HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |
LIVRE QUARANTE-UNIÈME.
JUSTINIEN. 527-532
Justinien partageait depuis quatre mois l’autorité
souveraine, et son oncle semblait n’être monté sur le trône que pour lui
apprendre à commander. Tout annonçait un règne florissant et glorieux. Le
nouvel empereur était parvenu à cet âge où l’esprit dans sa force est en
état d’exécuter les conseils de l’expérience et de la sagesse. Justin, né
dans l’obscurité, n’avait reçu aucune éducation; mais il n’avait pas négligé de
procurer à son neveu ce précieux avantage. Un des plus savants hommes de
ce temps-là, nommé Théophile, fut chargé de l’instruire, et ses soins
eurent un succès assez heureux. Justinien acquit la facilité de parler et
d’écrire. Aussi, lorsqu’il fut empereur, se passait-il ordinairement du
ministère de son questeur; il parlait lui-même dans le sénat.
Instruit de la jurisprudence, il présidait à la composition de
ses lois: après avoir pris connaissance des causes importantes, il dictait
souvent aux juges leurs arrêts, et les envoyait par écrit dans les
provinces. Non content de savoir ce qui convient proprement à un prince,
il se rendit habile dans l’architecture et dans la musique ; il dressait
le plan des édifices qu’il faisait construire. Il est auteur d’une hymne
que les Grecs chantent encore à la messe. Il voulut même être théologien;
et cette fantaisie, toujours déplacée, souvent dangereuse dans un
souverain, lui fit plus d’une fois perdre de vue ses devoirs les plus
essentiels. Il laissait périr ses armées et gémir ses peuples sous le
fardeau accablant des impôts, tandis qu’il s’amusait à disputer contre les
hérétiques, et à écrire sur les points controversés. Enfin, présumant
trop de ses lumières théologiques, il s’embarrassa dans des questions
épineuses, et finit par prendre le mauvais parti.
Ce prince était d’une taille au-dessus de la médiocre; il
avait les traits réguliers, le teint haut en couleur, la poitrine large, l’air
serein et gracieux. On dit que ses oreilles étaient mobiles, et qu’il ressemblait
de physionomie à Domitien, dont il n’eut pas les vices; ce qui donna occasion à
des railleries populaires dans les séditions qui s’élevèrent sous son règne.
Procope lui reproche d’avoir pris plaisir à imiter l’habillement des
barbares.
Le caractère de Justinien est devenu un problème. La
plupart des jurisconsulte, admirateurs de ses lois, qui font le principal objet
de leurs études, ont combattu avec chaleur pour défendre l’honneur de ce
prince. D’autres auteurs, et surtout les écrivains ecclésiastiques, mécontents
de sa conduite dans les affaires de l’Église, en ont dit beaucoup de mal. Les
uns et les autres s’appuient également du témoignage de Procope, contemporain
de cet empereur. Procope était un homme de beaucoup d'esprit, né à Césarée en
Palestine, où il exerça la profession d’avocat. S’étant ensuite attaché au
service de Bélisaire, il accompagna ce guerrier dans toutes ses
expéditions, et personne ne devait mieux connaître la cour. Il a composé trois
ouvrages, qui se démentent mutuellement. Le premier renferme
l’histoire des guerres de Justinien. L’auteur y paraît assez impartial; il
y expose sans passion les actions louables et blâmables de cet empereur. Dans
le second, intitulé Anecdotes, il déchire d’une manière cruelle la
réputation de Justinien; il lui impute les actions les plus
atroces; il noircit celles qui paraissent louables, en leur supposant des
motifs odieux et criminels. A l’entendre, ce prince est un monstre; et,
poussant la satire jusqu’à l’extravagance, il avance sérieusement que c’est un
démon déguisé sous la figure humaine, et il entreprend de le prouver. On
devine aisément qu’un pareil ouvrage ne vit pas le jour du vivant de
Justinien, qui survécut à l’auteur. Quatre ans après la composition des Anecdotes,
le même Procope publia les livres où il se propose de rendre compte des
édifices innombrables que cet empereur fit bâtir ou réparer. Cet écrit
comble Justinien des plus grands éloges. Tout est divin dans
sa personne; ce n’est plus un démon, mais un ange bienfaisant, envoyé de
Dieu pour le salut de l’humanité. Quel fond peut-on faire sur un témoin si
opposé à lui-même? Quelques critiques, révoltés de ces contradictions, se sont
hasardés à dire sans preuve que le livre des Anecdotes est
faussement attribué à Procope. Mais, outre les témoignages formels de
Nicéphore et de Suidas, quiconque entend la langue
dans laquelle Procope a écrit, et connaît sa manière fort supérieure à
celle de tous les historiens grecs postérieurs à Constantin, ne peut
le méconnaître dans cet ouvrage. S’il était besoin de chercher des raisons
pour prouver qu’un homme est capable de se contredire, j’adopterais la
conjecture d’un écrivain du dernier siècle. Il suppose que Procope,
secrétaire de Bélisaire, n’étant pas payé de ses pensions, soit par
l’infidélité des trésoriers, soit à cause des besoins de l’état, ce qui a
dû souvent arriver sous Justinien, prit de l’humeur contre le prince, et
composa ses Anecdotes, qu’il n’acheva pas, parce que sa pension fut
rétablie. Pour rendre raison des louanges outrées qu’il prodigua depuis au
même empereur dans les livres des édifices, j’ajouterais que, son écrit
satirique ayant transpiré , il voulut dissiper le soupçon par des éloges
non moins hyperboliques: ce ne serait pas la dernière fois qu’on aurait
vu une flatterie basse et tremblante s’efforcer de réparer l’outrage d’une
satire indiscrète. Au reste les Anecdotes de Procope ne sont pas inutiles
pour l’histoire; elles peuvent y servir lorsque l’auteur s’accorde avec
lui-même et avec les autres historiens. Souvent les faits sont véritables;
mais la malignité les empoisonne par les circonstances ou par les motifs.
Ce n’est donc pas sur cet ouvrage qu’on doit se former une idée de
Justinien; il faut la chercher dans les premiers écrits de Procope, ou dans
ceux des auteurs contemporains, et plus encore dans les actions mêmes du
prince.
Si l’on juge ainsi du caractère de cet empereur, on verra
un prince médiocre, dont les vertus ni les vices ont rien d’éclatant;
plus capable de concevoir de grands projets que d’en suivre l’exécution;
plus heureux qu’habile dans le choix de ses capitaines, et trop faible
pour les soutenir contre les attaques de l’envie; doux, clément, humain,
mais asservi aux caprices d’une femme hautaine, vindicative et cruelle; vain
jusqu’à s’arroger des titres de victoire sur des nations qu’il n’avait
pas vaincues, et qui se vengèrent de son orgueil par de sanglants ravages;
il se vante dans ses lois d’être le maître de l’Europe , de l’Asie et de
l’Afrique; magnifique aux dépens de ses sujets, il ne cessa, pendant un
long règne, de construire des villes, des églises, des bâtiments
de toute espèce; et l’on peut dire que tous les empereurs ensemble
ont à peine élevé ou établi autant d’édifices que le seul Justinien. Mais
ces dépenses sans bornes consumaient la subsistance des peuples; la
construction d’une ville ruinait une province; et ces énormes bâtiments écrasaient
l’empire. Les présents qu’il prodiguait aux barbares pour acheter la paix,
fut une autre source de dépense. Trois cent vingt mille livres pesant d’or
que Anastase avait laissées dans le trésor impérial furent bientôt
dissipées; il fallut exiger les anciennes impositions avec rigueur; en établir
de nouvelles; se saisir des sommes que les villes réservaient pour leur
entretien; chicaner les soldats sur leur paie; priver les pauvres des
distributions de pain établies par les antres empereurs, ou altérer cet aliment
en employant de mauvais blé; vendre les emplois et les grâces ; chercher
des prétextes pour envahir la fortune des particuliers; en un mot, mettre
en œuvre tous les moyens de remplir le trésor qui s’épuisait sans cesse,
et prêter l’oreille aux projets ruineux de ces hommes avides qui achètent
du prince, au plus bas prix qu’ils peuvent, la liberté d’un immense
et cruel pillage. Ces vexations, qu’il se rendit nécessaires, l’ont fait
taxer d’avarice, quoiqu’il ne prît que pour répandre, et que ses lois
fournissent des preuves de son inclination libérale. Sa législation a
rendu son nom immortel; elle serait irréprochable; si sa vanité impatiente
n’eût précipité la rédaction de cet important ouvrage; s’il en eût confié la
direction à un homme moins corrompu que Tribonien, et s'il n’eût trop
souvent changé ses propres lois : inconstance qui donna lieu de croire que
sa justice était versatile, et qu’elle pliait au gré de l’intérêt. Il était
sobre, mangeait et dormait peu, se levait souvent au milieu de la
nuit pour travailler, soit aux affaires de l’état, soit à celles de
l’Eglise. Son zèle pour la religion s’enflamma jusqu’à persécuter d’abord les
païens, les Juifs , les hérétiques, ensuite les orthodoxes mêmes, dont il
s’éloigna par des recherches trop subtiles. Sa piété se montrait avec
éclat : dès qu’il fut empereur, il fit présent à l’Eglise de tous les biens
qu’il possédait auparavant, et fonda dans sa maison un monastère. Pendant
le carême l’austérité de sa vie égalait celle des anachorètes; il ne mangeait
point de pain, ne buvait que de l’eau, et se contentait, pour unique
nourriture, de prendre de deux jours l’un une petite quantité d’herbes
sauvages assaisonnées de sel et de vinaigre. Ses veilles et ses abstinences auraient
sans doute été d’un plus grand mérite, si, loin de les cacher, il n’eut
pris soin d’en instruire l’univers dans ses Novelles. Les églises, les
monastères, les hôpitaux, annonçaient de toutes parts sa religieuse
magnificence; mais, dit un auteur de ce temps-là, ces pieux monuments ne
sont d’aucun prix devant Dieu lorsqu’ils sont le fruit des rapines et des
injustices, et que la sainteté de la vie ne répond pas à ces
marques extérieures d’une piété équivoque. Quoique toujours
en guerre, Justinien ne fut nullement guerrier; les grands exploits
de son règne sont uniquement dus à la valeur et à la conduite de Germain,
de Bélisaire, de Narsès, et des autres capitaines qui se formèrent sous la
discipline de ces trois héros. L’empereur, qui avait conçu le glorieux
projet de se remettre en possession de l’Occident, apporta lui-même le
principal obstacle à l’exécution. Renfermé dans son palais auprès de sa femme
Théodora, qui le tenait comme enchaîné, il semblait avoir oublié ses
armées dès qu’elles étaient sorties de Constantinople. Il fallait que ses
généraux fissent subsister leurs troupes sans paie, sans munitions, sans
recrues. Bélisaire et Narsès eurent à combattre non-seulement les
Perses, les Vandales et les Goths, mais encore la négligence du prince et
la jalousie des courtisans, qui ne cessèrent de traverser leurs succès; et
si, malgré de si puissants obstacles, ils vinrent à bout de reconquérir
l’Afrique et l’Italie, on ne peut guère douter qu’avec les secours qu’ils
avoient droit d’attendre, ils n’eussent rendu à l’empire toutes les
provinces que les barbares avaient enlevées.
Le mariage de Justinien avec Théodora suffirait pour
déshonorer son règne. Cette fille, élevée sur le théâtre, attirait les
regards par l’éclat de sa beauté. Justinien s’y laissa prendre; mais sa
mère Vigilance et sa tante Euphémie, femme de Justin, s’opposèrent, tant
qu’elles vécurent, à ce mariage honteux. Après la mort de ces deux
princesses, il vint à bout d’arracher le consentement du vieil empereur. Les
lois romaines avoient prohibé les alliances qui corrompent le sang des familles
illustres; il était défendu aux sénateurs et à toutes personnes élevées en
dignité d’épouser des filles de théâtre. Constantin et Marcien avoient
renouvelé cette défense; Justinien en obtint la révocation, et depuis il eut
soin de confirmer dans ses Novelles cette liberté si contraire à l’honnêteté
publique. Il épousa donc Theodora; et cette femme
hautaine, quoique née dans la poussière, changeant dé rôle sans changer de
caractère, avare et prodigue, dissolue et zélée en apparence pour la conversion
de ses semblables, dévote sans religion, fière sans honneur, charitable
sans humanité, fut la cause principale de tous les désordres qui troublèrent l’état
et l’Eglise. Elle éleva des temples, et persécuta les pasteurs; elle fonda des
hôpitaux, et fit par ses injustices une infinité de misérables. Implacable dans
sa haine, elle poursuivit les enfants des malheureux qu’elle avait fait
périr. Maîtresse absolue de l’esprit de son mari, elle disposait des
finances, des tribunaux, des armées. Malheur à ceux que l’empereur honorait de quelque emploi
sans avoir pris son agrément; ils perdaient bientôt et leur emploi et la vie.
L’empereur protégeait les orthodoxes, l’impératrice les hérétiques; et l’on
douta si ce n’était pas une convention politique entre le mari et la
femme. Ils s’étaient en effet partagés entre les deux principales factions
du Cirque, afin de les tenir en échec en les balançant l’une par l’autre.
Justinien était accessible aux derniers de ses sujets; Théodora traitait avec
hauteur les personnes les plus éminentes; elle exigeait d’eux une
assiduité servile; c’était pour eux une faveur signalée d’être admis à lui
baiser les pieds. Elle avait rassemblé autour d’elle plusieurs de ses
anciennes compagnes de débauche, une Chrysomalo,
une Indara, une Macédonia,
qui faisaient du palais impérial un lieu de prostitution. Justinien, aveuglé
par ses charmes, fut son esclave tant qu’elle vécut. On croit qu’elle influa
même sur la législation, et que ce fut par complaisance pour elle que
ce prince fit tant de lois favorables aux femmes. A la tête d’une de ses
Novelles il déclare qu’il a consulté la très-respectable épouse que
Dieu lui a donnée; et, dans la formule du serment qu’il prescrit aux
magistrats, il exige qu’ils jurent sincère obéissance et fidèle service à
l’empereur et à sa femme Théodora. J’avoue que plusieurs des traits que
j’ai réunis pour former le portrait de cette princesse sont tirés des
Anecdotes de Procope, et je n’en aurais fait aucun usage, s’ils ne s’accordaient
parfaitement avec la suite de l’histoire, et avec le témoignage des
auteurs les plus dignes de foi. Cependant Théodora conserve encore des
courtisans. Ne pas respecter la mémoire de la femme de
Justinien, c’est, selon eux, un attentat contre l’honneur du Code et
du Digeste. Un savant jurisconsulte d’Allemagne; très-versé dans la connaissance
du droit romain et germanique, a fait de grands efforts pour justifier cette
impératrice; mais son apologie nous a paru avoir plus de véhémence que de
force. Pour disculper Théodora, il a été obligé de noircir Amalasonte, de
chercher des couleurs favorables pour excuser les vices les plus révoltants;
de donner le démenti aux auteurs contemporains, et d’outrager la mémoire
de saint Sabas, dont la sainteté est en vénération dans l’Eglise.
Il ne sortit aucun fruit de ce mariage. Mais Théodora,
dans sa débauche, avait eu plusieurs enfants. Procope fait connaître un
fils de cette princesse, nommé Jean l’Arabe. Le père de cet enfant, qui craignait
le mauvais naturel de Théodora, l’avait emmené avec lui en Arabie, et
il ne lui révéla le secret de sa naissance que lorsqu’il se vit près de
mourir. Le jeune homme, étant allé à Constantinople se présenter à sa mère
devenue impératrice, disparut presque aussitôt, et on ne douta point
qu’elle ne l’eût fait périr. On parle encore d’une fille qui
vécut assez longtemps pour avoir un fils, nommé Anastase. Théodora aimait
celui-ci; et, pour lui assurer une grande fortune, elle lui fit épouser dès son
bas âge Joannine, la fille et l’unique héritière de
Bélisaire et d’Antonine. Mais ce mariage, fait contre le gré des parents,
qui avoient constamment refusé d’y consentir, ne dura que pendant
la vie de l’impératrice. Cette princesse eut deux sœurs, Corneto, son
aînée, aussi fameuse qu’elle par ses débauches, et Anastasie, dont
l’histoire ne dit point de mal. Justinien força Sittas,
un de ses meilleurs généraux, d’épouser la première, et, pour récompense, il le
fit duc d’Arménie. On ne sait de laquelle de ces deux sœurs sortirent
Jean, qui fut consul honoraire, George, intendant d’un des palais de
l’empereur, et Sophie qui épousa Justin II. L’histoire de ce temps fait
souvent mention des neveux de Justinien. On lui connaît une sœur, nommée
Vigilance comme sa mère, et qui eut plusieurs enfants de Dulcissime. Justinien avait un frère dont le nom
est ignoré, mais dont les fils sont célèbres. Nous les ferons connaître
dans la suite. Il y a beaucoup d’apparence qu’il eut encore d’autres
frères et d’autres sœurs.
Après avoir tracé cette idée générale du gouvernement de
Justinien, il faut entrer dans le détail des événements de son règne.
L’histoire ne fournit rien de mémorable pour le reste de l’année 527. Le
premier jour de l’année suivante, l’empereur prit le titre de consul, sans
se donner de collègue. Il célébra son entrée dans ce second consulat
par des largesses qui surpassèrent toutes celles de ses prédécesseurs, et
l’on put dès-lors augurer qu’il ne ménagerait pas les trésors que lui
avoient laissés Anastase et Justin.
Cette pompeuse cérémonie fut suivie d’une autre, qui
n’attira pas moins les regards. Grétès, roi des
Hérules établis par Anastase sur les bords du Danube, vint à Constantinople pour
offrir ses services et ceux de ses sujets. Pour cimenter plus fortement cette
alliance, il demanda le baptême, et le reçut le jour de l’Epiphanie, avec
douze de ses parents et toute sa cour. L’empereur voulut être son parrain, et
le combla de présents. A l’exemple du roi, le reste de la nation embrassa le christianisme; mais Procope
observe que la religion ne corrigea ni la perfidie naturelle des Hérules, ni
leur inclination aux plus brutales débauches. Peu de temps après ils
assassinèrent leur roi Ochon, successeur de Grétès, sans autre raison que le désir de vivre en
liberté. C’était cependant, de tous les peuples barbares, celui dont le
roi avait le moins d'autorité. Ils ne furent pas longtemps à s’apercevoir
qu’ils avoient besoin d’un maître. Ils résolurent d’envoyer dans l’île de
Thulé pour en faire venir un prince de la race royale. Voici à quelle
occasion une partie des Hérules se trouvait alors établie dans l’île
de Thulé, qui, selon la description de Procope, ne peut être que la
grande presqu’île de la Scandinavie. Après la sanglante défaite qu’ils
avoient essuyée de la part des Lombards du temps d’Anastase, plusieurs
d’entre eux , à la suite de leurs princes, refusèrent de passer le
Danube avec leurs compatriotes; et, regardant les terres de l’empire comme
un pays de servitude, ils remontèrent vers le nord, traversèrent les
vastes contrées alors habitées par les Esclavons, arrivèrent dans le pays
des Danois, passèrent par mer dans l’île de Thulé, et s’y
arrêtèrent. Les députés des Hérules méridionaux, après avoir
choisi dans ce pays un prince de la race royale, étaient en chemin
pour revenir, lorsque ce prince mourut de maladie. Etant retournés sur
leurs pas, ils en emmenèrent un autre, nommé Todas. Aord frère de Todas, voulut
l’accompagner avec deux cents hommes. Comme ce double voyage consumait
beaucoup de temps, les Hérules de Pannonie ayant changé de pensée,
députèrent à l’empereur pour lui demander un roi. Il leur envoya un homme
de leur nation, nommé Suartuas, établi depuis
longtemps à Constantinople. Ces barbares le reçurent avec joie; mais leur
soumission ne fut pps de longue durée. Ayant appris que les députés qui revenaient
de Thulé approchaient du Danube, ils prirent les armes, et marchèrent à leur
rencontre sous les ordres de Suartuas. Ils n’étaient
plus éloignés les uns des autres que d'une journée de chemin lorsque
les troupes de Suartuas désertèrent pendant la
nuit pour aller joindre Todas. Le prince,
abandonné, s’enfuit à Constantinople; et comme l’empereur se préparait
à le rétablir, les Hérules, désespérant de résister seuls à
la puissance romaine, se liguèrent avec les Gépides, dont ils s’étaient
auparavant séparés. L’empereur, occupé de soins plus pressants, négligea
de leur faire la guerre, et dédommagea le roi détrôné en lui donnant le
commandement des troupes établies à Constantinople.
Sur la fin du règne de Justin les Romains avaient reçu un
échec en Persarménie, par la mésintelligence des
officiers, jaloux les uns des autres, et dont quelques-uns donnaient avis a l
ennemi de tous les mouvements de l’armée. Pour réparer cet affront, Justinien
envoya le général Pierre. Ce guerrier, dont nous parlerons souvent, étroit né
dans l’Arzanène, province sujette de la Perse,
au-delà du fleuve Nymphée. Il fut pris dans Amide et emmené comme esclave par
Justin, alors un des généraux de l’armée. Pierre, encore fort jeune, fut traité
avec bonté. Son maître, l’ayant fait instruire dans les lettres, l’éprouva dans
la fonction de secrétaire. Ce jeune homme montra des talents supérieurs.
Justin, étant monté sur le trône, l’employa dans ses armées, et lui donna
enfin le titre de général. Pierre était brave, mais avide d’argent et
plein d’arrogance. Il fut heureux dans cette première campagne, et
remporta sur les Perses une grande victoire avec le secours des Lazes. Un
auteur contemporain attribue cette gloire à Cyriaque, comte d’Orient,
guerrier aussi pieux que vaillant, qui voulut, avant que de joindre
l’armée, aller à Jérusalem visiter l’abbé Théodoric, et reçut de lui un
cilice, dont il se revêtit comme d’une cuirasse à toute épreuve
Animé par l’exemple de ce succès, Sittas,
à la tête d’un autre corps de troupes, pénétra dans le pays des Zanes, qui habitaient vers la source du Phase, dans
les neiges du mont Taurus. Ces barbares féroces et indépendants, ne
trouvant pas de quoi subsister dans leurs montagnes, infestaient, par des
incursions continuelles, les provinces voisines du Pont-Euxin; et quoique
depuis Théodose II ils fussent à la solde de l’empire, ils recevaient
l’argent, et ne laissaient pas de ravager la frontière. Ils étaient
quelquefois rencontrés par les troupes romaines; mais, se débandant aussitôt,
ils échappaient à la faveur des chemins impraticables et des détours du mont
Taurus. Sittas, après les avoir plusieurs fois
mis en fuite sans pouvoir les subjuguer, prit le parti d’employer la
douceur pour apprivoiser ces esprits sauvages. Il leur envoya des
officiers adroits et intelligents, qui, à force de caresses et de présents,
vinrent à bout de leur faire entendre qu’ils seraient bien
plus heureux de servir l’empereur et de partager les commodités et les
avantages dont jouissaient les soldats de l’empire. Ils s’enrôlèrent dans
l’armée de Sittas, embrassèrent la religion
chrétienne, et, s’étant humanisés par le commerce des Romains, ils
servirent depuis ce temps-là avec autant de fidélité que de bravoure.
Justinien acheva de les civiliser en faisant bâtir plusieurs villes dans
leurs pays.
En sortant de cette contrée, on arrivait au mont Caucase
par une vallée profonde et bordée de rocs escarpés, mais peuplée et fertile.
Elle appartenait à l’empire dans une longueur de trois journées de chemin.
A l’orient de ce vallon était la Persarménie, où
se trouvaient des mines d’or, dont un homme du pays, nommé Syméonès, était
fermier pour le roi de Perse. Lorsqu’il vit la guerre allumée, il résolut
de s’en rendre propriétaire, et se livra aux Romains, qui lui laissèrent le
produit de ses mines, se contentant d’en priver l’ennemi. Syméonès leur mit en même temps entre les mains la
forteresse de Pharange, qui défendait cette contrée.
Cabade fit encore une autre perte, qui ne lui fut pas moins sensible.
Narsès et son frère Aratius, braves généraux,
qui, deux ans auparavant, avoient défait Sittas et Bélisaire, ayant reçu quelque mécontentement de leur
maître, passèrent au service de l’empire, et vinrent à Constantinople avec
leur famille. L’eunuque Narsès, leur compatriote , les reçut avec joie, et les
combla de pressens. Cet eunuque ayant été pris dans les guerres de Perse,
s’était élevé par l’effort de son génie; il était alors garde des trésors
de l’empereur, et n’avait pas encore fait connaître ses talents militaires. Isac, frère de Narsès et d’Aratius,
apprenant l’accueil honorable fait à ses frères, suivit leur exemple. Il
introduisit pendant la nuit des soldats romains dans le château de Bole,
près de Théodosiopolis , et se retira aussi à
Constantinople.
Justinien n’épargnait aucune dépense pour s’assurer du
secours des barbares voisins de la Perse. Il gagna force de présents Boarex, qui, après la mort de son mari Balach,
régnait sur les Huns Sabirs. Cette princesse guerrière se mit à la tête de cent
mille hommes, et marcha à la rencontre de deux rois d’une autre
partie des Huns qui traversaient ses états avec vingt mille hommes
pour aller joindre l’armée de Cabade. Elle les tailla en pièces, tua dans
la bataille l’un de ces rois nommé Glonès, fit
prisonnier l’autre, appelé Styrax, et l’envoya à Constantinople.
L’empereur, sans avoir égard au nom de roi, respectable même dans un
barbare, fit pendre ce prince à la vue de toute la ville, sur le
bord du golfe, dans le quartier de Syques, lieu
destiné aux exécutions.
Gordas, roi
des Huns qui habitaient la Chersonèse taurique, vint lui-même à Constantinople
faire alliance avec l’empereur, et recevoir le baptême. Justinien, qui voulut
être son parrain, lui fit de riches présents, et le chargea de veiller à la
sûreté de la frontière, et surtout à celle de la ville de Bosphore, nommée autrefois Panticapée, où les Romains et les Huns entretenaient
un grand commerce. Il y avait dans cette ville une garnison romaine sous les
ordres du tribun Dalmatius. Gordas,
de retour dans son pays, voulant disposer ses sujets au christianisme, fit
fondre les statues d’or ou d’argent de leurs faussés divinités. Les
Huns, attachés à l'idolâtrie depuis leur migration vers l’occident, se
révoltèrent, tuèrent Gordas, et mirent sur
le trône son frère Moager. En même temps, pour
prévenir la vengeance des Romains, ils marchent en diligence à la ville de
Bosphore, la surprennent, égorgent le tribun et la garnison. L’empereur,
ayant appris cette nouvelle, réunit à Odessus toutes les troupes de la Thrace, et assembla une flotte nombreuse au
promontoire Sacré, à l’entrée du Pont-Euxin, du côté de l’Asie. Il donna
la conduite de cet armement à trois généraux, Jean, fils de Rufin et
petit-fils de Jean le Scyte, Godillas et Badurius. L’armée de terre avait ordre de côtoyer le
Pont-Euxin jusqu’à la Chersonèse taurique. Les Huns n’attendirent pas les
troupes romaines: effrayés de ces grands préparatifs, ils abandonnèrent
Bosphore et toute la presqu’île, et s’enfuirent avec Moager dans
l’intérieur des contrées septentrionales.
Ce fut dès ce temps-là que Germain commença de faire connaître
sa valeur et les grands talents qu’il avait pour la guerre. Ce prince, le
plus aimable et le plus accompli de la cour de Justinien, était fils de ce
frère de l’empereur dont le nom est ignoré. La haine de Théodora donnait
un nouveau lustre à ses brillantes qualités. Il avait l’âme trop haute pour
plaire à l’impératrice, qui ne protégeait que ses adulateurs et ses esclaves.
Il lui fallut tout ce qu’il avait de mérite pour être employé par un prince que
gouvernait une femme ennemie de la vertu. Justinien le nomma général des troupes
de Thrace, et le chargea de repousser les Antes qui venaient de passer le
Danube. Germain les tailla en pièces; et cette sanglante défaite rendit
son nom redoutable aux barbares. Les Antes faisaient partie des Esclavons,
dont nous tâcherons bientôt de développer l’origine.
Antioche n’avait pas eu le temps de se relever de l’horrible
destruction qu’elle avait soufferte deux ans auparavant, lorsqu’un nouvel
incendie, dont la cause demeura pareillement inconnue, commença le quinzième de
novembre avec la même violence que le premier, et fut encore suivie, quatorze
jours après, d’un furieux tremblement de terre. Le mercredi vingt-neuf de
novembre, trois heures après le lever du soleil, l’air retentit tout à coup
d’un bruit épouvantable, et la terre trembla pendant une heure. Les édifices
s’écroulèrent avec ceux qui avaient résisté au tremblement précédent; les murs
de la ville furent renversés; il semblait que le ciel s’obstinât à
combattre les efforts que faisaient les hommes pour relever cette
malheureuse ville. Quatre mille huit cent soixante et dix personnes furent
écrasées sous les débris; les autres se sauvèrent dans les
îles d’alentour ou sur les montagnes. On prétendit alors qu’il ne serait
pas resté sur pied une seule maison, si un habitant, en conséquence d’une
révélation qu’il disait avoir eue en songe, n’eût fait écrire ces mots
au-dessus des portes : Demeurez debout, Jésus-Christ est avec vous.
Ce désastre fut suivi d’un froid excessif, qui n’empêcha pas les habitants
échappés au péril de marcher les pieds nus en procession autour de la ville,
se prosternant au milieu des neiges, et implorant la miséricorde divine.
Laodicée et Séleucie subirent le même sort; la moitié de chacune de ces
deux villes fut détruite, et l’on rapporte que ce fléau épargna les
églises catholiques. Il périt, tant à Laodicée qu’à Séleucie, sept mille
cinq cents personnes. La nouvelle de tant de malheurs porta la
consternation dans Constantinople; on y fit des prières publiques, et
l’empereur envoya de grandes sommes d’argent pour réparer ces cités
fameuses et florissantes depuis plusieurs siècles. Il remit les impôts
pour trois ans; et afin de retenir les principaux citoyens qui songeaient
à s’établir ailleurs, il les honora du titre d’illustres. Par le conseil
d’un saint solitaire, nommé Syméon le Thaumaturge, qui habitait sur une
colonne dans la Syrie, il changea le nom d’Antioche en celui de Théopolis, c’est-à-dire, la ville de Dieu,
nom qu’elle semblait mériter pour avoir été la première où les disciples
de l’Evangile ont pris le nom de chrétiens. Cette dénomination nouvelle
fut adoptée avec joie par les habitants, qui la regardèrent comme un
heureux augure pour l’avenir.
Justinien était naturellement réformateur; et les désordres
qu’il trouvait répandus dans toutes les parties de l’état ouvraient à cette
inclination une vaste carrière. Il régla l’ordre civil; mais les mœurs, plus
puissantes que les lois, perpétuèrent les abus; et la vertu romaine, depuis
longtemps altérée dans ses principes, ne put recouvrer son ancienne
intégrité. Mon dessein ’ n’est pas de rendre compte de la multitude des
lois de ce prince; ce détail passerait les bornes de l’histoire. Je me
contenterai d indiquer en peu de mots les plus importantes de celles qui
concernent l’ordre public. Dès le commencement de son règne, jetant les yeux
sur les troubles dont l’Église était agitée, il publia sa profession de
foi, entièrement conforme à la doctrine catholique, et menaça d’un sévère
châtiment tous les hérétiques, nommément les sectateurs de Nestorius,
d’Eutychès et d’Apollinaire. C’étaient les trois sectes qui divisaient les
esprits. Quelque temps après, en l’année 533, il rendit compte au pape de
la pureté de sa croyance; et, dans une constitution qu’il adressa sur le
même sujet au patriarche de Constantinople, en même temps qu’il lui
donne dans l’inscription le titre d’œcuménique, il semble qu’il ait voulu
prévenir l’abus que les évêques de cette église pourraient faire de ce nom;
il lui déclare qu’il a déjà instruit de sa foi le pape de
l’ancienne Rome, et qu’il se croit obligé de communiquer à ce prélat tout
ce qui concerne l’état de l’Eglise, comme au chef de tous les évêques; «d'autant,»
ajoute-t-il, «que l’Église romaine a toujours réprimé par des décrets
orthodoxes les hérésies qui se sont élevées dans les contrées de l’Orient.» Il
témoigne dans sa lettre au pape les mêmes sentiments de respect: il
proteste de l’union des évêques orientaux avec le Saint-Siège, et même de
leur soumission à cette première église du monde, dont il promet
qu’il s’empressera toujours d’accroître l’honneur et l’autorité. Le pape (c’était
alors Jean II) lui répondit par de grands éloges, lui déclarant que, de
l’avis de ses frères et coévêques, il confirmait l’édit de l’empereur
contre les hérétiques. Quoique dans la suite de son règne ce prince n’ait
pas toujours respecté la personne des papes, il respecta toujours l’église
romaine; il maintint à la vérité l’évêque de la ville impériale dans
le rang que celui-ci prétendait depuis longtemps, au-dessus des
patriarches d’Alexandrie et d’Antioche, ce que les papes n’approuvaient
pas; mais il reconnaît expressément, dans une de ses Novelles, l’évêque de
Rome pour le premier de tous les évêques; et celui de Constantinople,
n’est placé qu’au second rang. Ces assertions formelles font connaître en quel
sens on doit prendre le titre œcuménique, attribué au
patriarche de Constantinople, et ce que le même empereur dit à la
tête d’une de ses lois, que l’église de Constantinople est la première de
toutes les églises. On voit évidemment que ces termes ne doivent s’entendre que
de l’Orient. Il ôta aux hérétiques les églises qu’ils avoient usurpées, et
les rendit aux catholiques. Comme plusieurs des principaux de la cour étaient
infectés des erreurs d’Arius, il confisqua leurs biens pour intimider les
autres, et déclara qu’il ne permettrait qu’aux orthodoxes d’entrer dans les
charges. Il établit les évêques surveillants des tribunaux dans les
provinces; il les chargea d’exhorter les juges à rendre justice, et de
porter leurs plaintes à l’empereur, si leurs remontrances étaient sans
effet. La prescription de trente ans était établie par la loi de Théodose II.
Justinien déclara que les biens et les droits de l’Eglise ne pourraient
être prescrits qu’au bout de cent ans. Procope prétend que cette
loi fut surprise au prince par une fraude des agents de l’église d’Emèse;
et ce qui semble autoriser ce soupçon, c’est qu’elle fut abolie treize ans
après par le même Justinien, qui réduisit au terme de quarante ans la
prescription des biens ecclésiastiques. Mais s’il étendait les privilèges
de l’Église, il en voulut aussi resserrer la discipline. Il régla la forme de
l’élection des évêques; défendit toute espèce de simonie; obligea les prélats à
la résidence, en leur interdisant tout voyage à la cour sans sa
permission; ordonna qu’ils ne pourraient disposer par testament ni par
donation, que des biens qu’ils possédaient avant l’épiscopat; mais que les
acquêts postérieurs tourneraient au profit de leur église. Il soumit à la
même loi les administrateurs des hôpitaux. Pour épargner aux évêques la
tentation d’appliquer les biens ecclésiastiques à l’avantage de leurs
familles, il défendit de nommer à l’épiscopat ceux qui auraient des enfants;
il ne pouvait étendre la même défense aux ecclésiastiques ayant des neveux, qui
sont devenus un des grands fléaux de l’Église; c’eût été restreindre
l’éligibilité dans un cercle trop étroit; mais l’esprit de cette sage loi
n’est pas plus favorable aux neveux ni aux païens quelconques qu’il ne l’est
aux enfants. Il ordonne aux clercs de chanter eux-mêmes l’office, et leur
défend d’employer à cette fonction des voix mercenaires. Il leur
recommande l’assiduité, sous peine d’être exclus du clergé. Tel est le
précis des deux lois de cette année, dont l’une est adressée au patriarche de
Constantinople, l’autre au préfet du prétoire, chargé de tenir la
main à l’exécution. Il songea en même temps à réprimer l’avidité des
juges séculiers, défendant aux magistrats de Constantinople d’accepter
aucune donation, sous quelque prétexte que ce fût, durant le cours de leur
magistrature, et même d’acheter des maisons, non plus qu’aucun meuble ou
immeuble, sans une permission expresse de l’empereur. La défense était
encore plus précise à l’égard des magistrats des provinces; elle s’étendait
pour les uns et les autres jusqu’à leurs domestiques et leurs assesseurs. Cette
loi fut abrogée dans la suite par Léon le philosophe, et jamais elle n’a
été observée dans les pays où les magistratures sont perpétuelles.
L’empereur annonça d’abord l’inclination qu’il avait, soit
à rétablir et augmenter les édifices anciens, soit à en construire de
nouveaux. Il fit dans l’Hippodrome des embellissements considérables. L’aqueduc
d’Adrien fut réparé, et l’on creusa une vaste citerne pour en
recevoir les eaux. Le faubourg de Syques était
séparé de la ville par le golfe de Cédras;
l’empereur en rebâtit les murailles; il fit construire sur le golfe un pont de
communication avec la ville; il donna à ce faubourg le droit de cité et le
nom de Justinianopolis. Son principal soin, dès
cette année et dans les suivantes, fut de couvrir l’empire contre les
attaques des Perses, les plus anciens et les plus opiniâtres ennemis du
nom romain en Orient. Après avoir corrigé les défauts des fortifications
de Dara, bâtie à la hâte par Anastase, il garantit cette ville
des inondations du fleuve Cordés. Il appuya les murs d’Amide par de
nouveaux remparts. L’espace entre ces deux villes fut rempli de
forteresses et de châteaux. Théodosiopolis,
Constantine, Circèse, furent de
nouveau fortifiées, ainsi que Carrhes,
Callinique, Batnes et Edesse. Ces places étaient en Mésopotamie. Dans l’Euphratésie, dite autrefois Comagène, sur les bords de
l’Euphrate, était la ville de Zénobie, bâtie par la reine de ce nom, mais
alors déserte et presque détruite. Justinien la rebâtit, la peupla, la mit
en sûreté contre les inondations de l’Euphrate, et y établit une
forte garnison. Les autres places de la même province, négligées
jusqu’alors, Chalcis, Cyr, Sura, Europus, Hiéraple, Zeugma, Néocésarée,
furent mises en état de défense. Il fit une ville de Sergiopolis,
qui n’était auparavant qu’une église en l’honneur du martyr saint Serge.
Tout était en mouvement dans ces contrées. Ces villes, autrefois célèbres,
alors presque ensevelies, se relevaient de leurs ruines, et montraient aux
Perses une barrière menaçante.
La plus célèbre réparation faite sur cette frontière fut
celle de Palmyre. La ville de Palmyre, bâtie par Salomon, qui la nomma Tadmor, était située, comme on le reconnaît
certainement par ses ruines, environ á soixante lieues de Damas, à près de
trente lieues de Thapsaque, aujourd’hui El-dor , sur l’Euphrate, et à cent vingt lieues de Babylone.
Cette portion de terrain riche et fertile, arrosée de sources au milieu d’une vaste
étendue de sables arides, semblait avoir été mise en réserve par la nature pour
servir de bornes aux deux grands empires des Romains et des Perses,
qui, dans leurs querelles, commençaient presque toujours par s’en
disputer la possession. Palmyre avait été détruite carte par
Nabuchodonosor, lorsqu’il vint assiéger Jérusalem. Elle se releva depuis,
et, après avoir été soumise à la puissance des Séleucides, elle se mit en
liberté. Comme elle était riche et commerçante, Marc Antoine entreprit de
la piller; mais les habitants le prévinrent, et transportèrent leurs
effets les plus précieux au-delà de l’Euphrate, dont ils défendirent le
passage par le moyen de leurs archers, qui bordaient le fleuve. Adrien la
répara, et lui donna son nom, qu’elle ne conserva pas. Elle était colonie
romaine sous Cararalla, et fournit des secours à
Alexandre Sévère dans son expédition contre les Perses. Elle devint
illustre sous Gallien, par la valeur héroïque d’Odenat et de Zénobie. Aurélien
ayant pris la ville, passa au fil de l’épée presque tous les habitants.
Dioclétien la rétablit, et l’orna de superbes édifices. Elle avait sous
Théodose II une garnison, romaine; mais du temps de Justinien on n’y voyait plus
que des ruines. Au mois d’octobre de cette année, ce prince, ayant nommé
comte d’Orient Patrice l’Arménien, lui donna une grande somme d’argent pour
rétablir Palmyre. Patrice releva les anciens édifices, en construisit de
nouveaux, rassembla les eaux des sources qui se perdaient dans les sables;
et comme le dessein de l’empereur était d’en faire non plus une ville
de commerce, mais une place frontière, il en resserra l’enceinte,
l’entoura de murailles, et y logea une garnison qui, sous les ordres du
duc d’Emèse, était destinée à défendre l’entrée de la Syrie et de la
Palestine contre les incursions des Sarrasins. On voit encore
aujourd’hui sur ce terrain des tombeaux, des colonnes et de magnifiques
débris de temples et de palais. On y distingue le reste des murs que Justinien
fit bâtir; et, grâce à l’exactitude et à l’intelligence des voyageurs anglais,
les ruines de Palmyre sont devenues dans ce siècle plus fameuses que beauconp de villes entières.
Les Sarrasins étaient pour la Syrie des voisins très incommodes.
Leurs courses fréquentes désolaient le pays, et le tenaient
continuellement en alarme. Du côté de’ la Palestine, le golfe Arabique était
bordé d’une vaste plaine, qui s’étendait vers l’Orient l’espace de dix
journées de chemin. Abocharab, chef de la tribu
sarrasine qui habitait ce canton, en abandonna le domaine à Justinien. Ce
présent n’était considérable que par l’étendue du terrain; d’ailleurs ce n’était
qu’un désert de sables qui ne produisent que des palmiers, dont cette plaine avait
pris le nom. Cependant l’empereur, pour récompenser ce prince barbare lui
conféra le commandement général des Sarrasins de Palestine, qui étaient soumis
aux Romains. Abocharab, dont le nom s’était rendu
redoutable par sa valeur, arrêta de ce côté-là les courses des autres
Arabes. Pour mieux assurer cette frontière, Justinien fit élever au pied
du mont Sinaï une forteresse, où il plaça une nombreuse
garnison. Cette montagne, très escarpée et presque inaccessible, située
à la pointe du golfe, était alors peuplée d’anachorètes et couverte de
monastères. Mais le sommet, dit Procope, en restait inhabité, à cause d’un
bruit terrible qu’on y entendait toutes les nuits, et qui, joint à
d’autres phénomènes glaçait les hommes
d’effroi. Si le récit de cet auteur n’est fondé que sur l’opinion
populaire, à laquelle en effet il ne défère que trop souvent, du moins
est-il étonnant que l’impression de cette effrayante tempête au milieu de
laquelle Dieu avait donné sa loi aux Israélites se fût conservée
pendant plus de deux mille ans dans un pays idolâtre.
La guerre se faisait depuis quelque temps en Arménie avec
assez de lenteur. Mais, l’année
suivante, elle se ralluma
vivement sur les bords du Tigre. Justin avait chargé Bélisaire de la garde de Dara nouvellement bâtie. Justinien lui envoya ordre de
construire une forteresse dans la plaine de Mindone, sur la frontière , à la gauche de Nisibe. Bélisaire se mit en devoir d’obéir; et déjà la multitude d’ouvriers qu’il employait
avait élevé la muraille à une hauteur considérable, lorsque les Perses vinrent lui signifier qu’il
eût à se désister d’une entreprise contraire aux traités, ou qu’ils aloient l’y
contraindre par lés armes. Bélisaire en informa l’empereur, et lui
représenta qu’il avait trop peu de forces pour résister à un si puissant
ennemi. Justinien fit aussitôt marcher en Mésopotamie Cuzès et Buzès, qui commandaient un grand corps de troupes
sur le mont Liban. Ils étaient frères, nés en Thrace, jeunes, et pleins
de cette valeur bouillante qui ne cherche que l’ennemi, sans savoir
encore préparer la victoire. Les deux partis courent à Mindone,
les Perses pour détruire l’ouvrage commencé, les Romains pour le défendre.
On combat avec chaleur; les Romains sont repoussés après un
grand carnage; Cuzès est pris. Les Perses
rasèrent la forteresse. Ils firent passer le Tigre aux prisonniers, et les
enfermèrent dans des cavernes, où ils les tinrent enchaînés pendant le
reste de la guerre.
Un si mauvais succès détermina l’empereur à tenter la
voie de la négociation. Il fît sonder les dispositions de Cabade; mais ce prince était alors fort
éloigné d’écouter aucune proposition. Il fondait de grandes espérances sur le
soulèvement des Samaritains qui lui demandaient du secours, et lui promettaient
de lui livrer Jérusalem et toute la Palestine, s’il voulait les soutenir. Voici
quelles furent les causes et les suites de cette révolte.
Justinien , échauffé par un zèle que la prudence ne guidait
pas toujours, avait renouvelé contre les hétérodoxes toutes les lois de ses
prédécesseurs, et avait ajouté peine de mort contre les infracteurs.
Quoiqu’il se relâchât de cette rigueur dans l’exécution, il s’était attiré la
haine des idolâtres, des hérétiques et des Juifs. Le dépouillement des
temples, l’incapacité de posséder aucune charge, de transmettre et de
recueillir les successions qui étaient dévolues au fisc, les portèrent à
un tel désespoir, que les uns fuyaient hors des terres de l’empire, les
autres se donnaient la mort. Quelques montanistes de Phrygie s’étant
enfermés dans leurs églises, y mirent le feu, et se brûlèrent avec les
édifices. Les Samaritains, plus hardis que les autres, irrités de la
contrainte où les tenait la garnison de Samarie depuis le règne
de Zénon, ne purent sans fureur voir détruire leurs synagogues. Ils se
joignirent aux manichéens, toujours maltraités. C’étaient surtout les habitants
de la campagne, gens grossiers et plus entêtés de leurs superstitions. Ils
prirent les armes, au nombre de cinquante mille, choisirent pour roi un brigand
nommé Julien, entrèrent dans Scythopolis, dont
ils brûlèrent les églises, s’emparèrent de Néapolis,
où ils firent un horrible massacre, tuèrent l’évêque, mirent les prêtres en
pièces, et désolèrent tous les environs. Julien, ayant pris possession de
celte ville, y fit célébrer en sa présence les jeux du Cirque. Un cocher,
nommé Nicéas, qui l’avait emporté sur ses concurrents,
se présenta au tyran pour en recevoir la couronne selon la coutume. Mais
Julien, apprenant qu’il était chrétien, au lieu de le couronner, lui
fit trancher la tête au milieu du Cirque. Théodore, qui commandait les
troupes de la Palestine, envoya des courriers à Constantinople, et
rassembla ce qu’il avait de soldats. Abocharab se joignit à lui; ils marchèrent contre Julien, qui abandonna Néapolis. L’ayant poursuivi avec ardeur, ils lui
livrèrent bataillé, défirent entièrement son armée, le prirent, et lui
firent trancher la tête, qu’ils envoyèrent à l’empereur avec son diadème.
Vingt mille Samaritains périrent dans ce combat. Les autres se sauvèrent
sur le mont Garizim, ou dans les montagnes de la Thraconite.
Le chef sarrasin reçut pour récompense vingt mille prisonniers , qu’il
envoya vendre en Perse et en Ethiopie.
La nouvelle de la victoire arriva à Constantinople presqu’en
même temps que celle de la révolte. L’empereur, irrité contre Bassus, gouverneur de Palestine, de ce qu’il n’avait pas
prévenu, ou du moins réprimé ce désordre dans sa naissance, le dépouilla de sa
charge, et le fit mettre en prison. Il envoya en sa place le comte
Irénée, qui alla chercher les Samaritains dans les montagnes où ils
s’étaient réfugiés, en fit un grand carnage, et condamna les autres à des
supplices rigoureux. Les habitants de Scythopolis se
vengèrent eux-mêmes; ils brulèrent dans leur place publique un de leurs
citoyens les plus distingués, nommé Sylvain, ennemi mortel des chrétiens,
et qui avait eu la plus grande part aux cruautés exercées sur eux. Cette
exécution était un nouvel attentat contre l’autorité du souverain, et peu
s’en fallut qu’elle ne leur coûtât cher. Le comte Arsène, fils de Sylvain,
se rendit à Constantinople avec sa femme, qui, s’étant insinuée dans
l’amitié de l’impératrice, lui persuada que les chrétiens de Palestine
avoient été les agresseurs, et qu’ils s’étaient eux-mêmes attiré tous les
maux qu’ils avoient soufferts. Théodora, toujours favorable au mauvais
parti, agissait fortement sur l’esprit de son mari; et les chrétiens couraient
grand risque, si l’illustre saint Sabas, âgé de plus de quatre-vingt-dix
ans, ne fût venu de Palestine, à la prière de la province, pour
détromper l’empereur. Justinien écouta avec respect ce pieux solitaire,
célèbre dans tout l’Orient par sa sainteté et par ses miracles. Il revint
de ses préventions, et tourna toute sa colère contre les Samaritains,
qu’il chassa de la ville. Il fit mourir les auteurs de la rébellion.
Arsène, craignant pour lui-même, demanda le baptême à saint Sabas. Au
lieu des sommes d’argent que l’empereur offrait pour doter les monastères de
Palestine, et que Sabas refusa, le saint obtint une décharge d’impositions
pour la province, la fondation d’un hôpital à Jérusalem, et le
rétablissement des églises. On raconte que Théodora, qui n’avait point d’enfants
de Justinien, conjurant Sabas de lui obtenir un fils par ses prières, il
éluda cette demande, en souhaitant à l’impératrice une vie sainte
et heureuse, sans vouloir s’engager à aucune promesse; et que, les
moines qui l’accompagnaient, paraissant étonnés de cette réserve, il leur
dit que si Théodora avait un fils, ce serait un ennemi de l’Eglise, et
qu’il lui ferait plus de mal que n’en avait fait Anastase. Douze
ans après cette révolte, à la prière de Sergius, évêque de Césarée,
l’empereur rendit aux Samaritains le droit de tester et de succéder. Mais
l’expérience ayant fait reconnaître que ce peuplé était intraitable, et que
ceux qui recevaient le baptême ne se convertissaient qu’en apparence, Justin II,
successeur de Justinien, révoqua cette concession, et rappela, par une loi
nouvelle, toute la sévérité de la première. Les Samaritains
conservèrent toujours dans le cœur une haine irréconciliable
contre les chrétiens. Sous les gouverneurs attentifs et sévères, ils
la déguisaient avec soin; mais, dès qu’ils pouvaient se flatter de
l’espérance de l’impunité, ils la manifestaient sans réserve, et
retournoient à leurs superstitions. Justinien fit fortifier le mont Garizim.
Bélisaire surprit au passage cinq députés, des premiers de Samarie, qui
rapportaient de la cour de Perse la promesse d’un prompt secours; et, sur
l’ordre qu’il en reçut de l’empereur, il les fit mourir.
Pendant que les Samaritains immolaient à leur haine les
ministres de la religion chrétienne, le crime et le supplice de deux
évêques firent rougir la religion même. Isaïe et Alexandre, l’un évêque de
Rhodes, l’autre de Diospolis en Thrace, furent
déférés à l’empereur comme coupables des horreurs qui attirèrent sur
Sodome la colère du ciel. Ils furent amenés à Constantinople, convaincus par
une information juridique, et destitués de l’épiscopat par la sentence de
Victor, préfet de la ville. L’éclat de leur punition ne fut pas moins
scandaleux que leur crime. Après avoir été mutilés, ils furent
promenés par toute la ville dans une litière ouverte, un
héraut criant devant eux : Apprenez, évêques, à ne pas souiller la
sainteté de votre caractère. On fit, à cette occasion, la recherche de
ceux qui s’abandonnaient aux mêmes excès. Entre un grand nombre de
coupables, il se trouva des sénateurs, et même des prêtres d’un rang
honorable. Aucun d’eux ne fut épargné; ils furent conduits nus à la
place publique, traités comme Isaïe et Alexandre, et expirèrent dans ce
honteux supplice, Pour déraciner ce vice abominable, l’empereur renouvela toute
la rigueur des lois précédentes. Il joignit les blasphémateurs à ceux qui seraient
convaincus de cette infamie, et menaça de son indignation le préfet de la
ville, s’il négligeait de poursuivre les coupables. Cependant une si
monstrueuse débauche ne céda ni aux exemples les plus effrayants, ni
aux lois les plus sévères. Quinze ans après, dans le carême de l’an 544,
Justinien fit une autre loi dans laquelle il attribue à la colère du ciel,
irrité de ces abominations, la peste qui désolait alors tout l’empire;
il menace les coupables des plus rigoureux châtiments, s’ils laissent
passer la fête de Pâques sans avoir expié leur crime par la confession et
la pénitence. Il ne négligea pas la réforme des autres dissolutions, qui,
malgré les lois des empereurs précédents, continuaient
d’infecter l’empire, et surtout la ville de Constantinople. Les
jeux de hasard furent défendus, comme une source de blasphèmes. En 535, il
fit publier un édit qui condamnait au bannissement ceux qui faisaient
actuellement commerce de prostitution, et à la mort ceux qu’on découvrirait
dans la suite. Il menaçait de confiscation les propriétaires qui louvoient
leurs maisons pour ce trafic infâme. Théodora voulut en cette occasion imiter
le zèle de son mari pour la pureté des mœurs; et, soit pour masquer ses
propres désordres, soit pour les expier aux dépens des autres, elle
changea un ancien palais situé sur le Bosphore, du côté de l’Asie, en une
maison de pénitence. Elle y fit renfermer les femmes publiques que l’indigence
avait plongées dans la débauche. Il s’en trouva près de cinq cents. Elle
dota richement cette retraite, et la rendit magnifique et commode,
pour adoucir à ces malheureuses l’ennui d’une pénitence forcée. Malgré
tant de ménagements, il y en eut un grand nombre qui se précipitèrent dans
la mer pendant la nuit, préférant la mort à une vie exempte de crime.
Justinien, vers ce temps-là, fit cesser un abus qui outrageait
la nature. Un luxe bizarre avait depuis longtemps introduit dans le palais et
chez les personnes riches l’usage de se faire servir par des eunuques. La plupart
de ceux qu’on employait alors étaient des Abasges. Cette nation , qui conserve
encore son ancien nom, habitait la côte septentrionale du Pont-Euxin, depuis le
Caucase jusqu’à plus de cent milles vers l’Occident. Tributaires des
Lazes, ils étaient divisés en deux peuples et gouvernés par deux rois. C’était,
dans cette barbare contrée, un malheur pour les pères de donner le
jour à des enfants mâles bien conformés et d’une figure agréable. Ces
princes avares les enlevaient de force; et, après les avoir rendus
eunuques, ils les envoyaient vendre bien cher sur les terres de l’empire.
Par une précaution inhumaine, ils faisaient périr les pères pour se
garantir de leur ressentiment. Justinien envoya à ces rois dénaturés un
eunuque de leur pays, nommé Euphrate, qui servait dans le palais, pour
leur défendre ce commerce barbare. Les Abasges reçurent cette nouvelle
avec joie, et en prirent avantage pour s’opposer à la cruauté
de leurs souverains, dont ils secouèrent bientôt le joug. En se
mettant en liberté, ils embrassèrent la religion chrétienne, qui inspirait
aux princes des sentiments si conformes à l’humanité. Ils n’avoient
jusqu’alors adoré que les forêts et les arbres. Justinien fit bâtir dans
leur pays une église sous l’invocation de la Mère de Dieu; il y
établit des prêtres, et prit soin de l’instruction de ces peuples. Douze
ans après il étendit à tout l’empire la défense de faire des eunuques, sur
peine du talion contre ceux qui auraient commis, commandé ou favorisé
ce forfait; et si les coupables ne perdaient pas la vie dans cette
opération dangereuse, ils étaient dépouillés de leurs biens, et relégués
dans l’île de Gypse, en Ethiopie. Domitien, tout cruel qu’il était, avait
autrefois défendu cet attentat; Constantin et Léon l’avoient puni comme un
homicide. Léon le Sage, dans la suite, pour ne pas outrager l’humanité en
châtiant le crime, abolit la punition prescrite par Justinien, et se
contenta de condamner les coupables à une amende de dix livres d’or,
et au bannissement pour dix ans.
On peut rapporter à cette année un tremblement de terre
qui renversa une partie d’Amasée et des bourgs voisins dans la province du
Pont, ainsi que de la ville de Myre, métropole
de Lycie. L’empereur fit réparer ces deux villes et y distribua de grandes
aumônes. Tout l’Orient fut affligé de maladies, qui emportèrent beaucoup
d’habitants.
La sévérité des lois publiées contre les païens et les hérétiques,
fit encore perdre à Justinien grand nombre de sujets. Il appliquait ail
trésor public des villes les revenus des terres données aux temples des païens;
mais il confisquait à son profit les biens-meubles et immeubles des
particuliers qui refusaient de se faire baptiser, eux, leurs femmes, leurs enfants
et leurs domestiques. Il les priva de toute distribution publique, enjoignant
aux gouverneurs de bannir les opiniâtres, et de punir de mort tant ceux qui oseraient
sacrifier que ceux qui, après avoir reçu le baptême, persisteraient dans
l’idolâtrie. Comme la ville d’Athènes était encore l’asile du paganisme, il y
fit fermer par édit les écoles de philosophie, d’astronomie et de
jurisprudence. Ces rigueurs donnèrent l’épouvante aux païens qui avoient
échappé a celles des empereurs précédents. La plupart se réfugièrent chez
les barbares; quelques-uns se convertirent de bonne foi; mais beaucoup
d’autres, après avoir, en apparence, embrassé le christianisme,
continuèrent de pratiquer en secret leurs premières superstitions.
Quelques auteurs contemporains taxent ici Justinien d’avarice et de cruauté. Il
est vrai qu’il appliquait au profit de l’Eglise la confiscation des lieux
d’assemblée, soit des hérétiques, soit des païens; mais il s’emparait des
biens des particuliers; et les supplices qu’il employait à la conversion
des infidèles étaient contraires à l’esprit du christianisme. Quoi qu’il en
soit, ces derniers coups portés à l’idolâtrie achevèrent de l’anéantir. Ce
prince la poursuivit jusqu’aux extrémités de l’empire. A
quatre journées de chemin de la Cyrénaïque, vers le midi, étaient
deux villes anciennes, toutes deux nommées Augila,
dont les habitants étaient fort attachés au paganisme. Ils adoraient
Jupiter Ammon et Alexandre. L’empereur fit prêcher l’Evangile à ces
peuples, et ses soins eurent un heureux succès. La ville de Borium, dans la Cyrénaïque, était remplie de Juifs, qui conservaient
un ancien temple, dont la fondation, selon leurs traditions fabuleuses,
remontait au temps de Salomon. Ce temple fut changé en église. Narsès, le Persarménien, purgea l’île de Phyles de cette superstition opiniâtre, dont j’ai parlé sous le règne de Marcien.
Lorsqu’il commandait sur les frontières de l’Egypte et de l’Ethiopie, il
détruisit, par ordre de l’empereur, le temple d’Isis; fit mettre en prison
les prêtres qui s’y opposaient, et envoya à Constantinople la statue de la
déesse et celles des autres divinités de cette île, où l’idolâtrie s’était
conservée comme dans son dernier refuge. Il n’était pas si
facile d’éteindre les hérésies. Pour les affaiblir de plus en
plus, Justinien obligea les magistrats qui entraient en charge de
jurer, qu’ils étaient dans la communion de l’Eglise catholique, et qu’ils
n’apporteraient par eux-mêmes ni ne permettraient qu’on apportât aucun
obstacle aux décrets des conciles. Quoiqu’il ôtât aux hérétiques
la liberté du culte public, il laissa cependant les ariens en
possession des églises qu’ils occupaient. C’était la secte qu’avoient
embrassée les Goths, qui, étant maîtres de l’Italie, auraient pu sans
doute user de représailles contre les orthodoxes, comme Théodoric en avait
menacé Justin. Justinien rebâtit même en leur faveur l’église de Saint-Moçe, que le grand Théodose leur avait autrefois
accordée, mais qui, peu de temps après, était tombée en ruine. Le peuple
témoigna pour lors, par un zèle fanatique et meurtrier, la haine qu’il portoir
à la secte tolérée par l’empereur. La première fois que les ariens
s’assemblèrent dans cette église, une foule de séditieux s’y jeta à main armée,
et fit un grand carnage de ceux qui s’y trouvèrent.
Justinien , affligé de la défaite dès troupes romaines près
de Mindone, avait renoué la négociation entamée avec
Cabade l’année précédente. Il avait envoyé en Perse Hermogène, maître des
offices, avec des présents que Cabade ne refusa pas; mais ces avances de l’empereur
ne firent qu’accroître la fierté du roi de Perse. Il congédia Hermogène
avec une lettre où, prenant les titres de roi des rois, de fils du soleil, de
souverain de l’Orient, il donnait à l’empereur ceux du fils de la lune et
de maître de l’Occident. Il y avançait faussement que les rois de Perse
n’avoient jamais manqué de traiter les empereurs comme leurs frères et
de leur ouvrir leurs trésors. Il se plaignait de ce que Anastase et Justin
lui avoient refusé le même secours, et rejetait sur eux la cause des guerres
précédentes: «Vous êtes chrétiens,» disait-il; «vous faites profession de
piété; épargnez donc le sang de tant d’innocents qui sont
les victimes de votre avarice. Si vous tardez a me
satisfaire, attendez-vous à une guerre sanglante. Comme je ne veux
point dérober la victoire, je vous avertis que je ne vous laisserai
respirer que jusqu’au printemps prochain.» Il se plaignait aussi de
l’invasion des mines d’or de Persarménie. L’empereur,
ne désespérant pas encore d’un accommodement, fit partir le patrice Rufin,
qu’il savait être agréable à Cabade; mais il lui commanda de s’arrêter à Hiéraple, et d’y attendre de nouveaux ordres.
Il envoya en même temps Hermogène porter à Bélisaire le brevet de général
des troupes de l’Orient, et lui ordonna de rester auprès de lui pour
veiller ensemble sur les mouvements des Perses, et pour l’aider de ses
conseils. Bélisaire assembla promptement des troupes, et les fit camper aux
portes de Dara. Au mois de juin, il apprit qu’une armée de quarante mille
Perses, commandée par Pérose, approchait de cette ville, dans le dessein
de l’assiéger.
Bélisaire n’avait que vingt-cinq mille hommes; mais il
sut réparer l’infériorité du nombre par la disposition de son armée. A un
jet de pierre de Dara, il fit creuser un fossé, en réservant des passages
de distance en distance. Ce fossé, d’abord parallèle aux murs de la
ville, avançait en ligne droite vers les ennemis par ses
deux extrémités, et, se repliant ensuite à droite et à
gauche, s’étendait au loin dans la plaine, en sorte que la rencontre de
ces directions formait autant d’angles droits. Bélisaire posta sur la gauche
bon nombre de cavaliers commandés par Buzès,
avec trois cents Hérules, sous les ordres de Pharas,
entre le fossé perpendiculaire aux murailles et une éminence. A leur
gauche, justement à l’angle formé par l’aile prolongée, il posta Sunica et Augan, avec six cents cavaliers huns, pour
prendre l’ennemi à dos, si Buzès et Pharas étaient enfoncés. L’aile droite était rangée de
la même manière. Jean, fils de Nicétas, Marcel, Cyrille et Germain y commandaient la
cavalerie romaine; Simas et Ascan, les Huns. La ligne
parallèle aux murailles était bordée du reste de la cavalerie et de toute
l’infanterie. Bélisaire et Hermogène étaient au centre.•
Pérose avait campé la veille à moins d’une lieue de la
ville. Au point du jour, les Perses marchèrent aux Romains avec assurance.
Mais, lorsqu’ils virent de près le bel ordre des ennemis, ils firent
halte, et parurent surpris et embarrassés. Ils doublèrent leurs rangs, et
se partagèrent en plusieurs colonnes pour passer dans les intervalles
du fossé. Le jour était fort avancé quand les Perses détachèrent de leur
aile droite un grand corps de cavalerie qui vint attaquer Buzès et Pharas. Ceux-ci reculant
devant eux pour les attirer en-deçà du fossé, les Perses s’engagèrent dans
passage; mais bientôt, craignant d’être enveloppés, ils regagnèrent à
toute bride le gros de leur armée, laissant sur la place sept de
leurs cavaliers. Pendant que les deux armées s’observaient sans faire
aucun mouvement, un jeune cavalier perse, s’étant approché des Romains,
défia le plus brave de venir le combattre. Personne n’acceptait le défi,
lorsqu’on vit entrer dans la plaine un cavalier inconnu à toute l’armée;
c’était le baigneur de Buzès, nommé André, qui
avait été maître d’escrime à Constantinople. Jamais il n’avait servi en
qualité de soldat, et ni son maître, ni aucun autre n’avait eu la pensée
de l’exciter à une démarche si hardie. Il courut à l’ennemi sans
lui donner le temps de se reconnaître, et l’ayant abattu d’un coup de
lance, il lui coupa la tête, au grand étonnement des Romains qui poussaient des
cris de joie. Les Perses, confus de cet affront, firent partir le plus
brave et le plus expérimenté de leurs cavaliers, déjà avancé en âge,
mais encore plein de vigueur, et d’une taille au-dessus de l’ordinaire. Il
s’avança avec fierté, et proposa le même défi. Hermogène avait défendu à
André de s’exposer une seconde fois; mais, malgré cette
défense, André, voyant que personne n’osait combattre, s’élance hors
des rangs, et va, pique baissée, heurter l’ennemi avec tant de furie, que
la violence du choc renverse et les chevaux et les deux cavaliers. Plus
dispos que son adversaire, il se relève le premier, lui plonge son épée
dans le corps, et le laisse sans vie. Les cris redoublèrent du côté
des Romains, et les Perses, dans un morne silence, retournent à leur camp.
Le jour suivant se passa en messages réciproques de la
part des deux généraux. Bélisaire, aussi prudent qu’intrépide, préférant
la paix à une victoire même assurée, écrivit à Pérose qu’il fallait être ennemi
de sa patrie pour l’engager dans des hasards qu’on pouvait éviter. Les
deux princes étant en termes d’accommodement, qu'était-il besoin d’ensanglanter
par une bataille les préliminaires de la paix? Que Pérose se rendrait responsable
aux yeux de toute la Perse du sang qu'elle allait verser. Pérose répondit
par des reproches: «Souvenez-vous,» disait—il, «des conventions jurées par
Anatolius. Cette ville de Dara, qui vous sert aujourd'hui de retraite,
bâtie et fortifiée, contre la foi des traités, sur nos frontières, ne vous
accuse-t-elle pas d’infidélité? Ce n'est que par les armes qu'on peut
tirer raison d'un perfide ennemi, et nous sommes résolus de ne les
quitter que par la victoire ou la mort.» Bélisaire repartit qu’après la
démarche qu'il venait de faire pour épargner le sang des deux nations, il
s'assurait que Dieu, offensé de l’orgueil des Perses, combattrait pour les
Romains; qu'il allait faire attacher au haut des enseignes les lettres
envoyées de part et d'autre, comme les pièces authentiques du procès sanglant
que Dieu allait juger lui-même. Pérose répliqua que la Perse avait aussi
ses dieux; que demain le soleil, cette divinité puissante, n'éclairerait
pas seulement leur valeur, mais qu'il leur donnerait la victoire et les
introduirait dans Dara. Ayez soin, ajoutoir-il, de m'y préparer un
bain et un repas digne du vainqueur.
Aux premiers rayons du jour, les deux généraux rangèrent
leurs soldats en bataille, et les exhortèrent à bien faire. Pérose représentait
aux siens les succès des années précédentes; la timidité des ennemis qui
n’osaient les attendre que derrière un fossé; les récompenses et
les punitions que le roi leur réservait selon qu’ils auraient combattu
avec courage ou avec lâcheté. Bélisaire et Hermogène animaient leur armée par
l’exemple du domestique de Buzès, qui, sans être
soldat, avait terrassé les deux plus braves guerriers de la Perse. Ce
n'est la force, ni le courage qui vous ont manqué dans les dernières
campagnes, disait-il; c’est la discipline. Obéissez, et vous serez
vainqueurs. Ne vous effrayez pas du nombre des ennemis; ce n’est qu’une
multitude de paysans mal armés, qui ne savent que dépouiller
les morts. Combattez aujourd’hui en Romains, et vous abattrez pour
toujours l’orgueil des Perses. L’armée romaine était rangée dans le
même ordre que le premier jour. Pérose partagea la sienne en deux
divisions, l’une derrière l’autre, afin que, la première étant
fatiguée, l’autre vînt prendre sa place. Il mit en réserve la cavalerie
des immortels, avec ordre de ne faire aucun mouvement, jusqu’à ce qu’il leur
donnât le signal. Il se plaça lui-même à la tête du centre, donna à Pityase le commandement de l’aile gauche. Les deux armées attendaient le
signal, lorsque Pharas vint trouver Bélisaire. «Si
je demeure,» lui dit-il, «avec mes Hérules dans le poste où vous
m’avez placé je ne vois pas que je vous puisse être d’un grand secours:
mais si je vais me poster dans ce vallon derrière la colline, et que, dans
la chaleur du combat, je vienne charger les Perses, j'espère ne
vous être pas inutile.» Bélisaire approuva cet avis, et Pharas l’exécuta. Le combat ne commença qu’après midi;
les Perses ne prenant leur repas que le soir, et les Romains dès le
matin, les uns ne voulaient pas commencer à combattre de bonne heure, pour
ne pas s’épuiser par une longue bataille; les autres différaient
volontiers, dans l’espérance d’avoir meilleur marché de l’ennemi, qui
s’affaiblissait de plus en plus. Enfin les Perses firent partir de leurs
arcs une nuée de flèches; les Romains y répondirent, et l’air en était
obscurci. Mais l’avantage était du côté des Perses, plus habiles à tirer
de l’arc, et qui, se succédant les uns aux autres, ne laissaient
aucun intervalle entre les décharges. Un vent violent qui
s’éleva pour lors favorisa les Romains en donnant à leurs flèches
autant de force qu’il en ôtait à celles des ennemis. Les carquois étant
épuisés, on en vint aux coups de main, et la bataille fut terrible. Les Cadiséniens à la suite de Pityase avaient enfoncé l’aile gauche des Romains, et elle allait être entièrement
détruite , si Sunica et Augan ne fussent venus
prendre à dos les ennemis; en ce moment Pharas et les Hérules sortirent de leur embuscade, et chargèrent les Cadiséniens avec tant de vigueur, qu’ils se replièrent
sur le gros de leur armée, laissant trois mille morts sur la place. Les
plus grands efforts de Pérose étaient contre l’aile droite. Il y
fit marcher les immortels; à la vue de cette redoutable cavalerie,
Bélisaire fit passer de ce coté-là Sunica et Augan pour soutenir Ascan et Simas. Il les
renforça encore d’une ligne de cavalerie qu’il tira du corps
de bataille. Baresmane, à la tête de l’aile
gauche des Perses, renversait tout ce qui se trouvait devant lui, lorsque
les Huns fondirent avec furie sur ses escadrons, les rompirent, et, les
ayant coupés, ils en mirent en fuite la moitié, tandis que le reste,
cessant de poursuivre les Romains, fit volte-face pour revenir sur les
Huns. Les fuyards tournent bride aussitôt, et reviennent sur les
Perses. Sunica perce jusqu’à la bannière des
immortels, et tue celui qui la porte. Baresmane court en cet endroit pour sauver cette respectable enseigne; Sunica le renverse d’un coup de lance. La chute de ce
guerrier jette l’épouvante parmi les Perses; ils fuient; les Romains
rapprochent leur ailes, les enveloppent, et en tuent cinq mille. Tout se
débande du côté des Perses; les fantassins jettent leurs boucliers pour
fuir plus légèrement; la plupart sont massacrés. Comme les Romains avoient
rompu leurs rangs dans la poursuite, et que le désordre était le
même dans l’armée victorieuse et dans l’armée vaincue, Bélisaire fit
sonner la retraite, de crainte que les Perses, après s’être ralliés, ne
vinssent leur arracher la victoire. C’était assez d’avoir appris aux
Romains que l’ennemi n’était pas invincible. Cette action rabattit la fierté
des Perses; ils n’osèrent hasarder une seconde bataille. On se contenta
de part d’autre de faire des courses, où les Romains furent toujours
supérieurs. Voilà ce qui ce passa cette année en Mésopotamie.
Cabade ne fut pas plus heureux en Arménie. Il y avait
envoyé une armée composée de Persarméniens et de Sunites, peuple barbare, voisin du Caucase.
Trois mille Sabirs s’étaient joints à ces troupes. Merméroës à
la tête de cette armée, vint camper à trois journées de Théodosiopolis. Dorothée, capitaine habile et expérimenté, commandait
les troupes de la province, et Sittas, général
des armées de l’empire, était en Arménie. A la nouvelle de ces mouvements,
ils envoyèrent deux officiers pour reconnaître les forces de l’ennemi.
Ceux-ci, après s’être introduits dans le camp, le visitèrent tout entier,
et furent rencontrés au retour par un parti de Huns au service des Perses;
l’un des deux, nommé Dagaris, fut pris; mais
l’autre, s’étant échappé, vint rendre compte de ce qu’il avait vu. Sur cet
avis les généraux font prendre les armes à leurs soldats, et marchent en
diligence au camp ennemi. Les Perses, surpris de cette attaque imprévue,
ne songent qu’à prendre la fuite. Les Romains en font un grand carnage,
pillent le camp, et retournent à leur premier poste.
Merméroës,
après avoir rallié ses troupes, voulut se venger de cet affront par une
entreprise éclatante. Il passa l’Euphrate, et entra dans l’Arménie
mineure. Sittas et Dorothée, instruits de son
dessein, l’avaient prévenu; ils étaient campés à deux lieues et demie de
la ville de Satale. A la nouvelle de son
approche, Dorothée s’enferma dans la ville, et Sittas,
avec un camp volant de mille hommes, alla se poster derrière une des
collines dont la plaine de Satale est
environnée. L’armée de Perse était de trente mille combattants, et presque
double de celle des Romains. Les Perses s’avancèrent jusqu’au
pied des murs, et se préparaient à l’attaque , lorsqu’ils aperçurent
un corps de cavalerie qui descendait d’une colline et marchait droit à
eux. C’était le détachement de Sittas, que la surprise
et la poussière excitée par un grand vent leur faisaient paraître beaucoup plus
nombreux qu’il n’était en effet. Les Perses se réunissent, serrent leurs rangs,
et marchent de ce côté-là. Tandis que les Romains, partagés en deux corps,
les amusent par des escarmouches, ceux qui sont dans la ville font une
sortie, et les chargent vigoureusement par derrière. Les soldats de Merméroës, effrayés de se voir attaqués en tête et en
queue, prennent la fuite; mais bientôt, s’étant aperçus de la supériorité de
leur nombre, ils font ferme et tournent visage. On combat avec chaleur; et
comme ce n’était de part et d’autre que cavalerie, on fuyait et on revenait
alternativement à la charge. Un commandant d’escadron, nommé Florence,
procura la victoire aux Romains. S’étant jeté au milieu des ennemis, il
arracha l’enseigne générale, et, la tenant baissée, comme il retournait
joindre les siens, il fut atteint et haché en morceaux. Mais la confusion
se mit dans l’armée des Perses lorsqu’ils ne virent plus leur enseigne;
ils prirent l’épouvante, et se sauvèrent dans leur camp avec une
grande perte. Le lendemain ils se retirèrent sans être poursuivis, les
Romains se tenant heureux d’avoir remporté avec un nombre fort inférieur
une si glorieuse victoire.
L’empereur, qui souhaitait la paix avec la Perse pour
employer toutes ses forces à la conquête de l’Afrique , crut qu’une campagne si
malheureuse aurait rendu le roi plus traitable. Il ordonna donc à Rufin
de l’aller trouver. Cabade le reçut avec honneur; mais,
aux propositions de Rufin , il répondit qu'Anastase avait par avarice
refusé de partager la dépense nécessaire pour la garde des portes
Caspiennes; que les Perses y entretenaient une garnison considérable pour
fermer le passage aux barbares, et qu'il n’était pas juste qu’ils fussent
chargés à leurs frais de mettre à couvert les terres de l'empire. «Je suis
obligé,» ajouta-t-il, «de tenir toujours sur pied deux armées; l’une pour
l'opposer aux barbares du nord, l’autre pour arrêter les violences des
Romains, qui ne font aucun scrupule de violer les traités. N’est-ce pas
contre les traités qu’ils ont bâti Dara et entrepris d'élever une
forteresse à Mindone? L’empereur peut choisir de
la paix ou de la guerre; mais il ne peut obtenir la paix qu’en contribuant
à la garde des portes Caspiennes, ou bien en démolissant Dara.» Rufin
porta cette réponse à Constantinople, où Hermogène se rendit peu de temps
après.
Justinien ne fut pas moins heureux celte année du côté de
l’Occident. Une multitude de barbares, que les chroniques de ce temps-là
appellent Goths, et que je crois être Esclavons, se jetèrent dans
l’Illyrie, et les Bulgares dans la Thrace. Mondon, que nous avons
vu, sous le règne d’Anastase, s’emparer du château de
Herta, s’attacher au service de Théodoric, et faire la guerre aux
Romains, s’était donné à Justinien depuis la mort du roi des Goths, et
l’empereur lui avait confié le commandement des troupes d’Illyrie. Il marcha
d’abord contre les Esclavons, et ce fut la première fois que
les Romains combattirent cette nation. Mondon les tailla en pièces,
fit un grand butin, et prit un de leurs chefs, qu’il envoya chargé de
chaînes à Constantinople. Etant ensuite passé en Thrace, il défit les
Bulgares dans un combat où il leur tua cinq cents hommes, et les
força de repasser le Danube.
Ce fleuve , qui avait si longtemps servi de rempart aux
terres des Romains, était devenu, depuis l’affaiblissement de l’empire, le
passage ordinaire des nations du nord, qui venaient le ravager. C’était
par là que les Goths, les Huns, les Gépides avoient inondé les deux Mœsies, la Dace, la Pannonie. De nouveaux essaims de
barbares, peu connus auparavant, commençaient à franchir ses bords. Les
Esclavons et les Bulgares faisaient trembler la Thrace, et la menaçaient
des mêmes horreurs qu’elle avait éprouvées sous Valens. Ce fut pour la mettre à
couvert que Justinien donna le commandement de cette province à Chilbudius, brave guerrier , qui s’était doublement
signalé et dans le service du palais, par un désintéressement à toute épreuve,
et dans les armées par sa valeur. L’empereur le chargea de garder les
bords du Danube. Il se rendit si redoutable, que, pendant les trois années
qu’il commanda dans ce pays, les barbares qui se montraient souvent sur la
rive opposée, n’osèrent jamais passer le fleuve. Il le passa lui-même
plusieurs fois, alla chercher les Bulgares et les Esclavons, les tailla en
pièces, et revint avec un grand nombre de prisonniers. Enfin, la troisième
année de son gouvernement, s’étant hasardé au-delà du Danube avec peu de
troupes, il fut enveloppé par les Esclavons, qui avoient réuni tout ce qu’ils
avoient de combattants. Il fallut céder au nombre. Chilbudius périt après avoir fait des prodiges de valeur. Depuis ce temps le
passage du Danube fut ouvert aux peuples du nord; et toutes les forces de
l’empire ne purent faire, dit Procope , ce qu’avait fait un seul homme.
J’ai déjà parlé des Bulgares lorsqu’ils se montrèrent sur
les bords du Borysthène, où Théodoric les défit en 485. Je vais rassembler
ici en peu de mots ce que les divers auteurs nous apprennent de l’origine, des
progrès et des mœurs des Esclavons, nation puissante et nombreuse, qui s’est
répandue par succession de temps dans la moitié de l’Europe, et dont la langue
subsiste encore depuis la mer Caspienne jusqu’en Saxe, et depuis le golfe
Adriatique jusqu’à la mer Glaciale, si l’on en excepte la Hongrie. Son
origine n’est pas moins difficile á démêler que celle des Goths, des Vandales,
des Lombards, et des autres nations barbares, qui, n ayant la connaissance
des lettres, ni le loisir de s’en occuper ont sans cesse fait la guerre à des
voisins aussi barbares qu’eux, et ne se sont montrés aux yeux des Grecs et
des Romains que lorsque ceux-ci avoient eux-mêmes perdu le goût des recherches
littéraires. D’ailleurs il fallait songer à leur résister plutôt qu’à étudier
leur origine. Quelques écrivains, regardant la Scandinavie comme la mère de
tous les peuples barbares qui ont inondé le reste de l’Europe, font sortir
les Esclavons de cette péninsule, dont la fécondité était, selon eux,
inépuisable. Ils placent cette première migration deux cents ans avant la
guerre de Troie; c’est-à-dire, dans un temps où l’histoire profane ne
présente que des obscurités presque impénétrables. Les Esclavons,
confondus alors avec les Goths, se répandirent dans la
Sarmatie, qu’ils subjuguèrent jusqu’au Tanaïs. La plupart des historiens,
sans remonter à ces antiquités incertaines, les prennent d’abord dans la
Sarmatie septentrionale, entre la Finlande et le fleuve Obi. Les Esclavons
s’avancèrent ensuite vers le midi, d’un côté jusqu’aux Palus-Méotides , de l’autre jusqu’à la Vistule, qui leur servait
de bornes à l’Occident. Ils sont les mêmes que les Vénèdes, qui
habitaient les côtes de la mer Baltique: ce qui paraît confirmé par le nom
de Windischmarck, que les Allemands donnent encore à
un canton situé sur la frontière de la Carniole et de l’Esclavonie, comme ils
appellent Weriden un pays situé sur la côte de cette
mer. Ces nations belliqueuses et fières de leur bravoure prirent le
nom de Slaves, qui veut dire braves et illustres: ce n’est que par corruption
que les Grecs et les Romains les ont appelés Sclaves, Sclabins, Sclavons. Ils
marchèrent sur les traces des Vandales, et occupèrent successivement
toutes les contrées dont ceux-ci s’étaient rendus maîtres avant eux. Enfin
ils se fixèrent entre la Vistule et le Niester.
Les Antes, qui étaient les plus braves d’entre eux, s’établirent entre ce
dernier fleuve et le Danube. On les a confondus tantôt avec les Bulgares,
tantôt avec les Abares, parce que, s’étant joints
à ces peuples, ils ont souvent marché sous leurs étendards. Ermanaric, le héros de la nation gothique, les avait soumis
à son empire.
Les Esclavons ne reconnaissaient qu’un Dieu, maître de
l’univers et du tonnerre. Ils lui immolaient des victimes, ils lui faisaient
des vœux dans leurs maladies; mais ils rendaient un culte subalterne aux
fleuves, aux nymphes et à quelques autres divinités; ils leur offraient des
sacrifices, et les consultaient sur l’avenir. Ils n’avoient pour habitation que
des cabanes fort éloignées les unes des autres, ce qui faisait qu’ils occupaient
un grand terrain. C’est pour cette raison que les Grecs donnoient aux Esclavons et aux Antes, le nom commun
de Spores, c’est-à-dire, dispersés. Ils étaient de grande taille, et
robustes, avoient le teint basané et les cheveux roux. Ils supportaient
avec patience la fatigue, la disette, et toutes les incommodités de l’air
et des saisons. Ils changeaient souvent de demeures, et choisissaient par
préférence des lieux escarpés et impraticables, ce qui les rendait très agiles.
Leur nourriture était grossière et sans apprêt, comme celle des Huns,
auxquels ils ressemblaient encore par la malpropreté et par la
franchise. Le millet était le seul grain qu’ils cultivaient, méprisant
d’ailleurs l’agriculture, et ne connaissant d’autre occupation que la
guerre, ni d’autre mérite qu’une bravoure féroce. Dans les batailles, la
plupart combattaient à pied, sans autres armes qu’une rondache et deux
javelots fort courts. Ils se servaient aussi de flèches empoisonnées, et ce
poison était si subtil, que si l’on n’y apportait un prompt remède, soit
en avalant quelque antidote, soit en coupant la partie blessée, tout le
corps était bientôt gangrené. Ils ne portaient point de cuirasse;
quelques-uns même, par ostentation de valeur, allaient au combat nus
jusqu’à la ceinture. Passionnés pour la liberté, ils se gouvernèrent en
démocratie tant qu’ils demeurèrent au-delà du Danube; lorsqu’ils
l’eurent passé, ils refusèrent constamment de se soumettre aux lois romaines,
aimant mieux être maltraités par un compatriote que de vivre heureux sous un
gouvernement étranger. C’était cependant le peuple du monde chez qui les droits
de l'hospitalité étaient le plus respectés. Non contents de recevoir
humainement les étrangers, ils les escortaient dans leurs voyages; ils les
défendaient contre toute insulte, et se faisaient un point d’honneur
de prendre les armes pour les venger. Ils ne retenaient
les prisonniers en esclavage que pendant un certain temps, après
lequel ils leur permettaient de retourner en leur pays, ou de vivre en
liberté avec eux. Leurs femmes étaient chastes, et tellement attachées à
leurs maris, qu’ordinairement elles se donnaient la mort plutôt
que de leur survivre.
Les mauvais succès de la campagne précédente affligeaient
Cabade: il s’en vengea sur Pérose, en lui faisant publiquement les marques de
la dignité de mirrhane, c’est-à-dire de commandant
général des troupes de Perse. Celui qui en était revêtu ne reconnaissait de
supérieur que le roi, c’est-à-dire un cercle d’or enrichi de pierreries. Tout était
réglé dans l’habillement des Perses. Il n’était permis à personne de
porter ni ceinture, ni anneau, ni agrafe d’or, ni aucune sorte
d’ornement, si on ne l’avait reçu du prince. L’hiver ne se passa
pas sans alarme pour les Romains. Alamondare,
chef de tous les Sarrasins tributaires de la Perse, ne leur donnait point
de repos. Ce guerrier infatigable ne cessa pendant cinquante ans de servir
fidèlement la Perse, et fit à l’empire des maux infinis. Il étendit ses
ravages depuis les frontières de l’Egypte jusqu’en
Mésopotamie. Toujours à cheval, toujours le fer à la main, il pillait les
campagnes, détruisit les édifices, entraînait des milliers de prisonniers,
dont il égorgeait les uns et vendait les autres. Il était presque aussi
difficile de le joindre que de le vaincre. Prudent et circonspect dans les
entreprises les plus hardies, il ne s’engageait qu’après avoir fait reconnaître
le pays, et se retirait si à propos et avec tant de vitesse, qu’il toit déjà
bien loin avec son butin lorsque les officiers romains se mettaient en
marche pour l’aller combattre. Un jour il enveloppa des
troupes nombreuses qui le poursuivaient, et les fit toutes prisonnières
avec leurs capitaines Jean, et Démostrate, frère
de Rufin, dont il tira une riche rançon. Les chefs des Sarrasins sujets de
l’empire ne pouvaient tenir devant lui, et ce fut en vain que Justinien
donna le commandement de plusieurs tribus d’Arabes à Aréthas avec le titre de roi. Aréthas, soit faute de
courage ou de bonheur, soit par trahison, fut presque toujours battu. Alamondare s’avança jusqu’au voisinage
d’Antioche, brûla les faubourgs de Chalcis, désola tout le pays,
et, au premier mouvement des troupes de Syrie, il regagna les déserts
d’Arabie avec une foule de prisonniers. Peu de temps après, Diomède, commandant
de Phénicie, mécontent d’Aréthas, força celui-ci
de sortir de la province. Alamondare profita de cette
occasion pour se venger d’Aréthas; il fondit sur
lui, et l’obligea de se sauver, laissant à la merci de l’ennemi sa femme
et ses enfants. A cette nouvelle, tous les officiers romains qui se trouvaient
en Phénicie, en Arabie, en Mésopotamie, rassemblèrent leurs troupes; Aréthas se joignit à eux. Alamondare,
hors d’état de résister à tant de forces réunies, s’enfuit dans le fond
des déserts de l’Arabie, où jamais les armes romaines n’avaient
pénétré. Son camp fut pillé. Outre une grande multitude de femmes, d’enfants,
de troupeaux, de chameaux, il s’y trouva quantité d’étoffes de soie; c’étaient
les dépouilles de la Syrie. On recouvra pour lors les prisonniers
qu’il emmenait; on avança jusqu’aux frontières de Perse, où les
Romains brûlèrent quatre châteaux. Lorsqu’ils furent retournés en Syrie, Alamondare, outré de colère, rassembla en un seul lieu tous
les prisonniers qu’il avait enlevés dans les courses précédentes ; il leur
déclara qu’ils allaient payer de leur sang la perte qu’il venait de faire,
et fit sur-le-champ trancher la tête à plusieurs d’entre eux. Les autres,
se jetant à ses pieds, lui demandèrent quelque délai pour envoyer dans leur
patrie recueillir de quoi payer leur rançon: il leur accorda soixante
jours. Taïzane, chef d’une tribu de
Sarrasins, eut assez d’humanité pour se rendre leur caution.
Ils dépêchèrent aussitôt à Antioche, pour y faire connaître le danger
où ils étaient, et pour demander du secours. Leur requête étant lue
publiquement dans la grande église, tira des larmes de tout le peuple. Le
patriarche, le clergé, les magistrats donnèrent l’exemple d’une abondante
charité, et les habitants s’empressèrent tous de contribuer, chacun selon
ses moyens. Cet argent fut aussitôt porté au Sarrasin, qui rendit la
liberté aux prisonniers.
Pour arrêter par une diversion ces incursions continuelles,
l’empereur entreprit de susciter aux Perses de nouveaux ennemis du côté de
l’Arabie. Justin s’était lié d’amitié avec Elisbaan,
roi d’Ethiopie; il l’avait aidé dans la conquête du pays des Homérites, où ce prince avait établi pour roi un chrétien
nommé Abraham. Elisbaan ayant renoncé à la couronne
pour mener une vie pénitente, Hellestée lui avait
succédé. Les Homérites, méprisant Abraham, qui
n’était originairement qu’un simple facteur d’un marchand romain dans la
ville d’Adulis, le détrônèrent, et mirent à sa place
un Juif ou un idolâtre, dont on ignore le nom. Comme le
nouveau prince traitait les chrétiens avec une extrême rigueur, Hellestée vint lui faire la guerre: il défit ses troupes,
le tua dans le combat, et mit la couronne sur la tête d’un chrétien
du pays, nommé Esimiphée, à condition qu’il paierait
tribut à l’Ethiopie. Après cette expédition, Hellestée retourna dans son royaume; mais il ne ramena pas toutes ses troupes. La
beauté du climat et la richesse du pays en retinrent un grand nombre. Peu
de temps après, ces déserteurs, ayant soulevé plusieurs habitants, excitèrent
une sédition contre Esimiphée; ils se
saisirent de sa personne, l’enfermèrent dans une forteresse, et remirent
Abraham sur le trône. Hellestée, pour
dissiper cette rébellion, envoya trois mille hommes commandés par un
de ses parents. Mais ces soldats, charmés eux-mêmes de la fertilité de cette
heureuse contrée, traitèrent secrètement avec Abraham, et, au moment de
la bataille, ils tuèrent leur chef et se joignirent aux Homérites. Le roi d’Ethiopie envoya une seconde
armée qui fut taillée en pièces. Enfin il prit le parti de
laisser régner Abraham. Celui-ci, après la mort d’Hellestée, s’assura
de la paix avec l’Ethiopie en se soumettant à payer un tribut.
Pendant qu’Hellestée régnait en
Ethiopie, et Esimiphée sur les Homérites,
Justinien leur députa Julien, un de ses secrétaires, et Nonnose,
pour représenter à ces deux princes qu’étant déjà unis avec lui par la
profession du christianisme, ils dévoient le secourir contre les Perses.
Les députés étaient chargés d’inviter en particulier le roi d’Ethiopie à se
rendre maître du commerce de la soie, qui jusqu’alors se faisait par la
Perse, et à tirer immédiatement des Indiens cette marchandise, pour
la transporter par le Nil à Alexandrie; ce qui procurerait à ses états un
profit immense, et aux Romains l’unique avantage de ne pas faire passer
leur argent entre les mains de leurs ennemis. Ils dévoient aussi
engager le roi des Homérites à rendre à Caïse le commandement des Maaddéniens,
et à l’envoyer à leur tête faire une incursion dans la Perse. Ce Caïse était un prince sarrasin, très vaillant, et fort
attaché au service de l’empire. Son fils Mavias était
même alors dans le palais de Justinien en qualité d’otage. Mais Caïse, ayant tué un parent d’Esimiphée,
avait été obligé de prendre la fuite, et menait une vie errante dans les
déserts de l’Arabie. Les Maaddéniens étaient des
Sarrasins, voisins et tributaires des Homérites. Les
envoyés allèrent d’abord en Ethiopie, où ils furent bien reçus. Un auteur,
voisin de ce temps-là , décrit ainsi cette audience. Le roi, monté sur un
char à quatre roues couvert de lames d’or et attelé de quatre éléphants.
Il était nu jusqu’à la ceinture, ne portant sur ses épaules qu’une tunique
ouverte par-devant et semée de perles. Il avait des bracelets d’or. Sa tête était couverte
d’un turban de toile de lin brochée d’or, d’où pendaient de chaque côté
quatre chaînettes d’or. Il portait un collier de même métal, et tenait d’une
main une rondache dorée, et de l’autre deux demi-piques. Autour de
lui étaient rangés ses courtisans sous les armes, entremêlés de musiciens, qui jouaient
de la flûte. Les ambassadeurs le saluèrent les genoux en terre;
le roi les ayant fait relever et approcher de lui, prit de ses mains
la lettre de l’empereur, baisa l’empreinte du cachet, reçut les présents qui
lui étaient offerts; et, après avoir fait lire la lettre par un
interprète, il expédia sur-le-champ des ordres pour faire marcher ses troupes,
et envoya par écrit au roi de Perse une déclaration de guerre.
Ensuite, après avoir embrassé Julien et Nonnose, il
les congédia avec honneur, et dépêcha de sa part un ambassadeur à
Justinien, avec une lettre et de riches présents. Il paraît, par le récit
de l’historien, que toutes ces opérations furent terminées dans une seule
audience. Comme les députés allaient d’Auxume à Adulis, éloignée de quinze journées de chemin, d’où ils
dévoient passer en Arabie, ils rencontrèrent dans une vaste plaine un
troupeau de cinq mille éléphants qui paissaient en liberté, et dont
personne n’osait approcher. Le roi des Homérites promit aussi tout ce que l’empereur désirait. Mais ce grand empressement
ne fut suivi d’aucun effet de part ni d’autre. Les Ethiopiens ne pouvaient
enlever aux Perses le commerce de la soie; ceux-ci, par le voisinage de
l’Inde, attirant cette marchandise dans leurs ports, ils ne pouvaient non
plus pénétrer dans la Perse qu’après un long et pénible voyage au travers des
sables et des vastes déserts de l’Arabie. Cette même raison mit Esimiphée hors d’état de tenir parole. Dans la suite, Abraham,
après avoir affermi sa puissance, réitéra souvent à Justinien la même promesse:
il se mit même une fois en marche; mais bientôt les difficultés le
rebutèrent, et il revint sur ses pas. Ce fut là tout le fruit que
Justinien retira de cette ambassade. Quelque temps après, Caïse, laissant le commandement de son pays à ses
deux frères, se retira à Constantinople avec un grand nombre de ses
sujets, et reçut de l’empereur le gouvernement de la Palestine.
Cependant Alamondare, après les
courses qu’il avait faites durant l’hiver , était retourné en Perse. Il
rassura Cabade qui semblait avoir perdu courage, lui représentant «que le
moyen de vaincre les Romains n’était pas de les combattre en Mésopotamie,
où leur frontière était défendue par des places fortes et de nombreuses
garnisons; qu’il falloir aller les attaquer au-delà de l’Euphrate, dans le cœur
de leurs états, où l’on trouverait des villes ouvertes et sans défense;
que, pour se rendre maître d’Antioche, capitale de l’0rient, il ne serait
besoin que de se présenter; que cette ville voluptueuse, occupée sans
cesse de fêtes et de spectacles, ne craignit rien moins qu’une
attaque soudaine. Prince (lui dit-il), vous verrez à vos pieds
toutes les richesses d’Antioche et ses habitants enchaînés avant que les
troupes romaines cantonnées en Mésopotamie aient reçu le premier avis de
notre passage. Je connais le pays; je conduirai votre armée par la
route la plus sûre et la plus commode.» Cabade, encouragé par ce conseil, nomma
pour général Azaréthès, guerrier vaillant et
habile; il ne voulut cependant lui donner que quinze mille hommes; mais c’étaient
les meilleures troupes de la Perse. Alamondare fut
chargé de la conduite de l’armée. Les Perses passérent l’Euphrate en Assyrie, et remontèrent le long du fleuve vers la Comagène.
Bélisaire, qui était en Mésopotamie vers Nisibe, n’eut pas plus tôt appris leur
marche, qu’il garnit de soldats les places du pays pour les mettre en état
de défense, en cas que Cabade les fît attaquer par une autre armée. Ayant
ensuite rassemblé le reste de ses troupes, il passa l’Euphrate à
Samosate, et marcha en diligence à la rencontre des ennemis. Il avait
avec lui vingt mille hommes, dont deux mille étaient Isaures et
Lycaoniens. Les chefs de la cavalerie étaient les mêmes qu’à la bataille
de Dara. Pierre commandait l’infanterie ; Longin et Stéphanace les Isaures. Aréthas joignit l’armée avec cinq
mille Sarrasins. Bélisaire marcha jusqu’à Barbalisse,
près de Chalcis, dont les ennemis n’étaient éloignés que de cinq lieues.
Ils campaient au pied d’un château nommé Gabbule; et,
de crainte de surprise, ils avoient semé des chausse-trapes autour de
leur camp, ne laissant qu’un seul passage. Sunica, à
la tête d’un corps de quatre mille cavaliers, s’avança jusque sur leurs
derrières, sans en avoir reçu d’ordre, et tomba sur une troupe de Perses qui pillaient le
pays. Il tua les uns, et enleva les autres pour en tirer des lumières sur
les desseins de l’ennemi. Bélisaire sut mauvais gré à Sunica d’avoir agi sans ordre; et ce général, sévère sur l’observation de la
discipline, allait lui ôter le commandement, lorsque Hermogène arriva
avec un renfort de quatre mille hommes. Celui-ci obtint grâce pour Sunica. Azaréthès et Alamondare, surpris de la diligence de Bélisaire,
résolurent de retourner sur leurs pas: mais, avant que de partir, ils
eurent la hardiesse de forcer pendant la nuit le château de Gabbule,
qu’ils pillèrent; et, chargés de butin, traînant à leur suite les
prisonniers, ils regagnèrent l’Euphrate, et marchèrent le long du fleuve
qu’ils avoient à leur gauche. Les Romains les suivaient à la distance d’une
journée; en sorte qu’ils campaient tous les soirs où les Perses avoient campé
la nuit précédente. Bélisaire ne voulait pas les atteindre, se contentant de
les faire sortir des terres de l’empire sans avoir exécuté leurs projets.
Mais toute l’armée, tant les officiers que les soldats, brûlaient d’impatience
d’en venir aux mains; et, n’osant résister en face à leur général, ils murmuraient
en secret, et le taxaient de lâcheté.
Les Perses, poursuivis de si près, ne cherchaient qu’à
passer le fleuve. Ils campèrent vis-à-vis de Callinique, et Bélisaire à Sura, trois ou quatre lieues au-dessus. Le lendemain
les Romains s’étant mis en marche de grand matin, arrivèrent au moment que
les Perses décampaient. C’était la veille de Pâques, qui, cette année tombait
au vingtième d’avril. Ce jour-là les chrétiens observaient jusqu’au soir
le jeûne le plus rigoureux, dont les armées même ne se dispensaient pas.
Bélisaire avait pour maxime de ne jamais risquer une
bataille lorsqu’il pouvait réussir sans tirer l’épée. Voyant
ses soldats impatiens de combattre, il les assembla pour leur faire
entendre que cette ardeur était tout-à-fait inconsidérée : «Qu’est-il besoin,»
leur dit-il, «de verser notre sang? la terreur a déjà vaincu les ennemis.
Ils fuient, pourquoi donc entreprendre de les mettre en fuite?
La victoire est entre nos mains; nous voulons nous en dessaisir et
l’abandonner au hasard d'une bataille. Dieu refuse son secours aux
téméraires qui se jettent de gaîté de cœur dans le péril. Qui sait si le
désespoir réinspirera pas de nouvelles forces aux ennemis, tandis que les
nôtres sont affaiblies par le jeûne et par la fatigue d'une longue marche?»
Toute l’armée l’interrompt par des cris; les plus séditieux, confondus
dans la foule, l’accablent d’injures. Plusieurs officiers, par une
folle affectation de bravoure, imitent l’insolence du
soldat. Bélisaire, voyant qu’il était impossible de résister à
cette fougue impétueuse, et voulant du moins sauver l’honneur du
commandement, change de langage: «Je voulais éprouver votre courage,» leur
dit-il, «je suis content, camarades, et vous allez l’être. Combattez avec
autant d'ardeur que vous demandez la bataille.» Il range son infanterie
au bord du fleuve; il poste à l’aile droite Aréthas et ses Sarrasins; il se place au centre à la tête de sa cavalerie. Azaréthès, de son côté, anime ses gens par la
nécessité de vaincre ou de mourir; il porte les Perses à l’aile droite,
les Sarrasins à l’aile gauche, et fait sonner la charge.
On se battit d’abord à coups de flèches, en quoi les
Romains avoient l’avantage. Les Perses étaient plus adroits, et tiraient
plus vite; mais leurs traits, rencontrant de fortes cuirasses, des casques et
des boucliers à l’épreuve, n’y pouvaient pénétrer; au lieu que les
arcs des Romains, tendus avec plus de force par des bras
plus vigoureux, décochaient des flèches meurtrières, les Perses
n’ayant point d’armes défensives, ou n’en ayant que de mauvaises. Dans les
intervalles des décharges, des cavaliers s’avançaient de part et d’autre
entre les deux armées, et faisaient parade de leur valeur. Du
côté des Perses, Andrazès et Naaman, fils d’Alamondare, furent tués dans ces combats singuliers.
Du côté des Romains, Stéphanace y perdit la vie,
et Abrus, capitaine sarrasin, fut fait prisonnier. Enfin les armées
se mêlèrent; les deux tiers du jour étaient déjà passés, et la
victoire était encore indécise, lorsque les plus braves des Perses,
s’étant réunis pour former un escadron, fondirent sur l’aile droite où était Aréthas avec ses Sarrasins. Ceux-ci prirent si promptement
la fuite, qu’ils donnèrent lieu de les soupçonner de trahison. La terreur
se communiqua aux Isaures et aux Lycaoniens; c’était la plupart des paysans
tirés de la charrue, et qui n’avoient jamais vu d’ennemis; ils ne firent
pas même usage de leurs armes; ils avoient cependant crié plus haut
que les autres pour demander la bataille et pour insulter Bélisaire. Ils
périrent presque tous, soit par l’épée des ennemis, soit dans l’Euphrate, où
ils se précipitaient, espérant de le passer à la nage. Les Perses, après avoir
renversé ces escadrons, enveloppèrent la cavalerie romaine, et la prirent à
dos. Elle fit peu de résistance; la plus grande partie se jeta dans le fleuve, et gagna
les îles voisines, tandis que les plus vaillants, au nombre de huit cents,
disputaient encore le terrain, et vendaient bien cher leur vie. Avec eux
périt Ascan, qui ne cessa de combattre jusqu’au
dernier soupir. Bélisaire, accompagné de Sunica et de Symmas, tint ferme dans son poste, et
repoussa toutes les attaques tant qu’il fut secondé de la valeur d’Ascan. Mais, après la perte de ce brave officier, il
se retira dans le gros dé l’infanterie, qui, sous la conduite de Pierre,
n’avait pas encore été entamée. Bélisaire mit pied à terre, et commanda
aux autres cavaliers d’en faire autant. Ce bataillon, quoique peu
nombreux, ayant reculé jusqu’au bord du fleuve pour n’être pas enveloppé,
soutint avec un courage opiniâtre tous les efforts des assaillants. Il ne fut
pas possible de le rompre; serrés corps contre corps, hérissés de piques,
couverts de leurs boucliers, les Romains montaient de toutes parts un front
redoutable, et portaient plus de coups qu’ils n’en recevaient. En vain les
cavaliers perses s’abandonnèrent sur eux à plusieurs reprises; ils furent
autant de fois forcés de tourner bride; les chevaux, épouvantés du bruit des
boucliers que les Romains frappaient de leurs épées, se cabraient et renversaient leurs
cavaliers. Dans ces chocs réitérés on tua aux Perses deux
officiers-généraux, et Sunica fit prisonnier Amerdac, renommé pour sa valeur, après lui avoir
abattu le bras d’un coup de sabre. On poursuivit même les Perses
l’espace de deux mille pas. Mais, la nuit étant survenue, les combattants se
séparèrent. Les Perses retournèrent à leur camp, et Bélisaire ayant trouvé un
bateau, se retira dans une île du fleuve, où un grand nombre de
fuyards s’étaient sauvés à la nage. Le lendemain les habitants de Callinique
leur envoyèrent des barques pour les transporter dans leur ville. Les
Perses se remirent en marche après avoir dépouillé les morts, entre
lesquels ils ne trouvèrent pas moins de leurs soldats que d’ennemis.
Quoique cette bataille eût coûté beaucoup de sang aux
Perses, elle était sans doute glorieuse à leur chef, il avait défait une
cavalerie presque double de la sienne, et remporté un avantage sur un
général auquel on pouvait même céder sans honte. Toutefois, au lieu
d’une récompense, il ne trouva qu’ingratitude auprès de Cabade. C’était en
Perse une ancienne coutume qu’une armée prête à partir passât en revue
devant le roi, et que chaque soldat jetât, en passant, une flèche dans
des corbeilles, qu’on scellait ensuite du sceau royal. Au retour de
l’expédition, l’armée défilait encore en présence du prince, et chaque
soldat reprenait une flèche dans ces corbeilles. On jugeait du nombre des
morts par les flèches qui restaient. La première fois que Azaréthès se présenta devant le monarque, Cabade lui
demanda s’il avait augmenté le domaine de la Perse par la prise
de quelques villes, ayant promis avec Alamondare de faire la conquête d’Antioche. Azaréthès répondit qu’il n’avait point pris de ville, mais qu’il avait vaincu
Bélisaire et taillé en pièces les Romains. Cabade fit défiler son armée; e
, voyant qu'il restait dans les corbeilles plus de flèches qu’on n’en avait
retiré, il jugea qu’il avait perdu plus de la moitié de ses troupes. Il
fit au général de vifs reproches d’avoir acheté si cher un succès si
équivoque; et, depuis ce moment, il le traita avec le dernier mépris.
Cabade fit aussitôt partir trois autres généraux, du
nombre desquels était Merméroès, avec une
nouvelle armée, pour attaquer les places de la Mésopotamie.
Ils allèrent assiéger Abgersate, forteresse de
l’Osrhoène, bâtie autrefois par un Abgare, dont
elle conservait le nom. La garnison se défendit du haut des murs à coups
de traits, et il en coûta la vie à mille Perses. Lorsque les flèches
furent épuisées, on fit usage de frondes, qui abattirent encore un grand
nombre d’ennemis. Les Perses, ainsi maltraités, prirent le parti de
pratiquer un souterrain qu’ils poussèrent jusque sous la muraille. Les habitants
en ayant eu connaissance, contre-minèrent de leur côté, et rencontrèrent
les travailleurs, qu’ils massacrèrent. Mais pendant qu’ils se battaient sous
terre, les Perses s’emparèrent de la place par escalade, et passèrent au
fil de l’épée les soldats et les habitants, dont il n’échappa qu’un
très-petit nombre.
Hermogène, après la bataille de Callinique avait écrit à
l’empereur, qui, pour être mieux instruit du détail, envoya sur les lieux Constantiole. Sur le rapport de celui-ci, Justinien rappela
Bélisaire, qui ne fut jamais bien servi par les courtisans. Il donna ordre
à Sittas, qui commandait en Arménie, de venir
prendre le commandement des troupes de Mésopotamie. Cependant Alamondare demanda aux généraux romains des passeports
pour le diacre Sergius, qui portait à l’empereur des propositions de paix.
Justinien, disposé à profiter de cette ouverture, renvoya Sergius avec
des présents pour Alamondare. Il en envoyoit aussi à Cabade, et l’impératrice à la reine.
Rufin et Stratège furent chargés de la négociation; et, étant arrivés à
Edesse, ils firent savoir au roi qu’ils attendaient ses ordres
pour aller traiter avec lui. Cabade ne se pressa pas de les mander;
il formait de nouvelles entreprises.
Un corps de six mille Perses était campé sur les bords du
Nymphée près d’Amide dans le dessein d’aller attaquer Martyropolis,
qui en est à dix lieues. Buzès et Bésas, qui commandaient dans cette place, en ayant eu
avis, sortirent à la tête de la garnison, et marchèrent aux ennemis.
Lorsque le combat fut engagé, ils feignirent de prendre la fuite, mais en bon
ordre et sans rompre leurs rangs. Les Perses s’étant débandés dans la
poursuite, ils retournèrent sur eux, et en tuèrent deux mille, enlevèrent
leurs enseignes, et firent leurs commandants prisonniers. Les autres se
noyèrent dans le Nymphée. Les Romains dépouillèrent les morts,
et revinrent à Martyropolis.
En Persarménie, Dorothée battit
les Perses en plusieurs rencontres, et leur enleva plusieurs châteaux. Il ne
fut arrêté que par une forteresse construite sur une hauteur, dont le
chemin était si étroit, qu’il n’y pouvait passer qu’un seul homme. C’était
par là que les habitants venaient puiser de l’eau dans une rivière qui coulait au
pied de la hauteur. Les marchands du pays avoient retiré tous leurs effets
dans cette place. Dorothée, ayant fermé le passage, les força par la soif
à se rendre, à condition qu’ils auraient la vie sauve. Les richesses
dont la forteresse était remplie furent déposées entre les mains du
chambellan Narsès, que l’empereur envoya pour les transporter à
Constantinople.
Cabade, désespéré de ces revers, fit dire à ses généraux
qu’il leur défendait de revenir en Perse qu’ils n’eussent pris Martyropolis. Ils allèrent donc attaquer cette ville, et
mirent tout en usage pour s’en emparer. Les assiégés se défendaient avec
courage. Cependant, comme leurs murailles étaient faibles en plusieurs
endroits, et que d’ailleurs ils étaient mal pourvus de vivres et de
machines, ils ne se flattaient pas de tenir longtemps. Sittas était campée à quatre ou cinq lieues avec son armée, mais avec des forces
trop inégales pour hasarder une bataille. Un seul homme répara ces
désavantages. Un ingénieur romain, qui s’était enfermé dans la place, sut
rendre inutiles tous les assauts, toutes les mines des assiégeants. Il opposait
aux tours que les Perses élevaient pour battre la ville des tours
encore plus hautes. Faute de machines à lancer des pierres, il démolissait
les édifices, et en faisait transporter les colonnes sur la muraille, d’où, les
précipitant sur les ennemis, il en écrasait un grand nombre. Les Perses,
faisant tous les jours de nouvelles perles, commençaient à craindre que Sittas ne devînt assez fort pour les envelopper. Dans ces
conjonctures, ils furent encore frappés d’une autre crainte. Un de leurs
espions, qui les trahissait, vint avertir Sittas que
les Perses attendaient un grand renfort de Huns. Sittas,
après s’être assuré de la vérité de cet avis, engagea l’espion, à force
d’argent, à retourner au camp des Perses , pour dire au général que
les Huns le trompaient, et qu’ils s’étaient laissé corrompre par les
Romains pour l’attaquer au lieu de le secourir. Ce faux avis jetait le
général ennemi dans de mortelles inquiétudes.
Tant de mauvais succès causaient à Cabade beaucoup de
dépit. On attribua au chagrin qu’il en conçut la paralysie dont il fut
attaqué le huitième de septembre. Persuadé qu'il ne relèverait pas de cette
maladie, il fit venir Mébodès, seigneur perse, en qui
il mettait sa confiance. Il lui déclara qu’ayant résolu de laisser sa couronne
à Chosroès , le troisième de ses fils, il craignit qu’après sa mort ses
intentions ne fussent pas suivies. «Mettez-moi seulement entre les mains,»
lui répondit Mébodès, «un acte authentique de vos
dernières volontés, je suis bien sûr que les Perses n'oseront
le contredire.» Cabade lui dicta un testament par lequel il déclarait
Chosroès son successeur, et mourut le cinquième jour de sa maladie, après un
règne de quarante et un ans. La cérémonie des funérailles étant
achevée, Caosès, l’aîné de ses fils, prétendait,
selon la coutume, monter sur le trône par le droit de sa naissance. Mébodès s’y opposa, disant que nul titre ne donnait
droit à la couronne de Perse sans le suffrage des seigneurs de la
nation. Caosès, se croyant assuré de l’affection
publique, consentit à l’élection proposée. On assembla la noblesse du
royaume. Tous les vœux se réunissaient en faveur de Caosès.
Mais, lorsque Mébodès eut fait la lecture du
testament de Cabade, ce prince absolu et redoutable régnait encore avec tant
d’empire sur les esprits, que tous, d’une voix unanime, proclamèrent Chosroès
roi de Perse. L’histoire l’appelle le grand Chosroès. Les Orientaux lui
donnent le surnom d'Anouschirvan, qui signifie âme
généreuse. C’est l’Alexandre des Perses. Ils le préfèrent pour ses
victoires, sa grandeur d’âme et sa haute sagesse, à tous ses
prédécesseurs, sans en excepter Cyrus. Il fut honoré du surnom de
Juste, titre plus glorieux pour un souverain que celui de
grand. Telle est l’idée que les historiens orientaux donnent de Chosroès.
Les auteurs grecs contemporains font de ce prince un portrait bien
différent. Ne pouvant lui refuser les qualités du conquérant, ils lui
attribuent les vices les plus odieux du monarque, l’injustice, la
cruauté, l’avarice, la perfidie. Ses victoires ont fait tant d'honneur aux
Perses et tant de mal aux Romains, qu’on doit également se défier de la
flatterie des uns et de la haine des autres. Le caractère de Chosroès est
un problème insoluble, tant il est dangereux pour un prince jaloux de sa
gloire d’irriter une nation savante qui sait parler à la postérité.
Quoiqu’il soit injuste de s’en rapporter à des témoins ennemis, je suis
cependant forcé de suivre ici les écrivains grecs, seuls monuments
que j’aie entre les mains. Mais j’avertis d’avance que je me défie
moi-même de tous les traits dont ils noircissent les actions de Chosroès.
Je ne puis toutefois omettre un récit d’Agathias qui porte beaucoup de
caractères de vérité. Chosroès, avide de toute sorte de gloire, se piquait de
philosophie; il avait fait traduire les ouvrages de Platon et d’Aristote.
Sept des plus célèbres philosophes de l’empire, qui ne pouvaient goûter
les dogmes de la religion chrétienne, et qui craignaient la rigueur
des édits, se joignirent ensemble pour passer en Perse. Comme ils ne connaissaient
la Perse que par la Cyropedie, et qu’ils étaient
prévenus des brillantes idées de Platon, ils s’attendaient à vivre heureux dans
un pays ou ils verdoient un roi philosophe et des sujets sans doute
vertueux. Chosroès reçut avec complaisance cette savante colonie; il les
admit dans sa familiarité la plus intime. Mais ils ne furent pas longtemps
à revenir de leur enchantement. Ils s’aperçurent bientôt que l’affectation
de philosophie n’était dans le prince qu’une vanité frivole; qu’il n’entendait
rien à leurs sublimes spéculations, et qu’à la place des préjugés, dont il
se prétendait affranchi, il avait reçu dans son âme tous les vices
d’une éducation voluptueuse et d’un orgueilleux despotisme. Ses sujets leur
parurent la nation du monde la plus corrompue, qui ajoutoir aux
désordres communs à tous les peuples, des usages monstrueux
et contraires à la nature. Is résolurent de retourner dans leur
patrie. En vain le roi mit tout en œuvre pour les retenir; ils aimaient
mieux mourir en mettant le pied sur les terres de l’empire que de vivre
honorés au milieu des Perses. Ils retirèrent néanmoins de leur voyage un
fruit très précieux à des hommes entêtés d’hellénisme. Dans le premier traité
que Chosroès fit avec les Romains, il stipula en leur faveur qu’ils ne seraient point
inquiétés au sujet de la religion; et, sous la protection du roi de Perse, ils
vécurent tranquilles au milieu de l’empire. Peu de temps après, Chosroès se
crut avantageusement dédommagé de leur perte. Il y avait à
Constantinople un mauvais médecin, nommé Uranius, qui,
faute de succès dans son art, s’avisa d’arborer l’étendard delà philosophie.
Etant extrêmement ignorant, il choisit le pyrrhonisme, comme la secte la
plus commode, qui, sans aucun frais d’étude, demandait seulement une impudence
intrépide, une voix forte et infatigable, une extrême volubilité de langue.
Avec ces heureux talents, qu’Uranius possédait au
plus haut degré, il se fit bientôt un grand nom. Assis tout le jour dans les
boutiques des libraires, il y débitait ses leçons; c’était dans ces réduits que
s’assemblaient alors au sortir de table les métaphysiciens de
Constantinople. Allumés par les vapeurs du vin ou de la mélancolie, ils y traitaient à
grand bruit les questions les plus relevées sur la nature de Dieu, sur
l’éternité du monde, sur l’unité de principe. La dispute se tranchait
toujours par des injures ou des plaisanteries, et les décisions d’Uranius étaient des oracles. S’ennuyant enfin de
mépriser les richesses, il résolut d’en essayer; et, sur la réputation
de Chosroès, il jugea fort sensément que la cour de ce prince était
la seule au monde où la fortune pût attendre un philosophe tel que lui. Il
s’insinua par intrigue à la suite d’un ambassadeur que l’empereur envoyait
en Perse. La gravité de son maintien et la singularité de son extérieur
frappa d’abord le roi, qui voulut l’entretenir, et qui fut charmé de la
profondeur de ses connaissances et de la hardiesse de ses
décisions. Il le mit aux prises avec les mages, qu’Uranius déconcerta. Il le combla de biens et d honneurs; et, lorsque Uranius fut revenu comme en triomphe à Constantinople, le
roi entretint avec lui un commerce philosophique. Uranius,
ayant à raconter tant de merveilles, et à montrer tant de lettres du roi de
Perse, en devint beaucoup plus insupportable, et Chosroès demeura plus
ignorant, mais plus présomptueux qu’auparavant. Tel est le
récit d’Agathias. Revenons aux affaires de Perse.
La nouvelle de la mort de Cabade arriva devant Martyropolis dans le temps que Sittas et Hermogène traitaient avec le général des Perses pour l’engager à lever le
siège. Cet événement, joint à la crainte des Huns, fit consentir Merméroàs à s’éloigner et à délivrer des passe-ports aux députés qu’on envoyait à Chosroès pour lui
faire des propositions de paix. Les Romains donnèrent pour otages deux
officiers de marque, Martin et Sénécius; et les
Perses se rapprochèrent de Nisibe. A peine furent-ils retirés, que les Huns
Sabirs arrivèrent devant Martyropolis, comme ils en étaient
convenus. N’y trouvant plus l’armée des Perses, ils se répandirent jusque
dans la seconde Cilicie et dans la Comagène, et, portant partout le ravage, ils
avancèrent jusqu’à quatre lieues d’Antioche. Comme ils
retournoient chargés de dépouilles, Dorothée les attendit au
passage des montagnes d’Arménie, les surprit dans
plusieurs embuscades, et leur enleva une grande partie de leur butin.
Les troubles excités dans la cour de Perse au commencement
du nouveau régné disposèrent Chosroés à écouter les
propositions de l’empereur. Hermogène, accompagné de Rufin, d’Alexandre et de
Thomas, allèrent le trouver sur le bord du Tigre. Dès qu’il les vit arriver
il donna ordre de relâcher les deux otages. Les ambassadeurs s’étant
insinués dans l’esprit du prince par des adorations et des flatteries qui
ne s’accordaient guère avec l’ancienne fierté romaine, Chosroès
promit de cesser la guerre à ces conditions: qu’on lui compterait onze
mille livres d’or; que le commandant des troupes de Mésopotamie ne résiderait
plus à Dara, mais à Constantine, comme autrefois; que les Romains remettraient
à Chosroès les forteresses de Pharange et de
Bole, sans qu’il fût obligé de leur rendre aucune des places dont les
Perses s’étaient emparés dans la Lazique. Les ambassadeurs consentaient à
tout, excepté au dernier article: ils ne pouvaient, disaient-ils, rien
conclure sur ce point sans s’être assurés de l’intention de
leur maître. Chosroès leur accorda pour cet effet un délai
de soixante-dix jours; et Rufin partit pour Constantinople, où il
obtint le consentement de l’empereur. Pendant son absence, le bruit courut
en Perse que Justinien avait rejeté avec indignation les conditions
proposées, et qu’il avait même fait mourir Rufin. Sur cette
fausse nouvelle, Chosroès s’était mis en marche avec son armée; et il approchait
déjà de Nisibe lorsqu’il rencontra Rufin qui revenait en Perse avec l’agrément
de l’empereur. Cette ville fut choisie pour les conférences, et
les ambassadeurs y firent apporter la somme stipulée. A peine était-elle
déposée dans la ville, qu’on reçut un contre-ordre de Justinien qui révoquait
la permission qu’il avait donnée de céder aux Perses les places
de Lazique. Cette variation de l’empereur excita la colère de Chosroès;
il déclara qu’il n’entendrait plus à aucune proposition. Rufin, au
désespoir de voir le traité rompu et l’argent entre les mains des Perses,
se jeta aux pieds du roi, le suppliant de lui remettre cette somme, et
de suspendre ses opérations militaires jusqu’à ce qu’il eût fait un
nouveau voyage à Constantinople: qu'il y allait de sa vie si l'argent ne
lui était pas rendu, et qu'il espérait amener l'empereur a des conditions dont
le roi serait satisfait. Chosroès aimait Rufin: ce négociateur était
connu à la cour de Perse, où il avait été député plusieurs fois; il avait
gagné par des présents l’amitié de Cabade et des principaux seigneurs. La
reine, mère de Chosroès, lui était aussi très-favorable, parce qu’il avait contribué
à persuader à Cabade de laisser la couronne à Chosroès au préjudice de ses
aînés. Elle joignit donc ses instances à celles de Rufin, et obtint de son
fils qu’il rendrait l’argent, et qu’il repasserait le Tigre pour
y attendre la réponse de Justinien. Rufin et Hermogène reprirent la
route de Constantinople, et les autres ambassadeurs se retirèrent à Dara avec
les onze mille livres d’or. Jaloux du grand crédit de leur collègue auprès
de Chosroès, ils écrivirent à la cour que Rufin trahissait l’empire. Mais
l’empereur, loin d’ajouter foi à cette calomnie, renvoya bientôt Hermogène
et Rufin avec des propositions qui furent sur-le-champ acceptées par Chosroès.
On convint qu’on rendrait de bonne foi de part et d’autre toutes les
places prises dans cette guerre, ainsi que tous les prisonniers; que les
forteresses de Pharange, de Bole , et les mines de Persarménie, seraient remises aux Perses; que le commandant
de Mésopotamie ne résiderait plus à Dara; qu’on laisserait aux Ibériens retirés
à Constantinople la liberté de demeurer dans l’empire ou de retourner
en Ibérie. Dans l’acte du traité les deux princes se donnoient réciproquement le titre de frère, et promettaient de. s’aider mutuellement
de troupes et d’argent. Ainsi se termina cette guerre qui durait depuis
trente ans. Le traité ne fut signé qu’en 533. Dagaris,
qui avait été pris en Arménie, fut échangé, et rendit dans la
suite des services signalés; il défit les Huns en plusieurs rencontres, et
les chassa des provinces qu’ils in festoient par leurs courses.
Si l’on en veut croire les auteurs grecs, Chosroès tenait
de son père ce caractère violent, impétueux, inquiet, qui avait fait le malheur
de Cabade et de ses sujets. Dès les premiers mois du nouveau règne, les
seigneurs de la Perse, mécontents du gouvernement, formèrent le dessein de se
donner un autre roi. Zamès, second fils de
Cabade, avait gagné, par ses grandes qualités, le cœur de toute la nation;
mais, selon la loi du pays, la perte d’un œil le rendait inhabile à
porter la couronne. On résolut de la donner au fils de Zamès, nommé
Cabade, ainsi que son aïeul. C’était un enfant dont Zamès devait être le tuteur; en sorte qu’une longue minorité procurerait à la
Perse toutes les douceurs d’un heureux gouvernement. Zamès donna les mains à ce projet; et l’on n’attendait plus qu’une occasion de se
défaire de Chosroès, lorsque le complot fut découvert. Chosroès fit
massacrer Zamès, et tous ses frères avec leurs enfants mâles.
Les seigneurs qui avoient trempé dans la conspiration furent mis à mort; et Apebède, oncle du roi, ne fut pas épargné.
L’enfant auquel on destinait la royauté ne périt pas dans
ce massacre, il était entre les mains d’Adergudumbade,
qui le premier avait reconnu Cabade pour roi, lorsqu’il était revenu dans ses
états à la tête d’une armée de Huns. Ce seigneur, puissant et renommé pour
ses victoires, après avoir conquis et réuni à la Perse douze nations
barbares, s’était retiré dans son gouvernement, où il élevait le fils de Zamès, que sa femme avait elle-même allaité. Chosroès,
n’osant user de violence contre un homme de ce caractère, et comptant
d’ailleurs sur sa fidélité, lui manda de faire périr le jeune
Cabade. Le gouverneur communiqua cet ordre cruel à sa femme, qui, se
jetant à ses genoux, et fondant en larmes, obtint de lui qu’il épargnerait
une vie pour laquelle elle était prête à sacrifier la sienne propre. Ils
prirent le parti de cacher l’enfant, et de répondre au roi que ses
ordres étaient exécutés. Ce secret n’était connu que de Varrham leur fils, et d’un esclave. Lorsque Cabade fut
devenu grand, Adergudumbade, craignant quelque
indiscrétion, lui donna une somme d’argent et la liberté d’aller chercher
un asile hors de la Perse. Quelque temps après, Chosroès partit pour la
Lazique, et se fit accompagner de Varrhame.
L’esclave, qui était dans le secret, suivit le fils de son maître. Dans ce
voyage, Varrhame découvrit tout au roi, et ce fils
dénaturé prouva ce qu’il avançait par le témoignage de l’esclave. Chosroès,
quoique très-irrité, usa de feinte pour tirer Adergudumbade de
son gouvernement, où il ne pouvait sans péril entreprendre de le punir. A son
retour, il écrivit à ce seigneur qu’il allait attaquer l’empire par deux
endroits à la fois; qu’il marcherait lui-même à la tête d’une des deux
armées; et que, voulant lui confier l’autre, il lui ordonnait de se rendre
a la cour; qu’il croyait ne pouvoir trouver dans la Perse un général plus
digne de partager avec son prince la gloire de cette expédition. Le
vieillard, flatté de la confiance de son maître, se mit aussitôt en
chemin; mais, affaibli par le grand âge, il tomba de cheval, et, s’étant
rompu la cuisse, il fut obligé de s’arrêter dans un village. Le roi s’y rendit
comme pour le visiter, et le fit transporter dans un château voisin, avec ordre
à ceux qu’il envoyait pour le servir de l’égorger dès qu’il y serait
entré. Le perfide Varrhame fût revêtu des dépouilles
de son père. Le jeune Cabade alla chercher asile à Constantinople, où
l’empereur le reçut avec bonté, et lui fit un traitement très-honorable.
Chosroès ne fut pas moins ingrat que son père. Cabade avait
fait périr Soupharaï, le libérateur de la Perse; Chosroès, pour un sujet
très-léger, fit mourir Mébodès, auquel il était
redevable de sa couronne. Un jour qu’il délibérait sur une affaire
importante, il crut avoir besoin du conseil de Mébodès,
et il chargea un courtisan nommé Zabergane de
l’aller avertir. Zabergane trouva Mébodès occupé à exercer ses soldats; celui-ci lui répondit qu’aussitôt après
l’exercice il se rendrait auprès du roi. Le courtisan, qui haïssait ce
seigneur, vint rapporter au prince qu’il refusait de venir, sous prétexte
d’une autre affaire. Chosroès, outré de colère, fit aussitôt dire à Mébodès qu’il allât sur-le-champ au trépied. C’était un
trépied de fer placé devant la porte du palais. Lorsqu’un homme avait
encouru l’indignation du prince, il n’y avait aucun temple, aucun lieu
sacré qui pût lui servir d’asile; il fallait qu’il allât
s’asseoir sur ce trépied pour y attendre sa sentence, sans qu’il
fût permis à personne d’en approcher pour lui donner aucun secours,
ni le consoler. Mébodès demeura plusieurs
jours dans cet état déplorable, jusqu’à ce que Chosroès le
fit enlever et mettre à mort.
Au mois de septembre de cette année 531, on aperçut, du côté
de l’occident, pendant vingt jours, une de ces comètes qu’on nommait lampadias, parce qu’elles ressemblent à un flambeau
qui darde vers la partie supérieure du ciel des rayons très éclatants. Une
superstitieuse ignorance regarda ce phénomène comme la cause, ou du moins comme
l’annonce d’une peste cruelle et opiniâtre qui commença cette année, et qui,
pendant cinquante ans, désola successivement la plus grande partie du monde
alors connu. Elle parut d’abord en Ethiopie, et de là se répandant de
proche en proche, elle réduisit en solitude des provinces entières. Les
observations les plus exactes ne purent apercevoir rien de réglé dans
ses périodes, dans ses progrès, dans ses symptômes. Elle semblait
confondre toutes les saisons; meurtrière dans un pays, au même temps
qu’elle disparaissait en d’autres. On eût dit qu’elle choisissait les familles,
attaquant dans la même ville certaines maisons, tandis qu’elle n’entrait
pas dans les maisons voisines. Après une trêve de quelque temps, elle revenait
comme pour achever ses ravages, saisissant ceux qu’elle avait la première
fois épargnés. Quelques-uns étaient attaqués à plusieurs reprises. Les
plus robustes ne résistaient d’ordinaire que jusqu’au cinquième jour. Les habitants
qui se sauvaient sains des villes infectées périssaient seuls dans
d’autres villes où le mal n’avait pas pénétré. Plusieurs l’apportaient aux
autres sans en être eux-mêmes infectés; et quoiqu’ils approchassent des
malades, qu’ils les touchassent, qu’ils respirassent un air empesté, et que
dans le désespoir où les jetait le trépas de leurs proches,
ils souhaitassent de les suivre au tombeau, il semblait que la mort
se refusât à leurs désirs. La maladie se manifestait sous des formes diverses.
Dans les uns elle affectait la tête; les yeux se remplissaient de sang; le
visage se couvrait de tumeurs, et le mal, descendant à la gorge, les étouffait.
Les autres mouraient d’un flux de ventre; dans quelques-uns on voyait
sortir des charbons accompagnés d’une fièvre ardente. Ces charbons se formaient
aux aines, sur les cuisses, sous les aisselles, derrière les oreilles.
S’ils venaient à suppuration, l’on guérissait; s’ils conservaient leur
dureté, c’était un signe infaillible de mort. D’autres perdaient l’esprit;
ils croyaient voir des fantômes qui les poursuivaient et les frappaient
rudement; frappés de cette imagination, ils se barricadaient dans leurs
maisons, ou s’allaient précipiter dans la mer. Plusieurs étaient accablés
d’une profonde léthargie. On en voyait qui, sans aucun signe de maladie, tombaient morts
dans les rues et dans les places. On remarque que les jeunes gens, et
surtout les mâles, périrent en plus grand nombre; les femmes parois soient
moins susceptibles de ce mal funeste.
Les ordres que l’empereur envoyait dans tout l’empire de
chasser des villes ceux qui ne communiquaient pas avec l’église
catholique, excitèrent de grands troubles dans Antioche. Sévère y avait
laissé beaucoup de partisans. Ils se réunirent, attaquèrent à coups de pierres
le palais épiscopal, accablant d’injures le saint patriarche Ephrem. Le
comte d’Orient accourut avec des soldats, et dissipa à main armée les séditieux,
dont plusieurs perdirent la vie. L’empereur, informé de cette
émeute, fit arrêter les plus coupables qui furent punis de mort.
Mais au commencement de l’année suivante on vit éclater à
Constantinople une sédition beaucoup plus terrible. L’empereur se vit sur
le point de perdre la couronne et la vie. Cette capitale de l’empire fut inondée
de sang, et devint un champ de bataille d’autant plus affreux, que
l’incendie mêla ses ravages aux horreurs d’un cruel massacre. Depuis que les
factions du Cirque, d’abord au nombre de quatre, s’étaient réunies en deux
corps, les bleus et les verts, leur jalousie, plus vive parce qu’elle était
moins partagée, s’était portée à des excès inouïs. Animées d’une haine
implacable, les deux factions s’acharnaient à s’entre-détruire. Ces chimériques
intérêts étouffaient dans les cœurs les sentiments de l’amitié, et ceux même de
la religion et de la nature. Frères contre frères, ils sacrifiaient toute
autre affection à celle de leur livrée: ils bravaient et les lois
et les supplices; la paix des familles était troublée; et, quoiqu’un mari
pût légitimement répudier sa femme, si elle assistait aux spectacles du Cirque
malgré lui, les femmes prenaient parti contre leurs maris mêmes, et suscitaient
une guerre domestique pour l’honneur de ces frivoles combats, auxquels elles ne
pouvaient prendre part que par leur opiniâtreté et par leurs querelles. La faiblesse
d’esprit de l’empereur qui, au lieu d’étouffer ces folles rivalités, y entrait
lui-même, et qui avilissait l’autorité impériale au point de favoriser de
tout son pouvoir la faction bleue, augmentait l’animosité mutuelle, et donnait
à ces bagatelles un air d’importance. L’impératrice, de son côté, se déclarait
pour la faction verte. Des raisons plus sérieuses disposaient en
général le peuple à la révolte. La faveur du prince se partageait entre
trois favoris très-odieux; c’étaient Jean de Cappadoce, préfet de prétoire,
Tribonien, questeur, et Calépodius, chambellan
et capitaine des gardes. Le premier, sorti de la poussière, était sans éducation,
et tellement ignorant, qu’à peine savait-il lire; mais il avait reçu
de la nature un puissant génie, capable d’apercevoir d’un coup-d’œil le point
décisif des affaires, et prompt à trouver des expédients dans les
conjonctures les plus difficiles. Ces talents, qui auraient pu faire
le salut de l’état, n’étaient employés qu’à sa ruine. Sans crainte de
Dieu, sans égard pour les hommes, dur, violent, impitoyable, il ne travaillait
qu’à s’enrichir; l’effusion du sang innocent, les vexations les plus
odieuses ne lui coûtaient pas un scrupule. Ce n’était pas
qu’il entassât des trésors; après s’être occupé la matinée à inventer
des moyens de piller l’empire , il passait le reste du jour dans les excès
de table, ou dans des débauches plus criminelles. Tribonien de Pamphilie, fils de Macédonien, était au contraire le
plus savant homme et le plus grand jurisconsulte de son siècle;
enjoué, poli, et du plus agréable commerce; mais, possédé de l’amour
des richesses, il vendait la justice; et le prince se reposant sur lui de
la rédaction de ses lois, il en faisait un honteux trafic, inventant des lois
nouvelles, abrogeant ou altérant les anciennes au gré de son avarice. Calépodius, déjà puissant sous Anastase, avait toute
l’insolence qu’inspire la faveur à une âme dure et hautaine. Le peuple gémissait,
et la matière était préparée pour s’embraser à la première étincelle.
Le treizième de janvier, l’empereur assistant aux jeux du
Cirque, il s’éleva une querelle entre les deux factions; elles en vinrent
aux mains. Les verts se plaignaient de la partialité du prince; ils l’accablaient
d’injures; quelques audacieux s’écrièrent: Plût a Dieu que Sabatius ne fût jamais venu au monde, il ne nous aurait
pas laissé un fils injuste et sanguinaire. Le lendemain Eudémon,
préfet de la ville, ayant recherché les auteurs de ce tumulte, en fit
arrêter sept, dont quatre eurent sur-le-champ la tête tranchée; trois
furent condamnés à être pendus. Le premier fut exécuté; les deux
autres étant déjà attachés à la potence, le bois rompit par deux fois;
l’un était de la faction bleue, l’autre de la verte. Les deux factions se
réunirent pour les défendre; une troupe confuse courut au palais demander
leur grâce à l’empereur, qui se tint renfermé sans vouloir répondre.
Cependant des moines d’un monastère voisin enlevèrent ces deux hommes,
leur firent passer le détroit, et les enfermèrent dans l’église de
Saint-Laurent, qui était un asile inviolable. Le préfet envoya des soldats
pour garder l’église, et empêcher les criminels de s’évader. Les factieux
ne pouvant obtenir une réponse de l’empereur, coururent à la maison du
préfet, demandant la délivrance de ces deux misérables; et , comme au lieu
de les satisfaire, il fit sortir ses gardes pour les dissiper, on se jeta
sur les gardes, on les tailla en pièces, on courut aux prisons, dont on
enfonça les portes ; on mit le feu à la maison du préfet, et
la flamme, poussée par un vent violent, se communiqua aux édifices
voisins , en sorte qu’en peu de temps une grande partie de la ville fut embrasée.
La vile populace, au lieu d’éteindre le feu, se joignit aux séditieux
pour profiter du pillage. La nuit se passa dans un affreux désordre. Les
principaux citoyens, abandonnant leur fortune pour sauver leur vie, s’enfuirent
au-delà du détroit, laissant la ville en proie aux fureurs d’une
multitude effrénée. Au milieu du bruit des flammes et du fracas des
maisons qui s’écroulaient, on entendait de toutes parts crier victoire; c’était
le signal dont les factieux étaient convenus pour se reconnaître. Cette
sédition en prit le nom, et les auteurs l’appellent communément
la sédition des victoriats, ou de la
victoire.
Les trois jours suivants se passèrent dans les mêmes
horreurs. Tout retentissait de cris, de blasphèmes, d’injures outrageantes
contre l’empereur et ses ministres. On brûlait, on pillait, on massacrait
ceux qu’on croyait attachés à la cour, et l’on traînait leurs cadavres au
travers de la ville pour les aller jeter dans la mer. Constantiole et le patrice Basilide, lieutenant d’Hermogène, maître des offices, eurent
assez de résolution pour sortir du palais: ils étaient estimés du peuple,
qui ne les confondait pas avec les autres courtisans. S’étant présentés
aux séditieux: Que demandez-vous? leur dirent-ils; mille voix crièrent
aussitôt: Jean de Cappadoce, Tribonien, Eudémon et Calépodius. L’empereur crut apaiser la sédition en éloignant les objets de la
haine publique. Sans abandonner ces officiers à la fureur du peuple,
il les dépouilla de leurs charges pour en revêtir le patrice Phocas, Basilide
et Triphon. Mais cette condescendance, loin de
calmer les séditieux, ne fit que les rendre plus fiers et plus insolents.
Ils coururent à la maison de Probus, neveu d’Anastase, lui demandant des
armes, et lui donnant le titre d’Auguste. Probus ne paraissant point, on
mit le feu à sa maison, qui ne fut brûlée qu’en partie, parce que, les
furieux s’étant retirés , on eut le temps d’éteindre l’incendie. Hypace et Pompée,
les deux autres neveux d’Anastase, étaient alors dans le palais avec
l’empereur, qui conçut contre eux des soupçons, et leur ordonna de se
retirer. Comme ils craignaient que cette affection populaire pour la
famille d’Anastase ne les mît eux-mêmes en danger par l’offre de la
couronne impériale, ils supplièrent l’empereur de leur permettre de ne pas
l’abandonner dans un si grand péril. Leurs instances ne firent
qu’augmenter la défiance; ils reçurent ordre de sortir sur-le-champ.
Cependant Bélisaire, ayant fait venir les troupes
cantonnées dans les villes voisines, se mit à leur tête, se fît jour au travers
de la multitude mutinée, et en tua un grand nombre, sans épargner les
femmes, qui du haut des toits lançaient sur les soldats des pierres, des
tuiles, et tout ce qui leur tombait sous la main. Les rebelles,
ne pouvant soutenir cette attaque, s’enfermèrent dans l’octogone: c’était
une basilique environnée de huit portiques. Les soldats y mirent le feu, qui
consuma les églises et les autres bâtiments d’alentour. Bélisaire, qui ne voulait
pas faire un bûcher de toute la ville, fit retirer ses troupes; et les
factieux, étant sortis de l’octogone allèrent brûler le palais de la Magnaure, à l’extrémité occidentale de la ville.
La nuit du samedi au dimanche, dix-huitième de janvier,
se passa dans le palais en délibérations. L’empereur avait déjà fait porter
dans un vaisseau tout ce qu’il avait d’argent; il songeait à s’enfuir à
Héraclée en Thrace, et à laisser Mondon et Constantiole avec trois mille hommes pour défendre le palais. Presque tous
les officiers étaient de même avis. Théodora, aussi intrépide que
Bélisaire, les fit rougir de leur timidité: «Dans les grands périls, leur
dit-elle, les lâches fuient, les âmes courageuses résistent; et soit qu’elles
les surmontent, soit quelles y succombent, leur gloire est égale. Je ne vois rien de plus
contraire à nos
intérêts que la fuite. Il n'est pas
nécessaire de vivre; la mort est inévitable; mais il est nécessaire de ne pas
survivre à son honneur. Un empereur qui traîne dans l’exil une
vie ignominieuse ne vaut pas un homme mort. Me préserve le ciel de vivre
un seul jour dépouillée de cette pourpre dont il m’a revêtue! Pour vous,
prince, si vous êtes résolu de fuir, partez, voilà des vaisseaux; la Propontide
vous ouvre son sein. Mais prenez garde qu’en cherchant les douceurs de la
vie, vous ne trouviez les opprobres de la mort. Je ne vous suivrai pas, je
n’abandonnerai point ce palais. Le trône est le tombeau le plus glorieux.»
Ces paroles ranimèrent les courages abattus; on ne songea plus qu’à se défendre
dans le palais, en cas d’attaque. La plupart des soldats, ceux-mêmes de la garde du prince, étaient
malintentionnés; mais ils ne se déclaraient pas, et attendaient l’issue du
soulèvement. L’empereur ne comptoir que sur Bélisaire et sur Mondon. Le
premier était maître de tous les officiers et de tous les soldats qui avaient
servi sous ses ordres dans la guerre de Perse, et dont il avait
gagné les cœurs. Mondon, arrivé depuis peu à Constantinople, y avait
amené un grand nombre d’Hérules attachés à sa personne. Ces deux braves
capitaines offrirent à l’empereur de le conduire au Cirque, et de le défendre
des insultes du peuple, ou de mourir à ses pieds.
Tandis qu’on délibérait dans le conseil, les séditieux continuaient
leurs ravages. Au point du jour, le bruit se répand dans la ville
qu’Hypace et Pompée ont été chassés du palais, et que l’empereur s’est
sauvé à Héraclée avec sa femme Théodora. Aussitôt le peuple court en foule
à la maison d’Hypace; on le conduit par force à la place publique, suivi
de sa femme, estimée de toute la ville par sa chasteté et sa vertu.
Prévoyant les suites du funeste honneur qu’on voulait faire à Hypacé, elle employait tous ses efforts pour le
retenir, fondant eu larmes, appelant ses amis à son secours; elle s’écriait
d’une voix lamentable qu’on traînait Hypace à la mort; on la sépara avec peine
de son mari, qu’elle tenait embrassé. Lorsqu’on fut arrivé à la place de
Constantin, on fit monter Hypace sur les degrés de la statue; on l’éleva
sur un bouclier. Tous le proclamèrent Auguste; faute de diadème, et malgré
sa résistance, on lui posa sur la tête un collier d’or. Les sénateurs, qui
ne se trouvaient pas alors avec l’empereur, entraînés par la
fougue populaire, le reconnurent pour empereur; plusieurs même étaient
d’avis d’attaquer sur-le-champ le palais; mais un des principaux d’entre
eux, nommé Origène, soit qu’il parlât de bonne foi, soit qu’il voulût
sauver Justinien, leur représenta qu’avant que d'entreprendre une
action si décisive, il fallait se mettre en état de tenir tête aux forces
de l'empereur. «Songeons,» dit-il, «à fournir des armes à cette multitude, qui
n'en a point encore d'autres que son animosité et son courage. Un sage
délai nous servira mieux qu'un emportement précipité. Justinien n'est pas
hors du palais, comme le peuple se l'imagine; mais il balance ; t bientôt
sans doute il se tiendra heureux de s'échapper pour sauver sa vie.
Si nous ne nous pressons pas de combattre, nous vaincrons sans combat.»
Hypace lui-même, qui commençait à souffrir sur sa tête la couronne impériale,
fut de cet avis, et donna ordre qu’on le conduisît au Cirque, où il
s’assit sur le trône du prince. Enfermer ainsi les séditieux dans le
Cirque, où il était facile de les envelopper et de les prendre comme dans un
filet, c’était une action si imprudente, que plusieurs ont cru
qu’Hypace avait en effet dessein de les livrer à l’empereur.
Voilà ce qui se passait dans une partie de la ville.
Justinien, qui n’en était pas encore instruit, animé par le courage de sa femme,
sortit escorté de ses gardes et d’un grand nombre d’autres soldats,
auxquels il avait défendu de s’emporter à aucune violence. Il tenait
entre ses mains le livre des Evangiles, comme pour lui servir de sauvegarde,
et dans un moment il se vît environné d’un peuple innombrable. Alors élevant sa
voix: «Par ce livre sacré,» leur dit-il, «je proteste que je vous
pardonne l’offense que vous me faites, et qu’aucun de vous n’en sera
recherché, si vous rentrez dans le devoir. Vous êtes innocents; je suis le
seul coupable. Ce sont mes péchés qui m’ont attiré ce malheur en fermant
mes oreilles à vos plaintes légitimes.» Ce ton dévot, plus capable
d’animer l’insolence que de la désarmer, ne lui attira que du mépris; on
l’accablait d’injures, et déjà les plus audacieux le menaçaient des dernières
violences, lorsqu’il prit le parti de rentrer dans le palais.
Hypace, qui craignit un revers, et qui à tout événement voulait
se mettre à couvert de la part de l’empereur, lui envoya secrètement son
confident Ephrémius, pour lui dire qu’il avait eu
l’adresse de rassembler les séditieux dans le Cirque, et que le prince était
maître d’en disposer à son gré. Le messager, approchant du palais,
rencontra Thomas, médecin de Justinien, qui, ayant appris de lui où il alloti,
lui dit qu’il pouvait s’en épargner la peine; que l’empereur était parti, et
qu’il faisait voile vers Héraclée. Ephrémius retourna aussitôt trouver Hypace: «Dieu, lui dit-il, vous donne
l’empire; Justinien y a renoncé; il abandonne Constantinople.» Ces
paroles tranquillisèrent Hypace; il se trouva plus à son aise sur le
trône, et commença d’écouter avec plaisir les acclamations dont on l’honorait,
et les malédictions dont on chargeait Justinien. En même temps deux cents
jeunes hommes, qui venaient de piller l’arsenal de Constance, arrivèrent
bien armés et couverts de cuirasses, promettant de forcer le palais et d’y
établir Hypace.
Bélisaire, résolu de périr ou de venger l’empereur, se
fit accompagner des soldats dont il était assuré, et voulut sortir du
palais. Mais les gardes de la porte, qui balançaient encore sur le parti qu’ils
dévoient prendre, et qui attendaient l’événement, lui refusèrent le passage. Il
retourna vers l’empereur lui dire que tout était perdu, et que ses propres
gardes le trahissaient. Justinien lui conseilla de sortir par la porte
d’airain, dont le vestibule s’ouvrait sur une rue qui conduisit au Cirque.
Bélisaire marcha de ce côté-là, et arriva au Cirque au travers des
décombres et des débris des maisons ruinées par l’incendie. Mondon, Constantiole, Basilide et Nàrsès,
chacun à la tète d’une troupe de soldats, entrèrent aussi par différentes
portes. Lorsqu’ils arrivèrent, le peuple était déjà divisé en deux partis.
Le chambellan Narrés avait, par ses émissaires, regagné à force d’argent
une partie de la faction bleue: les uns criaient de toute leur force,
vivent l’empereur Justinien et l’impératrice Théodora! tandis que les autres criaient,
vivent Hypace et Pompée! En même temps ils se battaient avec fureur; mais
ils furent bientôt confondus ensemble par un sanglant carnage. Bélisaire et les
autres fondent sur eux, on les perce de traits, on les charge à grands
coups d’épée. Tout fuit; on se presse, on se renverse, on s’écrase. Les
portes, trop étroites pour donner passage à tant de fuyards à la fois,
laissent aux soldats le temps de les massacrer. Trente mille, hommes
périrent dans cette fatale journée; et ce fut principalement au zèle et au
courage de Bélisaire disgracié que Justinien fut redevable de sa
conservation.
A la vue de cet horrible spectacle, Hypace, glacé de
frayeur, ne trouvait pas assez de forces pour prendre la fuite. Boraïde et Juste, frères de Germain et neveux de
Justinien, montèrent à lui, le précipitèrent du trône dans l’arène, et le
traînèrent à Justinien avec son frère Pompée, qu’on trouva armé d’une
cuirasse sous sa robe. Ces malheureux se jetèrent aux pieds de l’empereur,
et voulant profiter de la feinte dont ils avoient fait
usage: Seigneur, lui dirent-ils, nous sommes enfin venus à bout,
mais non sans peine, de rassembler vos ennemis dans le Cirque pour les livrer à
voire vengeance. «Fort bien,» répondit l’empereur : «mais, si vous saviez
vous en faire obéir, que ne m’avez-vous rendu ce service avant qu’ils
eussent brûlé et saccagé la ville?» Il commanda à ses gardes de les conduire
dans la prison du palais. On les enferma dans le même cachot.
Pompée, qui n’avait jamais éprouvé aucun revers, s’abandonnait aux gémissements
et aux larmes, Hypace, plus accoutumé aux disgrâces, lui reprochai sa faiblesse,
disant que les pleurs étaient indignes de ceux qui mouraient innocents;
qu'on les avait malgré eux enveloppés dans la révolte, et qu’ils n’étaient
coupables que d'avoir mérité l'affection du peuple. Le lendemain on les
étrangla dans la prison, et leurs cadavres furent jetés dans la
mer. Celui d’Hypace ayant été rejeté sur le rivage, l’empereur le fit
enterrer dans le lieu destiné à la sépulture des criminels. Quelques jours
après, il permit à ses parents de le transporter dans l’église de
Sainte-Maure. On confisqua ses biens, ainsi que ceux de Pompée et
des autres sénateurs qui avoient pris part à la rébellion. Thomas le
médecin, qui avait trompé Ephrémius, eut la tête
tranchée; Ephrémius fut exilé à Alexandrie.
De dix-huit personnes qui portaient le titre, d’illustres, les uns furent bannis, les autres se renfermèrent dans des asiles ou
des monastères. On nomme entre eux un certain Euloge, qui, de tailleur de
pierre s’étant fait anachorète , et ayant trouvé un trésor dans une
caverne, avait quitté sa solitude pour venir à Constantinople, et s’était
avancé jusqu’à la dignité de patrice et de préfet du prétoire. Engagé dans
cette malheureuse sédition, il prit la fuite; et, dépouillé de tous ses
biens, il retourna dans sa cellule, où il mourut saintement, après
une austère pénitence. Dans la suite, l’empereur fil grâce aux enfants
d’Hypace, de Pompée et de tous les autres. Il leur rendit même les biens
de leurs pères, excepté ceux dont il avait fait donation. Probus était en
grand péril : on lui avait offert l’empire; et quoiqu'il n’eût pas répondu aux
vœux du peuple, on l’accusait d’avoir tenu contre l’empereur des discours
injurieux. Sa cause fut examinée dans le conseil, en présence du prince;
il fut jugé coupable, et on allait prononcer sa sentence lorsque
Justinien prit en sa main les pièces du procès, et les déchirant : Je
vous pardonne, dit-il à Probus, tout ce que vous avez dit et fait
contre moi. Priez Dieu qu'il vous fasse la même grâce. Tout le conseil
donna de justes éloges à la clémence de l’empereur.
Le mardi vingt-deuxième de janvier, qui était le dixième
jour depuis le commencement de la sédition, un profond silence régnait
dans la ville; les rues étaient désertes; les boutiques des marchands
demeurèrent fermées, ainsi que les tribunaux. Le peuple, étonné lui-même des
excès auxquels il s’était porté, restait presque immobile, comme un
furieux épuisé par un violent accès. Constantinople était dans le même
état où l’aurait laissée l’ennemi le plus barbare après l’avoir prise
d’assaut et saccagée. L’église de Sainte-Sophie, l’Augustéon, la
salle du sénat, le prétoire, plusieurs portiques, le vestibule du palais,
nommé Chalcé, parce qu'il était couvert d’airain
doré, deux autres palais, le dépôt des archives et des registres publics,
les bains de Zeuxippe, plusieurs églises, plusieurs hôpitaux, quantité de
maisons particulières n’étaient plus que des amas de ruines fumantes;
et, ce qui était plus déplorable, les malades renfermés alors dans les
hôpitaux avoient été dévorés par les flammes avec les édifices. L’empereur
mit sorte-champ la main à l’œuvre pour relever tant de superbes bâtiments.
La plus grande perte était celle de l’église de Sainte-Sophie. Ce fut
aussi cette que l’empereur voulut réparer avec plus de magnificence. Il en
coûta six années de travaux continuels, poussés avec la plus grande
activité. Nous tâcherons de donner une idée de ce célèbre édifice quand
nous ferons l’histoire de l’année où il fut achevé. Pour fournir à tant de
dépenses, Justinien fut obligé d’avoir recours aux ressources les plus
fâcheuses. Ce fut alors qu’il supprima les pensions des
professeurs, honteuse économie, qui réduisit les lettres au silence,
et qui introduisit, dit Zonaras, l’ignorance et la barbarie.
L’empereur fit publier dans tout l’empire la victoire
qu’il avait remportée sur les rebelles: vanité mal entendue, puisqu’il est
beaucoup plus glorieux à un prince de ne jamais essuyer de rébellion que
d’en sortir victorieux. Il fit construire des moulins, des greniers et
des citernes dans l’enceinte du palais, pour y trouver, en cas de
révolte, ce qui était nécessaire à la subsistance. Il chargea le préfet de
la ville de rechercher surtout et de punir plus sévèrement ceux de la
faction bleue, qui, malgré la faveur dont il les avait honorés, s’étaient joints
aux séditieux. Pour détruire ces funestes jalousies, le parti le plus sage
et le seul efficace aurait été d’interdire absolument les jeux du Cirque. Il paraît
du moins que sous le reste du règne de Justinien ils ne furent
que rarement célébrés. L’histoire n’en parle point dans les quinze
années suivantes, jusqu’à une nouvelle sédition qui s’éleva dans le Cirque
en 547. La porte du Cirque, par laquelle on transporta les cadavres de
ceux qui avaient péri dans cet affreux carnage fut nommée la porte
des morts. Je crois que ce fut le souvenir de cette cruelle émeute
qui porta le prince quelques années après à défendre à quelque particulier que
ce fût de fabriquer des armes offensives et défensives, ne permettant
cette fabrique qu’aux ouvriers publics employés dans les arsenaux. Il condamna
ceux-ci à des peines rigoureuses, s’ils étaient convaincus d’en avoir
vendu aucune. Lorsque la tranquillité fut revenue, l’empereur ne tarda pas
longtemps à rétablir Jean de Cappadoce et Tribonien dans leur première
dignité. Phocas et son successeur Bassus n’occupèrent
que peu de temps la place de préfet du prétoire, quoique leur vertu les en
rendît beaucoup plus dignes que Jean de Cappadoce. L’histoire ne parle plus de Calepodius. Si l’on en veut croire Procope dans
ses Anecdotes, Eudémon fut dans la suite intendant de l’empereur,
qui, après sa mort, s’empara de ses biens au préjudice des légitimes
héritiers.
LIVRE QUARANTE-DEUXIÈME. JUSTINIEN. 532-534
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HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |