HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |
LIVRE VINGT-DEUXIÈME.
VALENTINIEN II, THÉODOSE.
An.383
«Justine et son fils Valentinien attendaient
à Milan la nouvelle de la défaite de Maxime lorsqu’ils apprirent la mort
cruelle de Gratien. Un si funeste événement les glaça d’effroi. L’Italie étroit
dépourvue de troupes; Théodose étroit éloigné. Sans secours , et presque sans
conseil, au milieu d’une cour mal affectionnée, quel obstacle une femme et un
enfant de douze ans pourvoient-ils opposer aux succès rapides de l’usurpateur?
Ce qui redoublait leur crainte, c’est que Maxime s’était déjà pratiqué des intelligences
en Italie. Les païens, redoutables par leur nombre et par l’esprit de vengeance
qui les animait, se félicitaient secrètement de sa victoire. Quoiqu’il fût chrétien
et qu’il eût une femme très pieuse, il les a voit gagnés par la flatteuse
espérance de rendre à leur culte son ancienne splendeur. Son frère Marcellin,
qui s’était rendu à Milan avant même que la révolte fût déclarée, travaillait à
former de sourdes intrigues. Dans cette extrémité, Justine donna ordre de
fermer le passage des Alpes avec de grands abattis d’arbres. Se défiant de tous
ses courtisans, elle eut recours à saint Ambroise, qu’elle haïssait, mais dont
elle connaissait la fidélité et le courage. Elle déposa son fils entre ses
bras, lui recommandant avec larmes ce jeune prince et le salut de l’empire. Le
généreux prélat embrassa tendrement Valentinien, et, sans considérer le péril,
il entreprit d’aller au-devant de l’ennemi, et de s’opposer seul à ses progrès.
Valentinien pouvait venger la mort de son frère sur Marcellin, qu’il avait
entre les mains : par le conseil de saint Ambroise, il le renvoya au tyran.
Un guerrier plus actif que Maxime aurait profité de l’effroi que sa
victoire avait répandu pour se rendre maître tout l’Occident, Mais, soit qu’il
craignît d’attirer sur lui les armes de Théodose en s’approchant de ses états,
soit qu’il voulut assurer ses conquêtes avant de les étendre, il s’arrêta dans
la Gaule, et fixa son séjour à Trêves. Ambroise, en passant par Mayence, y rencontra
le comte Victor. Le tyran l’envoyait, de son côté, à Valentinien pour engager
ce prince à venir en Gaule, afin de concerter ensemble une paix solide et
honorable aux deux partis : il lui promettait une entière sûreté. Le prélat,
étant arrivé à Trêves, ne put obtenir une audience particulière. Il se présenta
donc devant le tyran au milieu du conseil, quoiqu’il lui parût que cette
démarche dérogeait à la dignité épiscopale. Il exposa en peu de paroles l’objet
de sa commission; c’était de demander la paix à des conditions raisonnables. Je
ne la refuse point, dit Maxime; mais c’est à Valentinien à venir
lui-même la proposer: qu'il me regarde comme son père; la défiance serait un
outrage. Ambroise repartit qu'on ne pouvait exiger d'un enfant et d'une
mère veuve qu’ils s’exposassent à passer les Alpes durant la rigueur de l’hiver;
qu’au reste il n’avait aucun ordre de rien promettre sur cet article; qu'il n’était
chargé que de traiter de la paix. Maxime, sans vouloir s’expliquer davantage,
ordonna au prélat d’attendre le retour de Victor. Ambroise, au milieu d’une cour
ennemie, n’ayant pour lui que Dieu et son courage, osa se séparer de communion
avec l’usurpateur; et sur la plainte que lui faisait Maxime : Vous ne
pouvez, lui dit-il, participer à la communion des fidèles qu’après avoir
fait pénitence d’avoir versé le sang de votre empereur. Enfin Victor arriva;
il rapporta que Valentinien était prêt à accepter la paix, mais qu’il refusait
d’abandonner l’Italie pour venir en Gaule. Sur cette réponse, Maxime congédia
saint Ambroise, qui, ayant pris sa route par la Gaule, rencontra à Valence en
Dauphiné de nouveaux députés que Valentinien envoyait à Maxime. En traversant
les Alpes, il en trouva tous les passages gardés par des troupes de l’un et
l’autre parti.
Après plusieurs députations réciproques, Valentinien consentit a reconnaitre Maxime pour légitimé empereur de la Gaule, de
l’Espagne et de la Grande-Bretagne, et Maxime lui assura la possession
tranquille du reste de l'Occident. La crainte de Théodose qui armait déjà contribua
beaucoup à déterminer l’usurpateur à cet accommodement. Maxime associa à
l’empire son fils Victor, encore enfant, et lui donna le nom de Flave,
que les empereurs portaient depuis Constantin, mais qu’il ne paraît, ni par les
médailles, ni par les auteurs qu’il ait pris pour lui-même. La Grande-Bretagne,
dépourvue de la jeunesse du pays et des troupes romaines que Maxime avait
prises à sa suite, demeura exposée aux ravages des Pictes et des Ecossais. Les faibles
secours que l’empire y envoya de temps en temps ne servirent qu’à lui procurer
quelques intervalles de repos jusqu’à la conquête des Anglois et des Saxons,
qui s’en rendirent maîtres au milieu du cinquième siècle. C’est à cette dernière
invasion, et non pas au temps de Maxime, qu’il faut rapporter l’établissement
des Bretons dans la partie de la Gaule nommée alors Armorique et
aujourd’hui Bretagne. Tout ce que les légendaires racontent ici de
Conan, de sainte Ursule et de ses onze mille vierges, est également fabuleux,
et a été réfuté par les plus savants critiques.
La paix conclue entre Maxime et Valentinien n’était sincère ni de part ni
d’autre. Ils attendaient tous deux une occasion favorable, l’un, pour arracher
à l’usurpateur ce qu’il avait envahi; l’autre , pour envahir le reste. Dans
celte vue, Maxime travailla d’abord à priver Valentinien de ses meilleurs
capitaines. Il entreprit de lui enlever le comte Bauton, dont la capacité pouvait
faire échouer ses desseins. Il s’efforça de le rendre suspect en l’accusant
d’avoir voulu usurper l’empire sous prétexte de défendre les états de son
maître. Pendant le cours des négociations, ce qui restait de soldats romains en
Italie étant occupé à garder les passages des Alpes, les Juthonges avoient
profité de la conjoncture pour venir piller la Rhétie. Bauton, au défaut de
troupes romaines, appela au secours de l’empire les Huns et les Alains, qui
chassèrent de la Rhétie les Juthonges, et les poussèrent jusque sur la
frontière de la Gaule. Maxime s’étant plaint alors qu’on attirait ces barbares
pour lui susciter une guerre, Valentinien, afin de lui ôter tout prétexte de
rompre la négociation, les avait engagés, à force d’argent, à retourner dans
leur pays. La conduite que Bauton avait tenue en cette rencontre étant
parfaitement connue du jeune empereur, les calomnies de Maxime ne purent lui
inspirer aucune défiance ; il n’eut garde de se défaire d’un général qui lui devenait
plus nécessaire que jamais.
Il venait d’en perdre deux autres qu’il était difficile de remplacer. Dans
le même temps que Gratien, abandonné de ses troupes, prit la fuite, le consul Mérobaude et le comte Vallion, qui commandait l’armée, furent livrés par les traîtres entre les mains du tyran. Maxime les fit périr. Il
força Mérobaude à se tuer, et ordonna d’abord de conduire Vallion à
Châlons-sur-Saône pour y être brûlé vif; mais ensuite, craignant de s’attirer
le reproche de cruauté, il le fit étrangler secrètement par des soldats
bretons, et répandit le bruit que le prisonnier s’était lui-même ôté la vie.
Macédonius, maître des offices, méritait mieux le sort qu’il éprouva. C’était
une âme corrompue, qui n’avait jamais fait scrupule de vendre sa conscience,
son honneur et son maître. Il fut massacré par ordre de Maxime à la porte d’une
église où il courait se réfugier; il vérifia par cet événement une prédiction
de saint Ambroise. Un jour que Macédonius lui refusait l’entrée du palais, où
il s’était rendu pour intercéder en faveur d’un malheureux : Tu viendras toi-même
quelque jour à l'église, lui dit le prélat, et tu n’y pourras entrer.
La tyrannie est un édifice fondé sur la cruauté et cimenté de sang, mais
qui s’élève et parvient quelquefois jusqu’à s’embellir par la réputation de
clémence. Maxime se proposa de faire oublier ses forfaits dès qu’il n’eut plus
intérêt d’en commettre. Connaissant le génie des courtisans, qui consentent
volontiers à parler d’après le prince, pourvu qu’il veuille bien agir d’après
eux, il répétait sans cesse qu’il n’avait point désiré le diadème; que le
ciel s'était servi des soldats pour le forcer à l’accepter; qu’il n’avait pris
les armes que pour soutenir le choix de la Providence; que la facilité de sa
victoire était une marque évidente de la protection divine; et qu’aucun de ses
ennemis n’avait péri que dans la guerre. Les flatteurs outraient encore les
éloges qu’il faisait de sa bouté. Les évêques même se rendaient de toutes parts
à la cour, et, selon un auteur ecclésiastique de ces temps-là, ils
prostituaient leur dignité à la plus honteuse adulation. Saint Martin, alors
évêque de Tours, fut le seul qui soutint l’honneur du ministère apostolique. Il
vint demander grâce pour des proscrits; mais il la demanda sans s’avilir, et
d’un ton qui imposait au tyran même. Son extérieur n’était rien moins
qu’avantageux; il n’avait de grand que son âme et son caractère. Maxime l’ayant
plusieurs fois invité avec instance à manger à sa table, il avait toujours
répondu qu’il ne se croyait pas permis de s’asseoir à la table d’un homme qui
de ses deux maîtres avait ôté à l’un la vie, à l’autre la moitié de ses états.
Il se rendit cependant aux pressantes sollicitations de Maxime, qui en parut
ravi de joie, et qui invita, comme pour une fête solennelle, les plus distingués
de sa cour. Martin s’assit à côté du prince. Un prêtre de l’église de Tours
dont il se faisait toujours accompagner fut placé entre Marcellin et son oncle.
Lorsque le repas fut commencé, l’échanson ayant présenté à boire à Maxime ,
celui-ci donna la coupe à saint Martin , voulant qu’il en bût le premier, et la
recevoir ensuite de sa main. Mais l’évêque, après avoir trempé ses lèvres, fit
porter la coupe à son prêtre , comme à celui qui méritait la préférence d’honneur
sur tous les convives. Cette liberté, qui trouverait aujourd'hui peu
d’approbateurs, fut admirée de toute la cour : on louait hautement Martin
d’avoir fait à l’égard de l’empereur ce que tout autre évêque n’aurait osé
faire à la table du dernier des magistrats. Maxime lui fit présent d’un vase de
porphyre, que le prélat consacra à l’usage de son église; et comme il pénétrait
les plus secrètes pensées du tyran, et qu’il découvrait déjà dans son cœur le
dessein de détrôner Valentinien, il lui prédit que, s’il passait en Italie, il aurait
d’abord quelque succès, mais qu’il y trouverait bientôt sa ruine.
Maxime le mandait souvent à la cour ; il le traitait avec honneur; et soit
par hypocrisie, soit par les accès passagers d’une piété superficielle et
inconséquente, il aimait à s’entretenir avec lui de matières de religion. Mais
la femme de Maxime, dont le nom n’est pas venu jusqu’à nous , avait pour le
saint prélat une vénération plus profonde et plus sincère. Elle l’écoutait avec
docilité, elle lui rendit les devoirs les plus humbles et les plus assidus: et
comme la piété prend quelquefois une forme singulière dans les femmes de la
cour, elle voulut un jour, avec la permission de son mari, le servir à table.
Elle apprêta elle-même les viandes; elle lui donna à laver, lui servit à boire,
se tint debout derrière lui, et recueillit avec respect les restes de son
repas. Saint Martin y consentit avec peine, en faveur de quelques prisonniers
dont il sollicitait l’élargissement.
L’accommodement du jeune empereur et du tyran ne pouvait subsister sans
l’agrément de Théodose. La protection de ce prince était devenue nécessaire à
Valentinien et à Justine, qui gouvernait sons le nom de son fils. C’était la
crainte de Théodose plus que la difficulté du passage des Alpes qui retenait le
tyran dans la Gaule. Maxime redoutent un guerrier habile et heureux qui faisait
de grands préparatifs pour venir jusque sur le Rhin lui arracher le fruit de
son crime. Pour conjurer cette tempête , il envoya son grand-chambellan. C’était
un homme grave et avancé en âge, qui, dès l’enfance de Maxime, avait été
attaché à son service. Le député, sans entreprendre de justifier son maître au
sujet de la mort de Gratien, exposa à Théodose l’état de l’Occident, le traité
conclu et la foi donnée; il lui représenta qu’au lieu de désoler l’empire par
une guerre civile, qui favoriserait les desseins des barbares toujours prêts à
forcer leurs barrières, il était plus à propos de réunir contre eux les forces
des deux états; qu’il trouverait dans Maxime un guerrier capable de couvrir les
bords du Rhin tandis qu’il défendrait lui-même ceux du Danube. Il finissait par
demander son amitié et son accession au traité des deux princes. L’empereur ne
se trouvait pas encore en état d’entreprendre une guerre si éloignée. Pour
mieux assurer la vengeance qu’il devait à son collègue et à son bienfaiteur, il
crut qu’il lui était permis de dissimuler, et d’attendre une occasion que
l’ambition de Maxime ne pouvait manquer de lui procurer. Il accepta les
propositions du tyran, le reconnut pour empereur des pays qui lui avoient été
cédés, et consentit que les statues de Maxime fussent placées à côté des
siennes, de celles de Valentinien et de son fils Arcadius.
Ce fils était le seul qu’avait alors Théodose; et son père l’avait associé
à l’empire et honoré du titre d’Auguste dès le mois de janvier de cette année.
Cette éclatante proclamation s’était faite dans la place de l’Hebdôme. Arcadius était âgé de six ans, et Théodose songeait
à lui donner un précepteur auquel il pût confier un dépôt si précieux à
l’empire. Thémistius, alors célèbre par son éloquence, désirait avec
empressement cet emploi. Il avait publiquement témoigné ce désir dans une harangue
qu’il avait prononcée dans les premiers jours de cette année pour honorer le
consulat de Saturnin. Il semble même que l’empereur avait en lui une confiance particulière;
et lorsqu’il se disposait à partir pour l'Occident, il lui avait recommandé le
jeune prince avec tendresse en présence du sénat. Mais, quoiqu’il estimât les
lumières et la probité de cet orateur païen, il cherchait un chrétien sage et
éclairé pour former le cœur de son fils, et y jeter les pures semences de la
véritable vertu. Il le trouva dans Arsène, distingué par sa noblesse, plus
encore par l’intégrité de ses mœurs et par une parfaite connaissance des
lettres et de toutes les sciences humaines. Lorsque Honorius, qui naquit
l’année suivante, fut en âge de recevoir des leçons, il le joignit à son frère
sous la direction d’Arsène. Cet habile instituteur ne manquait d’aucun des talents
propres à former de grands princes, si dans ses élèves la nature ne se fût pas
refusée à ses soins. Il eut l’honneur de lever des fonts baptismaux Arcadius et
Honorius. Théodose lui donna sur eux l’autorité qu’il avait lui-même. Mais Arsène,
après onze ans de travaux continuels, se dégoûta de la cour. Il vivait dans la
pompe et la délicatesse, superbement vêtu et meublé, servi par un grand nombre
de domestiques , l’empereur lui entretenait une table somptueuse. A l’âge de
quarante ans, vers l’an 394, il fit réflexion que, tandis qu’il se livrait tout
entier à l’éducation des deux princes, il ne travaillait pas à se réformer
lui-même. Frappé de cette pensée, il se retira secrètement du palais, et
s’étant dérobé à toutes les recherches de Théodose, il s’alla cacher dans le
désert de Scéthé, où il vécut jusqu’à l’âge de
quatre-vingt-quinze ans dans la plus austère pénitence. Voilà ce que l’on peut
adopter comme certain au sujet de l’éducation qu’Arsène fut chargé de donner
aux enfants de Théodose. Les autres circonstances, que leur singularité n’a pas
manqué d’accréditer, uniquement fondées sur le récit de Métaphraste, sont plus
propres à embellir une légende romanesque qu’à trouver place dans l’histoire.
Théodose ne se reposait pas tellement sur le zèle et la vigilance d’Arsène
qu’il ne prît lui-même toutes les occasions d’inspirer à son fils les vertus
nécessaires aux princes. Il l’accoutumait de bonne heure aux actions de in
bonté et de clémence. On conduisit un jour à la mort des criminels qui avoient
outragé par leurs discours la majesté impériale. Flaccille,
toujours prompte à secourir les malheureux, en donna avis à son mari. Il se
plaignit qu’on ne l’eût pas averti avant la condamnation, pour leur épargner
même la vue du supplice, et leur envoya sur-le-champ leur grâce, après l’avoir
fait signer par Arcadius. Théodose, dont le caractère avait beaucoup de rapport
à celui de Titus, lui ressemblait surtout par le mépris qu’il faisait des
injures. Rassuré par sa propre conscience, il n’en croyait pas mériter de
véritables, et il avait l’âme trop élevée pour s’abaisser à écouter celles qui
n’avoient aucun fondement. Il déclara quelques années après à tout l’empire ce
sentiment généreux par une loi dans laquelle il défend aux juges de punir les
paroles qui n’attaquent que sa personne : Car, dit-il, si elles
procèdent de légèreté, elles sont méprisables ; si elles viennent de folie,
elles ne méritent que notre pitié ; si elles sont produites par le dessein de
nous faire outrage, nous devons les pardonner. En conséquence, il lie les
mains aux magistrats sur cet article, et leur ordonne de lui envoyer la connaissance
de ce crime, afin qu’il puisse juger par la qualité des personnes si le délit
mérite d’être éclairci ou d’être oublié.
Il y eut cette année quelques expéditions peu considérables en Orient.
Théodose se contenta d’y employer ses généraux. Les Sarrasins, au mépris des
anciens traités, attaquèrent les terres de l’empire; ils furent punis de leur
infidélité. Une peuplade de Huns établis en Orient firent des courses en
Mésopotamie, et vinrent assiéger Edesse, d’où ils furent repoussés. Ils revinrent
peu de temps après avec un renfort de Perses qui s’étaient joints à ces
barbares; mais ils ne furent pas plus heureux. Ces Huns étaient une portion de
cette nation féroce dont nous avons tracé l’histoire sous le règne de Valens.
Tandis que leurs compatriotes filaient au nord de la mer Caspienne, ceux-ci
s’arrêtèrent à l’orient de cette mer, le long de l’Oxus. Le nom d’Euthaliles ou d’Abthélites qu’ils portaient signifiait dans leur langue qu’ils habitaient près d’un
fleuve. Les historiens grecs et latins les distinguent encore par le surnom de
blancs, parce que leur teint n’était pas basané comme celui des Huns du nord.
Dans un climat doux et fertile, l’espace d’environ trois siècles avait changé
leurs mœurs et les traits de leur visage. Leur figure n’avait plus rien
d’affreux ni de difforme, et leur manière de vivre ne retenait plus que
quelques traces de la barbarie de leur origine. Ils habitaient dans des villes
dont la capitale était Korkandge, que les Grecs appellent Gorgo. Ils avoient un roi, des lois, une police réglée. Ils étaient
fidèles dans le commerce entre eux et avec leurs voisins. Les plus riches se formaient
une petite cour d’une vingtaine de clients, qu’ils nourrissaient à leur table,
et qu’ils entretenaient à leurs dépens. Ces subalternes attachaient
inséparablement leur sort à celui de leur patron; et lorsqu’il venait à mourir,
ils se faisaient enterrer avec lui. Telles étaient les mœurs de ces Huns
Euthalites, dont il sera plusieurs fois parlé dans la suite de notre histoire.
Ricomer, qui avait eu la plus grande part à leur défaite, fut l’année
suivante revêtu du consulat avec Cléarque. Tous deux,
quoique païens, étaient estimés de Théodose, et distingués, l’un par les
emplois militaires l’autre par les charges civiles. Ricomer, Français de
naissance, et sorti du sang des rois, s’était attaché à Valentinien Ier. Il
parvint à la dignité de comte des domestiques. Il avait été envoyé au secours
de Valens dans la guerre des Goths, où il s’était signalé. Gratien l’avait
donné à Théodose, qui fit usage de sa bravoure, et l’éleva au grade de général
de la cavalerie et de l’infanterie. On croit qu’il fut père de Theodemir, roi
des François avant Pharamond. Il étoile lié d’amitié avec Symmaque; et Libanius
composa en son honneur un panégyrique que nous n’avons plus. Cléarque, vicaire d’Asie, avait fidèlement servi Valens dans
le temps de la révolte de Procope. Il en avait reçu pour récompense le
proconsulat de la même province, et ensuite la préfecture de Constantinople.
D’abord ardent idolâtre et protecteur déclaré du fanatique Maxime, il avait
sans doute permis à son zèle de se modérer pour né pas déplaire à Théodose, qui
le nomma préfet de Constantinople une seconde fois.
Son successeur dans cette dignité fut Thémistius: l’empereur voulut
peut-être le consoler de ce qu’il ne lui
avait pas confié l’éducation d’Arcadius. Le nouveau préfet remercia le prince
par un discours qu’il prononça devant le sénat. Théodose entendit avec plaisir
cet orateur vertueux, et lui fournissait sans cesse une abondante matière
d’éloges. Il diminua les impôts dans le temps même qu’il était obligé
d’entretenir de nombreuses armées. Il veillait avec une attention paternelle à
la subsistance de Constantinople, y faisant venir des vivres par mer, même
pendant l’hiver, et visitant en personne les magasins, qu’il regardait comme
ses trésors les plus précieux. Il augmenta les distributions qu’on a voit
coutume de faire au peuple, et attira par cette libéralité un plus grand nombre
d’habitants.
Antioche, plus éloignée des yeux du prince, ne jouissait pas d’un sort
aussi heureux que la capitale de l’empire. Eumolpe, gouverneur de Syrie, était
un magistrat sage et compatissant; mais il ne pouvait arrêter les violences
tyranniques des comtes d'Orient. Proculus, revêtu de cette charge depuis deux
ans, était en même temps libéral et cruel; ses largesses ne lui coûtaient que
des injustices; il prodiguait aux uns ce qu’il ravissait aux autres. Il fit
massacrer, sur je ne sais quel prétexte, un grand nombre de personnes dans le
bourg de Daphné. Théodose, instruit enfin de ses forfaits, le déposa avec
ignominie. Mais il fut encore trompé dans le choix de son successeur. Icarius, fils de ce Théodore qui avait été mis à mort sous
le règne de Valens, fut envoyé à la place de Proculus. L’élude et l’amour des
lettres par lesquels ce nouveau comte était parvenu aux honneurs promettait une
conduite plus sage et plus modérée. En effet, il n’aimait ni l’argent ni les
plaisirs; mais il était défiant superbe, impudent, aussi inhumain que son
prédécesseur. La peste désolait Antioche et les autres villes de Syrie; elle
cessa en peu de temps; mais elle fut suivie d’une longue famine. Antioche fut
bientôt remplie d’une foule d’indiens qui venaient y chercher du secours. On l’exhortait
à les soulager; Laissons, dit-il, périr ces misérables ; les dieux
les condamnent, puisqu’ils les abandonnent. Ces paroles cruelles excitèrent
une juste horreur. Il continua de se rendre odieux par les mauvais traitements
dont il accabla les boulangers et les marchands de blé, et par les rapines
qu’il tolérait dans les officiers de police. Le peuple se souleva; et l’on peut
conjecturer par une invective de Libanius que le comte fut dépouillé de sa
charge. Mais l’histoire n’a pas laissé à la postérité la satisfaction
d’apprendre avec certitude quelle fut la punition de ce barbare commandant.
Théodose ne perçoit pas de vue le grand dessein qu’il savait conçu
d’abattre entièrement l’idolâtrie. Après avoir défendu, dès le commencement de
son règne, les sacrifices par lesquels on cherchait à pénétrer dans l’avenir,
il avait enfin interdit toute immolation de victimes. Il n’était plus permis
aux païens que d’allumer du feu sur les autels, d’y brûler de l’encens,
d’y répandre des libations, et d’y offrir les fruits de la terre. L’idolâtrie était
revenue à son berceau; c’était avoir beaucoup avancé pour la détruire
tout-à-fait. Il ne restait plus en Orient qu’Alexandrie où l’on osât encore
faire couler le sang dans les temples. Libanius, toujours avocat des idoles,
entreprit par un discours de fléchir Théodose en leur faveur. Il employait
toutes les couleurs de sa rhétorique pour exagérer les insultes que les
chrétiens faisaient aux dieux et à leurs adorateurs; il accusait surtout les
moines; il avançait que, secondés des officiers et des soldats, ils brisaient
les statues, ils abattaient les édifices sacrés, ils égorgeaient les prêtres
sur les ruines de leurs autels, et que, sous prétexte de saisir en faveur des
églises les fonds appartenant aux temples, ils s’emparaient des biens des
particuliers, et dépouillaient de leurs terres les légitimes possesseurs. Il prétendait
que les empereurs chrétiens justifiaient eux-mêmes le culte ancien, puisqu’ils
le toléraient dans Rome et dans Alexandrie; qu’ils laissaient subsister
plusieurs temples; qu’ils n’excluaient pas les païens des plus éminentes dignités,
et qu’ils recevaient le serment de fidélité fait au nom des dieux. Il finissait
par ce trait de hardiesse : Les habitons des campagnes sauront bien défendre
par les armes leurs divinités, si on les vient attaquer sans les ordres de l’empereur. S’il est vrai que ce discours calomnieux soit parvenu jusqu’à Théodose, ce
prince le reçut sans doute comme un avis de ce qui lui restait à faire pour
fermer à jamais la bouche à l’idolâtrie, et lui ôter toute espérance. II avait
déjà envoyé en Egypte Cynégius, préfet du prétoire,
avec ordre d’abolir le culte des idoles dans cette province et dans tout l’Orient.
Il le chargea en même temps de porter à Alexandrie les images de Maxime , et de
l’y faire reconnaitre empereur, selon le traité qui venait d’être conclu entre
les trois souverains. Ce magistrat, ferme et incorruptible, s’acquitta de sa
commission, mais avec prudence. Il fit cesser en plusieurs endroits les
sacrifices ; il y ferma les temples. En arrachant au peuple les objets de leur
adoration, il sut prévenir leur révolte et les consoler de la perte de leurs
dieux par un gouvernement équitable, qui a mérité des éloges publics de la part
de Théodose dans une de ses lois. Ce témoignage est plus digne de foi que celui
de Libanius. Le sophiste, irrité contre Cynégius, qui
venait de démolir un temple magnifique, qu’on croit être celui d’Edesse,
dépeint le préfet comme un homme cruel, avare, sans mérite, abusant de sa
fortune, esclave de sa femme gouvernée par des moines. Nous voyons, par la
suite de l’histoire, que Cynégius ne vint cependant
pas à bout de ruiner entièrement le culte idolâtre, ni dans l’Egypte ni dans la
Syrie. Ce fut alors que les païens, oubliant leurs anciennes violences,
commencèrent à se prévaloir de cette maxime dont les fidèles avoient fait usage
dans le temps des persécutions, et dont les vrais chrétiens ne s’écarteront
jamais, que la religion doit s’établir par la persuasion, et non par la
contrainte.
Marcel, et Théodose ne poursuivit que les erreurs capables de troubler
l’ordre public. Il épargnait ces sectes pacifiques qui rampaient dans
l’obscurité et le silence. C’est pour cette raison qu’il faisait grâce aux
novatiens. Les lucifériens surprirent même sa bonté naturelle. Se plaignant
d’être persécutés parce qu’ils n’avoient pas assez de force pour être
persécuteurs, deux de leurs prêtres, Marcellin et Faustin, lui présentèrent une
requête. Ils imputaient faussement aux catholiques les violences les plus
outrées. Le ton de piété, que l’hypocrisie emprunte aisément, trompa Théodose.
Il les reçut comme des orthodoxes injustement outragés : ils se déclara leur
protecteur par un rescrit dans lequel il traite d’hérétiques leurs adversaires,
reconnaissant néanmoins que c’est aux évêques qu’il appartient de décider les
questions qui concernent la foi.
Valens n’avait conclu la paix avec le roi de Perse que par la nécessité de
tourner toutes ses forces contre les Goths. Il paraît que les conditions du
traité ne furent pas avantageuses à l’empire, et qu’on fut obligé d’abandonner
l’Arménie à Sapor. Ce prince était mort en 379 , après avoir vécu et régné avec
gloire soixante et dix ans. Son fils Artaxer n’avait
occupé le trône que quatre ans. Sapor III, fils et successeur d’Artaxer, craignit Théodose, qui entretenait une armée sur
les bords du Tigre. Moins guerrier que son aïeul, il prit le parti de détourner
l’orage par un nouveau traité. Pour se concilier l’empereur romain, il fit
rendre à ses images les mêmes honneurs qu’on rendit à celles des rois du pays,
et lui envoya à Constantinople une célèbre ambassade avec de riches pressens
: c’était des pierreries, de la soie, et des éléphants pour traîner son char.
La négociation dura longtemps et ne fut terminée que cinq ans après. Mais il y
a lieu de croire que Théodose fit acheter cette suspension d’armes de la
cession de quelques territoires. Du moins il est certain que dès l’an 387 il exerçait
les droits de la souveraineté sur la Sophanène et sur
les satrapies voisines. Cette province, située en-deçà du Tigre, au midi de
l’Arménie et au septentrion de Nisibe et d’Amide, avait appartenu aux Perses;
et quelques auteurs la nomment au nombre de celles que Jovien leur avait
cédées. Il la distinguent de la Sophène, province d’Arménie, plus occidentale
et plus voisine de l’Euphrate.
STILICON
Stilicon fut député vers le roi de Perse. Il était encore dans la première
jeunesse ; mais il avait déjà fait connaitre sa valeur et sa dextérité dans la
conduite des affaires. Il tirait son origine de la nation des Vandales. Son
père avait commandé sous Valens les troupes auxiliaires de Germanie. Il avait
l’esprit élevé, plein de feu, capable de former de grands projets et d’en
suivre l’exécution; éloquent, bien fait de sa personne, d’un teint vif et
animé, noble dans son port et dans sa démarche, il s’attira l'estime des
seigneurs de la Perse et du monarque. Les rois de Perse étaient passionnés pour
la chasse : Stilicon se signala dans ce divertissement, et fit admirer son
adresse à tirer de l’arc et à lancer le javelot : c’en fut assez pour faire
écouter favorablement ses propositions. Retourné quelque temps après à la cour
de Théodose, il fit conclure le traité de paix entre les deux souverains.
Peu de temps après l’arrivée des ambassadeurs de Perse, le 9 de septembre,
il naquit un second fils à Théodose. L’empereur le nomma Honorius, en mémoire
de son frère , qu’il avait tendrement aimé. Il lui donna, dès sa naissance, le
titre de nobilissime, et le désigna consul pour l’année 386. Il n’avait eu jusqu’alors
que quatre prêteurs à Constantinople : Théodose en doubla le nombre; mais il
ordonna en même temps que deux prêteurs ensemble ne feraient pour les 1eux
publics que la même dépense à laquelle un seul avait été auparavant obligé. Les
magistrats se ruinaient souvent, soit par les largesses qu’il était d’usage de
faire, et qu’ils portaient à l’excès; soit par la magnificence e dont ils se piquaient
dans les spectacles qu’ils donnaient au peuple : l’empereur mit un frein à une
vanité si nuisible aux familles, en réglant ces dépenses. Valentinien venait
d’en faire autant pour l’Occident; et les deux princes avoient par ces lois
répondu aux désirs des deux sénats de Rome et de Constantinople, qui, gémissant
de ces abus, auxquels leurs membres étaient forcés de s’assujettir, en avoient
proposé la réforme. Mais, comme les plus sages règlements deviennent trop
souvent mutilés, par les dispenses que la faveur obtient pour y contrevenir,
Théodose déclara par une loi que quiconque demanderait au prince un rescrit
pour avoir la liberté de violer un décret du sénat serait noté d’infamie et
puni par la confiscation du tiers de son patrimoine. Il étendit sa générosité
jusque sur l’empire d’Occident. Il honorait Symmaque et le comblait de pressens.
Il fit conduire à Rome des chevaux et des éléphants pour les jeux du Cirque. Le
blé d’Afrique n’ayant pu arriver à cause des vents contraires, Rome était
menacée de la famine lorsqu’elle reçut avec une joie incroyable un grand convoi
de blé que Théodose y envoyait de Macédoine. Le sénat lui marqua sa reconnaissance
de tant de bienfaits par une statue équestre qu’il fit dresser en l’honneur de
Théodose le père.
Rome, qui depuis longtemps avait perdu l’habitude de voir des triomphes,
en vit un vers ce temps-là d’une espèce toute nouvelle, et aussi frivole que
Rome elle-même l’était devenue en comparaison de ce qu’elle avait été
autrefois. Un homme du peuple, ayant déjà enterré vingt femmes, en épousa une
qui avait rendu le même office à vingt-deux maris. On attendait avec impatience
la fin de ce nouveau mariage, comme on attend l’issue d’un combat entre deux
athlètes célèbres. Enfin la femme mourut; et le mari, la couronne sur la tête
et une palme à la main, ainsi qu’un vainqueur, conduisit la pompe funèbre au
milieu des acclamations d’une populace innombrable. Saint Jérôme rapporte ce
fait, dont il fut témoin oculaire.
Constance avait déclaré incestueux les mariages des oncles avec leurs
nièces. Théodose les défendit entre cousins germains, sous peine du feu et de
la confiscation des biens. Ces alliances avoient été permises jusqu’alors; mais
la pudeur naturelle, qui les rendit fort rares, lui parut une raison suffisante
pour les interdire tout-à-fait, laissa cependant la liberté de les contracter
sous une dispense obtenue du prince. Arcadius modéra dans la suite la rigueur
excessive de cette loi, en retranchant la peine du feu; mais il déclara ces
mariages illégitimes, les enfants qui en naîtraient inhabiles à succéder et à
recevoir aucune donation de leurs pères, les femmes privées de leur dot, qui serait
dévolue au fisc. Quelques années après, Arcadius abolit entièrement la loi de
son père, que son frère Honorius continua de faire observer dans ses états.
Justinien rétablit dans son code l’ancien droit romain sur cet article, et
permit dans tout l’empire les mariages des cousins germains. Mais la discipline
de l’Eglise a conservé la loi de Théodose : elle a toujours proscrit ces
alliances comme illicites, à moins qu’il n’y eût dispense accordée pour les
contracter. Le mélange des barbares faisait croître la licence parmi les
troupes. Les officiers et les soldats s’écartaient de leurs quartiers pour
piller les campagnes, et traitaient en ennemis les sujets de l’empire. Théodose
enjoignit aux gouverneurs des provinces et aux défenseurs des villes, dont nous
avons déjà parlé, de l’instruire sur-le-champ du nom de ceux qui se rendraient
coupables de ces désordres.
L’Orient était en paix. Elle ne fut troublée en Occident que par une
incursion des Sarmate ; mais ils furent repoussés par les généraux de
Valentinien. Ce prince, qui passa cette année tantôt à Milan, tantôt à Aquilée,
fit conduire à Rome un grand nombre de prisonniers. On les fit combattre dans
l’arène les uns contre les autres avec les armes de leur nation, pour le divertissement
du peuple.
Probe, alors préfet d’Illyrie, conservait sous Valentinien la considération
que sa naissance et ses richesses lui avaient depuis longtemps procurée.
Principal ministre du jeune prince, il était chargé du gouvernement civil.
Prétextât, dont nous avons déjà parlé, partageait le crédit de Probe. C’était
le héros du paganisme, auquel il faisait honneur par l’élévation de son âme et
par l’intégrité de ses mœurs. Les chrétiens ne lui ont reproché que son zèle
pour l’idolâtrie. Les païens relèvent par les plus grands éloges sa modération
dans la haute fortune, sa compassion envers les malheureux, sa sévérité pour
lui-même, sa douceur pour les autres, sa vaste érudition. Il consacrait à
l’étude de l’antiquité tout le loisir que lui laissaient ses emplois. C’est
dans sa maison que Macrobe place la scène de ces conversations savantes qu’il a
intitulées Saturnales. On admirait en lui ce juste tempérament de qualités
opposées qui le rendait complaisant sans bassesse, ferme sans hauteur. Riche,
mais désintéressé, il n’accepta jamais les legs qu’on lui faisait par
testament, préférant à ces avantages la satisfaction généreuse de les laisser
aux parents du défunt. Ses voisins le prenaient pour arbitre des prétentions
qu’ils avoient sur ses terres. Cet homme si juste et si éclairé d’ailleurs, était
aveugle et injuste sur le point le plus important de l’humanité. Ennemi de la
religion chrétienne, il s’efforçait d’en retarder les progrès, et de conserver
les restes de l’idolâtrie expirante. Il fuyait les honneurs, mais les honneurs
le recherchaient. Il avait été sept fois député par le sénat aux empereurs dans
des conjonctures difficiles. Il avait passé par toutes les charges, il était
revêtu de tous les sacerdoces. Préfet d’Italie et désigné consul pour l’année
suivante, il vint à Rome; et étant monté au Capitole au milieu des applaudissements
de tous les citoyens, il exhorta par deux discours éloquents le sénat et le
peuple à l’obéissance et à l’amour du gouvernement. Peu de jours après , la
mort lui enleva toutes ses dignités. Dès que la nouvelle s’en répandit dans
Rome, le peuple, qui était alors au théâtre, abandonna avec de grands gémissements
les spectacles, pour lesquels il était passionné. La douleur fut si éclatante
et si universelle, que l’empereur aurait pu en être jaloux. On lui avait dressé
des statues pendant sa vie, et le peuple, dans un de ces caprices qui lui sont
si ordinaires, les ayant un jour abattues avec des clameurs séditieuses, les avait
presque aussitôt vu relever par ordre du prince avec d’aussi vives
acclamations. Après sa mort, le sénat obtint de l’empereur la permission de lui
en élever une nouvelle, dont l’inscription subsiste encore. Les vestales lui en
décernèrent une autre en leur propre nom, ce qui était sans exemple. Jamais ces
vierges respectées n’a voient rendu le même honneur aux hommes les plus
religieux. La chose fut cependant exécutée, malgré l’opposition de Symmaque,
ami de Prétextât, mais encore plus attaché aux bienséances et aux usages de sa
religion. La femme de Prétextât, Fabia Aconia Paulina, fille de Catulinus,
consul en 349, décorée elle-même des titres les plus fastueux de la
superstition païenne , honora la mémoire de son mari avec toute la pompe et la
vanité de l’idolâtrie. Elle fit son apothéose, et prétendit que son âme s’était
établie dans la voie lactée, comme dans un palais semé d’étoiles.
Prétextât laissait au paganisme, dans la personne de Q. Aurélius Symmachus, un défenseur encore plus ardent et aussi
considérable par sa noblesse, par ses emplois et par ses éminentes qualités.
Celui-ci était préfet e depuis la fin de l’année précédente. Il posséda trois
ans cette dignité, qu’il n’a voit pas recherché, dont il demanda plusieurs fois
d’être déchargé. Il la devait à la recommandation de Théodose, dont il était
estimé. Il passait pour l’homme le plus éloquent de son siècle. Sa femme, Rusticienne, fille d’Orfitus,
préfet de Rome sous Constance, secondait son amour pour l’étude; et l’on dit
qu’elle lui tenait souvent le flambeau pendant qu’il lisait ou qu’il composait.
Le père de Symmaque lui avait laissé une éclatante réputation à soutenir, mais
une médiocre fortune. Quoiqu’il affectât de retracer l’ancienne simplicité
romaine, on aperçoit dans sa conduite un combat de modestie et de vanité où
l’une et l’autre ont tour à tour l’avantage. Il refusa de se servir d’un char
superbe que Gratien avait destiné à l’usage des préfets de Rome, et il débita
sur ce sujet à Valentinien les plus sages maximes : Que le faste ne relève
pas les magistratures : que les mœurs du magistrat en font le plus bel ornement
que Rome, toujours libre, quoique soumise à ses princes , n'a jamais su et ne
sait pas encore respecter une pompe frivole, qui n’est à ses yeux de nulle
ressource pour suppléer à la vertu. Mais dans la suite ce Romain si modeste,
voulant par sa magnificence faire briller son fils, alors préteur, trouva fort
mauvais qu’on prétendît lui faire observer la loi qu’il avait sollicitée
lui-même pour borner la dépense des magistrats: il se donna beaucoup de
mouvement pour en obtenir la dispense, et n’eut point de repos qu’il n’eût
dépensé en cette occasion deux mille livres pesant d’or. Il donna plusieurs
fois de bons conseils à Valentinien. Ce prince voulut imposer une taxe à
certaines compagnies chargées des fournitures de la ville de Rome; Symmaque
représenta qu’un prince compromettait son autorité en commandant l’impossible;
que d’une imposition trop onéreuse Une recueillit que des mécontentements et
des murmures; qu’en épuisant ses sujets, il gagnait moins qu’il ne perçoit,
puisqu’il les mettait hors d’état de rendre les services attachés à leur
condition; que la richesse du prince et celle des peuples étaient inséparables;
et que toutes les deux prenaient leur source dans l’humanité du souverain. En entrant en charge, il trouva en place d’assez mauvais officiers subalternes,
qui avoient été nommés par l’empereur : il prit la liberté de lui mander que
la nature produisait toujours assez d'honnêtes gens pour remplir les postes de
l’état; que pour les démêler dans la foule, il fallait d’abord écarter ceux qui
demandaient; que ceux qui méritaient se trouveraient dans le reste. On peut
aisément conjecturer que cette leçon ne plut pas au jeune prince: du moins je
soupçonne qu’un rescrit adressé à Symmaque, et qui se trouve entre les lois de
Valentinien, servit de réponse à cette remontrance. En voici les termes : Il
n’est pas permis de raisonner sur la décision du souverain; c’est offenser la
majesté impériale que de douter du mérite d’un homme qu’elle a honoré de son
choix. La date de ce rescrit tombe sur la fin de cette année, temps auquel
le prince nommait les nouveaux officiers; et le ton que prend ici Valentinien
s’accorde assez bien avec la fierté présomptueuse d’un jeune empereur.
Mais l’intérêt de la religion païenne était l’affaire la plus importante de
Symmaque. Ce fut pour la soutenir sur le penchant de sa ruine qu’il réunit tout
ce qu’il avait d’activité, d’adresse et d’éloquence. Il s’était déjà
inutilement adressé à Gratien, qui n’avait pas même daigné répondre à sa
requête. Il comptait trouver moins fermeté dans un prince de treize ans, qui,
malgré le traité de paix, devait craindre Maxime et ses intrigues. Dans cette
espérance, il assembla le sénat: les sénateurs chrétiens furent exclus de la
délibération. On fit un décret en forme de plainte, sur lequel Symmaque dressa
son rapport ; il l’envoya à l’empereur en qualité de préfet de Rome, obligé, par
le devoir de sa charge, de rendre compte au prince de ce qui se passait dans la
ville.
Jamais la cause de l’idolâtrie ne fut plaidée avec plus de chaleur et
d’éloquence. La requête contenait deux chefs: on demandait que l’autel de la
Victoire fût rétabli dans le sénat, et qu’on rendît aux prêtres et aux vestales
les fonds, les revenus, les privilèges dont Gratien les avait dépouillés.
L’orateur faisait valoir l’ancienneté du culte qu’on prétendait proscrire; il tirait
avantage de la tolérance de Constantin, de Jovien, de Valentinien le père, qui
n’avoient troublé dans les temples ni les dieux, ni leurs sacrificateurs. Il étalait,
avec pompe les obligations que les Romains avoient à la victoire, tant
d’ennemis abattus, tant de royaumes conquis, tant de triomphes. Il opposait à
l’exemple de Constant et de Constance celui de Valentinien le père, qui , du
séjour des dieux où sa vertu l’avait élevé, considérait avec attendrissement
les larmes des vestales, et s’offensait de voir détruire ce qu’il avait voulu
conserver. Il faisait parler Rome à Valentinien et à Théodose tout ensemble : «Princes généreux ( disait-elle ), pères de
la patrie, respectez mes années. C’est au culte des dieux que je dois la durée
de mon empire; je serais ingrate de les oublier. Permettez-moi de suivre mes
maximes; c’est le privilège de ma liberté. Cette religion que vous m’arrachez
m’a soumis l’univers; elle a repoussé Annibal de devant mes murailles, elle a
précipité les Gaulois du haut démon Capitole. N’ai-je donc si longtemps vécu que
pour tomber dans le mépris! Laissez-moi du moins le temps d’examiner ce nouveau
culte qu’on veut introduire ; quoique, après tout, vouloir me corriger dans ma
vieillesse, c’est s’y prendre bien tard; c’est me
faire un affront sensible.» Il ajoutait que tous les cultes, toutes les
religions tendent au même but, quoique par des voies différentes; qu’il fallait
laisser aux hommes la liberté de choisir le chemin pour arriver à ce sanctuaire
auguste où la Divinité s’enveloppe de sa propre lumière et se dérobe à leurs
yeux. Il relevait le ministère des pontifes et des vestales, et montrait
combien il était injuste de les priver de leur subsistance, de leur ravir les
droits qui leur revenaient de la libéralité des testateurs. Il insistait
beaucoup sur la famine dont Rome avait été désolée aussitôt après l’édit de
Gratien : c’était, à l’entendre, un effet manifeste de la vengeance des dieux,
qui, voyant que les hommes refusaient la subsistance à leurs prêtres, la refusaient
eux-mêmes aux hommes : c’était le sacrilège de Gratien qui avait séché les
fruits de la terre jusque dans leurs racines. Il excusait cependant ce prince
séduit par de mauvais conseils; et il finissait en exhortant Valentinien à
réparer le mal que son frère n’avait fait que par la malice des impies, qui
avoient fermé l’accès du trône aux députés du sénat, dépositaires de la vérité.
Ces conseillers pervers, ces impies dont parlait Symmaque étaient les
hommes les plus saints et les plus respectables de l’empire; le pape Damase et
saint Ambroise. La délibération du sénat avait été tenue fort secrète : la
requête arriva à Milan, et fut présentée à l’empereur dans son conseil, avant
que personne fût informé de l’entreprise. Ceux qui composaient le conseil,
surpris de ce coup imprévu, et craignant que la partie ne fût déjà liée avec
Maxime pour appuyer la cabale, opinèrent tous, chrétiens ainsi que païens, à
consentir à la demande. L’empereur seul ne jugea pas à propos de conclure, et remit
la décision au lendemain.
S. Ambroise fut averti sur le champ du danger dont le christianisme était
menacé. Il dresse aussitôt une requête contraire pour fortifier la religion du
prince : il lui représente ce qu’il doit à Dieu ; qu’il ne peut, sans une sorte
d’apostasie, rendre aux païens ce que Gratien leur a ôté; qu’ils ont mauvaise
grâce de se plaindre de la soustraction de leurs privilèges, eux qui n’ont pas
épargné le sang des chrétiens : que l’empereur ne les force pas à rendre
hommage au vrai Dieu; qu’ils doivent au moins lui laisser la même liberté; et
ne le pas contraindre à honorer leurs folles divinités ; que c’était sacrifier
aux idoles que d’opiner en leur faveur ; que les chrétiens faisant la plus grande
partie du sénat, c’était une sorte de persécution que de les forcer de s’assembler
dans un lieu où il leur faudrait respirer la fumée des sacrifices impies: qu'un
petit nombre de païens abusaient du nom du sénat; que, si cette entreprise
incroyable n’eût pas été tramée en secret, tous les évêques de l’empire seraient
accourus pour s’opposer au succès. Il priait Valentinien de consulter Théodose,
dont il avait coutume de prendre les avis sur les affaires importantes : et
quelle plus importante affaire que celle de la religion et de la foi? Il demandait
communication de la requête pour y répondre en détail. « Si vous prenez le
parti des infidèles ( continuait-il ), les évêques ne pourront fermer les yeux
sur une prévarication si criminelle : vous pourrez venir à l’église, mais vous
n’y trouverez point d’évêque, ou l’évêque n’y sera que pour vous en interdire
l’entrée. Que lui répondrez-vous quand il vous dira : l’Eglise refuse vos dons;
nos autels ne peuvent les souffrir; Jésus-Christ les rejette avec horreur; vous
les avez prostitués aux idoles : pourquoi cherchez-vous les prêtres du Dieu
véritable, après avoir reçu entre vos bras les pontifes des démons? Que répondrez-vous
encore à votre frère, qui vous dira au fond de votre cœur : Je ne me suis pas
cru vaincu parce que je vous laissais empereur; j’ai vu la mort sans regret,
parce que je me flattais que vous maintiendriez ce que j’avois établi pour
l’honneur du christianisme. Hélas! que pouvait faire de plus contre moi celui
qui m’a ôté la vie? Vous avez détruit les trophées que j’avois élevés à notre
sainte religion , vous avez cassé mes ordonnances, ce que n’a osé faire mon rebelle
meurtrier. C’est maintenant que je reçois dans mes entrailles la blessure la
plus cruelle. La meilleure partie de moi-même est dans le cœur de mon frère ; et
c’est là qu’on me poursuit encore; c’est là qu’on me porte encore des coups
mortels.» Il lui représente ensuite son père qui s’excuse d’avoir souffert
l’idolâtrie dans le sénat de Rome, sur ce qu’il ignorait ce désordre. En effet,
Valentinien n’était jamais entré dans Rome depuis qu’il était parvenu à
l’empire. S. Ambroise conclut enfin que l’empereur ne peut souscrire à la requête
de Symmaque sans offenser à la fois tout ce qu’il doit respecter , son frère,
son père, et Dieu même.
Le jeune Valentinien avait le cœur droit, et ne manquait pas de prendre le
bon parti, lorsqu’il n’en était pas détourné par les artifices de Justine. La
lettre de saint Ambroise trouva dans son âme des dispositions favorables; elle
acheva de le déterminer. Il la fit lire dans le conseil; il reprocha aux
chrétiens leur perfide faiblesse; et s’adressant ensuite aux païens : Comment
osez-vous penser, leur dit-il, que je sois assez impie pour vous rendre
ce que vous a enlevé la piété démon frère? Que Rome demande de moi telle autre
faveur qu’elle voudra : je la chéris comme ma mère ; mais je dois plutôt obéir
à Dieu. Il prononça ces paroles d’un ton aussi ferme que les aurait
prononcées Théodose. Personne n’osa répliquer ; et les comtes Bauton et Rumoride, généraux des armées d’Occident, quoique nourris
dans le paganisme, furent eux-mêmes d’avis de rejeter la requête. On disait, à
cette occasion, que la Victoire était une ingrate, qui, par un de ses caprices
ordinaires, avait abandonné son défenseur pour favoriser son, ennemi. L’affaire
était terminée : cependant saint Ambroise crut que, pour honorer la vérité, il devait
réfuter les raisons que le préfet avait si pompeusement étalées en faveur de
l’idolâtrie. Il s’en acquitta par un ouvrage que nous admirons encore ; il
foudroie les sophismes de Symmaque avec cette supériorité que donne la vérité
quand elle est soutenue par la beauté du génie et la force de l’éloquence. La
religion païenne fut bientôt après déshonorée par un scandale qui couvrit
Symmaque de confusion. Saint Ambroise avait opposé au petit nombre de vestales
ce peuple nombreux de vierges chrétiennes, qui renonçaient pour toujours à tous
les honneurs et à tous les plaisirs du siècle ; il avait observé que les païens
a voient bien de la peine à trouver parmi eux sept filles en qui les plus
flatteuses distinctions, la vie la plus commode et la plus fastueuse, l’espérance
d’être libres après un certain nombre d’années, la terreur du plus affreux supplice,
pussent conserver pendant quelque temps une virginité forcée. L’événement
justifia deux ou trois ans après cette réflexion de saint Ambroise. Une vestale
fut convaincue d’inceste. Symmaque, revêtu du souverain pontificat depuis que
Gratien l’avait refusé, poursuivit devant le préfet de Rome, son successeur, la
punition de la vestale coupable. Elle fut enterrée vive, selon les lois
anciennes , et son corrupteur fut puni de mort.
La guerre que Symmaque avait déclarée à la religion chrétienne rendit
quelques chrétiens injustes à son égard. Les murs de Rome étaient d’une
construction solide et très magnifique. Les pierres, remarquables par leur
étendue, étaient liées ensemble avec l’airain et le plomb. Des citoyens avides venaient
pendant la nuit enlever ces métaux, et dégradaient leurs propres murailles. Valentinien
chargea le préfet d’en informer. On accusa Symmaque d’avoir saisi cette
occasion pour se venger du peu de succès de sa requête; d avoir fait enlever
des chrétiens du sanctuaire des églises pour leur faire éprouver les tourments
de la question ; d’avoir mis en prison des évêques même qu’il envoyait prendre
dans les provinces. L’empereur, dans un premier mouvement d’indignation, rendit
contre le préfet un édit, sévère, lui ordonnant d’élargir tous les prisonniers,
et de cesser ses poursuites injustes. Symmaque se justifia en défiant les
accusateurs de prouver leur calomnie, en prenant à témoin toute la ville de
Rome ; et, ce qui n’admettait point de réplique , en s’appuyant du témoignage
même du pape Damase, qui reconnut par écrit qu’aucun chrétien n’était fondé à
se plaindre du préfet. Je ne dois pas oublier ici une circonstance qui fait
honneur au christianisme, à l’occasion de l’ordre que Valentinien avait donné à
Symmaque de mettre les prisonniers en liberté : J’ignore, répond-il, quels
sont ceux que votre majesté veut que je délivre ; nous avons ici dans les
prisons plusieurs criminels ; j’en ai pris connaissance ; il n’y a pas un
chrétien. Peu de temps après, les habitants de Milan ayant prié Symmaque de
leur envoyer un professeur d’éloquence, que la ville devait entretenir, saint
Augustin, qui n’était pas encore revenu des erreurs de sa jeunesse, poursuivit
cet emploi. La vanité l’avait conduit d’Afrique à Rome pour y enseigner la
rhétorique; mais il n’était pas content des désordres qui réennoient dans les
écoles. Symmaque, à la recommandation de quelques manichéens, se détermina en
sa faveur, après avoir éprouvé sa capacité par un discours public, dont il fut
très-satisfait.
Le pape Damase mourut le 10 ou 11 décembre de cette année, ayant gouverne
avec sagesse pendant dix-huit ans et environ deux mois. Onze jours après,
Sirice fut élu en sa place. Ursin renouvela en vain ses prétentions sur Rome ;
il fut rejeté par le peuple ; et Valentinien soutint l’élection de Sirice par
un rescrit du 23 février de l’année suivante. Le premier soin du nouveau pape
fut de sonder les dispositions de Maxime. Les intelligences qu’on le soupçonnait
d’entretenir avec les païens d’Italie donnaient à l’Eglise de justes alarmes.
Sirice lui écrivit donc pour l’exhorter à demeurer fidèle à la religion qu’il avait
jusqu’alors professée. Maxime, dans sa réponse, lui proteste d’un attachement
inviolable à la doctrine catholique. Il la maintint en effet, mais en tyran, et
avec une cruauté qui arracha des larmes à l’Eglise même dont il prenait la
défense.
Les priscillianistes furent l’objet de son zèle sanguinaire. Quoique cette
hérésie n’ait pas été une de ces sectes dominantes qui ont agité l’empire et
causé de grandes révolutions dans l’ordre civil, elle mérite cependant une
place distinguée dans cette histoire. C’est la première contre laquelle le bras
séculier se soit armé du glaive ; et l’Eglise témoigna pour lors, par un cri
général, combien elle est éloignée de cet esprit de persécution qui va le fer à
la main chercher l’hérésie jusque dans le sein de l’hérétique. La source du mal
vint de l’Egypte. Marc de Memphis, ayant formé un composé monstrueux de
diverses erreurs jointes aux pratiques les plus obscènes des païens, des
gnostiques et des manichéens, fut chassé par les évêques. Il passa d’abord dans
la Gaule, aux environs du Rhône, et de là en Espagne, où il séduisit une femme
noble nommée Agape, et le rhéteur Helpidius.
Priscillien, né en Galice , embrassa ses dogmes impies, et devint aussitôt le
chef de la secte. Il était noble, riche, spirituel, éloquent, d’une grande
lecture, et subtil dialecticien. A ces qualités si propres à séduire il joignit
des apparences de vertu encore plus dangereuses, l’austérité des mœurs,
l’humilité extérieure, le détachement des richesses, l’habitude des veilles,
des jeûnes, des travaux. Mais il était vain, inquiet, enflé de son savoir ; et
sons un visage mortifié il cachot les plus honteux désordres. Il s’était, dès
sa jeunesse, entêté des chimères de la magie. Flatteur et persuasif, il eut
bientôt gagné un grand nombre d’Espagnols de toute condition , et surtout des
femmes légères, curieuses, avides de nouveautés. Cette contagion s’étendit en
peu de temps presque dans toute l’Espagne; elle infecta même plusieurs évêques,
entre autres Instance et Salvien, qui se lièrent par serment avec Priscillien.
Hygin, évêque de Cordoue, et
successeur du célèbre Osius , s’étant aperçu du progrès de l’erreur, en donna avis
à Idace, évêque de Mérida. Celui-ci, trop vif et trop ardent, ne fit qu’aigrir
le mal en poursuivant à outrance la nouvelle hérésie. Après de longs débats, on
assembla un concile à Saragosse, où furent invités les évêques d’Aquitaine. Les
hérétiques n’osèrent s’y présenter. Ils furent condamnés par contumace, et on
défendit, sous peine d’anathème, de communiquer avec eux. Ithace, évêque d’Ossonoba, aujourd’hui Faro dans les Algarves, fut chargé de
notifier à toute l’église d’Occident le décret du concile, et d’excommunier Hygin, qui, ayant été le premier à dénoncer les sectaires,
s’était lui-même laissé surprendre par leurs artifices.
Instance et Salvien , condamnés par le concile, n’en devinrent que plus
opiniâtres. Pour fortifier leur parti, ils honorèrent du titre d’évêque
Priscillien , auteur de tous ces maux , qui n’était encore que laïc, et le
placèrent sur le siège d’Avila. De l’autre côté, Idàce et Ithace, encore plus emportés, implorèrent le secours de la puissance
séculière; et, après beaucoup de poursuites, dans lesquelles la passion déshonorait
le caractère épiscopal, ils obtinrent de Gratien un rescrit qui bannissait les
sectateurs de Priscillien, non-seulement de l’Espagne, mais même de tout
l’empire. Les hérétiques, frappés de ce coup de foudre, prirent le parti de se
cacher, et se dispersèrent en diverses provinces.
Mais Instance, Salvien et Priscillien, prirent le chemin de Rome, se
flattant de tromper le pape Damase. En traversant l’Aquitaine, ils y semèrent
leurs erreurs, surtout dans la ville d’Eause, alors
métropole de la troisième Aquitaine. Saint Delphin, évêque de Bordeaux, leur
ferma l’entrée de sa ville; mais ils séjournèrent quelque temps dans le voisinage
sur les terres d’Euchrocia, veuve d’Atticus Tyro Delphidius, qui avoir professé l’éloquence à Bordeaux avec
réputation. Cette femme, fortement entêtée de la nouvelle doctrine, se mit à la
suite de ces fanatiques avec sa fille Procula, qui
s’abandonna si aveuglément à Priscillien, qu’elle devint enceinte, et se
procura l’avortement pour sauver l’honneur de l’un et de l’autre. Ce nouveau
crime fut inutile, et n’étouffa pas le bruit de leur infâme commerce. Arrivés à
Rome, ils ne purent obtenir audience de Damase. Ils allèrent à Milan, où saint
Ambroise ne les rejeta pas avec moins d’horreur. Ils s’adressèrent à la cour,
où ils espéraient que l’argent et l’intrigue leur procureraient plus de faveur.
Ils ne se trompaient pas. Macédonius, maître des offices, gagné par leurs présents,
obtint de Gratien un nouveau rescrit, qui révoquait le précédent, et les rétablissait
dans leurs églises. En vertu de cet ordre, Instance et Priscillien retournèrent
en Espagne, car Salvien était mort à Rome. Ils rentrèrent sans obstacle en
possession de leurs sièges. Ithace ne manquait pas de courage pour s’y opposer
; mais les hérétiques avoient mis dans leurs intérêts le proconsul Volvence : il leur était d’autant plus facile d’en imposer,
qu’ils avaient pour maxime de ne pas épargner le parjure, pour ne pas trahir le
secret de leur secte. Ils accusèrent même Ithace comme perturbateur de la paix
des églises, et obtinrent une sentence pour le faire arrêter. Ce prélat,
effrayé d’une si violente procédure, s’enfuit en Gaule, et s’adressa au préfet
Grégoire. Celui-ci, bien instruit des faits, se fit amener les auteurs du
trouble; et, pour fermer aux hérétiques toute voie de séduction, il informa
l'empereur de la vérité. Mais tout était vénal à la cour. Les priscillianistes
achetèrent de nouveau la protection du maître des offices, qui persuada à
Gratien de retirer cette affaire des mains du préfet, et d’en charger le vicaire
d’Espagne; car on venait de supprimer la dignité de proconsul de cette
province. Macédonius dépêcha en même temps des officiers, pour conduire en
Espagne Ithace, qui s’était réfugié à Trêves. Le prélat se déroba à leur
recherche, et se tint caché jusqu’à l’arrivée de Maxime, qui, ayant déjà pris
le titre d’empereur dans la Grande-Bretagne, se disposait à passer en Gaule.
Ithace attendit l’événement de la guerre civile. Après la mort de Gratien,
lorsque Maxime eut choisi la de Trèves pour sa résidence, l’évêque vint faire
sa cour au tyran, et lui présenta une requête, dans laquelle il faisait une
affreuse peinture des crimes de Priscilien et de sa secte. Maxime, qui affectio
un grand zèle pour la foi et la discipline de l’Eglise, manda aussitôt au
préfet des Gaules et au vicaire d’Espagne de faire transférer tous ces
hérétiques à Bordeaux, où se devait assembler un concile. L’ordre fut exécuté.
Instance tenta en vain de se justifier devant le concile: il fut déclaré déchu
de l’épiscopat. Priscilien, pour éviter la même condamnation, refusa de
répondre, et en appela à l’empereur. Le concile eut égard à son appel; il
s’abstint de prononcer contre lui; et toute l’Eglise blâma ces évêques d’avoir
renvoyé à la puissance séculière une cause ecclésiastique. On conduisit donc à
la cour de Maxime, et le chef et les sectateurs. Idace et Ithace les y
suivirent pour les accuser, et montrèrent, par un acharnement qui n’avait rien
d’apostolique, que la passion les animait plutôt que le zèle de la vérité.
Ithace, le plus violent des deux, était un homme de peu de jugement, hardi,
hautain, grand parleur, aimant la dépense et la bonne chère. Il voyait partout
le priscillianisme; la science, fa régularité des mœurs, l’extérieur mortifié,
n’osaient paraitre à ses yeux sans être soupçonnés d’hérésie.
Une sainteté reconnue ne suffisait pas pour lui imposer silence. Saint
Martin, qui était pour lors à Trêves, ne cessait l’exhorter à renoncer au
personnage d’accusateur, si contraire à la douceur épiscopale. Ithace lui
reprocha d’être lui-même un priscillianiste déguisé. Le saint prélat ne pouvant
rien sur cet esprit opiniâtre, prit le parti de s’adresser à Maxime; il le
supplia de ne pas verser le sang de ces malheureux : Qu’ils étaient assez
punis par la sentence épiscopale qui les jugeait hérétiques, et les chassait de
leurs églises; qu'il était inouï qu’un juge séculier prononçât dans une cause
de foi. L’autorité d’un évêque si respectable arrêta Maxime tant que saint
Martin fut à Trêves; et lorsque le prélat sortit de la ville, il se fit
promettre par le tyran qu’on épargnerait le sang des accusés.
A peine saint Martin fut-il éloigné que les
sollicitations cruelles d’Ithace et de ses partisans firent oubliera Maxime la
parole qu’il avait donnée. Il chargea de l’information le préfet Evode, magistrat intégré, mais sévère. La cause fut
examinée en deux audiences. Priscillien , convaincu, n’osa désavouer ses
infamies; il fut déclaré coupable et mis en prison jusqu’à ce que le prince eût
été consulté. Maxime ordonna de trancher la tête à Priscillien et à ses
complices. Ithace était l’âme de toute cette procédure ; il avait assisté
à la question. Mais, après avoir conduit ces misérables jusqu’aux portes de la
mort, il s’arrêta par une vaine politique; et comme s’il eut encore été temps
d’éviter la haine publique, il refusa de se trouver au jugement définitif.
L’avocat du fisc prît à sa place le rôle d’accusateur. Priscillien eut la tête
coupée avec la veuve Euchrocia, et cinq de ses
sectateurs. Instance et un autre complice, qui n’est pas nommé, furent
dépouillés de leurs biens, et relégués pour toujours dans les îles Sylines, nommées maintenant Sorlingues, à la pointe
occidentale de l’Angleterre. Quelques autres en furent quittés pour un exil de
quelque temps, parce qu’ils n’avoient pas attendu la question pour avouer leurs
crimes et révéler leurs complices. Une femme nommée Urbica,
connue pour être attachée à la doctrine de Priscillien, fut assommée à coup de
pierres par la populace dans la ville de Bordeaux.
Maxime n’oublia pas de tirer avantage de cette exécution cruelle et
irrégulière, comme d’une action héroïque en faveur de la religion. Il envoya au
pape Sirice une copie des pièces du procès avec cette lettre. Nous vous
protestons que nous ne désirons rien avec plus d’ardeur que de conserver la foi
catholique dans sa pureté, de bannir de l’Eglise toutes les divisions, et de
voir tous les évêques servir Dieu dans une parfaite union de cœur et d'esprit.
Après un discours assez obscur, qui paraît avoir rapport au schisme d’Ursin,
qu’il se vante d’avoir étouffé , il ajoute : Pour ce qui concerne les
horreurs des manichéens, qui sont depuis peu parvenues à notre connaissance, et
qui ont été vérifiées en jugement, non par des conjectures , mais par l'aveu
des coupables, j'aime mieux que votre sainteté en soit instruite par les actes
que je lui envoie que par noire bouche, ne pouvant énoncer sans rougir des
crimes honteux tout à la fois à commettre et à rapporter.
Cette lettre ne fit pas sur le pape l’impression Maxime avait espérée. Sirice
blâma la rigueur employée contre les priscillianistes, et les plus saints
prélats de l’Occident furent du même avis. Jamais hérétiques n’avaient été plus
dignes de punition; ils renouvelaient toutes les abominations de ces sectes
hypocrites et voluptueuses qui avoient enveloppé sous de ténébreux mystères la
débauche la plus effrénée. Mais l’Eglise, en poursuivant l’hérésie, avait
toujours épargné la personne des hérétiques; elle ne connaissait d’autres armes
que ses anathèmes; et cette mère tendre, priant sans cesse pour ses enfants
égarés, demandait à Dieu, non pas leur mort, mais leur conversion.
L’acharnement de ces évêques les déshonora aux yeux de toute l’Eglise.
Quoiqu’ils eussent été déclarés innocents dans un synode tenu à Trêves par
leurs partisans, le concile de Milan en 390, et celui de Turin en 401 les
condamnèrent. Idace, qui était le moins coupable, se démit volontairement de
l’épiscopat, et perdit ensuite le mérite de cette action par les efforts qu’il
fît pour y rentrer. Ithace fut excommunié, et mourut en exil.
Mais personne ne témoigna contre ce prélat sanguinaire plus d’indignation
que saint Martin. Dans le temps même que le synode de Trêves était assemblé, ce
saint évêque vînt à la cour pour intercéder en faveur de Narsès et de Leucade.
Ces deux comtes aloient périr parce qu’ils avoient été fidèles à Gratien. Les
amis d’Ithace venaient d’engager Maxime à envoyer des tribuns en Espagne pour
juger, souverainement les priscillianistes, et leur ôter les biens et la vie.
C’était mettre en péril les plus innocents, car on confondit alors avec ces
hérétiques tous ceux dont l’extérieur portait des marques de mortification. Dès
que ces prélats apprirent que saint Martin approchait de Trêves, persuadés qu’il
s’opposerait à l’exécution de ces ordres violents, ils lui firent interdire
l’entrée de la ville au nom de l’empereur , s’il ne consentit à s’accorder avec
eux. Saint Martin, ayant répondu d’une manière qui ne l’engageait pas, entra
dans Trêves, alla au palais, demanda la grâce des deux comtes, et la révocation
des commissaires nommés pour l’Espagne. Maxime différa de lui répondre sur ces
deux points, et saint Martin rompit toute communication avec Ithace et ses
partisans, qu’il traitait de meurtriers. Ceux-ci s’en plaignirent amèrement à
Maxime. Nous sommes, lui dirent-ils, perdus sans ressource, si vous
ne forcez l'évêque de Tours à communiquer avec nous; son exemple va former
contre nous un préjugé universel. Martin n'est plus seulement le fauteur des
hérétiques, il s'en déclare le vengeur ; lui laisser ce pouvoir , c’est
ressusciter Priscillien. Ils le suppliaient avec larmes de faire encore
usage de sa puissance pour abattre un séditieux. Il ne tint pas à ces hommes
injustes et inhumains que Martin ne fût confondu avec les sectaires. Mais le
tyran respectait sa vertu. Il le manda, il lui parla
avec douceur , il tâcha de lui faire approuver le traitement fait aux
hérétiques; et, le voyant inflexible, il entra dans une furieuse colère, quitta
brusquement l’évêque, et donna ordre de mettre à mort Narsès et Leucade. A
cette nouvelle, Martin retourna promptement au palais; il promit de communiquer
avec les autres évêques, si l’empereur pardonnait aux deux comtes, et s’il révoquait
l’ordre donné aux deux tribuns. Maxime accorda tout. Martin rentra le lendemain
en communion avec les ithaciens ; mais il partit le
jour d'après, pénétré d’un vif repentir de s’être laissé entraîner à cette
condescendance, qu’il se reprocha toute sa vie. Saint Ambroise témoigna deux
ans après plus de fermeté; il aima mieux sortir de la cour de Maxime, où il était
retenu par un intérêt important, que de communiquer avec les évêques qui
avoient fait périr Priscillien.
La mort de cet hérétique montra dès-lors quel effet dévoient produire dans
toute la suite des temps ces procédés inhumains. Loin d’éteindre l’hérésie,
elle la répandit et l’accrédita. La Galice surtout en fut pour longtemps infectée.
Ceux qui avoient écouté Priscillien comme un prophétie le révérèrent comme un
martyr; son corps et ceux de ses adhérents mis à mort avec lui furent transportés
en Espagne ; on les honora de magnifiques funérailles ; on jurait par le nom de
Priscillien. Le fanatisme devint, plus vif, et la discorde plus opiniâtre. Ses
sectateurs furent condamnés l’an 4oo par le concile de Tolède. Malgré tous ces
anathèmes, malgré les lois accablantes d’Honorius et de Théodose le jeune, cette
pernicieuse doctrine se soutint jusqu’au milieu du sixième siècle.
Théodose, dont les sentiments s’accordèrent toujours avec la plus saine
partie de l’Eglise, n’approuva pas l’emportement des ithaciens.
C’est ce qu’on peut conclure des titres odieux dont les charge Pacatus, orateur païen, dans un discours qu’il prononça
quatre ans après en présence de Théodose. Ce prince avait donné le consulat à
son fils Arcadius, et Valentinien lui avait nommé Bauton pour collègue. Saint
Augustin , qui professait alors la rhétorique à Milan, composa, selon l’usage,
le panégyrique de Bauton et Valentinien. Il avoue , dans ses Confessions, qu’il
devait y débiter un bon nombre de mensonges, auxquels, dît-il,
n’auraient pas laissé d’applaudir ceux-mêmes qui en connaissaient
la fausseté. De la manière dont il s’exprime, il semble qu’il ne l’ait pas
prononcé.
Tandis que Maxime défendit en apparence la foi catholique, Justine l’attaquait
véritablement, et abusait de l’autorité de son fils pour relever le parti des ariens.
La fermeté de Valentinien son mari l’avait obligée de se contraindre tant qu’il
avait vécu; elle n’avait pas trouvé Gratien plus disposé à seconder ses intentions;
mais, après la mort de ce prince, lorsqu’elle crut la puissance de son fils
affermie par le traité conclu avec Maxime, elle leva le masque, et se déclara
hautement protectrice de l’arianisme. Sa vivacité naturelle était encore animée
par les dames de la cour, qui, depuis la séduction d’Arius, s’étaient
transmises comme de main en main le poison de cet hérésiarque. Elle n’eut pas
de peine à se faire obéir du jeune Valentinien , esprit doux facile, soumis
sans réserve aux volontés de sa mère. Il était bien d’une autre difficulté de
subjuguer Ambroise. Elle n’avait à lui opposer qu’un adversaire fort inégal
dans la personne d’Auxence, que les ariens avoient choisi pour être leur
évêque. Il était Scythe de nation, et se nommait Mercurin.
Mais, ayant été contraint de quitter son pays à cause de ses crimes, il avait
changé de nom, et pris celui de l’évêque Arien, auquel Ambroise avait succédé.
Ce faux prélat, sans talons comme sans mœurs, faisait peu de prosélytes; il ne comptait
entre les siens aucun des habitants de la ville; tout son troupeau se réduisit
à un petit nombre d’officiers de la cour, et à quelques Goths. Il n’avoit d’autre église que l’appartement ou le chariot de
Justine, qu’il accompagnait dans ses voyages.
Cette princesse voulut l’établir dans une des églises de Milan. Elle
choisit la basilique Porcienne, qui était dans ce
temps-là hors des murs ; c’est aujourd’hui l’église de Saint-Victor. Elle prévoyait
une vive résistance de la part d’Ambroise; mais elle était résolue de mettre en
œuvre en cette occasion toute la force du pouvoir impérial. Ne pouvant
pardonner à l’évêque d’avoir malgré elle placé un catholique sur le siège de
Sirmium, elle avait oublié l’important service qu’il avait rendu à son fils, en
s’exposant lui-même pour arrêter les progrès du tyran , et ne cherchait qu’une
occasion de le perdre. Valentinien fait venir Ambroise au palais; et, suivant
la leçon dictée par sa mère, il emploie d'abord la douceur pour l’engager à
céder la basilique. Sur le refus du prélat, à quoi on s’était bien attendu, il
prend le ton de maître; il commande, il menace. Ambroise est inébranlable ; il
rappelle au jeune prince la piété de son père, il l’exhorte à conserver cette
précieuse portion de son héritage, il lui expose la croyance catholique, il lui
en montre la conformité avec celle des apôtres, et l’opposition de celle des
ariens. Cependant le peuple accourt en foule au palais , il demande à grands
cris qu’on lui rende son évêque. On envoie un comte avec des soldats pour
dissiper cette multitude: sans s’effrayer ni se mettre en défense, elle se
présente aux soldats, et s’offre à mourir pour sa foi. La cour, intimidée de
cette fermeté, prend le parti de céder pour le moment; elle prie saint Ambroise
d’apaiser le peuple, et le renvoie avec parole de rien entreprendre sur la
basilique.
Cette promesse n’était qu’une feinte de Justine. Elle accusait saint
Ambroise d’être l’auteur de l’émeute ; elle tâchait même de soulever le peuple
contre lui, et prodiguait dans cette vue les caresses et les présents. Elle offrait
des dignités à quiconque serait assez hardi pour le tirer de l’église où il se tenait
renfermé, et le conduire en exil. Un officier, nommé Euthyme,
se chargea de l’enlever. Il alla se loger près de l’église, et tint un chariot
préparé. Son projet fut découvert; le peuple prit l’alarme, et le courtisan,
craignant pour lui-même, se retira au palais. L’année suivante, à pareil jour, Euthyme ayant encouru la disgrâce du prince, fut arrêté et
conduit en exil sur le même chariot, Ambroise le fit alors repentir de son
mauvais dessein, par la vengeance la plus digne d’un âme généreuse, et la seule
que permette le christianisme; il le consola, il s’empressa de lui fournir de
l’argent, et tout ce qui lui était nécessaire pour adoucir sa disgrâce. Auxence
de son côté servit le parti arien de tout ce qu’il avait
de talents : il prêchait tous les jours, et ne persuadait personne.
Justine n’était pas de caractère à se contenter d’une première tentative.
Comme si elle eût voulu punir Ambroise de sa résistance, elle lui envoya
demander, de la part de l’empereur, une autre basilique nommée la Neuve, plus
grande que la première, et renfermée dans l’enceinte de la ville. Ambroise
répondit qu’il n’était permis ni à l’évêque de donner une église, ni à l’empereur
de la recevoir : Vous n’avez pas le droit, ajouta-t-il, d’ôter a un
particulier sa maison ; et de quel droit l’ôteriez-vous à Dieu? Les
courtisans, dans leur langage servile, répondirent que tout était permis à
l’empereur , que tout lui appartenait : Mais, dit Ambroise , Dieu est
le souverain prince; il a ses droits dont le prince n’est pas le maître. Néotère, préfet du prétoire, vient le lendemain à l’église,
où le peuple était assemblé avec son évêque; il conseille de livrer au moins la
basilique Porcienne; qu’il fera en sorte que
l’empereur veuille bien s’en contenter. La proposition est rejetée avec de
grands cris, et le préfet obligé de se retirer. Le jour suivant, sixième
d’avril ( c’était le dimanche des Rameaux), les ariens s’emparent de la
basilique Porcienne : le peuple se soulève; il les
chasse, il se saisit d’un de leurs prêtres nommé Castule,
et l’allait mettre en pièces, si saint Ambroise, qui célébrait alors le saint
sacrifice, en étant promptement averti, n’eût envoyé aussitôt des prêtres et
des diacres pour le tirer de leurs mains. La cour fit arrêter et charger de
chaînes un grand nombre d’habitants. Ces violences allient allumer une sédition: le saint évêque vint cependant à bout de la prévenir; mais il persista à ne
point céder la basilique; et la nuit, étant survenue, mit fin aux
contestations.
L’orage paraissait apaisé. Deux jours se passèrent sans nouvelle
entreprise. Mais saint Ambroise connaissait Justine; il attendait constamment
dans sa maison les effets de la vengeance de cette princesse, lorsque le
mercredi saint les soldats prirent possession de la basilique neuve. Ils obéissaient
aux ordres du prince, mais à regret ils étaient catholiques, et tandis que
leurs armes menaçaient leur évêque, leurs vœux le favorisaient. Ils firent dire
à l’empereur que, s’il voulait venir à l’assemblée des catholiques ils étaient
prêts à l’accompagner; qu’autrement ils allient se joindre au peuple pour
assister au service divin que l’évêque célébrait dans l’ancienne basilique. Les
courtisans, commençant à trembler pour eux-mêmes, changeaient de langage; ils tâchaient
d’adoucir Justine. Les ariens n’osaient se montrer. Ambroise fait signifier aux
soldats qui entourent la basilique neuve qu’il les sépare de sa communion.
Aussitôt la plupart abandonne leur poste, et se rendent à l’église où était
saint Ambroise. Leur arrivée apporte l’alarme; mais ils rassurent les fidèles
en déclarant qu’ils ne viennent que pour prier avec eux. La cour avait tout à
craindre, si le peuple eût eu un chef moins respecté, ou capable d’interpréter
au gré de la passion les maximes de l’Evangile. Ambroise , maître de lui-même
et des autres, les arrêtait sur les justes bornes qui séparent la résistance
chrétienne d’avec la rébellion , bornes si étroites et si difficiles à ne pas
franchir. Comme si l’empereur eût été présent, on croit de toutes parts: Prince,
nous n'employons envers vous que les prières; nous n’avons pas la témérité de
combattre contre vous ; mais aussi nous ne craignons pas la mort. Ecoutez nos
supplications ; c’est la religion attaquée qui vous présente sa requête. On
souhaitait que saint Ambroise se transportât à la basilique neuve, près de laquelle
une autre troupe de peuple l’attendait ; il refusa d’y aller, de crainte que sa
présence n’allumât la sédition; et, pour occuper les esprits et amortir tant de
mouvements divers dont les cœurs étaient agités, il monta dans la tribune, et
se mit à instruire son peuple aussi tranquillement que s’il eût été en pleine
paix.
Il parlait encore lorsque l’empereur envoya des officiers pour lui faire
des reproches, qu’il réfuta avec une fermeté mêlée de respect. L’eunuque Calligone , grand chambellan, s’étant approché du prélat,
osa lui dire : Quoi ! de mon vivant vous êtes assez hardi pour désobéir à
l’empereur ! je vais vous abattre la tête. Frappe, lui répondit
Ambroise, suis prêt à mourir, tu feras l’office d’un eunuque, et moi celui
d’un évêque. Ce Calligone eut, deux ans après, la
tête tranchée pour un crime dont il semblait qu’un eunuque ne pût être
soupçonné. Dans cette crise violente, le peuple ne voulut pas abandonner son
évêque; il passa la nuit en prières dans l’église. Enfin, le jeudi saint,
l’empereur fit donner ordre aux soldats de quitter la basilique neuve; et la
tranquillité se rétablit dans la ville. Justine renferma son ressentiment pour
le faire éclater dans une autre occasion. Valentinien, peu capable de
distinguer entre ce qui lui était dû et ce qui était dû à Dieu, regarda
l’évêque comme son ennemi déclaré; et sur les instances que lui faisaient les
seigneurs de sa cour de se rendre à l’église, où le peuple l’attendait pour
assurer la paix: Vraiment, leur dit-il, je crois que, si Ambroise
vous l’ordonnait, vous me livreriez pieds et mains liés à sa discrétion.
Tel était alors l’aveuglement de ce prince, que la faiblesse de son âge assujettissait
aux caprices d’une mère impérieuse. Théodose était bien capable de lui ouvrir les
yeux, et d’arrêter les emportements de
Justine. Mais il respectait la veuve de Valentinien, et connaissait assez son
caractère hautain et jaloux pour craindre de, s’il jetait ses regards sur
l'Occident, qu’elle gouvernait. Il ne sortit pas cette année de Constantinople,
et remporta en Orient, par ses généraux , quelques victoires dont les annales
de ce temps-là ne marquent aucune circonstance. Mais cette joie fut troublée dans
sa maison par deux afflictions très-sensibles. Il perdit d’abord sa fille
Pulchérie. Cette jeune princesse donnait dès l’âge de six ans les plus
heureuses espérances. Elle avait toutes les grâces de la beauté. On voyait
éclore en elle de jour en jour toutes les vertus de sa mère. Saint Grégoire de Nysse prononça son oraison funèbre, et rendit bientôt le
même devoir à Flaccille. Cette grande et sainte
impératrice ne survécut pas longtemps à sa fille. Elle mourut à Scotume en Thrace, où elle était allée prendre les eaux
minérales. Son corps fut rapporté à Constantinople. Elle fut honorée des larmes
de tout l’empire, qui perçoit en elle un ferme soutien des vertus de Théodose.
Les pauvres surtout la pleurèrent; elles les aimait avec tendresse ; ils n’avaient
besoin auprès d’elle d’aucune autre recommandation que de leur misère, de leurs
infirmités, de leurs blessures. Sans gardes et sans suite, elle passait des
jours entiers dans les hôpitaux, servant elle-même les malades, et leur rendant
les plus humbles offices, que ses mains ennoblissaient. Comme on lui représentait
un jour que ces fonctions ne s’accordaient pas avec la majesté impériale, et
qu’il lui suffisait d’assister les pauvres de ses aumônes : Ce que je leur
donne, dit-elle, n’est que pour le compte de l’empereur, à qui l’or et
l’argent appartiennent. Il ne me reste que le service de mes mains pour
m’acquitter envers celui qui nous a donné l’empire et qui leur a transporté ses
droits. Elle visitait fréquemment les prisonniers , et travaillait à leur
délivrance. Sa mémoire est encore en vénération dans l’église grecque, qui
célèbre sa fête le 14 septembre , qu’on croit être le jour de sa mort. Elle laissait
deux fils; quelques auteurs y en ajoutent un troisième, nommé Gratien; mais ce
dernier, qui mourut avant son père , naquit de la seconde femme de Théodose.
Arcadius commençait sa huitième année ; Honorius n’avait encore qu’un an.
L’empereur le mit entre les mains de sa nièce Sérène. Flaccille laissait encore dans le palais un neveu
qu’elle avait pris soin d’élever avec Arcadius; c’était Nébride. Théodose lui
procura quelques années après une alliance illustre, en lui faisant épouser Salvine, fille de Gildon, prince
Maure et comte d’Afrique. Nébride fut revêtu, en 396, de la dignité de
proconsul d’Asie. Saint Jérôme parle avec éloge de sa vertu. Un palais que Flaccille avait fait bâtir à Constantinople conserva dans
la suite le nom de cette princesse. On lui avait de son vivant érigé une
statue; elle était placée dans le sénat avec celles de son mari et de son fils Arcadius.
La douleur de Théodose ne lui faisait pas perdre de vue le bon ordre de
l’empire et les devoirs du souverain. Tisamène gouvernait
la Syrie avec une dureté insupportable. Il n’avait aucun égard aux lois que
l’empereur avait publiées pour le soulagement de ses peuples; et, sous le règne
d’un prince rempli d’humanité, la Syrie ressentit tout le poids de la tyrannie.
Libanius en adressa des plaintes a l’empereur par un discours où il demandait
au nom de la province la déposition de ce magistrat inhumain. On ne sait pas de
quelle manière fut traité Tisamène. Mais nous avons
une loi du 9 décembre de cette année par laquelle Théodose donne ordre au
préfet du prétoire de destituer tous les juges qui seront devenus odieux par
leurs concussions, ou même inutiles par leur négligence ou par une longue
maladie; il lui permet d’en nommer d’autres en leur place, et de punir ceux
qui se trouveront coupables; il il lui ordonne de ne
faire à l’empereur le rapport de leur crime qu’en lui annonçant leur châtiment.
Deux jours après il fit contre l’adultère une autre loi , qui ordonne de mettre
à la torture pour tirer la preuve de ce crime , non-seulement les esclaves du
mari accusateur, mais aussi ceux de la femme accusée. Ce prince témoigna toute
sa vie une extrême horreur de ce désordre, et de tous ceux qui souillent la
pureté des mœurs. Il écarta par ses lois tous les subterfuges, tous les délais
qui pouvoient ou en éluder ou en retarder la punition. Il défendit aux Juifs
la polygamie; et ordonna que les abominations contraires à la nature seraient
expiées en place publique par le supplice du feu.
LIVRE VINGT-TROISIÈME.
VALENTINIEN II, THÉODOSE, ARCADIUS.
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HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |