HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |
LIVRE TRENTE-SIXIÈME,
ZÉNON.475-489
Zénon, caché dans les montagnes de l’Isaurie, n’avait pas
perdu toute espérance. Il est vrai qu’il ne pouvait trouver de ressource en lui
même; mais l’incapacité et les vices de l’usurpateur suffisaient pour le faire
regretter. Basilisque, aussi dissolu que Zénon, et encore plus stupide, loin
d’affermir sa puissance par des bienfaits, souleva d’abord les officiers du
palais et les soldats, et enfin tout l’empire, par son insatiable avidité. Il vendait
les dispenses des lois les plus sacrées; il exigeait des évêques de grandes
sommes d’argent; il imposait des taxes onéreuses sur les plus vils artisans. Au
lieu de fêtes et de réjouissances, son avènement à l’empire ne fut signalé que
par les larmes et la désolation de ses sujets. Il devait la couronne à Vérine;
il n’en ménagea pas davantage cette femme audacieuse, qui pouvait l’abattre
plus facilement encore qu’elle ne l’avait élevé. Il fit assassiner Patrice,
dont il avait découvert le commerce avec cette princesse. Vérine, furieuse de
la perte de son amant, jura celle de Basilisque. Ce fut peut-être à cette
occasion qu’il fit brûler vif un de ses chambellans, nommé Platon, dont les parents
demandèrent par flatterie à l’empereur que, pour éterniser la mémoire du crime
et du châtiment, il fût dressé une colonne qui ne pourrait jamais être abattue.
Cette colonne subsista longtemps en effet, mais comme un monument de la cruauté
du prince et de la bassesse d’âme des parents de Platon.
Non content de se rendre odieux aux grands et au peuple,
il se déclara
ennemi de l’Eglise,
et protecteur des hérétiques. Sa femme Zénonide,
aussi peu fidèle à Dieu qu’à son mari, lui avait inspire les erreurs d
Eutychès. Dès qu’il fut sur le trône, il rappela d’exil Timothée Elure, confiné
depuis vingt ans dans la Chersonèse Taurique. Ce meurtrier de Protérius, cet usurpateur du siège d’Alexandrie, entra dans
Constantinople comme en triomphe. Pierre le Foulon, qui se tenait depuis huit
ans caché dans un monastère, se montra au grand jour avec hardiesse; et
quoiqu’il dût sa fortune à Zénon sa haine contre les orthodoxes lui ouvrit un
favorable accès auprès de Basilisque. Tous les ennemis du concile de
Chalcédoine levèrent le masque. Ces deux perturbateurs des églises engagèrent
le prince à publier un édit par lequel il ordonnait à tous les évêques, sous
peine de déposition, de prononcer anathème contre le concile de Chalcédoine.
Plus de cinq cents succombèrent à la crainte, et protestèrent que leur
souscription était libre et volontaire; ce qu’ils désavouèrent cependant
l’année suivante, lorsque l’édit fut révoqué. Acace, patriarche de Constantinople,
osa seul résister à l’empereur; il refusa de souscrire l’édit et d’admettre
Elure à sa communion. Pour faire connaître le deuil de l’Eglise et le péril
auquel la foi était exposée, il s’habilla de noir et couvrit d’un voile de même
couleur l’autel et le trône épiscopal; ce qui était contraire aux usages des
églises d’Orient. Le peuple s’assemblait dans l’église : tout retentissait de
cris et de murmures contre l’empereur; on menaçait de mettre le feu à la ville.
Basilisque, épouvanté, sort de Constantinople, et se retire au palais de l’Hebdome; il y est suivi de la foule du peuple qui l’accable
de reproches. Dès le commencement de ces troubles, Elure était retourné à
Alexandrie avec un ordre de l’empereur qui le rétablissait, et Solofaciole fut obligé de lui céder la place et de se
retirer dans un monastère de Çanope. Pierre le Foulon
avait déjà repris possession du siège d’Antioche: il signala son entrée par des
violences et des meurtres; mais il fut bientôt supplanté lui-même par une de
ses créatures; Jean, qu’il avait sacré évêque d’Apamée, ne pouvant se faire
recevoir dans sa ville épiscopale, revint à Antioche, chassa le patriarche, et
s’empara de son église. En vain le pape Simplicius écrivit à Basilisque pour
l’exhorter à défendre la foi dont il devait être le protecteur; le prince n’écoutait
que les partisans de l’hérésie. Mais la crainte arracha bientôt à cette âme faible
ce que les remontrances n’avoient pu obtenir.
Soit que ce fût un effet du mécontentement du peuple, soit
par accident imprévu , le feu prit a un marché de Constantinople. L’incendie se
répandit avec tant de rapidité, qu’il consuma en peu de temps plusieurs portiques
et un grand nombre d’édifices publics et de maisons. Le palais de Lausus, orné de magnifiques statues, fut presque détruit
par les flammes. Mais ce qu’on regretta davantage, ce fut la perte de la
bibliothèque publique. Le portique où elle était placée fut réduit eu cendres.
Elle contenait cent vingt mille volumes. On y voyait l’intestin d’un serpent
long de cent vingt pieds, sur lequel étaient écrits en lettres d’or les
quarante-huit livres de l’Iliade et de l’Odyssée. On apprit vers le même temps
que Gabala, ville de Syrie, venait d’être ruinée par
un tremblement de terre. Basilisque donna cinquante livre d’or pour la
rétablir; et c’est la seule action louable qu’il ait faite pendant les vingt
mois de son règne.
Cependant Zénon, qui aurait été pour tout autre un ennemi
méprisable, faisait déjà trembler Basilisque. Il avait trouvé dans les Isaures
ses compatriotes tout le courage dont il manquait lui-même. Les devins, qu’il écoutait
comme son unique conseil, lui prédisaient qu’au mois de juillet il se verrait
dans Constantinople. Tous les Isaures étaient soldats; ils lui eurent bientôt
formé un corps de troupes capable de tenir la campagne. Illus et son frère
Troconde, ayant passé le Bosphore avec une armée, allèrent chercher les
Isaures, et marchèrent à Séleucie, d’où Zénon n’avait osé sortir. Il ne les y
attendit pas, et s’alla renfermer dans une forteresse située sur une montagne
de difficile accès. Les deux généraux l’y suivirent et l’y tinrent assiégé. On
dit que cette forteresse se nommait Constantinople; et que Zénon l’ayant
appris, ne put s’empêcher de réfléchir sur la bizarrerie de son sort, et sur
l’illusion de ces prédictions frivoles qui trompent même lorsqu’elles se
rencontrent avec la vérité.
Illus avait contribué à l’élévation de Basilisque; mais il
n’avait été payé que d’ingratitude. A son départ de Constantinople , le
mécontentement était général, et il recevait tous les jours des lettres de
Vérine et des principaux du sénat qui l’exhortaient à renoncer au service d’un
tyran détesté, et a joindre ses troupes a celles de Zénon. Après plusieurs mois
de siège, il suivit ce conseil; et, s’étant réuni avec le prince fugitif, il
lui rendit le courage, et s’offrit a le rétablir. Zénon, suivi de cette
nouvelle armée, à laquelle se joignit un grand nombre d’Isaures et de
Lycaoniens, marcha vers Constantinople. Ce fut alors que Basilisque, pour
regagner les esprits que sa déclaration en faveur de l’hérésie avait aliénés,
rentra dans la ville , combla de caresses le patriarche, et publia un nouvel
édit par lequel il cassait le premier, proscrivait l’hérésie, et ordonnait une
soumission entière aux décisions des conciles précédents. Il assembla tout ce
qui restait de soldats en Thrace, à Constantinople et aux environs; il y
joignit les troupes du palais, et donna le commandement a Harmace, après
l’avoir engagé par des serments horribles à lui garder une fidélité inviolable.
Harmace, à la tête d’une armée nombreuse, rencontra l’ennemi près de Nicée. Il
y eut une action fort vive, où les troupes de Zénon ayant été maltraitées, ce
prince sans courage allait fuir de nouveau en Isaurie, s’il n’eût été retenu par
Illus. Ce général lui représenta qu’il ne serait pas difficile de gagner
Harmace; qu’il fallait l’éblouir par de magnifiques promesses; et il se chargea
de la négociation. Etant secrètement passé au camp d’Harmace, il convint avec
lui qu’Harmace aurait pour récompense la charge de général de la milice de la
cour, avec assurance d’en jouir toute sa vie; et que son fils, qui se nommait
aussi Basilisque, serait honoré du nom de César et succéderait à l’empire. A
ces conditions, Harmace oublia ses serments et sa maîtresse Zénonide;
mais, pour déguiser sa trahison, il prit une route différente de celle que
l’ennemi devait tenir, et le laissa passer comme par inadvertance. Zénon, qui comptait
sur l’amitié de Théodoric l’Amale, lui avait écrit pour le prier de le
favoriser par une diversion. Théodoric leva des troupes, et s’approcha de
Constantinople; mais, lorsqu’il arriva devant la ville, Zénon en était déjà
maître. Jamais révolution ne fut plus prompte. L’empereur, accompagné de sa
femme Ariadne, et suivi de son armée, trouva les portes de la ville ouvertes.
Le sénat et le peuple vinrent au devant de lui : Vérine s’empressait à lui
témoigner son zèle. Elle n’avait pas eu moins de part au rétablissement dé
Zénon qu’à sa disgrâce; et Basilisque, qui soupçonnait son changement, lui aurait
ôté la vie, si Harmanae n’eût caché cette princesse
dans sa maison pour la dérober à la fureur du tyran. Zénon, au milieu des
acclamations de joie, se rendit à la grande église, et de là au palais. On eût
dit qu’il rentrait en triomphe après une glorieuse campagne.
Basilisque, abandonné de tous, se réfugia dans l’église
de Sainte-Irène avec sa femme et ses enfants, et, ayant déposé sur l’autel la
couronne impériale, il s’enferma dans le baptistère. Zénon, n’osant violer cet
asile, lui envoya Harmace, qui n’épargna pas les serments pour l’assurer de la
part de l’empereur qu’on lui laisserait la vie. Le patriarche contribua encore
à lui persuader de s’en remettre à la clémence de Zénon. Dès qu'il fut sorti,
l’empereur fit assembler le sénat et les évêques qui se trouvaient à
Constantinople, comme pour les consulter sur le traitement qu’il devait faire
au rebelle, dont il avait déjà prononcé dans son cœur la sentence de mort.
Basilisque fut condamné à être relégué avec Zénonide et leurs enfants dans le château de Limnes, près de Cucuse en Cappadoce. Ils y furent jetés nus dans une
citerne sèche, qui fut ensuite fermée et gardée par des soldats, afin qu’on ne
pût leur porter aucune nourriture. On les trouva quelque temps après morts de
froid et de faim, se tenant embrassés les uns les autres. Zénon crut n’avoir
pas violé les serments qu’il avait faits de ne leur point ôter la vie.
Harmace, peu touché de la mort cruelle de Zénonide, dont l’amour criminel avait élevé sa fortune, jouissait
tranquillement du fruit de son parjure. Revêtu de la dignité qui lui avait été
promise, il voyait son fils déclaré César. Ce jeune enfant assista aux jeux du
Cirque, assis sur un trône à côté de l’empereur, et partagea avec le prince l’honneur
de couronner les cochers victorieux; mais Zénon avait trop promis à Harmace
pour lui tenir parole. Il s’acquitta envers ce traître en le faisant assassiner
dans le palais. Ariadne eut compassion du fils; elle obtint de Zénon qu’il se
contentât de le dépouiller de la qualité de César et de l’engager dans le
clergé. Il fut dans la suite évêque de Cyzique, et il remplit cette place plus
dignement qu’une vocation forcée ne donnait lieu de l’espérer. Tout, dans la
mort d’Harmace, portait le caractère de sa perfidie. Le conseil en fut donné
par Illus, qui l’avait engagé à trahir Basilisque; il fut tué de la main d’un
barbare du pays de Thuringe, nommé Onulphe, qui lui devait
sa fortune. Harmace, l’ayant reçu dans sa maison, l’avait comblé de richesses;
il lui avait procuré la dignité de comte, et ensuite celle de général des
troupes d’Illyrie. Les biens d’Harmace furent confisqués.
Les leçons de l’adversité semblèrent d’abord avoir corrigé
les vices de Zénon: il récompensa par des libéralités le zèle du sénat et du
peuple. Constantinople retentissait d’éloges; on y voyait de toutes parts
élever des statues à l’empereur. Son premier soin fut d’aller avec
l’impératrice visiter le saint solitaire Daniel, aux prières duquel il attribuait
le succès. Il fit bâtir à Séleucie en Isaurie une magnifique église de sainte
Thècle , qu’il croyait avoir vue en songe lui annoncer son rétablissement, et
il la décora de riches pressens. Il écrivit au Pape Simplicius pour lui
attester la pureté de sa foi; et il en reçut à son tour des lettres de
félicitation, où le pape l’exhortait à chasser d’Alexandrie Timothée Elure, et
à maintenir l’autorité du concile de Chalcédoine. En conséquence, Zénon cassa
toutes les ordonnances rendues par Basilisque au préjudice de la foi et des
évêques catholiques. Pierre le Foulon, déjà chassé d’Antioche par Jean
d’Apamée, fut canoniquement déposé dans un concile, et relégué à Pityonte. Jean fut lui-même anathématisé: on élut à sa
place Etienne, dont la doctrine était orthodoxe. Elure prévint l’orage qui allait
tomber sur sa tête, et s’empoisonna. Mais les hérétiques, qui étaient en grand
nombre dans Alexandrie, firent élire, à la place d’Elure, Pierre, surnommé Mongus,
c’est-à-dire le bègue, homme habile, mais perfide et sanguinaire, qui changeait
de foi selon ses intérêts. Il avait eu part au massacre de Protérius et à tous les crimes d’Elure. Anthémius, préfet d’Egypte, reçut ordre de
l’empereur de bannir cet indigne prélat; ce qu’il exécuta par le ministère des
moines, qui le chassèrent du palais épiscopal trente-six jours depuis qu’il
s’en était emparé. Solofaciole fut rétabli; mais
Mongus demeura caché dans Alexandrie, où dans la suite il excita de nouveaux
troubles. Zénon paraissait animé d’un si grand zèle pour les intérêts de
l’Eglise, que dans une lettre a Solofaciole il lui reprochait
trop d’indulgence à l’égard des hérétiques.
Genséric était mort dès le vingt-cinquième de janvier de
cette année, après un rogne de cinquante ans. Ce fut le plus grand prince de
son siècle. Invincible dans toutes les batailles, où il se trouva en personne,
créateur d’une marine redoutable, maître de Carthage et, vainqueur de Rome,
aussi ferme à maintenir le bon ordre dans ses états qu’habile à troubler ceux
de ses ennemis, après s’être établi par la guerre, il laissa son royaume
puissamment affermi par la paix, et mourut dans tout l’éclat de sa gloire, au
milieu d’une famille nombreuse. Sa mémoire serait en honneur entre les plus
fameux conquérants, s’il n’eût répandu le sang des catholiques, qu’il persécuta
avec fureur, plutôt par un faux principe de politique que par zèle de religion.
Avant sa mort il régla l’ordre de succession des rois vandales de la manière
qu’il crut la plus propre à maintenir l’autorité royale, et à épargner à ses
sujets les guerres civiles et les désordres ou la faiblesse des minorités: il
ordonna que la couronne passerait toujours à celui de ses descendants en ligne
masculine qui se trouverait le plus âgé. Cette loi, qu’il fit insérer dans son
testament comme une loi fondamentale, devint funeste à sa famille. Le prince
régnant qui désirait de laisser la couronne à ses fils faisait périr les autres
princes de sa maison qui se trouvaient plus avancés en âge. Hunéric, fils et
successeur de Genséric, usa le premier de cette barbare politique. Son frère
Théodoric fut mis à mort, sous de faux prétextes, avec sa femme, ses enfants et
tous ceux qui leur étaient attachés. Hunéric ne tenait de son père que la
naissance; il n’avait aucune de ses grandes qualités: avide et impitoyable, il
accabla ses sujets d’impôts; lâche et voluptueux, il laissa éteindre dans le
cœur des Vandales cette ardeur guerrière qui les a voit rendus la terreur des
Romains. Il cessa d’entretenir ces armées et ces flottes que Genséric tenait
toujours prêtes pour prévenir par sa diligence les entreprises de ses ennemis.
Les Maures révoltés se saisirent du mont Aurase en Numidie,
à treize journées de Carthage, et s’y maintinrent en liberté tant que les
Vandales demeurèrent en Afrique. Hunéric ne fit la guerre qu’aux catholiques,
qu’il traita d'abord avec douceur, et qu’il persécuta ensuite plus cruellement
que n’avait fait Genséric. Méprisé des étrangers, détesté de ses sujets, il
mourut après un règne d’environ huit ans, et laissa son royaume tellement affaibli,
qu’il ne continua de se soutenir que par la lâcheté et la faiblesse de Zénon et
d'Anastase.
Les troubles de l'Orient avoient été utiles à Odoacre pour
affermir sa nouvelle puissance. Lorsqu’il les vit terminés par le retour de
Zénon, il craignit que ce prince ne vint lui disputer sa conquête; et, pour l’endormir
par une vaine apparence de soumission, ce barbare, plus habile que tous les
Romains, et qui estimait le pouvoir réel beaucoup plus que les titres, se
conduisit avec l’adresse d’un politique consommé. Il ne doutait pas qu’il ne
fût odieux et à Zénon et au sénat de Rome. Il se servit du sénat même pour
amuser Zénon par de belles paroles, et d’Augustule, pour y engager le sénat. Le
jeune prince, «qui sans doute n’osait rien refuser à son vainqueur, conjura les
sénateurs d’envoyer une députation à Constantinople en faveur d’Odoacre; et par
cette démarche il semblait faire connaître qu’il était content de son sort, et
que sa renonciation à l’empire était volontaire. Les députés furent chargés de
remettre entre les mains de Zénon les ornements impériaux et de lui dire que Rome
n’avait pas besoin d’un empereur particulier; que Zénon suffisait seul pour
soutenir ce nom auguste dans les deux empires; que le sénat avait choisi
Odoacre pour défendre l’Occident par sa prudence et par sa valeur; qu’il priait
l’empereur de conférer à ce général la dignité de patrice, et de se reposer sur
lui du gouvernement de l’Italie. Dans le même temps que ces envoyés
arrivèrent à Constantinople, Zénon reçut d’autres députés de Népos qui venaient
le féliciter de ses heureux succès, et le supplier d’aider leur maître à rentrer
dans ses états. Ils lui représentaient que la cause de Népos était celle de
tous les souverains; que Zénon devait avoir appris par sa propre expérience à
terrasser les usurpateurs. Ils demandaient de l’argent et des troupes pour
réussir dans une si juste et si noble entreprise. Entre deux députations si
contraires, Zénon inclinait du côté de Népos. La conformité de fortune et les
sollicitations de Vérine, dont Népos avait épousé la nièce, faisaient sur lui
toute l’impression qu’il était capable de ressentir. Il répondit donc aux
députés d’Odoacre que les empereurs d’Orient n’avoient pas à se louer des habitants
de Rome et de l'Italie; que, de deux princes que Constantinople leur avait
envoyés, ils avaient fait périr Anthèmius et chassé
Népos; que, leur souverain légitime vivant encore, ils n’avaient d’autre parti
à prendre que de le rappeler et de lui obéir; que, si la dignité de patrice flattait
Odoacre, il devait la demander à Népos, qui était le maître d’en disposer, et
qui ne lui refuserait pas cet honneur, s’il se mettait en devoir de le mériter;
que, pour lui, il savait bon gré à Odoacre d'avoir pris l’habillement romain;
que, puisqu’il désirait le nom de patrice, il ne lui restait plus qu’à en
montrer les sentiments, en remettant son souverain en possession de ses états. Ce qui s’accordait mal avec cette réponse sage et mesurée, c’est que, dans la
lettre que Zénon écrivait a Odoacre, il lui donnait le titre de patrice, qu’il
lui refusait de vive voix, tant ce prince était bizarre et inconséquent. Il
répondit favorablement aux députés de Népos, et leur fit de belles promesses,
qu’il n exécuta pas. Népos vécut encore deux ans en Dalmatie, et fut tué en
480, près de Salone, par deux de ses officiers, Viator et Ovida. On soupçonna Glycérius,
qu’il avait fait évêque de Salone, après l’avoir dépouillé de l’empire, de
s’être vengé par cette trahison. Ovida, qui s’était
voulu rendre maître de la Dalmatie, fut défait et tué par Odoacre l’année
suivante.
Tous les sujets de l’empire reconnaissaient Zénon. Mais Théodoric
le Louche, qui s’était déclaré en faveur de Basilisque, n’était pas de
caractère à poser les armes sans faire acheter la paix. Après avoir ravagé
toutes les campagnes de Thrace jusqu’à l’entrée du Pont-Euxin dans le Bosphore,
il s’approcha de Constantinople. Il songeait à l’assiéger, lorsqu’il découvrit
un complot formé par ses principaux officiers pour le livrer à l’empereur.
Effrayé de ce péril, il s’éloigna de la ville, et se retira dans les montagnes
de la Thrace.
Zénon envoya, pour le poursuivre, quelques troupes commandées
par Héraclius, qui, dans la guerre contre Genséric, avait eu en Afrique des
succès rapides, que Basilisque avait mal secondés. Il était brave, mais téméraire,
faisant consister la valeur dans une audace précipitée. Il fut enveloppé et
pris dans une embuscade. L’empereur, ne voulant pas perdre un général si courageux
, fit proposer une rançon à Théodoric, qui demanda cent talents. Zénon, qui n’était
pas assez généreux pour payer cette somme, la fit fournir par les parents
d’Héraclius. Celui-ci, étant mis en liberté, marchait vers Arcadiopolis,
lorsqu’il fut attaqué par une troupe de Goths, dont l’un lui déchargea un grand
coup d’épée sur l’épaule. Un soldat de l’escorte arrêtant le meurtrier: Ne
sais-tu pas, lui dit-il, quel est celui que tu frappes? Je le sais,
repartit l’autre, et il ne nous échappera pas. En même temps ses
camarades, se jetant sur Héraclius, lui coupent la tête et les mains, en disant
: Voilà ce qu’il a mérité. C’était la vengeance cruelle d’une aussi
cruelle sévérité exercée par ce général sur quelques soldats goths qu'il avait
dans ses troupes, et que, pour une faute légère, il avait fait jeter dans une
fosse et accabler de pierres par toute l’armée.
On s’attendait bien que Théodoric le Louche, ayant dissipé
les troupes qu’on avait envoyées à sa poursuite, ne se tiendrait pas longtemps
éloigné de Constantinople. Zénon résolut de lui opposer Théodoric l’Amale. Ce
jeune prince, qui était demeuré fidèle à Zénon pendant la révolte de Basilique,
gouvernait tranquillement ses sujets, et paraissait sincèrement attaché au
service de l’empire. Aussi l’empereur l’avait-il comblé d’honneurs; il lui avait
donné le rang de patrice et la charge de général des troupes du palais; il l’avait
même adopté pour son fils d’armes. Cette sorte d’adoption, dont on commence
alors à voir des exemples dans l’histoire, et qui s’est conservée dans notre
ancienne chevalerie, était sans doute un usage introduit par les Goths et par
les nations germaniques. Le père d’armes donnait ou envoyait à celui qu’il adoptait
des chevaux et une armure complète. Le fils adopté n’acquérait pas le droit de
succession; mais l’un et l’autre contractaient un étroit engagement de s’entraider
dans les guerres qu’ils auraient à soutenir. Malgré ces démonstrations
d’amitié, Zénon craignait presque autant son allié que son ennemi. Il n’osait
compter sur une fidélité constante de la part du prince qu’il avait adopté. Il sentait
que le voisinage des Goths, depuis leur établissement en-deçà du Danube, était
une source perpétuelle d’alarmes; il conçut donc le projet de se délivrer de
cette nation turbulente sans qu’il en coûtât rien à l’empire, et de détruire
les deux Théodorics l’un par l’autre. C’eût été en
effet un grand coup de politique, si Zénon eût été capable d’y réussir. Dans ce
dessein, il somma Théodoric l’Amale de se joindre aux Romains pour combattre
l’autre Théodoric. L’Amale, par une bravade de jeune guerrier, répondit d’abord
que ses forces suffisaient seules pour défaire cet ennemi; mais, après y avoir
plus mûrement réfléchi, il demanda du secours. Zénon affecta aussitôt de faire
les plus grands préparatifs. Il fit venir les troupes cantonnées sur les bords
du Pont-Euxin, tant en-deçà qu’au-delà du Bosphore. On assembla des chariots et
des voitures de toute espèce; on acheta du blé, des bœufs et toutes les
provisions nécessaires pour une importante expédition. Marcien fut nommé
général, Claude, commandant des troupes étrangères et des Goths qui servaient à
la solde de l’empire, eut ordre de venir joindre l’armée.
Tout étant prêt pour le départ, l’empereur envoya dire à
Théodoric l’Amale qu’il était temps de marcher à l’ennemi, et de remplir les
obligations que lui imposaient les qualités de patrice, de général, de fils de
l’empereur. Théodoric, qui connaissait la faiblesse et constance de Zénon,
répondit que rien ne l’arrêterait, pourvu que Zénon lui promît avec serment que
jamais il ne traiterait avec Théodoric le Louche. Zénon jura qu’il ne s’écarterait
en rien des conventions, à moins que l’Amale ne les violât le premier. Sur
cette assurance, l’Amale partit avec ses troupes, qui étaient campées auprès
de Marcianople. On lui avait donné parole qu’à
l’entrée du mont Hæmus il trouveroit Marcien avec dix mille hommes de pied et deux mille chevaux; que près
d’Andrinople il serait encore joint par un corps de vingt mille fantassins et
de six mille chevaux, et que, s’il en désirait davantage, on en tirerait autant
qu’il en voudrait des garnisons d’Héraclée et des autres places. Toutes ces
promesses furent sans effet. Théodoric l’Amale ne trouva pas un soldat au pied
du mont Hæmus ni auprès d’Andrinople. Les guides
qu’on lui avait donnés, au lieu de le conduire par les chemins les plus sûrs et
les plus commodes, engagèrent son armée dans des routés étroites, escarpées,
bordées de précipices, jusqu’à ce qu’il fût arrivé au pied du mont Sondis. Cette montagne, qui faisait partie du mont Rhodope,
était si roide, qu'il était impossible de la franchir en présence d’un ennemi.
Théodoric le Louche y était campé, et l’Amale fut obligé de se loger dans le
vallon.
Ces deux guerriers, renfermés entre ces montagnes, ne
pouvaient faire aucun mouvement sans combattre. C’étaient des escarmouches
continuelles pour s’enlever mutuellement leurs chevaux, leurs troupeaux, leur
fourrage. Souvent Théodoric le Louche, voltigeant autour du camp ennemi, insultait
l’Amale, l’appelant un parjure, un traître, un enfant imbécile, qui ne voyait
pas que le dessein de l’empereur était de les armer l’un contre l’autre pour
les détruire tous deux t et qu’il était indifférent aux Romains lequel des deux
vainquît l’autre, parce que le vainqueur, affaibli, ne pourrait éviter de périr
à son tour. Ne dévoient-ils pas se joindre à vous ? ajoutait-il. Ils ne
vous ont envoyé que des promesses trompeuses ; ils ne vous ont laissé que la
honte d’avoir trahi votre nation. Ces paroles faisaient une vive impression
sur les soldats de l’Amale; ils courent à sa tente: ils s’écrient que ces
reproches sont justes; que c’est une folie de s’armer contre leurs parents pour
servir des alliés perfides. Le Louche, profitant de cette première émotion,
monte le lendemain sur une éminence qui commandait le camp de l’Amale, et de là
élevant sa voix: «Fils indigne du brave Théodémir (dit-il), pourquoi traînes-tu à la mort tes compatriotes? Combien as-tu déjà
perdu de soldats! et ceux qui te restent, à quel état les as-tu réduits! Ils
sont partis chacun avec deux ou trois chevaux; je les vois maintenant à pied,
se traînant à ta suite comme des esclaves au travers des rochers et des
précipices. Vous êtes cependant, soldats, des hommes libres; vous êtes tous
d’une race aussi noble que la sienne. Vous viviez dans l’opulence avant cette
guerre malheureuse, et vous périssez maintenant de faim et de misère.» Frappé
de ces discours, tout le camp gémit et se soulève contre l’Amale; ses soldats
demandent en tumulte qu’il fasse la paix avec leurs compatriotes; s’il le
refuse, ils menacent de l’abandonner. L’Amale, irrité lui-même de la perfidie
des Romains, envoie proposer une entrevue à Théodoric le Louche. Les deux chefs
confèrent ensemble sur les bords d’une rivière qui les séparait, et conviennent
de vivre en paix.
Après avoir confirmé cette réconciliation par leur
serment, ils envoyèrent tous deux des députés à Constantinople. L’Amale reprochait
à Zénon de lui avoir manqué de parole, et de l’avoir réduit à la nécessité de
traiter avec l’ennemi; il demandait qu’on fournît des vivres à ses troupes
jusqu’au temps de la récolte, qu’autrement elles ne pourraient subsister que de
pillage. L’autre Théodoric rappelait le traité conclu avec Léon; il en demandait
l’exécution, et les arrérages des deux mille livres d’or qu’on était convenu de
lui payer tous les ans. On ne dit pas ce qui fut répondu aux députés de Théodoric
le Louche; Zénon répondit à ceux de l’Amale, en rejetant sur leur maître le
reproche d’infidélité, que les généraux romains étaient en marche pour le
joindre, lorsqu’ils avoient appris qu’il trahissait l’empire et qu’il se réunissait
avec l’ennemi. S’il voulait abandonner son nouvel allié, on lui promettait
sur-le-champ mille livres d’or, dix mille livres d’argent, et une pension annuelle
de dix mille pièces d’or; on lui offrait en mariage Julienne, fille d’Olybre, qui avait été empereur d’Occident, ou telle autre
Romaine qu’il voudrait choisir dans les maisons les plus illustres. D’ailleurs
Zénon traita avec assez de mépris les députés de l’Amale, quoique ce fussent
des officiers d’un rang distingué. Il lui envoya de son côté Philoxène et Julien pour l’engager à rompre avec l’autre
Théodoric.
Leurs efforts furent inutiles. L’Amale persista dans la
foi qu’il avait jurée, et cette nouvelle répandit l’alarme dans Constantinople.
L’un des deux Théodorics avait été jusqu’alors un
ennemi redoutable; comment pourrait-on résister à leurs forces réunies? Dans ce
découragement général, Zénon publia qu’il allait marcher lui-même à la tête de
ses troupes, et partager avec elles tous les périls de la guerre. Il n’en
fallut pas davantage pour relever les courages abattus. Chaque soldat brûlait
d’ardeur de se signaler sous les yeux de son souverain. Ceux qui auparavant achetaient
de leurs avares généraux la dispense du service militaire s’empressaient alors
de s’enrôler. Déjà les partis des deux Théodorics étendaient
leurs pillages jusqu’à la Propontide; un détachement de l’armée romaine surprit
et fit prisonniers les coureurs de Théodoric le Louche. Une cohorte de
Théodoric l’Amale s’étant avancée jusqu’à la longue muraille qui fermait la
Chersonèse, fut taillée en pièces. Mais la suite ne répondit pas à ces heureux commencements.
Zénon se replongea bientôt dans sa mollesse naturelle, et renonça au dessein de
se mettre en campagne. Peu s’en fallut que cette lâcheté ne lui coûtât la
couronne et la vie; les soldats, indignés, s’attroupaient; tout le camp qui était
aux portes de Constantinople retentissait de murmures. Pourquoi, disaient-ils, aussi lâches que votre empereur , souffrons-nous l’avilissement du nom
romain? Pourquoi, ayant les armes a la main, laissons-nous tomber et expirer
dans l’ignominie les forces de l’état? La révolte allait éclater, et se serait
sans doute communiquée au peuple de la ville, si Zénon, par l’avis de Marcien,
ne se fût hâté de congédier l’armée, sous le prétexte que la paix était faite.
C’était en effet l’unique ressource qui restât à Zénon. Comme
il avait trouvé l’Amale inflexible, il s’adressa à Théodoric le Louche, qui,
sans s’embarrasser de son allié, fit en cette occasion la loi à l’empereur. La
paix fut conclue avec lui, à condition qu’on lui entretiendrait une armée de
treize mille hommes, tels qu'il les voudrait choisir; qu’il aurait le
commandement de deux compagnies de la garde impériale, et une des deux charges
de général des troupes du palais; qu’on lui rendrait tous les titres et toutes
les dignités qu’il avait reçus de Basilisque; que les enfants d’Aspar, s’il en restait,
rentreraient en possession de leurs biens, et pourraient habiter en sûreté dans
la ville qu’il plairait à Zénon de leur assigner pour demeure. En conséquence
de ce traité, Zénon dépouilla l’Amale de la charge de général pour en revêtir
Théodoric le Louche, auquel il envoya aussi de l'argent pour le distribuer à
ses soldats.
Cet accommodement piqua Théodoric l’Amale d’une furieuse
jalousie. Il était encore indigné qu’un allié dont on n’avait pu le détacher
par les offres les plus avantageuses eût traité séparément avec Zénon. Il résolut
de faire sentir à l’empereur que la paix qu’il venait de faire ne pouvait lui
procurer aucun repos. Il vint donc à la tête de ses troupes dans les plaines, voisines
du mont Rhodope, la plus belle et la plus fertile contrée de la Thrace,
pillant, massacrant, détruisant par le fer et par le feu ce qu’il ne pouvait
emporter. L’autre Théodoric, apprenant ces ravages, loin de courir au secours
de ses nouveaux alliés, se réjouissait de leurs désastres, disant qu’il fallait
laisser faire l’ami et le fils de l’empereur; que la seule chose qui l’affligeait,
était de voir périr de pauvres laboureurs tandis que Zénon et Sérine dormaient
tranquillement.
Le mépris que Zénon s’attirait par sa lâcheté lui suscita
au commencement de l’année suivante, un nouveau rival dans la personne de
Marcien. Ce général était fils d’Anthémius, qui avait régné en Occident. Sa
mère Euphémie était fille de l’empereur Marcien, dont
il portait le nom. Il avait épousé Léoncie, seconde
fille de Léon, et ce mariage fondait les prétentions qu’il avait à l’empire. Léoncie étant née lorsque Léon était déjà sur le trône,
Marcien, quoique naturellement doux et tranquille, se laissa persuader que la
couronne lui appartenait à meilleur droit qu’à Zénon, qui n’y était parvenu que
par son mariage avec Ariadne, née avant que Léon fût empereur: prétention aussi
ancienne que frivole, et renouvelée toutes les fois que l’ambition de régner
n’a eu besoin que d’un prétexte. Ses frères Procope et Romule entrèrent dans le complot, qui fut conduit avec beaucoup de secret. Marcien était
aimé des gens de guerre: il en gagna un grand nombre. Ce qui restait de
partisans de Basilisque se joignit à lui; et, au jour marqué, les conjurés
s’étant rendus en armes dans une place de Constantinople, il se mit à leur tête
et marcha vers le palais. Au premier bruit de cette émeute, Illus, maître des
offices, assembla promptement toutes les troupes de la garde, et vint à la
rencontre des révoltés. Il y eut un combat dans lequel Illus fut repoussé avec
un grand carnage, et obligé de se renfermer dans le palais. Marcien l’y
assiégea; et s’il eût profité de l’ardeur de ses soldats, il était maître du
palais et de l’empire. Illus était prêt à se rendre, et il ne fut retenu que
par un philosophe païen, nommé Pamprépius, qu’il écoutait comme un grand
prophète, et qui l’assura que le ciel se déclarait pour Zénon. La nuit étant
survenue, Marcien, qui se croyait déjà empereur, remit l’attaque au lendemain;
et pendant qu’il passait le temps à boire et à dormir, Illus lui débaucha par
argent une grande partie de ses soldats. Ses deux frères, aussi imprudents que
lui, furent pris cette nuit même dans les thermes de Zeuxippe,
où ils se baignaient. Le lendemain Illus, étant sorti, battit à son tour
Marcien, qui, se voyant abandonné, s’enfuit dans l’église des Apôtres. Zénon,
qui affectait encore un caractère de clémence, le fit ordonner prêtre par le
patriarche, et l’envoya sous bonne garde à Césarée en Cappadoce. Peu de temps
après Marcien, s’étant évadé, et excitant de nouveaux troubles en Galatie, fut
pris dans un monastère où il s’était caché, conduit à Tarse, et enfermé avec sa
femme Léontie dans le château de Papyre en Isaurie , où il finit ses jours. Procope et Romule s’échappèrent des mains d’Illus, et se réfugièrent auprès de Théodoric le
Louche. Après la mort de ce prince, ils se retirèrent à Rome. On ne sait duquel
des trois frères était fils Zénon qui vivait du temps de Justinien, et qui
mourut sans enfants peu de temps après avoir été nommé préfet d’Egypte. Ce fut
en sa personne que s’éteignit la postérité de l’empereur Marcien, et celle
d’Anthémius.
Théodoric le Louche n’avait fait la paix qu’en attendant
une occasion favorable de recommencer la guerre. Dès qu’il apprit la révolte de
Marcien, il assembla des troupes, comme pour venir au secours de l’empereur. Il
croyait trouver Constantinople divisée au-dedans par la guerre civile, et sans
défense contre les ennemis du dehors. Il se flattait même d’être reçu à bras
ouverts par le peuple, qui détestait les Isaures, dont Zénon avait rempli la
ville. L’empereur, qui pénétrait ses intentions, alarmé de ce nouveau péril,
lui dépêcha un courrier pour le remercier de sa bonne volonté, et pour lui dire
que, la révolte étant étouffée, il n’avait plus besoin de son secours; et que,
dans l’agitation où les esprits étaient encore, la vue d’une armée étrangère ne
serait capable que d’y exciter de nouveaux troubles. Théodoric répondit que ses
troupes étaient trop fatiguées pour retourner sur leurs pas sans avoir pris
quelques jours de repos, et il continua sa marche jusqu’au promontoire d’Anaple sur le Bosphore, à quatre milles de Constantinople.
Zénon, dont la frayeur croissait à mesure qu’il voyait approcher cet allié
formidable, força son avarice pour satisfaire celle de Théodoric et des Goths.
Il fit partir Pélage le silentiaire, officier fidèle et intelligent, qui, à
force d’argent et de promesses, vint à bout d’engager les Goths à s’en
retourner, et délivra la ville d’un grand danger. L’entrée de Théodoric y aurait
infailliblement allumé une guerre sanglante. Les Isaures étaient bien résolus
de disputer opiniâtrement le terrain; ils avoient même déjà préparé de longues
perches garnies d’étoupes soufrées, et d’autres matières inflammables, à
dessein de mettre le feu aux édifices, s’ils étaient forcés d’abandonner la
ville.
Les Goths tenaient Zénon dans de perpétuelles inquiétudes.
Les deux Théodorics, l’un allié perfide, l’autre
ennemi déclaré, étaient pareillement à craindre. S’ils eussent agi de concert,
c’en était fait de l’empire; mais, par une sorte de fatalité, ils se servaient
mutuellement de contre-poids; et, balançant leurs forces, attachés tour à tour
et opposés à Zénon, ils se jouaient également de la faiblesse de ce prince.
Pendant que Théodoric le Louche, chargé des présents de l’empereur, se retirait
dans ses états, Théodoric l’Amale ravageait la Macédoine. Il pilla Stobes, une des principales villes de cette province, et
fit passer la garnison au fil de l’épée. Comme il approchait de Thessalonique,
les habitants, qui ne recevaient aucun secours de l’empereur, s’imaginant que
Zénon lui-même les trahissait, se soulevèrent, abattirent ses statues,
coururent à la maison du gouverneur pour y, mettre le feu, et l’auraient brûlé
ou massacré, si les ecclésiastiques et les magistrats ne l’eussent sauvé des
mains de ces furieux en le faisant sortir de la ville, blessé de plusieurs
coups. On eut beaucoup de peine à calmer cette fougue populaire; les habitants
se déterminèrent enfin à se mettre en défense; ils confièrent les clefs de
Thessalonique à leur évêque, et se donnèrent un chef.
Zénon, informé de cette émeute, prit le parti de traiter
avec l’Amale. Il lui députa Artémidore et Phocas, qui avait en même temps le titre de général et
celui de secrétaire du prince. Ces envoyés rappelèrent à Théodoric les bienfaits
de Zénon; ils lui reprochèrent son ingratitude à l’égard de ce prince, qu’ils
tâchèrent de justifier; ils l’exhortèrent à suspendre les hostilités et à
députer à la cour, lui faisant espérer qu’il obtiendrait toute justice.
Théodoric se laissa persuader; il envoya avec eux des députés, et défendit à
ses troupes d’employer le fer ni le feu; mais, comme il ne pouvait subsister
qu’aux dépens des campagnes, il en exigea des contributions. S’étant éloigné de
Thessalonique, il alla camper aux portes d’Héraclée, surnommée Sintique, près du fleuve Strymon. L’évêque racheta la
contrée du pillage en s’obligeant à nourrir l’armée de Théodoric. Les envoyés,
de retour à Constantinople, firent sentir à Zénon qu’il n’avait point de temps
à perdre, et que Théodoric ne pourrait longtemps contenir des barbares avides
de butin. Sut cet avis, l’empereur fit partir le patrice Adamance, qui avait
été préfet de Constantinople; et, pour lui donner encore plus de considération,
Zénon le revêtit des honneurs du consulat, mais sans lui conférer cette charge.
Il lui donna ordre d’offrir à Théodoric, en toute propriété, Pautalie et son territoire. Cette place était située sur la
frontière de l’Illyrie et de la Thrace; et, selon la politique de Zénon,
l’Amale, dans cette position, pouvait servir les Romains, mais ne pouvait leur
nuire: il aurait tenu en échec Théodoric le Louche, et n’aurait pu remuer
lui-même sans s’attirer sur les bras les troupes de l’Illyrie et celles de la
Thrace, qui se seraient réunies pour l’écraser. Comme Zénon prévoyait que
l’Amale demanderait pour cette année des subsistances, les terres n’ayant pas
été ensemencées, il mit entre les mains d’Adamance deux cents livres d’or, avec
ordre de les remettre au préfet d’Illyrie, qui aurait soin de faire transporter
des vivres à Pautalie. Adamance partit et s’arrêta à
Thessalonique pour y rétablir le bon ordre.
Cependant Théodoric, campé près d’Héraclée, conçut le
dessein de s’emparer de Dyrrhachium, capitale de la nouvelle Epire, aujourd’hui Durazzo, en Albanie. C’était un port commode sur le
golfe Adriatique; et la possession de cette place lui ouvrait la conquête de
l’Epire entière. Sidimont, de la nation des Goths et
de la race des Amales, s’était marié dans ce pays, et
possédait de grandes terres dans le voisinage de cette ville. Comme il recevait
une pension de l’empereur, et qu’il était cousin d’Edinge,
comte des domestiques, et favori de Vérine, on le croyait très attaché au
service de l’empiré. Ce fut à lui que s’adressa Théodoric: il le conjurait, au
nom de leurs communs ancêtres, de trouver un moyen de le mettre en possession
de Dyrrhachium et de l’Epire, où il pourrait enfin se reposer de tant de
courses et de fatigues. Sidimont, préférant l’intérêt
d’un parent à celui des Romains, se mit en devoir de le satisfaire. Il vint à Dyrrhachium,
où il avait un grand crédit, et jeta l’alarme parmi les habitants : « C’est (disait-il)
par bienveillance que je viens vous avertir du danger où vous êtes. Zénon
abandonne votre ville à Théodoric l’Amale en toute propriété. Vous allez être
traités en esclaves. Si vous voulez sauver votre liberté et vos biens, vous
n’avez qu’un parti à prendre; enlevez tout ce que vous possédez, et
retirez-vous dans les îles du golfe ou dans quelque place éloignée; il en est
encore temps; mais ne tardez pas. Vous avez peut-être appris qu’Adamance est
parti de Constantinople; c’est pour établir ici le prince des Goths. Si vous
entreprenez de faire résistance, vous aurez à la fois pour ennemis l’empereur
et Théodoric.» La terreur qu’il inspire aux citoyens se communique à la
garnison, composée de deux mille hommes, qui pourvoient défendre la ville, même
dans une attaque imprévue. Tous se hâtent de partir: on eût dit qu’un ennemi
vainqueur avait le bras levé sur leurs têtes. Dyrrachium demeure déserte.
Sidimont envoya un courrier à Théodoric pour l’avertir de se hâter. Théodoric ayant reçu
ce message; fait dire aux habitants d’Héraclée qu'il veut bien s’éloigner
d’eux; mais qu’il a besoin de vivres, et qu’ils aient à lui fournir
sur-le-champ une certaine quantité de blé et de vin, s'ils ne veulent y être
forcés. Les habitants, effrayés de cette menace, quittent aussitôt la ville et
se renferment avec tous leurs effets dans la citadelle, qui était bien
fortifiée; ils répondent ensuite qu’ils ont consumé toutes leurs provisions à
faire subsister les Goths, et qu’ils sont hors d’état de fournir ce qu’on leur
demande. Théodoric, irrité, met le feu à la ville, et prend le chemin de la
nouvelle Epire. C’était une route étroite et difficile, dans des gorges de
montagnes, défendue de plusieurs châteaux capables d’arrêter longtemps une plus
nombreuse armée. Il envoya devant lui des cavaliers pour reconnaître les
passages. Ils les trouvèrent si mal gardés, et jetèrent tant d’épouvante, que
l’armée qui les suivit n’eut d’autre obstacle à surmonter que la difficulté des
lieux. Les troupes de Théodoric marchaient en trois corps. Il conduisait
lui-même l’avant-garde; Soas, son lieutenant-général,
commandait le corps du milieu; Theudimont, frère de Théodoric, l’arrière-garde.
Les chariots et les bagages suivaient avec une escorte de cavaliers. Mais
lorsque Théodoric vit qu’il n’était pas poursuivi, et qu’il n’avait point à
craindre d’être attaqué, il détacha l’escorte, et, l’ayant jointe au corps
qu’il commandait, il s’avança vers Lychnide, d’où il fut repoussé: c’était une
grande ville, riche et avantageusement située entre des sources et des marais.
Il aurait souhaité de s’en rendre maître, parce qu’elle avait des magasins de
blé; mais, dans une conjoncture où le temps était plus précieux pour lui que
tout le reste, il ne s’arrêta pas à l’assiéger. En passant, il s’empara de la
ville de Scarpes, qu’il trouva abandonnée; et de là
étant arrivé à Dyrrhachium, il s’y établit en attendant le reste de ses
troupes, qu’il avait devancées de plusieurs journées.
Cette entreprise avait été conduite avec tant de diligence,
qu’Adamance était encore à Thessalonique lorsqu’il apprit que Théodoric, qu’il croyait
aux portes d’Héraclée, était dans Dyrrhachium. Il lui dépêcha aussitôt un de
ces courtiers de l’empereur qu’on nommait magistriens,
pour se plaindre qu’il eût, par cet acte d’hostilité, rompu le cours de la
négociation. Il le sommait de ne faire à la ville aucun dommage, de ne point
toucher aux vaisseaux qui étaient dans le port, et de laisser, jusqu’à la
conclusion des conférences, toutes choses dans l’état où elles se trouvaient.
Il offrait de se transporter à Dyrrhachium, mais il demandait une sûreté pour
sa personne. Après ces dépêches, il partit de Thessalonique, et alla porter à
Sabinien, qui était pour lors à Edesse en Macédoine, le brevet par lequel l’empereur
le nommait général des armées d’Illyrie. C’était un guerrier de grande
réputation, regardé comme le seul capable de faire tête à un prince aussi brave
et aussi habile que Théodoric l’Amale. Observateur exact de la discipline
militaire, on le comparait aux anciens généraux romains, et les auteurs de ce
temps-là le nomment le grand Sabinien. Il envoya aussitôt des ordres à
toutes les troupes dispersées dans les garnisons de l’Illyrie de se rassembler
à Lychnide.
Déjà le courrier d’Adamance était revenu avec un prêtre
arien pour lui donner par serment toute sûreté de la part de Théodoric.
Adamance s’était rendu à Lychnide avec Sabinien: mais, ne se fiant pas assez à
une parole, quoique confirmée par serment, il fit proposer au prince des Goths
de le venir trouver à Lychnide, ou de l’attendre à Dyrrhachium, où il se rendrait,
pourvu que Théodoric envoyât à Lychnide les capitaines Soas et Dagithée en otage. Théodoric les fit partir
sur-le-champ; mais il leur ordonna de s’arrêter à Scarpes,
et d’envoyer de là demander à Sabinien qu’il s’engageât par serment à les
remettre en liberté dès qu’Adamance serait de retour. Ce fut une nouvelle
difficulté. Sabinien protesta qu’il ne jurerait pas; que, conformément à
l’Evangile, il s’en était fait une loi inviolable. En vain Adamance lui
représenta que ce préliminaire était indispensable , et qu’un scrupule si mal
entendu allait renverser toutes les espérances de paix; Sabinien demeura
inébranlable. Dans cet embarras, Adamance résolut de risquer sa personne, mais
avec autant de précaution qu’il serait possible. Il partit sur le soir avec
deux cents cavaliers; et, ayant pris un grand détour par des chemins
impraticables, où jamais des chevaux n’avaient passé, il arriva à un château
situé près de Dyrrhachium, sur une hauteur escarpée et bordée d'un vallon, au
fond duquel coulait un ruisseau large et profond. Il envoya aussitôt avertir
Théodoric, qui, étant sorti de Dyrrhachium à la tête de ses troupes, les fit
arrêter à quelque distance de la ville, et s’avança jusqu’au bord du ruisseau
avec quelques cavaliers. Adamance, après avoir posté les siens au pied de la
colline pour se tenir en garde contre les surprises, descendit seul dans le
vallon, et pria Théodoric de faire aussi éloigner son escorte, afin qu’ils
pussent s’entretenir sans témoins. Théodoric parla le premier. Il représenta qu’il
vivait en paix, résolu de servir fidèlement l’empire, lorsque Zénon l’avait
appelé à son secours contre l’autre Théodoric , promettant des renforts
considérables; que, loin de lui tenir parole, il avait tenté de le faire périr
avec toute son armée en lui donnant des guides qui l’avoient engagé dans des
défilés et des précipices ou sa perte était infaillible, si l’ennemi eût été
aussi impitoyable que Zénon était infidèle. Ces reproches étaient justes,
et Adamance n’y put faire que des réponses vagues et peu capables de satisfaire
Théodoric. Il se rabattit sur les bienfaits dont Zénon l’a voit comblé; sur la
qualité de fils, qui lui imposait la loi du respect et de l’obéissance. Il lui reprochait
comme un attentat la surprise de Dyrrhachium, dont il s’était emparé dans le
temps même qu’on traitait avec lui; il lui conseillait de ne pas abuser plus
long temps de la patience de l’empereur. «Doutez-vous (lui disait-il) que le
Romains, qui vous tiennent enveloppé de toutes parts, ne viennent enfin à bout
de vous accabler? Ne vous flattez pas qu’on vous laisse le maître de ce pays,
qui fait partie de l’ancien patrimoine de l’empire. Retirez-vous en Dardanie; vous y trouverez des contrées fertiles qui n’attendent
que la culture. L’empereur est prêt à vous les abandonner; la terre vous y
prodiguera des trésors qui ne vous coûteront point de sang.» Théodoric répondit qu'il acceptait ses offres; mais que son armée, qui commençait à se remettre
de ses fatigues ne pourrait consentir à entreprendre sur-le-champ un si long
voyage; qu'il fallait la laisser passer l'hiver en Epire, où il promettait de
demeurer en repos sans faire ni ravage ni nouvelle entreprise; qu'au commencement
du printemps il prendrait la route de la Dardanie avec les commissaires que l'empereur lui enverrait pour l'en mettre en
possession. Il ajouta que si c'était la volonté de l'empereur il déposerait
dans telle ville que Zénon voudrait indiquer tous les bagages et tous les Goths
hors d'état de combattre, et qu'il donnerait en otage sa mère et sa sœur pour
répondre de ses promesses. Ce qu’il promettait était d’entrer en Thrace
avec six mille de ses meilleurs soldats, et de se joindre à l’armée de l’empire
pour exterminer ce qu’il y avait de Goths dans cette province. En récompense de
ce service, il demandait qu’on lui rendît la charge de général dont on l’avait
dépouillé pour en revêtir Théodoric le Louche, et qu’il lui fût permis de venir
à la cour, et d’y vivre à la romaine. Il offrait encore d’entrer en Dalmatie,
si l’empereur le jugeait à propos, et d’en chasser Népos, qui prétendait y
exercer les droits de la souveraineté. Adamance lui répondit qu'il n'était
autorisé à rien conclure avec lui tant que les Goths resteraient en Epire;
qu'il allait informer l'empereur de ses propositions, et qu'il attendrait à
Lychnide la réponse du prince. La conférence s’étant ainsi terminée, ils se
séparèrent.
Mais comme Théodoric avait rompu la première négociation
en s’emparant de Dyrrhachium, Sabinien rendit la seconde inutile par la défaite
d’une partie des Goths. Les troupes auxquelles il avait donné rendez-vous à
Lychnide étaient assemblées lorsqu’on vint l’avertir qu’un corps considérable
de Goths, suivi de chariots et d’équipages, traversait la Candavie,
près de Lychnide. La Candavie est cette chaîne de
montagnes qui s’étendent par le travers de la Macédoine, depuis Dyrrhachium
jusqu’au golfe de Therme, sur la mer Egée. Ces Goths faisaient l’arrière-garde
de Théodoric, commandée par son frère Theudimont. Ils étaient restés bien loin
derrière, parce qu’étant chargés de bagage dans des chemins presque
impraticables, ils ne marchaient qu’à petites journées. Sabinien envoya ses
gens de pied faire le tour de la montagne, après les avoir avertis du lieu où
ils dévoient s’embusquer. Il retint avec lui les cavaliers, et, partant à
l’entrée de la nuit, il atteignit au point du jour les ennemis, qui étaient en
marche, et fondit sur eux. Theudimont, surpris de cette attaque imprévue n’eut
rien de plus pressé que de sauver sa mère, dont il était accompagné; et, ayant
mis entre les Romains et lui un fossé profond et large, il fit rompre le pont
sur lequel il l’a voit passé. La plupart de ses soldats, qui n’a voient pu
passer avec lui, se voyant enfermés entre le fossé et l’ennemi, se jetèrent
d’abord en désespérés sur la cavalerie romaine, qui les serrait de près; mais,
lorsqu’ils aperçurent l’infanterie qui descendait de la montagne pour venir
tomber sur eux, ils perdirent courage, et se laissèrent égorger sans
résistance. Sabinien se trouva maître de deux mille chariots, d’un grand butin
et de pins de cinq mille prisonniers. Après avoir brûlé une partie des
chariots, qu’il était difficile de conduire au travers de ces montagnes, il
revint à Lychnide, où il trouva Adamance de retour. Il fit mettre aux fers les
prisonniers les plus distingués, et distribua les autres aux soldats, ainsi que
le butin. Il avait demandé aux villes du voisinage une certaine quantité de
chariots pour l’usage de l’armée; il les dispensa de cette contribution.
Adamance manda à l’empereur ce qui s’était passé dans la conférence. Sabinien,
de son côté, lui rendit compte de sa victoire, et lui conseilla de ne point
faire de paix avec le barbare, qu’il espérait chasser du pays, ou faire périr
avec ses troupes. Zénon suivit ce conseil, et envoya ordre à Adamance de
revenir à Constantinople, et de dire de sa part à Sabinien et à Genton que tout accord était rompu avec Théodoric, et
qu’ils eussent à lui faire la guerre sans aucun ménagement. Genton était un Goth fort puissant en cette contrée, et dévoué au service des Romains.
Adamance donna de grands éloges aux soldats, et leur promit de la part de
l’empereur des récompenses dignes de leur courage. Il partit ensuite au milieu
des acclamations de l’armée. Sabinien, pendant cette année et la suivante,
continua la guerre contre Théodoric; mais il avait affaire à un guerrier
infatigable, qui joignait à l’activité et à l’audace de la jeunesse la prudence
et l’habileté de l’âge avancé. Il ne put lui arracher sa proie en le chassant
de Dyrrhachium; mais il l’empêcha d’étendre ses conquêtes, et mourut en 481,
avec la gloire devoir sauvé la Grèce et relevé l’honneur de l’empire.
La mort de Genséric avit délivré Zénon d’une grande
inquiétude. Hunéric ne paraissait occupé qu’à vexer ses sujets et à se livrer à
ses plaisirs. Cependant, comme Genséric s’était toujours réservé des prétextes
de guerres pour les faire valoir dans l’occasion, Zénon craignait qu’il ne prît
envie à son successeur de troubler le repos de l’empire. Genséric avait
toujours prétendu que Léon s’était emparé des biens de Placidie,
qui dévoient appartenir à Hunéric en vertu de son mariage avec Eudoxie, fille
de Placidie et de Valentinien. De plus, il n’avait
cessé de demander des dédommagements pour des vaisseaux de Carthage saisis
pendant la guerre. Pour ne laisser subsister aucun sujet de rupture, Zénon
envoya en 480 une ambassade à Hunéric. Il choisit pour cette commission
Alexandre, intendant de Placidie, veuve d’Olybre, et sœur d’Eudoxie, parce que cette princesse avait
conservé du crédit auprès du roi des Vandales son beau-frère. Alexandre trouva
Hunéric disposé à entretenir la paix, et revint à Constantinople avec des
ambassadeurs de ce prince, chargés d’assurer l’empereur qu’Hunéric voulait
contracter avec lui une amitié inviolable; qu’il renonçait pour toujours a
toutes les prétentions de son père; qu’il ressentait vivement le traitement
honorable que l’empereur faisait à sa belle-sœur, et qu’il ne perdrait aucune
occasion d’en marquer sa reconnaissance. Zénon renvoya ces ambassadeurs
chargés de présents; et, pour récompenser Alexandre d’une si heureuse négociation,
il le fit intendant de son domaine. Alexandre avait obtenu d’Hunéric qu’il permettrait
d’élire un évêque à Carthage, dont le siège était vacant depuis vingt-quatre
ans. Mais cette consolation accordée aux catholiques ne fut pas dé longue durée;
ils virent bientôt chasser leurs évêques, et ils essuyèrent une persécution
plus cruelle que celle de Genséric. Ce fut en vain que, pour adoucir la
barbarie d’Hunéric, Zénon, à la prière du pape Félix, lui députa Vrane en 484. Non-seulement Vrane ne put rien obtenir, mais même Hunéric fit border d’échafauds, de chevalets et
de bourreaux les rues par où le député romain devait se rendre au palais, afin
qu’il fût témoin lui-même des horribles supplices de ceux pour lesquels il venait
demander grâce. Ces cruautés ne se terminèrent qu’à la mort de ce méchant
prince, qui, cette année même, expira rongé de vers.
On peut, selon quelques auteurs, rapporter à l’an 480 un
grand tremblement de terre, que d’autres historiens placent plus tôt ou plus
tard. Il arriva le 24 ou 25 de septembre. Il ne s’étendit pas beaucoup dans la
ville de Constantinople; mais il fut violent, et dura quarante jours à diverses
reprises. Deux portiques, quelques églises, et grand nombre de maisons
écrasèrent sous leurs ruines beaucoup d’habitants. La statue du grand Théodose,
posée sur une colonne dans la place de Taurus, fut abattue; un pan des
murailles de la ville s’écroula. Ce tremblement infecta l’air d’une odeur qui
se fit sentir durant plusieurs jours. Nicomédie et Hélénopolis en Bithynie ayant éprouvé le même malheur, Zénon fit de grandes largesses pour
réparer les dommages que ces deux villes avoient soufferts;
L’empereur ne pouvait être tranquille tant qu’il voyait en
Thrace Théodoric le Louche, toujours ennemi dans le cœur, toujours prêt à
profiter des désordres de l’empire. Procope et Romule,
frères de Marcien, qui s’étaient réfugiés auprès de ce prince, donnaient de
l’inquiétude à Zénon. Il les fit demander à Théodoric, qui répondit qu’il ne
désirait rien tant que de satisfaire l’empereur; mais que les Goths, ainsi que
toutes les nations du monde, se croiraient coupables d’une lâcheté criminelle
s’ils livraient à la mort ceux qui étaient venus chercher un asile entre leurs
bras: que Procope et Romule étaient bien résolus de
n’offenser personne, à moins que l’empereur ne se tint offensé de voir vivre
des malheureux. Cette réponse irrita Zénon. Il apprit en même temps que
Théodoric se préparait sourdement à la guerre. Afin de s’assurer des intentions
de ce prince, il lui envoya des députés pour lui dire que l’empereur voulait
bien lui abandonner par un traité perpétuel et irrévocable tout le pays dont il
s’était emparé, à condition qu’il n'entretiendrait plus de troupes, qu'il ferait
serment de fidélité à l'empire, dont il se reconnaîtrait le vassal, et que,
pour assurance de sa sincérité, il donnerait son fils en otage. Théodoric répondit
que se laisser désarmer, ce serait se trahir lui-même; qu'il ne pouvait faire
subsister ses soldats que par la guerre, et que l'incertitude des combats ne l'effrayait
point; que cependant, si l’empereur s'engageait à lui fournir l’entretien de
ses troupes, il promettait de ne point commencer les hostilités, et qu'il était
prêt à mettre son fils entre les mains de Zénon, comme un gage de sa bonne foi.
Il envoya aussi de sa part des députés à l’empereur, pour lui protester qu’il
ne demandait qu’à vivre en repos, sans former aucune entreprise : il le priait
de réfléchir sur la différence qu’on devait mettre entre lui et Théodoric
l’Amale, et de considérer lequel des deux avait fait plus de mal à l’empire : que,
pour lui, quoiqu'il fût beaucoup plus en état de nuire, il avait toujours
ménagé les Romains, dans le temps même qu'il était forcé de leur faire la
guerre.
La jalousie que Théodoric le Louche faisait paraître
contre l’Amale venait de ce que celui-ci était en termes d’accommodement avec
les Romains. Sabinien était mort; mais il avait assez vécu pour faire sentir à
Théodoric l’Amale qu’il lui était impossible de résister longtemps aux forces
romaines, et qu’il succomberait enfin à une puissance si supérieure. Ces
réflexions l’avaient déterminé à renouer la négociation. Il consentit à sortir
de Dyrrhachium; mais il demandait un autre établissement, de l’argent et des
vivres. Zénon, qui craignait la guerre, aurait bien voulu satisfaire les deux Théodorics. Il consulta le sénat, qui lui représenta que
les revenus publics ne pourvoient suffire à rassasier l'avidité des deux
princes; qu'à la vérité ses sujets avoient jusqu’alors porté avec zèle le
fardeau des contributions; mais, qu’étant épuisés, il ne pouvaient qu'à peine
soutenir l’entretien des troupes de l’empire; que cependant ils feraient un
effort pour fournir de quoi contenter l’un des deux Théodorics;
que c’était à l’empereur à décider qui des deux méritait la préférence. Sur
cette réponse, Zénon, ayant assemblé dans le palais les officiers de ses gardes
et ceux des autres corps de troupes qui se trou voient à Constantinople, leur
exposa ses sujets de plainte contre Théodoric le Louche. «Ce barbare, ingrat et
cruel (ajouta-t-il), héritier de toute la haine que ses ancêtres ont portée au
nom romain, ne cesse de ravager la Thrace; il fait couper les mains aux
prisonniers; il détruit les laboureurs et ruine la culture des terres; il a été
le principal auteur de la révolte de Basilisque; il m’a voulu engager moi-même
à congédier toutes les troupes romaines pour ne prendre à mon service que des Goths;
l’ambition de ce fourbe est de se faire nommer seul général pour se rendre
maître des forces de l’empire et les anéantir. Je vous ai convoqués pour savoir
votre sentiment sur le parti que je dois prendre; je sais qu’un prince ne peut
trouver de meilleur conseil que dans le zèle et l’expérience de ses officiers.»
A la vivacité de ces paroles les officiers sentirent ce qu’ils avoient à
répondre lis s’écrièrent tout d’une voix qu’il fallait traiter en ennemi
Théodoric le Louche et tous ceux qui le favorisaient. Zénon toutefois ne se
pressa pas de rendre réponse aux députés de ce prince; il voulait auparavant
s’assurer du succès de la négociation avec Théodoric l’Amale.
Dans cet intervalle on découvrit une correspondance que
Théodoric le Louche entretenait à Constantinople. Anthime, médecin, Marcellin
et Etienne l’avertissaient de tout ce qui se passait à la cour. Pour
l’encourager davantage, ils lui envoyaient même de fausses lettres, qu’ils supposaient
être des principaux officiers, qui l’exhortaient à marcher au plus tôt vers
Constantinople, où il trouverait quantité d’amis prêts à se joindre à lui. Ces
lettres ayant été interceptées, les coupables furent mis entre les mains
d’Illus, maître des offices, qui, assisté de trois sénateurs, instruisit leur
procès. On se contenta de les condamner à être frappés de verges et bannis à
perpétuité : Zénon se faisait encore un honneur de ne point prononcer d’arrêt
de mort.
Un accident imprévu tira Zénon d’embarras , et renversa
tons les projets de Théodoric le Louche. C’était la coutume des Goths de
suspendre devant la tente du général une javeline à deux fers, les deux pointes
vers la terre, à la hauteur de cinq ou six pieds. Théodoric, voulant s’exercer,
se fit amener son cheval, et ayant sauté dessus avec son impatience naturelle,
avant qu’il fût affermi sur la selle, le cheval, qui était fougueux, se dressa
sur les pieds de derrière, et le porta sous la javeline, où Théodoric s’agitant
violemment se perça les flancs. Il mourut de cette blessure peu de jours après.
Zénon, délivré d’un si dangereux ennemi, devint moins attentif à ménager
Théodoric l’Amale, que nous nommerons désormais du seul nom de Théodoric. Là
négociation fut rompue, et le roi des Goths, auquel, selon les apparences, se
donnèrent les troupes de l’autre Théodoric, vint ravager la Macédoine et la
Thessalie, où il saccagea la ville de Larisse, qui en
était la capitale. L’empereur prit enfin le parti de l’apaiser à force de bienfaits.
Il le déclara général des milices de la cour et préfet de Thrace. L’ayant
engagé à venir à Constantinople, il lui fit dresser une statue équestre devant
le palais, et le désigna consul pour l’année 484. En échange de Dyrrhachium,
que Théodoric rendit à l’empereur, Zénon lui céda en propriété une partie de la
Dace inférieure et de la basse Mœsie, où le roi des
Goths établit sa résidence dans la ville de Noves.
La paix était rendue à l’empire; mais la faiblesse et l’ignorance
de l’empereur, qui prétendait décider en souverain des dogmes de la foi, excitaient
de grands troubles dans l’église d’Orient. Nous allons réunir ici en peu de
mots ce qui se passa sur ce sujet jusqu’à la fin de son règne. Comme nous
faisons l’histoire de l’empire, et non pas celle de l’Eglise, notre dessein,
dans tout cet ouvrage, est de ne toucher les matières ecclésiastiques qu’autant
qu’elles ont eu d’influence sur les affaires de l’état. L’ambition d’Acace,
évêque de Constantinople, fut la première source de tous ces maux. Ce prélat,
voulant faire valoir les nouvelles prétentions de son siège malgré l’opposition
de Rome, se détacha des papes, qu’il avait auparavant respectés comme
chefs de l’Eglise universelle, et s’appuya de deux hérétiques turbulents et audacieux,
qu’il avait lui-même condamnés. Nous parcourrons d’abord tout de suite et sans
interruption les désordres que Pierre le Foulon excita dans Antioche; et nous
parlerons ensuite de ceux dont Pierre Mongus remplit la ville d’Alexandrie, et
dont les suites furent encore plus durables et plus pernicieuses. et
Etienne, évêque d’Antioche , étant mort trois ans après
son élection, eut pour successeur un autre Etienne, qui, après un an
d’épiscopat, fut assassiné dans une église par les partisans de Pierre le
Foulon. Les meurtriers furent punis par ordre de l’empereur, qui fit élire un
évêque pour Antioche. Cette élection se fit à Constantinople, à cause des
troubles dont Antioche était agitée. Calendion fut
sacré par le patriarche Acace, et gouverna son église pendant quatre ans, après
lesquels Acace fit rappeler Pierre le Foulon, et le rétablit sur le siège
épiscopal. Calendion fut relégué dans l’Oasis. On l’accusait
d’avoir favorisé Illus, dont nous raconterons bientôt la rébellion. Mais son
véritable crime était de vivre en communion avec le pape, dont Acace s’était
déclaré l’ennemi. Pierre le Foulon, ayant gagné à force d’argent la faveur du
prince et des courtisans, leva l’étendard contre le concile de Chalcédoine. Il
s’associa de sentiments avec Pierre Mongus, et se porta aux dernières
violences, chassant, proscrivant, massacrant ceux qui refusaient de communiquer
avec lui. Il soutint, et fit évêque d’Hiérapolis Xénaïas,
esclave perse, manichéen, qui n’avait pas même reçu le baptême, et qui brisait
les images: digne précurseur des iconoclastes. Le Foulon mourut en 488, frappé
des anathèmes de l’église de Rome. Il eut Pallade pour successeur de sa dignité et de ses erreurs.
Alexandrie n’était pas dans un état moins déplorable. La
mort de Timothée Solofaciole jeta cette église dans
un désordre qui dura plus de cinquante ans, et dont on peut dire que les effets
funestes subsistent encore. Ce prélat, sentant que sa fin approchait, écrivit à
l’empereur, et lui envoya Jean Talaïa, prêtre respecté pour sa science et sa
vertu. Timothée priait Zénon de faire en sorte qu’on lui donnât un successeur
catholique. L’empereur accorda une si juste demande; il combla de louanges
Talaïa dans une lettre qu’il écrivit au clergé d’Alexandrie; et ces éloges,
joints au mérite de Talaïa, déterminèrent les suffrages en sa faveur. Il fut
canoniquement élu après la mort de Timothée. Mais Acace, qui tournoi à son gré
l’esprit de l’empereur, détruisit bientôt les favorables dispositions de ce
prince. Ce patriarche était irrité contre Talaïa, parce que, n’ayant pas reçu
de lui de lettres synodales, selon l’usage, il s’en croyait méprisé. Il n’avait
cependant d’autre faute de la part de Talaïa que d’avoir adressé à Illus, son
ami, les lettres qu’il écrivait à l’empereur et au patriarche après son
installation. Le courrier qu’il envoyait, n’ayant plus trouvé Illus à
Constantinople, alla lui porter ces lettres à Antioche, et la révolte d’Illus
fut cause qu’elles ne furent pas rendues. Ce fut assez pour porter un prélat
hautain et vindicatif à ruiner Talaïa. Acace n’eut pas de peine à persuader à
l’empereur que cet évêque, entièrement dévoué au perfide Illus, n’était entré
dans l’épiscopat que par brigue et par cabale; que, dans les divisions qui partageaient
Alexandrie, il fallait sur ce siège un esprit souple et insinuant; et que
Pierre Mongus était plus propre que tout autre à ramener la concorde. Zénon en
écrivit au pape Simplicius, qui répondit avec fermeté qu’il ne consentirait
jamais au rétablissement de Mongus, hérétique déclaré, et tout-à-fait indigne
de l’épiscopat.
Zénon, offensé de ce refus, passa outre, et pour préparer
les voies à Mongus, il publia le fameux édit appelé l’hénotique,
c’est-à-dire l’édit d’union, par lequel il prétendait ramener tous les
Orientaux à la même croyance. Ses flatteurs lui persuadaient qu’il devait être
l’arbitre de la foi, et qu’il en savait plus que tous les prélats. L’édit était
adressé aux évêques, aux ecclésiastiques, aux moines, et aux peuples
d’Alexandrie, d’Egypte, de Libye, et de la Pentapole Cyrénaïque. L’empereur y déclarait
qu’il ne fallait admettre d’autre symbole que celui de Nicée; il anathématisait
Nestorius et Eutychès, mais il ne parloir du concile de Chalcédoine que pour
prononcer anathème contre tous ceux qui, soit dans ce concile, soit dans tout
autre, auraient avancé des opinions contraires au formulaire de foi qu’il proposait.
Ce formulaire, à la vérité, ne contenait rien que de conforme aux dogmes
catholiques. Zénon exhortait tous les fidèles à se réunir dans le sein de
l’Eglise; il leur promettait la faveur de Dieu et la bienveillance du prince.
Cet édit, composé sans doute par Acace, fit beaucoup de bruit. Presque tous les
orthodoxes le rejetèrent, parce qu’il semblait attribuer des erreurs au concile
de Chalcédoine, et que d’ailleurs il n’appartenait pas à un empereur de faire
des définitions de foi. Cependant Zénon protestait dans une lettre au pape
Félix, successeur de Simplicius, qu’il était inviolablement attaché aux dogmes
approuvés par le concile de Chalcédoine; il ne souffrait pas qu’on les
condamnât publiquement; mais en même temps il laissait impunis tous les
attentats contre la foi de ce concile; il en protégeait même les plus violents
adversaires, Pierre le Foulon et Pierre Mongus. Ce fut à cause de cet édit que
le nom de ce prince fut, après sa mort, effacé des diptyques, du consentement
de toute l’Eglise, lorsque la paix fut rétablie entre les évêques d’Orient et
ceux d'Occident, sous le règne de Justin. Toutefois l’Eglise n’a jamais
directement condamné l’hénotique de Zénon. Pergamius,
qui commandait en Egypte, et Apollonius, gouverneur de la province, furent
chargés de chasser Talaïa, de rétablir Mongus, et de faire souscrire l’édit de
l’empereur. Talaïa avait déjà pris la fuite. Il se réfugia d’abord à Antioche,
auprès d’Illus, et de là en Italie, où le pape Félix, après avoir fait de vains
efforts pour le remettre en possession de son église, lui conféra l’évêché de
Noie en Campanie. Mongus fut le premier à souscrire l’hénotique; il fit plus,
il prononça publiquement anathème contre le concile de Chalcédoine; le corps de
Timothée Solofaciole fut déterré par son ordre, et
jeté hors de la ville, dans un lieu désert. Aussi fourbe que violent et
emporté, lorsqu’Acace, indigné de ces attentats, lui eut envoyé des exprès pour
s’informer de la vérité, il nia hardiment les faits; il écrivit d’une part à
Zénon, au pape et au patriarche Acace, qu’il recevait avec respect le concile
de Chalcédoine; et de l’autre il mandait à Pierre le Foulon, et aux autres
prélats hérétiques, qu’il le rejetait absolument.
L’édit d’union fut une féconde semence de division et de
discorde. On en vit naître un essaim de nouvelles hérésies qui déchirèrent le
sein de l’église d’Orient. On compte jusqu’à dix sectes différentes
d’acéphales. C’était une sorte de sectateurs d’Eutychès, qui n’avoient point de
chef particulier. Les uns trouvaient Pierre Mongus trop outré, les autres trop
doux et trop condescendant. En vain l’empereur s’efforça de rétablir la paix;
Cosme et Arsène, qu’il envoya pour cet effet, ne purent y réussir. Le pape
Félix députa deux évêques à Constantinople, avec des lettres pour Zénon et pour
Acace; il leur représentait ce qu’ils avoient fait autrefois contre Mongus, et
les exhortait à ne pas se déshonorer eux-mêmes en soutenant celui qu’ils
avoient si justement condamné. Les légats étant arrivés à Abyde furent arrêtés, jetés en prison, et menacés de mort, s’ils ne consentaient à
communiquer avec Mongus. On employa pour les corrompre les caresses et les présents;
on leur jura que, s’ils se prêtaient au désir de l’empereur, la cause serait
réservée en entier au jugement du Saint-Siège. Séduits par ces promesses, et
fatigués des mauvais traitements, ils succombèrent enfin. Mais, étant revenus à
Rome couverts d’ignominie, rapportant au pape des lettres de Zénon et d’Acace
pleines d’injures contre Talaïa et d’éloges de Mongus, ils furent déposés et
excommuniés par le pape dans un synode. Félix, après avoir inutilement tenté
toutes les voies de douceur, prononça l’excommunication contre Acace dans un
concile de soixante-sept évêques. Il en donna avis à l'empereur; et quoique
Zénon eût fait garder les chemins pour empêcher que la sentence ne parvînt à
Constantinople, il se trouva des moines assez hardis pour la signifier au
patriarche. Ils furent punis de cette hardiesse, les uns par la prison, les
autres par des supplices. Toutefois il y eut, dans Constantinople même, des
abbés et des monastères entiers qui demeurèrent attachés au Saint-Siège. Ils
éprouvèrent de la part de Zénon et d’Acace les plus indignes traitements.
Presque tout l’Orient suivit Acace, et cette division dura trente-cinq ans. La
mort de Pierre le Foulon, en 488, celle d’Acace et de Mongus l’année suivante,
ne mirent pas fin à ces troubles. Fravita, évêque de
Constantinople après Acace, imita sa conduite, et ne tint le siège que quatre
mois. Ses successeurs, quoique catholiques, ne furent point admis à la
communion de l’église romaine jusqu’au règne de Justin, parce qu’ils ne voulurent
point effacer des diptyques le nom d’Acace. Après Pierre Mongus, le siège
d’Alexandrie fut successivement rempli par sept prélats hérétiques, qui
l’occupèrent jusqu’en 558.
Zénon ne couroi aucun risque en persécutant les catholiques.
Mais le ressentiment d’Illus, auquel il devait son rétablissement, lui suscita
un ennemi beaucoup plus dangereux. Illus, maître des offices, recommandable par
ses grandes qualités, jouissait de la plus haute faveur. Il l’aurait toujours
méritée, s’il ne se fût laissé séduire par un imposteur nommé Pamprépius, dont
j’ai déjà dit un mot en passant, mais que je dois ici faire connaître.
C’était un païen né à Panopolis en Thébaïde; esprit remuant, hardi, ambitieux. Après avoir enseigné la grammaire
dans la ville d’Athènes, il se livra aux chimères de la théurgie, qui faisait
toute la philosophie des païens de ce temps-là, et vint à Constantinople avec
la réputation d’un homme extraordinaire. Marse l’Isaurien,
ce même guerrier que nous avons vu se signaler en Afrique sous le règne de
Léon, l’introduisit chez Illus, qui se piquait de littérature. Illus se laissa
éblouir par les talents d’un homme qui était à la fois grammairien, poète,
orateur, politique, et surtout grand astrologue. Il lui assigna des pensions,
lui en procura de la part de l’empereur, et le fit entrer dans le sénat. Ayant
été obligé de faire un voyage en Isaurie, il le laissa à Constantinople. Le
prétendu philosophe, éloigné de son protecteur, ne tint pas longtemps contre
ses envieux, qui persuadèrent à l’empereur que ce païen employait les secrets
de la divination pour inspirer à Illus des desseins criminels. Zénon le chassa
de la ville, et Pamprépius se retira à Pergame. Dès qu’Illus eut appris qu’il
avait lui-même servi de prétexte à la disgrâce de son ami, il s’attacha à lui
plus étroitement que jamais; il le fit venir en Isaurie, et le ramena avec lui
à Constantinople. Tout cela s’était passé avant la révolte de Marcien, dans
laquelle Pamprépius procura la victoire à Illus, en relevant son courage par
ses prédictions. Leur accomplissement augmenta la réputation du philosophe, et
Illus ne faisait plus rien sans le consulter. Cet imposteur, de concert avec Marse, païen comme lui, infecta Illus des impiétés du
paganisme. Léonce, dont nous parlerons bientôt, se laissa corrompre; ils
formèrent le projet insensé de rétablir l’idolâtrie. Un mauvais prêtre, nommé
Marcien, épicurien dans le cœur, et entêté d’astrologie, se joignit à eux, et
contribua lui-même à pervertir Illus.
Vérine haïssait également Zénon et Illus; Zénon ne cherchait
qu’à la rabaisser; Illus la méprisait, et voulait la faire chasser de la cour.
Elle tenta d’insinuer à Zénon que le maître des offices aspirait à l’empire.
Mais, trouvant dans le prince trop peu de confiance en ses paroles, et trop de
timidité pour attaquer un homme si puissant, elle entreprit de faire assassiner
Illus. Un Alain, qui s’était chargé de cette commission, manqua son coup, fut
arrêté, et déclara qu’il avait été engagé à ce forfait par Epinice,
un des domestiques de Vérine. Epinice fut livré entre
les mains d’Illus; et, sur la promesse de l’impunité, et même d’une récompense,
il avoua qu’il n’avait agi que par les ordres de Vérine. Zénon abandonna sa
belle-mère au ressentiment d’Illus, qui, étant venu à bout sous quelque
prétexte de la faire sortir de Constantinople, où elle avait trop de partisans,
et de la faire passer à Chalcédoine, se saisit de sa personne, et la fit
conduire dans une forteresse de Cilicie, d’où elle fut tirée peu après pour
être enfermée dans le château de Papyre, où étaient
déjà sa fille Léontie et Marcien son gendre.
Ariadne, touchée de compassion pour sa mère, qui la suppliait
par ses lettres de la faire sortir de prison, obtint cette grâce de l’empereur,
à condition qu’Illus y voudrait bien consentir. Elle tâcha en vain de fléchir Illus
par ses prières et par ses larmes: il fut inexorable; il alla même jusqu’à
outrager l’impératrice, en lui disant qu’il n’ignorait pas qu’elle s’ennuyait
de voir la couronne sur la tête de son mari. La princesse, outrée de colère,
alla se plaindre à Zénon, lui déclarant qu’il pouvait choisir qui d’elle ou
d’Illus devait rester dans le palais. Zénon, qui souhaitait lui-même la perte
d’Illus, et que la crainte seule retenait, permit à la princesse de satisfaire
sa vengeance, si elle pouvait y réussir sans qu’il parût y avoir part. Le
reproche d’Illus à l’impératrice était d’autant plus capable de l’irriter,
qu’il était fondé. On soupçonnait dès-lors une intrigue d’Ariadne avec Anastase
le silentiaire. Selon Jornande, Illus en avait donné
avis à l’empereur, et Zénon avait chargé un de ses officiers de tuer Ariadne.
Mais, la nuit même destinée pour cet assassinat, l’impératrice, ayant été
avertie à temps, se réfugia secrètement dans la maison de l’évêque; et le
lendemain Zénon, qui croyait la chose exécutée, se tenant renfermé comme s’il
eût été plongé dans une profonde tristesse, fut fort étonné de voir entrer
Acace qui lui représenta l’atrocité de ce forfait et l’innocence de la
princesse. Zénon consentit qu’elle revînt au palais; et, à son retour, elle
obtint la permission de se venger d’Illus. Tel est le récit de Jornande, et tout est croyable d’une princesse telle
qu’Ariadne et d’un empereur tel que Zénon. Tous les auteurs conviennent sur la
manière dont la vengeance fut entreprise. Ariadne donna ordre à Urbice, son chambellan, de la défaire de son ennemi. Un
soldat de la garde prit le temps qu’Illus montoir l’escalier du Cirque, et lui
déchargea un coup d’épée qui ne lui abattit que l’oreille droite, un des gardes
d’Illus ayant détourné le coup. Zénon crut se laver du soupçon en faisant
mourir l’assassin, et en jurant à Illus qu’il n’avait eu aucune connaissance du
dessein formé contre lui.
Mais ni ce serment, ni la mort du meurtrier ne persuadèrent
Illus. Après avoir manqué deux fois de perdre la vie, il vit bien qu’il n’y avait
pour lui nulle sûreté à la cour. Il résolut de se venger; et, sous prétexte d’avoir
besoin de changer d’air pour achever la guérison. de sa blessure, il demanda la
permission de passer en Orient. Non-seulement Zénon lui accorda sa
demande, mais même, pour lui témoigner plus de confiance, il le nomma
général des troupes d’Orient, et lui donna la nomination des commandants
subalternes. Il lui permit encore d’emmener avec lui tous les sénateurs qu’il jugerait
a propos, et, entre autres, Leonce, qui, selon la promesse
d’Illus, devait aller retirer Vérine du château de Papyre,
et la ramener à Constantinople. Le général, trop bien accompagné par
l’imprudence de l’empereur, se rendit à Antioche avec son frère Troconde, qui
avait été consul en 462, Léonce, Marse et Pamprépius,
qui lui promettait de la part de ses dieux les plus heureux succès. Il
rassembla toutes les troupes d’Orient, et, se voyant à la tête d’une puissante
armée, au lieu de prendre pour lui le titre d’empereur, il le donna à Léonce.
Celui-ci était un Syrien né à Chalcis, habile dans les lettres et dans le
métier de la guerre: il avait été revêtu de la charge de général des troupes de
Thrace. Illus, qui était l’âme et le chef de l’entreprise, ne lui cédait sans
doute l’autorité souveraine que pour un temps, bien résolu de détruire sa
créature et de s’emparer lui-même de l’empire quand la révolution serait assez
affermie. Pour colorer cette usurpation par une forme du moins apparente, ils
allèrent chercher Vérine dans sa prison; et, l’ayant gagnée par les plus belles
promesses, ils l’amenèrent à Tarse, où cette princesse, en présence de l’armée,
mit elle-même la couronne impériale sur la tête de Léonce, et le proclama empereur.
Elle adressa ensuite une lettre circulaire à tous les gouverneurs et commandants
de l’Orient, de l’Egypte et de la Libye; elle était conçue en ces termes: «
Vérine Auguste, à tous nos préfets et nos peuples salut. Vous savez que
l’empire nous appartient, et qu’après le décès de Léon notre époux, nous avons
élevé à la puissance souveraine Trascalissée, qui a
pris le nom de Zénon. Nous espérions qu’il rendrait nos peuples heureux. Mais,
voyant que, par son insatiable avarice, il n’est propre qu’à les accabler, nous
avons cru nécessaire de vous donner un empereur vraiment chrétien , qui, se
conformant aux règles de la religion et de la justice, sût relever l’état
penchant vers sa ruine, gouverner les peuples, et contenir nos ennemis. A ces causes,
nous avons couronné le très-pieux Léonce. Ayez à le reconnaître pour empereur
des Romains, et que quiconque lui refusera obéissance soit traité comme rebelle.»
Cette lettre fut reçue avec de grandes acclamations; la plupart des villes de
Syrie se soumirent à Léonce. Vérine fut mal récompensée de sa complaisance. Dès
qu’Illus n’eut plus besoin de son autorité, il la renferma de nouveau dans le
château de Papyre, où elle mourut quelque temps
après. Sa fille Ariadne fit dans la suite rapporter son corps à Constantinople.
Le nouvel empereur étant retourné à Antioche avec Illus,
se mit en campagne à la tête de soixante et dix mille hommes. Il avait tiré de Papyre de grandes sommes d’argent, que Zénon y avait mises
en réserve comme dans une place de sûreté, en cas qu’il lui arrivât encore
quelque disgrâce. Les Isaures, jusqu’alors attachés à Zénon leur compatriote,
s’étaient donnés à Léonce, qui les avait attirés par une solde plus
considérable que celle qu’ils recevaient de Zénon. Les petits princes de
l’Arménie romaine, qui étaient vassaux héréditaires de l’empire, vinrent se
joindre à lui; et ce fut en punition de cette félonie que Zénon les destitua
dans la suite, et qu’il établit dans ce pays des commandants sans droit
d’hérédité comme dans le reste de l’empire. Léonce et Illus, suivis d’une si
nombreuse armée, firent de grands ravages. Ils prirent Chalcis de Syrie, patrie
de Léonce, et, suivant le conseil de Pamprépius, ils tâchèrent d’attirer à leur
parti le roi de Perse à force d’argent. Ils n’eurent pas le temps de consommer
cette négociation, qui eût été pernicieuse à l’empire. Ils remportèrent d’abord
une grande victoire. Longin, frère de Zénon, marcha contre eux; la bataille se
livra près d’Antioche : Longin fut entièrement défait et se sauva presque seul.
Il fut pris dans sa fuite, et enfermé dans une forteresse. Métronin fut envoyé par Léonce à la tête de cinq cents cavaliers pour surprendre Edesse;
mais cette entreprise n’eut pas de succès.
La prospérité d’Illus ne fut pas de longue durée. L’année
suivante, Théodoric, qui sortait du consulat, fut envoyé contre les rebelles
avec des troupes de terre et de mer, dont les Goths faisaient partie. Zénon lui
donna pour collègues Cottaïs et Jean surnommé le Scythe,
apparemment parce qu’il était Goth d’origine; car les auteurs de ces temps-là
désignent souvent Goths par le nom de Scythes. L’armée de Léonce et d’Illus
fut taillée en pièces dans une sanglante bataille près de Séleucie en Isaurie.
Cette victoire délivra Longin de sa prison. Il revint à Constantinople, où
l’empereur le désigna consul et le nomma chef du sénat. Des honneurs si mal
placés, loin d’effacer sa honte, la gravaient plus profondément dans l’esprit
des peuples. Illus, Léonce et Troconde se réfugièrent dans le château de Papyre avec Pamprépius leur oracle. Marse était mort de maladie dans le cours de cette guerre. La puissance de Léonce
n’avait duré qu’un an.
La situation du château de Papyre le rendait imprenable. Il était bâti sur un rocher qui s’élargissait par le
haut, et que l’on comparait au col d’un chameau qui aurait porté une tête
d’éléphant. On n’y pouvait monter que par un chemin fort étroit pratiqué dans
le roc, et qu’une poignée de soldats pouvait défendre contre la plus forte
armée. Comme il n’était possible de le prendre que par famine, Théodoric, ayant
formé le blocus, lassa devant cette place Jean le Scythe et Cottaïs,
et retourna à Constantinople avec ses Goths. Dès le commencement du siège,
Illus avit fait sortir son frère Troconde, qu’il avait chargé de rassembler des
troupes, pour forcer les retranchements et lui ouvrir un passage. Troconde fut
pris par les assiégeants, qui lui coupèrent la tête. Comme les assiégés ignoraient
cet événement, Pamprépius les amusait par ses prédictions, leur promettant de
jour en jour que Troconde allait arriver avec le secours. Enfin, après trois
ans de patience, la disette augmentant tous les jours, Illus et Léonce, qui avaient
perdu toute espérance sans perdre le courage, découvrirent que Pamprépius
lui-même les trahissait. Ils firent trancher la tête à ce perfide, qui était
l’auteur de tous leurs maux, et la jetèrent dans les retranchements des
ennemis. Ils se seraient laissé mourir de faim plutôt que de se rendre, sans
une autre trahison, qui eut plus de succès. Le frère de la femme de Troconde
alla, par ordre de Zénon, se renfermer avec eux. On le reçut avec joie, comme
un homme que la mort de son beau-frère animait d’une juste vengeance. Il trouva
le moyen de faire monter de nuit les ennemis, et de les rendre maîtres du
château. Les vainqueurs firent couper les mains aux soldats de la garnison
qu’ils avoient surprise, et les renvoyèrent dans ce triste état. Illus et
Léonce furent décapités: leurs têtes, portées à Constantinople, furent
promenées dans le Cirque, et plantées sur des pieux dans le quartier de Syques, au-delà du golfe, où elles donnèrent au peuple un
affreux spectacle pendant plusieurs jours. On pleurait la triste destinée
d’Illus, à qui ses grandes qualités semblaient promettre une fin glorieuse. Il
n’avait échappé à la fureur des deux impératrices que pour être le jouet d’un
vil imposteur, qui, après avoir altéré toutes ses vertus, l’avait enivré de
folles espérances, et précipité dans un abîme de malheurs. L’empereur, pour
regagner les Isaures, fut obligé de leur assigner sur l’épargne une pension
annuelle de cinq mille livres d’or.
Théodoric, de retour à Constantinople, ne se crut pas longtemps
en sûreté dans la cour d’un prince défiant et jaloux. Il se retira à Noves en Mœsie, lieu de son séjour ordinaire. La qualité de général
de la Thrace l’obligea bientôt à prendre les armes pour éloigner de cette
province un nouvel orage qui la menaçait. Bulgares avançaient le long du
Pont-Euxin, et marchaient vers le Danube. C’est la première fois que ces barbares
sont nommes dans l’histoire. Ils avoient pris leur nom du fleuve Volga, dont
ils avoient habité les bords. Le nom d’Hunogundures qu’ils portèrent d’abord, fait penser que leur origine a quelque rapport à
celle des Huns. Théophane les joint avec les Huns, et leurs migrations
diverses, procédant toujours d’orient en occident, confirment cette conjecture.
On les trouve d’abord près du Volga; on les voit ensuite établis vers les
Palus-Méotides, sur les bords du fleuve Cophin ou Kuban, qui est l’ancien Hypanis du Bosphore. Enfin ils passèrent le Tanaïs,
et firent craindre à l’empire les mêmes ravages qu’il a voit éprouvés de la
part des Huns. Cette nation, dès qu’elle se fit connaître, jeta la frayeur dans
le cœur des Romains. Les auteurs en parlent comme un fléau envoyé de Dieu pour
châtier les princes et les peuples. Les Bulgares étaient tous égaux : on ne méritait
de titre chez eux qu’en tuant un ennemi. Accoutumés à supporter la faim , ils
se nourrissaient du lait de leurs cavales, et leurs chevaux étaient habitués à
demeurer longtemps sans nourriture. Théodoric, en servant l’empire dans une
circonstance si périlleuse, n’attendait aucune reconnaissance de Zénon. Mais
pour un cœur tel que le sien le péril avait des attraits, et la gloire était
une assez riche récompense. Il marcha contre ces barbares, dont le nom seul faisait
trembler l’empereur dans son palais; il passa le Danube, les alla chercher sur
les bords du Borysthène, les défit, et blessa dans le combat leur chef, nommé Libertem, qui ne lui échappa que par la fuite.
L’année suivante 486 vit expirer dans la Gaule le dernier
reste de la puissance romaine. Syagrius, n’ayant plus de ressource que dans sa
valeur, avait pris le titre de roi; et quoique environné des armes françaises,
il s’était conservé un petit état dont Soissons était la capitale. Clovis régnait
depuis cinq ans. Ce jeune prince, avide de combats et de conquêtes, attira
Syagrius à une bataille. Le général romain signala son courage; mais il fallut
céder à la fortune et à la valeur de Clovis; et s’étant couvert le visage de
son sang pour n’être pas reconnu, il s’enfuit à Toulouse, où régnait Alaric,
roi des Visigoths, qui venait de succéder à son père Euric. Le vainqueur
l’arracha de cet asile, en menaçant Alaric de lui déclarer la guerre. Syagrius,
livré à Clovis, eut la tête tranchée; et avec lui fut à jamais détruit l’empire
romain dans cette contrée.
La défaite d’Illus avait rétabli la tranquillité en Orient.
La Syrie était rentrée dans l’obéissance, lorsqu’elle se vit de nouveau
embrasée par les fureurs du fanatisme. Zénon était passionné pour les jeux du
Cirque. Ce prince, aussi frivole que lâche et voluptueux, prenant parti dans
les courses de chars, s’était déclaré pour la faction verte; et cette faction,
devenue insolente par la faveur, s’emportait souvent aux excès dont sont
capables des esprits brutaux lorsqu’ils se flattent de l’impunité. Dans la
ville d’Antioche, les cochers de cette livrée et leurs partisans s’étant
attroupés, firent main basse sur les Juifs; pas un ne fut épargné. Zénon l’ayant
appris, se contenta de rappeler Théodore, comte d’Orient, et de le dépouiller
de sa charge. Mais, loin de faire un exemple des meurtriers, comme on lui disait
qu’après avoir égorgé les Juifs, on avait brûlé leurs cadavres. Et pourquoi,
repartit-il, ne les avoir pas brûlés vifs, ainsi qu’ils l’auraient mérité? Une parole si inhumaine et si indigne d’un prince qui doit être le père de tous
ses sujets mit les Juifs au désespoir. Les Samaritains, toujours entêtés des
superstitions judaïques, se révoltèrent: ils prirent pour roi un chef de
brigands nommé Justusa, et, s’étant assemblés en
armes sur le mont Garisim, ils descendirent dans la
ville de Néapolis, aujourd’hui Naplouse, et
anciennement Sichem, située au pied de cette montagne. C’était le jour de la
Pentecôte: ils massacrèrent dans l’église ce qu’ils y trouvèrent de chrétiens;
se jetèrent sur l’évêque Térébinthe, qui célébrait le sacrifice, lui portèrent
plusieurs coups d’épée, lui coupèrent les doigts, et profanèrent les saints
mystères. De là ils coururent à Césarée, capitale de la Palestine, où ils
égorgèrent un grand nombre de chrétiens, et brûlèrent l’église de
Saint-Procope. Justusa, ceint du diadème, fit
célébrer devant lui les jeux du Cirque en signe de triomphe. Mais il n’avait
pas assez de forces pour soutenir sa révolte. Asclépiade, commandant des
troupes de Palestine, et Rhége, dont la fonction était
de poursuivre les brigands, vinrent fondre sur lui à la tête des cohortes
nommées arcadiennes. Justusa fut défait et
pris dans le combat. On lui coupa la tête, qui fut envoyée à Zénon avec son
diadème. L’évêque Térébinthe, couvert de blessures, alla en même temps se
présenter à l’empereur, qui confisqua les biens des principaux Samaritains, mit
une forte garnison dans leur ville, et flétrit la nation entière en déclarant
tout Samaritain incapable de porter les armes. L’église de Saint-Procope fut
rebâtie. On changea la synagogue du mont Garisim en
une église de la sainte Vierge, toujours gardée par dix soldats. Une autre
garde fermait aux habitants l’accès de la montagne.
Ces précautions retinrent les Samaritains tant que Zenon vécut. Mais, sous l’empire d’Anastase, il s’éleva une
nouvelle émeute, dont les suites furent moins funestes. Une troupe d’habitants,
animés et conduits par une femme, monta sur le mont Garisim par des endroits escarpés, pour éviter les soldais qui défendaient le chemin.
Ils massacrèrent la garde de l’église, dont ils s’emparèrent. Ils appelèrent
ensuite à grands cris leurs concitoyens; mais ceux-ci ne jugèrent pas à propos
de se joindre à eux, et demeurèrent tranquilles. Cette sédition fut bientôt
étouffée par la prudence et le courage de Procope d’Edesse, gouverneur de la
province, qui, s’étant saisi des rebelles, les punit du dernier supplice.
Justinien, quelques années après, ayant engagé la plupart des Samaritains à
embrasser la religion chrétienne, rétablit les églises qu’ils avoient détruites,
et ajouta des fortifications à celle du mont Garisim,
qu’il mit hors d’insulte. Il voulait détruire la secte samaritaine; mais elle
s’est conservée, et elle subsiste encore aujourd’hui.
LIVRE TRENTE-SEPTIÈME. THEODORIC LE GRAND.
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HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |