HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |
CONSTANCE ET JULIEN357-360LIVRE DIXIÈME.
Tibérius Fabius Datianus et Marcus Nératius Céréalis, consuls pour l’année 358, étaient recommandables
par leur mérite. Céréalis l’était encore par sa naissance.
Il était oncle maternel de Gallus et de la première femme de Constance; il avait
été préfet de la ville de Rome. Datien, né dans
l’obscurité, avait la noblesse que donne la vertu. Il parvint à la dignité de
comte, et s’éleva jusqu’à celle de patrice. Son désintéressement et son zèle
pour le bien public méritent une place dans l’histoire à plus juste titre
encore que les exploits guerriers, parce qu’il est souvent plus utile et
toujours plus rare de sacrifier à l’état ses intérêts que de lui sacrifier sa
vie. Constance, pour diminuer le poids des contributions, restreignait autant
qu’il pouvait le nombre des privilégiés. Datien avait
acquis de grands biens dans le territoire d’Antioche: il jouissait de
l’exemption. Il sollicita la révocation de ce privilège avec autant
d’empressement que d’autres en auraient montré pour l’obtenir. C’est le
glorieux témoignage que Constance lui rend dans une loi mal à propos attribuée
à Constantin, par laquelle il déclare qu’à l’avenir on ne tiendra pour exempts
que les biens du prince ceux des églises catholiques, ceux de la famille
d’Eusèbe ( c’était apparemment le père de l’impératrice ), et les domaines qu’Arsace, roi d’Arménie , possédait dans l’empire.
Sapor était encore
aux extrémités de la Perse, où il venait de terminer la guerre contre ses
voisins, lorsqu’il reçut la lettre de son général, qui, pour flatter sa fierté,
lui mandait que le prince romain le priait avec instance de lui accorder la
paix. Le monarque persan, prenant cette prière pour une marque de faiblesse,
enfle ses prétentions, et veut vendre la paix à des conditions exorbitantes. Il
écrit à Constance une lettre pleine de faste et d’orgueil; il s’y donnait les
titres de roi des rois, d’habitant des astres, de frère du soleil et de la
lune. Après l’avoir félicité d’avoir pris le parti de la négociation, il lui déclarait qu’il était en droit de redemander le patrimoine de ses ancêtres, qui s’était
étendu jusqu’au fleuve Strymon et aux frontières de la Macédoine; qu’étant
supérieur à ses prédécesseurs en vertu et en gloire, il pouvait légitimement
prétendre à tout ce qu’ils avoient possédé; mais que, par un effet de sa
modération naturelle, il se contenterait de l’Arménie et de la Mésopotamie
qu’on avait surprises sur son aïeul Narsès; que jamais les Perses n’avaient
adopté cette maxime sur laquelle les Romains fondaient toutes leurs victoires,
qu’il fût indifférent dans la guerre de réussir par la supercherie ou par la
valeur. Il l’exhortait à sacrifier une petite portion de l'empire, toujours
arrosée de sang, pour posséder tranquillement le reste, et à suivre l'exemple
de ces animaux qui, sentant ce qui attire après eux les chasseurs, s’en défont
volontairement, et l’abandonnent pour se délivrer de leur poursuite. Il finissait
par menacer Constance d’entrer au printemps sur les terres de l’empire avec
toutes ses forces, et de se faire à main armée la justice qu’on lui aurait
refusée. L’ambassadeur nommé Narsès, porteur de ces lettres et de quelques pressens,
passa par Antioche. Il était chargé d’une autre lettre pour Musonien.
Le roi recommandait à celui-ci de disposer son maître à lui donner
satisfaction. Narsès arriva à Constantinople le vingt-troisième de février, et
continua sa route jusqu’à Sirmium, où Constance était revenu sur la fin de
l’année précédente.
L’ambassadeur était
un homme modeste et civil; il tâcha d’adoucir par ses procédés la dureté de ses
propositions. Constance le traita avec honneur; mais il répondit au roi de
Perse avec fermeté. Il désavouait Musonien, comme
ayant entamé la négociation à son insu : il ne refusait pas cependant de
traiter de la paix, pourvu que les conditions pussent s’accorder avec la
majesté romaine; mais il protestait qu’étant maître de tout l’empire , il se garderait
bien d’abandonner ce qu’il avait su conserver lorsqu’il ne possédait que l’Orient.
Il rabaissait la fierté de Sapor en l’avertissant que, si les Romains se tenaient
pour l’ordinaire sur la défensive, c’était uniquement par esprit de modération;
et il le renvoyait aux témoignages de l’histoire pour y apprendre que la
fortune avait à la vérité trahi les Romains dans quelques combats, mais que
jamais aucune guerre ne s’était terminée à leur désavantage. Narsès partit avec
cette réponse, et fut bientôt suivi d’une ambassade composée du comte Prosper,
de Spectat, secrétaire de l’empereur, et du
philosophe Eustathe, dont Musonien vantait beaucoup
l’éloquence. Ils étaient chargés de pressens; et ils avoient commission
d’employer toute leur adresse pour suspendre les hostilités, et pour donner à
Constance le temps de pourvoir à la sûreté des provinces de l’occident. Ils
trouvèrent le monarque à Ctésiphon; et, après un assez long séjour, comme il s’obstinait
à ne rien rabattre de la hauteur de ses premières propositions, ils revinrent
sans rien conclure. On envoya encore le comte Lucilien et le secrétaire Procope avec les mêmes instructions. Sapor ne voulut pas même
les entendre : il les tint long-temps éloignés de sa
cour, et leur fit appréhender que sa colère n’allât jusqu’à leur ôter la vie.
Cette négociation,
quoique sans succès, produisit cependant un effet avantageux : ce fut de
différer la guerre des Perses, qui aurait fait une diversion fâcheuse. Tout était
en armes sur les bords du Danube. Les Juthonges,
ayant rompu le traité, ravageaient la Rhétie; ils attaquaient même les villes contre
leur coutume. Barbation marcha à leur rencontre avec
de bonnes troupes: il réussit pour cette fois par la valeur de ses soldats. Il
n’échappa qu’un petit nombre de barbares, qui regagnèrent avec peine leurs
forêts et leurs montagnes. Ce fut dans cette expédition que Névitta,
Goth de naissance, commença de se faire connaitre: il commandait un corps de
cavalerie. Les Sarmates et les Quades, que le voisinage et la conformité de
mœurs unissaient ensemble, s'étaient partages en plusieurs bandes, et pillaient
les deux Pannonies et la haute Mœsie.
Ces peuples, toujours en course, avoient une armure convenable à cette manière
de faire la guerre. Ils portaient de longues javelines et de longues cuirasses
composées de petites pièces de corne, polies et appliquées sur une toile en
façon d’écailles. Toutes leurs troupes ne consistorient qu’en cavalerie; ils
montaient des chevaux hongres, mais fort vîtes et bien dressés; ils en avoient
toujours un, et quelquefois deux en main, et dans une longue traite ils sautaient
légèrement de l’un sur l’autre. Constance, étant parti de Sirmium avec une
belle armée à la fin de mars, passa le Danube sur un pont de bateaux, quoiqu’il
fût extrêmement grossi par la fonte des neiges, et fit le dégât dans le pays
des Sarmates. Les barbares, surpris de cette diligence, et hors d’état de résister
à des troupes régulières, n’eurent d’autre parti à prendre que de se disperser
par la fuite. On en massacra beaucoup; le reste se sauva dans les défilés des
montagnes. L’armée romaine, remontant vis-à-vis de la Valérie, mit tout à feu
et à sang. Les barbares, désespérés, sortent de leurs retraites; et s’étant
divisés en trois corps, ils s’avancent comme pour demander la paix. Leur
dessein était de tromper les Romains, de les envelopper, et de les tailler en
pièces. Quand ils se sont approchés à la portée du javelot, ils s’élancent
comme des lions. Les Romains, quoique surpris, les reçoivent avec courage, en
tuent un grand nombre, mettent les autres en fuite; et, ne respirant que
vengeance, ils marchent sans perdre de temps, mais en bon ordre, vers le pays
des Quades. Ceux-ci, pour prévenir les mêmes désastres dont ils venaient d’être
témoins sur les terres de leurs voisins, vont se jeter aux pieds de Constance.
Ce prince , qui pardonnait volontiers aux ennemis, plutôt par paresse et par
timidité que par grandeur d’âme, convint avec eux d’un jour pour régler les
conditions de la paix.
Zizaïs, chef des
Sarmates , voulut profiter en faveur de sa nation de cette disposition
pacifique de l’empereur. Il vint à la tête de ses gens rangés en ordre de
bataille, se présenter devant le camp des Romains: c’était un jeune homme de
haute stature. Dès qu’il aperçoit l’empereur, il jette ses armes, saute à bas
de son cheval, et court se prosterner aux pieds de Constance. Il voulait
parler; mais les sanglots, étouffant sa voix, excitèrent plus de compassion que
n’auraient pu faire ses paroles. Constance l’ayant rassuré, il reste à genoux,
et demande pardon de ses attentats contre l’empire. En même temps les Sarmates
s’approchent dans un morne silence. Zizaïs se lève;
et, sur un signal qu’il leur donne, ils jettent tous à terre leurs boucliers et
leurs javelots; et, les mains jointes, en posture de suppliants, ils implorent
la miséricorde de l’empereur. Plusieurs seigneurs, dont quelques-uns portaient
le titre de rois vassaux, tels que Aumon, Zinafre, Fragilède, s’abaissaient
aux plus humbles prières; ils promettaient de réparer leurs ranges par tel
dédommagement qu’on voudrait exiger; ils offraient leurs personnes, leurs
biens, leurs terres, leurs femmes même, et leurs enfants. Constance se contenta
de demander la restitution de tous les prisonniers, et prendre des otages pour
sûreté de leur foi. Charmés de la générosité romaine, ils protestèrent d’y
répondre par l’obéissance la plus prompte et la plus fidèle.
Ce trait de
clémence attira plusieurs rois barbares. Arahaire et Usafre, l’un, chef d’une partie des Quades ultramontains,
l’autre, d’un canton de Sarmates, tous deux unis par le voisinage et par une
égale férocité, se rendirent au camp à la tête de tous leurs sujets. A la vue
de cette multitude, l’empereur, craignant quelque surprise, ordonna aux
Sarmates de se tenir à l’écart tandis qu’il donnerait audience aux Quades.
Ceux-ci, debout, la tête baissée, avouèrent qu’ils méritaient toute la colère
des Romains, et demandèrent grâce. On les obligea de donner des otages, ce
qu’ils n’avoient jamais fait jusqu’alors. Cette affaire étant réglée, Constance
fit approcher Usafre et sa troupe. Il s’éleva pour
lors un débat nouveau et singulier. Arahaire prétendit
que, ce prince étant son vassal, il était compris dans les traités qu’on venait
de conclure avec lui; et, en conséquence, il s’obstinait à ne pas permettre qu’Usafre traitât séparément et en son propre nom. L’empereur,
s’étant porté pour juge, prononça que les Sarmates, en vertu de leur soumission
aux Romains, seraient affranchis de toute autre dépendance, et il lui accorda
les mêmes conditions qu’aux Quades. Il déclara libres et indépendants de tout
autre que des Romains une peuplade de Sarmates qui, chassés vingt-quatre ans auparavant
par leurs esclaves nommés Limigantes, s’étaient
retirés chez les Victovales, qui leur avaient cédé
une partie de leur terrain à titre de servitude. Devenu en cette occasion
alliés des Romains, ils demandaient à rentrer dans leur ancienne franchise.
Constance, pour mieux assurer leur liberté , leur donna un roi : ce Zizaïs, qui, par une fidélité constante, se montra dans la
suite digne de ce bienfait. L’empereur ne permit à aucun de ces barbares de
retourner dans leur pays qu’après qu’ils eurent rendu tous les prisonniers, comme
on en était convenu. Il restait encore un canton de Quades à subjuguer, sur les
bords du Danube, vis-à-vis de Brégétion, qu’on croit
être aujourd’hui la ville de Grau ou celle Komore dans la basse Hongrie. Constance y marcha: aussitôt que son armée parut dans le
pays, Vitrodor, chef de cette nation, fils de Viduaire, Agilimond, son vassal,
et plusieurs seigneurs, vinrent se jeter aux pieds des soldats, donnèrent leurs
enfants en otage, et firent serment de fidélité sur leurs épées, qui tenaient à
ces peuples lieu de divinités. On ne cessait de voir arriver des contrées les
plus septentrionales diverses bandes de différentes nations à la suite de leurs
princes. Ils venaient demander la paix ; ils offraient en otage les enfants des
seigneurs les plus distingués, et ils ramenaient les prisonniers romains. Tous
ces barbares, comme de concert, venaient se soumettre avec autant
d’empressement qu’ils en avoient auparavant montré à courir aux armes.
Pour terminer
cette heureuse campagne, on marcha contre les Limigantes.
Ces esclaves, devenus possesseurs d’un vaste pays, avaient fait des courses sur
les terres de l’empire, en même temps que leurs anciens maîtres, avec lesquels
ils ne s’accordaient que dans le brigandage: d’ailleurs ils les traitaient en
ennemis. Constance avait conçu le dessein de les transplanter; mais cette
nation perfide n’était pas d’humeur à y consentir: elle se prépara donc à
mettre en usage tous les moyens de défense, la fraude, le fer, les prières. Au
premier aspect de l’armée romaine ils se croient perdus; saisis de terreur, ils
demandent quartier, et promettent de payer tribut et de fournir des troupes:
ils ne refusaient rien, sinon de changer de demeure. En effet, ils ne pouvaient
espérer de situation plus sûre ni plus favorable que celle du pays dont ils
avoient, chassé leurs maîtres. La Teisse, qui, après
un assez long cours presque parallèle au Danube, vient se jeter dans ce fleuve,
formait de ce pays une presqu’île : elle les défendit du côté de l’orient
contre les autres barbares du voisinage, tandis que le Danube les couvrit au
midi et à l’occident contre les attaques des Romains. Le côté du nord était
fermé par des montagnes. Le terrain, coupé de marais et de rivières souvent
débordées, était impraticable à ceux qui n’en avoient pas une parfaite connaissance.
L’empereur, jugeant à leur contenance qu’ils n’étaient pas disposés à exécuter
ses ordres, les fait envelopper de ses troupes sans qu’ils s’en aperçoivent;
et, se montrant à eux au milieu de sa garde sur un tribunal élevé, il leur fait
signifier de se préparer à vider le pays pour aller s’établir dans celui qu’il
leur assignerait.
Ces malheureux,
flottant entre la fureur et la crainte, bien résolus de ne pas obéir, mais
incertains s’ils emploieront la feinte ou la violence, tantôt suppliant, tantôt
menaçant, enfin, semblables à des bêtes féroces enfermées dans une enceinte,
cherchent des yeux par où ils pourront se faire un passage; enfin, comme pour
marquer leur soumission, ils jettent tous à la fois leurs boucliers bien loin
d’eux du côté de l’empereur, afin de gagner du terrain en les allant reprendre,
sans qu’on pût soupçonner leur dessein. Dès qu’ils les ont ramassés, ils se
serrent et s’élancent vers Constance, qu’ils menacent de la voix et des yeux.
La garde impériale arrête leur première fougue; toute l’armée se rapproche et
fond sur eux; on les enfonce, on les perce, on les abat de toutes parts; ils
périssent avec rage; on n’entend pas un seul cri, mais des frémissements de
fureur. Ils ne sentent pas la mort; la victoire des Romains fait tout leur
désespoir; et on entendit dire à plusieurs en expirant que c’était le nombre
qui triomphait, et non pas la valeur. Plusieurs, couchés par terre, les jarrets
ou les mains coupées, d’autres respirant encore sous des monceaux de corps
morts, souffraient dans un profond silence les plus affreuses douleurs. Pas un
ne demanda quartier ni qu’on avançât ses jours; pas un ne quitta ses armes. Une
demi-heure commença le combat, donna la victoire, et laissa sur la place toutes
les horreurs d’une sanglante bataille. L’armée romaine, ivre de sang et fumante
de carnage, s’avance dans le pays. On abat les cabanes, on égorge les femmes,
les enfants, les vieillards sur les ruines de leurs maisons; on brûle les
villages, et les habitants périssent dans les flammes, ou, voulant se sauver,
rencontrent le fer ennemi. Quelques-uns gagnent le fleuve et s’y noient ou sont
percés de traits; la Teisse est comblée de cadavres.
Pour achever de les détruire, on fait passer le fleuve à des troupes légères,
qui vont relancer les habitants des chaumières dispersées sur l’autre rive.
Ceux-ci, voyant venir à eux des barques de leur pays, les attendent d’abord
sans crainte; mais bientôt s’apercevant de l’erreur, ils se sauvent dans leurs
marais; ils y sont poursuivis et égorgés.
Les Limigantes, qu’on venait de tailler en pièces, ne faisaient
qu’une partie de la nation; ils s’appelaient Amicenses;
le reste portait le nom de Picenses. Ces derniers,
instruits du désastre de leurs compatriotes, s’étaient réfugiés dans des lieux
impraticables. Pour les réduire on eut recours aux Taïfales leurs voisins, et aux Sarmates libres, autrefois leurs maîtres. Trois armées
entrèrent à la fois par différents côtés dans leur pays. Attaqués de toutes
parts, ils balancèrent longtemps entre la nécessité de périr et la honte de se
rendre. Enfin, par le conseil de leurs vieillards, ils prirent le parti de
mettre bas les armes; mais, dédaignant de se soumettre à des maîtres dont ils
s’étaient affranchis par leur courage, ils ne se rendirent qu’aux Romains. Dès
qu’ils ont reçu la parole de l’empereur, ils abandonnent leurs montagnes et se
répandent dans la plaine avec leurs pères, leurs enfants, leurs femmes, et ce
qu’ils peuvent emporter de leurs richesses, qui ne consistaient guère qu’en de misérables
ustensiles de ménage. Ils accourent au camp des Romains. Ces gens, qui peu
auparavant paraissaient déterminés à mourir plutôt qu’à changer d’habitation,
et qui mettaient la liberté dans la licence du brigandage, se soumirent à se
laisser transporter dans des demeures plus sures et plus tranquilles, où ils ne
pourraient si aisément inquiéter leurs voisins. On les établit plus haut,
vis-à-vis de la Valérie, mais loin des bords du Danube. On rendit le pays aux
Sarmates, qui en avoient été chassés vingt-quatre ans auparavant. L’armée donna
à Constance le titre de Sarmatique; et ce prince, enorgueilli de ces
succès; qui ne lui avoient coulé que la peine de se montrer, après en avoir
fait un fastueux étalage dans une harangue qu’il prononça devant ses troupes,
se reposa pendant deux jours, et revint à Sirmium. Il y rentra avec toute la
pompe d’un vainqueur, et renvoya ses soldats dans leurs quartiers.
Les disputes de
religion lui suscitaient plus d’embarras que les incursions des barbares. Les
ariens, réunis contre l’église catholique, mais divisés entre eux, l’entrainaient
tantôt dans une secte, tantôt dans une autre. Selon les différents ressorts que
les eunuques, les femmes, les évêques de cour savaient mettre en mouvement, il ordonnait
et révoquait, il exilait et rappelait, il s’irritait et se calmit, sans jamais
fixer ses résolutions, non plus que ses sentiments. Eudoxe, pur anoméen et
disciple d’Aetius, s’autorisant d’un ordre prétendu de l’empereur, et s’appuyant
du crédit de l’eunuque Eusebe, s’était emparé du
siège d’Antioche après la mort de Léonce sans ob,server les formes canoniques. Il tient un concile où les anoméens triomphent. Basile
d’Ancyre, chef des demi-ariens, combat ce concile par
un autre, où les anoméens sont à leur tour frappés d’anathème. Basile prend le
dessus à la cour; Constance se déclare pour les demi-ariens.
Aussitôt, à l’exemple d’Ursace et de Valens, qui tournoient sans cesse au vent
de la cour, la plupart de ceux qui avoient signé le blasphème de Sirmium se
rétractent. L’empereur ordonne la suppression de cette formule, et défend d’en
garder des copies. Il était sur le point de confirmer l’élection d’Eudoxe, qui
lui avait déjà surpris des lettres d’approbation; il retire ces lettres; il
exile Aetius, Eunomius, Eudoxe, et il leur impute
d’avoir trempé dans les complots de Gallus. Macédonius se joint au parti dominant.
Libère, qui paraissait
moins éloigné du sentiment des nouveaux favoris, obtint par leur crédit la
permission de retourner à Rome. Mais, parce que les anoméens laissaient courir
le bruit qu’il pensait comme eux, il prit, avant son départ de Sirmium, la
précaution de signifier à tous les évêques qui s’y trouvaient l’anathème qu’il prononçait
contre le dogme impie des anoméens. L’intention de l’empereur et des prélats
qui procuraient son retour, était qu’il gouvernât l’église de Rome
conjointement avec Félix. En conséquence, ils mandèrent à Félix et à son clergé
de recevoir Libère, et de partager avec lui les fonctions apostoliques. Ce
projet, contraire à la discipline canonique, n’eut pas d’exécution. Dès que
Libère fut rentré à Rome le deuxième d’août, dans la troisième année de son
exil, le sénat et le peuple se réunirent pour chasser l’antipape, qui, ayant
osé revenir quelques jours après, fut encore obligé de prendre la fuite. Il se
retira dans une terre qu’il avait près de Poro, où,
pendant plus de sept ans qu’il vécut encore, il conserva le titre d’évêque sans
en faire aucune fonction.
Pour achever la
défaite des anoméens, Basile engagea l’empereur à convoquer un concile général.
Constance proposait la ville de Nicée; mais ce nom seul faisait trembler les
ariens : ils obtinrent qu’on s’assemblât à Nicomédie. Déjà un grand nombre
d’évêques étaient en chemin pour s’y rendre , lorsqu’ils apprirent que
Nicomédie venait d’être détruite par un horrible tremblement de terre, qui
s’étendit dans l’Asie, dans le Pont et jusqu’en Macédoine, et qui ébranla
plusieurs montagnes et plus de cent cinquante villes. Nicomédie était alors par
sa grandeur la cinquième ville de l’empire; elle tenait le même rang par sa
beauté. Elle était bâtie en amphithéâtre sur une colline, au fond du golfe d’Astaque, qui fait partie de la Propontide. On la découvrit
tout entière de plus de six lieues de distance. Deux portiques d’une superbe
architecture la traversaient d’une extrémité à l’autre. La magnificence des
édifices publics, la multitude des maisons particulières qui s’élevaient comme
par étages les unes au-dessus des autres, les fontaines d’eaux vives, les
thermes, le théâtre, l’Hippodrome, les temples, le port, le palais impérial
bâti au bord du golfe, les jardins dont les environs étaient embellis formaient
un spectacle enchanteur. Une heure de temps fit de toutes ces merveilles un
amas de ruines. Le vingt-quatrième d’août, à la seconde heure du jour, lorsque
le temps était le plus serein, tout à coup des nuages sombres et épais couvrent
la ville : en même temps les éclats de la foudre se joignent aux tourbillons
des vents et au mugissement de la mer, qui se gonfle et qui menace d’inonder
ses rivages. La terre se soulève par secousses, les maisons croulent les unes
sur les autres; le bruit des vents et du tonnerre, le fracas des ruines, les hurlements
des habitants, se confondent ensemble au milieu d’une nuit affreuse. Le jour,
qui reparaît avec le calme avant la troisième heure, présente de nouvelles
horreurs. Nicomédie n’était plus; on n’y voyait qu’un monceau de pierres et de
cadavres. Quelques habitants vivaient encore; mais, plus malheureux que ceux
qui avaient perdu la vie, les uns demeuraient suspendus à des pièces de
charpente, les autres, du milieu des débris dont ils étaient écrasés, élevaient
la tête, et appelaient en expirant leurs femmes et leurs enfants. Quelques-uns,
sans être blessés, restaient ensevelis sons les démolitions, qui ne les avoienl épargnés que pour les laisser périr par la faim; et
du fond de ces ruines sortaient des voix lamentables qui imploraient en vain du
secours. Entre ces derniers périt Aristénète, né à Nicée, connu par son
éloquence et par la douceur de ses mœurs : il avait recherché avec ardeur et venait
d’obtenir le vicariat de Bithynie; où il ne trouva qu’une mort longue et
cruelle. L’évêque Cécrops, fameux arien, et un autre évêque du Bosphore y
périrent aussi. Il n’échappa qu’un petit nombre d'habitants, presque tous
estropiés, qui se sauvèrent dans la campagne. Ils ne trouvèrent ensuite d’asile
que dans la citadelle, qui resta sur pied. Au tremblement avait succédé
l’incendie. Tous les feux qui se trouvaient allumés dans les maisons, dans les
bains, dans les forges des ouvriers, se communiquèrent aux bois et aux matières
combustibles. Les vents, qui soufflaient avec fureur, étendirent l’embrasement;
et pendant cinquante jours cette ville infortunée fut tout ensemble un vaste
sépulcre et un immense bûcher. Elle avait éprouvé le même malheur sous Adrien
et sous Marc-Aurèle; elle l’éprouva encore quatre ans après sous Julien ; et de
nos jours, en 1719, elle a été presque entièrement abîmée par un tremblement,
qui dura trois jours, depuis le 2.5 jusqu’au 28 de mai. Cependant les charmes
de sa situation effacent bientôt le souvenir de ses désastres, et y attirent
toujours de nouveaux habitants.
Nicomédie étant
détruite, on résolut d’abord d’assembler les évêques à Nicée. Mais Eudoxe avait
repris faveur par le crédit de l’eunuque Eusèbe. Les anoméens bannis
furent rappelés; ils achetèrent leur grâce aux dépens de leur maître Aetius,
qu’ils excommunièrent, quoiqu’ils demeurassent fidèles à sa doctrine. Eudoxe
s’empare à son tour de l’esprit de l’empereur; il le détermine à partager le
concile dans deux villes, l’une pour les évêques d’Orient, l’autre où s’assembleraient
ceux d’Occident. Le prétexte était d’épargner des fatigues aux évêques et des
dépenses à l’empereur, qui les défrayait dans ce voyage. Mais le véritable
motif était la facilité que les anoméens trouveraient à diviser les esprits
dans deux conciles séparés, et à les tromper par de fausses relations portées
d’un concile à l’antre. De plus, si toute l’Eglise était réunie, ils ne se flattaient
pas que leur parti eût l’avantage du nombre; au lieu que, si elle était
partagée, ils espéraient que, s’ils ne pouvaient gagner les deux conciles, du
moins ils pourraient échapper à l’un des deux. La ville de Rimini fut acceptée
pour l’Occident; pour l’Orient, il n’était plus question de Nicée; l’alarme
qu’y avait répandue la destruction de Nicomédie, et les secousses qui s’y étaient
communiquées, mettaient cette ville hors d’état de recevoir les évêques. On
proposa Tarse, Ancyre, et enfin Séleucie, capitale de l’Isaurie. On s’en tint à
cette dernière; et Constance donna ses ordres pour l’ouverture du double
concile au commencement de l’été de l’année suivante. Il ordonna qu’après les
séances, on envoyât de part et d’autre à la cour dix députés pour lui rendre
compte des décrets : il voulait, disoit-il, juger
s’ils étaient conformes aux saintes Ecritures, et décider sur ce qu’il y aurait
de mieux à faire. C’est ainsi que ce prince se rendait l’arbitre des conciles,
et que ces lâches prélats consentaient à le reconnaitre pour juge de la foi.
Julien ne songeait
qu’à maintenir par de nouveaux exploits la tranquillité de la Gaule. Cette
province se repeuplait de pus en plus; mais, les ravages précédents ayant
empêché la culture des terres, elles ne produisaient pas assez de grains pour
la subsistance des habitants. La Grande-Bretagne était auparavant la ressource
de la Gaule. On en faisait venir des blés, qui se distribuaient par le Rhin
dans les contrées septentrionales. Ce transport était devenu impraticable depuis
que les barbares étaient maîtres des bords et de l’embouchure du Rhin; et les
barques qu’on y a voit employées, demeurées à sec depuis longtemps, étaient
pourries pour la plupart. Celles qui pouvaient encore servir étaient obligées
de décharger le blé dans les ports de l’Océan, d’où il fallait le faire
transporter à grands frais sur des chariots dans l’intérieur du pays. Julien
résolut de rouvrir l’ancienne route d’un commerce si nécessaire. Il fit
construire dans la Grande-Bretagne quatre cents barques, lesquelles, jointes à
deux cents autres qui restaient, formaient une flotte de six cents voiles. Il s’agissait
de les faire entrer dans le Rhin. Florence, persuadé qu’il serait impossible
d’y réussir malgré les barbares, leur avait promis deux mille livres pesant
d’argent pour en obtenir la liberté du passage, et Constance avait consenti à
ce marché. Julien, qui n’avait pas été consulté, crut qu’il serait honteux
d’acheter des ennemis ce qu’on pouvait emporter de vive force : il se mit en
devoir de nettoyer les bords du Rhin, et d’en éloigner les barbares, ou de les
soumettre. C’étaient les Saliens et les Chamaves,
peuples sortis de la Germanie. Les Saliens étaient une peuplade de Francs, qui,
s’étant d’abord arrêtés dans l’île des Bataves, entre le Rhin et le Vahal, en avoient été chassés par les Saxons, et s’étaient
fixés en-deçà du Rhin, dans la Toxandrie, qui faisait partie de ce qu’on
appelle le Brabant. Les Chamaves habitaient plus bas,
vers l’embouchure du Rhin.
Les Romains, pour
ouvrir la campagne, attendaient les convois de vivres qui leur venaient
d’Aquitaine, et qui ne pouvaient arriver avant le mois de juillet.
Julien, voulant surprendre l’ennemi, se détermine à partir avant la
saison. Il fait prendre à ses soldats du biscuit pour vingt jours, et marche
vers la Toxandrie. Il était déjà à Tongres lorsqu’il rencontra les députés des
Saliens qui l’allaient trouver à Paris, où ils le croyaient encore. Ils étaient
chargés de lui offrir la paix, à condition qu’il leur laisseront la possession
tranquille du pays où ils s’étaient établis. Le prince entre en conférence avec
eux; et, sur des difficultés qu’il sut bien faire naître, il les renvoie avec
des pressens pour retourner prendre de plus amples instructions, leur laissant
croire qu’ils le retrouveraient à Tongres. Mais à peine sont-ils en chemin,
qu’il se met en marche sur leurs pas; et, ayant détaché Sévère pour côtoyer les
bords de la Meuse, il parait subitement au milieu du pays. Les Saliens, pris au
dépourvu, se rendent à discrétion, et sont traités avec clémence.
L’activité de
Julien alarma les Chamaves. N’osant hasarder une
bataille, ils se divisèrent en petites bandes, qui coudoient pendant la nuit,
et se retiraient au jour dans l’épaisseur des forêts. Ces brigands étaient hors
de prise à des troupes régulières, et Julien se trouvait dans un assez grand
embarras, lorsqu’un aventurier vint lui offrir ses services. C’était un Franc
nommé Charietton, d’une taille et d’une hardiesse
fort au-dessus de l’ordinaire. Après s’être exercé à faire des courses avec ses
compatriotes, il lui avait pris envie de quitter son pays, et il était venu
s’établir à Trêves. Alors, regardant ses anciens camarades comme des ennemis,
il voyait avec douleur les ravages qu’ils venaient faire dans la Gaule avant
l’arrivée de Julien, et cherchait à venger sa nouvelle patrie. Comme il n’était
revêtu d’aucun commandement, il allait seul se cacher dans les bois, sur les
routes les plus fréquentées des barbares; et quand il en apercevoir quelque
parti, étant au fait de leur façon de camper et de tous leurs usages, il attendait
l’heure à laquelle il savait qu’ils les trouverait ivres et endormis. Alors,
sortant de sa retraite, et entrant secrètement dans leur camp à la faveur de la
nuit, il en égorgeait sans bruit autant qu’il pouvait, et rapportait toujours à
Trêves quelque tête pour encourager les habitants. Il continua assez longtemps
sans être découvert. Enfin, plusieurs déterminés se joignirent à lui, et ce fut
avec eux qu’il vint se présenter à Julien. Le prince accepta ses offres, et lui
donna même quelques Saliens exercés à cette espèce de guerre. Ces volontaires allaient
de nuit surprendre les Chamaves, et, pendant le jour,
des corps de troupes postés sur tous les passages en massacraient un grand
nombre et faisaient beaucoup de prisonniers.
Ces barbares,
découragés par tant de pertes, envoient assurer Julien de leur soumission. Il
répond qu’il veut traiter avec leur roi. Ce prince, qui se nommait Nébiogaste, s’étant présenté devant lui, Julien lui demanda
des otages pour sûreté de sa parole; et, comme il répondit que les prisonniers
que Julien avait entre ses mains pouvaient bien servir d’otage : Pour
ceux-là, repartit le César, je ne les tiens pas de vous; c'est la guerre
qui me les donne. Les premiers des Chamaves le
suppliant de nommer lui-même ceux qu’il désirait: Je veux, dit-il , le
fils de votre roi. A cette parole, tous ces barbares poussèrent des gémissements
et des cris lamentables; et le roi, leur ayant imposé silence, s’écria d’une
voix entrecoupée de sanglots:
«Plût aux
dieux, César, qu’il vécût encore ce fils que tu demandes en otage! je le tiendrais
plus heureux de vivre captif sous tes lois que de régner avec moi. Mais, hélas!
victime de son courage, il est tombé sous vos coups, sans doute parce que vous
ne l’avez pas connu. C’est en ce moment que je sens toute l’étendue de mes
maux. Je ne pleurois qu’un fils unique, et je vois que j’ai perdu avec lui
l’espérance de la paix. Si tu en crois mes larmes, je recevrai l’unique
consolation dont la mort de mon fils ne m’ait pas ôté le sentiment; je verrai
mes sujets hors de péril. Mais, si je ne puis te persuader, aussi malheureux
roi que malheureux père, la perte de mon fils deviendra celle de ma nation; et
j’aurai la douleur de ne porter une couronne que pour ne pouvoir être seul
misérable.»
Le César,
attendri, ne put retenir ses larmes. Les Chamaves se désespéraient,
lorsque Julien fit tout à coup paraitre le jeune prince, comme une de ces
divinités qui viennent sur le théâtre pour démêler une intrigue dont le
dénouement semblait impossible. Il avait été fait prisonnier, et les Romains le
traitaient en fils de roi. Julien lui permit d’entretenir son père, et ne
perdit rien d’une entrevue si touchante. A ce spectacle, la surprise arrêta les
gémissements. Les barbares, muets et immobiles, croyaient voir un fantôme. Au
milieu de ce profond silence, Julien élève sa voix:
« Croyez-en vos
yeux (leur dit-il), c’est votre prince; la guerre vous l’avait fait perdre;
Dieu et les Romains vous l’ont rendu. Je le retiendrai, non comme un otage que
me donne votre soumission, mais comme un présent que m’a fait la victoire. Il
trouvera auprès de moi tous les honneurs qui conviennent à sa naissance. Pour
vous, si vous êtes infidèles au traité, vous en porterez la peine, non pas dans
la personne de votre jeune prince; je ressemblerais à ces bêtes féroces qui,
blessées par les chasseurs, déchirent les voyageurs qu’elles rencontrent; il
vivra comme une preuve de notre valeur et de notre humanité. Mais vous serez
punis, d’abord par votre propre injustice; l’injustice ne manque jamais de
perdre les hommes, quoiqu’elle les flatte quelquefois en leur procurant un
succès passager; ensuite par moi et par les Romains, dont vous ne pourrez ni
surmonter les armes, ni désarmer la colère.»
Quand il eut cessé de parler, tous ces
barbares, l’adorant comme un dieu, se prosternèrent devant lui, et le
comblèrent de louanges. Il ne demanda pour otage que la mère de Nébiogaste; on la lui mit entre les mains, et le traité fut
conclu. Il fit entrer dans ses troupes un corps de Saliens et de Chamaves, qui subsistait encore du temps de Théodose le
jeune. La navigation du Rhin demeura libre, et Charietton fut récompensé par des emplois honorables: il était, huit ans après, quand il
mourut, comte des deux Germanies.
Ensuite de cette
expédition on rétablit sur les bords de la Meuse trois forteresses, que les
barbares avaient détruites: et comme il restait encore aux soldats des vivres
pour dix-sept jours, Julien en fit laisser une partie dans ces places, comptant
sur les moissons des Saliens et des Chamaves. Mais,
avant qu'elles fussent en maturité, le blé manqua aux troupes; et le soldat, ne
trouvant pas de subsistance, s’abandonna aux murmures. La faim lui fit perdre
tout respect et toute estime pour son général: Julien n’était plus alors qu’un
sophiste, un imposteur, un faux philosophe.
«Que veut-on faire
de nous (s’écriaient les plus mutins) ? On épuise nos forces par des marches
plus meurtrières que des combats : on nous traînera bientôt au travers des
neiges et des glaces; et aujourd’hui que nous tenons aux ennemis le pied sur la
gorge, on nous fait périr de faim : qu’on ne nous traite pas de séditieux, si
ce n’est l’être que de demander du pain : qu’on ne nous donne ni or ni argent,
nous avons perdu l’habitude d’en toucher, et même d’en voir, comme si la patrie
désavouait nos services, et que ce ne fût pas pour elle que nous prodiguons
notre vie.»
Ces plaintes n’étaient
que trop bien fondées. Depuis que Julien commandait les armées de la Gaule,
Constance, loin de leur faire aucune gratification après les succès, ne leur payait
pas même leur solde. Julien n’avait aucun moyen d’y suppléer ; et ce qui prouve
que c’était de la part de Constance un effet de malignité plutôt que d’avarice,
c’est qu’un jour Julien ayant fait une très légère libéralité à un soldat, le
secrétaire Gaudence, qui était auprès de lui l’espion
de l’empereur, lui en fit un crime à la cour, et lui attira une sévère
réprimande. Cependant, s’il en faut croire Sulpice Sévère, élans une occasion,
auprès de Worms, il distribua une gratification aux soldats, sans doute à ses dépens.
Julien, plus
touché du triste état de ses troupes qu’offensé de leurs murmures, ne songea
qu’à les soulager au lieu de les punir. L’obéissance et le respect revinrent
avec l’abondance. On jeta un pont sur le Rhin; on entra sur les terres des
Allemands. Sévère perdit toute sa gloire dans cette expédition. Ce vieux
général, qui jusqu’alors avait inspiré le courage par ses paroles et par son
exemple, devint tout à coup lâche et timide: il était toujours d’avis de ne
point combattre; il n’avançait qu’à regret; il corrompit même secrètement les
guides, et les obligea, par les plus terribles menaces, à dire unanimement
qu’ils ne connaissaient pas les chemins. Ces obstacles ralentissaient la marche
de l’armée; mais la terreur avait saisi les ennemis. Suomaire,
un de leurs rois, prince auparavant féroce et ardent au pillage, se crut fort
heureux de conserver son pays, situé entre le Rhin et le Mein. Il vint
au-devant de Julien avec l’extérieur d’un suppliant; et, se jetant à ses
genoux, il protestait qu’il était prêt à accepter toutes les conditions qu’on voudrait
lui imposer. Julien exigea de lui qu’il rendit les prisonniers, et qu’il
fournît des vivres. Il voulut même qu’il s’assujettît à prendre des quittances,
et que, faute de les représenter quand il en serait requis, il s’obligeât à
faire une seconde fois les mêmes fournitures. Suomaire ne refusa rien, et fut fidèle à l’exécution.
Il falloit passer le Nèkre pour
mettre à la raison un autre roi nommé Hortaire. C’était,
aussi-bien que Suomaire, un des rois qui s’étaient
trouvés à la bataille de Strasbourg. Comme on manquait de guides, Nestica, tribun de la garde, et Charietton,
furent chargés d’enlever quelques habitants du pays. Ils amenèrent un jeune
Allemand, qui promit de conduire l’armée, pourvu qu’on lui accordât la vie. On
rencontra bientôt de grands abatis d’arbres qui obligèrent de prendre de longs
détours. Enfin, on arriva sur les terres d’Hortaire,
où le soldat fatigué se vengea par le ravage. Ce roi, voyant une armée
nombreuse et son pays désolé, où il ne restait plus que des ruines et des
cendres, vint aussi implorer la miséricorde du César, et promit avec serment d’obéir
aux ordres qu’il recevrait, et de rendre tous les prisonniers. Ils étaient en
grand nombre dans ce canton; mais, malgré sa promesse, il n’en rassembla que
fort peu; et, les ayant amenés devant Julien, il s’approcha pour recevoir le
présent qu’on avait coutume de faire aux princes avec lesquels on traitait.
Julien , indigné de sa mauvaise foi, fit arrêter quatre des principaux
seigneurs qui l’accompagnaient, et prit des mesures pour ne perdre aucun des
Gaulois qui étaient en captivité. Il fit interroger tous ceux qui s’étaient
sauvés des villes et des campagnes pillées les années précédentes, pour savoir
d’eux les noms de leurs compatriotes que les barbares avoient enlevés. Après
que sur leur déposition on en eût dressé un rôle exact, Julien monta sur son
tribunal, et fit défiler devant lui tous les prisonniers, en leur demandant à
chacun leur nom. Les secrétaires du prince, placés derrière son siège, tenaient
registre de tous ceux qui passaient. Cette revue étant finie, comme le rôle en contenait
un beaucoup plus grand nombre, Julien, s’adressant aux barbares, leur demanda
qu’étaient devenus ceux qui manquaient, en les désignant par leurs noms, et il
leur signifia qu’ils n’avoient point de paix à espérer tant qu’il en manquerait
un seul. Les barbares, n’apercevant pas les secrétaires qui suggéraient à
Julien les noms de tous ces prisonniers absents, étaient frappés d’étonnement;
ils s’imaginaient qu’il était inspiré du ciel, et qu’on ne pouvait lui rien
cacher; et ils jurèrent avec des imprécations horribles qu’ils lui mettraient
fidèlement entre les mains tous ceux qui vivaient encore. Hortaire,
tremblant et humilié, s’obligea de fournir à ses dépensiez matériaux et les
voitures de transport pour rebâtir les villes que les Allemands avoient
ruinées. On n’exigea point de lui qu’il fît apporter des vivres, parce que son
pays était entièrement dévasté. On le renvoya après qu’il eut répondu sur sa
tête de son exactitude à remplir les conditions. C’est ainsi que ces rois
féroces, nourris de sang et de pillage, furent enfin forcés de courber leur
tête superbe sous le joug de la puissance romaine.
Le retour des
prisonniers fut le fruit de ces glorieuses expéditions. C’était
un spectacle touchant de voir revenir par bandes ces malheureux, saluant leur
patrie par des cris d’allégresse, caressés
de leurs maîtres, qui leur avoient fait sentir au-delà du Rhin le plus dur
esclavage, se prosternant aux pieds de leur libérateur, embrassant avec larmes
leurs pères, leurs femmes, leurs enfants qui pleuraient aussi de joie. Il en
revint près de vingt mille. On demandait compte aux barbares de ceux qu’ils ne ramenaient
pas; et ils étaient obligés de se justifier en prouvant que ceux-là étaient
morts, par le témoignage de ceux qu’ils ramenaient. La Gaule reprit une face
nouvelle: les villes se relevaient; c’était pour Julien autant de trophées; et
ce qu’il y avait de plus glorieux et de plus nouveau, c’est que les barbares
qui les avoient ruinées travaillaient à les rebâtir. Les campagnes, auparavant
désertes et incultes, se repeuplaient et se ranimaient. On voyait refleurir les
arts; les revenus publics augmentaient; ce n’était que mariages, fêtes,
assemblées; et l’hiver suivant fut une saison de joie et de plaisirs.
Dès succès si brillants
et si soutenus ne faisaient pas taire l’envie. Le compte que Julien était
obligé de rendre à l’empereur, quelque modeste qu’il fût, semblait toujours
exagéré et plein de vanité : et tandis que la Gaule retentissait des éloges du
César, il n’était à la cour qu’un fanfaron, un poltron, qui s’enorgueillissait
de faire fuir devant lui des sauvages encore plus timides. Mais ces lâches
courtisans, attentifs à flatter la basse jalousie de l’empereur, travaillaient
malgré eux à la gloire de Julien. Il lui eût manqué un trait de ressemblance
avec les plus grands hommes, s’il n’eût pas eu des envieux et des ennemis.
Il fut bientôt
délivré du plus dangereux. L’année suivante, sous le consulat d’Eusèbe et
d’Hypace, frères de l’impératrice, Barbation fut lui-même sacrifié à ces défiances qu’il avait
tant de fois inspirées contre les autres. Ce méchant homme joignit à beaucoup de malice une égale faiblesse. Un essaim
d’abeilles qui se forma dans sa maison lui donna de grandes alarmes. C’était,
dans la superstition païenne, un pronostic des plus fâcheux. Il consulta les
devins, et partit avec ces inquiétudes pour une expédition qui n’est pas
autrement connue. Sa femme, nommée Assyria, étourdie
et ambitieuse, se met dans l’esprit que son mari, pour s’affranchir de ses
craintes, va détrôner Constance. Elle voit déjà Barbation empereur. Cette folle imagination en enfante une autre : la voilà jalouse
d’Eusébie ; elle se persuade que Barbation, ébloui
des charmes de la princesse, ne manquera pas de l’épouser. Sans perdre de
temps, elle envoie secrètement à son mari une lettre trempée de ses larmes,
pour le conjurer de ne lui pas faire l’injustice de la croire indigne du rang
d’impératrice. Elle avait employé pour l’écrire la main d’une femme esclave,
qui lui était venue de la confiscation des biens de Sylvain. Dès que Barbation fut de retour, cette confidente, pour venger son
ancien maître, va de nuit trouver Arbétion; elle lui
met entre les mains une copie de la lettre. Celui-ci, trop heureux de trouver
une si belle occasion de perdre un rival, la porte à l’empereur; et
sur-le-champ Barbation est arrêté. Il avoue qu’il a
reçu la lettre; sa femme est convaincue de l’avoir écrite, et tous deux ont la
tête tranchée. Constance, une fois alarmé, ne se rassura pas sitôt. On arrête ,
on met à la question beaucoup d’innocents. Le tribun Valentin, qui ne savait
rien de cette prétendue intrigue, essuya de cruelles tortures : il eut assez de
force pour y survivre; et, par forme de dédommagement, l’empereur lui donna le
commandement des troupes dans l’Illyrie.
Il s’éleva cette
année dans la ville de Rome de violentes séditions. La flotte de Carthage , qui
apportait le blé de l’Afrique, battue de la tempête, ne pouvait aborder à
Ostie; et le peuple, qui craignit la famine, rendait les magistrats
responsables du caprice des vents. Le préfet Junius Bassus était mort peu de temps après qu’il fut entré en charge; il venait de se
convertir au- christianisme. La sédition éclata sous Artémius,
vicaire de Rome, qui succéda à ses fonctions. Mais elle devint plus furieuse
lorsque Tertulus eut été nommé préfet. Ce magistrat,
après avoir épuisé tous les moyens d’apaiser le tumulte, se voyant sur le point
d’être mis en pièces, fit conduire au milieu de la place publique ses enfants
encore en bas âge; et les montrant au peupler Romains, dit-il, voilà vos
concitoyens; si la colère du ciel continue, il partageront vos malheurs; mais
si vous croyez sauver votre vie en leur donnant la mort, je les mets entre vos
mains. A la vue de ces enfants, la compassion étouffa la rage de la
multitude; elle attendit avec patience, et peu de jours après, pendant que Tertulius, qui était païen, faisait un sacrifice à Ostie
dans le temple de Castor et de Pollux, le vent tourna au midi, la flotte entra
dans le Tibre, et la superstition, reconnaissant la main qui gouverne les
tempêtes et qui distribue aux hommes leur nourriture, regarda cet événement
comme un miracle de ces chimériques divinités.
Constance était
encore à Sirmium lorsqu’il apprit que les Limigantes,
quittant peu à peu le pays où il les avait transplantés, se rapprochait du
Danube, et qu’ils commençaient déjà à faire des courses. Craignant que, s’il ne
les arrêtait dès le premier pas, ils n’en devinssent plus hardis, il assemble
ses meilleures troupes, sans attendre l’été. Il comptait et sur l’ardeur de son
armée encore échauffée des succès de la campagne précédente, et sur la
prévoyance d’Anatolius, préfet d’Illyrie, qui, sans incommoder la province, avait
pendant l’hiver établi des magasins. Ce personnage mémorable était de Béryte en
Syrie. Après avoir étudié les lois dans sa patrie, la plus célèbre école de
jurisprudence qui fût en Orient, il vint à Rome du temps de Constantin ; et
s’étant fait connaitre à la cour par ses talents, il fut gouverneur de Galatie,
vicaire d’Afrique, et parvint à la charge de préfet du prétoire en Illyrie. Il
resta dans les ténèbres du paganisme : d’ailleurs c’était un homme à qui ses
ennemis même ne pouvaient refuser des éloges. On admirait son amour pour la
vérité et pour la justice, l’élévation de son âme, sa noble franchise, son
application au travail, son éloquence, son désintéressement, la tendresse et la
fermeté de son cœur tellement assorties, qu’il ne mesurait pas le mérite des
autres par l’amitié qu’il avait pour eux, mais qu’il réglait au contraire la
mesure de son amitié sur celle du mérite. On dit qu’en faisant ses adieux à
l’empereur quand il partit pour l’Illyrie, il lui dit : Prince, désormais la
dignité ne sauvera plus les coupables : quiconque violera les lois, officier
civil ou militaire, en éprouvera la sévérité. Ce n’était pas qu’il eût rien
de dur dans le caractère; il aimait mieux corriger que de punir, et jamais
l’Illyrie ne fut plus florissante et plus heureuse que sous son gouvernement.
Il soulagea le pays ruiné par l’entretien des postes et des voitures publiques,
et par l’excès des tailles, tant réelles que personnelles. Les habitants le
pleurèrent après sa mort; mais ils le regrettèrent bien davantage quand on lui
eut donné pour successeur Florence, auparavant préfet des Gaules. Ce financier
intraitable, armé de toutes les rigueurs du fisc, étant venu fondre sur eux
comme un vautour, plusieurs se pendirent de désespoir.
L’empereur, bien
assuré de trouver des subsistances, marche en grand appareil vers la Valérie
dès les premiers jours du printemps. Il arrive au bord du Danube, lorsque les
barbares se disposaient à le passer sur les glaces, qui n’étaient pas encore
fondues. Pour ne pas laisser languir ses troupes, qui souffraient beaucoup des
rigueurs du froid, il envoie aussitôt demander aux Limigantes pourquoi ils franchissaient les limites marquées par un traité solennel. Les
barbares s’excusent sur de vains prétextes, et demandent humblement la
permission de passer le fleuve, pour expliquer à l’empereur les incommodités de
leur nouvelle habitation; ils protestent qu’ils sont prêts, s’il y consent, à
se transporter partout ailleurs, pourvu que ce soit dans l’intérieur de
l’empire; et qu’il n’aura point de sujets plus obéissants ni plus tranquilles.
L’empereur, ravi de terminer sans coup férir une expédition qui paraissait
difficile et périlleuse, leur accorde le passage : il croyait gagner beaucoup
en les établissant dans l’empire ; c’était, lui disaient ses flatteurs, aussi
mauvais politiques que bons courtisans, une pépinière de braves soldats qui rempliraient
ses armées, tandis que les provinces donneraient volontiers de l’argent pour
être dispensées de fournir des recrues. Constance, pour recevoir les barbares à
leur passage, va camper près d’Acimincum, qu’on croit
être Salankemen, presque vis-à-vis de l’embouchure de
la Teisse; et, ayant fait élever une terrasse en
forme de tribunal, il détache quelques légionnaires sons la conduite d’un ingénieur
nommé Innocentius, qui lui avait donné ce bon
conseil, et les fait placer sur les bords du Danube, avec ordre d’observer les mouvements
des barbares, et de les prendre à dos, en cas qu’ils voulussent faire quelque violence
quand ils auraient passé le fleuve. La précaution ne fut pas inutile. Les Limigantes, ayant traversé le fleuve, se tenaient d’abord
la tête baissée en posture de suppliants, et semblaient attendre les ordres de
l’empereur. Mais, quand il le virent qui s’apprêtait à les haranguer sans
défiance, un d’entre eux, comme saisi d’un accès de fureur, ayant lancé sa
chaussure contre le tribunal , se met à y courir de toutes ses forces en criant
: marha ! marha ! c’était le cri de guerre de la nation. Tous ses compatriotes élèvent en même
temps un drapeau, poussent d’affreux hurlements, et le suivent en confusion.
Constance, du haut de la terrasse où il était assis, voyant accourir cette
multitude qui faisait briller à ses yeux les épées et les javelots, descend à
la hâte, quitte ses habits impériaux pour n’être pas reconnu, et, montant
promptement à cheval, se sauve à toute bride. Ses gardes essaient de faire
résistance, et sont massacrés; le siège impérial est pillé et mis en pièces.
Constance avait eu l’imprudence de laisser assembler les barbares sur la rive,
sans faire mettre ses troupes sous les armes. Elles étaient encore dans le camp
lorsqu’elles apprirent que l’empereur était en péril. Aussitôt les soldats
accourent à demi-armés, et, poussant un cri terrible, enflammés de colère et de
honte, ils se jettent tête baissée au travers de ces perfides ennemis: ils
égorgent tout ce qu’ils rencontrent; le détachement qui bordait le Danube les
charge par-derrière; on les enveloppe, on les serre de toutes parts : les vivants,
les mourans et les morts, ne formant qu’un monceau, tombent pêle-mêle les uns
sur les autres. L’exécution fut terrible; et l’on ne sonna la retraite qu’après
le massacre du dernier des Limigantes. Les Romains ne
perdirent que ceux qui furent surpris dans la première attaque. On regretta
surtout Cella, tribun de la garde, qui se jeta le premier dans le plus épais
des bataillons ennemis. Cette plaine fut le tombeau des Limigantes;
il n’en est plus parlé dans l’histoire, et cette nation fut détruite, comme
elle s’était formée, par sa propre perfidie.
Constance, après
avoir pris des mesures pour la sûreté des frontières, revint à Sirmium. Il en
partit peu de jours après pour Constantinople, afin de se rapprocher de
l’Orient, que Sapor menaçait d’envahir. Jusque-là les duumvirs, qui dans les
villes municipales tenaient le même rang que les consuls à Rome, avoient été à
la tête du sénat de Constantinople: c’étaient les chefs de la magistrature.
Constance, afin d’y établir le même gouvernement qu’à Rome, créa celte année
pour la première fois un préfet de la ville. Ce fut Honorât, qui avait été
préfet des Gaules. L’empereur distingua ce nouveau magistrat des préteurs, dont
il régla la juridiction. Il déclara que les appels des trois provinces de la
Thrace nommées Europe, Rhodope et Hémimont, et ceux
de la Bithynie, de la Paphlagonie, de la Lydie, de l’Hellespont, des îles de la
mer Egée et de la Phrygie salutaire, ressortiraient devant ce préfet.
La faiblesse de
Constance était un fonds inépuisable p0ur Paul le délateur. Ce scélérat,
insatiable d’argent, ne savait pour s’enrichir d’autre métier que de réveiller
de temps en temps les inquiétudes du prince. Une cause très-légère fit vers ce
temps-là périr un grand nombre d’innocents. Dans Abyde,
ville de la Thébaïde, était un oracle fameux d’un dieu nommé Bésa. On le consultait de vive voix ou par écrit, et les absents
n’avoient pas toujours soin de faire retirer leurs billets avec la réponse de
l’oracle. On en envoya quelques-uns à l’empereur. Il crut y voir des questions
dangereuses, et qui tiraient à conséquence pour la sûreté de sa personne.
Aussitôt il fait partir Paul, dont il estimait la sagacité dans ces sortes de
recherches : il le charge de mettre en justice tous ceux qu’il jugera à propos
: il nomme pour présider aux interrogatoires, non pas Hermogène, préfet du
prétoire d’Orient, qui avait succédé à Musonien, il connaissait
trop son équité et sa douceur; mais Modestus, comte
d’Orient, propre à ces commissions sanguinaires. Paul arrive, ne projetant que
tortures et que supplices. Ses accusations alarment et bouleversent l’Egypte et
les contrées voisines. On amène devant lui des gens de toute condition, dont
plusieurs périssent dans les fers avant le jugement. On avait choisi pour le
théâtre de ces sanglantes exécutions Scythopolis en
Palestine, parce qu’elle était située entre les villes d’Antioche et d’Alexandrie,
d’où l’on faisait venir la plupart des accusés. Un des premiers fut le fils de
ce Philippe qui avait été préfet du prétoire et consul, et qui avait prêté ses
propres mains pour ôter la vie à Paul, évêque de Constantinople. Son fils,
nommé Simplice, fut accusé d’avoir consulté l’oracle
sur les moyens de parvenir à l’empire. Constance, qui n’avait jamais rien
excusé ni pardonné sur cet article, avait ordonné de l’appliquer à la torture. Simplice fut cependant assez heureux pour s’en garantir,
sans doute à force d’argent; il en fut quitte pour être banni. Ce fut aussi le
sort de Parnasius, quoiqu’il eût été condamné à mort.
C’était un homme de bien, qui avait été préfet d’Egypte : il obtint dans la
suite la permission de retourner à Patras, ville d’Achaïe, sa patrie, et de
rentrer en possession de ses biens. Andronic, homme de lettres, et célèbre
alors par ses poésies, déconcerta ses accusateurs par la force de ses réponses,
et se fit absoudre. La même fermeté sauva le philosophe Démétrius, surnommé Çhytras, fort avancé en âge, mais dont le corps et
l’esprit àvoient conservé toute leur vigueur. Après
une longue torture qu’il soutint avec courage, on lui permit de retourner à
Alexandrie. Ceux-là échappèrent à la calomnie; mais quantité d’autres en furent
les victimes. Les uns furent déchirés à coups de fouets; d’autres périrent
d’une manière plus cruelle; et la confiscation des biens était toujours la
suite du supplice. Paul mettait en usage mille détours, mille pièges pour
surprendre l’innocence: porter à son cou quelque préservatif superstitieux, passer
le soir auprès d’une sépulture? c’en était tassez pour perdre la vie, comme
convaincu de sortilège ou de commerce avec les morts, dans l’intention de
détrôner ou de faire périr l’empereur.
Depuis que les Isaures avoient manqué leur entreprise sur la Séleucie, ils
s’étaient tenus quelque temps cachés dans leurs montagnes. Enfin, s’ennuyant du
repos, ils recommençaient leurs courses. Accoutumés à franchir aisément les
lieux les moins praticables, ils échappaient aux troupes qui défendaient le
pays. On envoya pour les contenir le comte Laurice, plus politique que
guerrier. Sa bonne conduite fit plus que la valeur. Il sut si bien les intimider
et les resserrer, qu’ils ne purent rien exécuter de considérable tant qu’il fut
dans la province.
Les menaces de
Sapor éclatèrent cette année. Ce prince, avide de conquêtes, ayant trouvé de
nouveaux secours dans les nations féroces avec lesquelles il venait de conclure
la paix, s’occupa pendant l’hiver à ramasser des vivres, des armes, et à lever
des soldats, dans le dessein d’entrer sur les terres de l’empire. Résolu de
faire les plus grands efforts, il consulta tous les devins de son royaume; on
dit même qu’il alla jusqu’à immoler des hommes, pour chercher dans leurs
entrailles des pronostics de ses succès. Mais un transfuge lui fournit des
lumières plus sûres que tous ses oracles et tous ses sacrifices. Antonin était
un riche négociant établi en Mésopotamie, et très connu dans ces contrées. Sa
fortune fit envie à des hommes puissants qui lui suscitèrent des procès. Afin
de ne pas manquer leur proie, ils s’appuyèrent des officiers du fisc, qui
entrèrent en collusion avec eux. Antonin, habile et rompu aux affaires, après
avoir, malgré la protection d’Ursicin, perdu plusieurs procès, n’espérant rien
de ses juges vendus à l’injustice, feignit de s’exécuter de bonne grâce; il
reconnut des dettes qu’il n’avait pas contractées, et fit des billets payables
à terme, se réservant au fond du cœur l’espoir de la vengeance. Ayant dressé
son plan, il se mit an service de Cassien, commandant des troupes de la
province, qui, comptant sur son intelligence, l’employa à tenir ses rôles.
Cette commission lui donna le moyen de s’instruire à fond et en peu de temps de
tout le détail militaire. Quand il eut acquis ces connaissances, il songea à
les porter en Perse; et, pour se procurer la facilité d’approcher des
frontières sans donner de soupçon, il acheta une petite terre sur les bords du
Tigre. Il y transporta sa famille, et dans les fréquents voyages qu’il y faisait,
il trouva moyen de lier un commerce secret avec Tamsapor,
qui commandait de l’autre côté du fleuve. Le terme de l’échéance de ses billets
arriva, et l’intendant des finances, d’intelligence avec ses prétendus
créanciers, se mettait en devoir de le poursuivre, lorsque Antonin, escorté
d’un parti de Perses qui se rendirent auprès de lui pour favoriser sa fuite, se
jeta dans des barques avec sa femme, ses enfants et tous ses effets, et passa à
l’autre bord. On le conduit à Sapor, qui le reçoit à bras ouverts, et lui donne
place à sa table et dans son conseil. Ce transfuge, animé par le ressentiment
et par le désir de servir son nouveau maître, devint le plus mortel ennemi des
Romains. Il ne cessait d’animer Sapor en lui reprochant qu’il savait vaincre,
mais qu’il ne savait pas faire usage de ses victoires; il lui rappelait ses
campagnes passées, tant d’efforts sans succès, tant de succès sans aucun fruit: qu’après avoir terrassé les Romains a Singare, il avait
laissé sa victoire ensevelie dans les ombres de la nuit; et que les Perses
vainqueurs, comme de concert avec les vaincus, n’avaient osé approcher d'Edesse
ni des ponts de l'Euphrate : quels avantages n'aurait pas remportés le plus
brave et le plus puissant monarque du monde, s’il fût tombé sur l’empire dans
le temps où les Romains le déchiraient eux-mêmes par la guerre civile?
C’était la coutume
des Perses de délibérer sur les affaires les plus importantes au milieu des
festins; Antonin, attentif à se ménager en ces occasions, profitait de la
chaleur que le vin inspirait aux autres; il les échauffait encore par ses
discours ; et le roi, enivré de ses conseils et de l’idée de sa propre
grandeur, se détermina à mettre en mouvement toutes ses forces dès que l’hiver serait
passé, et à faire usage du zèle d’Antonin, qui lui promettait hardiment les
services les plus essentiels.
Il eût été à propos
de choisir le meilleur capitaine de l’empire pour l’opposer à un si redoutable
ennemi: l’imprudence de Constance et les intrigues de cour dépouillèrent du
commandement l’unique général qui fût en état de soutenir cette guerre. Ursicin
était en Orient avec le titre de général de la cavalerie. Consommé dans le
métier des armes, il avait appris par une longue expérience à combattre les
Perses. Mais il était coupable aux yeux d’Eusèbe de deux crimes impardonnables:
ce guerrier magnanime était le seul qui dédaignât de s’appuyer de la faveur de
l’eunuque; et, malgré les instances les plus pressantes, il n’avait jamais
voulu consentir à lui céder une belle maison qu’il possédait dans la ville
d’Antioche. C’en était assez pour rendre Ursicin criminel dans l’esprit
d’Eusèbe, et pour engager cet eunuque à travailler à sa perte. C’était, à
l’entendre, un présomptueux, un perfide, dont les services étaient autant
d’insultes, et pouvaient dégénérer en attentats. Cet esprit dangereux avait
inspiré sa passion aux eunuques de la chambre, qui profitaient de l’accès que
leur donnait leur ministère pour tenir tous de concert le même langage; et
ceux-ci disposaient à leur gré de la langue des courtisans, à qui ils procuraient
les entrées et les grâces du prince. Ainsi Constance n’entendit jour et nuit
que des rapports propres à augmenter des soupçons qui ne lui étaient que trop
naturels. La perte d’Ursicin fut donc encore une fois résolue : mais il fallait,
disait Eusèbe, user de précaution pour né pas alarmer ce général, qui, sur la
moindre défiance, ne manquerait pas d’éclater. Ursicin était alors à Samosate.
L’empereur le mande à la cour pour y venir recevoir la qualité de général de
l’infanterie, qu’avait possédé Barbation. Il charge
de sa lettre celui qu’il envoyait pour commander en sa place : c’était
Sabinien, vieillard sans vigueur comme sans courage, trop peu connu jusqu’alors
pour avoir droit de prétendre à un emploi si important, mais assez riche pour
l’acheter de ces a gens de cour qui vendaient l’empereur et l’empire.
Dès que le bruit
de ce changement se fut répandu, ce fut dans tout l’Orient un cri général.
Toutes les villes témoignaient leurs regrets par des décrets honorables en
faveur d’Ursicin: on gémissait de se voir enlever un puissant défenseur, qui
avec de mauvaises troupes avait su si longtemps défendre cette partie de
l’empire. L’incapacité de son successeur dans des circonstances si périlleuses augmentait
le chagrin de sa perte. Ce même événement donnait aux Perses les plus belles
espérances. Antonin conseillait à Sapor de ne pas s’arrêter à des sièges,
toujours ruineux, mais de passer l’Euphrate, et de fondre rapidement sur ces
riches provinces que la guerre avait épargnées depuis Valérien. Il s’offrait de
le conduire à une conquête assurée. Ce conseil fut approuvé : on fit les
préparatifs de cette brillante expédition. Ursicin revenait en Italie; il était
déjà aux bords de l’Hèbre quand il reçut une seconde
lettre du prince qui le renvoyait sur ses pas, mais sans emploi. Les eunuques
avoient changé d’avis; ils avaient fait réflexion qu’en laissant Ursicin en
Orient, ils pourraient lui imputer toutes les fautes de Sabinien, et donner à
celui-ci tout l’honneur des succès.
Les rapports des
espions et des transfuges s’accordaient sur les mouvements des Perses. On crut
que leur dessein était d’attaquer Nisibe ; et comme Sabinien restait dans
l’inaction, Ursicin y accourut pour mettre la ville en état de défense. Dès
qu’il y fut entré, la fumée et les flammes qui se faisaient voir depuis les
bords du Tigre jusque fort près de la ville annoncèrent l’arrivée des coureurs
ennemis. Ursicin sortit pour les reconnaitre et s’avança jusqu’à deux milles de
Nisibe. Il fut coupé au retour, et obligé de s’enfuir avec sa troupe vers le
mont Isala, situé entre cette ville et celle d’Amide.
Les ennemis le poursuivirent vivement à la faveur de la lune qui était dans son
plein; et comme le pays qu’il traversait était une campagne toute découverte et
sans aucune retraite, il était pris, si, pour donner le change, il n’eut fait
attacher une lanterne sur la selle d’un cheval qu’on fit tourner vers la
gauche, tandis qu’Ursicin prenait sur la droite du côté des montagnes. Les
Perses suivirent cette lumière, et furent dupes de ce stratagème. L’historien
Ammien Marcellin, attaché à la personne d’Ursicin, l’accompagnait dans ce
péril. Ils arrivèrent à un lieu nommé Méjacarire, planté de vignes et d’arbres fruitiers : ce mot signifiait en Syrien sources
d'eau fraîche. Les habitants avoient pris la fuite; on n’y trouva qu’un
soldat qui s’y tenait caché; on l’amena au général. Ce malheureux s’étant coupé
dans ses réponses, on le força par menaces à dire la vérité. Il déclara qu'il
était Parisien; qu'il avait servi en Gaule dans la cavalerie, et que, par
crainte d'un châtiment qu'il avait mérité, il s'était sauvé jusqu'en Perse ;
qu'il s’y était marié, et qu’il avait plusieurs enfants; qu'étant employé en
qualité d’espion, il avait souvent donné aux Perses de bons avis ; qu’actuellement Tamsapor et Nohodare, chefs
des coureurs, l’avoient envoyé en avant pour prendre langue. Quand on eut
tiré de lui les instructions dont on avait besoin, on le tua. Ursicin courut
promptement à Amide, pour laquelle il craignait une surprise. Il y vit bientôt
arriver des espions romains, dépêchés par Procope et par le comte Lucilien, ambassadeurs de Constance auprès de Sapor, et que
ce prince retenait en Perse. L’avis qu’ils portaient était écrit sur un parchemin
collé au-dedans du fourreau de leur épée. Il était conçu en termes
énigmatiques, qui signifiaient que le roi de Perse, excité par le traître
Antonin, allait passer l’Anzabas et le Tigre, dans
l’intention de se rendre maître de tout l’Orient. Ursicin, pour avoir des connaissances
plus précises, envoya dans la Gordyène Ammien
Marcellin avec un centurion d’une fidélité reconnue. Le satrape de ce pays s’appelait
Jovinien. Envoyé, dès sa première jeunesse en Syrie en qualité d’otage, il y avait
pris le goût des lettres; et brûlant d’envie de revenir sur les terres de
l’empire pour y passer sa vie, il entretenait avec les Romains une secrète
intelligence. Ammien fut bien reçu, exposa le sujet de sa mission, et fut
conduit par un guide fidèle sur un rocher fort élevé, d’où l’on découvrait une
étendue de seize à dix-sept lieues de pays. Au troisième jour, il aperçut à
l’horizon, au-delà du Tigre, une multitude immense: c’était l’armée des Perses
conduite par Sapor, à la gauche duquel (cette place était chez les Perses la
plus honorable) marchait Grumbate, roi des Chionites. Ce prince, quoiqu’il ne fût encore que de moyen
âge, portait déjà sur son front les rides de la vieillesse, témoignage glorieux
de ses travaux; son courage et ses exploits l’avoient rendu fameux dans tout
l’Orient. A la droite de Sapor on voyait le roi d’Albanie. Ils étaient suivis
d’un grand nombre de seigneurs, et d’une armée innombrable rassemblée de
diverses nations, et composée de vieilles troupes accoutumées aux hasards et
aux fatigues de la guerre.
Ces princes, ayant
passé au-delà de Ninive, grande ville de l’Adiabène, s’arrêtèrent au milieu
d’un pont sur le fleuve Anzabas, qui se décharge dans
le Tigre. Ce fleuve est celui qui portait chez les Grecs le nom de Capros : ils y firent un sacrifice, et consultèrent
les entrailles de la victime. Ammien jugea qu’il fallait au moins trois jours à
une armée si nombreuse pour passer le fleuve, et il retourna porter ces
nouvelles à Ursicin. On dépêche aussitôt des courriers à Cassien et à Euphrone, gouverneur de la province. Ceux-ci obligent les
paysans de se retirer dans les places fortes avec leurs familles et leurs
troupeaux; ils font évacuer la ville de Carres, qui n’était pas en état de
soutenir un siège; et, pour ôter la subsistance aux ennemis, ils mettent le feu
aux campagnes et consument les moissons et les fourrages; en sorte qu’il ne
resta rien sur terre entre le Tigre et l’Euphrate. Cet incendie fit périr
quantité de bêtes féroces, et surtout de lions, qui sont très cruels dans ces
contrées, et qui s’y multiplieraient jusqu’à les rendre inhabitables, si la
nature elle-même ne prenait soin de les détruire. Les ardeurs excessives de
l’été produisent des essaims innombrables de moucherons, qui, s’attaquant aux
yeux des lions, les mettent dans une telle fureur, que ces animaux vont se
précipiter dans les fleuves, ou s’arrachent les yeux avec leurs griffes. En
même temps on travaillait avec ardeur à fortifier les rives de l’Euphrate du
côté de la Syrie; on y élevait des redoutes; on plantait des palissades, on établissait
des batteries de catapultes et de balistes. Dans ce mouvement général,
Sabinien, tranquille à Edesse, regrettant les théâtres où il avait passé sa
vie, s’amusait à faire exécuter par ses soldats des danses militaires au son
des trompettes et des clairons. Ursicin , quoique sans emploi, prenait sur lui
tout le soin de la province et tout le fardeau du commandement; la nécessité,
jointe à sa haute réputation, lui rendait l’autorité que la cabale lui avait
ôtée.
Sapor traverse le
Tigre et attaque Nisibe. Comme il y trouvait de la résistance, afin de ne pas
perdre de temps, il l’abandonne et marche en avant. L’intérieur du pays n’était
plus couvert que de cendres; il prend sa route par le pied des montagnes, pour
ne pas manquer de fourrage. L’armée arriva à un bourg appelé Bébase; de là jusqu’à Constantine, nommée auparavant Nicéphorium, sur l’Euphrate, dans l’espace de plus
de trente lieues, on ne voyait qu’une plaine aride, où l’on ne trouvait d’eau
que dans un petit nombre de puits. Le roi se préparait à la traverser, comptant
sur la patience de ses troupes, lorsqu’il apprit que l’Euphrate, grossi par la
fonte des neiges, s’était débordé et n’était plus guéable. Embarrassé sur le
parti qu’il avait à prendre, il assemble les chefs. On s’en rapporte à Antonin,
comme à l’oracle de l’armée. Il conseille de prendre sur la droite et de
remonter au nord, jusque vers la source de l’Euphrate, où l’on trouverait un
passage facile : il promet d’y conduire les troupes par un pays abondant, que
l’ennemi n’avait pas ruiné. On accepte ses offres, et toute l’armée marche à sa
suite.
Sur la nouvelle de
ce mouvement, Ursicin prend la route de Samosate, à dessein de rompre les ponts
de Zeugma et de Çapersane, et de fermer aux Perses
l’entrée de la Syrie. La lâcheté de ceux qui couvraient la marche le mit en
grand péril. Deux corps de cavalerie, qui faisaient environ sept cents hommes,
arrivés depuis peu d’Illyrie, étaient chargés d’observer l’ennemi et de garder
les passages. Craignant eux-mêmes d’être attaqués, ils quittaient leur poste
pendant la nuit, quand il était plus nécessaire de faire bonne garde, et s’écartaient
du grand chemin pour boire et dormir à leur aise, Tamsapor et Nohodaire, qui commandaient l’avant-garde,
composée de vingt mille chevaux, instruits de cette négligence, passent sans
être aperçus, et vont se cacher derrière des hauteurs dans le voisinage
d’Amide. Au point du jour, Ursicin et sa troupe commençaient à marcher vers
Samosate, lorsque ses coureurs, ayant du haut d’une colline découvert l’ennemi
qui s’avançait à toute bride, viennent donner l’alarme. On ne savait à quoi se
résoudre: soit qu’on prit la fuite devant une cavalerie bien montée, soit qu’on
essayât de combattre un nombre fort supérieur, la mort semblait inévitable.
Pendant cette incertitude, on avait déjà perdu quelques soldats qui s’étaient
hasardés à courir sur l’ennemi. Les deux partis s’approchent: Ursicin, ayant
reconnu Antonin qui marchait à la tête des Perses , le charge de reproches, le
traitant de perfide et de scélérat. Celui-ci, ôtant sa tiare, et se courbant
jusqu’à terre, les mains derrière le dos, ce qui chez les Perses marque la plus
profonde soumission : Pardonne-moi, dit-il, illustre comte, mon
patron et mon maître : je mérite les noms que tu me donnes; mais la nécessité
m’excuse en même temps qu’elle me rend criminel; c’est l’injustice de mes
persécuteurs qui m’a jeté dans cette extrémité; tu ne le sais que trop, puisque
ta haute fortune, qui protégeait ma misère n’a pu me défendre contre leur
avarice.
Après ces paroles il
se retire dans le gros de la troupe, mais sans tourner le dos, montrant par là
le respect qu’il conservait pour Ursicin. Dans ce moment, quelques soldats de
la queue placés sur une éminence s’écrient qu’ils voient arriver en grande hâte
une multitude de cavaliers armés de toutes pièces. Les Romains se débandent
aussitôt pour prendre la fuite. Mais, rencontrant partout une foule d’ennemis,
ils se rallient en peloton. Résolus de vendre bien cher leur vie, et se battant
en retraite, ils sont poussés jusqu’au Tigre, dont les bords étaient fort
élevés. Une partie est renversée dans le fleuve; chargés de leurs armes, les
uns restent enfoncés dans la vase, les autres sont engloutis dans les eaux: une
autre partie combat et dispute sa vie; quelques-uns gagnent les défilés du mont
Taurus. Entre ces derniers, Ursicin, reconnu et enveloppé d’un gros d’ennemis,
s’échappe par la vitesse de son cheval avec un tribun nommé Aïadalthe,
et un seul valet. Ammien Marcellin se sauve vers la ville d’Amide, où l’on ne pouvait
arriver de ce côté-là que par un chemin escarpé et fort étroit. Comme les
Perses montaient avec les fuyards, les habitants n’osaient ouvrir les portes.
Les Romains passèrent la nuit sur la pente, resserrés entre les ennemis et les
murailles; et la presse était si grande, que les morts, mêlés avec les vivants,
demeuraient debout, faute de place pour tomber. Ammien rapporte qu’il eut toute
la nuit devant lui un soldat dont la tête était fendue en deux parts d’un coup
de cimeterre, et qui resta sur ses pieds comme un pieu fiché en terre. Cependant
les pierres et les javelots partaient à tous moments du haut des murailles; et,
passant par-dessus la tête des Romains , allaient chercher les ennemis. Au
point du jour on Ouvrit une poterne. On pouvait à peine trouver place dans une
ville assez petite, dont les rues étaient remplies d’une foule d’habitants des
campagnes d’alentour. Une foire célèbre, qui se tenait dans ce temps de
l’année, les y avait rassemblés de toutes parts.
Amide était forte
par son assiette, par ses murailles, et bien pourvue de défenseurs. La
cinquième légion, nommée Parthique, était attachée à la garde de cette
place. A l’approche des Perses six autres légions s’y étaient rendues en diligence:
c’étaient, entre autres, les soldats restés de l’armée de Magnence. L’empereur,
se défiant de la fidélité de ces troupes, les avait envoyées en Orient, où l’on
ne craignait de guerre que de la part des étrangers. Mais ces légions, comme
nous l’avons déjà dit, ne ressemblaient que de nom aux anciennes; ce n’étaient,
à proprement parler, que des cohortes. Il y avait encore vingt mille autres
soldats, en comptant plusieurs escadrons de sagittaires, la plupart barbares,
bien armés et pleins de courage.
Sapor, en partant
de Bébase, avait pris sur la droite du côté d’Amide.
Ayant rencontré sur sa route deux châteaux nommés Reman et Busan, qui appartenaient aux Romains, il apprit par les transfuges qu’on y avait
retiré toutes les richesses du pays, et que la femme de Craugase , citoyen de Nisibe, distingué par sa naissance et par son crédit, célèbre
elle-même par sa beauté, s’y était retirée avec sa fille en bas âge, et ce
qu’elle avait de plus précieux. Sapor marché à ces châteaux: les habitants prennent
aussitôt l’épouvante et donnent entrée aux Perses. On apporte aux pieds du roi
tous les trésors; on amené devant lui les mères éplorées, serrant entre leurs
bras et arrosant de leurs larmes leurs petits-enfants. Le roi se fait montrer
la femme de Craugase, et lui ordonne d’approcher.
Elle vient toute tremblante, et ne s’attendant qu’aux derniers outrages,
enveloppée d’un voile de deuil, dont son visage même était couvert. Sapor, qui avait
le cœur assez grand pour être maître de lui-même, sans vouloir alarmer la
modestie de cette femme par une curiosité importune, ne s’occupe qu’à calmer sa
douleur. Il la rassure, il lui fait espérer d’être bientôt rendue à son mari;
il lui promet que son honneur ne souffrira aucune atteinte. Il savait que Craugase l’aimait éperdument; et il espérait acheter à ce
prix la ville de Nisibe. Sapor voulut même en cette rencontre regagner les
cœurs en effaçant par sa clémence les horreurs de sa cruauté passée : il voulut
bien garder de la brutalité du soldat des filles chrétiennes qui avoient
consacré à Dieu leur virginité, et défendit de les troubler dans le culte de
leur religion.
Trois jours après
il arrive devant Amide. Au lever de l’aurore les habitants voient du haut des
murs toute la pleine et les coteaux d’alentour étinceler de l’éclat des armes.
Au milieu d’une troupe de seigneurs et de rois de diverses nations, paraissait
Sapor, distingué de tous les autres par la hauteur de sa taille, par l’éclat de
ses habits, et par son casque d’or en forme de tête de bélier, semé de
pierreries. Ce fier monarque, résolu, suivant l’avis d’Antonin, de pousser ses
conquêtes jusque dans le cœur de l’empire, n’avait pas dessein de s’arrêter devant
cette ville: il se flattait que les habitants, saisis de crainte, viendraient
se jeter à ses pieds. Dans cette confiance, il s’approche jusqu’à être aisément
reconnu. Mais bientôt les traits lancés de dessus les murailles lui firent voir
la mort de si près, qu’une partie de son habit fut emportée par un javelot.
Outré de fureur, et traitant cette hardiesse d’attentat sacrilège, il protestait
qu’il ruinerait la ville de fond en comble, et donnait déjà ses ordres pour les
préparatifs d’un siège meurtrier. Enfin, à la prière des principaux seigneurs,
qui le conjuraient de ne pas sacrifier à sa vengeance tant de glorieux projets,
il consentit à offrir le pardon aux habitants en les sommant de se rendre. Au
point du jour, Grumbate, roi des Chionites,
escorté de ses plus vaillants soldats, s’avançait hardiment vers les murs pour
faire connaitre la volonté de Sapor, lorsqu’un tireur habile, le voyant à
portée, perça de part en part à côté de lui son fils unique, qui, dans la
première fleur de sa jeunesse, faisait déjà par sa bonne mine et par sa valeur
la joie de son père et l’espérance de son pays. Ce coup jette d’abord l’effroi
dans toute la troupe; ils prennent la fuite: mais bientôt, revenant sur leurs
pas pour sauver le corps du jeune prince, ils appellent à leur secours le reste
de l’armée. Les habitants font une vigoureuse sortie; on combat pendant tout le
jour avec acharnement autour du corps, les uns pour l’enlever, les autres pour
le défendre. Enfin, la nuit étant survenue, les Perses en demeurent les maîtres
, et l’emportent à la faveur des ténèbres au travers du carnage. Tous les
princes prirent le deuil, et partagèrent l’affliction du père. On suspendit les
opérations du siège, et on fit les funérailles selon la coutume des Chionites. On plaça sur un lit élevé le corps revêtu de ses
armes ordinaires; alentour étaient dressés dix autres lits mortuaires, sur
chacun desquels était couchée une figure de cadavre représentée au naturel. Les
soldats, partagés par bandes, buvoient et mangeaient
en dansant et en chantant des airs lugubres et les femmes, qui suivaient toujours en grand
nombre les armées des Perses, pleuraient et poussaient de grands cris. Après
ces cérémonies, qui durèrent sept jours, on brûla le corps, et on en recueillit
les os dans une urne d’argent, que le père avait dessein de remporter dans son
pays.
Pour satisfaire la
vengeance de Grumbate, la résolution fut prise de
détruire Amide. On donna aux troupes encore deux jours de repos, pendant
lesquels on envoya faire le dégât dans les campagnes voisines, et l’on tint la
ville enfermée de cinq rangs de tentes. Au commencement du troisième jour toute
la plaine parut, à perte de vue, couverte d’une brillante cavalerie. Les
nations auxiliaires tirèrent au sort chacune leur poste. Les plus redoutables
par leur valeur étaient les Ségestans, au milieu
desquels marchaient à pas lents des éléphants chargés de tours. L’aspect d’une
si innombrable multitude ôtait l’espoir aux assiégés sans leur ôter le courage;
ils résolurent de s’ensevelir sous les ruines de leur ville. L’ennemi resta
tout le jour en présence sans faire aucun mouvement, et se retira au coucher du
soleil, dans le même ordre qu’il était venu. Avant le jour il se rapproche au
son des trompettes, et vient occuper les mêmes postes. Dès que Grumbate eut donné le signal (c’était une javeline teinte
de sang qu’il lança contre la ville), les Perses, faisant avec leurs armes un
bruit terrible, courent insulter la muraille; ils déchargent leurs traits; ils
font jouer les machines qu’ils avoient enlevées de la ville de Singare, prise et pillée dans les courses précédentes. On
leur répond du haut des murs; à coups de pierres, de dards, de javelots. La
nuit vient; ils la passent sous les armes, et font retentir les échos d’alentour
du nom de Constance et de celui de Sapor, auxquels ils donnent à l’envi les
titres les plus pompeux. Au retour de l’aurore les trompettes sonnent; les décharges
recommencent; la journée n’est pas moins meurtrière. Les assiégés se relèvent
tour à tour. La nuit suivante les Perses prennent du repos; mais il n’en est
point pour les assiégés. Ils s’occupent moins de leurs blessures que du soin de
réparer leurs brèches, de rétablir leurs machines, et de se prémunir contre de
nouvelles attaques.
Pendant ces sanglants
combats, Ursicin, qui s’était sauvé à Edesse, pressoir Sabinien de partir en
diligence avec les troupes légères, et de marcher secrètement par le pied des
montagnes, pour enlever quelque poste aux ennemis, dont la circonvallation était
très étendue, ou pour faire diversion par des alarmes fréquentes. Sabinien opposait
à ces bons conseils les ordres de l’empereur, qui lui avait, disait-il,
recommandé de ne pas exposer les troupes. Mais la vraie raison d’une inaction
si honteuse, c’étaient d’autres ordres secrets qu’il avait reçus des eunuques,
de fermer à son prédécesseur toutes les voies d’acquérir de la gloire, même en
servant l’état. Ces lâches ennemis aimaient mieux voir périr les plus belles
provinces que de laisser à ce brave capitaine l’honneur de les sauver. Ursicin envoyait
en vain à Amide des courriers qui n’y pénétraient qu’avec peine : toutes les
mesures qu’il prenait pour secourir la ville restoient sans exécution.
L’infection des
cadavres qui demeuraient sans sépulture, les excessives chaleurs, la confusion
de tant d’habitants resserrés dans un espace étroit, les maladies causées par
les fatigues et les autres incommodités, causèrent la peste dans la ville. Elle
n’y fit pas cependant beaucoup de ravage. Des pluies douces qui tombèrent la
nuit d’après le dixième jour rendirent l’air plus pur, et ramenèrent la santé.
La fureur de l’ennemi était beaucoup plus opiniâtre: il dressait des mantelets,
il élevait des terrasses, il construisait des tours dont la face était couverte
de lames de fer; les batistes placées sur ces tours nettoyaient les murs tandis
que les frondeurs et les archers ne cessaient de lancer d’en bas une grêle de
traits et de pierres. Au midi de la ville, du côté du Tigre, s’élevait une
haute tour avancée sur l’angle de la muraille, et posée sur des roches
escarpées. Un escalier souterrain pratiqué dans le roc, ainsi qu’il était
d’usage dans toutes les places situées près du Tigre et de l’Euphrate, conduisit
jusqu’au bord du fleuve pour aller puiser de l’eau à l’abri de l’ennemi. Comme
cette tour n’était pas gardée, parce qu’on la croyait assez défendue par sa
situation, soixante et dix sagittaires de l’armée des Perses, des plus hardis
et des plus adroits, guidés par un déserteur, se glissent pendant la nuit dans
le souterrain, et, étant montés jusqu’au troisième étage, ils y attendent le
jour. Alors, ayant élevé en l’air une casaque rouge, comme ils en étaient convenus,
tandis que toute l’armée s’approche des murs et les attaque plus vivement que
jamais, ils ne cessent de lancer leurs traits dans la ville; et tous leurs
coups sont meurtriers. En même temps les Perses montent à l’escalade, et
gagnent déjà le haut des murs. Dans ce double péril les assiégés partagent la
défense; ils pointent contre la tour cinq balistes, d’où partent de gros
javelots, qui traversent souvent deux ennemis à la fois; les uns tombent percés
de coups, les autres, d’effroi, se précipitent du haut de la tour et se brisent
sur les rochers; on se bat sur la muraille; on renverse les assiégeants et les
échelles. Les Perses, couverts de blessures, après une grande perte, sont
forcés de regagner leurs tentes. On se reposa de part et d’autre le reste du
jour et la nuit suivante.
Le lendemain matin
on aperçut du haut des murs un nombre infini de prisonniers qu’on traînait au
camp des Perses. Les partis ennemis avoient depuis quelques jours pris et brûlé
plusieurs châteaux; entre autres celui de Ziata, très
considérable par sa force et par son étendue, dont les fortifications embrassaient
douze cent cinquante pas de circuit. Ils emmenaient beaucoup d’habitants; et
comme il se trouvait parmi eux grand nombre de vieillards et de femmes qui ne pourvoient
suivre, ces barbares les abandonnaient dans le chemin après leur avoir coupé
les jarrets. Ce spectacle tirait des larmes aux habitants. Personne n’y fut
plus sensible que les soldats de la Gaule. Ces guerriers , braves et alertes,
fort propres à se battre en plaine, mais peu entendus dans les travaux d’un
siège, gémissaient de ne trouver aucune occasion de signaler leur courage.
S’ennuyant de cette inaction, ils sortaient étourdiment pour faire un coup de
main, et revenaient toujours avec perte. Enfin, retenus par force, ils frémissaient
d’impatience. Leur ardeur s’enflamma à la vue de ces malheureux prisonniers.
Ils demandent à grands cris qu’on leur ouvre les portes; ils menacent même
leurs officiers de les égorger, s’ils les tiennent plus longtemps dans cette
contrainte; et, tels que des bêtes féroces, qui s’élancent avec fureur contre
leurs barrières, ils hachent les portes à coups de sabre. On eut peine à gagner
sur eux qu’ils attendissent la nuit pour aller avec moins de péril attaquer les
postes les plus proches. Dès qu’elle fut venue, les Gaulois, armés de leurs
haches et de leurs épées, sortent par une poterne, et s’approchent sans bruit
de la première garde; ils lui marchent sur le ventre, massacrent la seconde
garde, qu’ils trouvent endormie, et vont droit au camp, dans le dessein de
pénétrer, s’ils peuvent, jusqu’à la tente de Sapor, et de le tuer au milieu de
cent mille hommes. Les cris des premiers qu’ils égorgent donnent l’alarme à
tout le reste. En un moment ils ont sur les bras des bataillons entiers; ils
font ferme d’abord avec une audace incroyable, et reçoivent à grands coups
d’épée ceux qui osent les approcher. Mais, bientôt accablés de traits, et trop faibles
pour tenir tête à des flots de cavaliers et de fantassins qui grossissent sans
cesse, et qui viennent fondre sur eux, ils reculent, mais à petits pas et sans
tourner le dos. On sonne la retraite dans la ville, dont on ouvre les portes
pour les recevoir; on fait jouer les machines, mais sans les charger, pour
faire peur aux ennemis et ne pas risquer de tuer ces braves gens. Après avoir
perdu quatre cents des leurs, ils rentrent avant le jour presque tous blessés,
quelques-uns mortellement. Constance, pour conserver la mémoire d’une action si
hardie, fit dresser dans la place publique d’Edesse les statues de leurs
capitaines, revêtus de leurs armes. Le jour, étant venu, découvrit aux Perses
la perte qu’ils avoient faite. Il se trouva entre les morts plusieurs satrapes
et quelques-uns des principaux seigneurs. Tout le camp retentissait de cris.
Les attaques furent suspendues pendant trois jours, dont les assiégés
profitèrent pour se remettre de leurs fatigues.
Cette attaque
inopinée irrita les barbares. Ils résolurent de périr devant Amide plutôt que
de laisser subsister une ville qui leur coûtait déjà le plus pur sang de la Perse. Les assauts ayant été inutiles, ils
mirent toute leur confiance dans les machines. Ils se hâtent d’en construire de
toute espèce: ils multiplient les tours revêtues de fer et chargées de
batistes. Au point du jour, couverts de toutes leurs armes défensives, bien
serrés et en bon ordre, ils avancent à petits pas. Mais, dès qu’ils furent à la
portée des machines, toutes leurs défenses deviennent inutiles contre les
javelots, dont presque aucun ne manquait son coup. L’infanterie est obligée
d’éclaircir ses rangs, et la cavalerie de reculer. Cependant les balistes des assiégeants,
qui tiraient du haut des tours plus élevées que les murailles, faisaient dans
la ville une terrible exécution; et, la nuit étant venue, les habitants
songèrent au moyen de s’en garantir. On transporta en diligence, et l’on mit en
batterie vis-à-vis de ces tours quatre machines nommées scorpions, propres à lancer de grosses pierres. Au matin, les Perses avancent avec les éléphants,
dont les cris, mêlés à ceux des soldats, formaient un effrayant concert. Les
traits qui s’élèvent de la plaine ou qui tombent des tours abattent ou blessent
tous ceux qui paraissent sur la muraille. Mais bientôt les masses énormes de
pierres lancées des quatre machines brisent les tours, démontent et mettent en
pièces les balistes, écrasent ou précipitent les tireurs. On fait pleuvoir sur
les éléphants des flèches enflammées. Les animaux, effarouchés, retournent sur
les Perses, et les foulent aux pieds, sans que leurs guides puissent les
retenir. On met le feu à tous les ouvrages des assiégeants. Jamais les rois de
Perse ne s’exposaient dans les combats; mais Sapor, désespéré de tous ces
désastres, accourt en personne au milieu des combattants; on tire de toutes
parts sur lui et sur sa garde; il voit tomber à ses côtés un grand nombre de
ses officiers; mais, toujours intrépide, bravant mille fois la mort, il ne se
retire qu’à la fin du jour, et pour donner quelque relâche à ses troupes
fatiguées de tant d’attaques.
Voyant toutes ses
machines détruites et brûlées, et n’espérant plus rien des moyens qu’il a voit
mis en œuvre jusqu’alors, il fit élever, tout près des murs, de larges
terrasses qui les égalaient en hauteur. Ce travail coûta plusieurs jours,
pendant lesquels les habitants en élevèrent de leur côté en-deçà des murs. Sur
ces plateformes on combattit presque à coups de main comme sur un champ de
bataille. L’acharnement et le mépris de la mort étaient égaux de part et
d’autre. Enfin le moment fatal de la perte d’Amide arriva; la terrasse de la
ville, trop chargée de combattants, s’éboula tout à coup comme si elle eût été
ébranlée par un tremblement de terre; et comme elle surpassait la muraille en
hauteur, la terre s’étant renversée du côté de l’ennemi, elle combla le peu
d’intervalle qui restait entre les murs et la terrasse des Perses, et ouvrit à
ceux-ci un large chemin. On accourt à la défense; mais la foule et
l’empressement même embarrassent les défenseurs. Les corps qui tombent de part
et d’autre s’amoncellent et favorisent le passage. Toute l’infanterie des
Perses, que Sapor faisait monter à la file, se précipite dans la ville comme un
torrent. On passe tout au fil de l’épée, sans distinction d’âge ni de sexe. Peu
échappèrent au massacre, entre lesquels fut Ammien Marcellin, qui, après
diverses aventures, ayant traversé avec grand péril des plaines couvertes de
fuyards et d’ennemis, gagna enfin l’Euphrate par les forêts et les montagnes.
Il passa à Mélitine, où il retrouva Ursicin, et il
retourna avec lui à Antioche.
La longueur de ce
siège mit les Perses hors d’état d’entreprendre des conquêtes plus éloignées.
L’automne était déjà avancée, et Sapor, après la destruction de la ville, ne songeait
qu’à retourner dans son royaume avec les prisonniers et le butin. Il fit
inhumainement mettre en croix le comte Elien et les tribuns, dont la capacité
et la valeur lui a voient fait perdre tant de sang. Il commanda de rechercher
et d’égorger sans miséricorde, comme déserteurs , tous les habitants des
pays d’au-delà du Tigre qui se trouvèrent dans la ville. Il emmena captifs
Jacques et Cæsius, officiers du général de la cavalerie,
avec ceux qui restaient des soldats de la garde, les mains liées derrière le
dos. La femme de Craugase, toujours traitée avec
honneur, était inconsolable de s’éloigner de Nisibe. Veuve du vivant même de
son mari, elle ne voyait d’autre remède à sa douleur que de l’attirer en Perse.
Elle lui dépêche secrètement un esclave fidèle qui s’introduit dans Nisibe, et
lui remet une lettre dont elle l’avait chargé : elle le conjurait par les
prières les plus tendres de venir changer en jours heureux des jours qu’elle passerait
sans lui dans les soupirs et dans les larmes. Craugase donna parole d’aller rejoindre sa femme à la première occasion; et le messager
retourna porter à sa maîtresse une si agréable nouvelle. Tout était préparé;
elle avait déjà obtenu de Sapor qu’il voulût bien, avant que de quitter le
pays, favoriser l’évasion de son mari. L’absence de l’esclave, qui avait tout à
coup disparu, donna du soupçon aux commandants de Nisibe. On menace Craugase, on l’accuse d’une intelligence secrète. Pour
détourner les défiances, il demande en mariage une fille de qualité; et, sous
prétexte d’aller faire les apprêts de la fête nuptiale, il prend la route d’une
maison de campagne qu’il avait à huit milles de Nisibe. Il est enlevé en chemin
par un parti de cavaliers perses envoyés exprès. On le conduit au camp de
Sapor, qui le comble de faveurs. Il eut peu après la douleur de perdre sa femme
mais il conserva les bonnes grâces du roi, auprès duquel il tenait le premier
rang après Antonin. Celui-ci, plus habile et plus exercé aux affaires, était
principalement écouté, et le succès justifiait toujours ses conseils. Sapor se
retira triomphant en apparence, mais en effet pénétré de douleur d’avoir si
chèrement acheté la prise d’une seule ville. Pendant soixante et treize jours
que dura le siège, il perdit trente mille hommes, que l’on compta morts sur le
champ de bataille après son départ. Il était aisé de distinguer les corps des
Romains de ceux des Perses: les premiers se corrompaient aussitôt, et après
quatre jours ils n’étaient plus reconnaissables: au contraire, les Perses se. déséchouent
sans perdre leur forme et sans se corrompre; ce qu’Ammien attribue à leur
frugalité et à la sécheresse de leur tempérament, causée par les chaleurs du
climat qu’ils habitent.
L’opiniâtre
résistance de cette ville infortunée causa sa ruine, mais elle sauva la Syrie.
Tandis que les Perses menaçaient l’Orient, Constance ne songeait qu’à défendre
l’arianisme. Il eut, pour le malheur de la religion, plus de succès que Sapor,
et il fit cette année à l’Eglise des plaies plus profondes que les Perses n’en
purent faire à l’empire. Il était revenu à Sirmium après la destruction des Limigantes; il y assista à une assemblée de huit évêques;
c’était le préliminaire des deux conciles indiqués pour cette année. La
doctrine des demi-ariens, qui dominait alors à la
cour, y fut confirmée par un nouveau formulaire. Pendant ce temps-là les
évêques d’Occident se rendaient à Rimini, et ceux d’Orient à Séleucie. Le
concile de Rimini s’ouvrit au mois de juillet. Sulpice Sévère, qui paraît avoir
été le mieux instruit, dit qu’il s’y trouva plus de quatre cents évêques, dont
quatre-vingts étaient ariens. L’empereur voulait les défrayer aux dépens du
trésor; mais il n’y en eut que trois qui, à raison de leur indigence,
acceptèrent cette libéralité. Taurus, préfet du prétoire d’Italie, eut ordre
d’assister à l’assemblée, et de ne point permettre aux prélats de se séparer
qu’ils ne fussent d’accord : on lui promit le consulat, s’il procurait cette
réunion, c’est-à-dire, s’il faisait triompher l’arianisme dans l’église
d’Occident. Après de longues contestations, le concile confirma la foi de
Nicée, condamna de nouveau la doctrine d’Arius, et prononça la sentence de
déposition contre les prélats obstinés à défendre l’hérésie. On peut dire que
là se termina le vrai concile; la foi jusque-là ne reçut aucune atteinte; et
saint Athanase ne considère que cette première partie, quand il parle
avantageusement du concile de Rimini. Le reste ne fut que séduction et
violence. On envoie à l’empereur, selon ses ordres, dix députés pour lui rendre
compte: c’étaient de jeunes évêques sans expérience. Les ariens députent de
leur côté des vieillards rusés et artificieux, qui préviennent Constance,
fatiguent, intimident, enfin séduisent les envoyés catholiques jusqu’à les
engager à trahir le concile et à signer le contraire de ses décisions. Ils
retournent, et sont d’abord mal reçus. Mais Taurus met tout en œuvre pour
ébranler les évêques qu’on retenait malgré eux à Rimini. Les intrigues, les
menaces, les incommodités d’une longue absence firent enfin succomber les plus
fermes, ou, pour parler plus juste, ils se laissèrent surprendre par les
sollicitations et les larmes même de Taurus, et par les artifices de Valens.
Ils signèrent une profession de foi équivoque, dont ils n’apercevaient pas le
venin, mais qui recelait le pur arianisme. Bientôt les ariens lèvent le masque,
et, selon l’expression de saint Jérôme, le monde chrétien gémit de cette
surprise, et s’étonna de se voir devenir arien. Les évêques, de retour dans
leurs diocèses , ouvrent les yeux, et désavouent avec horreur les décrets de
Rimini. Ils se joignent au pape Libère, et à ceux qui n’avoient point eu de
part à cette faute. Ce fut la source d’une persécution nouvelle, pendant
laquelle saint Gaudence, évêque de Rimini, fut tué à
coups de pierres et de bâtons par les soldats du président Marcien. L’erreur
trouva encore moins d’obstacle à Séleucie. Le concile y commença le 27 de
septembre. De cent soixante évêques il n’y eut que saint Hilaire, alors relégué
en Phrygie, et douze ou treize évêques d’Egypte qui soutinrent la consubstantialité.
Le questeur Léonas et Laurice, général des troupes
d’Isaurie, assistaient aux séances. Le concile se divise; les purs ariens font
à part leur profession de foi; les demi-ariens s’en
tiennent à celle du concile d’Antioche assemblé en 341. Ils s’anathématisent mutuellement
et se séparent sans rien conclure. Les chefs des deux partis se rendent à
Constantinople, où était alors l’empereur, qui faisait sa principale affaire
des succès de l’hérésie; et quoiqu’il dût entrer au premier jour de janvier
dans son dixième consulat, cérémonie brillante et qui demandait de grands
préparatifs, il passa le dernier de décembre, et presque toute la nuit
suivante, à faire signer aux députés de Séleucie et aux autres évêques la
formule de Rimini. On tient à Constantinople un nouveau concile, où les
anoméens remportent tout l’avantage. Macédonius,
Basile d’Ancyre et les autres évêques demi-ariens sont déposés. Eudoxe passe du siège d’Antioche à celui de Constantinople, et
prêche publiquement des blasphèmes dans la cérémonie de la dédicace de
Sainte-Sophie, le quinzième de février de l’an 360. La profession de Rimini se
répand partout l’empire et fait d’horribles ravages : on exile ceux qui refusent
d’y souscrire. Au milieu de ce désastre saint Hilaire obtient, par une providence
particulière de Dieu, la permission de retourner en Gaule: il y arrive pour soutenir
la foi ébranlée jusque dans ses fondements. Par une bizarre inconséquence,
suite ordinaire de l’erreur, Constance exile Aetius, chef des anoméens, et
consent à faire évêque de Cyzique Eunomius, le plus
dangereux de ses disciples; mais peu après il est obligé de forcer Eudoxe à le
déposer. Eudoxe ayant été transféré à Constantinople , Constance assemble un
concile dans la ville d’Antioche pour l’élection d’un évêque. Après bien des
brigués et des cabales, les ariens jettent les yeux sur Mélèce,
déjà évêque de Sébaste, qu’ils croient dans leur parti. Plusieurs catholiques
consentent à ce choix, et le décret d’élection est déposé entre les mains
d’Eusèbe, évêque de Samosate. L’événement fit voir que les catholiques avaient
le mieux connu le nouvel évêque. A peine est-il élu, qu’il se déclare hautement
pour la foi de la consubstantialité. Constance, irrité, l’exile un mois après à Mélitine, dans l’Arménie mineure, et, à la
sollicitation des ariens, il envoie à Samosate redemander à Eusèbe l’acte
d’élection. Ce généreux prélat refuse de le remettre, à moins que tous ceux qui
lui ont confié ce dépôt ne soient assemblés. L’empereur l’envoie sommer une
seconde fois, et lui mande qu’en cas de refus il a ordonné qu’on lui coupât la
main droite. Eusèbe, après la lecture de cette lettre, présente les deux mains.
Coupez-les toutes deux, dit-il, mais je ne remettrai jamais à l’empereur
un acte dont un concile m’a rendu dépositaire. Ce n’était qu’une feinte de
la part de Constance; l’envoyé avait ordre de ne pas exécuter cette menace; et
l’empereur ne put s’empêcher d’admirer la fermeté du prélat. Mais il ne
s’adoucit point en faveur de Mélèce; il fit nommer en
sa place Euzoïus, qui, dès l’origine de l’hérésie, avait
partagé les erreurs et les anathèmes d’Arius. De ce moment il y eut trois
partis dans l’église d’Antioche: les ariens, qui reconnaissaient Euzoïus; les méléciens; ceux-ci étaient catholiques et unis
de communion avec Mélèce; les Eustathiens;
on appelait ainsi les orthodoxes, qui, n’ayant reconnu aucun évêque depuis
l’injuste déposition d’Eustathe, restèrent séparés de Mélèce,
parce qu’ils ne pouvaient se résoudre à recevoir un évêque de la main des
hérétiques. Les prélats ariens assemblés à Antioche dressèrent encore un
nouveau formulaire, où la doctrine des anoméens se manifestait sans aucun
déguisement. Mais les cris qui s’élevèrent contre eux les forcèrent d’en
revenir à la formule de Rimini. C’est ainsi que les flots de l’hérésie tantôt
s’élançant avec audace, tantôt se repliant sur eux-mêmes, emportaient
l’empereur, qui jusqu’à la fin de sa vie, poussé d’erreur en erreur, fut sans
cesse le jouet des différentes cabales, soit dans l’Eglise, soit dans sa cour.
Julien acquérait
autant d’estime que Constance attirait de mépris. Rien n’était plus opposé que
la conduite des deux princes. Le César, après avoir passé l’été à soumettre les
barbares, employait le temps de l’hiver à rétablir les provinces. Il modérait
le fardeau des impôts, il réprimait les usurpations, il enchaînait l’avarice de
tous ces hommes de sang et de rapine qui ne s’enrichissent que des perles
publiques : il veillait avec tant d'attention sur les magistrats, qu’ils ne pouvaient
s’écarter des règles de la justice. Son exemple était pour les juges une loi
vivante plus forte que toutes les autres lois. Il se chargeait lui-même des
affaires importantes, et les jugeait avec la plus scrupuleuse intégrité. Un
gouverneur fut accusé de concussion devant Florence. Celui-ci, coupable du même
crime, ne fut pas assez, hardi pour condamner son semblable : sa colère se
tourna contre l’accusateur, et le concussionnaire fut absous. L’injustice était
trop évidente; les murmures éclatèrent, et Florence, pour se mettre à couvert,
pria Julien de revoir le procès: il se flattait que le César n’oserait casser
sa sentence. Julien refusa d’abord; il s’excusa sur ce qu’il ne lui appartenait
pas de réformer le jugement d’un préfet du prétoire. Enfin, pressé de
prononcer, il décida en faveur de la vérité et de la justice. Florence s’en
vengea à son ordinaire, en écrivant contre lui à la cour. La sévérité de Julien
n’empruntait rien de l’humeur ni du caprice; elle était toujours éclairée, et
n’agissait qu’autant qu’elle était guidée par la certitude des faits. On accusa
encore de concussion devant lui Numérius, qui avait
gouverné la province narbonnaise. Julien voulut le juger dans une audience
publique; l’accusé se défendait fortement en niant les faits, et les preuves manquaient
pour le convaincre. Alors l’accusateur Delphidius,
qui plaidait avec chaleur, s’écria d’un ton d’impatience : Eh! César; qui
sera jamais coupable, si l'on est quitte pour nier les faits! Et qui sera
jamais innocent, repartit Julien, si pour être coupable il suffit d'être
accusé?
La campagne
précédente avait soumis une partie de l’Allemagne: mais il y restait encore des
princes ennemis. Afin de pénétrer leurs desseins, Julien envoya a la cour d’Hortaire, allié des Romains, un tribun dont il connaissait
la fidélité, l’intelligence, et qui savait la langue allemande. Celui-ci,
revêtu du caractère d’ambassadeur, avait ordre de s’approcher de la frontière
des barbares, auxquels on avait dessein de faire la guerre, et d’observer leurs
mouvements. Pendant ce temps-là Julien rassemble ses troupes; il visite les
villes qui avoient été détruites sur les bords du Rhin, et achève de les
rétablir. Les nouveaux alliés, comme ils y étaient obligés par le traité, fournissaient
la plupart des matériaux. Les soldats, que de pareils travaux rebutent pour
l’ordinaire, s’y portaient de bon cœur par amour pour Julien. On mit en état de
défense sept villes, dont les plus connues sont Nuys,
Bonn, Andernach et Bingen. Les magasins pour serrer le blé qu’on apportait de
la Grande-Bretagne avoient été réduits en cendres; ils furent bientôt rétablis
et pourvus de grains. Le préfet Florence joignit Julien avec le reste de
l’armée, et des provisions pour plusieurs mois.
Le tribun vient
rendre compte à Julien, et l’armée marche à Mayence. Florence et Lupicin, qui avoit succédé à
Sévère, mort depuis peu, voulaient qu’on passât le Rhin en cet endroit, comme
on avait fait les deux années précédentes. Le César s’y opposait : le pays
d’au-delà appartenait à Suomaire; il craignait
d’offenser ce nouvel allié, en faisant passer sur ses terres des soldats
toujours avides de pillage. Les Allemands, qu’on allait attaquer, menaçaient de
leur côté Suomaire de s’en prendre à lui, s’il n’arrêtait
les Romains. Sur la réponse qu’il leur fit qu’il n’était pas en état de
résister seul, toute l’armée des barbares vint camper vis-à-vis de Mayence pour
disputer le passage. On ne pouvait, sans un péril évident, l’entreprendre à la
vue de tant de forces réunies. Ainsi, l’avis de Julien prévalut : on remonta le
fleuve pour chercher un endroit commode à l’établissement d’un pont. Les
barbares firent le même mouvement, et, suivant le long du fleuve la marche de
l’armée Romaine, ils s'arrêtaient quand ils la voyaient camper, et faisaient
bonne garde pendant la nuit. Après plusieurs jours de marche, Julien fit
retrancher ses troupes, et chargea d’ordres secrets quelques officiers de
confiance. Ils choisirent trois cents soldats braves et dispos, qui ne savaient
pas où on les conduisit, et ils les firent embarquer de nuit dans quarante
bateaux. Ils descendirent le fleuve en se laissant aller au fil de l’eau, sans
se servir de rames, de peur d’être entendus des ennemis. Après avoir dépassé
d’assez loin le camp des Allemands, ils débarquèrent sur la rive droite. Le roi Hortaire avait cette nuit-là invité à un grand festin
les rois et les princes de l’armée ennemie. Ce n’était pas qu’il eût dessein
d’entrer dans leur ligne : mais quoiqu’il fût ami des Romains, il l’était
aussi de ces princes, et il voulait observer avec eux tous les égards du bon
voisinage. Le repas avait duré longtemps, selon l’usage de la nation, et les
conviés revenaient au camp en belle humeur lorsqu’ils furent rencontrés par le
détachement qui avait passé le fleuve. Les princes échappèrent à la faveur des
ténèbres et de la vitesse de leurs chevaux : mais presque tous les gens de leur
escorte qui les suivaient à pied restèrent sur la place. L’alarme se répand
dans le camp; on croit que toute l’armée romaine est déjà en-deçà du Rhin;
c’est à qui fuir avec plus de vitesse; chacun s’empresse de gagner l’intérieur
du pays, et d’y mettre en sûreté sa femme et ses enfants. Les Romains, ne
trouvant plus d’obstacle, jettent leur pont, et traversent le pays d’Hortaire sans y faire de ravage.
Quand ils furent
entrés sur les terres des ennemis, ils mirent tout à feu et à sang. On abattait
les cabanes, on passait les habitants au fil de l’épée. Après qu’on eut désolé
tout le canton, on arriva dans un lieu nommé Palas, où étaient dressées des
pierres qui servaient de bornes entre le pays des Allemands et celui des Bourguignons.
L’armée s’y arrêta pour recevoir deux rois, nommés Macrien et Hariobaude : ils étaient frères, et venaient
demander la paix, qu’ils obtinrent. Vadomaire, dont
nous avons déjà parlé, et qui régnait dans le pays qu’on nomme aujourd’hui le Brisgaw, se rendit aussi au camp. Il apportait des lettres
de recommandation de Constance. On le reçut avec honneur, comme un vassal de
l’empire, mais il n’obtint pas une réponse favorable. Il venait implorer la
clémence des Romains pour trois princes qui s’étaient trouvés à la bataille de
Strasbourg, et qui, voyant approcher le vainqueur, avoient recours aux prières.
C’étaient Urie, Ursicin et Vestralpe.
Julien, connaissant la légèreté de ces barbares, craignit que, s’il les tenait
quittes pour des excuses et des soumissions verbales, ils ne se fissent un jeu
de reprendre les armes dès qu’il serait éloigné. Il voulut donc leur faire
sentir ce qu'il en coutait pour attaquer l’empire. On brûla les moissons et les
habitations; on tua, on enleva un grand nombre de leurs sujets. Quand on les
eut ainsi punis, on écouta leurs supplications, et l’on traita avec eux aux
mêmes conditions qu’avec leurs voisins: on les obligea surtout à rendre tous
les captifs. Lorsque Julien eut repassé le Rhin, un de ces princes qui venait
de donner son fils en otage l’envoya aussitôt redemander avec menaces, sans
avoir rendu les prisonniers. Julien remit le jeune prince entre les mains des
députés: Remenez-le à son père, leur
dit-il; un enfant n’est pas seul une caution suffisante pour un si grand
nombre de braves gens qui valent mieux que lui. Il écrivit en même temps au
père en ces termes: Je vous envoie à mon tour des députés ; ayez à leur
remettre tous les prisonniers que vous avez en votre pouvoir, et dont le nombre
monte à plus de trois mille; ou n’imputez qu’à vous seul les suites funestes de
votre perfidie. En même temps il part de Spire à dessein de repasser le
fleuve. Le roi allemand n’attendit pas l’orage; il renvoya promptement tous les
Gaulois qu’il avait enlevés dans ses incursions. Cette campagne couronna les
succès de Julien dans la Gaule; et ces quatre années furent la partie la plus
brillante de sa vie. L’hiver suivant, tandis qu’il se reposait des fatigues de
la guerre dans des occupations plus tranquilles, mais qui n’étaient pas moins
salutaires à la province, ses ennemis travaillaient à la cour à le désarmer
pour le détruire. Leur malignité alla si loin, qu’elle lassa la patience des
soldats de la Gaule. Le César se vit forcé, du moins en apparence, d’accepter
le titre d’Auguste, comme nous l’allons raconter.
LIVRE ONZIÈMESUITE
DU RÈGNE DE CONSTANCE ET JULIEN. MORT DE CONSTANCE.
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HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |