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EL VENCEDOR EDICIONES

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

LIBRAIRIE FRANÇAISE

FRENCH DOOR

 

 

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

 

JUSTINIEN II &  LÉONCE

An 686.

Un prince de seize ans se jouant de la puissance souveraine va replonger l’empire dans les malheurs dont succès de la prudence de son père avait suspendu le cours. Justinien II joignait à l’inexpérience et aux autres défauts de la jeunesse les vices d’un mauvais naturel. Dur, cruel,  présomptueux, ne prenant conseil que de ses caprices, il se rendit odieux à ses sujets, méprisable à ses ennemis. Cependant son règne s’annonça par des succès  assez heureux. Les Sarrasins se déchiraient par des  guerres civiles. Mokhtar en Perse, Abd-allah en Arabie, Saïd révolté en Syrie, partageaient les forces du khalife Abd-almélik. En même temps Jean, chef des Maronites et successeur de Salem, ne donnait point de repos aux arrasins. S’étant avancé jusqu’au Mont Carmel, dans le dessein d’aller attaquer Jérusalem, il fut surpris par les Sarrasins de Gaza, qui lui tuèrent trois mille hommes. Pour se venger de cet échec, il marcha vers Gaza, pilla les terres des environs, défit neuf mil hommes, enleva quantité d’habitants et de troupeaux, et retourna au Liban. L’empereur crut la conjoncture favorable pour attaquer les Sarrasins. Il rompit la paix que son père avait faite pour trente ans; mais au lieu de tomber sur la Syrie, dont les guerres civiles et les ravages des Mardaîtes lui ouvraient l’entrée, il porta ses forces sur les provinces septentrionales. Elles étaient dégarnies; toutes les troupes des Musulmans, partagées entre Abd-almélik et ses rivaux, s’étant réunies en Mésopotamie et en Syrie.

L’empereur voulut profiter de cette situation désavantageuse pour rétablir la domination ou au moins la suprématie des Romains dans l’Arménie, qui continuait à payer un tribut aux Arabes. On a vu comment Hamazasp le Mamigonien était devenu, en 654, le chef suprême de l’Arménie. Il avait su depuis profiter des dissensions qui armèrent les Arabes pour les prétentions au khalifat d’Ali et de Moawiah. Il avait refusé le tribut et s’était mis sous la protection de l’empereur, qui l’avait récompensé par le titre de curopalate. Il donna en même temps à Schahpour le commandement de l’Arménie occidentale. Ce changement causa la perte des nombreux otages que les Arméniens avaient livrés aux Arabes, comme garantie de leur fidélité. Ils furent tous mis à mort à l’exception de Grégoire, le frère de Hamazasp. Lorsque Moawiah eut obtenu la supériorité sur son rival, il manifesta l’intention d’envoyer des troupes en Arménie pour y rétablir son autorité. Les Arméniens déjà dégoûtés des Grecs, qui ne cessaient de fomenter parmi eux des troubles religieux, et qui les secouraient mal, songèrent à rentrer dans l’alliance des Arabes; Vard, prince des Reschdouniens, ennemi des Romains, les excitait à prendre ce parti. L’alliance fut bientôt conclue; Hamazasp mourut huit mois après en l’an 658, et le khalife lui donna son frère Grégoire pour successeur, sur la demande du patriarche et des grands du pays. Sous le gouvernement de Grégoire l’Arménie jouit d’une grande tranquillité, les tributs furent acquittés régulièrement, et les seigneurs arméniens joignirent leurs contingents aux troupes arabes dans les guerres que les khalifes eurent à soutenir contre l’empereur. Grégoire était, comme son frère, un homme pieux et instruit. En l’an 683, les Khazars devenus très puissants franchirent le Caucase et firent une irruption en Arménie. Grégoire essaya d’arrêter leurs progrès, il fut vaincu en les combattant. Sa mort livra le pays à l’anarchie; pendant deux ans, il n’eut pas de chef; les Khazars le ravagèrent et les seigneurs s’y firent la guerre. Enfin, en l’an 685, le prince des Bagratides Aschot, fils de Byrat, parvint à chasser les ennemis et à se faire reconnaître pour Patrice; il donna le commandement des troupes à son frère Sembath, et se soumit à payer aux Arabes le tribut accoutumé. C’est dans ces circonstances que Justinien II, à peine monté sur le trône, voulut rétablir l’autorité impériale dans les régions orientales autrefois soumises à la suprématie des rois de Perse.

Le patrice Léonce, à la tête d’une nombreuse armée, traversa sans obstacle l’Arménie, l’Ibérie, l’Albanie, le pays de Moukan (ou Mougan, au vaste territoire, plat et marécageux, qui s’étend au midi de l’Araxe,vers l’embouchure du Kour dans la mer Caspienne, entre l’Arménie et d’Azerbaïdjan. Ce pays est couvert de magnifiques pâturages, qui furent toujours très-enviés par les tribus nomades de l’Asie) et la Médie; il pénétra jusqu’en Hyrcanie, faisant partout un horrible carnage.  Il dévasta entièrement vingt-cinq provinces de l’Arménie, et y enleva une multitude de captifs, qu’il fit vendre dans les pays lointains. It fit aussi passer au fil de l’épée tous les Arabes qu’il trouva en Arménie. Chargé de riches dépouilles qu’il fît passer à l’empereur, il prit la route de Syrie, où les divisions des Sarrasins semblaient l’assurer du succès.

Le khalife, vainqueur de Saïd qu’il avait mis à mort, était rentré dans Damas. Bientôt après il était passé dans la Mésopotamie pour soumettre les rebelles, qui s’y étaient levés comme dans les autres provinces de l’empire ; il s’y rendit maître de Circésium ou Karkisia et de Théodosiopolis ou Rasaïn. Cependant Abd-almélik, affaibli par tant d’agitations, proposa à l’empereur de faire une suspension d’armes, qui fut acceptée. Paul, agent de l’empereur, conclut avec lui un nouveau traité de paix à des conditions plus avantageuses que celles dont on était convenu avec Moawiah tant ans auparavant. Le khalife consentait à donner chaque jour à l’empereur mille pièces d’or, un cheval de race et un esclave. Du côté des Romains, on cédait au khalife la moitié des revenus de l’île de Chypre, de l’Arménie et de l’Ibérie. Cette paix devait durer dix ans. Par un article secret l’empereur s’engageait à délivrer les Sarrasins des incursions continuelles des Mardaïtes. Pour l’exécution de ce dernier article, Léonce suivi d’un détachement de son armée entra en Syrie de concert avec les Sarrasins, et marcha au mont Liban. Les Mardaïtes n’étant pas instruits de la négociation de l’empereur, il fut aisé de leur faire accroire que les troupes romaines venaient pour chasser les Musulmans de la Syrie. Léonce était chargé de présents et d’une lettre affectueuse pour le chef des Mardaïtes; mais il avait ordre de le tuer. Ce général, aussi fourbe que son maître, va trouver Jean dans la ville de Gabbélias, et lui met entre les mains la lettre et les présents de l’empereur. Jean lui fit le meilleur accueil. Charmé de n’être plus regardé comme un rebelle, protestant à Léonce que jamais les Maronites ne s’étaient écartés de la fidélité qu’ils devaient à l'empereur, et qu’en combattant sans cesse les Sarrasins ils avaient cru servir l’empire autant que se défendre eux-mêmes, il l’invite à un repas. Tandis qu’ils étaient à table, et qu’ils s’entretenaient des mesures qu’il fallait prendre pour réussir dans la guerre qu’on allait commencer, les soldats de Léonce, au signal qu’il leur donne, se jettent sur Jean et le percent de coups. Les Maronites qui étaient présents fondent sur les assassins et sont eux-mêmes hachés en pièces. Une action si atroce révolté tout le pays. Mais Léonce, moitié par argent, moitié par menaces, vient à bout de calmer l’orage. Il fait prêter aux Mardaïtes le serment de fidélité. Il leur donne pour chef Simon, neveu du défunt. S’étant ainsi rendu maître des esprits et des forteresses, il choisit douze mille des plus braves, et sous prétexte que l’empire a besoin de leur secours, il les fait sortir du pays. Les uns sont transportés dans la petite Arménie, d’autres en Thrace. La plupart sont établis en Pamphylie, où ils eurent dans la suite un chef sous le nom de capitaine, qui résidait dans Attalée. Ceux qui restèrent dans le Liban, affaiblis par cette division, se tinrent cantonnés dans leurs montagnes, où il était difficile de les forcer, comme ils étaient eux-mêmes hors d'état d’inquiéter les Sarrasins. Tous les écrivains de ces temps-là parlent de cette dispersion des Maronites comme d’une faute capitale de Justinien et d’une plaie mortelle faite à l’empire. Ces peuples guerriers tenaient à l’abri d’insulte les frontières du côté de la Syrie. Les Musulmans étaient maîtres de toutes les villes depuis Mopsueste en Cilicie jusqu’à la quatrième Arménie : mais fatigués par les courses des Maronites, ils les avaient abandonnées, et ce pays réduit en désert servait de barrière à l’empire. Dès que les Maronites eurent perdu leurs forces, les Sarrasins se rétablirent dans cette contrée; les hauteurs du mont Amarius et du mont Taurus leur servirent de forteresses pour foudroyer l’Asie mineure et désoler les provinces romaines. Outre les Maronites qui habitent encore aujourd’hui dans le Liban, on en voit plusieurs familles établies sur les confins de la Cilicie et de l’Arménie, et surtout dans Halep. Une famine dont la Syrie fut affligée l’année suivante, en fit encore sortir grand nombre d’habitants, qui allèrent s’établir sur les terres de l’empire.

Affaires de l’Église

Le jeune empereur, déjà déshonoré par la plus noire perfidie, ne tarda pas à donner des marques de son penchant à la cruauté. Un assez grand nombre de Manichéens avaient vécu tranquillement en Arménie sous l’empire des Musulmans; il eût été trop long de travailler à les convertir Justinien jugea plus court et plus facile de les faire brûler vifs. Il témoignait un grand zèle pour la religion, dont il ignorait le véritable esprit. Il recueillit les actes du sixième concile, qui étaient restés entre les mains de quelques officiers; il les fit lire dans une nombreuse assemblée, où il avait convoqué les personnages les plus respectables de l’Église et de l’État; il les fit sceller ensuite et déposer dans les archives du palais, pour les préserver de toute altération. Il accordait aux papes des exemptions et des remises d’arrérages dûs au fisc impérial. Mais ses lieutenants en Italie déshonoraient le prince par leur avarice, et prétendaient vendre jusqu’à la chaire de saint Pierre. Jean V, successeur de Benoit II, étant mort en 686, on vit s’élever deux concurrents, soutenu l’un par le clergé, l’autre par la noblesse. Les magistrats à la tête du peuple terminèrent la contestation en les excluant tous deux, et faisant choisir un prêtre vertueux et sans ambition, nommé Conon, dont l'élection réunit enfin tous les suffrages. Ce bon pape, trop facile à tromper, reçut un affront sensible dans la personne d’un de ses agents. Sur de fausses recommandations et sans consulter son clergé, il avait établi un diacre de l’église de Syracuse, nommé Constantin, directeur du patrimoine de saint Pierre en Sicile. C’était un fourbe, qui par ses chicanes et ses rapines révolta toute la province. Le pape eut le chagrin d’apprendre qu’il avait été arrêté et renfermé dans une étroite prison par sentence des magistrats. Conon ne tint le Saint-Siège que onze mois; à sa mort les factions se réveillèrent. Il avait légué par son testament une somme considérable aux monastères et aux églises. Paschal, archidiacre de Rome, chargé par sa dignité de la dispensation de ce legs pieux, en détourna une partie pour acheter le pontificat. Il offrit à l’exarque cent livres d’or, s’il l’aidait à monter sur le Saint-Siège. Jean Platys venait de succéder dans l’exarchat à Théodore II, qui avait succédé à Grégoire. Cette première occasion de s’enrichir lui parut de bon augure; il promit tout. Paschal se mit sur les rangs; il partagea les suffrages avec Théodore, l’un des contendants déjà rejetés avant l’élection de Conon. Après de grands débats, le différend se termina comme auparavant; toutes les voix se réunirent en faveur d’un troisième, nommé Sergius. Platys arriva trop tard pour servir Paschal; mais il ne voulut pas perdre sa proie: pour confirmer l’élection de Sergius, il exigea les cent livres d’or que Paschal lui avait promises. En vain le nouveau pape s’efforça de lui faire horreur d’une simonie si criminelle; il fallut, pour le satisfaire, mettre en gage les lampes et les couronnes suspendues autour du tombeau de saint Pierre. Tant d’iniquités de toute espèce que commettaient les exarques, demeuraient impunies.

L’Italie, autrefois le centre de l’empire, était devenue province frontière; encore ne tenait-elle à l’empire que par de faibles attaches, la plus grande partie étant au pouvoir des Lombards. Les empereurs semblaient ne s’en occuper que pour en vendre le gouvernement, et les gouverneurs, après avoir acheté leur dignité, se dédommageaient par les rapines. Cette espèce de magistrature n’a rien laissé de remarquable, sinon que, dans le nombre de dix-huit exarques qui se sont succédé dans l’espace de cent quatre-vingts ans, il ne s’en trouve pas un seul qui mérite le souvenir de la postérité. Preuve évidente que Cette place ne s’acquérait que par argent et par des intrigues de cour.

L’indignité de ceux qui représentaient l’empereur détachait de l’empire le cœur des sujets et avilissait dans leur esprit la personne du prince. Cependant les papes, attentifs à leur propre agrandissement, avaient soin de recueillir la considération que perdaient les empereurs; et par une sorte de balance politique, à mesure que l’autorité impériale baissait en Occident, celle des Papes s’élevait dans les affaires temporelles.

An 688

Justinien, plus capable de troubler le repos de l’empire que d’en réformer les abus, rompit alors la paix que son père avait faite avec les Bulgares. Plein de confiance en ses forces, enivré des flatteries de ses jeunes courtisans, il fit passer en Thrace les corps de cavalerie qu’il avait en Asie, et se mit à leur tête pour aller exterminer les Bulgares, que son père, lui disait-on, par une honteuse lâcheté, avait laissés établir en-deçà du Danube. Le début de cette campagne fut heureux : on battit une armée de Bulgares qui s’était avancée dans la Thrace. Les Esclavons, sujets des Bulgares, avaient inondé une partie de la Macédoine et s’étendaient jusqu’à Thessalonique. Ils s’étaient emparés de toutes les places et peuplaient les campagnes d’un prodigieux essaim d’habitants. L’armée romaine y porta le ravage; et cette irruption soudaine les trouvant sans défense, les uns furent passés au fil de l’épée, les autres en plus grand nombre se rendirent prisonniers. L’empereur en laissa une partie dans le pays, à condition qu’ils se reconnaîtraient sujets de l’empire, et qu’ils payeraient un tribut. Mais il les éloigna de Thessalonique, et les établit dans les montagnes à l’Occident du fleuve Strymon. Il en fit passer le plus grand nombre en Asie, et leur assigna des demeures sur les bords de l’Hellespont, de la Propontide et dans la Troade. Il revenait avec la fierté d’un vainqueur et la sécurité d’un jeune prince sans expérience, lorsqu’aux défilés du mont Rhodope il se vit assailli d’une armée de Bulgares, qui, lui fermant les passages, fondirent sur lui de toutes parts. Plus de la moitié de ses soldats furent tués ou blessés, il courut lui-même grand risque de la vie, et revint en très mauvais état à Constantinople, où ses lettres quelques jours auparavant avaient porté la nouvelle des plus brillants succès.

Quatrième expédition des Sarrasins en Afrique

Il semble que l’Afrique dans ce temps-là fût regardée par les empereurs et par les khalifes comme un pays détaché des deux empires, où 'les deux nations  pouvaient se faire la guerre sans rompre la paix qui subsistait ailleurs entre elles. Le traite conclu deux ans auparavant entre Justinien et Abd-almélik ne fut pas  censé violé par une nouvelle entreprise des Sarrasins sur l’Afrique. Depuis la mort d’Okbahx, Kouschaïlali maître de Kaïrowan avait enlevé aux Musulmans toutes leurs conquêtes dans la Byzacène. Pour réparer ces pertes, Abd-almélik rassembla les meilleures troupes de la Syrie, et les pourvut d’argent, de vivres et de munitions de guerre. Mais ce qui en faisait la principale force, ce fut le choix du général. Zohaïr s’était signalé sous le commandement d’Okbah dans l’expédition précédente: il était gouverneur de Kaïrowan, lorsque Kouschaïlali vint s’en emparer, et il n’en était sorti qu’en frémissant de rage, prêt à s’ensevelir sous les ruines de cette place, si la garnison n’eût refusé de mourir avec lui. Zohaïr fut choisi pour commander la nouvelle armée. Il marcha aussitôt à Kaïrowan. Le trajet était long, et Kouschaïlah eut le temps d’armer un grand nombre de Romains et de Berbers, qui vinrent à l’envi s’enrôler sous ses étendards. Tout semblait égal dans les deux armées, le nombre des troupes, la valeur et la science militaire dans les généraux, la bravoure dans les soldats. Mais celle des Musulmans était animée par le plus violent ressort des actions humaines: c’était le fanatisme, qui change les hommes en bêtes féroces. Après un combat opiniâtre, où la victoire changea souvent de parti, Kouschaïlah, couvert de son sang et de celui des ennemis, tomba mort, et sa chute ôta le courage à son armée; le carnage fat horrible. Le vainqueur entra dans Kaïrowan, et après y avoir fait reposer sels troupes, il songeait à pousser ses conquêtes vers l’Occident, lorsqu’il apprit qu’une flotte romaine faisait voile vers l’Afrique.

A la première nouvelle qu’avait reçue Justinien de l’entrée des Musulmans en Afrique, il avait fait embarquer les troupes de Thrace avec ordre à la flotte de cingler vers Carthage et de prendre en passant tous les vaisseaux et toutes les garnisons de la Sicile. Les Romains abordèrent dans le temps même que Zohaïr vainqueur marchait à Carthage. Son armée, affaiblie par une victoire qui lui avait coûté beaucoup de sang, se trouvait fort inférieure à l’armée romaine. Mais les Sarrasins n’avaient pas encore appris à compter leurs ennemis; emportés par un enthousiasme impétueux, ils ignoraient l’art des retraites; ils ne savaient que mourir, lorsqu’ils étaient les plus faibles. Zohaïr livra bataille, et malgré sa valeur héroïque, il succomba sous le nombre. Nul de ses soldats ne voulut lui survivre. Les Romains, étonnés eux-mêmes de leur victoire, n’osèrent en risquer la gloire en s’engageant dans le pays; ils se rembarquèrent aussitôt, trop contents d’aller montrer à Constantinople les dépouilles des Sarrasins. Le khalife, vivement touché de la perte de son général et de son armée, ne se trouva pas en état d’en poursuivre la vengeance. Il avait alors à soutenir deux guerres meurtrières, l’une contre Mokhtar du côté de la Perse, l’autre contre Abd-allah en Arabie. Il ne reprit ses projets sur l’Afrique qu’après la défaite et la mort de ses deux rivaux.

 Tous les deux périrent les armes à la main; et le  cadavre d’Abd-allah ayant été porté en Syrie, sa peau remplie de paille fut attachée à un gibet aux portes de Damas. Abd-almélik, devenu en 691 paisible possesseur de tout l’empire musulman, voulut réparer le temple de la Mecque, qui avait été fort endommagé pendant le siège. Il entreprit d’y faire transporter de belles colonnes de granité, qui soutenaient l’église bâtie dans la vallée de Gethsémani, près de Jérusalem. Deux chrétiens, Sergius et Patrice0, puissants en Palestine et fort considérés du khalife, l’en détournèrent à force de prières, et lui promirent d’obtenir de l’empereur d’autrès colonnes propres à son dessein; ce qui fut exécuté. Mais tandis qu’Abd-almélik s’occupait à rétablir ses états après les désordres d’une longue guerre civile, Justinien plein d’imprudence et de caprices semblait ne travailler qu’à détruire les siens. Par un article du dernier traité de paix, le khalife partageait avec lui le domaine de l’île de Chypre : l’empereur, se repentant d’avoir consenti à ce partage, prit une résolution tout-à-fait insensée, ce fut d’abandonner l’île entière, et de transporter ailleurs les habitants de la partie qui lui appartenait. Il les fit passer dans l’Hellespont et les établit près de Cyzique, dans une ville à laquelle il donna son nom. La plus grande partie des malheureux Chypriens, arrachés du sein de leur patrie, furent submergés dans le trajet par une tempête, d’autres moururent de maladies. Il n’en resta qu’un petit nombre qui revinrent en Chypre sous le règne de Léon l’Isaurien. Quelques auteurs disent que ce fut Justinien lui-même qui les ramena dans leurs anciennes demeures en 706. Mais dans cet intervalle l’ancienne Salamine, nommée alors Constantia, et métropole de l’île entière, avait été détruite par les Sarrasins, et elle ne s’est jamais relevée de ses ruines.

Cette émigration déplut beaucoup au khalife, qui tendait bien à se voir incessamment maître de l’île entière et de tous ses habitants. Délivré de ses ennemis domestiques il souhaitait la guerre, et regardait la redevance à laquelle la nécessité de ses affaires l’avait engagé, comme un tribut déshonorant, dont il cherchait à s’affranchir. Mais, pour mettre de son côté une apparence de justice, il voulait que la rupture fût l’ouvrage du jeune empereur, et il prévoyait qu’elle ne tarderait pas de la part d’un prince impétueux, hautain, imprudent, plus avide de guerre que capable d’y réussir. Il ne fut pas trompé dans son attente. Depuis le commencement de l’empire romain, aucune monnaie d’or n y avait cours, qu’elle ne fût frappée au coin des empereurs. C’était avec ces espèces que les Sarrasins payaient la somme stipulée par les deux derniers traités. Ils n’avaient même jamais battu monnaie, et s’étaient toujours servis de celle des Romains et des Perses. Abd-almélik en fit frapper à son coin, et voici quelle fut l’occasion de ce changement. Toutes les lettres des khalifes portaient en titre cette formule: Dites qu’il n’y a qu’un Dieu, et que Mahomet est son prophète. Quoique cette façon d’écrire eût toujours été tolérée par les empereurs, Justinien voulut s’en offenser; il manda fièrement au khalife qu’il eût à supprimer sa formule; sinon, qu’il lui enverrait une monnaie où l’apôtre des Musulmans serait caractérisé par le nom qu’il méritait. Abd-almélik, irrité d’une menace si outrageante, fit assembler le peuple dans la mosquée de Damas; il l’instruisit de l’insolence du monarque romain, maudit la monnaie de l’empire, et déclara qu’il en allait faire frapper d’autre. Le soin en fat confié à un Juif nommé Somior. On frappa des statères d’or du poids d’une drachme et au-dessous; ils avaient pour inscription: Dieu est le Seigneur. Le premier coin, était fort grossier; il fut perfectionné sous les règnes suivants.

L’empereur refusa cette nouvelle monnaie, et envoya au kalife une déclaration de guerre. Des Esclavons qu’il avait transplantés en Asie, il composa un corps de trente mille hommes, dont il donna le commandement à un de leurs compatriotes nommé Nébule. Ayant joint à ce corps ses troupes de cavalerie, il marcha en personne vers la Cilicie et campa auprès de Sébastopolis sur la mer, vis-à-vis de l’île d’Eléuse. Abd-almélik, poussant la feinte jusqu’au bout, fit publier un manifeste dans lequel il protestait qu’il ne désirait que la paix; que c’était la nécessite d’une juste defense qui forçait les Sarrasins à prendre les armes, et qu’il ne faudrait imputer qu’à l’empereur les suites funestes de la guerre. Il fit en même temps marcher les troupes, sous la conduite d’un chef habile et plein de valeur, nommé Mohammed. Lorsque les deux armées furent en présence, le général sarrasin, pour se conformer à la politique de son maître, envoya représenter à l’empereur qu’il se rendait criminel en violant un traite confirmé par son propre serment; et que le bras du Tout-Puissant suspendu sur les deux nations allait foudroyer le parjure et combattre en faveur du peuple fidèle. L’effet de ces paroles fut d’irriter davantage l’empereur: il chasse le député de sa présence, et range son armée en bataille. Les Sarrasins ayant attaché au haut d’une pique l’original du traité marchent sous cet étendard et en viennent aux mains. Ils étaient fort inférieurs en nombre; et après un choc furieux, ils commençaient à reculer, lorsque Mohammed soutenant par sa valeur le courage des siens trouve le moyen de faire passer à Nébule un carquois rempli de pièces d’or, avec promesse d’une plus grande récompense s’il se séparait des Romains. Jamais la force de ce métal dangereux n’eut un effet plus prompt : Nébule passe du côté des Sarrasins avec vingt mille Esclavons, et leur porte la victoire; il laisse dans l’armée romaine l’épouvante et le désordre. L’empereur prend la fuite, abandonnant ses troupes à la fureur de l’ennemi. Arrivé au bord de la Propontide, ce prince plein de rage se venge de la trahison des Esclavons par une cruauté encore plus criminelle : il fait rassembler ce qui reste de cette malheureuse nation, vieillards, femmes, enfants, et les fait tous précipiter du haut d’uni rocher dans le golfe de Nicomédie.  Les Arabes donnèrent des terres, des femmes et une solde aux Esclavons passés sous leurs drapeaux. Ils en placèrent sept mille dans les environs d’Antiocbe et dans l’île de Chypre. Deux ans après, ces transfuges rendirent d’utiles services aux Arabes, ils se joignirent aux troupes de Mohammed qui fit une nouvelle irruption sur le territoire de l’empire, d’où ils ramenèrent un grand nombre de captifs.

Établissement du kharadj.

Abd-almélik, affranchi par cette victoire, du tribut qu’il payait aux Romains, se voyait le plus puissant monarque de la terre. Son empire s’étendait depuis les Indes, dont il avait subjugué une partie, jusqu’aux portes de Carthage; il se promettait de réduire bientôt le reste de l’Afrique, et de porter jusqu’en Espagne ses armes victorieuses. Ce prince aussi avide d’argent que de conquêtes fit faire alors le dénombrement de tous les habitants de son vaste empire. Quelques auteurs font remonter cette opération politique à l’an 19 de l’hégire, sous le règne d’Omar; mais les plus habiles historiens la reculent jusqu’à l’an de J. C. 692, au temps d’Abd'-almélik. Jamais rôle ne fut dressé avec une plus rigoureuse exactitude; il ordonna d’enregistrer non-seulement chaque personne, mais aussi chaque tête de bétail, chaque pied d’arbre; détail odieux et capable d’abâtardir une nation, en y introduisant la fraude, qui devient comme naturelle aux agents avides chargés de recueillir les impositions, et aux sujets opprimés qui les payent. Le dénombrement achevé, le khalife imposa un tribut, dont les chrétiens furent les plus chargés: c’est ce que des Turcs nomment aujourd’hui kharadj; et c’est là l’origine de toutes les avanies que les chrétiens essuyent dans les états,mahométans.

Il fallait à Justinien quelque occupation importante pour faire diversion au chagrin que lui causait sa défait. Depuis longtemps les évêques orientaux demandaient un concile, pour rétablir la discipline de l’Église, dont le sort, ainsi que celui de toutes les, choses humaines, est de se relâcher et de s’affaiblir, si l’on n’a  soin de temps en temps de la resserrer et de la remetre en vigueur. Les deux derniers conciles généraux ne s’étaient occupés que de la condamnation des hérésies, sans faire de lois ecclésiastiques. Ce fut pour remédier à ce défaut que les évêques convoqués par l’empereur s’assemblèrent à Constantinople dans l’automne de cette année. Le concile se tint sous le dôme du palais impérial, et c’est pour cette raison qu’il est nommé in Trullo. On l’appelle aussi Quini-sexte, parce qu’il fut comme le supplément du cinquième et du sixième concile général. Paul, successeur de Théodore dans la chaire de Constantinople, y présida. Il paraît que le pape Sergius n’y fut pas invité et qu’il n’y envoya point de légats; aussi refusa-t-il d’y souscrire. Entre cent deux canons qui furent alors dressés par les évêques d’Orient, il y en a plusieurs qui sont contraires aux usages de l’église romaine. Celui qui choquait davantage la discipline d’Occident, c’était la permission donnée aux prêtres de garder leurs femmes, et de vivre avec elles comme ils y avaient vécu avant leur ordination. On blâmait même en ce point l’usage de l’Église Latine, qui prescrivait la continence aux prêtres, et on prétendait qui était moins parfait et moins conforme à la dignité du sacrement de mariage. Quoique ce concile n’ait jamais été reçu en son entier, cependant l’Église n’en rejette pas les canons qui ne renferment rien d’opposé aux traditions de l’Église Romaine, aux décrets des papes, ni aux bonnes mœurs. On s’én est même servi contre les Iconoclastes pour prouver l’universalité de l’usage des images dans l’Église Grecque.

Irrité du refus que le pape faisait de souscrire, l’empereur envoya un officier nommé Sergius, avec ordre de lui amener Jean, évêque de Porto, et Boniface, conseiller du siège apostolique, qu’il savait être les plus opposés à l’acceptation du concile. Ils partirent sans résistance. Mais il n’en fut pas ainsi de la personne même du pape. Zacharie écuyer de l’empereur, étant venu à Rome pour l’enlever et le conduire à Constantinople, trouva tout le peuple sous les armes pour défendre son pasteur. La milice de l’exarchat accourût dans le même dessein. Tout retentissait de cris menaçants, et Zacharie n’eut point d’autre asile que le palais de Latran. Il se réfugia tout tremblant dans la chambre même du pape, le conjurant de lui sauver la vie. Cependant le bruit se répand que le saint pontife a été enlevé et embarqué pendant la nuit; l’armée de Ravenne environne le palais, demande à voir le pape, et menace de jeter les portes par terre, si on ne se hâte de les ouvrir. Zacharie se crut alors au dernier moment de sa vie : saisi de frayeur et hors de sens, il se cache sous le lit du pape, qui le rassure en lui donnant parole de ne pas permettre qu’on lui fasse aucun mal. Sergius se montre ensuite au peuple et aux soldats; il les assemble dans la basilique de Théodore; il les adoucit par ses paroles, et leur demande grâce pour l’officier de l’empereur. Le trouble ne s’apaisa que par la retraite de Zacharie, qui se trouva fort heureux de pouvoir sortir de Rome au milieu des malédictions dont tout le peuple l’accablait. Justinien ne put se venger de cet affront; il était déjà détrôné et traité plus outrageusement que Zacharie ne l’avait été à Rome. Mais lorsqu’il se fut rétabli sur le trône, il reprit son premier dessein. Il envoya deux Métropolitains à Jean VII, qui tenait alors le Saint-Siège, pour île prier de confirmer les canons qu’il approuverait, avec permission de rejeter les autres. Ce pape, n’osant par timidité entrer dans cette discussion, se contenta de les renvoyer, sans les souscrire ni les censurer. Mais le pape Constantin montra dans la suite plus de fermeté et de sagesse, approuvant les uns et rejetant les autres.

An 693

La victoire des Sarrasins dans la Cilicie eut pour eux de grands résultats militaires, elle les rendit maîtres d’une grande partie de l’Arménie. Depuis que Léonce général de Justinien avait rétabli l’autorité impériale dans ce pays, en l’an 689, il avait été en proie à de nouvelles révolutions. Les Arabes continuaient d’y faire des incursions, pillant les bourgs et les villages, emmenant des captifs et fatiguant le pays par une multitude de petits combats. Le patrice Aschot, qui y commandait, s’efforça de leur résister, mais il succomba dans un de ces engagements, après avoir administré l’Arménie pendant quatre ans environ. Une nouvelle armée arabe pénétra alors sans résistance dans le pays; elle était commandée par Mohammed le frère du khalife, celui-là même qui avait vaincu les Romains dans la Cilicie. Il fut alors chargé du gouvernement, de la Mésopotamie septentrionale, de l’Azerbaïdjan et de toutes les possessions arabes en Arménie. Il pénétra dans la partie septentrionale du pays, au-delà de l’Araxe, où il attaqua la forte île de Sévan dans le lac du même nom et détruisit le château qui y était. Tous ces ravages rappelèrent l’empereur eu Orient. En l’an 690, il rentra m Arménie aye des forces considérables. Arrivé en un lieu appelle Avartak dont la position est inconnue, il y partagea ses troupes en trois corps, l’un destiné à soumettre l’Arménie, et les deux autres à la conquête de l’Ibérie et de l’Albanie. L’empereur convoqua ensuite les seigneurs du pays, qui, contraints par la présence des troupes romaines, n’osèrent refuser de venir : ils acquittèrent de mauvaise grâce le tribut, et donnèrent des otages pour garantie de leur fidélité à l’avenir. Justinien donna aussi le gouvernement du pays, avec les titras de patrice et de curopalate, au prince Nerseh de la race de Camsar, fils du vieux Vahan dont il a déjà été plusieurs fois question. Il confia le commandement des troupes à Sembat de la race des Bagratides et frère d’Aschot qui avait péri en combattant les Arabes. L’empereur laissa encore trente mille hommes dans l’Arménie et l’Albanie, et reprit le chemin de Constantinople. Le patrice Nerseh, secondé de son frère Kakig, s’efforçait de rétablir ce malheureux pays, quand le khalife, informé qu’on avait consenti à payer tribut aux Romains, y envoya une nouvelle armée sous le commandement d’un général nommé Àbd-allah. Celui-ci s’avança jusqu’à Dovin, autrefois capitale du pays et résidence des marzbans persans. Abd-allah y fixa son séjour, et invita tous les seigneurs arméniens à venir l’y trouver. Comme ils n’étaient pas assez puissants pour oser résister à cet ordre, la plupart s’y rendirent. Leur exemple fut imité par le patriarche Sahak. Le patrice Sembat  qui commandait à tout le pays en fit autant. Lorsqu’Abd-allah les eut en sa puissance, il les fit charger de fers et les envoya à Damas. Sembat n’y resta pas longtemps : il trouva bientôt le moyen de s’échapper et de revenir en Arménie. Il essaya alors de se mettre en relation avec Léonce, que l’empereur avait envoyé vers cette époque en Arménie avec de nouvelles forces. Il commençait à organiser des moyens de défense quand l’approche d’une autre armée sarrasine, qui marcha l’année suivante vers l’Arménie, le glaça deffroi. Il lui abandonna le pays, et suivi de son cousin Aschot, de Vard, fils de Théodore prince des Reschdouniens, avec plusieurs autres princes,  il s’enfuit vers l’Albanie et se jeta dans Vartanakert, place très-forte, située dans la province arménienne de Phaïtakaran sur les bords de l’Araxe. Il s’y mit à l’abri des atteintes des Arabes. Un officier romain, nommé Sabinus, indigné de la lâcheté de Sembat, rassembla une troupe de volontaires; à la tâte de ce camp volant, il harcelait sans cesse les Musulmans, et en tuait un grand nombre1. Il tomba sur eux au passage d’une rivière; leur chef fut renuversé de cheval et courut grand risque de périr dans les eaux. Mais la valeur de Sabinus ne put réparer la perte qu’avait causée la lâcheté de son général.

Abd-allah s’était cependant mis à la poursuite de Sembat avec cinq mille hommes. Pendant ce temps les troupes romaines s’étaient portées dans la province d’Ararat; elles vinrent attaquer Dovin, quelles prirent. Elles y brûlèrent le palais du gouverneur. Les Romains poursuivirent leur marche vers Vartanakert, dans le but d’en faire lever le siège. Lorsque les Arméniens furent informés de leur approche, ils attaquèrent de leur côté les Arabes avec vigueur. Abd-allah ne put résister à leurs efforts réunis : il fut complètement défait, une partie de ses soldats tenta de s’échapper en traversant sur la glace l’Araxe qui était alors gêlé. La glace manqua sous leurs pieds, et le fleuve les engloutit. Le reste de l’armée fut obligé de se rendre. Abd-allah parvint cependant à se sauver suivi de quelques hommes. Cette victoire releva les espérances des Arméniens; Sembat se remit à la tête de sa nation et quelque temps après il reçut le titre de curopalate qui lui fat donné par Léonce, qui l’avait connu en Arménie, et qui, comme on le verra bientôt, détrôna Justinien et usurpa le trône.

Sembat conserva la paix pendant quelques années et les Arabes ne renouvelèrent plus leurs incursions; cependant, pour se mettre à l’abri de leurs attaques subites, s’ils tentaient de les recommencer, Sembat prit le parti de se retirer dans la province de Daïk, région montueuse qui s’étend au nord de l’Arménie, entre ce pays et la Lazique y fixa son séjour habituel datas la forteresse de Toukhars.

Cette campagne est beaucoup plus brillante dans le récit des auteurs arabes. Voici ce qu’ils en racontent.

Les Khazars alliés des Romains se mirent en marche pour la défense de l’empire. A cette nouvelle Abd-almélik fit partir deux armées : l’une sous la conduite d’Othman, fils de Walid, marcha en Arménie; le succès en fut heureux au-delà de toute espérance : Othman avec quatre mille hommes battit soixante mille Romains. L’autre armée, commandée par Mohammed, fils de Marwan, le frère du khalife, alla combattre les Khazars. Elle fut défaite, quoiqu’elle fût de cent mille hommes. Mais le général ne perdit pas courage : à la tête de quarante mille hommes d’élite, il retourne sur les Khazars vainqueurs et les défait à son tour. Abd-almélik ne crut pas l’honneur des armes sarrasines assez réparé par cette revanche; il fit partir son fils Moslemah avec une autre armée. Moslemah passa l’Euphrate, joignit près des portes Caspiennes les Khazars, qui étaient encore au nombre de quatre-vingt mille, et remporta sur eux une victoire complète.

An 694

Le jeune empereur se consolait de toutes ses pertes par le plaisir qu’il prenait à voir élever de superbes bâtiments, qui coûtaient plus à ses sujets que tous les ravages des Sarrasins. Pour embellir les dehors de son palais, il fit construire une magnifique fontaine, et un  lieu de parade, où il devait faire la revue dès la faction bleue, qu’il honorait de sa faveur. Il fit bâtir dans son palais même une salle de festin d’une étendue extraordinaire, dont le pavé et les murs étaient revêtus des marbres les plus précieux et enrichis de compartiments d’or. Il fallait pour exécuter ces desseins abattre une église de la Sainte-Vierge. L’empereur s’adressa au patriarche Callinicus, successeur de Paul, et lui ordonna de prononcer les prières qui devaient être en usage lorsqu’il était besoin de détruire un lieu saint. Le patriarche répondit qu’il avait des formules de prières pour la construction des églises, mais qu’il n’en avait point pour leur destruction. Le prince impatient, peu satisfait de cette réponse, continuant de le presser, comme s’il n’eût osé outrager la religion sans lui en faire des excuses, enfin le prélat prononça une formule d’oraison que l’occasion même lui suggéra. Au Tout-Puissant, dont la patience est infime, gloire soit rendue dans tous les siècles. C’en fut assez pour calmer les scrupules de l’empereur. L’église fut aussitôt démolie. On ne pouvait subvenir à ces dépenses sans écraser le peuple d’impositions, susciter des chicanes aux riches pour leur enlever leurs biens, et ruiner toutes les familles. C’est en quoi l’empereur était admirablement bien servi par le zèle de deux financiers impitoyables, voués à l’iniquité et à la tyrannie. L’un était Étienne, Perse de nation, receveur des deniers du prince, et chef de ses eunuques. Cet homme sanguinaire, préposé à la construction des nouveaux édifices, traitait inhumainement les ouvriers, et sur le moindre sujet de plainte il faisait tuer à coup de pierres et les manœuvres et les inspecteurs. Fier de sa faveur et sans respect pour la maison impériale, il porta l’insolence jusqu’à menacer la princesse Anastasie, mère de l’empereur, de lui faire subir le châtiment ordinaire des enfants. Justinien était pour lors absent de Constantinople, et nul historien ne dit qu’il ait été sensible à cet outrage. Tout l’empire se ressentait des violences et des rapines d’Étienne, qui rendait son maître aussi odieux que lui-même. Il n’avait qu’un rival en fait de méchanceté : c’était un moine nommé Théodore, qui avait longtemps vécu en reclus sur les bords du Bosphore. Tiré de sa cellule par quelque dame de la cour, dupe de son hypocrisie, il était parvenu à la dignité de grand trésorier, ce que les Grecs désignaient par le nom de grand logothète. Plus cruel qu’Étienne, il inventait tous les jours de nouvelles taxes; ni le rang, ni la naissance ne pouvaient soustraire personne à ses persécutions; il se faisait un jeu des confiscations, des proscriptions, des supplices même. Payer lentement, murmurer contre l’imposition, c’était un crime digne de mort. On pendait par les pieds à un gibet les malheureuses victimes d’un fisc barbare, et on allumait au-dessous de leur tête un monceau de paille humide, dont la fumée les étoffait.

Tant de cruautés soulevaient tous les esprits. Le prince n’était plus qu'un objet d’horreur. Une foule d’habitants s’assemblaient toutes les nuits dans les places et dans les carrefours de la ville, et se remplissant les uns les autres de haine et de fureur, ils ne s’entretenaient que de projets séditieux, que de malédictions contre le gouvernement. Tout tendait à une révolte prochaine. Pour la prévenir, l’empereur conçut le plus affreux dessein qui puisse tomber dans l’esprit d’un prince; ce fut d’égorger son peuple, pour se mettre lui-même en sûreté. Il ordonna secrètement au patrice Étienne Rusius général de ses armées, de faire prendre les armes à ses soldats la nuit suivante, de massacrer tous les habitants qui se trouveraient hors de leurs maisons, et de commencer par le patriarche, qu’il regardait comme le chef des mécontents. Tout était disposé pour cette sanglante tragédie; mais la justice divine préparait une autre vengeance, qui ne devait éclater que sur la tête du prince et de ses ministres. Léonce, le meilleur général de l’empire, connu par les exploits que nous avons racontés au commencement de ce malheureux règne, n’avait pu échapper à la cruelle jalousie des ministres. Il gémissait depuis trois ans dans les horreurs d’une prison. L’empereur, n’osant le faire périr à Constantinople, jugea plus à propos de l’éloigner, pour s’en défaire loin des yeux du peuple, dont il était estimé. Il le tira de prison, et feignant de lui rendre ses bonnes grâces, il lui donna le gouvernement de la Grèce, et lui commanda de partir le jour même. Il était déjà dans le port, où il recevait les compliments de ses amis. De ce nombre étaient deux moines, Paul et Grégoire, entêtés des chimères de l’astrologie, mais hardis et capables de réaliser par leur hardiesse ce qu’ils avaient follement prédit. Dans les fréquentes visites qu’ils lui avaient rendues dans la prison, ils n’avaient cessé de lui répéter, qu’il surmonterait infailliblement la malice de ses ennemis, et que son étoile lui promettait l’empire. Léonce les ayant tirés à l’écart, eh bien! leur dit-il, vous voyez la vanité de vos prédictions; je devais parvenir à l'empire, et je pars pour la Grèce où m'attend une mort assurée. Je connais l'empereur : honoré de ce nouvel emploi, je sais que je ne suis qu'une victime parée pour le sacrifice.

Rassurez-vous, lui répondirent-ils; le terme fatal est arrivé; vous allez régner, si vous voulez nous suivre. 

En un moment ils forment leur projet, en dressent le plan, et Léonce l’exécute.

Dès que la nuit est venue, il arme ses domestiques, et marche sans bruit au prétoire. C’était la résidence du préfet de la ville; c’était aussi la prison où étaient détenus dans les fers depuis sept et huit ans des personnages considérables, la plupart officiers de guerre. On frappe à la porte, on annonce l’empereur, qui vient, dit-on, pour juger quelques prisonniers. Les portes s’ouvrent, le préfet se présente, on le saisit, on l’accable de coups, on fait sortir les prisonniers, et on l’enferme à leur place. Léonce accompagné de cette troupe qui ne respire que vengeance, court à la grande place en criant, à Sainte-Sophie, tous les Chrétiens à Sainte-Sophie. Le même cri se répète dans toute la ville. Le peuple accourt en foule au baptistère de Sainte-Sophie. Léonce avec ses amis, toujours précédé des deux moines, se transporte au palais du patriarche, qui, secrètement instruit des ordres de l’empereur, n’attendait que la mort. Il prend Léonce pour l’assassin, et lui présente la gorge. Léonce le relève, le rassure, le conduit au baptistère, et lui ordonne d’entonner l’antienne de Pâques, voici le jour qu’a fait le Seigneur. Le peuple la continue, et passant des éclats de la joie aux transports de la fureur, il ajoute tout d’une voix, la mort, la mort à Justinien. De-là il court à l’Hippodrome. Au bruit de ce tumulte, Rusius s’était renfermé dans sa maison, sans exécuter l’ordre sanguinaire dont il avait lui-même horreur. Au point du jour on amène Justinien dans l’Hippodrome. Les clameurs redoublent; tout le peuple demande sa mort. Mais Léonce, se souvenant des bienfaits de Constantin Pogonat, auquel il devait sa fortune, obtient la vie pour ce malheureux prince. On se contente de lui couper le nez et de le reléguer à Cherson. Il avait régné neuf ans, et n’en avait encore que vingt-cinq.

Léonce est proclamé empereur. On va se saisir aussitôt du trésorier Théodote et du receveur Étienne. On les accable d’outrages; et malgré le nouvel empereur, qui voulait les faire condamner juridiquement, le peuple, ce juge atroce, qui prononce sans examen, et qui exécute sans pitié, aussi furieux contre les ministres dont il a ressenti la cruauté et l’avarice, qu’un lion blessé par les chasseurs, les attache ensemble par les pieds, et les traîne au travers de la ville jusqu’à la place du taureau. Là ces deux miscibles, respirants encore quoique meurtris et déchirés, sont brûlés vifs; et leurs maisons, qui recelaient les dépouilles encore sanglantes de la ville et des provinces, sont abandonnées au pillage.

An 696.

Le trouble qu’avait excité celte révolution se renferma dans Constantinople, où il s’apaisa en peu de  jours; et la chûte de Justinien ne causa nulle secousse dans le reste de l’empire. Les Sarrasins ne firent aucun  mouvement en 696, et cette année serait entièrement stérile en événements, si Ravenne ne nous offrait une de ces scènes affreuses qui font la honte et l’horreur  de l’humanité. C’était la coutume que les dimanches et les fêtes après le dîner, la jeunesse allât se battre à coups de fronde hors de la ville, par forme de divertissement. Les jeunes gens de deux quartiers différents, l’un nommé Trigur, l’autre la Poterne, piqués d’une émulation féroce, s’acharnèrent mutuellement avec tant de chaleur, qu’il y en eut un assez grand nombre de tués du quartier de la Poterne. Le dimanche suivant le même parti fut encore plus maltraité. Les vaincus, outrés de dépit, feignirent de se réconcilier avec leurs vainqueurs, pour mieux assurer leur vengeance. Chacun d’eux en invita un de l’autre parti à venir diner chez lui. Ce fut pour céux de Trigur un repas funèbre ; leurs hôtes les massacrèrent et les enterrèrent dans leurs maisons, sans que le reste de la ville en eût connaissance. Les mères, les femmes, les sœurs, ne voyant revenir aucun des leurs, remplissent toute la ville de cris lamentables; chacun pleurait quelqu’un de ses parents, chacun tremblait pour soi-même. Dans cette désolation générale l’évêque Damien ordonna un jeûne de trois jour et une procession, à laquelle tous les habitants, baignés de larmes, assistèrent en habits de pénitents. Enfin au bout de trois jours on découvrit les cadavres de ces malheureuses victimes de la plus atroce perfidie. Le peuple n’attendit pas la sentence des magistrats : toujours aussi précipité qu’excessif dans les punitions, et souvent injuste dans les plus justes vengeances, il mit le feu au quartier de la Poterne , et fit périr dans les flammes non-seulement les meurtriers, mais encore toutes leurs familles, sans distinction d’innocent et de coupable. Ce lieu ne fut longtemps couvert que de cendres et de débris; il conservait encore cent ans après le nom de quartier des assassins.

Venise

Cependant il se formait dans le voisinage de Ravenne une république, qui, s’élevant peu à peu des lagunes du golfe Adriatique, parvint dans la suite à étendre son commerce dans l’Europe, l’Asie et l’Afrique, et ses conquêtes sur les côtes et dans les îles de la Méditerranée et de l’Archipel, se rendit la maîtresse de tous Les trésors de l’Orient, balança le pouvoir des plus grands princes de l’Europe, servit de digue à la chrétienté contre le torrent de la puissance ottomane, et règne encore en souveraine sur le golfe auquel elle a fait prendre son nom.

Les soixante et douze îles qui composent l’état de mer de Venise, devenues l’asyle le plus sur contre les diverses invasions des Goths, des Huns et des Lombards, s’étaient peuplées de plus en plus. Elles reconnaissaient encore la souveraineté de l’empire, et faisaient partie du gouvernement d’Istrie. Mais cette dépendance n’était guère qu’une sujétion honoraire; chacune de ces îles formait une petite république gouvernée par ses tribuns. Les fréquentes querelles qu’elles avaient avec les Lombards leurs voisins, les déterminèrent à se réunir en un seul corps d’état, pour résister avec plus de force à l’ennemi commun. Christophe, patriarche de Grado, les évêques ses suffragants, le clergé, les tribuns, les nobles et le peuple s’étant assemblés dans la ville d’Héraclée, créèrent de concert leur premier duc. Ce fut Paul Luc Anafeste, nommé vulgairement Paoluccio. On lui conféra l’autorité nécessaire pour assembler le conseil, nommer les tribuns de la milice et les juges civils, présider à toutes les affaires du gouvernement. Il est à présumer que ce fut l’empereur même qui honora ce magistrat suprême de la dignité ducale, l’établissant par ce titre gouverneur perpétuel des îles de la Vénétie. Ce qui prouve que ce changement ne se fit pas sans l’agrément de l’empereur, c’est qu’on voit dans la suite les Doges de Venise demander avec empressement et obtenir de la cour de Constantinople des charges honorables de l’empire ou de la maison de l’empereur. Dans le même temps les soins du pape Sergius mirent fin au schisme d’Aquilée, qui durait depuis près de cent cinquante ans. Il fit assembler dans cette ville un concile, où la doctrine du cinquième concile général fut embrassée par le patriarche et par ses suffragants. Cette réunion avec l’Église romaine ne ramena pas le gouvernement ecclésiastique d’Aquilée à son premier état; il continua d’y avoir deux patriarches, l’un dans Aquilée, l’autre à Grade.

Cinquième expédition des Sarrasins en Afrique.

L’établissement de la république de Venise n’était qu’une légère diminution du domaine de l’empire, en comparaison des pertes qu’il faisait en Asie et en Afrique. Alid, général sarrasin, entra dans l’Asie mineure, la ravagea, enleva une multitude d’habitants et pénétra jusqu’en Lazique, où le patrice Sergius lui ouvrit les portes de toutes les villes et le rendit maître du pays. Mais le plus grand orage tomba sur l’Afrique. Depuis cinquante ans les Sarrasins avaient quatre fois renouvelé leurs efforts pour conquérir cette vaste province, et ils avaient été obligés autant de fois d’abandonner l’entreprise. Après avoir bâti Kaïrowan dans leur troisième expédition en 670, ils l’avaient perdu dans la quatrième en 688 par la défaite et la mort du brave Zohaïr. Tant d’attaques réitérées n’avaient pu réveiller l’indolence des empereurs. Le désordre régnait dans la province; les gouverneurs y commandaient en souverains; la plupart des villes, sans garnison et sans défense, ne s’apercevaient qu’elles étaient romaines que par les impôts qu’on exigeait avec rigueur. Carthage, quoique déchue de son ancienne splendeur, conservait encore le rang de capitale de l’Afrique; sa renommée imposait aux Sarrasins, et aucun de leurs généraux n’avait encore osé l’attaquer. A la nouvelle de la révolution qui avait placé Léonce sur le trône, Abd-almélik crut l’occasion favorable pour s’en emparer. Il envoya des troupes à Hasan, gouverneur d’Égypte, avec ordre de marcher en Afrique et de faire les derniers efforts pour en achever la conquête. Hasan joignit à la nouvelle armée un corps de quarante mille hommes qu’il entretenait en Égypte. Il entra sans résistance dans Kaïrowan qu’il trouva déserte; et après y avoir fait reposer ses troupes, il marcha droit à Carthage, qui en était éloignée de quarante lieues. Le nom seul de Carthage effrayait les Sarrasins; mais il enflammait davantage l’ardeur du général, qui leur représenta que cette ville n’était plus que le cadavre ou l’ombre de ï ancienne, et qu’après tout rien ne devait paraître difficile aux conquérants de la Syrie, de l’Égypte et de la Perse. Il leur promit un prompt succès et leur tint parole. A peine se fut-il présenté devant la ville, qu’il l’emporta par escalade. Les habitants, au lieu de se défendre, se jetèrent dans leurs vaisseaux, et se sauvèrent les uns en Sicile, les autres en Espagne. Ceux qui ne purent s’embarquer, furent passés au fil de l’épée. Hasan y laissa une garnison, et fit tendre une grosse chaîne pour fermer l’entrée du port aux flottes romaines qui pourraient venir à dessein de reprendre la ville.

La prise de Carthage répandit la terreur. Ce qui restait de Romains abandonna les campagnes et les autres villes, pour se retirer dans les deux places les plus fortes de la contrée, Safatcoura et Bizerte, encore nommée alors Hippo-zarytos. Les Berbers toujours ennemis dès Sarrasins y accoururent en foule, pour se joindre aux Romains, et les deux nations réunies formèrent une nombreuse armée. Mais le nombre succomba sous la valeur de Hasan et de ses soldats. L’armée vaincue se réfugia dans Bone; c’est ainsi que les Sarrasins ont depuis ce temps-là défiguré le nom de l’ancienne Hippo-regius, cette ville fameuse par l’épiscopat de saint Augustin. Safatcoura et Bizerte suivirent le sort des vaincus; il ne restait plus aux Romains que Bone dans les provinces de Carthage et de Numidie. L’armée sarrasine chargée de dépouilles rentra dans Kaïrowan.

Dès que Léonce apprit que les troupes de Syrie et d’Egypte avançaient en Afrique, il mit en mer une flotte chargée de soldats, sous le« commandement du patrice Jean, guerrier expérimenté et plein de valeur. Quoique cé général eut fait une extrême diligence, il n’arriva qu’après la prise de Carthage et la retraite de Hasan. La vue des drapeaux sarrasins qui flottaient sur les murailles n’abattit pas son courage. Faisant force de rames et de voiles il rompt la chaîne qui fermait le port, débarque ses troupes malgré la garnison sarrasine qui bordait le rivage, la taille en pièces, et maître de Carthage il y passe l’hiver; pendant lequel il répare les fortifications et demande à l’empereur de nouveaux renforts.

Léonce, triomphant de cet heureux succès, ne se pressa pas d’en envoyer. Mais les Sarrasins se hâtèrent de réparer leur perte. Leur général n’eut pas plus tôt fait savoir au khalife ce qu’on avait perdu et ce qu’on avait encore à craindre, qu’Abd-almélik’ fit partir une flotte beaucoup plus nombreuse que celle des Romains. Hasan qui l’attendait au port d’Hadrumet, où il s’était avancé de Kaïrowan, y embarqua ses troupes et cingla vers Carthage. A son approche la flotte romaine sortit du port et se rangea en bataille. Mais les officiers, par leur lâcheté et leur inexpérience dans les combats de mer, répondirent mal à la valeur du général. Des vaisseaux romains les uns furent coulés à fond, les autres prenant la fuite se dispersèrent le long des côtes. La plus grande partie rentrèrent dans le port, dont ils ne purent défendre l’entrée contre la flotte sarrasine. Jean, se voyant sur le point d’être accablé dans le port même, sauta à terre avec ce qui lui restait de soldats, et gagna une éminence voisine, derrière laquelle se rassemblait le reste de sa flotte. Attaqué par les Sarrasins qui l’avaient poursuivi, il se rembarqua avec beaucoup de désordre et de perte, et prit le large pour retourner à Constantinople. Hasan redevenu maître de Carthage rasa les murailles, abattit les édifices; et cette ville superbe, fille de Tyr, reine de l'Afrique, rivale de Rome, aussi fameuse dans Histoire de l’Église que dans les annales des nations, fut à jamais ensevelie par le bras d’un peuple nouveau, destructeur de l’ancien monde.

Les auteurs arabes, partisans du merveilleux, ont revetu l’histoire de cette révolution de circonstances  romanesques. Ce fut selon leur récit une reine des Berbers, nommée Kahineh, qui défit d’abord les Arabes; mais dans une seconde bataille, elle mourut les armes à la main, après avoir fait des prodiges de valeur, et laissa les Sarrasins maîtres de toute l’Afrique. Selon les critiques les plus judicieux, cette héroïne est le patrice Jean lui-même, que les historiens arabes ont déguisé en femme, parce qu’il était eunuque. La religion chrétienne se soutint encore quelque temps dans cette partie du monde; mais enfin elle s’y éteignit entièrement; et l’on ne voit aucun évêque d’Afrique dans le septième ni dans le huitième concile général.

Jean faisait voile vers Constantinople, à dessein de demander à l’empereur un renfort de troupes et de vaisseaux, pour retourner en Afrique. Lorsqu’il fut arrivé en Crète, les officiers de son armée, honteux de leur défaite et craignant la punition de leur lâcheté, excitèrent les soldats à la révolte. Les premiers à se soulever furent ceux de la province de Cibyre; c’est le nom que portaient alors l’ancienne Carie et l’ancienne Lyde. Ces troupes naturellement séditieuses proclamèrent empereur leur commandant, nommé Absimare. Les autres corps, entrainés par cet exemple, saluent Absimare, sous le nom de Tibère II. Jean est massacré, et le nouveau prince se met à la tête de la flotte. Il arrive devant Constantinople et jette l’ancre dans le golfe de Céras entre la ville et le faubourg de Syques. Constantinople était pour lors affligée d’une peste très meurtrière. Léonce ayant voulu faire nettoyer un des ports comblé de vase et de limon, une vapeur maligne s’était répandue dans la ville, et depuis quatre mois la contagion y faisait de grands ravages. Cependant les habitants résistèrent assez longtemps; ils aimaient Léonce dont ils espéraient un gouvernement doux et équitable; mais une trahison livra la ville au nouvel usurpateur.

Constantinople n’était environnée que d’une simple muraille le long de la mer; du côte de la terre depuis le golfe jusqu’à la Propontide, elle était fermée d’un double mur, excepté vers le faubourg de Blaquernes. L’empereur avait confié la garde de cette partie aux commandants des troupes étrangères, après s’être assuré de leur fidélité par un serment terrible, qu’ils avaient prononcé en prenant les clés des portes sur les autels; mais ce serment fut moins puissant que l’argent de Tibère. Ils ouvrent les portes ; les soldats de la flotte se jettent en foule dans la ville, pillent les maisons, et traitent les habitants comme des ennemis vaincus. Léonce reçut les mêmes outrages qu’il avait faits à Justinien; on lui coupe le nez; on l’enferme dans un monastère. Tous ceux qui avaient eu part à sa faveur partagent aussi sa disgrâce; on les déchire à coups de verges ; on confisque leurs biens ; on les condamne à l’exil. Tibère, se croyant assuré au-dedans, songe à se défendre contre les ennemis du dehors. Les troupes de l’empire ne consistaient presque plus qu’en cavalerie; il en donne le commandement général à son frère Héraclius, qui savait la guerre et ne manquait pas de valeur. Il envoyé en Cappadoce pour garder les défilés des montagnes, qui donnaient entrée dans l’Asie-Mineure, et pour observer les mouvements des Sarrasins.

Ces Barbares se déchiraient alors mutuellement par des guerres civiles. Héraclius, profitant de leurs divisions, se jette dans la Syrie, où il pénétra jusqu’à Samosate, capitale de l’ancienne Commagène, et portant de toutes parts l’effroi et la désolation, il n’épargne ni femmes, ni enfants, ni vieillards. Deux cent mille Arabes sont la victime de cette fureur. Les Romains aigris par tant de pertes et de défaites, étaient devenus plus inhumains que leurs ennemis. Le même général soumit encore les transfuges esclavons, qui sous le règne de Justinien s’étaient joints aux Arabes, qui leur avaient donné des établissements dans la Syrie septentrionale.

Le khalife affligé de ces ravages se voyait hors d’état d’en tirer une prompte vengeance. Mais deux ans après, la paix étant rétablie dans ses états, Abd-allah, un de ses généraux se mit en campagne et alla faire le siège d’Antaradus. Quoique les Sarrasins fussent depuis cinquante-trois ans maîtres de l’île d’Arad, que Moawiah avait conquise et ruinée, les Romains avaient conservé le port d’Antaradus situé sur le continent vis-à-vis de cette île. Ils y entretenaient une forte garnison. Les courses des Maronites et ensuite les guerres civiles avaient empêché les Sarrasins de rien entreprendre sur cette place. Ils l’attaquèrent en 701; mais là vigoureuse défense des assiégés, qui recevaient sans cesse des rafraîchissements du côté de la mer, les obligea de lever le siège. Abd-allàh, s’étant avancé jusqu’en Cilicie, borna son expédition à relever les murs de Mopsueste détruite dans les guerres contre les Màrohites. Il y laissa une garnison qui désola par ses courses les campagnes de la Cilicie.

Bardane

L’élévation de Léonce et plus encore celle d’Absimare avait animé les espérances de tous les ambitieux. Un Arménien nommé Bardane, fils du patrice Nicéphore, ayant vu en songe un aigle voltiger au-dessus de sa tête, s’imagina que ce présage lui promettait l’empire. Il alla consulter un reclus, infecté de monothélisme, qui passait pour fort habile dans l’art d’interpréter les songes. Le pronostic est indubitable, lui dit le reclus; mais Dieu, qui vous destine à l’empire, y attache une condition; il veut que vous fassiez usage de la puissance souveraine pour relever l’Église, qui gémit dans l’oppression. Jurez-moi tout-à-l’heure que dès que vous serez empereur, vous casserez par un édit tout ce qui a été décidé dans celte tumultueuse assemblée que nos adversaires appellent le sixième concile général. Ce n’a été qu’une cabale hérétique.

Bardane, aussi peu instruit qu’indifférent sur les matières de religion, jura tout ce que voulut son prophète, et attendait avec impatience el’ffet d’une si flatteuse prédiction. Sa vanité ne put la tenir longtemps secrète; il s’en ouvrit à un ami, qui crut ne pouvoir mieux faire que d’aller la révéler à l’empereur, dont il espérait récompense. Tibère n’était pas sanguinaire, il se contenta de faire battre de verges le futur empereur, de lui faire raser la tête comme à un insensé, et de l’envoyer chargé de chaînes dans l’île de Céphalonie. Nous verrons néanmoins dans la suite l'accomplissement de cette prophétie. Dans l’état où était l’empire, la couronne semblait être descendue à la portée de tous ceux qui avaient la hardiesse d’y prétendre.