Rimini; et l’ayant conduit hors de
la ville à la vue de tout le peuple, il lui ôta le diadème,
le dépouilla de la pourpre, et renvoya tous ces ornements à
l’empereur. Il voulut bien cependant ne pas abandonner ce misérable, ni son
fils Ampélius. Entre les conditions de son accommodement
avec Honorius, il demandait qu’on leur conservât la vie, et il les retint dans
son camp en attendant la conclusion du traité. La chute d’Attale n’affligea que
les païens et les ariens de Rome.
Par sa
disposition, les officiers qu’il avait nommés perdaient leurs emplois et leurs
titres. Rome ne tarda pas de rentrer sous l’obéissance de son
maître légitime. Elle protesta contre tout ce qui s’était
passé dans son enceinte pendant la tyrannie d’Attale. Par une loi du douzième
de février, Honorius déclara que les officiers qui avoient abandonné Attale
avant sa déposition conserveraient le rang qu’ils avoient reçu de
leur prince légitime, mais que ceux qui ne s’étaient séparés du tyran qu’après
sa disgrâce resteraient privés de leurs emplois.
Tout semblait disposé à la paix. Alaric s’était avancé jusqu’à trois lieues de
Ravenne; Honorius, de son côté, avait oublié le serment qu’il
avait fait de ne jamais traiter avec Alaric, elles conférences étaient
ouvertes entre le roi des Goths et les commissaires de l’empereur, lorsque,
pour le malheur de Rome, il survint un nouveau contretemps qui renversa toutes
ces espérances. L’impétueux Sarus s’était, depuis la mort de Stilicon, retiré
dans le Picénum avec ses aventuriers, au nombre de
trois cents hommes. Haïssant Alaric autant qu’il méprisait Honorious,
il courait le pays, incommodant également les deux partis par ses attaques et
par ses pillages. Ataulfe l’étant allé chercher avec
toutes ses troupes, Sarus, hors d’état de tenir contre des forces trop
supérieures, prit le parti de rejoindre Honorius. Comme il se persuadait qu’une
réconciliation entre les Romains et les Goths ne pouvait que lui être funeste,
il ne cessait de crier qu’il était honteux de marchander les bonnes grâces d’un
ennemi qui ne méritait que vengeance. Voyant que ses discours n’étaient pas
écoutés, il prit sur lui le soin de rompre les conférences; et, étant sorti de
Ravenne à la tête de sa troupe, il vint fondre sur un quartier du camp
d’Alaric, et tailla en pièces un grand nombre de Goths.
Cette
perfidie fut suivie d’une prompte et terrible vengeance. Alaric prit
sur-le-champ le chemin de Rome. Il rendit le titre d’empereur à Attale, qui servit
de jouet à sa politique, et le lui ôta devant Rome, quand il vit que les Romains
ne se laissaient plus amuser par cette comédie, et qu’ils refusaient
d’ouvrir leurs portes. Le bruit de la marche d’Alaric renouvela ou fit inventer
une prédiction qui annonçait la prise de Rome pour cette année. Beaucoup de
chrétiens se retirèrent de la ville, après avoir distribué tous leurs biens aux
pauvres. On ignore les circonstances du siège, qui fut assez long. On sait
seulement qu’Alaric étant maître de Porto depuis l’année précédente, la famine,
qui était déjà extrême avant l’arrivée des Goths, porta les habitants aux plus
cruelles extrémités.
Enfin Alaric
entra dans Rome le 24 août, pendant la nuit. La plupart des auteurs conviennent
qu’elle lui fut livrée par trahison; mais les historiens les plus dignes de foi
ne donnent sur ce sujet aucun éclaircissement, et les autres ne débitent que
des fables dépourvues de vraisemblance. Quelques-uns en accusent Faltonia Proba, veuve de Probe, ce célèbre préfet du
prétoire : ils racontent que cette dame, touchée de compassion pour les habitants
que la faim réduisit à se dévorer les uns les autres, fit pendant la nuit
ouvrir les portes de la ville par ses esclaves. Mais il faudrait des
témoignages plus assurés pour imputer un crime de cette nature à une femme
aussi illustre par sa vertu que par sa naissance; et le sort qu’elle éprouva
après la prise de Rome suffit pour la justifier. Alaric, naturellement porté à
la douceur, permit à ses soldats de piller la ville; mais il leur recommanda
d’épargner le sang des hommes et l’honneur des femmes; il leur défendit de
brûler les édifices consacrés au culte de la religion; et comme Romulus, pour
peupler Rome, y avait établi un asile, Alaric, en la saccageant, en ouvrit deux
pour soustraire à la fureur des soldats les déplorables restes des habitants :
il déclara que l’église de Saint-Pierre et celle de Saint-Paul seraient respectées
comme un refuge inviolable. Il avait choisi ces deux églises, non-seulement par
vénération pour ces deux fondateurs de Rome chrétienne, mais aussi parce
qu’étant les plus spacieuses, elles pourvoient sauver un plus grand nombre de
malheureux.
Ces ordres,
laissant un libre cours à l’avarice, mettaient un frein à la cruauté. Mais
quels ordres pourraient contenir des vainqueurs féroces dans l’ivresse du
pillage? Les Goths répandus dans Rome saccagèrent les maisons; ils mirent le
feu à celles qu’on tenait fermées, et, s’y jetant au milieu des flammes, non contents
des richesses qu’ils trouvaient sous leurs mains, ils supposaient qu’on leur en
celait plus qu’il n’rn paraissait, et n’épargnaient ni les menaces
ni les tourments pour forcer les possesseurs à livrer ce qu’ils avoient et ce
qu’ils n’avoient pas. La famine avait par avance ravagé la ville; il y avait
peu de maisons qui ne fussent en deuil, et qui n'offrissent aux yeux du soldat
barbare des cadavres ensevelis. Ce spectacle n’attendrissait pas ces cœurs
impitoyables : des femmes, des enfants furent égorgés sur les corps de leurs
maris et de leurs pères. La brutalité ne respecta que les femmes et les filles
qui s’étaient réfugiées dans les églises. Le fracas des maisons que l’embrasement
détruisit, les insultes, les cris, l’épouvante, la fuite, répandaient une
affreuse confusion les flammes qui dévoraient une partie de la ville éclairaient
toutes ces horreurs; et comme si le ciel se fût armé de concert pour châtier
cette métropole de l’idolâtrie, un furieux orage se joignit aux ravages des
Goths; la foudre écrasa plusieurs temples, fondit les lambris d’airain,
réduisit en poudre ces statues autrefois adorées que les empereurs chrétiens
avoient conservées pour la décoration de la ville.
Cependant le
respect des Goths pour la sainteté du christianisme épargna beaucoup de sang
aux Romains. La fureur des ennemis s'arrêtait aux portes des saints lieux: elle
n’osait franchir ces bornes sacrées; les Goths eux-mêmes y conduisaient ceux
qu’ils voulaient sauver du massacre. Si quelques églises furent embrasées, ce
ne fut que par la communication des flammes qui consumaient les maisons
voisines; et la religion, selon son divin privilège, se soutint avec gloire au
milieu de tant de ruines, un officier goth, étant entré dans une maison qui servit
de dépôt à l’église de Saint-Pierre, et n’y trouvant qu’une femme avancée en
âge, lui demanda si elle avait de l’or et de l’argent : J'en ai beaucoup,
lui répondit elle sans se déconcerter, et je vais l'exposer à vos yeux. Elle étala en même temps un grand nombre de vases précieux; et comme le barbare
était étonné de trouver tant de richesses entre les mains d’une femme qui
n’annonçait rien de distingué : Ces vases, dit-elle, appartiennent à
Saint-Pierre; prenez-les, si vous l’osez comme je ne puis les défendre, je vous
les abandonne, vous en rendrez compte à celui qui en est le maître. Le
barbare, n’osant toucher à ce dépôt sacré, envoya demander les ordres du roi.
Alaric ordonna de faire porter tous ces vases à la basilique de Saint-Pierre,
sous une escorte assez forte pour en assurer le transport, et d’y conduire en
même temps cette femme et tous les chrétiens qui se joindraient à elle. La
maison était fort éloignée de la basilique. Ce fut un spectacle aussi surprenant
que magnifique devoir une longue suite de soldats qui, tenant d’une main l’épée
nue, et soutenant de l’autre les vases précieux qu’ils portaient sur leurs
têtes, marchaient avec une contenance respectueuse au travers du bouleversement
et du désordre, et formaient une file éclatante, comme un rayon de soleil qui
perce un noir orage. Les chrétiens accouraient de toutes parts, et se joignaient
à cette escorte, chantant des hymnes de concert avec les
barbares. Plusieurs païens se mêlaient avec eux pour sauver leur vie; et dans
cette procession militaire tout voit l’air d’un triomphe: c’était en effet
la piété des Goths qui portait les dépouilles de leur avarice vaincue. Après
avoir ainsi traversé toute la ville, ils arrivèrent à la basilique, où les
vases et ceux qui les accompagnaient furent mis en sûreté.
Les femmes chrétiennes
semblèrent alors avoir recueilli le courage que les hommes avaient perdu. Marcelle,
illustre par sa vertu et par sa noblesse, veuve depuis soixante-dix ans, occupait
une maison sur le mont Aventin. Elle y vivait dans la prière et dans la
méditation des saintes Ecritures avec une jeune fille fort belle, nommée Principie, qu’elle formait à la piété. Plusieurs soldats,
étant entrés chez elle, lui demandèrent son or. Elle leur répondit avec un
visage intrépide qu’elle l’avait distribué aux pauvres, et qu’elle ne s’était
réservé que la tunique dont elle était couverte. Les barbares, persuadés que
cette pauvreté apparente n’était qu’un déguisement, la chargèrent de coups.
Insensible à la douleur, elle leur demanda pour unique grâce de ne la pas
séparer de cette jeune fille, que sa beauté exposait à des insultes plus
cruelles que la mort. Cette fermeté toucha des cœurs que les larmes n’auraient
pas attendris; ils la portèrent avec Principie à la
basilique de Saint-Paul. Marcelle avait conservé l’honneur de sa compagne; une
autre femme sauva le sien propre par un courage héroïque. Un jeune officier,
épris de la beauté d’une Romaine, après avoir mis tout en œuvre pour la faire
consentir à ses désirs, lui présenta l’épée nue; et, comme s’il eût voulu lui
abattre la tête, il lui fit une légère blessure pour la réduire par la crainte
de la mort. Mais cette femme généreuse, loin de s’effrayer du sang dont elle
se voyait trempée, présentant le col à l’ennemi : Recommence, dit-elle, et songe à mieux frapper; je suis résolue à perdre la
vie plutôt que l’honneur. L’épée tomba
des mains du barbare; la rage fit place à l’admiration; il conduisit
sa captive à l’église de Saint-Pierre, et la recommanda
aux gardes, leur donnant six pièces d’or, avec ordre de ne la remettre qu’entre
les mains de son mari.
C’est ainsi
que Rome, onze cent soixante et trois ans après qu’elle eut été fondée, perdit
en un jour cet éclat qui la rendait la première ville de l’univers. Alaric ne
la détruisit pas. Elle avait, lorsqu’il y entra, vingt et un milles de circuit;
cette enceinte subsista, mais elle renferma beaucoup de ruines. Il est vrai
que les Goths épargnèrent les édifices publics. Soixante ans après, du temps de
Cassiodore, c’est-à-dire après deux autres saccagements dont le Vandale
Genséric et le Suève Ricimer furent les auteurs, on y voyait encore le Cirque,
les thermes, les aqueducs, les théâtres en leur entier. Alaric sauva beaucoup
plus de Romains qu’il n’en fit périr; il n’y eut presque aucun
sénateur qui perdit la vie, si ce n’est qu’il fût méconnu. Saint Augustin et
Orose assurent que les désastres de Rome en cette conjoncture ne sont point
comparables à ceux qu’elle avait éprouvés, soit dans l’irruption des Gaulois,
soit dans les massacres des guerres civiles, soit dans l’incendie de Néron.
Mais., du temps d’Alaric, l’empire était desséché et caduc; il n’a voit plus
cette sève vigoureuse ni ce ressort qui lui avait autrefois rendu ses forces.
La majesté du nom romain fut à jamais flétrie. Rome subsista dans son étendue;
mais ce ne fut plus, s’il est permis de s’exprimer ainsi, qu’un grand cadavre :
et quoiqu’elle se repeuplât bientôt, et qu’en un seul jour on y vît rentrer
quatorze mille personnes, cependant, une fois humiliée par Alaric, elle devint
le jouet et la proie des barbares. Après avoir perdu sa grandeur et ses
richesses, elle ne conserva que son orgueil et son luxe, vaine écorce de la
richesse et de la grandeur. On ne dit point ce qu’Honorius faisait à Ravenne
pendant le siège et le saccagement de Rome, et il n’est pas difficile de croire
qu’il ne faisait rien. Procope raconte à ce sujet que l’eunuque qui avait soin
de la volière de l’empereur étant venu lui annoncer que Rome était perdue : Comment
cela se peut-il? répondit le prince tout alarmé ; il n'y a qu'un moment
que je lui ai donné a manger dans ma main. Il avait
une poule d’une beauté singulière, qu’il aimait et qu’il avait nommée Rome.
L’auteur ajoute que, l’eunuque lui ayant fait entendre qu’il parlait de la
ville, et non pas de la poule, le prince se rassura et fut aussitôt consolé. Le
crédit qu’a trouvé un conte si peu vraisemblable, répété par tous les
écrivains des siècles suivants, marque du moins quelle idée ce prince a laissée
de lui-même à la postérité.
Un trait
plus certain et digne de remarque, c’est que les païens, qui n’avoient conservé
leur vie qu’en se disant chrétiens ou en se réfugiant dans les églises, furent
assez aveugles et assez ingrats pour accuser la religion chrétienne d’être
cause des malheurs de l’empire: ils publièrent que Rome n’avait succombé sous
les efforts des barbares que parce qu’elle avait perdu sacs défenseurs en
perdant ses idoles. Saint Augustin réfuta ces blasphèmes dans plusieurs
sermons: ce fut dans ce dessein qu’il
composa son admirable ouvrage de la Cité de Dieu, et qu’Orose, disciple
de ce grand évêque, écrivit un abrégé de l’histoire universelle. M. Bosquet,
évêque de Meaux, a suivi les mêmes traces en ces derniers temps : il a montré
dans un ouvrage célèbre que Dieu se servit du bras d’Alaric pour achever de
terrasser l’idolâtrie, et pour venger le sang de tant de martyrs dont Rome s’était
abreuvée.
Les
approches d’Alaric avoient fait prendre la fuite à un grand nombre de Romains.
Il s’en échappa encore pendant le saccagement de la ville. L’Orient, l‘Egypt, l’Afrique, furent peuplés de fugitifs, et tous les
rivages de la Méditerranée se virent couverts des débris de ce grand naufrage.
Saint Jérôme interrompit ses éludes pour soulager par ses aumônes et consoler
par ses larmes une foule de personnes de l’un et de l’autre sexe qui venaient
chercher un asile à Bethléem dans le berceau du christianisme, et les saints
lieux de la Palestine furent changés en autant d’hôpitaux remplis de misère et
d’indigence. Plusieurs Romains se retirèrent dans les îles de la mer de
Toscane, et surtout dans celle d’Igilium,
aujourd’hui Giglio. Quoiqu’elle ne fût qu’à dieux lieues
du continent, et que les Goths fissent des descentes dans les autres îles,
toujours repoussés par les vents, ils ne purent aborder à celle-ci. L’Afrique semblait
être la retraite la plus assurée: aussi ceux qui avoient pu emporter une
partie de leurs richesses s’empressèrent-ils de s’y rendre; mais ils y
trouvèrent un maître plus barbare que celui qu’ils fuyaient. Héraclien, comte d’Afrique, était avare, cruel, plongé dans
le vin et dans la débauche. Il profita du malheur des fugitifs pour assouvir
son avarice. Il enlevait les filles les plus nobles des bras de leurs mères
pour les vendre à des marchands syriens, les plus avides de tous les hommes. Ni
les pupilles, ni les veuves, ni les vierges consacrées à Dieu ne pou voient
sans argent obtenir de protection ni de justice. Faltonia Proba s’était retirée en Afrique avec sa famille: il fallut abandonner à ce
tyran brutal et. impitoyable ce qui lui restait de ses biens pour sauver
l’honneur de sa fille Julienne et de sa petite-fille Démétriade. Il est vrai
que de ces fugitifs il y en avait peu qui méritassent une véritable compassion:
bien différents de leurs ancêtres, que la honte d’une défaite plongeait dans
une morne et profonde tristesse qui ne se dissipait que par la victoire,
l’humeur frivole et légère de ceux-ci leur faisait oublier leur patrie dès
qu’ils l’avoient perdue de vue. Ceux qui arrivèrent à Carthage coururent
aussitôt au théâtre; et, prenant parti dans les diverses factions qui partageaient
les spectateurs, ils remplissaient la ville de trouble et de désordre.
Alaric,
étant maître de Rome, ne fît rien de ce qu’il avait à faire. Il devait
s’assurer par sa présence la possession de cette ville; ou, s’il la quittait
pour conquérir le reste de l’Italie, il était de la prudence d’y laisser
garnison, et de marcher d’abord contre Honorius qui tremblait dans Ravenne.
Mais, autant qu’on en peut juger par les événements, ce guerrier ne se proposait
que le pillage de l’Italie et de la Sicile : son dessein était de passer en
Afrique; c’était là qu’il méditait de fixer ses conquêtes et d’établir sa
nation. Outre que celle contrée était plus vaste et plus fertile, les Romains
n’y avoient que peu de forces, qui, une fois perdues, ne pourraient que
très-difficilement se réparer. Une bataille gagnée le rendait paisible
possesseur de tout le pays. Dans celte pensée, il abandonna Rome trois jours presqu’ile
y fut entré, et prit la route de la Sicile. Il emmenait
avec loi grand nombre de prisonniers, et entre autres Placidie,
sœur d’Honorius, à laquelle il faisait rendre tous les honneurs dus à sa
naissance. Ravageant tout sur son passage, il arriva devant Noie, qu’il
assiégea : elle fut prise et saccagée. Saint Paulin, son évêque, ne fut pas
tourmenté pour être forcé de découvrir son or et son argent; les Goths
eux-mêmes savaient que ce saint prélat n’avait d’autre trésor que le sein des
pauvres. Alaric, ayant traversé la Lucanie et le pays des Brutiens,
pilla et brûla la ville de Rhége. Alors, chargé des
dépouilles de toute l’Italie , ayant devant ses yeux la Sicile, d’où il espérait
encore un riche butin, il fit construire à la hâte des bâtiments légers, dans
lesquels il embarqua une partie de ses troupes pour tenter le passage. A peine eut-on levé l’ancre, qu’une horrible tempête, se levant
tout à coup, submergea ou fracassa toute cette flotte à la vue d’Alaric qui se désespérait
sur le rivage. Mortellement affligé de ce désastre, il se retira à Cosence pour délibérer sur ce qu’il avait à faire. Mais la
mort vint renverser tons ses projets : il fut emporté par une maladie en peu
de jours, et laissa sa couronne à son beau-frère. Les Goths le pleurèrent
comme le héros de leur nation; et, suivant la coutume des barbares du nord qui cachaient
avec soin les tombeaux des hommes extraordinaires, ils détournèrent le cours
d’une petite rivière près de Cosence; et ayant creusé
dans son lit une fosse profonde, ils y déposèrent le corps d’Alaric avec
quantité de richesses, comblèrent la fosse, et firent reprendre aux eaux leur
cours naturel. Pour s’assurer du secret, on égorgea les prisonniers qui avoient
été employés à ce travail.
Pendant le
siège de Rome, lorsque Attale eut été une seconde fois dépouillé de la pourpre,
Honorius accorda une amnistie générale à tous ceux qui avoient servi le tyran.
Comme il avait le plus grand intérêt à la conservation de l'Afrique, il eut
soin de ménager l’affection des Africains en leur remettant tout
ce qu’ils dévoient au fisc des années précédentes. Les provinces d’Italie qui
avoient été ravagées par Alaric furent aussi dans la suite soulagées par la
remise de la plus grande partie des impositions.
Constantin avait
promis à Honorius de venir en Italie le secourir contre les Goths. Il y vint en
effet avec une armée pendant le siège de Rome; mais c’était à dessein de dépouiller
Honorius de ce qui lui restait. Il avait mis dans ses intérêts Allobic, commandant de la garde, qui, étant dévoué à Jove, trahissait
aussi l'empereur. Constantin, ayant traversé les Alpes cottiennes dans
l’endroit qu’on nomme aujourd’hui le pas de Suze, s’avança jusqu’à Verone; et, comme il était prêt à passer le Pô pour
s’approcher de Ravenne, il apprit la mort d’Allobic.
Honorius , averti de la perfidie de ce traître, qui avait déjà mérité son
indignation par le massacre d’Eusèbe, l’avait fait tuer sur-le-champ. Cette
nouvelle arrêta Constantin, qui comptait sur ses intelligences avec Allobic plus que sur ses propres forces. Il reprit le
chemin de la Gaule, et rentra dans Arles, où son fils Constant vint en même
temps le joindre.
Géronce,
devenu mortel ennemi de Constantin, passa les Pyrénées, et vint lui faire la
guerre en Gaule, d’où il espérait le chasser, comme il avait chassé Constant de
l’Espagne. Constantin dépêcha aussitôt le général Edobinc pour aller au-delà du Rhin chercher de nouveaux secours chez les Francs et les
Allemands. Il envoya son fils Constant à Vienne pour garder cette place et
mettre à couvert les villes situées le long du Rhône. Géronce marcha droit à
Vienne, y entra, soit par force, soit par trahison, fit couper la tête à
Constant, et vint assiéger Constantin dans Arles.
La division
qui régnait entre ces rebelles fournissait à l’empereur une occasion de recouvrer
la Gaule. Il donna le commandement des troupes à Constance. Ce nouveau
général, qui du rang de simple officier s’éleva jusqu'à l’alliance de son
maître, dont il partagea puissance et les titres, mériterait d’être mieux
connu.
L’histoire
ne dit rien de lui qu’au moment qu’elle le montre à la tête des armées. On sait
seulement qu’il était Illyrien , et qu’il s’était avancé dans les emplois militaires
sous le règne du grand Théodose. Les traits de son visage étaient nobles et
majestueux; il avait de grands yeux, la tête élevée et le front large : en
public son air avait quelque chose de rude et de triste, quoiqu’on particulier
il fût affable, civil, enjoué. On dit qu’il aimait les plaisirs de la table, et
qu’il s’y livrait un peu trop volontiers. D’ailleurs il était actif, plein de
courage, également capable des affaires de la guerre et de celles du
gouvernement. Il méprisa l’argent jusqu’à son mariage avec Placidie,
qui lui apprit trop à l’estimer.
Depuis
qu’Honorius était sur le trône, les armées n’avoient été commandées que par des
étrangers qui, n’étant attachés à l’empire par aucun lien naturel, ne servaient
que leur fortune. Dès que Constance fut à la tête des troupes, on sentit
combien il était avantageux d’avoir un général qui n’eût point d’intérêt séparé
de celui de l'état. II partit pour la Gaule, et il ne tint pas à Honorius que
ses talents ne devinssent inutiles. Il lui donna un collègue : ce fut un
officier goth nommé Ulphilas. Mais, heureusement pour l’empire, cet officier
fut assez sensé pour reconnaitre dans Constance une capacité supérieure, et
assez généreux pour sacrifier au bien public tout sentiment de jalousie en se
comportant comme lieutenant de celui dont il était le collègue : mérite plus
rare et plus profond que la supériorité du génie.
Dès que
Constance parut devant Arles, où Géronce tenait Constantin assiégé, la plupart
des soldats de Géronce, mécontents de la dureté de son commandement, l’abandonnèrent
pour se ranger sous les étendards de Constance. Géronce, effrayé de cette
désertion, leva le siège et s’enfuit en Espagne avec le peu de soldats qui lui
étaient demeurés fidèles. Ils ne le furent pas longtemps : leur général
fugitif ne leur parut digne que de mépris; ils résolurent de s’en défaire, et
vinrent pendant la nuit pour forcer la maison où il s’était logé. Géronce,
sans autre secours que celui de ses domestiques, se défendit courageusement; il
tua à coups de traits plus de trois cents soldats. Enfin , les traits lui ayant
manqué, ses esclaves se sauvèrent en se glissant en bas avec des cordes. Il se
serait échappé avec eux, s’il eût pu se résoudre à abandonner sa femme Nonniquie. Il ne resta auprès de lui qu’un esclave, Alain
de nation, résolu de péril avec son maître. Au point du jour, les soldats ayant
mis le feu à la maison, Géronce coupa la tête à son esclave, et s’allait donner
la mort à lui-même, lorsque sa femme, se jetant à son cou et le baignant de ses
larmes, lui demanda pour dernière grâce de ne le pas laisser à la merci des
rebelles. Elle porte en même temps sur son sein la pointe de l’épée, et aide la
main de son mari à la plonger tout entière. Géronce, l’ayant retirée du corps
de sa femme, l’enfonce trois fois dans le sien; et, craignant encore de
survivre à ces blessures, il se perce le cœur d’un coup de poignard.
Maxime
apprit à Tarragone la ruine de son parti. Il fut aussitôt dépouillé de la
pourpre par les soldats que Géronce lui avait laissés pour sa garde. Ces
soldats furent ensuite par ordre de l’empereur transportés en Afrique, et peu
de temps après rappelés en Italie. Honorius, soit par mépris, soit par un effet
de clémence, sachant que Maxime n’avait en rien contribué à sa propre
élévation, et qu’il n’avait été entré les mains de Géronce qu’un instrument
inanimé, voulut bien lui laisser la vie. Ce tyran imaginaire se retira parmi
les barbares, où il passa onze ans dans l’obscurité et dans l'indigence.
Au bout de ce temps-là, à la faveur des guerres qui s’allumèrent en Espagne
entre les Vandales et les Suèves, il fut tenté de reprendre la pourpre; et,
s’étant rendu maître de quelques pays, il fut pris, conduit à Ravenne; et,
après avoir servi de spectacle dans les jeux du Cirque, où il parut chargé de
chaînes, il eut la tête tranchée avec Jovin son général.
Après
la fuite de Géronce, Constantin, assiégé par Constance, se défendit dans l’espérance du secours qu’Edobine devait lui amener. On apprit que ce général approchait
avec des troupes nombreuses de Francs et d’Allemands. A cette nouvelle, les
généraux d'Honorius songeaient à retourner en Italie. Mais Edobine était déjà si proche, et faisait une telle diligence, qu’il leur était
impossible d’éviter une action avant qu’ils eussent gagné les
Alpes. Ils prirent donc le parti de marcher à sa rencontre, et, ayant passé le
Rhône, Constance s’arrêta avec l’infanterie pour attendre l’ennemi. Ulphilas
prit les devants avec la cavalerie, et, s’étant mis en embuscade, il laissa passer
les barbares. Mais, lorsque le combat fut engagé entre l’armée d’Edobine et celle de Constance, Ulphilas vînt tout à coup
charger l’ennemi par-derrière. Cette attaque imprévue mit les barbares en
désordre; les uns sont tués, les autres jettent bas les armes et demandent
quartier. Edobine se sauva à bride abattue dans un
château éloigné, chez un de ses clients nommé Ecdice,
qui lui avait les plus grandes obligations. Ce traître , lui ayant coupé la
tête, l’apporta aux pieds de Constance, dans l’espérance d’être récompensé.
Mais Constance, après l’avoir remercié du service qu’il a voit rendu à l’état,
loin de satisfaire son avidité criminelle, lui ordonna de sortir de son camp,
persuadé que la présence de ce monstre d’ingratitude ne pouvait attirer que
des malheurs sur lui et sur son armée.
Constance ,
après sa victoire étant revenu devant Arles, pressa vivement la ville. Quoique
Constantin n’eût plus de ressources, il tint cependant encore quelque
temps. Enfin, le quatrième mois du siège, le bruit s’étant répandu qu’il venait
de s’élever en Gaule un nouveau tyran qui se préparait à combattre les Romains
avec une armée formidable, Constance redoubla ses efforts et réduisit la ville
à la nécessité de se rendre.
Avant
qu’on en ouvrît les portes, Constantin quitta la pourpre, et, pour éviter le
châtiment, il se réfugia dans une église et se fit ordonner prêtre. Les habitants
demandèrent le pardon pour eux, et la vie pour Constantin et pour son fils
Julien; ce que les généraux romains promirent avec serment au nom de
l’empereur. Mais Honorius se mit peu en peine de l’observer. On fit prendre à
Constantin et à son fils le chemin de Ravenne; et, lorsqu’ils furent arrivés
sur les bords du Minci us, qui passe à Mantoue, on reçut d’Honorius ordre de
leur trancher la tête. L’empereur désavoua ses généraux pour venger la mort de
ses deux cousins Didyme et Vérinien; mais les païens
mêmes ont blâmé cette action comme un parjure. Les têtes du tyran et de son
fils furent portées au bout d’une pique à Ravenne le 18 septembre, et de là
envoyées à Carthage, où elles furent exposées sur des pieux hors de la ville.
Carthage était, après Rome, ici ville la plus importante de l’empire
d’Occident, et c’était pour contenir l’Afrique dans le devoir que les
empereurs, après la mort des rebelles, y faisaient porter ces marques
sanglantes de leur victoire. Constantin y avait envoyé la tête de Maxence, et
Théodose celles de Maxime et d’Eugène. L’Afrique était alors fort agitée par
les fureurs des donatistes; et ce schisme cruel, appuyé d’un grand nombre
d’évêques et de partisans forcenés, faisait craindre à Honorius quelque
rébellion plus funeste et plus difficile à étouffer que celle de Constantin.
Le caractère
propre de celte secte opiniâtre était l’orgueil et la violence; et l’on vit
alors sensiblement combien le faux zèle est voisin de la barbarie. Les
Suèves et les Vandales n’avoient pas exercé en Espagne autant Innocent, de
cruautés que les circoncellions en Afrique. Ces zélateurs meurtriers inventaient
tous les jours de nouveaux supplices pour tourmenter les évêques et les
prêtres catholiques; et, après avoir jeté au feu les livres saints, ils réduisaient
en cendres les églises. Les gouverneurs ni les magistrats n’avoient pas assez
de forces pour les contenir. A ces traitements inhumains les évêques orthodoxes
n’opposaient que la douceur et la patience; ils proposaient vainement des
conférences; ils leur facilitaient le retour à l’église en .consentant que les
évêques convertis conservassent leur dignité. Tous ces ménagements étant
inutiles, ils furent obligés d’implorer la protection de l’empereur, non pour
faire périr ces cruels ennemis, mais pour les mettre hors d’état de nuire. Ils
employèrent la recommandation du pape Innocent, qui se porta avec ardeur à
secourir l’église d’Afrique.
Théodose a
voit imposé une amende de dix livres d’or à tout évêque hérétique qui ordonnerait
un clerc et au clerc qui serait ordonné. Honorius étendit cette amende sur les
donatistes, qui prétendaient n’être pas compris sous le nom d’hérétiques publia un édit, qu’on appela hénotique, c’est-à-dire, édit d’union, par lequel
il proscrivait toutes les sectes
séparées de l’église catholique. Il déclara a coupables de crime capital quiconque oserait altérer la foi, et
enjoignit aux magistrats d’y tenir la main, sous peine de privation de leurs
charges et d’une punition ultérieure. Il obligea à la défense des
catholiques les corps de ville, et les particuliers même qui auraient des
terres près des lieux où les circoncellions exerceraient quelque violence.
Cécilien, alors vicaire d’Afrique, contribua beaucoup à réprimer les
donatistes. L’union fut rétablie à Carthage; mais le schisme ravageait encore
le reste de la province. La politique lui donna même bientôt de
nouvelles forces. Pendant qu’Attale formait des entreprises sur l’Afrique,
Honorius, craignant que les donatistes ne se déclarassent en sa faveur, crut
devoir ménager leurs esprits. Il leur rendit leurs églises, suivant en cela les
conseils de Jove, d’Héraclien et de Macrobe,
proconsul; de la province : celui-ci est l’auteur des Saturnales: il était
païen. Mais, après la déposition d’Attale, l’empereur, à la requête des
députés du concile de Carthage, révoqua celte indulgence par une loi plus
sévère que les précédentes: il menaçait de confiscation de biens, et même de
mort, les hérétiques ou schismatiques qui oseraient tenir publiquement leurs
assemblées.
Mais,
comme les lois règlent les actions des hommes sans éclairer leur esprit, les
évêques catholiques, désirant ardemment de
désabuser le peuple donatiste, demandèrent à l’empereur une conférence avec
leurs adversaires, qu’ils étaient bien assurés de confondre à la face de toute
l’Afrique. Il s’agissait de décider s’il était vrai, comme les donatistes le soutenaient,
que l'Eglise eût péri par toute la terre, et qu’elle ne subsistât plus que dans
le parti de Donat. Pour montrer l’absurdité de cette prétention, il suffisait d’examiner
ce qui s’était passé à la naissance du schisme; les peuples en avoient perdu le
souvenir, et se laissaient abuser par les songes de leurs prélats. Malgré la
confusion où étaient et alors les affaires, Honorius accorda avec joie la
demande qui lui fut faite de la conférence, protestant que l’intérêt de la
religion était le premier de ses soins, et qu’il voyait avec regret la division
qui déchirait l’église d’Afrique. Constance, qui commençait à tenir
le premier rang à la cour après le prince, appuya la requête des évêques
catholiques, et l’empereur expédia l’ordre pour la conférence qui devait se
tenir à Carthage. Comme toute la question roulait sur des faits, et qu’il ne s’agissait
nullement de doctrine, il nomma le secrétaire Marcellin pour convoquer les
évêques, présider à l’assemblée, et prononcer un jugement définitif après avoir
entendu les raisons des deux partis. Il ne pouvait faire un meilleur choix :
Marcellin était prudent, actif et très-instruit. Il se transporta en Afrique au
commencement de l’année conséquence des ordres du prince, il fit signifier à
tous les évêques, tant catholiques que donatistes, qu’ils eussent à se rendre
à Carthage dans le premier de juin. Les donatistes, qui promirent de s’y trouver,
furent remis en possession de leurs églises : il fut dit que, de quelque côté
que fut l’avantage, on ne ferait aucun mauvais traitement aux évêques du parti
vaincu, et qu’on leur permettrait de retourner en liberté dans leurs diocèses.
La conférence s’ouvrit, au jour marqué, dans les thermes Gargilianes.
C’était un salon vaste, éclairé, frais en été, situé au centre de la ville. Il
s’y trouva deux cent soixante-dix-neuf évêques donatistes, à en juger par les
souscriptions; mais ils furent convaincus d’avoir souscrit pour un grand nombre
d’absents : on en compta deux cent quatre-vingt-six du côté des catholiques.
Ceux-ci, avant le jour de l’assemblée, avoient présenté à Marcellin un écrit
par lequel ils se soumettaient à quitter leur siège épiscopal, si les
donatistes pourvoient prouver que l’Eglise fût renfermée dans le parti de Donat
; et si au contraire les donatistes succombaient, et qu’ils voulussent se
réunir, les catholiques offraient de partager avec eux leur titre et leurs
fonctions; en sorte que dans chaque diocèse il y aurait deux évêques égaux ,
dont le survivant resterait seul, et que, dans .les villes où le peuple n’en
voudrait qu’un, ils se démettraient tous deux pour faire place à une nouvelle
élection. Afin d’éviter la confusion, on choisit dans chaque parti dix-huit
évêques pour former la conférence : sept dévoient disputer; sept autres étaient
destinés à les aider de leur conseil, et quatre à veiller sur les greffiers
chargés de mettre par écrit toutes les paroles qui sortaient de la bouche, soit
du président, soit des évêques. Jamais actes ne furent rédigés avec une si scrupuleuse
exactitude. Ils sont parvenus jusqu'à nous, hors la moitié de la troisième et
dernière séance, qui se tint le huitième de juin. La dispute fut très-vive :
les combattants étaient l'élite de deux puissants partis, aguerris depuis un
siècle par des contestations continuelles. Saint Augustin s’y distingua par sa
présence d’esprit, par sa pénétration et par son savoir. Malgré les chicanes
des donatistes, Marcellin, après un examen aussi attentif qu’impartial ,
prononça en faveur des catholiques: il déclara les donatistes auteurs du
schisme; en conséquence il ordonna à to.us les magistrats d’empêcher leurs
assemblées; aux évêques qui demeuraient dans leur parti de remettre les églises
aux catholiques; il leur laissa cependant la liberté de retourner dans leurs
diocèses selon la parole qu’il leur en avait donnée. La sentence soumettait les
donatistes à toutes les peines portées par les lois.
Cette
condamnation fut pour les circoncellions an nouveau signal de massacre et de
fureur. Ils tuèrent un prêtre d’Hippone; ils en traitèrent d’autres avec leur
cruauté ordinaire. Marcellin, ayant fait arrêter les plus coupables, allait les
punir du dernier supplice; mais l’Eglise, selon ses anciennes maximes, croyait
que de venger la mort des martyrs, c’était les déshonorer. Les évêques
catholiques, et surtout saint Augustin, obtinrent à force de prières la grâce
des meurtriers, dont le chef était un évêque nommé Macrobe. Pour toute
satisfaction ils demandèrent que les crimes et la conviction des donatistes
fussent affichés en public. Comme la sentence de Marcellin n’avait pas désarmé
ces schismatiques, la douceur des prélats catholiques n’apaisa pas non plus
leur rage invétérée. Ils continuèrent leurs violences., tandis que leurs
évêques contestaient la validité du jugement par des chicanes et des calomnies.
Ayant osé en appeler à l’empereur, ils reçurent pour réponse, l’année suivante,
une loi qui révoquait toutes les grâces, accordées par le passé, renouvelait
toutes les peines déjà imposées, en imposait de nouvelles, les condamnait sans
exception à des amendes proportionnées à leur rang, et les menaçait de la
confiscation de tous leurs biens, s’ils demeuraient obstinés: leurs
ecclésiastiques étaient exilés séparément les uns des autres; leurs églises et les
terres qui en dépendaient étaient données aux catholiques. Deux ans après ils
forent déclarés infâmes, incapables de tester ni de contracter; ceux qui leur donneraient
retraite furent soumis aux mêmes peines. Mais, tandis que l’Eglise s’efforçait
d’épargner le sang de ces forcenés, ils le prodiguaient eux-mêmes: un grand
nombre se tuèrent de désespoir. Etant parvenus à faire périr le comte Marcellin
de la manière que nous raconterons dans la suite, ils se flattèrent d’avoir
anéanti par sa mort les effets de la sentence qu’il avait prononcée contre eux
: mais l’empereur déclara par une nouvelle loi, que la mort du juge ne détruisait
pas le jugement. La conférence de Carthage porta le coup mortel aux donatistes
; on en lisait les actes tous les ans pendant le carême dans les églises
d’Afrique. Quoique le schisme ne fût pas alors tout-à-fait détruit, et qu’il en
subsistât encore des traces dans le septième siècle, cependant il était déjà
extrêmement affaibli, lorsque les Vandales, s’étant emparés de l’Afrique peu
de temps après la mort d’Honorius, l’éteignirent presque entièrement dans cette
province en mêlant le sang des donatistes avec celui des orthodoxes.
Ce
que la religion gagnait en Afrique tournoi à l’avantage de l’autorité
impériale; mais dans la Gaule les révoltes se succédaient; et de la ruine d’un
tyran on voyait s’élever un nouvel usurpateur. Pendant que Constantin se
dépouillait de la pourpre dans la ville d'Arles, un Gaulois nommé Jovin, le
plus noble de la province, s’en revêtait à Mayence. Son ambition fut mise en
mouvement par les conseils de Goar, roi des Alains,
et de Gondicaire, chef des Bourguignons, qui, ayant
favorisé Constantin, craignaient le ressentiment d’Honorius. Jovin fixa son
séjour à Trêves. C’était un homme sans mœurs et sans esprit. Comme si son
pouvoir était déjà solidement affermi, il ne songea qu’à se livrer à la débauche.
Dès les premiers jours il feignit d’être malade pour attirer chez lui les
femmes de la ville. Ayant retenu la plus belle d’entre elles, épouse d’un
sénateur nommé Lucius, il lui fit violence, et porta ensuite l’effronterie
jusqu’à s’en vanter à son mari. Lucius avait du crédit parmi les Francs: outré
de cet affront, il les invita à venir à Trêves; et sa faction leur ayant ouvert
les portes, la ville fut saccagée. Jovin, qui seul méritait de périr, trouva
moyen de se sauver.
Dans
les premiers jours de l’année suivante il vit arriver en Gaule un guerrier qui
ne pouvait être pour lui qu’un ami très incommode, ou un ennemi très redoutable. Ataulfe avait succédé à Alaric, et il méritait de le
remplacer. Il était de petite taille , mais beau et bien fait, de beaucoup
d’esprit, ne craignant pas la guerre et aimant la paix. Il racontait
lui-même dans la suite, qu’après la mort d’Alaric , ayant l’esprit rempli tes
vastes projets de son prédécesseur, il avait d’abord conçu le désir d’abattre
entièrement la puissance, et de détruire même le nom des Romains; qu’il se flattait
que, l’empire ayant changé de face entre ses mains, le nom d’Ataulfe deviendrait aussi célèbre que celui de César
Auguste; mais qu’après de mûres réflexions, il avait reconnu que les Goths étaient
encore trop barbares pour se plier au joug des lois, et qu’un état ne pouvant
se soutenir sans lois, il perdrait sa nation, même en la rendant maîtresse
des autres; qu’il avait donc pris le parti d’employer ses forces non à détruire
, mais à rétablir et que, faute de pouvoir acquérir la gloire de fonder un
nouvel empire , il s’était borné à celle d’en relever un ancien qui tourbait en
ruine. Une passion plus forte dans un jeune prince que les motifs de politique
lui inspirait encore des ménagements en faveur d’Honorius. Il aimait Placidie, et de sa captive il désirait en faire son épouse.
Mais, comme il avait un cœur honnête et généreux, il voulait auparavant gagner
celui de la princesse. Sur ce plan, il cherchait à procurer à sa nation un
établissement qui coûtât peu à l’empire. Une grande partie de la Gaule était
déjà perdue pour les Romains; elle était possédée par des barbares ou par de faibles
tyrans; il résolut de s’y retirer avec son armée. Il séjourna donc quelque
temps en Italie pour y faire reposer ses troupes sans leur permettre de
nouveaux ravages : il se contenta M’exiger des contributions, et entama
dès-lors ses négociations avec Honorius.
Comme elles traînaient
en longueur, il passa en Gaule avec Attale, qui d’empereur était devenu courtisan
du roi des Goths. Ce fut par son conseil qu’Ataulfe alla trouver Jovin pour lui offrir son appui et partager avec lui la possession
de la Gaule. Jovin, sentant le danger d’une alliance si inégale qu’il n’osait
refuser, ne put s’empêcher de témoigner à Attale, en ternies couverts, combien
il lui savait mauvais gré de ce prétendu service. Ataulfe l’entendit, et ce fut le premier sujet de sa haine contre Jovin. 11 en survint
bientôt un autre. Sarus, irrité du meurtre d’un de ses officiers nommé Bellerid, et n’ayant pu en obtenir satisfaction, avait
renoncé au service d’Honorius , et venait en Gaule se donner à Jovin. Ataulfe, son ennemi personnel, ayant appris qu’il approchait,
marcha à sa rencontre avec un corps de dix mille Goths. Quoique Sarus n’eût à
sa suite que dix-huit ou vingt soldats, il se défendit avec une valeur héroïque
; il abattit à ses pieds un grand nombre d’ennemis; étant resté seul, il
combattit encore long-temps, jusqu’à ce
qu’enfin, épuisé de fatigue, couvert de blessures et accablé par le grand
nombre, il fut pris et mis à mort.
Par
la prise d’Arles, et par la défaite du parti de Constantin, la Narbonnaise et
les provinces voisines étaient rentrées sous la domination romaine. Un Gaulois
nommé Dardane résidait en ce pays avec le titre de
préfet du prétoire des Gaules. Saint Augustin et saint Jérôme disent beaucoup
de bien de ce personnage, et saint Sidoine Apollinaire beaucoup de mal. Les
deux premiers
étaient contemporains, mais vivaient dans des pays fort éloignés. Sidoine,
quoiqu’il ne soit né que dix-huit ans après la préfecture de Dardane, était sans doute mieux instruit du caractère de ce
magistrat parce notice de la qu’il habitait dans le même pays, et qu’il trouvait
dans sa famille une tradition récente des événements de ce temps-là. Il fait en
deux mots un portrait fort désavantageux de Dardane,
en disant qu’il réunissait en lui seul tous les vices des divers tyrans qui
avoient envahi la Gaule sous le règne d’Honorius. On lui doit cependant des
éloges pour un service important qu’il rendit à la province. Une inscription
gravée sur un roc près de Sistéron, sur la gauche de
la Durance, nous apprend qu’après avoir fait couper ce roc pour y pratiquer un
chemin, il fit bâtir en ce lieu, qui lui appartenait, un château nommé Théopolis, pour servir de retraite et de forteresse
aux habitants des environs. Ce lieu, qui n’est plus qu’un hameau, porte encore
le nom de Théoux. Névia Galla, femme de Dardane, et son frère Claudius Lépidus, qui avait été gouverneur de la première Germanie,
contribuèrent à la dépense de ce grand ouvrage. Ce préfet était,
selon les apparences, le lien de correspondance entre Honorius et Ataulfe. Son esprit adroit et insinuant contribua beaucoup
à détacher le roi des Goths des intérêts de Jovin.
Ils
devinrent enfin ouvertement ennemis. Jovin ayant conféré le titre d’Auguste à
son frère Sébastien, malgré l’opposition d’Ataulfe,
celui-ci manda à Honorius qu’il était prêt à conclure la paix avec lui et à lui
envoyer la tête des tyrans, s’il voulait seulement lui fournir une certaine
quantité de blé. Honorius accepta la condition; le traité fut juré de part et
d’autre; et Ataulfe commença à l’exécuter en tuant
Sébastien, dont la tête fut envoyée à Honorius.
Jovin s’enfuit à Valence, où le roi des Goths l’assiégea, le força de se
rendre, et le mit entre les mains de Dardane. Ce
préfet transporta son prisonnier à Narbonne, où il le poignarda de sa propre
main. Les têtes des deux rebelles furent, selon la coutume, portées à Carthage.
La Gaule étant délivrée des tyrans, on poursuivit leurs principaux partisans. Décimius Rusticus, qui avait été préfet du prétoire sous
Constantin, Agræcius premier secrétaire de Jovin, et
plusieurs autres des plus qualifiés de la Gaule, s’étant retirés en Auvergne, y
furent pris par les officiers de l’empereur et moururent dans les tourments.
La fin tragique de Rusticus n’empêcha pas que son fils ne parvint à des charges
éminentes, du vivant même d’Honorius.
Dans ce même
temps la ville d’Arles, à peine remise des maux qu’elle avait soufferts pendant
un long siège, retomba dans de nouveaux troubles. Elle avait pour évêque
Héros, disciple de saint Martin, prélat respectable par la sainteté de sa vie.
Cependant le peuple de la ville se souleva contre lui, et le chassa de son
siège, sans autre raison que le désir de faire sa cour à Constance, alors tout
puissant à la cour. On mit à sa place Patrocle, favori de ce général. Cette
violence fut une source de divisions entre les prélats de la province; et l’on
croit qu’elle donna occasion à une loi fameuse d’Honorius, qui déclare que déclare
tous les ministres des autels depuis les simples clercs jusqu’aux évêques, ne
pourront être accusés que devant des évêques; que les accusateurs, faute de
prouver leurs imputations, seront notés d’infamie; et que le
jugement sera rendu en forme juridique et en présence de plusieurs témoins.
Honorius se contenta de la publication de cette loi, sans réparer l’injustice,
dans la crainte d’offenser Constance. Ce prince redoutait ses propres
créatures, qui devenaient ses tyrans.
A peine la
révolte de Jovin fut-elle étouffée dans la Gaule,
qu’il s’en éleva une autre en Afrique. Le comte Héraclien avait courageusement défendu cette province contre les
entreprises d’Attale; mais il donna lieu de penser que c’était pour lui-même,
et non pas pour l’empire, qu’il avait conservée. Tandis que les Goths pillaient
l’Italie, il dépouillait les fugitifs qui venaient chercher un asile en
Afrique, leur arrachant avec violence ce qu’ils a voient pu sauver des mains
des barbares. Il avait moins d’esprit et de prudence que d’avarice et
d’ambition. Mais Sabin, qui de son domestique était devenu son gendre, habile,
actif, intelligent, le guidait par ses conseils. Héraclien venait d’être honoré du consulat de l’année 413. Cette dignité lui enfla le
cœur; il commença à donner des soupçons, et dès qu’il le sentit, il crut que le
meilleur moyen de s’en mettre à couvert, était de les réaliser par une révolte
déclarée. Il retint les convois de blé destinés pour Rome, et se mit en mer
avec une flotte de trois mille sept cents voiles. C’était le triple de celle de
Xerxès; et quand on comprendrait dans ce nombre les bâtiments de transport et
les simples barques, ce prodigieux armement serait encore incroyable, malgré
le témoignage d’Orose, historien fidèle et contemporain. La chronique de
Marcellin ne compte que sept cents vaisseaux; mais elle ne donne à Héraclien que trois mille soldats, ce qui n’est guère plus
vraisemblable. Quoi qu’il en soit, le détail d’une si importante expédition
est ignoré. Voici les seules circonstances que l’histoire nous en ait
conservées. Héraclien ayant débarqué en Italie dans
le dessein d’aller attaquer Rome, le comte Marin vint à sa rencontre.
II y eut une grande bataille près d’Otricoli, dans
laquelle Héraclien fut entièrement défait. Idace dit
que cinquante mille hommes restèrent sur la place. De tant de vaisseaux, il
n’en revint à Carthage qu’un seul qui ramenait Héraclien vaincu. Ce rebelle eut presque aussitôt la tête tranchée dans le temple de la
déesse Mémoire, où il fut découvert par des Soldats que l’empereur avait
envoyés avec ordre de lui ôter la vie. Sabin se sauva à Constantinople, d’où
Honorius l’ayant fait revenir, se contenta de le condamner à l’exil.
Après la
mort d’Héraclien, on effaça son nom de tous les actes
publics et particuliers. C’est pour cette raison que plusieurs chroniques ne
marquent pour consul de cette année que Lucius, qui avait reçu cette dignité en
Orient. C’était une ancienne coutume que les consuls, en entrant en charge,
donnassent la liberté aux esclaves présentés par leurs maîtres. Honorius cassa
les affranchissements faits par Héraclien; mais il
déclara en même temps que les esclaves ainsi affranchis le seraient de nouveau
selon la forme légitime, et que les maîtres ne pourraient les rappeler à la
servitude. Les biens du rebelle furent confisqués; on s'attendait d’en retirer
des sommes immenses après tant de concussions et de rapines; mais on ne
comptait pas ce que son armement en avait dû épuiser. Il ne se trouva, tant en
espèces monnayées qu’en immeubles, que la valeur de quatre mille livres pesant
d’or; ce qui revient à peu près à quatre millions de notre monnaie; somme peu
considérable pour un tyran dans un siècle où de simples particuliers en possédaient
autant en revenu annuel. Constance demanda et obtint sur-le-champ cette
confiscation pour fournir aux dépenses de la solennité de son consulat, où il devait
entrer l’année suivante. L’empereur ordonna la poursuite des complices d’Héraclien; il invita tous les habitants de l’Afrique à les
dénoncer; il défendit de soustraire aux recherches ni leurs personnes ni leurs
biens.
Pour achever
de détruire le parti d’Héraclien, le comte Marin
passa en Afrique. Il y trouva Cécilien, qui avait été préfet d’Italie en 409.
Ils étaient anciens amis et conformes en caractère; tous deux fourbes, violents,
injustes, impitoyables. Depuis la condamnation des donatistes, Marcellin était
demeuré à Carthage pour tenir la main à l’exécution de la sentence qu’il avait
prononcée contre eux. Son frère Apringius, proconsul
de la province l’année précédente, avait offensé Cécilien, et Marcellin était
entré dans la querelle. L’arrivée du art. n. comte Marin, qui venait armé de
toute l’autorité impériale pour châtier les rebelles, fut pour Cécilien une occasion
de se venger. II obtint de son ami tout ce qu’il voulut; mais, pour sauver les
apparences, il suborna des donatistes qui accusèrent Marcellin et son frère d’avoir
trempé dans la révolte d’Héraclien. Ils appuyèrent
leur accusation d’une somme d’argent; car ils en désiraient le succès avec plus
d’ardeur que Cécilien même. Marin fit aussitôt saisir les deux frères ; ils
furent jetés dans un cachot, où ils ne recevaient de consolation que de leur
bonne conscience et des visites de saint Augustin, qui, connaissant l’éminente
vertu de Marcellin, l’aimait avec tendresse. Ce saint prélat et les autres évêques
sollicitaient vivement pour les accusés; Cécilien feignit aussi de s’y intéresser
avec chaleur, et les amusaient par de belles paroles. Marin, de son côté, faisait
le personnage d’un juge attendri, mais forcé de suivre les règles. Il conseilla
aux évêques de députer à la cour un d’entre eux pour intercéder en faveur des
prisonniers; et il promit de surseoir l’instruction du procès jusqu’au retour
du député. On suivit son conseil; un des évêques partit pour la cour. Peu de
jours après, Cécilien vint trouver saint Augustin, et lui protesta avec serment
que Marin
s’était enfin rendu à ses instances, et que sans aucun délai il allait élargir
les deux accusés. Dès le lendemain, treizième de septembre, ils furent jugés et
exécutés sur-le-champ. Marin s’excusait sur un ordre exprès qu’il prétendait
avoir reçu de la cour. Il en vint un en effet après l’exécution ; mais c’était
un ordre de mettre en liberté les deux frères, dont l’innocence était reconnue
de l’empereur. La nouvelle de leur supplice excita dans le cœur d’Honorius
l’indignation dont une âme si molle était capable. Il rappela Marin et le
dépouilla de toutes ses charges, punition bien légère pour une prévarication
si cruelle. Saint Augustin fait de Marcellin un magnifique éloge : il loue sa
probité, sa constance dans l’amitié, son attachement à la religion, à la
prière, à l’étude; la pureté de ses mœurs, son désintéressement, sa charité,
son caractère doux, bienfaisant, modeste, plein de mépris pour les biens présents,
d’espérance et d’ardeur pour les richesses éternelles. Tant de vertus,
auxquelles l’injustice de sa mort ajoute un plus grand prix, ont mérité les
hommages de tous les siècles : l’Eglise honore sa mémoire comme celle d’un
martyr.
C’est
de cette histoire date le commencement du royaume des Bourguignons dans la
Gaule. Depuis qu’ils s’étaient rendus maîtres de l’Helvétie en 407, ils a
voient avancé vers la Loire. Constance marcha contre eux; et comme ils
demandaient la permission de s’établir dans le pays, ce général, n’osant les
réduire il au désespoir, conseilla à l’empereur de leur accorder une partie des
contrées dont ils avoient fait la conquête. On leur céda une portion
considérable du territoire des Eduens et des Séquanois;
et leur roi Gondicaire fut reconnu pour ami et allié
de l’empire.
Ataulfe prenait aussi cette qualité; mais
la rivalité de Constance porta ce prince à des hostilités. Ils voulaient tous
deux épouser Placidie. Constance la fit demander par
Honorius. Ataulfe la refusa sous prétexte qu'on ne
lui avait pas envoyé le blé dont on était convenu par le traité conclu avant la
mort de Jovin. La Gaule ressentait alors une grande famine, suite inévitable
de tant de ravages. La révolte d’Héraclien ayant
réduit l’Italie à une égale disette, il n’était pas possible de nourrir Ataulfe et son armée. Cependant on lui promettait de le
satisfaire dès qu’il aurait rendu Placidie ; il
s’obstinait de son côté à exiger pour préalable l’exécution du traité
précédent ; et, pour appuyer sa demande, il s’empara de Narbonne et de Toulouse
dans le temps des vendanges. S’étant présenté devant Bordeaux, il y fut reçu
comme un ami de l’empire. Il marcha ensuite vers Marseille, espérant s’y
introduire sous le même titre. Mais pour s’être approché de trop près, il y
courut risque de la vie. Boniface, qui commence ici à se faire connaitre, ayant
fait fermer les portes ^de la ville, le blessa d’un coup de trait du haut des
murs, et l’obligea de se retirer avec honte.
Le roi des
Goths s’étant retiré à Narbonne, se consola de ce mauvais succès en épousant Placidie au mois de janvier de l’année suivante. La
conquête de cette princesse lui avait coûté plus de temps et de peines que
celle d’une partie de la Gaule. Constance avait employé à traverser ce projet
tout ce qu’il avait de crédit d’adresse. Il avait tâché de détacher Ataulfe de cette poursuite en lui faisant offrir une
princesse sarmate. Placidie elle-même sentit longtemps
de la répugnance à s’unir avec un roi barbare. Enfin, la passion d’Ataulfe, secondée des vives sollicitations d’un Romain
nommé Candidien, attaché au service de Placidie, et
que le roi des Goths avait mis dans ses intérêts, surmonta tous ces obstacles.
Les noces furent célébrées à Narbonne dans la maison d’Ingénius,
un des premiers de la ville. Tons les honneurs furent adressés à Placidie. La salle était parée à la manière des Romains ;
la princesse portait les ornements impériaux, Ataulfe était vêtu à la romaine. Entre autres marques de sa magnificence, il fit présent
à sa nouvelle épouse de cinquante pages, qui portaient chacun deux bassins,
l’un rempli de monnaies d’or, l’autre de pierreries d’un prix infini : c’étaient
les dépouilles de Rome; et ce superbe appareil semblait réunir ensemble les
noces d’Ataulfe et les funérailles de l’empire
d’Occident. Tout, dans celte cérémonie, retraçait la fragilité des grandeurs
humaines. Attale, empereur quatre ans auparavant, chanta l’épithalame; il précéda
dans cette fonction Rustacius et Phœbadius,
poêles de profession. Les Romains et les Goths confondus ensemble célébrèrent
cette fête avec une joie unanime.
Une inscription
trouvée à Saint-Gille en Languedoc prouve qu’Ataulfe et Placidie choisirent pour
leur résidence nommée Héraclée, et aujourd’hui Saint-Gille,
sur la rivière droite du Rhône, entre Nîmes et Arles. La flatterie y est portée
à un excès qui annonce la naissance de la barbarie. Ataulfe y est nommé le très-puissant des rois, le très juste
vainqueur des vainqueurs. On le loue d’avoir chassé les
Vandales; il avait apparemment soutenu quelque guerre contre ces peuples on
contre les Alains restés en Gaules; car, ainsi que nous l’avons observé, tous
les barbares étaient compris sous le nom de Vandales. Plusieurs savants
révoquent en doute quelques-uns même
combattent l’authenticité de celte inscription. Mais il nous reste d’autres
preuves que Saint-Gille fut en effet le siège royal
d’Ataulfe pendant le peu de temps qu’il demeura en
Gaule après son mariage. Ce lieu s’appelait encore dans le douzième siècle le
palais des Goths : les environs de Saint-Gille ont porté
le nom de Vallis Flaviana ; et il est dit, dans une bulle de Jean VIII, qui tenait le Saint-Siège
dans le neuvième siècle, qu’un roi des Goths nommé Flavius avait fait don de
cette vallée à Saint-Gille. Ataulfe est nommé Flavius dans l’inscription; et quoiqu’on
croie communément que Récarède, roi des Visigoths en
Espagne, à la fin du sixième siècle, est le premier prince barbare qui ait
pris ce nom, on peut supposer avec vraisemblance qu’Ataulfe,
ayant épousé Placidie, s’attribua le prénom de la
famille impériale, dans laquelle il se flattait d’entrer par son mariage.
Ataulfe continuait de demander lâ paix; et
la naissance d'un fils, qui fut nommé Théodose, lui inspirait encore
plus de désir de s’unir sincèrement avec l’empire. Cet enfant devait en être
héritier, si Honorius mouroir sans postérité, et que l’Orient demeurât séparé
de l’Occident. Mais Constance, qui avait sans doute des desseins contraires, traversait
de tout son pouvoir les efforts d’Ataulfe et de Placidie. Enfin le roi des Goths, indigné d’une si
opiniâtre résistance, pour intimider Honorius, lui présenta le fantôme
qu’Alaric avait déjà deux fois revêtu de la pourpre : il la fit reprendre à
Attale, mais sans lui donner ni argent, ni soldats, ni aucun pouvoir. Ce
frivole personnage nomma cependant Ses officiers, dont nous ne connaissons que
Paulin, homme riche et puissant dans l’Aquitaine. Quelques auteurs le font fils
d’Exupère, et petit-fils d’Ausone. Il fut nommé intendant du domaine d’Attale,
qui n’en avait aucun; et, dans cette charge imaginaire, il perdit lui-même le
sien, qui fut pillé par les Goths. Il ne lui resta que sa vertu, dont il a
laissé des preuves dans un poème où il remercie Dieu de lui avoir enlevé les
biens de ce monde pour ne l’attacher qu’à lui seul.
Constance,
devenu ennemi personnel d’Ataulfe depuis le mariage
de Placidie, résolut de le chasser de la Gaule, il
vint à Arles, et Ataulfe, ne se croyant pas en sûreté
à Héraclée, se retira à Narbonne. L’inclination de ce prince pour la paix, et
les sollicitations de sa femme, qui joignit à beaucoup d’esprit un attachement naturel aux intérêts de l’empire, le
déterminèrent à faire un accord avec les Romains : car il ne put obtenir une
paix entière. Il convint de sortir de la Gaule, et de se retirer au-delà des
Pyrénées. On lui cédait un établissement en-deçà de l’Ebre, et il s’engageait à
n’avoir sur mer aucun vaisseau et à ne faire aucun commerce avec l’étranger. La
commodité du port de Barcelonne, dont il devenait le
maître, faisait craindre qu’il n’attirât une grande partie du trafic de
l’Occident. En exécution de ce traité, Ataulfe envoya
ordre aux Goths de quitter les villes qu’ils possédaient dans la Gaule, et de
venir le joindre. Ils obéirent à regret, et ceux qui étaient dans Bordeaux n’en
sortirent qu’après l’avoir pillée. Voulant emporter avec eux toutes les
richesses du pays, ils allèrent assiéger Bazas avec les Alains restés en Gaule,
qu’ils contraignirent de se joindre à eux. La ville, attaquée au-dehors, se
trouva encore dans un plus grand danger au-dedans, par le soulèvement des
esclaves qui prirent les armes pour égorger la noblesse. Mais les magistrats
étouffèrent cette émeute en faisant mourir les plus séditieux. Paulin , qui se trouvait
enfermé dans Bazas, fut assez heureux pour la sauver en voulant se sauver
lui-même. Il était ami de Goar, roi des Alains, et
vint pendant la nuit trouver ce prince pour obtenir de lui la permission de
sortir de la ville avec sa famille. Goar lui répondit qu’il ne pou- voit rien en sa faveur; qu’à la vérité c’était contre son gré
qu’il assiégeait Bazas, mais qu’il dépendait des Goths ; qu’il s’exposerait
lui-même à un extrême péril s’il donnait à quelqu’un des habitons une
sauvegarde; qu’il se détacherait volontiers des Goths, si on voulait le
recevoir dans la ville avec ses braves Alains ; qu’alors, avec le secours des
habitons, et à l’abri des remparts , il serait en état de tenir tête aux assiégeants.
Il était dangereux de confier le salut de la ville à un prince barbare, qui serait
toujours le maître de violer sa parole. Cependant Paulin porta cette
proposition aux habitants; et, dans l’extrémité où ils étaient, elle fut
acceptée. Goar avait réputation de probité; le traité
fut conclu cette même nuit ; et dès que le prince eut donné sa femme et son fils en
otage, on ouvrit les portes aux Alains, qui vinrent se loger sur les remparts, prêts
à les défendre contre les Goths. Ceux-ci, déconcertés par la désertion de leurs
alliés, se retirèrent, allèrent se
rendre auprès d’Ataulfe, et passèrent avec lui en Espagne.
Par cette retraite la Gaule se trouva entièrement délivrée des Goths.
Sur
la foi d’une ancienne inscription, qui se voit
à sur la côte de Gènes, on conjecture que Constance bâtit alors une ville pour
arrêter les incursions des barbares, et qu'il y fit un port. Quelques auteurs
pensent que cette ville est Albinga elle-même; mais
celle-ci était connue longtemps auparavant sous le nom d’Albium Ingaunum. D’autres s’imaginent que c’est Constance
en Allemagne , et que le port dont il est question fut bâti sur le lac au bord
duquel cette ville est située. Il n’y a rien de certain à ce sujet. Honorius
confirma aux églises le droit d’asile, et déclara ceux
qui le violeraient coupables du crime de lèse-majesté. Comme l’éloignement de
l’Afrique augmentait l’audace des concussionnaires dans cette province, et que
les cris des peuples ne pourvoient parvenir aux oreilles du prince, que
longtemps après les maux, l’empereur envoya sur les lieux Flavien et Cécilien
pour recevoir les plaintes des particuliers et veiller sur la perception des
impôts. Les curieux furent abolis en Afrique cette année, et l’année suivante
en Dalmatie. C’étaient des officiers commis pour empêcher les fraudes qui se pratiquaient
dans l’usage des postes et des voitures publiques, et pour donner à la cour des
avis de ce qui se passait dans les provinces; emploi dangereux, et dont les
âmes vénales ne manquaient jamais d’abuser. Rutilius, dont nous avons une
partie d’itinéraire écrite en vers avec beaucoup d’élégance pour ce temps-là,
fut préfet de Rome pendant les huit premiers mois de cette année. Il nous
apprend lui-même que le temps de sa préfecture se passa sans aucune exécution
criminelle; et il en fait honneur à la conduite sage et réglée du
peuple romain. Il eut pour successeur Albin, qui, jeune encore, mais rempli de
discrétion et de prudence , sut rappeler à Rome une grande partie des habitants
que les désastres précédera a voient dispersés en diverses provinces. Honorius
publia sur la fin de cette année une loi conforme à sa douceur et à son équité
naturelle. La chasse était libre dans l’empire romain; les empereurs ne se réservaient
par privilège que les bêtes renfermées dans leurs parcs. Mais, comme les lions,
qui ne se trouvaient qu’en Afrique et en Syrie, étaient difficiles à prendre,
et que les combats de ces terribles animaux faisaient le plus magnifique
spectacle de l’amphithéâtre, la chasse n’en était permise qu’aux commandants
des frontières, qui avoient soin de les envoyer à l’empereur. Sur les plaintes
des Africains infestés par les lions, Honorius donna à tous les particuliers
permission de les tuer, mais non pas de les chasser pour leur divertissement,
ni de les vendre. Nous sommes obligés, dît-il dans sa
loi, de préférer le salut de nos peuples à nos plaisirs.
Quoique nous
ayons réuni ailleurs ce qui nous restait à dire sur les donatistes, cependant,
pour avoir occasion de parler de Macédonius, vicaire d’Afrique, nous n’omettrons
pas un édit par lequel il les invitait à rentrer dans le sein de l’Eglise.
L’histoire ne s'occupe pas seulement des princes; elle doit être le registre
des vertus et des vices de tous les grands personnages. Macédonius, vicaire
d’Afrique, et ensuite général de la milice romaine, est connu par les lettres
de saint Augustin. C’était un génie pénétrant, habile, zélé pour le bien des
peuples et pour les intérêts de son maître, deux choses qu’il regardait comme
inséparables, prudent, généreux, ennemi des gains illicites; qui savait
concilier la justice avec la clémence, les devoirs du christianisme avec ceux
de ses emplois.
Ce fut en
cette année que l'Orient vit paraitre un phénomène qui étonna l’univers,
et qui a fait l’admiration de toute la postérité , une
princesse de quinze ans gouvernant un grand empire, renfermant en elle seule la sagesse d’un conseil de vieillards, et montrant sur son
frère, qui n’était plus jeune qu’elle que de deux ans,
toute la supériorité que pourrait donner sur l’enfance l’expérience
d’une longue vie. Mais, avant que de développer cette merveille de politique, il
faut reprendre la suite des affaires d’Orient depuis l’année 409. Le peu d’événements que fournissent les années suivantes nous en
fait différer le récit : heureux effet de la prudence d’Anthémius, qui regardait
un prince en minorité comme un tendre arbrisseau qu’il faut ménager en le
mettant à couvert des vents et des orages. Cependant les influences de la
sagesse du ministre s’affaiblissaient à proportion de l’éloignement du centre.
La Pentapole Cyrénaïque souffrit également des incursions des barbares
voisins, et de l’avarice de ses officiers. La Cyrénaïque, ainsi que la Libye,
fut toujours gouvernée par le préfet d’Egypte; mais le commandement militaire
varia dans les temps différents. D’abord ce fut le même commandant pour
l’Egypte et pour la Libye; ensuite les courses fréquentes des barbares
engagèrent à créer un duc particulier pour la Libye et la Cyrénaïque ; et ce
duc fut en même temps chargé du recouvrement des impôts. Gennade, Syrien,
revêtu de ce titre, s’était comporté avec justice et intelligence. Sans mettre
en usage d’autre moyen que la persuasion, il sut faire venir au trésor public
plus d’argent que les gouverneurs qui employaient les rigueurs de la
contrainte.
Andronic
lui succéda, après avoir acheté la recommandation des eunuques de la cour. Il était
fils d’un pêcheur de Bérénice, une des cinq villes qui formaient
la Pentapole; et, ne s’étant avancé que par
intrigues, il avait porté dans les grands emplois la bassesse d’esprit et la
grossièreté qu’il tirait de sa naissance. Comme la conduite de son prédécesseur
devait former un fâcheux contraste avec celle qu’il avait dessein de tenir, il
tâcha d’abord de la noircir : il voulut faire condamner Gennade comme coupable de péculat, et fit mettre en prison un avocat, parce qu’il refusait
son ministère à cette injuste accusation. Ses efforts furent inutiles ; il
fallut laisser à Gennade sa réputation d’intégrité :
mais Andronic suivit sans honte et sans remords son penchant naturel à la
rapine et à l’injustice. Il enlevait les deniers publics, et faisait mourir de
faim dans des cachots les officiers chargés de les recueillir. Ce pays avait
déjà beaucoup souffert des tremblements de terre, des sauterelles, de la famine
et du ravage des barbares ; Andronic fut un cinquième fléau. Il inventait des
supplices inouïs. Un scélérat, nommé Thoas, qui de
geôlier était devenu receveur des impôts , était son conseil. Ce Thoas fit un voyage à Constantinople, et, voulant perdre
deux honnêtes citoyens de Cyrène, nommés Maximin et Clinias,
il rapporta à son retour, comme un secret fort important, qu’Anthémius, étant
malade, avait été averti en songe qu’il ne guérirait pas qu’on ne fît mourir Clinias et Maximin. Aussitôt Andronic, affectant un zèle
ardent pour la santé du ministre, fit prendre ces deux citoyens. Mais ce qui
prouve dans son procédé moins d’illusion que de méchanceté, c’est qu’il ne les
mit pas à mort sur-le-champ; ils furent cruellement maltraités à plusieurs
reprises : c’était le passe-temps d’Andronic ; il revenait à eux lorsqu’il n’avait
personne à tourmenter.
Ce
commandant inhumain n’était redoutable qu’aux peuples. Il n’avait ni courage,
ni expérience militaire. Les Austuriens entrèrent
dans le pays, ruinèrent les villages, et osèrent même attaquer les villes.
Quatre centuries auraient suffi pour leur résister; mais les soldats désertaient
et laissaient la province sans défense. Le mépris que les Austuriens faisaient d’Andronic et de ses troupes était tel, que
leurs femmes mêmes prirent les armes : elles vinrent partager avec leurs maris
l’honneur et le butin. Les barbares traversèrent les montagnes, se rendirent
maîtres des forteresses, emmenèrent cinq mille chameaux charges de butin, et
trois fois plus de prisonniers qu’ils n’étaient eux-mêmes en nombre.
Synèse,
évêque de Ptolémaïde, tâchait de défendre la province de la cruauté du
commandant et de celle des barbares. Il armait les habitants, il donnait
les ordres, il distribuait les postes et faisait la fonction de général. Pour
réprimer Andronic, il employa le secours d’Anthémius, il demanda l’exécution de
la loi qui excluait du commandement dans les provinces ceux qui y étaient nés
ou établis. Il menaça d’excommunication Andronic : les prélats de
la province obtinrent de lui un délai en faveur de ce
méchant homme, qui promit tout ce qu’on voulut, et ne tint aucune de ses
promesses. Andronic continua de proscrire, de piller, de faire périr les
citoyens. Il fit mourir Magnus, un des principaux et des plus vertueux habitants
de la Cyrénaïque, dont les grands biens étaient le seul crime. Enfin Synèse
lança l’excommunication dans la forme et dans les termes les plus terribles.
Andronic se soutint encore quelque temps malgré la droiture d’Anthémius. Les
eunuques de la cour, toujours d’intelligence avec les corrupteurs dont ils étaient
pensionnaires, fermaient toutes les avenues à la vérité. On ne pouvait se
plaindre impunément, et la nécessité extrême forçait les sujets à porter leurs gémissements
an pied du trône; ils étaient épuisés par les frais de ces députations
éloignées, souvent inutiles, et toujours ruineuses. Cependant la cour ouvrit
enfin les yeux. Synèse eut recours à Troïle, qui
obtint que la province fût délivrée de ce monstre. Andronic, semblable à ces
nuées de sauterelles que Dieu envoyait dans sa colère pour
ronger les herbes et les fruits, et qu’un vent du midi précipitait ensuite dans
la mer, fut destitué de sa charge. On établit une commission pour lui faire son
procès. Synèse alors se conduisit tout au contraire des amis d’Andronic :
ceux-ci s’éloignèrent, l’évêque se rapprocha de lui. C'est, disait-il, le
caractère de l’Eglise d'abaisser les superbes et de relever ceux qui sont
abattus. Il le sauva de la condamnation qu’il méritait; il l’assista dans
sa misère , et par cette charité vraiment épiscopale, il offensa même quelques
personnes puissantes, que la vengeance animait à poursuivre la punition du
criminel.
Jean,
appuyé du crédit de l’eunuque Antiochus, alors tout-puissant à la cour, prit la
place d’Andronic. C’était un fanfaron, qui, après plusieurs bravades, se cacha
à l’arrivée des Austuriens. Lorsqu’il les crut
retirés , il revint se mettre à la tête des troupes, et s’enfuit dès qu’il
aperçut les ennemis. Synèse, né pour réparer les fautes de la cour, se chargea
encore de la défense du pays. Il n’avait rien à espérer des troupes réglées;
c’était un corps de Marcomans auxiliaires énervés par la chaleur du climat, et
conduits par un lieutenant sans courage et sans honneur, nommé Chilas, qui ne devait sa fortune qu'au talent honteux de
séduire des femmes, et de fournir aux débauches du général. L’évêque fit forger
des armes; il se mit à la tête des habitants. Il parait qu’on lui faisait un
reproche d’entreprendre un métier si peu conforme au caractère de sa dignité;
il s’en justifiait par la nécessité. Quoi, disait-il, on ne nous
permet donc que de mourir et de voir égorger notre troupeau!
Enfin
la Pentapole respira sous le commandement d’Anyse. Il
était jeune, mais plein de sagesse et de courage. U commença par arrêter les
pillages des soldats et des officiers. Vigilant, juste pieux, mettant en Dieu sa confiance incorruptible,
il rejetait même les présens qu’il pouvait
légitimement accepter. Les Austuriens entrèrent dans
le pays avec mille chevaux. Anyse trouvait un nombre
suffisant de troupes, mais il comptait peu sur leur valeur. Il ne fit usage que
de quarante soldats, que Synèse nomme unigardes.
On ne les connait que par la bravoure qu’ils montrèrent sous la conduite d’Anyse. A la tête de cette petite troupe qu’il animait par
son exemple, il voltigeait par toute la province î il se trouvait toujours où paraissait l’ennemi. Il battit
trois fois les barbares, leur tua plus de huit cents hommes, les chassa du
pays, et les empêcha d’y rentrer. S’il avait eu seulement deux cents soldats
aussi vaillants, dit Synèse, il aurait porté la guerre chez les Austuriens, et leur aurait arraché les prisonniers qu’ils tenaient
dans les fers. Un si brave commandant demandait d’être continué
dans sa charge, et la province le demandait avec instance. La cabale l’emporta
: au bout d’une année il fut remplacé par un vieillard infirme nommé Innocent.
Les Austuriens revinrent dans la Cyrénaïque. Ils ÿ
firent d’effroyables ravages, et, s’étendant du côté de l’Egypte, ils portèrent
la terreur jusque dans Alexandrie. Marcellin eut plus de succès l’année
suivante 413. Il défit les Austuriens dans un grand combat et délivra les villes qu’ils tenaient assiégées. Au sortir
de sa charge il fut accusé; mais Synèse, qui avait sauvé du péril le coupable
Andronic, se porta avec beaucoup plus d’ardeur à défendre la probité de
Marcellin. Pendant que les Austuriens désolaient la
Pentapole, les Safrasins couraient les frontières de
l’Egypte, de la Palestine, de la Phénicie et de la Syrie, et laissaient après
eux des traces sanglantes de leur passage.
Comme
Anthémius n’avait sur l’Orient que l’autorité de préfet du prétoire, dont les
fonctions étaient bornées, qu’un pouvoir
précaire, unique ment fondé sur la confiance d’un prince encore ni. 5,5,
enfant et sur l’estime publique, on ne peut avec justice lui imputer tous ces désastres.
Mais on doit lui savoir gré du bon ordre qu’il sut établir dans les principales
parties. Afin d’entretenir la bonne intelligence entre Honorius et le jeune
Théodose, il fit donner ordre d’arrêter et d’examiner tous ceux qui passeraient
d’Occident en Orient, pour ne pas donner retraite aux déserteurs ni aux ennemis
de l’empire d’Occident. Il usa de la même précaution à l’égard des Perses, avec
lesquels il voulait maintenir la paix. Pour ne donner lieu à aucun soupçon de
part ni d'autre, il convint avec Isdegerd qu’il serait
défendu aux marchands des deux nations de passer au-delà de Nisibe en
Mésopotamie, de Callinique en Osrhoène, et d’Artaxate en Arménie. On répara les murailles des villes d’Illyrie exposées aux attaques
des barbares; les particuliers furent obligés d’y contribuer à proportion de
leurs biens, sans exception ni privilège. Le même règlement fut publié pour la
réparation des chemins publics ; les possesseurs des terres étaient chargés
d’en faire les frais; toutes les exemptions cessaient à l’égard de cet objet;
et ni les terres des églises, ni même celles du prince ne jouissaient d’aucune
dispense.
Anthémius
fit bâtir à Constantinople des thermes magnifiques qui portèrent le nom
d’Honorius; et selon la coutume équitable des Romains, il fut fidèle à
dédommager les particuliers dont on prenait le terrain pour l’emplacement de
cet édifice. Mais le plus grand ouvrage de son ministère fut la reconstruction
des murs de Constantinople en 413. La multitude d’habitants qui venaient s’y établir
ne pouvant plus être renfermée dans la première enceinte, le préfet du prétoire fit démolir les anciennes
murailles, et en fit construire de nouvelles qui donnaient à la ville plus
d’étendue. Cet ouvrage ne subsista que trente-quatre ans, et fut renversé au
bout de ce temps par un tremblement de terre, comme nous le dirons en son lieu.
On donna par une loi l’usage des tours dont cette muraille était flanquée aux
particuliers dont il a voit fallu prendre le terrain pour la nouvelle
construction, à condition qu’ils demeureraient chargés de l’entretien et de la
réparation de ces tours. Ils furent aussi obligés de loger au rez-de-chaussée
les soldats qui se trouvaient dans la ville. Tandis qu’on rebâtissait les murs de Constantinople, ceux d’Edesse, furent
détruits par une inondation. C’était pour la troisième fois que cette ville éprouvait
ce malheur; elle avait été submergée sous le règne de Septime Sévère et sous
celui de Dioclétien. La rivière nommée Scirtus,
qui traversoit Edesse, n’était presque qu’un ruisseau
pour l’ordinaire; mais, quelquefois grossie par les pluies et par les torrents,
elle causait tous ces ravages. Justinien y remédia dans la suite en faisant
creuser un canal pour la décharge des eaux.
Les
lois déjà portées contre les hérétiques furent remises en vigueur. Mais, en
même temps que par les conseils d’Anthémius, l’empereur déclarait leurs biens
dévolus au fisc lorsqu’ils ne laissaient point d’héritiers naturels, il défendit
aux catholiques de profiter en aucune manière de la confiscation, même en vertu
d’une donation du prince, qui ne pourrait être que subreptice. On croit que
l’avidité de Théodose, évêque de Synnade en Phrygie,
donna occasion à cette loi. Ce prélat, plus
avare que zélé, poursuivait vivement les hérétiques de son diocèse; il les chassait
de la ville et de leurs terres, dont il s’emparait; il armait
contre eux son clergé; il les citait sans cesse devant les
tribunaux: conduite tout opposée au caractère de l’église catholique, selon
la remarque d'un auteur de ce temps-là. On
lit avec plaisir dans l'histoire comment cet ardent persécuteur fut la dupe de
sa cupidité. Il tourmentoit sans relâche Agapet,
évêque des hérétiques macédoniens. Résolu de le perdre, il alla solliciter à
Constantinople des ordres rigoureux contre cet évêque. Pendant son absence,
Agapet rentra en lui-même, abjura ses erreurs, les fit abjurer à son peuple,
se réunit avec les catholiques; et comme il était d’ailleurs aimé et estimé, il
fut d’un commun consentement reconnu évêque par tout le diocèse, qui n’avait
plus qu’une même foi. Théodose revint armé d’un décret. On refuse de le
recevoir; il retourne à la cour, et porte ses plaintes à Atticus, évêque de
Constantinople. Ce prélat, charmé d’un changement si inespéré, exhorte Théodose
à sacrifier sa dignité à l’intérêt de l’Eglise; il le félicite du repos dont il
va jouir pour la plus grande gloire de Dieu après tant de fatigues, et il mande
en même temps à Agapet qu’il peut conserver son siège sans crainte d’aucun
trouble. Théodose fut le seul qui eut peine à se réjouir d'une si heureuse
réunion.
On
doit rapporter à ce temps-ci un fait mémorable, mais très-obscur, parce qu’il
ne se trouve que dans un abrégé confus de l’histoire d'Olympiodore.
Plusieurs hordes des Huns étaient restées aux environs des palus Méotides. Il parait qu’elles avoient chacune leur prince,
qui était vassal d’un seigneur plus puissant, chef de toute cette partie de la
nation. L’historien Olympiodore, né à Thèbes en
Egypte, fut envoyé en ambassade vers un de ces princes nommé Donat, et il
arriva dans ce pays après une périlleuse navigation. Il rapporte lui-même que
ce Donat, trompé par des serments, fut assassiné en trahison; que Caraton, chef de la nation, se préparait à tirer vengeance
de cette perfidie, mais qu’il fut apaisé par les présents de l’empereur. Un
récit si tronqué et si informe laisse beaucoup d’éclaircissements à désirer.
Nous n’avons pas non plus assez de détail sur un autre fait encore plus
important. Un officier païen nommé Lucius, préteur à Constantinople, ou
commandant des troupes de la ville, ayant résolu de tuer le jeune Théodose,
vint trois fois au palais avec ce détestable dessein ; et trois fois, lorsqu’il
tirait déjà son épée du fourreau, il fut arrêté par une frayeur que l’historien
attribue à une cause surnaturelle. Damascius, auteur
de ce récit, était lui-même païen et vivait à la fin de ce siècle.
Soit
qu’Anthémius se fût volontairement dépouillé de son pouvoir, soit que les
eunuques de la cour fussent venus à bout d’éloigner ce surveillant
incorruptible, l’histoire ne fait plus mention de lui après le mois d’avril de
l’année 414. Le silence des historiens sur le reste de sa vie n’est pas une
petite louange pour un ministre si puissant, que les débris de son autorité pourvoient
encore rendre redoutable, s’il fût disgracié. Mais il n’est pas vraisemblable
qu’une princesse aussi équitable que Pulchérie, qui prit de sa main les rênes
du gouvernement, eût voulu payer d’une telle ingratitude des services si importants.
Il vaut mieux croire que l’obscurité où il se tint caché fut un effet de sa
modération, et que de ministre d’état il
devint philosophe, seul degré où il pourvoit encore monter sans rien perdre de
sa vertu. Aurélien, le premier personnage de l’empire après lui, et que nous avons
déjà fait connaitre, lui succéda dans la charge de préfet du prétoire, qu’il
exerça pour la troisième fois. Mais le gouvernement de l’état passa entre les
mains de Pulchérie. Cette princesse, qui n’était âgée que de quinze ans, se
trouva dès-lors assez de force pour oser se charger d’un fardeau que son père
n’avait su porter, et que son frère ne fut guère en état de soutenir. Elle
reçut le titre d’Auguste le quatrième de juillet. Ses sœurs Arcadie et
Marine n’eurent jamais que celui de nobilissimes. Il parait par les
conciles, qu’on leur donnait à toutes les trois le nom de reines. Arcadie et
Marine firent bâtir chacune à Constantinople un palais qui conserva leur nom
pendant plusieurs siècles.
De tous les enfants
d’Arcadius, Pulchérie seule avait hérité de la grandeur d’âme de son aïeul. La
prudence, qui est dans les autres le fruit de l’expérience, fut en elle un don
de la nature. Un coup-d’œil aussi sûr que pénétrant lui découvrait promptement
ce qu’il fallait faire, et l'exécution suivait aussitôt. Elle parlait également
bien grec et latin, et écrivait poliment dans ces deux langues. Elle était
pourvue de toutes les grâces de la beauté; mais, voulant
entièrement se consacrer au service de Dieu et de l'état, elle fit vœu de
virginité, et porta ses sœurs à suivre son exemple, de
crainte que leur mariage ne fût une source de division et de jalousie. Pour
rendre sa résolution irrévocable, elle la rendit publique par un présent
qu’elle fit à l’église de Constantinople : c’était une
table d’autel d’un ouvrage admirable, enrichie
d’or et de pierreries; l’inscription qu’elle fit graver sur le bord antérieur marquait
que la princesse l’avait offerte comme un gage de sa virginité, et
pour la prospérité du règne de son frère. Détachée de tous les amusements
de la jeunesse et de la grandeur, elle partageait son temps entre les devoirs
de la religion, les œuvres de la charité chrétienne, et le soin des affaires
de l’empire. Appliquée à la prière, elle chantait avec ses sœurs les louanges
de Dieu le jour et la nuit à des heures réglées. Sa coutume était de manger
avec elles, et de ne sortir qu’en leur compagnie. D’un accès facile, libérale
envers les pauvres, pleine de respect pour les évêques,
elle fit construire un grand nombre d’églises, d’hôpitaux , de
monastères; et jamais ces pieuses fondations ne coûtèrent un gémissement aux
peuples. Son zèle pour la vérité triompha des hérétiques qui s’élevèrent de
son temps.
Tandis
que Pulchérie, pour préserver ses sœurs de dangereuse oisiveté de la cour, occupait
leur loisir à la lecture des livres saints et aux ouvrages convenables à
leur sexe, elle s’appliquait à former le cœur et l’esprit de son frère. Elle
commença par écarter d’auprès de lui l’eunuque Antiochus, qui, ayant été
jusqu’alors son précepteur, s occupait plus des intrigues de cour et de ses propres intérêts que de l’instruction du
jeune prince. Ensuite, n’osant confier à personne un emploi si
important, elle s’en chargea elle-même. Elle jeta d’abord dans le cœur de
Théodose les fondements d’une piété solide en le faisant instruire de la
doctrine la plus pure, en l’accoutumant à prier souvent, à fréquenter les
églises, à les décorer par de riches offrandes, à respecter les ministres des
autels, et à honorer la vertu partout où elle se rencontrait. Comme les
pratiques de religion
ne sont pas incompatibles avec les vices du cœur, elle s’étudiait
principalement à régler ses mœurs, à lui inspirer l’amour de la justice, la
clémence, l’éloignement des plaisirs. Pour la culture de son esprit, elle se
fit seconder par des maîtres vertueux, qu’elle savoir choisir les plus
instruits en chaque genre; et, ce qui n’est guère moins utile que d’habiles
maîtres, elle lui procura des compagnons d’étude capables d’exciter son
émulation: c’étaient Paulin et Placite, qui
parvinrent ensuite aux premières dignités. Elle n’oublia pas le soin de son
extérieur: en même temps qu’elle lui faisait faire tous les exercices
convenables à son âge, elle formait elle-même ses discours, sa démarche, sa
contenance; elle lui enseignait l’art d’ajouter du prix aux bienfaits, et
d’ôter aux refus ce qu’ils ont d’amer et de rebutant. Jusqu’à ce qu’il fût en
âge de gouverner, ce fut elle qui ‘dressa les ordonnances; elle les faisait
signer, et lui laissait tout l’honneur du commandement.
Cette bonne
éducation réussit en partie; mais elle ne suppléa pas ce qui manquait de
vigueur à l’esprit de Théodose. Il possédait plusieurs des qualités qui pourraient
faire un bon évêque; aucune de celles qui font un grand prince. Il savait
l’écriture sainte par cœur; il en recueillit avec soin tous les interprètes.
Théologien studieux, il aimait à disputer sur les matières de religion, et ne
s’en mêla que trop: sa facilité naturelle l’exposait à la séduction. Il jeûnait
souvent, surtout les mercredis et les vendredis, selon l’ancien usage de
l’Église. Il se levait au point du jour, et chantait l’office divin
avec ses sœurs: son palais avait un peu trop l’extérieur d’un monastère.
Abraham, évêque de Carrhes, ayant détruit dans cette
ville le fameux temple du dieu Lunus, Théodose le fit
venir à la cour: le saint prélat y mourut, et l’empereur conserva sa tunique,
dont il se revêtait en certains jours. Lorsqu’on enleva le corps d’Abraham pour
le transporter en Orient, Théodose voulut marcher à la tête du convoi; il le
conduisit jusqu’au port; après le corps marchaient les impératrices et toute la
cour. Dans un temps de disette, causée par l’intempérie des saisons, l’empereur
assistant avec le peuple aux jeux du Cirque, il survint un grand orage.
Aussitôt Théodose, faisant retirer les chars, ordonne au peuple d’adresser à
Dieu ses prières; il entonne le premier un psaume; tous les spectateurs
chantent avec lui, et le Cirque semble être devenu un temple. L’air reprit
bientôt sa sérénité, et l’on dit que ce fut le dernier orage de cette année,
qui, après avoir menacé d’une funeste stérilité, donna des moissons abondantes.
Dans les guerres, il implorait la protection du ciel par de ferventes prières
comme David; mais il n’eut pas le courage et la science militaire de ce saint
roi. Le respect qu’il portait aux personnes consacrées à Dieu allait a un point qu’on peut taxer de faiblesse. Un moine insolent
et téméraire, irrité contre le prince qui lui refusait une grâce, se retira, en
lui disant: Je vous retranche de la communion de l’Eglise. L’heure du repas
étant venue, l’empereur, abattu du coup lancé d’une main si faible, protesta
qu’il ne mangeroit point que l’excommunication ne fût
levée, et il envoya prier un évêque d'obtenir cette faveur de celui qui l’avait
excommunié. En vain l’évêque essaya de dissiper ses scrupules en lui
représentant qu’une pareille censure était sans effet : Théodose ne consentit
à prendre de la nourriture qu’après avoir reçu l’absolution de ce moine, qui
ne méritait lui-même aucun pardon.
Ce prince avait
une connaissance assez étendue des lettres, des arts, des sciences, surtout de
l’astronomie et de l’histoire naturelle. Il jugeait très-bien du mérite des
ouvrages d’esprit, et encourageait les savants par des honneurs et des
récompenses. Il avait appris à peindre et à modeler mieux qu’il ne convient à
un souverain. Personne n’était plus adroit à manier un cheval, à tirer de
l’arc, à lancer le javelot. Son extérieur était doux et agréable, sa taille
moyenne et bien proportionnée, ses yeux noirs et à fleur de tête, ses cheveux
blonds. Sans faste et sans orgueil, frugal, infatigable, souffrant aisément le
froid et le chaud, la faim et la soif, il fut un modèle de patience et de
douceur, en sorte qu’il était plus maître de ses passions que de ses sujets.
Aussi insensible aux aiguillons de la colère qu’aux attraits de la volupté,
jamais il n’écouta les conseils de la vengeance. Un de ses courtisans lui ayant
demandé pourquoi il n’avoi. jamais puni de mort une offense qui lui fût personnelle
: Il n'est pas difficile, répondit-il, d'ôter la vie à un homme; mais dès
qu'il l'a perdue, il est trop tard de s'en repentir. Il ne permit jamais
d’exécuter à mort un criminel dans la ville où il se trouvait : la grâce arrivait
toujours avant que le coupable fût parvenu au lieu du supplice. Il n’approuvait
pas la persécution suscitée contre les hérétiques; et quoiqu’il les réprimât
par des lois sévères, il croyait qu’il ne convenait pas aux évêques d’armer
contre eux le bras séculier, et que l’Eglise ne devait employer pour la défense
de la foi que la charité et la persuasion. Un jour qu’il faisait représenter
une chasse dans le Cirque de Constantinople, le peuple demanda à grands cris
qu’on fît venir un athlète connu par sa force et par sa hardiesse, pour
combattre une bête furieuse et terrible. Alors l’empereur se levant: Ne
savez-vous pas, s’écria-t-il, que ce n'est pas un jeu pour moi de voir couler
le sang des hommes? Cette parole fut une leçon pour le peuple, qui renonça
à ces cruels divertissements. Son humanité à l’égard des officiers de sa maison
est encore une preuve de la bonté de son cœur.
Après avoir
employé la journée aux affaires, il donnait à la lecture une partie de la nuit.
Mais, afin de ne pas obliger ses domestiques à combattre le sommeil pour
veiller avec lui, il faisait usage d’une lampe qui s’entretenait seule, sans
avoir besoin d’aucun service.
Avec tant de
bonnes qualités, il lui manqua les deux plus nécessaires à un prince, dont
l’une établit son autorité , et l’autre en est le supplément. Il n’eut ni
assez de force pour gouverner par lui-même, ni assez de discernement pour
bien choisir ceux qui gouvernaient sous son nom. Il craignait la guerre, et achetait
la paix à force d’argent, ce qui le rendit méprisable aux barbares. Facile et
ouvert à la flatterie, il échappa souvent à sa sœur, et se laissa dominer par
ses eunuques, vils et injustes conseillers qui, toujours empressés à fournir
au prince des amusements pour le distraire des affaires, et détourner ses
regards de dessus leur conduite, accablaient les sujets, interdisaient tout accès
aux plaintes et aux remontrances, s’enrichissaient de la misère publique, vendaient
les charges civiles et militaires, et renvoient l’état malheureux sous un bon
prince. Ils vinrent à bout de faire en sorte que Théodose, pendant un règne de
quarante-deux ans, n’exécutât rien de mémorable. Ils dressaient les édits, les
ordonnances, les rescrits du prince, qui signait sans les lire. Pulchérie, lui avait
souvent représenté les conséquences de cette confiance inconsidérée; et
Théodose s’était toujours défendu de ce reproche avec cette opiniâtreté puérile
qui nie les faits les plus évidens pour s’épargner la peine de se corriger.
Afin de le convaincre, un jour Pulchérie lui présenta un papier qu’il signa,
selon sa coutume, sans en faire la lecture. C’était une donation, par laquelle
Théodose livrait en esclavage à sa sœur sa femme Eudoxie. Pulchérie le fit
ensuite rougir de cette dangereuse négligence.
Avant
qu’Anthémius sortît de charge, il couronna son heureux ministère en faisant
publier, par ordre de l’empereur, une remise de tout ce qui restait dû au fisc
depuis quarante ans, c’est-à-dire, depuis l’année 368 jusqu’en 408 : et comme
les corps de villes, qui avoient coutume d’avancer au prince les sommes dues
par les habitants, répétaient, malgré la remise, leurs avances vraies ou
supposées, ce qui aurait rendu ce soulagement inutile aux peuples, les
particuliers furent dispensés du remboursement. En 433, Théodose remit encore
ce qui lui était du pour les vingt années écoulées
depuis 408 jusqu’en 428. Il accorda des privilèges considérables aux
professeurs des arts libéraux et aux médecins. Musellus,
grand-chambellan, fonda un collège à Constantinople, et y plaça une statue de
l’empereur. Le zèle trop ardent d’Abdas, évêque de Suses, fut sur le point de causer une rupture entre Isdegerd et les Romains, et d’exciter une persécution en
Perse. Ce prélat ayant abattu un pyrée, (c’est ainsi qu’on nommait les temples
où les Perses adoraient le feu) le roi entra dans une grande colère, fit mourir Abdas, et ordonna de détruire toutes les églises des
chrétiens dans ses états. Mais il se laissa bientôt adoucir par les
sollicitations de Théodose, et fit cesser la persécution, qui ne se renouvela
qu’après sa mort.
L’année
suivante 415, Théodose fit une loi qui excluait les païens des charges civiles
et militaires. Le petit nombre auquel ils étaient réduits lui permet de porter
ce coup à l’idolâtrie sans avoir à craindre aucune fâcheuse révolution. Dans la
suite les idolâtres qui étaient surpris faisant des sacrifices étaient
condamnés à l’exil avec saisie de leurs biens. Mais il fut en même temps
défendu aux chrétiens de leur susciter aucun trouble tant qu’ils ne feraient
rien de contraire aux lois. Ce prince porta encore plus loin son zèle pour le
christianisme; il ordonna que les temples ou autres lieux profanés par un
culte sacrilège seraient détruits ou changés en églises,
après qu’on les aurait purifiés en y établissant le signe de notre salut. Il
ajouta la peine de mort contre tous ceux qui s’opposeraient à l’exécution de
cette loi. Les ecclésiastiques se croyaient en droit de soustraire à la justice
les biens de ceux qui étaient poursuivis pour concussion ou pour péculat; et
sans doute cette œuvre prétendue de charité n’était rien moins que gratuite.
Théodose la condamna comme un recèlement criminel. La grande église de
Constantinople, bâtie par Constantin, augmentée par Constance, et brûlée du
temps de l’exil de saint Jean Chrysostôme, fut rebâtie et dédiée de nouveau le
10 octobre. On acheva aussi la réparation de la salle du sénat, qui avait été
consumée dans le même incendie; et le préfet Aurélien y fit ériger une statue
d’or à l’empereur.
Au mois de
mars de cette année on vit encore couler le sang dans les rues d’Alexandrie; et
quoiqu’on ne doive pas croire aveuglément les auteurs païens ou hérétiques qui
rejettent sur saint Cyrille tout l’odieux de cette sédition, il est cependant
difficile de disculper entièrement cet illustre prélat, dont le zèle approchait
trop du caractère impétueux de son oncle Théophile auquel il avait succédé. Les
spectacles étaient pour les Alexandrins une occasion fréquente de divisions; on
se passionnait pour les divers acteurs, et dans une populace naturellement
emportée et sanguinaire, les différons partis s’échauffaient jusqu’à la
fureur. Les Juifs, qui, depuis la fondation de cette ville, y habitaient en
grand nombre, toujours opposés aux chrétiens, prirent querelle avec eux au
sujet d’un danseur. Oreste, préfet d’Egypte, étouffa les premières étincelles
de cette discorde; mais la jalousie d’autorité le rendit ennemi de Cyrille,
évêque d’Alexandrie, qu’il accusait d’entreprendre sur ses droits, et de
contrôler ses ordonnances. Les Juifs nourrissaient ces soupçons par leurs
rapports. Un jour que le peuple était assemblé au théâtre, où le préfet
avait coutume de publier ses édits, les Juifs ayant aperçu dans la foule un
maître d’école nommé Hiérax, connu par son
attachement à l’évêque, se mirent à crier que c’était un séditieux, qui n’était
venu que pour exciter du trouble et fronder l’édit du préfet. Oreste, prévenu
contre le prélat, fait arrêter Hiérax. On le tourmente
cruellement sur le théâtre même. Cyrille, informé de cette violence, mande les
plus distingués d’entre les Juifs, et les menace de châtiments rigoureux, s’ils
ne cessent de persécuter les chrétiens. Les Juifs, plus animés que jamais,
forment le complot d’égorger les chrétiens d’Alexandrie; ils conviennent d’un
signal pour se reconnaitre; et dès la nuit suivante ils font crier par toute la
ville que le feu a pris à l’église qui portait le nom d’Alexandre. A ce cri,
les chrétiens accourant en foule pour y donner du secours, les Juifs, bien
armés, se jettent sur eux, et en font un horrible massacre. Le jour étant venu,
Cyrille, irrité d’une si noire perfidie, se fait accompagner d’une nombreuse
multitude, et marche aux synagogues des Juifs. Plusieurs sont tués, les autres
s’enfuient de la ville, et leurs biens sont pillés. Oreste, affligé de voir la
capitale de l’Egypte privée d’une partie si considérable de ses habitants, en
écrit à l’empereur; Cyrille en fait autant de son côté; il veut se réconcilier
avec Oreste, qui refuse d’entendre à aucun accommodement.
Les
moines de Nitrie avoient déjà beaucoup dégénéré de
leur institut. Ils étaient devenus presque aussi sauvages que leur désert; et,
dans les querelles du violent Théophile, ils étaient plusieurs fois descendus
de leur montagne pour venir à Alexandrie lui tenir lieu de soldats. Ils
accourent au nombre de cinq cents pour prêter main forte à Cyrille; et, ayant
rencontré le préfet dans les rues de la ville, ils environnent son char, l’accablent
d’injures. Un d’entre eux, nommé Ammonius, le blesse
à la tête d’un coup de pierre. Le préfet, tout en sang, se sauve avec peine
dans sa maison; ses officiers se dispersent. Le peuple indigné prend le parti
de son gouverneur; on met en fuite les moines; on se saisit d’Ammonius, et on le traîne devant le préfet, qui, n’écoutant
que sa colère, lui fait souffrir une torture si rigoureuse, que ce malheureux
expira dans le supplice. Cyrille fait enlever son corps, l’expose dans une
église, prononce publiquement son éloge, et l’honore du titre de martyr. Mais,
cette chaleur passagère étant calmée par la réflexion, il revient à lui-même,
et laisse enterrer Ammonius, qui, loin de mériter la
vénération des fidèles, avait grand besoin de leurs prières.
La mort d’Ammonius changea la disposition du peuple. Il revint au
parti de Cyrille, et conçut de fâcheux soupçons contre Hypatie. Elle était
païenne, fille de Théon, fameux géomètre
d’Alexandrie. Plus savante encore que son père, elle s’était acquis une
brillante réputation par ses ouvrages et par les leçons publiques qu’elle faisait
sur toutes les parties de la philosophie. On accourait en foule de toute
l’Egypte, et même des autres provinces, pour recevoir ses instructions; le
célèbre Synèse avait été un de ses disciples. Elle était à la tête de l’école
platonicienne; et, pour assortir son extérieur à sa profession, elle avait
pris le manteau de philosophe. Aussi renommée, mais plus chaste que l’ancienne
Aspasie de Milet, quoiqu’elle fût parfaitement belle, elle se faisait respecter
de cette foule d’auditeurs que sa beauté, autant que son savoir, assemblait
autour d’elle; et l’histoire lui rend ce témoignage, qu’au milieu d’une
jeunesse passionnée et entreprenante, la pureté de ses mœurs se conserva hors
d’atteinte même à la médisance. Comme elle recevait de fréquentes visites des
premiers magistrats, et que le préfet déférait beaucoup à ses conseils, le
peuple se persuada qu’elle formait le principal obstacle à la réconciliation
de Cyrille et d’Oreste. Un jour donc qu’elle sortait de sa maison, une multitude
de séditieux, à la tête desquels était Pierre, lecteur de l’église
d’Alexandrie, s’attroupent autour de son char, l’en arrachent par force, la
traînent à l’église nommée la Césarée; et, sans égard ni pour la sainteté
du lieu, ni pour son sexe, ni pour l'humanité même, ils la dépouillent, lui
déchirent le corps, la mettent en pièces, et portent ses membres, séparés les
uns des autres, à un lieu de la ville nommé Cinaron,
où ils les réduisent en cendres. L’empereur, ayant été informé de cette
horrible cruauté, en fut très-affligé ; il en voulait tirer vengeance: mais il
arriva pour lors ce qui n’est pas rare dans une cour corrompue; il n’en coûta
aux coupables que de l’argent pour gagner les eunuques les plus puissants auprès
du prince, qui se laissa tromper par un faux exposé, et le crime demeura
impuni.
Dans les
séditions d’Alexandrie, ceux qui se signalaient le plus par leurs violences, étaient
des clercs qui n’avoient d’autre fonction que de soigner les malades dans les
temps de contagion, ce qui arrivait fréquemment dans cette partie de l’Egypte.
Le danger auquel ils s’exposaient alors leur avait fait donner le nom de parabolans,
qui, dans la langue grecque, signifie des gens déterminés à affronter le
péril. Il fallait qu'ils fussent en grand nombre, puisque l’empereur, dans
la réforme qu’il en fit, les réduisit d’abord au nombre de cinq cents; ce qui
ne suffisant pas pour le service des malades, il permit d’en ajouter encore
cent autres. L’habitude à braver la mort pour le soulagement des citoyens les avait
rendus d’abord intrépides, ensuite audacieux. Théodose entreprit de les
contenir. Après avoir borné leur nombre, ainsi que nous venons de dire, il
ordonna qu’on n’admettrait dans ce corps que des pauvres; qu’ils seraient
choisis par l’évêque, à l’autorité duquel ils obéiraient en toute chose;
qu’aucun d’eux ne pourrait assister aux spectacles, entrer dans le sénat ni
dans les lieux où se rendaient les jugements, à moins qu’il ne fût partie dans
une cause, soit pour lui-même, soit comme syndic de la compagnie. S’ils contrevenaient
à ces défenses, ils étaient chassés du corps, sans espérance d’y rentrer, et
soumis à des peines proportionnées à la qualité du délit. Mais, au lieu de les
resserrer par des entraves, qui se relâchent toujours à la longue, n’aurait-il
pas été plus sage d’abolir tout-à-fait ces parabolans, dont on s’était bien
passé pendant tant de siècles, et qui, pour des services passagers, donnaient
à l’état de continuelles alarmes ?
LIVRE TRENTIÈME.
|
HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |