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LIBRAIRIE FRANÇAISE

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

 

 

LIVRE TRENTE-SIXIÈME,

ZÉNON.

475-489

 

Zénon, caché dans les montagnes de l’Isaurie, n’avait pas perdu toute espérance. Il est vrai qu’il ne pouvait trouver de ressource en lui même; mais l’incapacité et les vices de l’usurpateur suffisaient pour le faire regretter. Basilisque, aussi dissolu que Zénon, et encore plus stupide, loin d’affermir sa puissance par des bienfaits, souleva d’abord les officiers du palais et les soldats, et enfin tout l’empire, par son insatiable avidité. Il vendait les dispenses des lois les plus sacrées; il exigeait des évêques de grandes sommes d’argent; il imposait des taxes onéreuses sur les plus vils artisans. Au lieu de fêtes et de réjouissances, son avènement à l’empire ne fut signalé que par les larmes et la désolation de ses sujets. Il devait la couronne à Vérine; il n’en ménagea pas davantage cette femme audacieuse, qui pouvait l’abattre plus facilement encore qu’elle ne l’avait élevé. Il fit assassiner Patrice, dont il avait découvert le commerce avec cette princesse. Vérine, furieuse de la perte de son amant, jura celle de Basilisque. Ce fut peut-être à cette occasion qu’il fit brûler vif un de ses chambellans, nommé Platon, dont les parents demandèrent par flatterie à l’empereur que, pour éterniser la mémoire du crime et du châtiment, il fût dressé une colonne qui ne pourrait jamais être abattue. Cette colonne subsista longtemps en effet, mais comme un monument de la cruauté du prince et de la bassesse d’âme des parents de Platon.

Non content de se rendre odieux aux grands et au peuple, il se déclara ennemi de lEglise, et protecteur des hérétiques. Sa femme Zénonide, aussi peu fidèle à Dieu qu’à son mari, lui avait inspire les erreurs d Eutychès. Dès qu’il fut sur le trône, il rappela d’exil Timothée Elure, confiné depuis vingt ans dans la Chersonèse Taurique. Ce meurtrier de Protérius, cet usurpateur du siège d’Alexandrie, entra dans Constantinople comme en triomphe. Pierre le Foulon, qui se tenait depuis huit ans caché dans un monastère, se montra au grand jour avec hardiesse; et quoiqu’il dût sa fortune à Zénon sa haine contre les orthodoxes lui ouvrit un favorable accès auprès de Basilisque. Tous les ennemis du concile de Chalcédoine levèrent le masque. Ces deux perturbateurs des églises engagèrent le prince à publier un édit par lequel il ordonnait à tous les évêques, sous peine de déposition, de prononcer anathème contre le concile de Chalcédoine. Plus de cinq cents succombèrent à la crainte, et protestèrent que leur souscription était libre et volontaire; ce qu’ils désavouèrent cependant l’année suivante, lorsque l’édit fut révoqué. Acace, patriarche de Constantinople, osa seul résister à l’empereur; il refusa de souscrire l’édit et d’admettre Elure à sa communion. Pour faire connaître le deuil de l’Eglise et le péril auquel la foi était exposée, il s’habilla de noir et couvrit d’un voile de même couleur l’autel et le trône épiscopal; ce qui était contraire aux usages des églises d’Orient. Le peuple s’assemblait dans l’église : tout retentissait de cris et de murmures contre l’empereur; on menaçait de mettre le feu à la ville. Basilisque, épouvanté, sort de Constantinople, et se retire au palais de l’Hebdome; il y est suivi de la foule du peuple qui l’accable de reproches. Dès le commencement de ces troubles, Elure était retourné à Alexandrie avec un ordre de l’empereur qui le rétablissait, et Solofaciole fut obligé de lui céder la place et de se retirer dans un monastère de Çanope. Pierre le Foulon avait déjà repris possession du siège d’Antioche: il signala son entrée par des violences et des meurtres; mais il fut bientôt supplanté lui-même par une de ses créatures; Jean, qu’il avait sacré évêque d’Apamée, ne pouvant se faire recevoir dans sa ville épiscopale, revint à Antioche, chassa le patriarche, et s’empara de son église. En vain le pape Simplicius écrivit à Basilisque pour l’exhorter à défendre la foi dont il devait être le protecteur; le prince n’écoutait que les partisans de l’hérésie. Mais la crainte arracha bientôt à cette âme faible ce que les remontrances n’avoient pu obtenir.

Soit que ce fût un effet du mécontentement du peuple, soit par accident imprévu , le feu prit a un marché de Constantinople. L’incendie se répandit avec tant de rapidité, qu’il consuma en peu de temps plusieurs portiques et un grand nombre d’édifices publics et de maisons. Le palais de Lausus, orné de magnifiques statues, fut presque détruit par les flammes. Mais ce qu’on regretta davantage, ce fut la perte de la bibliothèque publique. Le portique où elle était placée fut réduit eu cendres. Elle contenait cent vingt mille volumes. On y voyait l’intestin d’un serpent long de cent vingt pieds, sur lequel étaient écrits en lettres d’or les quarante-huit livres de l’Iliade et de l’Odyssée. On apprit vers le même temps que Gabala, ville de Syrie, venait d’être ruinée par un tremblement de terre. Basilisque donna cinquante livre d’or pour la rétablir; et c’est la seule action louable qu’il ait faite pendant les vingt mois de son règne.

Cependant Zénon, qui aurait été pour tout autre un ennemi méprisable, faisait déjà trembler Basilisque. Il avait trouvé dans les Isaures ses compatriotes tout le courage dont il manquait lui-même. Les devins, qu’il écoutait comme son unique conseil, lui prédisaient qu’au mois de juillet il se verrait dans Constantinople. Tous les Isaures étaient soldats; ils lui eurent bientôt formé un corps de troupes capable de tenir la campagne. Illus et son frère Troconde, ayant passé le Bosphore avec une armée, allèrent chercher les Isaures, et marchèrent à Séleucie, d’où Zénon n’avait osé sortir. Il ne les y attendit pas, et s’alla renfermer dans une forteresse située sur une montagne de difficile accès. Les deux généraux l’y suivirent et l’y tinrent assiégé. On dit que cette forteresse se nommait Constantinople; et que Zénon l’ayant appris, ne put s’empêcher de réfléchir sur la bizarrerie de son sort, et sur l’illusion de ces prédictions frivoles qui trompent même lorsqu’elles se rencontrent avec la vérité.

Illus avait contribué à l’élévation de Basilisque; mais il n’avait été payé que d’ingratitude. A son départ de Constantinople , le mécontentement était général, et il recevait tous les jours des lettres de Vérine et des principaux du sénat qui l’exhortaient à renoncer au service d’un tyran détesté, et a joindre ses troupes a celles de Zénon. Après plusieurs mois de siège, il suivit ce conseil; et, s’étant réuni avec le prince fugitif, il lui rendit le courage, et s’offrit a le rétablir. Zénon, suivi de cette nouvelle armée, à laquelle se joignit un grand nombre d’Isaures et de Lycaoniens, marcha vers Constantinople. Ce fut alors que Basilisque, pour regagner les esprits que sa déclaration en faveur de l’hérésie avait aliénés, rentra dans la ville , combla de caresses le patriarche, et publia un nouvel édit par lequel il cassait le premier, proscrivait l’hérésie, et ordonnait une soumission entière aux décisions des conciles précédents. Il assembla tout ce qui restait de soldats en Thrace, à Constantinople et aux environs; il y joignit les troupes du palais, et donna le commandement a Harmace, après l’avoir engagé par des serments horribles à lui garder une fidélité inviolable. Harmace, à la tête d’une armée nombreuse, rencontra l’ennemi près de Nicée. Il y eut une action fort vive, où les troupes de Zénon ayant été maltraitées, ce prince sans courage allait fuir de nouveau en Isaurie, s’il n’eût été retenu par Illus. Ce général lui représenta qu’il ne serait pas difficile de gagner Harmace; qu’il fallait l’éblouir par de magnifiques promesses; et il se chargea de la négociation. Etant secrètement passé au camp d’Harmace, il convint avec lui qu’Harmace aurait pour récompense la charge de général de la milice de la cour, avec assurance d’en jouir toute sa vie; et que son fils, qui se nommait aussi Basilisque, serait honoré du nom de César et succéderait à l’empire. A ces conditions, Harmace oublia ses serments et sa maîtresse Zénonide; mais, pour déguiser sa trahison, il prit une route différente de celle que l’ennemi devait tenir, et le laissa passer comme par inadvertance. Zénon, qui comptait sur l’amitié de Théodoric l’Amale, lui avait écrit pour le prier de le favoriser par une diversion. Théodoric leva des troupes, et s’approcha de Constantinople; mais, lorsqu’il arriva devant la ville, Zénon en était déjà maître. Jamais révolution ne fut plus prompte. L’empereur, accompagné de sa femme Ariadne, et suivi de son armée, trouva les portes de la ville ouvertes. Le sénat et le peuple vinrent au devant de lui : Vérine s’empressait à lui témoigner son zèle. Elle n’avait pas eu moins de part au rétablissement dé Zénon qu’à sa disgrâce; et Basilisque, qui soupçonnait son changement, lui aurait ôté la vie, si Harmanae n’eût caché cette princesse dans sa maison pour la dérober à la fureur du tyran. Zénon, au milieu des acclamations de joie, se rendit à la grande église, et de là au palais. On eût dit qu’il rentrait en triomphe après une glorieuse campagne.

Basilisque, abandonné de tous, se réfugia dans l’église de Sainte-Irène avec sa femme et ses enfants, et, ayant déposé sur l’autel la couronne impériale, il s’enferma dans le baptistère. Zénon, n’osant violer cet asile, lui envoya Harmace, qui n’épargna pas les serments pour l’assurer de la part de l’empereur qu’on lui laisserait la vie. Le patriarche contribua encore à lui persuader de s’en remettre à la clémence de Zénon. Dès qu'il fut sorti, l’empereur fit assembler le sénat et les évêques qui se trouvaient à Constantinople, comme pour les consulter sur le traitement qu’il devait faire au rebelle, dont il avait déjà prononcé dans son cœur la sentence de mort. Basilisque fut condamné à être relégué avec Zénonide et leurs enfants dans le château de Limnes, près de Cucuse en Cappadoce. Ils y furent jetés nus dans une citerne sèche, qui fut ensuite fermée et gardée par des soldats, afin qu’on ne pût leur porter aucune nourriture. On les trouva quelque temps après morts de froid et de faim, se tenant embrassés les uns les autres. Zénon crut n’avoir pas violé les serments qu’il avait faits de ne leur point ôter la vie.

Harmace, peu touché de la mort cruelle de Zénonide, dont l’amour criminel avait élevé sa fortune, jouissait tranquillement du fruit de son parjure. Revêtu de la dignité qui lui avait été promise, il voyait son fils déclaré César. Ce jeune enfant assista aux jeux du Cirque, assis sur un trône à côté de l’empereur, et partagea avec le prince l’honneur de couronner les cochers victorieux; mais Zénon avait trop promis à Harmace pour lui tenir parole. Il s’acquitta envers ce traître en le faisant assassiner dans le palais. Ariadne eut compassion du fils; elle obtint de Zénon qu’il se contentât de le dépouiller de la qualité de César et de l’engager dans le clergé. Il fut dans la suite évêque de Cyzique, et il remplit cette place plus dignement qu’une vocation forcée ne donnait lieu de l’espérer. Tout, dans la mort d’Harmace, portait le caractère de sa perfidie. Le conseil en fut donné par Illus, qui l’avait engagé à trahir Basilisque; il fut tué de la main d’un barbare du pays de Thuringe, nommé Onulphe, qui lui devait sa fortune. Harmace, l’ayant reçu dans sa maison, l’avait comblé de richesses; il lui avait procuré la dignité de comte, et ensuite celle de général des troupes d’Illyrie. Les biens d’Harmace furent confisqués.

Les leçons de l’adversité semblèrent d’abord avoir corrigé les vices de Zénon: il récompensa par des libéralités le zèle du sénat et du peuple. Constantinople retentissait d’éloges; on y voyait de toutes parts élever des statues à l’empereur. Son premier soin fut d’aller avec l’impératrice visiter le saint solitaire Daniel, aux prières duquel il attribuait le succès. Il fit bâtir à Séleucie en Isaurie une magnifique église de sainte Thècle , qu’il croyait avoir vue en songe lui annoncer son rétablissement, et il la décora de riches pressens. Il écrivit au Pape Simplicius pour lui attester la pureté de sa foi; et il en reçut à son tour des lettres de félicitation, où le pape l’exhortait à chasser d’Alexandrie Timothée Elure, et à maintenir l’autorité du concile de Chalcédoine. En conséquence, Zénon cassa toutes les ordonnances rendues par Basilisque au préjudice de la foi et des évêques catholiques. Pierre le Foulon, déjà chassé d’Antioche par Jean d’Apamée, fut canoniquement déposé dans un concile, et relégué à Pityonte. Jean fut lui-même anathématisé: on élut à sa place Etienne, dont la doctrine était orthodoxe. Elure prévint l’orage qui allait tomber sur sa tête, et s’empoisonna. Mais les hérétiques, qui étaient en grand nombre dans Alexandrie, firent élire, à la place d’Elure, Pierre, surnommé Mongus, c’est-à-dire le bègue, homme habile, mais perfide et sanguinaire, qui changeait de foi selon ses intérêts. Il avait eu part au massacre de Protérius et à tous les crimes d’Elure. Anthémius, préfet d’Egypte, reçut ordre de l’empereur de bannir cet indigne prélat; ce qu’il exécuta par le ministère des moines, qui le chassèrent du palais épiscopal trente-six jours depuis qu’il s’en était emparé. Solofaciole fut rétabli; mais Mongus demeura caché dans Alexandrie, où dans la suite il excita de nouveaux troubles. Zénon paraissait animé d’un si grand zèle pour les intérêts de l’Eglise, que dans une lettre a Solofaciole il lui reprochait trop d’indulgence à l’égard des hérétiques.

Genséric était mort dès le vingt-cinquième de janvier de cette année, après un rogne de cinquante ans. Ce fut le plus grand prince de son siècle. Invincible dans toutes les batailles, où il se trouva en personne, créateur d’une marine redoutable, maître de Carthage et, vainqueur de Rome, aussi ferme à maintenir le bon ordre dans ses états qu’habile à troubler ceux de ses ennemis, après s’être établi par la guerre, il laissa son royaume puissamment affermi par la paix, et mourut dans tout l’éclat de sa gloire, au milieu d’une famille nombreuse. Sa mémoire serait en honneur entre les plus fameux conquérants, s’il n’eût répandu le sang des catholiques, qu’il persécuta avec fureur, plutôt par un faux principe de politique que par zèle de religion. Avant sa mort il régla l’ordre de succession des rois vandales de la manière qu’il crut la plus propre à maintenir l’autorité royale, et à épargner à ses sujets les guerres civiles et les désordres ou la faiblesse des minorités: il ordonna que la couronne passerait toujours à celui de ses descendants en ligne masculine qui se trouverait le plus âgé. Cette loi, qu’il fit insérer dans son testament comme une loi fondamentale, devint funeste à sa famille. Le prince régnant qui désirait de laisser la couronne à ses fils faisait périr les autres princes de sa maison qui se trouvaient plus avancés en âge. Hunéric, fils et successeur de Genséric, usa le premier de cette barbare politique. Son frère Théodoric fut mis à mort, sous de faux prétextes, avec sa femme, ses enfants et tous ceux qui leur étaient attachés. Hunéric ne tenait de son père que la naissance; il n’avait aucune de ses grandes qualités: avide et impitoyable, il accabla ses sujets d’impôts; lâche et voluptueux, il laissa éteindre dans le cœur des Vandales cette ardeur guerrière qui les a voit rendus la terreur des Romains. Il cessa d’entretenir ces armées et ces flottes que Genséric tenait toujours prêtes pour prévenir par sa diligence les entreprises de ses ennemis. Les Maures révoltés se saisirent du mont Aurase en Numidie, à treize journées de Carthage, et s’y maintinrent en liberté tant que les Vandales demeurèrent en Afrique. Hunéric ne fit la guerre qu’aux catholiques, qu’il traita d'abord avec douceur, et qu’il persécuta ensuite plus cruellement que n’avait fait Genséric. Méprisé des étrangers, détesté de ses sujets, il mourut après un règne d’environ huit ans, et laissa son royaume tellement affaibli, qu’il ne continua de se soutenir que par la lâcheté et la faiblesse de Zénon et d'Anastase.

Les troubles de l'Orient avoient été utiles à Odoacre pour affermir sa nouvelle puissance. Lorsqu’il les vit terminés par le retour de Zénon, il craignit que ce prince ne vint lui disputer sa conquête; et, pour l’endormir par une vaine apparence de soumission, ce barbare, plus habile que tous les Romains, et qui estimait le pouvoir réel beaucoup plus que les titres, se conduisit avec l’adresse d’un politique consommé. Il ne doutait pas qu’il ne fût odieux et à Zénon et au sénat de Rome. Il se servit du sénat même pour amuser Zénon par de belles paroles, et d’Augustule, pour y engager le sénat. Le jeune prince, «qui sans doute n’osait rien refuser à son vainqueur, conjura les sénateurs d’envoyer une députation à Constantinople en faveur d’Odoacre; et par cette démarche il semblait faire connaître qu’il était content de son sort, et que sa renonciation à l’empire était volontaire. Les députés furent chargés de remettre entre les mains de Zénon les ornements impériaux et de lui dire que Rome n’avait pas besoin d’un empereur particulier; que Zénon suffisait seul pour soutenir ce nom auguste dans les deux empires; que le sénat avait choisi Odoacre pour défendre l’Occident par sa prudence et par sa valeur; qu’il priait l’empereur de conférer à ce général la dignité de patrice, et de se reposer sur lui du gouvernement de l’Italie. Dans le même temps que ces envoyés arrivèrent à Constantinople, Zénon reçut d’autres députés de Népos qui venaient le féliciter de ses heureux succès, et le supplier d’aider leur maître à rentrer dans ses états. Ils lui représentaient que la cause de Népos était celle de tous les souverains; que Zénon devait avoir appris par sa propre expérience à terrasser les usurpateurs. Ils demandaient de l’argent et des troupes pour réussir dans une si juste et si noble entreprise. Entre deux députations si contraires, Zénon inclinait du côté de Népos. La conformité de fortune et les sollicitations de Vérine, dont Népos avait épousé la nièce, faisaient sur lui toute l’impression qu’il était capable de ressentir. Il répondit donc aux députés d’Odoacre que les empereurs d’Orient n’avoient pas à se louer des habitants de Rome et de l'Italie; que, de deux princes que Constantinople leur avait envoyés, ils avaient fait périr Anthèmius et chassé Népos; que, leur souverain légitime vivant encore, ils n’avaient d’autre parti à prendre que de le rappeler et de lui obéir; que, si la dignité de patrice flattait Odoacre, il devait la demander à Népos, qui était le maître d’en disposer, et qui ne lui refuserait pas cet honneur, s’il se mettait en devoir de le mériter; que, pour lui, il savait bon gré à Odoacre d'avoir pris l’habillement romain; que, puisqu’il désirait le nom de patrice, il ne lui restait plus qu’à en montrer les sentiments, en remettant son souverain en possession de ses états. Ce qui s’accordait mal avec cette réponse sage et mesurée, c’est que, dans la lettre que Zénon écrivait a Odoacre, il lui donnait le titre de patrice, qu’il lui refusait de vive voix, tant ce prince était bizarre et inconséquent. Il répondit favorablement aux députés de Népos, et leur fit de belles promesses, qu’il n exécuta pas. Népos vécut encore deux ans en Dalmatie, et fut tué en 480, près de Salone, par deux de ses officiers, Viator et Ovida. On soupçonna Glycérius, qu’il avait fait évêque de Salone, après l’avoir dépouillé de l’empire, de s’être vengé par cette trahison. Ovida, qui s’était voulu rendre maître de la Dalmatie, fut défait et tué par Odoacre l’année suivante.

Tous les sujets de l’empire reconnaissaient Zénon. Mais Théodoric le Louche, qui s’était déclaré en faveur de Basilisque, n’était pas de caractère à poser les armes sans faire acheter la paix. Après avoir ravagé toutes les campagnes de Thrace jusqu’à l’entrée du Pont-Euxin dans le Bosphore, il s’approcha de Constantinople. Il songeait à l’assiéger, lorsqu’il découvrit un complot formé par ses principaux officiers pour le livrer à l’empereur. Effrayé de ce péril, il s’éloigna de la ville, et se retira dans les montagnes de la Thrace.

Zénon envoya, pour le poursuivre, quelques troupes commandées par Héraclius, qui, dans la guerre contre Genséric, avait eu en Afrique des succès rapides, que Basilisque avait mal secondés. Il était brave, mais téméraire, faisant consister la valeur dans une audace précipitée. Il fut enveloppé et pris dans une embuscade. L’empereur, ne voulant pas perdre un général si courageux , fit proposer une rançon à Théodoric, qui demanda cent talents. Zénon, qui n’était pas assez généreux pour payer cette somme, la fit fournir par les parents d’Héraclius. Celui-ci, étant mis en liberté, marchait vers Arcadiopolis, lorsqu’il fut attaqué par une troupe de Goths, dont l’un lui déchargea un grand coup d’épée sur l’épaule. Un soldat de l’escorte arrêtant le meurtrier: Ne sais-tu pas, lui dit-il, quel est celui que tu frappes? Je le sais, repartit l’autre, et il ne nous échappera pas. En même temps ses camarades, se jetant sur Héraclius, lui coupent la tête et les mains, en disant : Voilà ce qu’il a mérité. C’était la vengeance cruelle d’une aussi cruelle sévérité exercée par ce général sur quelques soldats goths qu'il avait dans ses troupes, et que, pour une faute légère, il avait fait jeter dans une fosse et accabler de pierres par toute l’armée.

On s’attendait bien que Théodoric le Louche, ayant dissipé les troupes qu’on avait envoyées à sa poursuite, ne se tiendrait pas longtemps éloigné de Constantinople. Zénon résolut de lui opposer Théodoric l’Amale. Ce jeune prince, qui était demeuré fidèle à Zénon pendant la révolte de Basilique, gouvernait tranquillement ses sujets, et paraissait sincèrement attaché au service de l’empire. Aussi l’empereur l’avait-il comblé d’honneurs; il lui avait donné le rang de patrice et la charge de général des troupes du palais; il l’avait même adopté pour son fils d’armes. Cette sorte d’adoption, dont on commence alors à voir des exemples dans l’histoire, et qui s’est conservée dans notre ancienne chevalerie, était sans doute un usage introduit par les Goths et par les nations germaniques. Le père d’armes donnait ou envoyait à celui qu’il adoptait des chevaux et une armure complète. Le fils adopté n’acquérait pas le droit de succession; mais l’un et l’autre contractaient un étroit engagement de s’entraider dans les guerres qu’ils auraient à soutenir. Malgré ces démonstrations d’amitié, Zénon craignait presque autant son allié que son ennemi. Il n’osait compter sur une fidélité constante de la part du prince qu’il avait adopté. Il sentait que le voisinage des Goths, depuis leur établissement en-deçà du Danube, était une source perpétuelle d’alarmes; il conçut donc le projet de se délivrer de cette nation turbulente sans qu’il en coûtât rien à l’empire, et de détruire les deux Théodorics l’un par l’autre. C’eût été en effet un grand coup de politique, si Zénon eût été capable d’y réussir. Dans ce dessein, il somma Théodoric l’Amale de se joindre aux Romains pour combattre l’autre Théodoric. L’Amale, par une bravade de jeune guerrier, répondit d’abord que ses forces suffisaient seules pour défaire cet ennemi; mais, après y avoir plus mûrement réfléchi, il demanda du secours. Zénon affecta aussitôt de faire les plus grands préparatifs. Il fit venir les troupes cantonnées sur les bords du Pont-Euxin, tant en-deçà qu’au-delà du Bosphore. On assembla des chariots et des voitures de toute espèce; on acheta du blé, des bœufs et toutes les provisions nécessaires pour une importante expédition. Marcien fut nommé général, Claude, commandant des troupes étrangères et des Goths qui servaient à la solde de l’empire, eut ordre de venir joindre l’armée.

Tout étant prêt pour le départ, l’empereur envoya dire à Théodoric l’Amale qu’il était temps de marcher à l’ennemi, et de remplir les obligations que lui imposaient les qualités de patrice, de général, de fils de l’empereur. Théodoric, qui connaissait la faiblesse et constance de Zénon, répondit que rien ne l’arrêterait, pourvu que Zénon lui promît avec serment que jamais il ne traiterait avec Théodoric le Louche. Zénon jura qu’il ne s’écarterait en rien des conventions, à moins que l’Amale ne les violât le premier. Sur cette assurance, l’Amale partit avec ses troupes, qui étaient campées au­près de Marcianople. On lui avait donné parole qu’à l’entrée du mont Hæmus il trouveroit Marcien avec dix mille hommes de pied et deux mille chevaux; que près d’Andrinople il serait encore joint par un corps de vingt mille fantassins et de six mille chevaux, et que, s’il en désirait davantage, on en tirerait autant qu’il en voudrait des garnisons d’Héraclée et des autres places. Toutes ces promesses furent sans effet. Théodoric l’Amale ne trouva pas un soldat au pied du mont Hæmus ni au­près d’Andrinople. Les guides qu’on lui avait donnés, au lieu de le conduire par les chemins les plus sûrs et les plus commodes, engagèrent son armée dans des routés étroites, escarpées, bordées de précipices, jusqu’à ce qu’il fût arrivé au pied du mont Sondis. Cette montagne, qui faisait partie du mont Rhodope, était si roide, qu'il était impossible de la franchir en présence d’un ennemi. Théodoric le Louche y était campé, et l’Amale fut obligé de se loger dans le vallon.

Ces deux guerriers, renfermés entre ces montagnes, ne pouvaient faire aucun mouvement sans combattre. C’étaient des escarmouches continuelles pour s’enlever mutuellement leurs chevaux, leurs troupeaux, leur fourrage. Souvent Théodoric le Louche, voltigeant autour du camp ennemi, insultait l’Amale, l’appelant un parjure, un traître, un enfant imbécile, qui ne voyait pas que le dessein de l’empereur était de les armer l’un contre l’autre pour les détruire tous deux t et qu’il était indifférent aux Romains lequel des deux vainquît l’autre, parce que le vainqueur, affaibli, ne pourrait éviter de périr à son tour. Ne dévoient-ils pas se joindre à vous ? ajoutait-il. Ils ne vous ont envoyé que des promesses trompeuses ; ils ne vous ont laissé que la honte d’avoir trahi votre nation. Ces paroles faisaient une vive impression sur les soldats de l’Amale; ils courent à sa tente: ils s’écrient que ces reproches sont justes; que c’est une folie de s’armer contre leurs parents pour servir des alliés perfides. Le Louche, profitant de cette première émotion, monte le lendemain sur une éminence qui commandait le camp de l’Amale, et de là élevant sa voix: «Fils indigne du brave Théodémir (dit-il), pourquoi traînes-tu à la mort tes compatriotes? Combien as-tu déjà perdu de soldats! et ceux qui te restent, à quel état les as-tu réduits! Ils sont partis chacun avec deux ou trois chevaux; je les vois maintenant à pied, se traînant à ta suite comme des esclaves au travers des rochers et des précipices. Vous êtes cependant, soldats, des hommes libres; vous êtes tous d’une race aussi noble que la sienne. Vous viviez dans l’opulence avant cette guerre malheureuse, et vous périssez maintenant de faim et de misère.» Frappé de ces discours, tout le camp gémit et se soulève contre l’Amale; ses soldats demandent en tumulte qu’il fasse la paix avec leurs compatriotes; s’il le refuse, ils menacent de l’abandonner. L’Amale, irrité lui-même de la perfidie des Romains, envoie proposer une entrevue à Théodoric le Louche. Les deux chefs confèrent ensemble sur les bords d’une rivière qui les séparait, et conviennent de vivre en paix.

Après avoir confirmé cette réconciliation par leur serment, ils envoyèrent tous deux des députés à Constantinople. L’Amale reprochait à Zénon de lui avoir manqué de parole, et de l’avoir réduit à la nécessité de traiter avec l’ennemi; il demandait qu’on fournît des vivres à ses troupes jusqu’au temps de la récolte, qu’autrement elles ne pourraient subsister que de pillage. L’autre Théodoric rappelait le traité conclu avec Léon; il en demandait l’exécution, et les arrérages des deux mille livres d’or qu’on était convenu de lui payer tous les ans. On ne dit pas ce qui fut répondu aux députés de Théodoric le Louche; Zénon répondit à ceux de l’Amale, en rejetant sur leur maître le reproche d’infidélité, que les généraux romains étaient en marche pour le joindre, lorsqu’ils avoient appris qu’il trahissait l’empire et qu’il se réunissait avec l’ennemi. S’il voulait abandonner son nouvel allié, on lui promettait sur-le-champ mille livres d’or, dix mille livres d’argent, et une pension annuelle de dix mille pièces d’or; on lui offrait en mariage Julienne, fille d’Olybre, qui avait été empereur d’Occident, ou telle autre Romaine qu’il voudrait choisir dans les maisons les plus illustres. D’ailleurs Zénon traita avec assez de mépris les députés de l’Amale, quoique ce fussent des officiers d’un rang distingué. Il lui envoya de son côté Philoxène et Julien pour l’engager à rompre avec l’autre Théodoric.

Leurs efforts furent inutiles. L’Amale persista dans la foi qu’il avait jurée, et cette nouvelle répandit l’alarme dans Constantinople. L’un des deux Théodorics avait été jusqu’alors un ennemi redoutable; comment pourrait-on résister à leurs forces réunies? Dans ce découragement général, Zénon publia qu’il allait marcher lui-même à la tête de ses troupes, et partager avec elles tous les périls de la guerre. Il n’en fallut pas davantage pour relever les courages abattus. Chaque soldat brûlait d’ardeur de se signaler sous les yeux de son souverain. Ceux qui auparavant achetaient de leurs avares généraux la dispense du service militaire s’empressaient alors de s’enrôler. Déjà les partis des deux Théodorics étendaient leurs pillages jusqu’à la Propontide; un détachement de l’armée romaine surprit et fit prisonniers les coureurs de Théodoric le Louche. Une cohorte de Théodoric l’Amale s’étant avancée jusqu’à la longue muraille qui fermait la Chersonèse, fut taillée en pièces. Mais la suite ne répondit pas à ces heureux commencements. Zénon se replongea bientôt dans sa mollesse naturelle, et renonça au dessein de se mettre en campagne. Peu s’en fallut que cette lâcheté ne lui coûtât la couronne et la vie; les soldats, indignés, s’attroupaient; tout le camp qui était aux portes de Constantinople retentissait de murmures. Pourquoi, disaient-ils, aussi lâches que votre empereur , souffrons-nous l’avilissement du nom romain? Pourquoi, ayant les armes a la main, laissons-nous tomber et expirer dans l’ignominie les forces de l’état? La révolte allait éclater, et se serait sans doute communiquée au peuple de la ville, si Zénon, par l’avis de Marcien, ne se fût hâté de congédier l’armée, sous le prétexte que la paix était faite.

C’était en effet l’unique ressource qui restât à Zénon. Comme il avait trouvé l’Amale inflexible, il s’adressa à Théodoric le Louche, qui, sans s’embarrasser de son allié, fit en cette occasion la loi à l’empereur. La paix fut conclue avec lui, à condition qu’on lui entretiendrait une armée de treize mille hommes, tels qu'il les voudrait choisir; qu’il aurait le commandement de deux compagnies de la garde impériale, et une des deux charges de général des troupes du palais; qu’on lui rendrait tous les titres et toutes les dignités qu’il avait reçus de Basilisque; que les enfants d’Aspar, s’il en restait, rentreraient en possession de leurs biens, et pourraient habiter en sûreté dans la ville qu’il plairait à Zénon de leur assigner pour demeure. En conséquence de ce traité, Zénon dépouilla l’Amale de la charge de général pour en revêtir Théodoric le Louche, auquel il envoya aussi de l'argent pour le distribuer à ses soldats.

Cet accommodement piqua Théodoric l’Amale d’une furieuse jalousie. Il était encore indigné qu’un allié dont on n’avait pu le détacher par les offres les plus avantageuses eût traité séparément avec Zénon. Il résolut de faire sentir à l’empereur que la paix qu’il venait de faire ne pouvait lui procurer aucun repos. Il vint donc à la tête de ses troupes dans les plaines, voisines du mont Rhodope, la plus belle et la plus fertile contrée de la Thrace, pillant, massacrant, détruisant par le fer et par le feu ce qu’il ne pouvait emporter. L’autre Théodoric, apprenant ces ravages, loin de courir au secours de ses nouveaux alliés, se réjouissait de leurs désastres, disant qu’il fallait laisser faire l’ami et le fils de l’empereur; que la seule chose qui l’affligeait, était de voir périr de pauvres laboureurs tandis que Zénon et Sérine dormaient tranquillement.

Le mépris que Zénon s’attirait par sa lâcheté lui suscita au commencement de l’année suivante, un nouveau rival dans la personne de Marcien. Ce général était fils d’Anthémius, qui avait régné en Occident. Sa mère Euphémie était fille de l’empereur Marcien, dont il portait le nom. Il avait épousé Léoncie, seconde fille de Léon, et ce mariage fondait les prétentions qu’il avait à l’empire. Léoncie étant née lorsque Léon était déjà sur le trône, Marcien, quoique naturellement doux et tranquille, se laissa persuader que la couronne lui appartenait à meilleur droit qu’à Zénon, qui n’y était parvenu que par son mariage avec Ariadne, née avant que Léon fût empereur: prétention aussi ancienne que frivole, et renouvelée toutes les fois que l’ambition de régner n’a eu besoin que d’un prétexte. Ses frères Procope et Romule entrèrent dans le complot, qui fut conduit avec beaucoup de secret. Marcien était aimé des gens de guerre: il en gagna un grand nombre. Ce qui restait de partisans de Basilisque se joignit à lui; et, au jour marqué, les conjurés s’étant rendus en armes dans une place de Constantinople, il se mit à leur tête et marcha vers le palais. Au premier bruit de cette émeute, Illus, maître des offices, assembla promptement toutes les troupes de la garde, et vint à la rencontre des révoltés. Il y eut un combat dans lequel Illus fut repoussé avec un grand carnage, et obligé de se renfermer dans le palais. Marcien l’y assiégea; et s’il eût profité de l’ardeur de ses soldats, il était maître du palais et de l’empire. Illus était prêt à se rendre, et il ne fut retenu que par un philosophe païen, nommé Pamprépius, qu’il écoutait comme un grand prophète, et qui l’assura que le ciel se déclarait pour Zénon. La nuit étant survenue, Marcien, qui se croyait déjà empereur, remit l’attaque au lendemain; et pendant qu’il passait le temps à boire et à dormir, Illus lui débaucha par argent une grande partie de ses soldats. Ses deux frères, aussi imprudents que lui, furent pris cette nuit même dans les thermes de Zeuxippe, où ils se baignaient. Le lendemain Illus, étant sorti, battit à son tour Marcien, qui, se voyant abandonné, s’enfuit dans l’église des Apôtres. Zénon, qui affectait encore un caractère de clémence, le fit ordonner prêtre par le patriarche, et l’envoya sous bonne garde à Césarée en Cappadoce. Peu de temps après Marcien, s’étant évadé, et excitant de nouveaux troubles en Galatie, fut pris dans un monastère où il s’était caché, conduit à Tarse, et enfermé avec sa femme Léontie dans le château de Papyre en Isaurie , où il finit ses jours. Procope et Romule s’échappèrent des mains d’Illus, et se réfugièrent auprès de Théodoric le Louche. Après la mort de ce prince, ils se retirèrent à Rome. On ne sait duquel des trois frères était fils Zénon qui vivait du temps de Justinien, et qui mourut sans enfants peu de temps après avoir été nommé préfet d’Egypte. Ce fut en sa personne que s’éteignit la postérité de l’empereur Marcien, et celle d’Anthémius.

Théodoric le Louche n’avait fait la paix qu’en attendant une occasion favorable de recommencer la guerre. Dès qu’il apprit la révolte de Marcien, il assembla des troupes, comme pour venir au secours de l’empereur. Il croyait trouver Constantinople divisée au-dedans par la guerre civile, et sans défense contre les ennemis du dehors. Il se flattait même d’être reçu à bras ouverts par le peuple, qui détestait les Isaures, dont Zénon avait rempli la ville. L’empereur, qui pénétrait ses intentions, alarmé de ce nouveau péril, lui dépêcha un courrier pour le remercier de sa bonne volonté, et pour lui dire que, la révolte étant étouffée, il n’avait plus besoin de son secours; et que, dans l’agitation où les esprits étaient encore, la vue d’une armée étrangère ne serait capable que d’y exciter de nouveaux troubles. Théodoric répondit que ses troupes étaient trop fatiguées pour retourner sur leurs pas sans avoir pris quelques jours de repos, et il continua sa marche jusqu’au promontoire d’Anaple sur le Bosphore, à quatre milles de Constantinople. Zénon, dont la frayeur croissait à mesure qu’il voyait approcher cet allié formidable, força son avarice pour satisfaire celle de Théodoric et des Goths. Il fit partir Pélage le silentiaire, officier fidèle et intelligent, qui, à force d’argent et de promesses, vint à bout d’engager les Goths à s’en retourner, et délivra la ville d’un grand danger. L’entrée de Théodoric y aurait infailliblement allumé une guerre sanglante. Les Isaures étaient bien résolus de disputer opiniâtrement le terrain; ils avoient même déjà préparé de longues perches garnies d’étoupes soufrées, et d’autres matières inflammables, à dessein de mettre le feu aux édifices, s’ils étaient forcés d’abandonner la ville.

Les Goths tenaient Zénon dans de perpétuelles inquiétudes. Les deux Théodorics, l’un allié perfide, l’autre ennemi déclaré, étaient pareillement à craindre. S’ils eussent agi de concert, c’en était fait de l’empire; mais, par une sorte de fatalité, ils se servaient mutuellement de contre-poids; et, balançant leurs forces, attachés tour à tour et opposés à Zénon, ils se jouaient également de la faiblesse de ce prince. Pendant que Théodoric le Louche, chargé des présents de l’empereur, se retirait dans ses états, Théodoric l’Amale ravageait la Macédoine. Il pilla Stobes, une des principales villes de cette province, et fit passer la garnison au fil de l’épée. Comme il approchait de Thessalonique, les habitants, qui ne recevaient aucun secours de l’empereur, s’imaginant que Zénon lui-même les trahissait, se soulevèrent, abattirent ses statues, coururent à la maison du gouverneur pour y, mettre le feu, et l’auraient brûlé ou massacré, si les ecclésiastiques et les magistrats ne l’eussent sauvé des mains de ces furieux en le faisant sortir de la ville, blessé de plusieurs coups. On eut beaucoup de peine à calmer cette fougue populaire; les habitants se déterminèrent enfin à se mettre en défense; ils confièrent les clefs de Thessalonique à leur évêque, et se donnèrent un chef. 

Zénon, informé de cette émeute, prit le parti de traiter avec l’Amale. Il lui députa Artémidore et Phocas, qui avait en même temps le titre de général et celui de secrétaire du prince. Ces envoyés rappelèrent à Théodoric les bienfaits de Zénon; ils lui reprochèrent son ingratitude à l’égard de ce prince, qu’ils tâchèrent de justifier; ils l’exhortèrent à suspendre les hostilités et à députer à la cour, lui faisant espérer qu’il obtiendrait toute justice. Théodoric se laissa persuader; il envoya avec eux des députés, et défendit à ses troupes d’employer le fer ni le feu; mais, comme il ne pouvait subsister qu’aux dépens des campagnes, il en exigea des contributions. S’étant éloigné de Thessalonique, il alla camper aux portes d’Héraclée, surnommée Sintique, près du fleuve Strymon. L’évêque racheta la contrée du pillage en s’obligeant à nourrir l’armée de Théodoric. Les envoyés, de retour à Constantinople, firent sentir à Zénon qu’il n’avait point de temps à perdre, et que Théodoric ne pourrait longtemps contenir des barbares avides de butin. Sut cet avis, l’empereur fit partir le patrice Adamance, qui avait été préfet de Constantinople; et, pour lui donner encore plus de considération, Zénon le revêtit des honneurs du consulat, mais sans lui conférer cette charge. Il lui donna ordre d’offrir à Théodoric, en toute propriété, Pautalie et son territoire. Cette place était située sur la frontière de l’Illyrie et de la Thrace; et, selon la politique de Zénon, l’Amale, dans cette position, pouvait servir les Romains, mais ne pouvait leur nuire: il aurait tenu en échec Théodoric le Louche, et n’aurait pu remuer lui-même sans s’attirer sur les bras les troupes de l’Illyrie et celles de la Thrace, qui se seraient réunies pour l’écraser. Comme Zénon prévoyait que l’Amale demanderait pour cette année des subsistances, les terres n’ayant pas été ensemencées, il mit entre les mains d’Adamance deux cents livres d’or, avec ordre de les remettre au préfet d’Illyrie, qui aurait soin de faire transporter des vivres à Pautalie. Adamance partit et s’arrêta à Thessalonique pour y rétablir le bon ordre.

Cependant Théodoric, campé près d’Héraclée, conçut le dessein de s’emparer de Dyrrhachium, capitale de la nouvelle Epire, aujourd’hui Durazzo, en Albanie. C’était un port commode sur le golfe Adriatique; et la possession de cette place lui ouvrait la conquête de l’Epire entière. Sidimont, de la nation des Goths et de la race des Amales, s’était marié dans ce pays, et possédait de grandes terres dans le voisinage de cette ville. Comme il recevait une pension de l’empereur, et qu’il était cousin d’Edinge, comte des domestiques, et favori de Vérine, on le croyait très attaché au service de l’empiré. Ce fut à lui que s’adressa Théodoric: il le conjurait, au nom de leurs communs ancêtres, de trouver un moyen de le mettre en possession de Dyrrhachium et de l’Epire, où il pourrait enfin se reposer de tant de courses et de fatigues. Sidimont, préférant l’intérêt d’un parent à celui des Romains, se mit en devoir de le satisfaire. Il vint à Dyrrhachium, où il avait un grand crédit, et jeta l’alarme parmi les habitants : « C’est (disait-il) par bienveillance que je viens vous avertir du danger où vous êtes. Zénon abandonne votre ville à Théodoric l’Amale en toute propriété. Vous allez être traités en esclaves. Si vous voulez sauver votre liberté et vos biens, vous n’avez qu’un parti à prendre; enlevez tout ce que vous possédez, et retirez-vous dans les îles du golfe ou dans quelque place éloignée; il en est encore temps; mais ne tardez pas. Vous avez peut-être appris qu’Adamance est parti de Constantinople; c’est pour établir ici le prince des Goths. Si vous entreprenez de faire résistance, vous aurez à la fois pour ennemis l’empereur et Théodoric.» La terreur qu’il inspire aux citoyens se communique à la garnison, composée de deux mille hommes, qui pourvoient défendre la ville, même dans une attaque imprévue. Tous se hâtent de partir: on eût dit qu’un ennemi vainqueur avait le bras levé sur leurs têtes. Dyrrachium demeure déserte.

Sidimont envoya un courrier à Théodoric pour l’avertir de se hâter. Théodoric ayant reçu ce message; fait dire aux habitants d’Héraclée qu'il veut bien s’éloigner d’eux; mais qu’il a besoin de vivres, et qu’ils aient à lui fournir sur-le-champ une certaine quantité de blé et de vin, s'ils ne veulent y être forcés. Les habitants, effrayés de cette menace, quittent aussitôt la ville et se renferment avec tous leurs effets dans la citadelle, qui était bien fortifiée; ils répondent ensuite qu’ils ont consumé toutes leurs provisions à faire subsister les Goths, et qu’ils sont hors d’état de fournir ce qu’on leur demande. Théodoric, irrité, met le feu à la ville, et prend le chemin de la nouvelle Epire. C’était une route étroite et difficile, dans des gorges de montagnes, défendue de plusieurs châteaux capables d’arrêter longtemps une plus nombreuse armée. Il envoya devant lui des cavaliers pour reconnaître les passages. Ils les trouvèrent si mal gardés, et jetèrent tant d’épouvante, que l’armée qui les suivit n’eut d’autre obstacle à surmonter que la difficulté des lieux. Les troupes de Théodoric marchaient en trois corps. Il conduisait lui-même l’avant-garde; Soas, son lieutenant-général, commandait le corps du milieu; Theudimont, frère de Théodoric, l’arrière-garde. Les chariots et les bagages suivaient avec une escorte de cavaliers. Mais lorsque Théodoric vit qu’il n’était pas poursuivi, et qu’il n’avait point à craindre d’être attaqué, il détacha l’escorte, et, l’ayant jointe au corps qu’il commandait, il s’avança vers Lychnide, d’où il fut repoussé: c’était une grande ville, riche et avantageusement située entre des sources et des marais. Il aurait souhaité de s’en rendre maître, parce qu’elle avait des magasins de blé; mais, dans une conjoncture où le temps était plus précieux pour lui que tout le reste, il ne s’arrêta pas à l’assiéger. En passant, il s’empara de la ville de Scarpes, qu’il trouva abandonnée; et de là étant arrivé à Dyrrhachium, il s’y établit en attendant le reste de ses troupes, qu’il avait devancées de plusieurs journées.

Cette entreprise avait été conduite avec tant de diligence, qu’Adamance était encore à Thessalonique lorsqu’il apprit que Théodoric, qu’il croyait aux portes d’Héraclée, était dans Dyrrhachium. Il lui dépêcha aussitôt un de ces courtiers de l’empereur qu’on nommait magistriens, pour se plaindre qu’il eût, par cet acte d’hostilité, rompu le cours de la négociation. Il le sommait de ne faire à la ville aucun dommage, de ne point toucher aux vaisseaux qui étaient dans le port, et de laisser, jusqu’à la conclusion des conférences, toutes choses dans l’état où elles se trouvaient. Il offrait de se transporter à Dyrrhachium, mais il demandait une sûreté pour sa personne. Après ces dépêches, il partit de Thessalonique, et alla porter à Sabinien, qui était pour lors à Edesse en Macédoine, le brevet par lequel l’empereur le nommait général des armées d’Illyrie. C’était un guerrier de grande réputation, regardé comme le seul capable de faire tête à un prince aussi brave et aussi habile que Théodoric l’Amale. Observateur exact de la discipline militaire, on le comparait aux anciens généraux romains, et les auteurs de ce temps-là le nomment le grand Sabinien. Il envoya aussitôt des ordres à toutes les troupes dispersées dans les garnisons de l’Illyrie de se rassembler à Lychnide.

Déjà le courrier d’Adamance était revenu avec un prêtre arien pour lui donner par serment toute sûreté de la part de Théodoric. Adamance s’était rendu à Lychnide avec Sabinien: mais, ne se fiant pas assez à une parole, quoique confirmée par serment, il fit proposer au prince des Goths de le venir trouver à Lychnide, ou de l’attendre à Dyrrhachium, où il se rendrait, pourvu que Théodoric envoyât à Lychnide les capitaines Soas et Dagithée en otage. Théodoric les fit partir sur-le-champ; mais il leur ordonna de s’arrêter à Scarpes, et d’envoyer de là demander à Sabinien qu’il s’engageât par serment à les remettre en liberté dès qu’Adamance serait de retour. Ce fut une nouvelle difficulté. Sabinien protesta qu’il ne jurerait pas; que, conformément à l’Evangile, il s’en était fait une loi inviolable. En vain Adamance lui représenta que ce préliminaire était indispensable , et qu’un scrupule si mal entendu allait renverser toutes les espérances de paix; Sabinien demeura inébranlable. Dans cet embarras, Adamance résolut de risquer sa personne, mais avec autant de précaution qu’il serait possible. Il partit sur le soir avec deux cents cavaliers; et, ayant pris un grand détour par des chemins impraticables, où jamais des chevaux n’avaient passé, il arriva à un château situé près de Dyrrhachium, sur une hauteur escarpée et bordée d'un vallon, au fond duquel coulait un ruisseau large et profond. Il envoya aussitôt avertir Théodoric, qui, étant sorti de Dyrrhachium à la tête de ses troupes, les fit arrêter à quelque distance de la ville, et s’avança jusqu’au bord du ruisseau avec quelques cavaliers. Adamance, après avoir posté les siens au pied de la colline pour se tenir en garde contre les surprises, descendit seul dans le vallon, et pria Théodoric de faire aussi éloigner son escorte, afin qu’ils pussent s’entretenir sans témoins. Théodoric parla le premier. Il représenta qu’il vivait en paix, résolu de servir fidèlement l’empire, lorsque Zénon l’avait appelé à son secours contre l’autre Théodoric , promettant des renforts considérables; que, loin de lui tenir parole, il avait tenté de le faire périr avec toute son armée en lui donnant des guides qui l’avoient engagé dans des défilés et des précipices ou sa perte était infaillible, si l’ennemi eût été aussi impitoyable que Zénon était infidèle. Ces reproches étaient justes, et Adamance n’y put faire que des réponses vagues et peu capables de satisfaire Théodoric. Il se rabattit sur les bienfaits dont Zénon l’a voit comblé; sur la qualité de fils, qui lui imposait la loi du respect et de l’obéissance. Il lui reprochait comme un attentat la surprise de Dyrrhachium, dont il s’était emparé dans le temps même qu’on traitait avec lui; il lui conseillait de ne pas abuser plus long temps de la patience de l’empereur. «Doutez-vous (lui disait-il) que le Romains, qui vous tiennent enveloppé de toutes parts, ne viennent enfin à bout de vous accabler? Ne vous flattez pas qu’on vous laisse le maître de ce pays, qui fait partie de l’ancien patrimoine de l’empire. Retirez-vous en Dardanie; vous y trouverez des contrées fertiles qui n’attendent que la culture. L’empereur est prêt à vous les abandonner; la terre vous y prodiguera des trésors qui ne vous coûteront point de sang.» Théodoric répondit qu'il acceptait ses offres; mais que son armée, qui commençait à se remettre de ses fatigues ne pourrait consentir à entreprendre sur-le-champ un si long voyage; qu'il fallait la laisser passer l'hiver en Epire, où il promettait de demeurer en repos sans faire ni ravage ni nouvelle entreprise; qu'au commencement du printemps il prendrait la route de la Dardanie avec les commissaires que l'empereur lui enverrait pour l'en mettre en possession. Il ajouta que si c'était la volonté de l'empereur il déposerait dans telle ville que Zénon voudrait indiquer tous les bagages et tous les Goths hors d'état de combattre, et qu'il donnerait en otage sa mère et sa sœur pour répondre de ses promesses. Ce qu’il promettait était d’entrer en Thrace avec six mille de ses meilleurs soldats, et de se joindre à l’armée de l’empire pour exterminer ce qu’il y avait de Goths dans cette province. En récompense de ce service, il demandait qu’on lui rendît la charge de général dont on l’avait dépouillé pour en revêtir Théodoric le Louche, et qu’il lui fût permis de venir à la cour, et d’y vivre à la romaine. Il offrait encore d’entrer en Dalmatie, si l’empereur le jugeait à propos, et d’en chasser Népos, qui prétendait y exercer les droits de la souveraineté. Adamance lui répondit qu'il n'était autorisé à rien conclure avec lui tant que les Goths resteraient en Epire; qu'il allait informer l'empereur de ses propositions, et qu'il attendrait à Lychnide la réponse du prince. La conférence s’étant ainsi terminée, ils se séparèrent.

Mais comme Théodoric avait rompu la première négociation en s’emparant de Dyrrhachium, Sabinien rendit la seconde inutile par la défaite d’une partie des Goths. Les troupes auxquelles il avait donné rendez-vous à Lychnide étaient assemblées lorsqu’on vint l’avertir qu’un corps considérable de Goths, suivi de chariots et d’équipages, traversait la Candavie, près de Lychnide. La Candavie est cette chaîne de montagnes qui s’étendent par le travers de la Macédoine, depuis Dyrrhachium jusqu’au golfe de Therme, sur la mer Egée. Ces Goths faisaient l’arrière-garde de Théodoric, commandée par son frère Theudimont. Ils étaient restés bien loin derrière, parce qu’étant chargés de bagage dans des chemins presque impraticables, ils ne marchaient qu’à petites journées. Sabinien envoya ses gens de pied faire le tour de la montagne, après les avoir avertis du lieu où ils dévoient s’embusquer. Il retint avec lui les cavaliers, et, partant à l’entrée de la nuit, il atteignit au point du jour les ennemis, qui étaient en marche, et fondit sur eux. Theudimont, surpris de cette attaque imprévue n’eut rien de plus pressé que de sauver sa mère, dont il était accompagné; et, ayant mis entre les Romains et lui un fossé profond et large, il fit rompre le pont sur lequel il l’a voit passé. La plupart de ses soldats, qui n’a voient pu passer avec lui, se voyant enfermés entre le fossé et l’ennemi, se jetèrent d’abord en désespérés sur la cavalerie romaine, qui les serrait de près; mais, lorsqu’ils aperçurent l’infanterie qui descendait de la montagne pour venir tomber sur eux, ils perdirent courage, et se laissèrent égorger sans résistance. Sabinien se trouva maître de deux mille chariots, d’un grand butin et de pins de cinq mille prisonniers. Après avoir brûlé une partie des chariots, qu’il était difficile de conduire au travers de ces montagnes, il revint à Lychnide, où il trouva Adamance de retour. Il fit mettre aux fers les prisonniers les plus distingués, et distribua les autres aux soldats, ainsi que le butin. Il avait demandé aux villes du voisinage une certaine quantité de chariots pour l’usage de l’armée; il les dispensa de cette contribution. Adamance manda à l’empereur ce qui s’était passé dans la conférence. Sabinien, de son côté, lui rendit compte de sa victoire, et lui conseilla de ne point faire de paix avec le barbare, qu’il espérait chasser du pays, ou faire périr avec ses troupes. Zénon suivit ce conseil, et envoya ordre à Adamance de revenir à Constantinople, et de dire de sa part à Sabinien et à Genton que tout accord était rompu avec Théodoric, et qu’ils eussent à lui faire la guerre sans aucun ménagement. Genton était un Goth fort puissant en cette contrée, et dévoué au service des Romains. Adamance donna de grands éloges aux soldats, et leur promit de la part de l’empereur des récompenses dignes de leur courage. Il partit ensuite au milieu des acclamations de l’armée. Sabinien, pendant cette année et la suivante, continua la guerre contre Théodoric; mais il avait affaire à un guerrier infatigable, qui joignait à l’activité et à l’audace de la jeunesse la prudence et l’habileté de l’âge avancé. Il ne put lui arracher sa proie en le chassant de Dyrrhachium; mais il l’empêcha d’étendre ses conquêtes, et mourut en 481, avec la gloire devoir sauvé la Grèce et relevé l’honneur de l’empire.

La mort de Genséric avit délivré Zénon d’une grande inquiétude. Hunéric ne paraissait occupé qu’à vexer ses sujets et à se livrer à ses plaisirs. Cependant, comme Genséric s’était toujours réservé des prétextes de guerres pour les faire valoir dans l’occasion, Zénon craignait qu’il ne prît envie à son successeur de troubler le repos de l’empire. Genséric avait toujours prétendu que Léon s’était emparé des biens de Placidie, qui dévoient appartenir à Hunéric en vertu de son mariage avec Eudoxie, fille de Placidie et de Valentinien. De plus, il n’avait cessé de demander des dédommagements pour des vaisseaux de Carthage saisis pendant la guerre. Pour ne laisser subsister aucun sujet de rupture, Zénon envoya en 480 une ambassade à Hunéric. Il choisit pour cette commission Alexandre, intendant de Placidie, veuve d’Olybre, et sœur d’Eudoxie, parce que cette princesse avait conservé du crédit auprès du roi des Vandales son beau-frère. Alexandre trouva Hunéric disposé à entretenir la paix, et revint à Constantinople avec des ambassadeurs de ce prince, chargés d’assurer l’empereur qu’Hunéric voulait contracter avec lui une amitié inviolable; qu’il renonçait pour toujours a toutes les prétentions de son père; qu’il ressentait vivement le traitement honorable que l’empereur faisait à sa belle-sœur, et qu’il ne perdrait aucune occasion d’en marquer sa reconnaissance. Zénon renvoya ces ambassadeurs chargés de présents; et, pour récompenser Alexandre d’une si heureuse négociation, il le fit intendant de son domaine. Alexandre avait obtenu d’Hunéric qu’il permettrait d’élire un évêque à Carthage, dont le siège était vacant depuis vingt-quatre ans. Mais cette consolation accordée aux catholiques ne fut pas dé longue durée; ils virent bientôt chasser leurs évêques, et ils essuyèrent une persécution plus cruelle que celle de Genséric. Ce fut en vain que, pour adoucir la barbarie d’Hunéric, Zénon, à la prière du pape Félix, lui députa Vrane en 484. Non-seulement Vrane ne put rien obtenir, mais même Hunéric fit border d’échafauds, de chevalets et de bourreaux les rues par où le député romain devait se rendre au palais, afin qu’il fût témoin lui-même des horribles supplices de ceux pour lesquels il venait demander grâce. Ces cruautés ne se terminèrent qu’à la mort de ce méchant prince, qui, cette année même, expira rongé de vers.

On peut, selon quelques auteurs, rapporter à l’an 480 un grand tremblement de terre, que d’autres historiens placent plus tôt ou plus tard. Il arriva le 24 ou 25 de septembre. Il ne s’étendit pas beaucoup dans la ville de Constantinople; mais il fut violent, et dura quarante jours à diverses reprises. Deux portiques, quelques églises, et grand nombre de maisons écrasèrent sous leurs ruines beaucoup d’habitants. La statue du grand Théodose, posée sur une colonne dans la place de Taurus, fut abattue; un pan des murailles de la ville s’écroula. Ce tremblement infecta l’air d’une odeur qui se fit sentir durant plusieurs jours. Nicomédie et Hélénopolis en Bithynie ayant éprouvé le même malheur, Zénon fit de grandes largesses pour réparer les dommages que ces deux villes avoient soufferts;

L’empereur ne pouvait être tranquille tant qu’il voyait en Thrace Théodoric le Louche, toujours ennemi dans le cœur, toujours prêt à profiter des désordres de l’empire. Procope et Romule, frères de Marcien, qui s’étaient réfugiés auprès de ce prince, donnaient de l’inquiétude à Zénon. Il les fit demander à Théodoric, qui répondit qu’il ne désirait rien tant que de satisfaire l’empereur; mais que les Goths, ainsi que toutes les nations du monde, se croiraient coupables d’une lâcheté criminelle s’ils livraient à la mort ceux qui étaient venus chercher un asile entre leurs bras: que Procope et Romule étaient bien résolus de n’offenser personne, à moins que l’empereur ne se tint offensé de voir vivre des malheureux. Cette réponse irrita Zénon. Il apprit en même temps que Théodoric se préparait sourdement à la guerre. Afin de s’assurer des intentions de ce prince, il lui envoya des députés pour lui dire que l’empereur voulait bien lui abandonner par un traité perpétuel et irrévocable tout le pays dont il s’était emparé, à condition qu’il n'entretiendrait plus de troupes, qu'il ferait serment de fidélité à l'empire, dont il se reconnaîtrait le vassal, et que, pour assurance de sa sincérité, il donnerait son fils en otage. Théodoric répondit que se laisser désarmer, ce serait se trahir lui-même; qu'il ne pouvait faire subsister ses soldats que par la guerre, et que l'incertitude des combats ne l'effrayait point; que cependant, si l’empereur s'engageait à lui fournir l’entretien de ses troupes, il promettait de ne point commencer les hostilités, et qu'il était prêt à mettre son fils entre les mains de Zénon, comme un gage de sa bonne foi. Il envoya aussi de sa part des députés à l’empereur, pour lui protester qu’il ne demandait qu’à vivre en repos, sans former aucune entreprise : il le priait de réfléchir sur la différence qu’on devait mettre entre lui et Théodoric l’Amale, et de considérer lequel des deux avait fait plus de mal à l’empire : que, pour lui, quoiqu'il fût beaucoup plus en état de nuire, il avait toujours ménagé les Romains, dans le temps même qu'il était forcé de leur faire la guerre.

La jalousie que Théodoric le Louche faisait paraître contre l’Amale venait de ce que celui-ci était en termes d’accommodement avec les Romains. Sabinien était mort; mais il avait assez vécu pour faire sentir à Théodoric l’Amale qu’il lui était impossible de résister longtemps aux forces romaines, et qu’il succomberait enfin à une puissance si supérieure. Ces réflexions l’avaient déterminé à renouer la négociation. Il consentit à sortir de Dyrrhachium; mais il demandait un autre établissement, de l’argent et des vivres. Zénon, qui craignait la guerre, aurait bien voulu satisfaire les deux Théodorics. Il consulta le sénat, qui lui représenta que les revenus publics ne pourvoient suffire à rassasier l'avidité des deux princes; qu'à la vérité ses sujets avoient jusqu’alors porté avec zèle le fardeau des contributions; mais, qu’étant épuisés, il ne pouvaient qu'à peine soutenir l’entretien des troupes de l’empire; que cependant ils feraient un effort pour fournir de quoi contenter l’un des deux Théodorics; que c’était à l’empereur à décider qui des deux méritait la préférence. Sur cette réponse, Zénon, ayant assemblé dans le palais les officiers de ses gardes et ceux des autres corps de troupes qui se trou voient à Constantinople, leur exposa ses sujets de plainte contre Théodoric le Louche. «Ce barbare, ingrat et cruel (ajouta-t-il), héritier de toute la haine que ses ancêtres ont portée au nom romain, ne cesse de ravager la Thrace; il fait couper les mains aux prisonniers; il détruit les laboureurs et ruine la culture des terres; il a été le principal auteur de la révolte de Basilisque; il m’a voulu engager moi-même à congédier toutes les troupes romaines pour ne prendre à mon service que des Goths; l’ambition de ce fourbe est de se faire nommer seul général pour se rendre maître des forces de l’empire et les anéantir. Je vous ai convoqués pour savoir votre sentiment sur le parti que je dois prendre; je sais qu’un prince ne peut trouver de meilleur conseil que dans le zèle et l’expérience de ses officiers.» A la vivacité de ces paroles les officiers sentirent ce qu’ils avoient à répondre lis s’écrièrent tout d’une voix qu’il fallait traiter en ennemi Théodoric le Louche et tous ceux qui le favorisaient. Zénon toutefois ne se pressa pas de rendre réponse aux députés de ce prince; il voulait auparavant s’assurer du succès de la négociation avec Théodoric l’Amale.

Dans cet intervalle on découvrit une correspondance que Théodoric le Louche entretenait à Constantinople. Anthime, médecin, Marcellin et Etienne l’avertissaient de tout ce qui se passait à la cour. Pour l’encourager davantage, ils lui envoyaient même de fausses lettres, qu’ils supposaient être des principaux officiers, qui l’exhortaient à marcher au plus tôt vers Constantinople, où il trouverait quantité d’amis prêts à se joindre à lui. Ces lettres ayant été interceptées, les coupables furent mis entre les mains d’Illus, maître des offices, qui, assisté de trois sénateurs, instruisit leur procès. On se contenta de les condamner à être frappés de verges et bannis à perpétuité : Zénon se faisait encore un honneur de ne point prononcer d’arrêt de mort.

Un accident imprévu tira Zénon d’embarras , et renversa tons les projets de Théodoric le Louche. C’était la coutume des Goths de suspendre devant la tente du général une javeline à deux fers, les deux pointes vers la terre, à la hauteur de cinq ou six pieds. Théodoric, voulant s’exercer, se fit amener son cheval, et ayant sauté dessus avec son impatience naturelle, avant qu’il fût affermi sur la selle, le cheval, qui était fougueux, se dressa sur les pieds de derrière, et le porta sous la javeline, où Théodoric s’agitant violemment se perça les flancs. Il mourut de cette blessure peu de jours après. Zénon, délivré d’un si dangereux ennemi, devint moins attentif à ménager Théodoric l’Amale, que nous nommerons désormais du seul nom de Théodoric. Là négociation fut rompue, et le roi des Goths, auquel, selon les apparences, se donnèrent les troupes de l’autre Théodoric, vint ravager la Macédoine et la Thessalie, où il saccagea la ville de Larisse, qui en était la capitale. L’empereur prit enfin le parti de l’apaiser à force de bienfaits. Il le déclara général des milices de la cour et préfet de Thrace. L’ayant engagé à venir à Constantinople, il lui fit dresser une statue équestre devant le palais, et le désigna consul pour l’année 484. En échange de Dyrrhachium, que Théodoric rendit à l’empereur, Zénon lui céda en propriété une partie de la Dace inférieure et de la basse Mœsie, où le roi des Goths établit sa résidence dans la ville de Noves.

La paix était rendue à l’empire; mais la faiblesse et l’ignorance de l’empereur, qui prétendait décider en souverain des dogmes de la foi, excitaient de grands troubles dans l’église d’Orient. Nous allons réunir ici en peu de mots ce qui se passa sur ce sujet jusqu’à la fin de son règne. Comme nous faisons l’histoire de l’empire, et non pas celle de l’Eglise, notre dessein, dans tout cet ouvrage, est de ne toucher les matières ecclésiastiques qu’autant qu’elles ont eu d’influence sur les affaires de l’état. L’ambition d’Acace, évêque de Constantinople, fut la première source de tous ces maux. Ce prélat, voulant faire valoir les nouvelles prétentions de son siège malgré l’opposition de Rome, se détacha des papes, qu’il avait auparavant respectés comme chefs de l’Eglise universelle, et s’appuya de deux hérétiques turbulents et audacieux, qu’il avait lui-même condamnés. Nous parcourrons d’abord tout de suite et sans interruption les désordres que Pierre le Foulon excita dans Antioche; et nous parlerons ensuite de ceux dont Pierre Mongus remplit la ville d’Alexandrie, et dont les suites furent encore plus durables et plus pernicieuses. et

Etienne, évêque d’Antioche , étant mort trois ans après son élection, eut pour successeur un autre Etienne, qui, après un an d’épiscopat, fut assassiné dans une église par les partisans de Pierre le Foulon. Les meurtriers furent punis par ordre de l’empereur, qui fit élire un évêque pour Antioche. Cette élection se fit à Constantinople, à cause des troubles dont Antioche était agitée. Calendion fut sacré par le patriarche Acace, et gouverna son église pendant quatre ans, après lesquels Acace fit rappeler Pierre le Foulon, et le rétablit sur le siège épiscopal. Calendion fut relégué dans l’Oasis. On l’accusait d’avoir favorisé Illus, dont nous raconterons bientôt la rébellion. Mais son véritable crime était de vivre en communion avec le pape, dont Acace s’était déclaré l’ennemi. Pierre le Foulon, ayant gagné à force d’argent la faveur du prince et des courtisans, leva l’étendard contre le concile de Chalcédoine. Il s’associa de sentiments avec Pierre Mongus, et se porta aux dernières violences, chassant, proscrivant, massacrant ceux qui refusaient de communiquer avec lui. Il soutint, et fit évêque d’Hiérapolis Xénaïas, esclave perse, manichéen, qui n’avait pas même reçu le baptême, et qui brisait les images: digne précurseur des iconoclastes. Le Foulon mourut en 488, frappé des anathèmes de l’église de Rome. Il eut Pallade pour successeur de sa dignité et de ses erreurs.

Alexandrie n’était pas dans un état moins déplorable. La mort de Timothée Solofaciole jeta cette église dans un désordre qui dura plus de cinquante ans, et dont on peut dire que les effets funestes subsistent encore. Ce prélat, sentant que sa fin approchait, écrivit à l’empereur, et lui envoya Jean Talaïa, prêtre respecté pour sa science et sa vertu. Timothée priait Zénon de faire en sorte qu’on lui donnât un successeur catholique. L’empereur accorda une si juste demande; il combla de louanges Talaïa dans une lettre qu’il écrivit au clergé d’Alexandrie; et ces éloges, joints au mérite de Talaïa, déterminèrent les suffrages en sa faveur. Il fut canoniquement élu après la mort de Timothée. Mais Acace, qui tournoi à son gré l’esprit de l’empereur, détruisit bientôt les favorables dispositions de ce prince. Ce patriarche était irrité contre Talaïa, parce que, n’ayant pas reçu de lui de lettres synodales, selon l’usage, il s’en croyait méprisé. Il n’avait cependant d’autre faute de la part de Talaïa que d’avoir adressé à Illus, son ami, les lettres qu’il écrivait à l’empereur et au patriarche après son installation. Le courrier qu’il envoyait, n’ayant plus trouvé Illus à Constantinople, alla lui porter ces lettres à Antioche, et la révolte d’Illus fut cause qu’elles ne furent pas rendues. Ce fut assez pour porter un prélat hautain et vindicatif à ruiner Talaïa. Acace n’eut pas de peine à persuader à l’empereur que cet évêque, entièrement dévoué au perfide Illus, n’était entré dans l’épiscopat que par brigue et par cabale; que, dans les divisions qui partageaient Alexandrie, il fallait sur ce siège un esprit souple et insinuant; et que Pierre Mongus était plus propre que tout autre à ramener la concorde. Zénon en écrivit au pape Simplicius, qui répondit avec fermeté qu’il ne consentirait jamais au rétablissement de Mongus, hérétique déclaré, et tout-à-fait indigne de l’épiscopat.

Zénon, offensé de ce refus, passa outre, et pour préparer les voies à Mongus, il publia le fameux édit appelé l’hénotique, c’est-à-dire l’édit d’union, par lequel il prétendait ramener tous les Orientaux à la même croyance. Ses flatteurs lui persuadaient qu’il devait être l’arbitre de la foi, et qu’il en savait plus que tous les prélats. L’édit était adressé aux évêques, aux ecclésiastiques, aux moines, et aux peuples d’Alexandrie, d’Egypte, de Libye, et de la Pentapole Cyrénaïque. L’empereur y déclarait qu’il ne fallait admettre d’autre symbole que celui de Nicée; il anathématisait Nestorius et Eutychès, mais il ne parloir du concile de Chalcédoine que pour prononcer anathème contre tous ceux qui, soit dans ce concile, soit dans tout autre, auraient avancé des opinions contraires au formulaire de foi qu’il proposait. Ce formulaire, à la vérité, ne contenait rien que de conforme aux dogmes catholiques. Zénon exhortait tous les fidèles à se réunir dans le sein de l’Eglise; il leur promettait la faveur de Dieu et la bienveillance du prince. Cet édit, composé sans doute par Acace, fit beaucoup de bruit. Presque tous les orthodoxes le rejetèrent, parce qu’il semblait attribuer des erreurs au concile de Chalcédoine, et que d’ailleurs il n’appartenait pas à un empereur de faire des définitions de foi. Cependant Zénon protestait dans une lettre au pape Félix, successeur de Simplicius, qu’il était inviolablement attaché aux dogmes approuvés par le concile de Chalcédoine; il ne souffrait pas qu’on les condamnât publiquement; mais en même temps il laissait impunis tous les attentats contre la foi de ce concile; il en protégeait même les plus violents adversaires, Pierre le Foulon et Pierre Mongus. Ce fut à cause de cet édit que le nom de ce prince fut, après sa mort, effacé des diptyques, du consentement de toute l’Eglise, lorsque la paix fut rétablie entre les évêques d’Orient et ceux d'Occident, sous le règne de Justin. Toutefois l’Eglise n’a jamais directement condamné l’hénotique de Zénon. Pergamius, qui commandait en Egypte, et Apollonius, gouverneur de la province, furent chargés de chasser Talaïa, de rétablir Mongus, et de faire souscrire l’édit de l’empereur. Talaïa avait déjà pris la fuite. Il se réfugia d’abord à Antioche, auprès d’Illus, et de là en Italie, où le pape Félix, après avoir fait de vains efforts pour le remettre en possession de son église, lui conféra l’évêché de Noie en Campanie. Mongus fut le premier à souscrire l’hénotique; il fit plus, il prononça publiquement anathème contre le concile de Chalcédoine; le corps de Timothée Solofaciole fut déterré par son ordre, et jeté hors de la ville, dans un lieu désert. Aussi fourbe que violent et emporté, lorsqu’Acace, indigné de ces attentats, lui eut envoyé des exprès pour s’informer de la vérité, il nia hardiment les faits; il écrivit d’une part à Zénon, au pape et au patriarche Acace, qu’il recevait avec respect le concile de Chalcédoine; et de l’autre il mandait à Pierre le Foulon, et aux autres prélats hérétiques, qu’il le rejetait absolument.

L’édit d’union fut une féconde semence de division et de discorde. On en vit naître un essaim de nouvelles hérésies qui déchirèrent le sein de l’église d’Orient. On compte jusqu’à dix sectes différentes d’acéphales. C’était une sorte de sectateurs d’Eutychès, qui n’avoient point de chef particulier. Les uns trouvaient Pierre Mongus trop outré, les autres trop doux et trop condescendant. En vain l’empereur s’efforça de rétablir la paix; Cosme et Arsène, qu’il envoya pour cet effet, ne purent y réussir. Le pape Félix députa deux évêques à Constantinople, avec des lettres pour Zénon et pour Acace; il leur représentait ce qu’ils avoient fait autrefois contre Mongus, et les exhortait à ne pas se déshonorer eux-mêmes en soutenant celui qu’ils avoient si justement condamné. Les légats étant arrivés à Abyde furent arrêtés, jetés en prison, et menacés de mort, s’ils ne consentaient à communiquer avec Mongus. On employa pour les corrompre les caresses et les présents; on leur jura que, s’ils se prêtaient au désir de l’empereur, la cause serait réservée en entier au jugement du Saint-Siège. Séduits par ces promesses, et fatigués des mauvais traitements, ils succombèrent enfin. Mais, étant revenus à Rome couverts d’ignominie, rapportant au pape des lettres de Zénon et d’Acace pleines d’injures contre Talaïa et d’éloges de Mongus, ils furent déposés et excommuniés par le pape dans un synode. Félix, après avoir inutilement tenté toutes les voies de douceur, prononça l’excommunication contre Acace dans un concile de soixante-sept évêques. Il en donna avis à l'empereur; et quoique Zénon eût fait garder les chemins pour empêcher que la sentence ne parvînt à Constantinople, il se trouva des moines assez hardis pour la signifier au patriarche. Ils furent punis de cette hardiesse, les uns par la prison, les autres par des supplices. Toutefois il y eut, dans Constantinople même, des abbés et des monastères entiers qui demeurèrent attachés au Saint-Siège. Ils éprouvèrent de la part de Zénon et d’Acace les plus indignes traitements. Presque tout l’Orient suivit Acace, et cette division dura trente-cinq ans. La mort de Pierre le Foulon, en 488, celle d’Acace et de Mongus l’année suivante, ne mirent pas fin à ces troubles. Fravita, évêque de Constantinople après Acace, imita sa conduite, et ne tint le siège que quatre mois. Ses successeurs, quoique catholiques, ne furent point admis à la communion de l’église romaine jusqu’au règne de Justin, parce qu’ils ne voulurent point effacer des diptyques le nom d’Acace. Après Pierre Mongus, le siège d’Alexandrie fut successivement rempli par sept prélats hérétiques, qui l’occupèrent jusqu’en 558.

Zénon ne couroi aucun risque en persécutant les catholiques. Mais le ressentiment d’Illus, auquel il devait son rétablissement, lui suscita un ennemi beaucoup plus dangereux. Illus, maître des offices, recommandable par ses grandes qualités, jouissait de la plus haute faveur. Il l’aurait toujours méritée, s’il ne se fût laissé séduire par un imposteur nommé Pamprépius, dont j’ai déjà dit un mot en passant, mais que je dois ici faire connaître.

C’était un païen né à Panopolis en Thébaïde; esprit remuant, hardi, ambitieux. Après avoir enseigné la grammaire dans la ville d’Athènes, il se livra aux chimères de la théurgie, qui faisait toute la philosophie des païens de ce temps-là, et vint à Constantinople avec la réputation d’un homme extraordinaire. Marse l’Isaurien, ce même guerrier que nous avons vu se signaler en Afrique sous le règne de Léon, l’introduisit chez Illus, qui se piquait de littérature. Illus se laissa éblouir par les talents d’un homme qui était à la fois grammairien, poète, orateur, politique, et surtout grand astrologue. Il lui assigna des pensions, lui en procura de la part de l’empereur, et le fit entrer dans le sénat. Ayant été obligé de faire un voyage en Isaurie, il le laissa à Constantinople. Le prétendu philosophe, éloigné de son protecteur, ne tint pas longtemps contre ses envieux, qui persuadèrent à l’empereur que ce païen employait les secrets de la divination pour inspirer à Illus des desseins criminels. Zénon le chassa de la ville, et Pamprépius se retira à Pergame. Dès qu’Illus eut appris qu’il avait lui-même servi de prétexte à la disgrâce de son ami, il s’attacha à lui plus étroitement que jamais; il le fit venir en Isaurie, et le ramena avec lui à Constantinople. Tout cela s’était passé avant la révolte de Marcien, dans laquelle Pamprépius procura la victoire à Illus, en relevant son courage par ses prédictions. Leur accomplissement augmenta la réputation du philosophe, et Illus ne faisait plus rien sans le consulter. Cet imposteur, de concert avec Marse, païen comme lui, infecta Illus des impiétés du paganisme. Léonce, dont nous parlerons bientôt, se laissa corrompre; ils formèrent le projet insensé de rétablir l’idolâtrie. Un mauvais prêtre, nommé Marcien, épicurien dans le cœur, et entêté d’astrologie, se joignit à eux, et contribua lui-même à pervertir Illus.

Vérine haïssait également Zénon et Illus; Zénon ne cherchait qu’à la rabaisser; Illus la méprisait, et voulait la faire chasser de la cour. Elle tenta d’insinuer à Zénon que le maître des offices aspirait à l’empire. Mais, trouvant dans le prince trop peu de confiance en ses paroles, et trop de timidité pour attaquer un homme si puissant, elle entreprit de faire assassiner Illus. Un Alain, qui s’était chargé de cette commission, manqua son coup, fut arrêté, et déclara qu’il avait été engagé à ce forfait par Epinice, un des domestiques de Vérine. Epinice fut livré entre les mains d’Illus; et, sur la promesse de l’impunité, et même d’une récompense, il avoua qu’il n’avait agi que par les ordres de Vérine. Zénon abandonna sa belle-mère au ressentiment d’Illus, qui, étant venu à bout sous quelque prétexte de la faire sortir de Constantinople, où elle avait trop de partisans, et de la faire passer à Chalcédoine, se saisit de sa personne, et la fit conduire dans une forteresse de Cilicie, d’où elle fut tirée peu après pour être enfermée dans le château de Papyre, où étaient déjà sa fille Léontie et Marcien son gendre.

Ariadne, touchée de compassion pour sa mère, qui la suppliait par ses lettres de la faire sortir de prison, obtint cette grâce de l’empereur, à condition qu’Illus y voudrait bien consentir. Elle tâcha en vain de fléchir Illus par ses prières et par ses larmes: il fut inexorable; il alla même jusqu’à outrager l’impératrice, en lui disant qu’il n’ignorait pas qu’elle s’ennuyait de voir la couronne sur la tête de son mari. La princesse, outrée de colère, alla se plaindre à Zénon, lui déclarant qu’il pouvait choisir qui d’elle ou d’Illus devait rester dans le palais. Zénon, qui souhaitait lui-même la perte d’Illus, et que la crainte seule retenait, permit à la princesse de satisfaire sa vengeance, si elle pouvait y réussir sans qu’il parût y avoir part. Le reproche d’Illus à l’impératrice était d’autant plus capable de l’irriter, qu’il était fondé. On soupçonnait dès-lors une intrigue d’Ariadne avec Anastase le silentiaire. Selon Jornande, Illus en avait donné avis à l’empereur, et Zénon avait chargé un de ses officiers de tuer Ariadne. Mais, la nuit même destinée pour cet assassinat, l’impératrice, ayant été avertie à temps, se réfugia secrètement dans la maison de l’évêque; et le lendemain Zénon, qui croyait la chose exécutée, se tenant renfermé comme s’il eût été plongé dans une profonde tristesse, fut fort étonné de voir entrer Acace qui lui représenta l’atrocité de ce forfait et l’innocence de la princesse. Zénon consentit qu’elle revînt au palais; et, à son retour, elle obtint la permission de se venger d’Illus. Tel est le récit de Jornande, et tout est croyable d’une princesse telle qu’Ariadne et d’un empereur tel que Zénon. Tous les auteurs conviennent sur la manière dont la vengeance fut entreprise. Ariadne donna ordre à Urbice, son chambellan, de la défaire de son ennemi. Un soldat de la garde prit le temps qu’Illus montoir l’escalier du Cirque, et lui déchargea un coup d’épée qui ne lui abattit que l’oreille droite, un des gardes d’Illus ayant détourné le coup. Zénon crut se laver du soupçon en faisant mourir l’assassin, et en jurant à Illus qu’il n’avait eu aucune connaissance du dessein formé contre lui.

Mais ni ce serment, ni la mort du meurtrier ne persuadèrent Illus. Après avoir manqué deux fois de perdre la vie, il vit bien qu’il n’y avait pour lui nulle sûreté à la cour. Il résolut de se venger; et, sous prétexte d’avoir besoin de changer d’air pour achever la guérison. de sa blessure, il demanda la permission de passer en Orient. Non-seulement Zénon lui accorda sa demande, mais même, pour lui témoigner plus de confiance, il le nomma général des troupes d’Orient, et lui donna la nomination des commandants subalternes. Il lui permit encore d’emmener avec lui tous les sénateurs qu’il jugerait a propos, et, entre autres, Leonce, qui, selon la promesse d’Illus, devait aller retirer Vérine du château de Papyre, et la ramener à Constantinople. Le général, trop bien accompagné par l’imprudence de l’empereur, se rendit à Antioche avec son frère Troconde, qui avait été consul en 462, Léonce, Marse et Pamprépius, qui lui promettait de la part de ses dieux les plus heureux succès. Il rassembla toutes les troupes d’Orient, et, se voyant à la tête d’une puissante armée, au lieu de prendre pour lui le titre d’empereur, il le donna à Léonce. Celui-ci était un Syrien né à Chalcis, habile dans les lettres et dans le métier de la guerre: il avait été revêtu de la charge de général des troupes de Thrace. Illus, qui était l’âme et le chef de l’entreprise, ne lui cédait sans doute l’autorité souveraine que pour un temps, bien résolu de détruire sa créature et de s’emparer lui-même de l’empire quand la révolution serait assez affermie. Pour colorer cette usurpation par une forme du moins apparente, ils allèrent chercher Vérine dans sa prison; et, l’ayant gagnée par les plus belles promesses, ils l’amenèrent à Tarse, où cette princesse, en présence de l’armée, mit elle-même la couronne impériale sur la tête de Léonce, et le proclama empereur. Elle adressa ensuite une lettre circulaire à tous les gouverneurs et commandants de l’Orient, de l’Egypte et de la Libye; elle était conçue en ces termes: « Vérine Auguste, à tous nos préfets et nos peuples salut. Vous savez que l’empire nous appartient, et qu’après le décès de Léon notre époux, nous avons élevé à la puissance souveraine Trascalissée, qui a pris le nom de Zénon. Nous espérions qu’il rendrait nos peuples heureux. Mais, voyant que, par son insatiable avarice, il n’est propre qu’à les accabler, nous avons cru nécessaire de vous donner un empereur vraiment chrétien , qui, se conformant aux règles de la religion et de la justice, sût relever l’état penchant vers sa ruine, gouverner les peuples, et contenir nos ennemis. A ces causes, nous avons couronné le très-pieux Léonce. Ayez à le reconnaître pour empereur des Romains, et que quiconque lui refusera obéissance soit traité comme rebelle.» Cette lettre fut reçue avec de grandes acclamations; la plupart des villes de Syrie se soumirent à Léonce. Vérine fut mal récompensée de sa complaisance. Dès qu’Illus n’eut plus besoin de son autorité, il la renferma de nouveau dans le château de Papyre, où elle mourut quelque temps après. Sa fille Ariadne fit dans la suite rapporter son corps à Constantinople.

Le nouvel empereur étant retourné à Antioche avec Illus, se mit en campagne à la tête de soixante et dix mille hommes. Il avait tiré de Papyre de grandes sommes d’argent, que Zénon y avait mises en réserve comme dans une place de sûreté, en cas qu’il lui arrivât encore quelque disgrâce. Les Isaures, jusqu’alors attachés à Zénon leur compatriote, s’étaient donnés à Léonce, qui les avait attirés par une solde plus considérable que celle qu’ils recevaient de Zénon. Les petits princes de l’Arménie romaine, qui étaient vassaux héréditaires de l’empire, vinrent se joindre à lui; et ce fut en punition de cette félonie que Zénon les destitua dans la suite, et qu’il établit dans ce pays des commandants sans droit d’hérédité comme dans le reste de l’empire. Léonce et Illus, suivis d’une si nombreuse armée, firent de grands ravages. Ils prirent Chalcis de Syrie, patrie de Léonce, et, suivant le conseil de Pamprépius, ils tâchèrent d’attirer à leur parti le roi de Perse à force d’argent. Ils n’eurent pas le temps de consommer cette négociation, qui eût été pernicieuse à l’empire. Ils remportèrent d’abord une grande victoire. Longin, frère de Zénon, marcha contre eux; la bataille se livra près d’Antioche : Longin fut entièrement défait et se sauva presque seul. Il fut pris dans sa fuite, et enfermé dans une forteresse. Métronin fut envoyé par Léonce à la tête de cinq cents cavaliers pour surprendre Edesse; mais cette entreprise n’eut pas de succès.

La prospérité d’Illus ne fut pas de longue durée. L’année suivante, Théodoric, qui sortait du consulat, fut envoyé contre les rebelles avec des troupes de terre et de mer, dont les Goths faisaient partie. Zénon lui donna pour collègues Cottaïs et Jean surnommé le Scythe, apparemment parce qu’il était Goth d’origine; car les auteurs de ces temps-là désignent souvent Goths par le nom de Scythes. L’armée de Léonce et d’Illus fut taillée en pièces dans une sanglante bataille près de Séleucie en Isaurie. Cette victoire délivra Longin de sa prison. Il revint à Constantinople, où l’empereur le désigna consul et le nomma chef du sénat. Des honneurs si mal placés, loin d’effacer sa honte, la gravaient plus profondément dans l’esprit des peuples. Illus, Léonce et Troconde se réfugièrent dans le château de Papyre avec Pamprépius leur oracle. Marse était mort de maladie dans le cours de cette guerre. La puissance de Léonce n’avait duré qu’un an.

La situation du château de Papyre le rendait imprenable. Il était bâti sur un rocher qui s’élargissait par le haut, et que l’on comparait au col d’un chameau qui aurait porté une tête d’éléphant. On n’y pouvait monter que par un chemin fort étroit pratiqué dans le roc, et qu’une poignée de soldats pouvait défendre contre la plus forte armée. Comme il n’était possible de le prendre que par famine, Théodoric, ayant formé le blocus, lassa devant cette place Jean le Scythe et Cottaïs, et retourna à Constantinople avec ses Goths. Dès le commencement du siège, Illus avit fait sortir son frère Troconde, qu’il avait chargé de rassembler des troupes, pour forcer les retranchements et lui ouvrir un passage. Troconde fut pris par les assiégeants, qui lui coupèrent la tête. Comme les assiégés ignoraient cet événement, Pamprépius les amusait par ses prédictions, leur promettant de jour en jour que Troconde allait arriver avec le secours. Enfin, après trois ans de patience, la disette augmentant tous les jours, Illus et Léonce, qui avaient perdu toute espérance sans perdre le courage, découvrirent que Pamprépius lui-même les trahissait. Ils firent trancher la tête à ce perfide, qui était l’auteur de tous leurs maux, et la jetèrent dans les retranchements des ennemis. Ils se seraient laissé mourir de faim plutôt que de se rendre, sans une autre trahison, qui eut plus de succès. Le frère de la femme de Troconde alla, par ordre de Zénon, se renfermer avec eux. On le reçut avec joie, comme un homme que la mort de son beau-frère animait d’une juste vengeance. Il trouva le moyen de faire monter de nuit les ennemis, et de les rendre maîtres du château. Les vainqueurs firent couper les mains aux soldats de la garnison qu’ils avoient surprise, et les renvoyèrent dans ce triste état. Illus et Léonce furent décapités: leurs têtes, portées à Constantinople, furent promenées dans le Cirque, et plantées sur des pieux dans le quartier de Syques, au-delà du golfe, où elles donnèrent au peuple un affreux spectacle pendant plusieurs jours. On pleurait la triste destinée d’Illus, à qui ses grandes qualités semblaient promettre une fin glorieuse. Il n’avait échappé à la fureur des deux impératrices que pour être le jouet d’un vil imposteur, qui, après avoir altéré toutes ses vertus, l’avait enivré de folles espérances, et précipité dans un abîme de malheurs. L’empereur, pour regagner les Isaures, fut obligé de leur assigner sur l’épargne une pension annuelle de cinq mille livres d’or.

Théodoric, de retour à Constantinople, ne se crut pas longtemps en sûreté dans la cour d’un prince défiant et jaloux. Il se retira à Noves en Mœsie, lieu de son séjour ordinaire. La qualité de général de la Thrace l’obligea bientôt à prendre les armes pour éloigner de cette province un nouvel orage qui la menaçait. Bulgares avançaient le long du Pont-Euxin, et marchaient vers le Danube. C’est la première fois que ces barbares sont nommes dans l’histoire. Ils avoient pris leur nom du fleuve Volga, dont ils avoient habité les bords. Le nom d’Hunogundures qu’ils portèrent d’abord, fait penser que leur origine a quelque rapport à celle des Huns. Théophane les joint avec les Huns, et leurs migrations diverses, procédant toujours d’orient en occident, confirment cette conjecture. On les trouve d’abord près du Volga; on les voit ensuite établis vers les Palus-Méotides, sur les bords du fleuve Cophin ou Kuban, qui est l’ancien Hypanis du Bosphore. Enfin ils passèrent le Tanaïs, et firent craindre à l’empire les mêmes ravages qu’il a voit éprouvés de la part des Huns. Cette nation, dès qu’elle se fit connaître, jeta la frayeur dans le cœur des Romains. Les auteurs en parlent comme un fléau envoyé de Dieu pour châtier les princes et les peuples. Les Bulgares étaient tous égaux : on ne méritait de titre chez eux qu’en tuant un ennemi. Accoutumés à supporter la faim , ils se nourrissaient du lait de leurs cavales, et leurs chevaux étaient habitués à demeurer longtemps sans nourriture. Théodoric, en servant l’empire dans une circonstance si périlleuse, n’attendait aucune reconnaissance de Zénon. Mais pour un cœur tel que le sien le péril avait des attraits, et la gloire était une assez riche récompense. Il marcha contre ces barbares, dont le nom seul faisait trembler l’empereur dans son palais; il passa le Danube, les alla chercher sur les bords du Borysthène, les défit, et blessa dans le combat leur chef, nommé Libertem, qui ne lui échappa que par la fuite.

L’année suivante 486 vit expirer dans la Gaule le dernier reste de la puissance romaine. Syagrius, n’ayant plus de ressource que dans sa valeur, avait pris le titre de roi; et quoique environné des armes françaises, il s’était conservé un petit état dont Soissons était la capitale. Clovis régnait depuis cinq ans. Ce jeune prince, avide de combats et de conquêtes, attira Syagrius à une bataille. Le général romain signala son courage; mais il fallut céder à la fortune et à la valeur de Clovis; et s’étant couvert le visage de son sang pour n’être pas reconnu, il s’enfuit à Toulouse, où régnait Alaric, roi des Visigoths, qui venait de succéder à son père Euric. Le vainqueur l’arracha de cet asile, en menaçant Alaric de lui déclarer la guerre. Syagrius, livré à Clovis, eut la tête tranchée; et avec lui fut à jamais détruit l’empire romain dans cette contrée.

La défaite d’Illus avait rétabli la tranquillité en Orient. La Syrie était rentrée dans l’obéissance, lorsqu’elle se vit de nouveau embrasée par les fureurs du fanatisme. Zénon était passionné pour les jeux du Cirque. Ce prince, aussi frivole que lâche et voluptueux, prenant parti dans les courses de chars, s’était déclaré pour la faction verte; et cette faction, devenue insolente par la faveur, s’emportait souvent aux excès dont sont capables des esprits brutaux lorsqu’ils se flattent de l’impunité. Dans la ville d’Antioche, les cochers de cette livrée et leurs partisans s’étant attroupés, firent main basse sur les Juifs; pas un ne fut épargné. Zénon l’ayant appris, se contenta de rappeler Théodore, comte d’Orient, et de le dépouiller de sa charge. Mais, loin de faire un exemple des meurtriers, comme on lui disait qu’après avoir égorgé les Juifs, on avait brûlé leurs cadavres. Et pourquoi, repartit-il, ne les avoir pas brûlés vifs, ainsi qu’ils l’auraient mérité? Une parole si inhumaine et si indigne d’un prince qui doit être le père de tous ses sujets mit les Juifs au désespoir. Les Samaritains, toujours entêtés des superstitions judaïques, se révoltèrent: ils prirent pour roi un chef de brigands nommé Justusa, et, s’étant assemblés en armes sur le mont Garisim, ils descendirent dans la ville de Néapolis, aujourd’hui Naplouse, et anciennement Sichem, située au pied de cette montagne. C’était le jour de la Pentecôte: ils massacrèrent dans l’église ce qu’ils y trouvèrent de chrétiens; se jetèrent sur l’évêque Térébinthe, qui célébrait le sacrifice, lui portèrent plusieurs coups d’épée, lui coupèrent les doigts, et profanèrent les saints mystères. De là ils coururent à Césarée, capitale de la Palestine, où ils égorgèrent un grand nombre de chrétiens, et brûlèrent l’église de Saint-Procope. Justusa, ceint du diadème, fit célébrer devant lui les jeux du Cirque en signe de triomphe. Mais il n’avait pas assez de forces pour soutenir sa révolte. Asclépiade, commandant des troupes de Palestine, et Rhége, dont la fonction était de poursuivre les brigands, vinrent fondre sur lui à la tête des cohortes nommées arcadiennes. Justusa fut défait et pris dans le combat. On lui coupa la tête, qui fut envoyée à Zénon avec son diadème. L’évêque Térébinthe, couvert de blessures, alla en même temps se présenter à l’empereur, qui confisqua les biens des principaux Samaritains, mit une forte garnison dans leur ville, et flétrit la nation entière en déclarant tout Samaritain incapable de porter les armes. L’église de Saint-Procope fut rebâtie. On changea la synagogue du mont Garisim en une église de la sainte Vierge, toujours gardée par dix soldats. Une autre garde fermait aux habitants l’accès de la montagne.

Ces précautions retinrent les Samaritains tant que Zenon vécut. Mais, sous l’empire d’Anastase, il s’éleva une nouvelle émeute, dont les suites furent moins funestes. Une troupe d’habitants, animés et conduits par une femme, monta sur le mont Garisim par des endroits escarpés, pour éviter les soldais qui défendaient le chemin. Ils massacrèrent la garde de l’église, dont ils s’emparèrent. Ils appelèrent ensuite à grands cris leurs concitoyens; mais ceux-ci ne jugèrent pas à propos de se joindre à eux, et demeurèrent tranquilles. Cette sédition fut bientôt étouffée par la prudence et le courage de Procope d’Edesse, gouverneur de la province, qui, s’étant saisi des rebelles, les punit du dernier supplice. Justinien, quelques années après, ayant engagé la plupart des Samaritains à embrasser la religion chrétienne, rétablit les églises qu’ils avoient détruites, et ajouta des fortifications à celle du mont Garisim, qu’il mit hors d’insulte. Il voulait détruire la secte samaritaine; mais elle s’est conservée, et elle subsiste encore aujourd’hui.

 

LIVRE TRENTE-SEPTIÈME. THEODORIC LE GRAND.

 

 

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.