HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |
LIVRE QUARANTE-TROISIÈME.JUSTINIEN. 534-537
La conquête de l’Afrique comblait Justinien de gloire. Mais,
s’il est plus digne d’un prince de régler ses états par de bonnes lois
que d’en reculer les limites, on peut dire que cette année vit achever
une entreprise encore plus importante que les succès de Bélisaire. Le 16 de
novembre, l’empereur publia la seconde édition du Code, et consomma l’ouvrage
de cette fameuse législation qui subsiste depuis tant de siècles. J’ai différé
d’en parler jusqu’a ce moment, pour
mettre sous les yeux l’ensemble de ce grand corps. Justinien était monté
sur le trône avec les projets les plus capables d’immortaliser son
règne et de rétablir la puissance romaine dans son ancienne splendeur.
Portant à la fois ses regards sur les dehors et sur l’intérieur de
l’empire, il forma le double projet d’y réunir les provinces envahies par
les barbares, et de réduire en un abrégé d une juste étendue ce nombre infini
de lois, de règlements et de maximes judiciaires que l’intérêt des hommes, leur
faiblesse, leur inconstance, leur inquiétude, avoient enfantées depuis treize
cents ans. Il savait que la multitude des ordonnances introduit la confusion et
le désordre; et que ce tissu embarrassé de décisions qui s’entrelacent et se
croisent et un labyrinthe où la justice s’égare, tandis que l’injustice
échappé a la faveur de tant de détours. Il n’était pas moins difficile de
bannir des tribunaux l’ignorance, la mauvaise foi et la chicane, en simplifiant
les lois, que de chasser de l’Italie et de l’Afrique les Goths et les
Vandales. Justinien entreprit l’un et l’autre; et peut-être aurait-il également
réussi , si l’impatience de son amour-propre n’eût précipité l’exécution de cet
ouvrage immense, et s’il avoi trouvé des jurisconsultes aussi parfaits que ses
généraux. Tribonien, qu’il mit à la tête de ce travail, supposé qu’il eût
autant d’habileté dans son art, avait assurément moins de vertu que
Bélisaire et Narsès. Quelques auteurs prétendent qu’il était païen; il est
assez justifié de ce reproche par les lois favorables au christianisme qu’il
inséra dans le Code, et plus encore par celles qui tendent à la
destruction du paganisme. Mais l’histoire lui attribue assez d’autres
défauts incompatibles avec un emploi qui demandait autant de probité que de
lumières. Flatteur, intéressé, accoutumé à vendre la justice, il tronqua,
il altéra, il supprima de bonnes lois. Souvent il détruisit dans
les Novelles qu’il suggérait à l’empereur ce qu’il avait prudemment établi
dans le Code et dans le Digeste. Presque partout il s’écarta de l’élégante
précision des anciens jurisconsultes.
Justinien commença par le Code. Dans une constitution du 13
février 528, adressée au sénat de Constantinople, il déclare qu’il se propose
de rassembler dans un seul volume, non-seulement les lois contenues
dans les trois codes de Grégoire, d’Hermogénien et de Théodose, mais
encore celles qui, depuis la publication du Code Théodosien, sont émanées
de l’autorité impériale. Pour composer ce recueil, il choisit Tribonien,
secondé de neuf personnes consommées dans la science du droit romain.
Il leur permit de supprimer les lois répétées, contradictoires, hors d’usage;
de retrancher les préambules, et tout ce qui leur paraîtrait superflu;
d’ajouter ce qu’ils croiraient nécessaire, soit pour l’exactitude, soit
pour l’éclaircissement; de changer les termes, de réunir dans une
seule loi ce qui se trouverait épars dans plusieurs. Il voulut que, sous
chaque titre, on suivît l’ordre de la chronologie. Le travail fut pressé
avec tant de diligence, qu’au mois d’avril de l’année suivante, le nouveau
code renfermant en douze livres les lois impériales, depuis le commencement
du règne d’Adrien, fut en état de paraître. Justinien y imprima le sceau de
l’autorité souveraine par une constitution du 7 avril 529, qu’il adresse à Mennas, préfet du prétoire. Il s’y félicite d’avoir trouvé
dans les rédacteurs la science, l’expérience, le zèle du bien public, et
la probité requise pour faire parler dignement tant de princes et de
législateurs. Il donne à cette collection force de loi; il abroge les
précédentes, et ne permet de citer en justice que le nouveau code. Il
ordonne au préfet du prétoire de le faire publier dans tout l’empire.
Il restait un ouvrage plus étendu et plus difficile; c’était
de recueillir les monuments de l’ancienne jurisprudence. L’empereur chargea
encore Tribonien de ce travail, et lui laissa le choix de ceux qu’il croirait
capables de le partager avec lui. Tribonien choisit un des magistrats qui
avoient déjà travaillé à la rédaction du Code, quatre professeurs en droit
, deux de Constantinople, deux de Béryte et onze avocats. Il les
présenta au prince, qui les approuva sur son témoignage. Ces dix-sept
commissaires reçurent ordre de rechercher, rassembler, et mettre en ordre
ce qu’il y avait d’utile dans les livres des jurisconsultes, qui avoient
été autorisés par les princes à faire ou à interpréter les lois, sans
avoir égard aux ouvrages qui n’étaient revêtus d’aucune autorité.
L’empereur leur donna le même pouvoir de changer, d’ajouter, de retrancher,
qu’il avait donné pour le Code, et de fixer par une décision précise les
points douteux et contestés jusqu’alors. Il leur recommanda de
ne considérer dans leur choix ni le nombre des jurisconsultes, ni leur
réputation personnelle, mais uniquement la raison et l’équité. De ces
extraits ils devaient composer cinquante livres, et diviser les matières sous différents titres,
en suivant l’ordre du Code ou celui de l’édit perpétuel, selon qu’ils jugeraient
plus convenable. Il voulut ;que tout ce qu’ils adopteraient fût censé
sortir de la bouche du prince. Ce recueil devait porter le nom de Digeste,
parce que les matières y seraient rangées chacune sous son titre, ou de Pandectes,
comme renfermant toute l’ancienne jurisprudence. La constitution par
laquelle cette commission est établie, en date du 15 décembre 53o, est
adressée à Tribonien, à qui l’empereur recommande à la fois l’exactitude et la
diligence. Mais, au jugement des plus habiles jurisconsultes,
le rédacteur s’acquitta de sa commission avec plus de célérité que
d’exactitude. L’empereur lui-même ne s’attendait pas à voir finir avant dix ans
un travail de cette étendue. Il s’agissait de dépouiller plus de deux
mille volumes, d’en discuter, d’en comparer, d’en réduire
les décisions; de les réformer même ,et de les ranger dans un ordre
méthodique. Tribonien, qui savait que dans les entreprises où la vanité
des princes est intéressée ils souffrent impatiemment l’intervalle
nécessaire entre l’ordre et l’exécution, hâta tellement l’ouvrage,
qu’il fut achevé en trois ans. Le 16 décembre 533, Justinien revêtit
cette compilation de son autorité par une constitution adressée au sénat de
Constantinople et à tous les peuples de l’empire. Il annonce que le chaos
énorme des décisions anciennes se trouve maintenant réduit à
la vingtième partie sans qu’on ait rien omis d’essentiel, en sorte
que l’ordre, la brièveté du corps de droit, et la facilité de l’acquérir,
ne laissent plus d’excuse à la paresse ni à l’ignorance. Il ne répond pas qu’il
ne s’y soit glissé quelques faut es; mais il se flatte, sans doute
trop légèrement, qu’il n’y reste aucune de ces contradictions que les
jurisconsultes appellent antinomies. S’il s’y trouve quelque omission ou
quelque obscurité, il veut qu’on ait recours à l’autorité impériale, qui
seule a le droit de suppléer et d’interpréter les lois. De peur que
l’on ne tombe dans l’ancienne confusion par la diversité des sentiments, il
interdit tout commentaire, permettant seulement de traduire ces lois
littéralement en grec, et d’y ajouter des titres et des paratitles,
c’est-à-dire, des sommaires de ce qu’elles contiennent. Il défend de se servir
d’abréviations en les transcrivant, et déclare que la copie où il s’en
trouvera une seule ne fera point autorité, et que le copiste sera condamné
comme faussaire. Il abroge toutes les autres lois, avec défense même de
les citer dans les tribunaux, et ordre aux juges de se conformer à celles
du Digeste, à commencer le 3o décembre 533. Il enjoint aux trois préfets du
prétoire de les faire publier chacun dans son district. Il ajoute
qu’il s’est hâté de les mettre au jour cette année, afin que son
troisième consulat, déjà comblé des faveurs du ciel par la paix conclue
avec la Perse, et par la conquête de l’Afrique, ait encore l’honneur de
voir achevé ce grand édifice des lois comme un temple saint et auguste
où la justice prononcera ses oracles. Laissons aux
habiles jurisconsultes, tels que Cujas, Dumoulin, Denys et Jacques
Godefroy, le soin de relever les défauts de cet& important ouvrage; nous
nous contenterons d'observer qu’après la liberté illimitée que Justinien
avait donnée aux rédacteurs de changer les textes, d’y ajouter,
d’en retrancher ce qu’ils jugeraient à propos, on ne peut
avec certitude attribuer, ni aux anciens jurisconsultes, ni aux
prédécesseurs de Justinien ce qui se trouve énoncé sous leur nom , soit
dans le Digeste, soit dans le Code.
Pendant qu’on travaillait au Digeste, l’empereur chargea
encore Tribonien et deux des commissaires, Théophile et Dorothée, professeurs
en droit, l’un à Constantinople, l’autre à Béryte, d’extraire des anciens, et
de recueillir en quatre livres les premiers éléments de la jurisprudence
pour servir d’introduction à cette étude. De l’avis des connaisseurs,
c’est la partie du corps de droit la plus parfaite et la mieux exécutée.
Elle fut achevée avant le Digeste, et publiée le 21 de novembre de la même
année. L'édit de publication donne à ces instituts la forme et l’autorité des
lois impériales.
Le même jour que Justinien publia le Digeste il adressa
aux professeurs une constitution particulière, pour leur tracer la méthode
d’enseigner. Le cours de droit avait été de quatre ans. L’empereur l’étend
jusqu’à cinq, et prescrit la nature et l’ordre des matières
qui doivent occuper chaque année. Il règle la police des écoles, et
défend d’enseigner le droit ailleurs qu’à Rome, à Constantinople, et à
Béryte en Phénicie, ville depuis longtemps célèbre par ses écoles de
jurisprudence. Il supprime celles d’Alexandrie et de Césarée en
Palestine, où des maîtres peu instruits et sans autre
autorisation que celle qu’ils se donnaient eux-mêmes, corrompaient, la
science qu’ils s’ingéraient d’enseigner, et ne communiquaient à leurs disciples
que leur présomption et leur ignorance.
Le dessein de l’empereur était rempli. Tout le droit
ancien, simplifié, réduit à l’essentiel, se trouvait réuni dans les Instituts,
le Digeste et le Code. Mais, depuis la rédaction du Code,
Justinien avait publié plusieurs institutions nouvelles; on en compte plus
de deux cents. D’ailleurs le travail subséquent avait fait
apercevoir plusieurs imperfections dans le premier ouvrage. Justinien en
ordonne la révision, et choisit pour cet effet, entre les commissaires
déjà employés, cinq personnes, dont Tribonien fut encore le chef. Il leur
donna pour la réformation le même pouvoir qu’il leur avait donné pour
la rédaction, leur enjoignant de renfermer dans le nouveau code les lois
postérieures au premier. Le seizième novembre 534, il adressa au sénat de
Constantinople cette seconde édition, abrogeant la précédente, et
ordonnant que celle-ci aurait exclusivement force de loi, à commencer au
29 décembre suivant. C’est cette révision qui a seule subsisté, et que
nous avons aujourd’hui entre les mains.
L’empereur se réserva en termes exprès le droit d’ajouter
dans la suite, mais séparément les constitutions qu’il jugerait nécessaires.
Aussi plusieurs des novelles limitent, étendent, quelquefois même détruisent ce
qui avait été statué dans le Code; et c’est surtout cette inconstance qui
a fait soupçonner Tribonien et le prince même d’avoir souvent écouté
l’intérêt et la faveur plutôt que la raison et l’équité. Quelques auteurs
attribuent ces variations aux caprices de Théodora, qui gouvernait son mari, et
qui était elle-même gouvernée par ses passions. Ces novelles sont au
nombre de cent soixante et huit; dont quatre-vingt-dix-huit
seulement ont force de loi, parce qu’elles furent recueillies dans un
seul volume en 565, dernière année du règne de Justinien. Après la mort de
ce prince, le jurisconsulte Julien en fit une nouvelle édition, et en
ajouta vingt-sept qui avoient été exclues du premier recueil. Haloander, jurisconsulte saxon, qui donna en 1531 une
édition des Pandectes, y joignit encore quarante novelles qu’il avait retrouvées;
et Cujas en a découvert trois autres. Les novelles furent publiées en grec
par Justinien, et traduites en latin sous le règne de Justin second.
Cette traduction est littérale et telle que Justinien l’avait permise;
aussi fait-elle autorité; et c’est pour
cette raison que ces novelles ainsi traduites sont nommées authentiques.
La langue latine se perdait peu à peu en Orient, et le
texte original du corps de droit eut la même destinée. Quarante ans après
Justinien, sous le règne de Phocas, les Pandectes furent traduites en grec
par Thalelée, célèbre jurisconsulte. Quelques auteurs prétendent que cette
traduction fut faite du temps même de Justinien, et que ce Thalelée est le
même que l’empereur nomme entre ceux qui travaillèrent à la rédaction du
Digeste. On traduisit aussi le Code. Théophile, sous l’empire
de Michel III, fit une paraphrasé grecque des Instituts. Selon
quelques critiques, ce Théophile était contemporain de Justinien; c’est le même
qui avait été son précepteur, et un de ceux qui avoient secondé Tribonien. Le
droit romain, augmenté des constitutions des empereurs qui succédèrent à
Justinien, demeura en cet état jusqu’au règne de Basile le Macédonien, en
867. Mais, dans cet intervalle, l’empire étant désolé par les
ravages des Sarrasins, les lois et les jugements perdirent beaucoup de
leur force. Basile, jaloux de la gloire de Justinien, ne chercha qu’à détruire
son ouvrage; il exclut entièrement le droit latin; il réunit toutes les
parties du corps de droit, et en composa quarante livres,
auxquels son fils Léon en ajouta vingt. C’est ce qu’on appelle les Basiliques.
Constantin Porphyrogénète, fils de Léon, en fit la révision. Les
Basiliques furent donc le seul droit usité en Orient, jusqu’à la
destruction de l’empire. Cette collection fut diversement abrégée, et
porta différents noms.
Les Francs, les Visigoths, les Bourguignons et les Goths
d’Italie, étant maîtres de l’Occident, le corps de droit de Justinien n’y
fut reçu qu’en Illyrie, qui était encore soumise à l’empire. Il s’établit
dans l’Italie avec le gouvernement impérial, lorsque les Goths en
furent chassés. Mais il céda aux lois des Lombards, quand ceux-ci se
furent rendus maîtres de Ravenne. Charlemagne, ayant détruit le royaume
des Lombards, fit en vain chercher en Italie l’ouvrage de Justinien. Ce
trésor demeura caché jusqu’au douzième siècle. Enfin, dans la guerre que
l’empereur Lothaire II vint faire en Italie contre Roger, comte d’Apulie
et de Sicile, en 1127, on trouva dans la ville d’Amalfi un exemplaire du
Digeste. Les Pisans, qui avoient secouru l’empereur dans
cette expédition, l’obtinrent pour récompense de leurs services. Environ
trois cents ans après, les Florentins, devenus maîtres de Pise, transportèrent
ce manuscrit à Florence, et l’y conservèrent précieusement.
Quelques auteurs, sans beaucoup de fondement, en font
remonter l’antiquité jusqu’au temps de Tribonien. C’est l’original de
toutes les copies des Pandectes qui se sont ensuite répandues. Vers le même
temps on découvrit à Ravenne un exemplaire du Code, et l’on rassembla
les novelles, qui se trouvèrent dispersées en Italie, et qui avoient
été inconnues jusqu’alors, aussi-bien que treize édits de Justinien.
Telles furent la naissance et les révolutions diverses de ce fameux corps de
législation qui, malgré ses défauts, est encore le plus complet que
la prudence humaine ait pu produire. C’est dans cette source
abondante que presque toutes les nations de l’Europe vont puiser le
supplément de leurs lois particulières. Justinien, pour le conserver dans son
intégrité, avait expressément défendu de le charger de commentaires. Mais
l’éloignement des temps ayant fait perdre la trace des anciens usages, et
obscurci les expressions de la langue romaine, a rendu les explications
nécessaires. Elles se sont multipliées à l’excès; et comme un seul édifice
considérable, tel qu’un palais ou un temple célèbre, attirant dans son
voisinage un peuple nombreux, a souvent fait naître aux environs un
assemblage d’habitations grandes et petites, qui vont enfin
jusqu’à former une ville; ainsi le corps de droit de
Justinien, devenu le centre d’une infinité de commentaires,
de gloses, d’interprétations, de dissertations de diverse valeur, a
rassemblé enfin autour de lui une bibliothèque entière.
Depuis que Gurgène, roi d’Ibérie, s’était venu jeter entre
les bras de Justin, avec son fils Pérane et toute sa
famille, les Perses s’étaient emparés de ses états. On voit cependant sous le
règne de Justinien un roi de ce pays, nommé Zamanarse, soit qu’il eût
profité des troubles qui suivirent la mort de Cabade, pour
chasser les Perses, soit qu’il fût roi d’un autre canton de l’Ibérie.
Théophane rapporte que ce prince vint cette année à Constantinople,
accompagné de sa femme et de toute sa cour, pour resserrer les nœuds des
anciennes alliances. L’empereur , qui ne comptait pas que la paix avec Chosroès
fût de longue durée, reçut honorablement Zamanarse, et le combla de présents
lui et ses officiers. L’impératrice traita la reine avec la même
magnificence; et les Ibériens partirent dans la résolution de
demeurer fidèlement attachés au service de l’empire. Mais ce récit de
Théophane ne s’accorde guère avec la suite de l’histoire, qui nous montre
constamment l’Ibérie soumise aux Perses depuis la retraite de Gurgène. En
ce même temps la statue de l’empereur Julien, placée au milieu du
port qu’il avait fait construire à Constantinople, s’étant abattue, on planta
une croix sur la même base, espèce de trophée que la religion s’élevait
sur le monument de son ennemi.
A peine l’Afrique était-elle entrée sous la domination,
que l’occasion se présenta de recouvrer l’Italie. Pour développer les causes de
cette guerre, plus fameuse que la précédente par sa durée, par la grandeur des événements,
et par le mérite des princes vaincus, il faut reprendre l’histoire du règne
d’Athalaric. Nous l’avons vu monter sur le trône a l’âge de huit ans, sous la tutelle
d’Amalasonte sa mère. Cette sage princesse, pendant les huit années qu’elle
régna sous le nom de son fils, se fit respecter des rois voisins, et
entretint la tranquillité dans ses états. Le grand Théodoric semblait revivre
dans sa fille; et l’on voyait avec étonnement une femme remplacer un
prince qui n’avait point eu d’égal. Elle contint l’avidité des
gouverneurs, et augmenta les gages des officiers, pour les porter à
ménager les provinces. Elle nommait tous les ans des juges, et les suivait des
yeux dans leurs fonctions, pour réveiller leur négligence ou arrêter leurs
injustices. Les usurpations, la violence, les crimes de faux, l’adultère,
le concubinage, les maléfices, les fraudes, la tyrannie des riches, la
corruption des jugements, les chicanes inventées pour éluder l’effet d’une
sentence; en un mot, tout ce qui trouble la société civile, fut proscrit par
une loi publiée à Rome, et qu’elle fit exécuter par toute l’Italie. Comme une
excellente éducation lui avait inspiré le goût des lettres, elle
encouragea les études; et, en relevant la fortune des professeurs, elle
resserra la discipline, et leur imposa de plus étroites obligations.
Quoique engagée par sa naissance dans les préjugés de l’arianisme, elle
toléra, elle respecta même et favorisa l’Eglise catholique,
pour laquelle elle fit des règlements dignes des princes les
plus orthodoxes. Elle poursuivit avec indignation la simonie, qui de
son temps osait attaquer jusqu’à la chair de saint Pierre. On voit par ses
lettres le respect qu’elle portait à la personne des papes et des évêques,
qu’elle savait cependant contenir dans les bornes de leur autorité
spirituelle. Les familles romaines conservèrent tout leur éclat; elle les honorait
comme des restes précieux de l’ancienne république. Paulin, qu’elle fit
nommer consul en 534, descendait des Decius, dont elle fait
un magnifique éloge dans une lettre qu’elle lui adresse. L’Italie fut en
grande partie redevable d’un gouvernement si doux et si équitable à la
confiance dont elle honorait Cassiodore, qu’elle fit préfet du prétoire.
Elle rendit en même temps à cette charge éminente les anciens
droits qui lui avoient été enlevés par la jalousie des autres dignités. Ce
grand magistrat, qui puisait dans les livres saints ses maximes de
conduite, voulut, de concert avec le pape Agapet, établir à Rome des
écoles où l’on enseignerait l’Ecriture sainte, selon l’usage autrefois
établi dans Alexandrie, et qui subsistait encore à Nisibe; mais les
troubles qui suivirent empêchèrent l’exécution de ce louable dessein.
Amalasonte aimait tendrement son fils; mais sa tendresse
n’avait rien de faible; elle en voulait faire un prince semblable à Théodoric,
et elle savait qu’une molle indulgence énerve les semences de vertu, et ne
laisse croître que les vices. Ayant un jour surpris son fils dans une
faute considérable, elle s’échauffa jusqu’à le frapper. Le jeune prince,
s’étant retiré en pleurant, rencontra quelques seigneurs, déjà mécontents
de la princesse, dont la sévérité contraignait leur humeur altière et
féroce. Ils flattèrent l’enfant, ils le plaignirent, et
répandirent le bruit qu’Amalasonte ne cherchait qu’à se défaire
de son fils pour régner elle-même avec un second mari. Ces discours
ne trouvèrent que trop de crédit dans une cour encore barbare. Plusieurs
des principaux seigneurs allèrent ensemble trouver Amalasonte. «Les
lettres, lui dirent-ils, s’assortissent mal avec les armes. Des pédants,
des gouverneurs glaces de vieillesse, ne sont propres qu’à éteindre
l’ardeur naturelle et à former des âmes basses et timides; il faut rompre
ces entraves capables d’amortir l’activité du jeune prince; ne lui enseigner
que les exercices militaires qui doivent faire un jour son occupation et
sa gloire; il faut lui donner pour compagnie de jeunes seigneurs qui
échaufferont son courage, et lui inspireront une élévation de sentiments,
et une liberté vigoureuse, digne du monarque d’un peuple guerrier». Amalasonte
sentit toutes les conséquences d’un avis si peu sensé; mais la
partie était trop forte. De crainte qu’on ne lui arrachât son fils,
elle feignit de se rendre aux vœux de la nation. Athalaric, affranchi de
ses gouverneurs, fut livré à une troupe de jeunes gens indisciplinés; il
mit dans la société tout ce qu’il avait de vices, et ne manqua pas d’y
prendre tout ce que les autres y en apportèrent. Il s’abandonna sans
ménagement à l’amour du vin et des femmes, et se trouva perdu de débauche
dès l’âge où l’on commence à la connaître. Plus de respect pour
sa mère, dont il repoussait les avis par des insultes. On conspirait
ouvertement contre elle; on osait lui dire en face qu’elle ne pouvait
mieux faire que de se retirer de la cour.
L’insolence des courtisans n’effraya pas la princesse. Loin
de céder à l’orage, elle ne songea qu’à rétablir son autorité. Trois seigneurs
accrédités par leur naissance et par leur audace étaient l’âme de la
cabale; Amalasonte trouva moyen de les séparer, en leur donnant des
emplois aux diverses extrémités de l’Italie, sous prétexte de défendre la
frontière contre des incursions dont elle avait reçu avis. Comme elle vit
qu’ils entretenaient correspondance, quoique dispersés, et qu’ils continuaient de
concerter leurs mauvais desseins, elle prit le parti de s’en défaire; mais
elle voulut auparavant se ménager une ressource en cas de malheur. Elle
envoya secrètement demander à l’empereur s’il donnerait asile à la fille
de Théodoric, supposé qu’elle abandonnât l’Italie. Justinien répondit
qu’il s’en ferait honneur, et lui fit préparer à Dyrrachium un palais, où
elle pourrait séjourner en attendant qu’elle se rendît à Constantinople.
Amalasonte, assurée de cette retraite, choisit entre les Goths des hommes
hardis et dévoués à ses volontés, auxquels elle donna commission de la
délivrer des trois conspirateurs. En même temps, ayant chargé un
vaisseau de quarante mille livres pesant d’or, elle y fit embarquer ses
plus fidèles serviteurs, avec ordre de la conduire à Dyrrachium, mais sans
entrer dans le port et sans rien mettre à terre, jusqu’à ce qu’elle leur
eût fait savoir sa volonté. Elle fut obéie fidèlement de part
et d’autre : la mort des trois rebelles étouffa leurs complots; elle
fit revenir le vaisseau; et ce coup de vigueur fit trembler les autres
séditieux.
Amalasonte avait, sans le savoir, dans la personne de Théodat
un ennemi bien plus dangereux. Il était le neveu de Théodoric, fils de sa sœur Amalfride et d’un seigneur de la nation, après la mort
duquel elle avait épousé Trasamond, roi des Vandales.
Théodat, élevé avec soin, ainsi que toute la famille de Théodoric, s’était rendu
fort savant pour un prince. Il passait à la cour pour un profond
platonicien. Mais l’étude n’était pour lui qu’un amusement oisif; il s’était à
peu près rempli des idées de Platon sans en prendre les maximes; et les
spéculations métaphysiques n’avoient rien changé dans son mauvais
caractère. Injuste, avare, lâche, perfide, étant préfet de Toscane, il n’usa de
son pouvoir que pour accroître ses possessions. Malheur à
quiconque avait une terre voisine des siennes; et sous ce grand philosophe
la Toscane enviait le sort des autres provinces, qui reposaient
tranquillement sous des gouverneurs qui ne savaient pas lire. Théodoric
réprima plusieurs fois ses usurpations: mais Théodat était homme de
système; il ne se corrigea pas. Amalasonte, instruite de toutes
ses injustices, l’ayant fait venir à Ravenne, le
condamna juridiquement à restituer tout ce qu’il avait pris. Ce
fut pour lui un plaie mortelle, que nul bienfait ne put guérir. Il résolut
de se venger par une trahison. Justinien avait envoyé en Italie Hypace et
Démétrius, l’un évêque d’Ephèse, l’autre de Philippes, pour des affaires
de religion. Théodat conféra secrètement avec eux, et les pria d’assurer
l’empereur qu’il était prêt à lui livrer la Toscane, si ce prince voulait lui
donner une somme d’argent, une place dans le sénat, et la permission de
passer le reste de ses jours à Constantinople.
Il ne prévoyait pas alors son élévation prochaine, qu’en
effet il ne méritait pas. Athalaric, épuisé de débauches, tomba bientôt dans
une maladie de langueur qui fit désespérer de sa vie. Quoiqu’il n’eût
conservé aucun égard pour sa mère, les approches de sa mort causaient
à la princesse de vives inquiétudes. Elle allait rester exposée à tous les
effets de la haine des seigneurs, qui, en lui donnant un maître, lui donneraient
un ennemi. Elle se détermina donc à entretenir la négociation déjà entamée
avec l’empereur. Aux deux évêques dont j’ai parlé Justinien avait joint le
sénateur Alexandre pour sonder les dispositions d’Amalasonte, et
s’informer des raisons qui l’empêchaient de passer en Grèce. C’était là le
secret de l’ambassade. Le motif apparent était de se plaindre du refus que faisaient
les Goths de rendre Lilybée, de la retraite qu’ils avoient donnée à des
déserteurs de l’Afrique, et de quelques hostilités exercées contre la
ville de Gratiane sur les frontières de
l’Illyrie. Dès qu’Alexandre fut à Ravenne, il eut une
audience particulière d‘Amalasonte, qui lui témoigna qu’elle persistait
dans le dessein de mettre l’Italie entre les mains de l’empereur, et
qu’elle n’en attendait que l’occasion. Dans l’audience publique, elle répondit
aux griefs de Justinien de manière à satisfaire les Goths. Les
députés, de retour à Constantinople, rendirent compte à l’empereur des
deux négociations secrètes de Théodat et de la princesse. Justinien en fut
ravi de joie; il crut toucher au moment de rentrer, sans coup
férir, en possession de l’Italie.
Athalaric mourut le 2 octobre, après avoir porté huit ans
le nom de roi. Amalasonte avait la faiblesse des grandes âmes; elle voulait
régner; et, quoiqu’elle ne fût pas possédée de cette fureur d’ambition qui
préfère à une vie privée l’honneur de périr une couronne sur la tête, cependant
elle ne pouvait se résoudre à descendre du trône sans y être forcée. C’était
dans la crainte de cette violence qu’elle amusait Justinien. Fille
de Théodoric, elle se croyait assez de pouvoir pour faire un roi,
surtout si elle le prenait dans la famille de ce prince. Il ne restait
dans la maison royale que Théodat, qu’elle avait flétri par un jugement
juste, mais rigoureux. Elle espéra qu’un bienfait éclatant lui ferait oublier
cet affront, et qu’avec un prince incapable, qui serait sa créature, elle pourrait
conserver le titre et l’autorité de reine, que les Goths lui avoient
laissé prendre pendant sa régence. Voyant donc que l’état d’Athalaric
annonçait une mort prochaine, elle fit venir à Ravenne Théodat; et, pour
étouffer son ressentiment, elle lui dit «qu’ayant depuis longtemps prévu
la perte qu’elle alloti faire, elle avait dès-lors désigné Théodat pour
successeur de son fils; que c’était pour écarter les obstacles qu’il
mettait lui-même a ce dessein, qu’elle l’avait obligé de se défaire de ce
qui le rendait odieux, parce qu’il lui était bien plus important de
rétablir sa réputation que d’augmenter sa fortune; qu’elle ne l’avait
condamné que par affection; qu’il ne tenait qu’à lui de ressentir les
effets de sa bienveillance, et que, s’il voulait promettre avec serment de
lui laisser l'autorité dont elle avait joui pendant le régné de
son fils, elle promettait, de son côté, de la partager avec lui.»
Théodat, à la vue d’une couronne, n’était pas homme à reculer pour un
parjure. Il se jeta aux pieds de la reine, et lui jura tout ce qu’elle
voulut. Amalasonte prépara les esprits; et le lendemain de la
mort d’Athalaric, elle fit reconnaître Théodat pour roi, conjointement
avec elle, mais sans l’épouser, comme plusieurs historiens l’ont mal à propos
avancé. Aussitôt elle manda cette nouvelle à Justinien, lui faisant un
grand, éloge de Théodat, qui chargea les mêmes députés d’une lettre
par laquelle il demandait à l’empereur sa protection, et témoignait la plus
vive reconnaissance à l’égard d’Amalasonte. Ils écrivirent tous deux au sénat
de Rome; et l’on ne peut guère regarder comme sincères ni les
louanges qu’Amalasonte donnait à Théodat, et qui étaient autant de
contre-vérités, ni celles dont Théodat comblait Amalasonte, dont il avait
sans doute intérieurement
juré la
perte au moment même qu’il lui jurait de bouche
une soumission absolue. Sans doute ils laissèrent tous deux courir la
plume de Cassiodore, et le secrétaire peignit Amalasonte telle qu’elle était, et
Théodat tel qu’il devoir être.
Le nouveau roi donna d’abord d’heureuses espérances, et,
comme presque tous les mauvais princes, il débuta par de belles maximes et par
quelques actions dignes de louanges. Il écoutait les conseils d’Amalasonte , à
laquelle il laissait la principale autorité. Il choisissait de bons magistrats,
et nommait aux offices de sa maison des hommes estimés. Il annonçait un
grand amour pour ses sujets, un grand zèle pour la justice. Il
recommanda aux régisseurs de son domaine de ne point se prévaloir de
l’autorité du prince pour prétendre à des privilèges, et de se soumettre à la
juridiction ordinaire. Nous voulons, dit-il, donner l’exemple de la
bonne discipline; et, si nous avons soutenu nos droits avec chaleur
quand nous étions particuliers, nous sommes disposés à en relâcher
maintenant que nous sommes les maîtres. Un bon prince n’a point d’intérêts
séparés de ceux de son peuple, son état est son domaine, et tous ses
sujets sont privilégiés à ses yeux. Il avait épousé Gudeline, dont
la naissance est inconnue: c’était une femme adroite, qui s’empressa de
gagner par ses complaisances l’amitié de l’impératrice, dont elle connaissait
le pouvoir. Elle avait donné à Théodat un fils et une fille, dont
nous parlerons dans la suite.
Théodat ne put longtemps se contraindre. Il n’admettait dans
sa pratique que cette philosophie ingrate et inhumaine qui ne commît point de
vertu, qui rapporte tout a l’intérêt personnel, et qui compte pour rien les
bienfaits passés, s’ils n’en font pas espérer d’autres. Des qu’il crut
pouvoir se soutenir sans l’appui de sa protectrice, il résolut de la perdre. Il
s’attacha, par des honneurs et par des bienfaits, les parents de
ces trois seigneurs qu’Amalasonte avait immolés à sa propre sûreté ;
ils étaient en grand nombre, puissants et embrasés du désir de la vengeance. Il
fit périr par des assassinats les plus zélés serviteurs de la reine, et,
après l’avoir privée de toutes ses ressources, il eut assez
de hardiesse pour la faire enlever elle-même et transporter dans une
île du lac Bolsène en Toscane, où elle
fut renfermée dans une forteresse, le dernier jour d’avril de l’année
535. L’histoire ne nous a pas développé les circonstances d’une révolution si
subite. On a peine à concevoir comment un prince, peu auparavant haï
et méprisé de toute sa nation, et qui tenait d’Amalasonte tout ce
qu’il avait de pouvoir, avait pu, dans l’espace de quelques mois, se
rendre assez absolu pour devenir sans opposition maître de la liberté et
de la vie d’une reine, puissante et depuis longtemps révérée. Je ne
vois rien ici de plus vraisemblable que l’ingénieuse conjecture d’un
écrivain moderne, fondée en partie sur un récit de Grégoire de Tours. Audeflède, sœur de Clovis, veuve de Théodoric, et mère
d’Amalasonte, vivait encore. C’était une princesse vertueuse, mais
crédule. Théodat vint à bout de lui inspirer des soupçons sur
la conduite de sa fille, qui s’en trouva outragée. Dans
cette conjoncture, Audeflède, au sortir de la
sainte table, fut tout à coup attaquée de violentes convulsions,
et expira en peu d’heures. Soit que Théodat fût lui-même auteur du
crime, soit qu’il voulût profiter d’un accident naturel qui prêtait à la
calomnie, ses émissaires firent courir le bruit qu’Amalasonte avait fait
empoisonner le vase sacré qui contenait l’Eucharistie. Un si horrible
forfait trouva croyance dans l’esprit du peuple, qui saisit aisément ce
qui l’effraie, et qui ne voit guère dans les grands que de grandes vertus,
ou de grands crimes. L’accusation s’accrédita par sa noirceur, et
l’enlèvement d’Amalasonte servit de preuve. Théodat, redoutant la vengeance de
Justinien, qui chérissait Amalasonte, lui députa plusieurs sénateurs, entre
autres Libère et Opilion, pour lui protester qu’il n’avait aucune part au
traitement fait à cette princesse, et que c’était uniquement un effet de
l’indignation des Goths. Il força même Amalasonte de le disculper par une
lettre à l’empereur.
Justinien n’avait pas perdu l’espérance de voir l’exécution
des promesses de Théodat et d’Amalasonte. Loin de croire la négociation rompue,
il se flattait au contraire que l’un et l’autre, agissant de concert, ne trouveraient
que plus de facilité à remettre l’Italie entre ses mains; et, n’étant pas
encore instruit de l’emprisonnement de la reine, il fil partir Pierre de
Thessalonique, célèbre avocat de Constantinople, qui joignait à la connaissance
des affaires le talent de la persuasion. L’ambassadeur devait publiquement
renouveler les plaintes et les demandes qu’avait déjà faites
Alexandre; maïs sa commission secrète était de sommer Théodat et
Amalasonte de leur parole touchant la cession de l’Italie, et d’en arrêter
avec eux les conditions. Selon Procope, Théodora, jalouse de l’esprit et
de la beauté d’Amalasonte, ne craignait rien tant que le succès
de cette négociation; et, pour prévenir les chagrins que pourrait lui
causer la présence d’une si redoutable rivale, elle chargea Pierre, à l’insu de
son mari, d’exciter Théodat à la faire périr, et lui promit pour récompense la
charge de maître des offices, qu’il posséda dans la suite. Il ajoute que
Pierre prêta son ministère à cette noirceur, et que la mort d’Amalasonte
fut un effet de ses sollicitations. On peut tout croire de la méchanceté
de Théodora; mais le récit de Procope ne s’accorde nullement avec le
caractère de Pierre, que l’histoire nous représente comme un
négociateur habile et intègre, qui ne devait sa fortune qu’à
son mérite et à ses travaux. Etant arrivé à Aulon, sur la côte du
golfe Adriatique, il y rencontra Libère et Opilion qui lui apprirent la prison
d’Amalasonte; et il dépêcha aussitôt à l’empereur pour lui demander
de nouveaux ordres.
Justinien, sensiblement affligé de l’indigne traitement à
cette princesse, écrivit à Pierre qu’il allait employer tout ce qu’il avait de
puissance pour la tirer d’oppression. Il lui donna ordre de déclarer à
Théodat et tous les Goths qu’il se regardait comme outragé lui-même
dans la personne d’Amalasonte. Pierre se rendît promptement à Ravenne; mais
Amalasonte n’était plus. Les seigneurs qui voulaient s’en défaire avoient
alarmé Théodat en lui représentant qu’après un pareil affront il était
perdu s’il ne perdait la reine; et, feignant un grand zèle pour le service
du roi, ils avoient obtenu de lui la permission de la faire périr.
Ils s’étaient aussitôt transportés dans l’île du lac de Bolsène, où ils avoient étranglé Amalasonte dans le
bain. Cette mort déplorable mit en deuil toute l’Italie. Pierre,
animé de la colère de son maître, déclara au roi des Goths
qu’il n’allait plus trouver dans l’empereur qu’un ennemi irréconciliable,
et que le sang d’Amalasonte attirerait sur lui et sur la nation entière la
plus terrible vengeance. Théodat, aussi faible que méchant, effrayé de
ces menaces, s’efforça de persuader à l’ambassadeur qu’il était
innocent de ce meurtre, en même temps qu’il comblait de faveurs les
meurtriers. Il s’empressa de procurer à Pierre une prompte satisfaction sur
quelques autres commissions peu importantes dont l’empereur l’avait
chargé. Il écrivit à Justinien, et sa femme Gudeline à Théodora, des lettres pleines de bassesse; il envoya des députés pour se
justifier , et n’oublia rien pour conjurer l’orage prêt à fondre sur sa
tête.
Toutes ces démarches furent inutiles. Justinien apprit la
vérité par les ambassadeurs mêmes de Théodat; et tandis qu’Opilion multipliait
les mensonges pour disculper son maître, ses collègues, surtout Libère, homme d’honneur,
incapable de servir le crime et l’imposture, avouèrent sans détour ce qui s’était
passé. L’empereur reconnut enfin que Théodat était bien éloigné de lui céder
l’Italie; mais il vit en même temps que ce prince odieux lui fournissait
le prétexte le plus honnête de la conquérir, et il n’eut garde de perdre
cet avantage. Les princes qui partageaient la monarchie franc lui pouvaient
être d’un grand secours; ils avoient eu l’année précédente des démêlés
avec les Goths. Cassiodore nous apprend que l’armée des Francs avait évité le
combat, et que Thierry, roi d’Austrasie, était mort d’une maladie de langueur
causée par les fatigues de cette campagne. Les Bourguignons avoient été battus
en Ligurie, et les Allemands repoussés du côté des Alpes
rhétiques. Ces succès étaient dus au gouvernement d’Amalasonte; mais
elle n’avait pu empêcher les enfants de Clovis de s’emparer du royaume de
Bourgogne, qui fut éteint par la défaite de Gondomar.
Justinien leur envoya des députés pour les engager à se joindre à lui. Il
leur fit de grands présents et de plus grandes promesses. Ces
princes, indignés eux-mêmes de l’assassinat d’Amalasonte, promirent
d’attaquer Théodat; mais celui-ci réussit à se justifier auprès d’eux par
ses mensonges ordinaires, et plus encore en leur offrant avec deux mille
livres pesant d’or toutes les terres que les Goths possédaient dans
la Gaule. Ce traité, entamé par Théodat, ne fut conclu que par
Vitigès, son successeur. D’ailleurs les conjonctures ne pou voient être plus
favorables au projet de Justinien: les Perses le laissaient en paix; Sittas venait de battre les Bulgares en Mœsie, près du fleuve Yatrus, aujourd’hui Ozma; il ne restait de guerre qu’en
Afrique contre les Maures, ennemis peu redoutables. La famine affligeait
l’Italie, surtout la ville de Rome, la Vénétie et la Ligurie. Les
libéralités du pape, du clergé et des sénateurs, soulagèrent Rome; la
Ligurie et la Vénétie reçurent de grands secours de Cassiodore , qui fit
ouvrir les greniers publics et distribuer du blé à très-bas prix. Décius, évêque de Milan, fut chargé de cette distribution.
A ce sujet, Cassiodore , dans un édit pour la diminution des impôts, fait un
éloge très-exagéré de Théodat. On peut lui passer le ton de déclamateur
qui dépare tous ses ouvrages; mais on ne lui pardonnera
pas l’admiration qu’il témoigne pour ce méchant prince. On est même
surpris qu’un magistrat si vertueux ne se soit pas retiré de la cour après
la mort d’Amalasonte, et qu’il ait continué de servir le meurtrier de sa bienfaitrice.
L’empereur mit sur pied deux armées pour attaquer les
Goths en même temps aux deux extrémités de leur empire, qui s’étendait depuis
la Sicile jusqu’aux confins de la Dace. Il confia ces deux expéditions à ses
deux meilleurs généraux. Bélisaire, alors consul, qui venait d’acquérir tant de
gloire par la conquête de l’Afrique, fut envoyé en Sicile; Mondon, qui s’était
signalé autrefois en faisant la guerre aux Romains, et depuis quelques années
en combattant pour leur service, reçut ordre d’entrer en Dalmatie, et
d’attaquer la ville de Salone. Bélisaire, selon sa coutume, ne voulut
commander qu’une armée peu nombreuse, mais bien choisie. Elle n’était que
de sept mille cinq cents hommes, entre lesquels étaient trois mille
Isaures, deux cents cavaliers huns et trois cents Maures. Il y joignit les
meilleures troupes de la maison de l’empereur, dont il composa
sa garde. Ses lieutenants-généraux étaient Constantin, Bessas, et Pérane, fils de Gurgène, ce roi d’Ibérie qui s’était
réfugié à Constantinople. Il prit avec lui Photius, fils de sa femme
Antonine, jeune homme de dix-sept à dix-huit ans, mais qui joignait une
sagesse prématurée à la plus haute valeur. Dans cette petite armée, où
tout respirait la victoire, il n’y avait de trop qu’une seule tête.
C’était Antonine, qui, sans amour pour son mari, mais par un effet de son
humeur inquiète et turbulente, s’obstinait à le suivre dans toutes ses
expéditions. Fille d’un cocher du Cirque et d’une femme de théâtre,
élevée dans la dissolution, elle avait déjà plusieurs enfants lorsqu’elle
fit tomber dans ses filets Bélisaire, qui l’épousa dans le même temps où
Justinien eut la faiblesse d’épouser Théodora. Ces deux femmes ne
cessèrent de punir leurs maris de ces indignes alliances.
Antonine, encore plus effrontée que l’impératrice, loin de
s’étudier à cacher ses désordres, en aimait l’éclat et le péril; elle se faisait
honneur de triompher de son mari tandis qu’il triomphait des barbares.
Bélisaire, redouté des Vandales et des Goths, se laissait subjuguer par
une femme sans pudeur. Elle l’avait déjà déshonoré dans la guerre
d’Afrique. Elle se fit suivre en Italie par un jeune homme auquel elle s’abandonnait,
quoiqu’il fut son filleul et celui de Bélisaire. Il se nommait
Théodose. Antonine, pour l’attacher à sa personne, l’avait
fait intendant de sa maison. Bélisaire fut averti; mais sa femme savait
l’aveugler; et la vengeance cruelle qu’elle tira des premiers qui osèrent
trahir ses débauches força les autres au silence. Théodose, effrayé dans
la suite des dangers auxquels l’exposait la fureur de sa
maîtresse, prit l’habit monastique pour couvrir son
commerce criminel, sans être obligé de le rompre. Cette
femme dissolue avait d’ailleurs un esprit mâle et fécond
en ressources. Au milieu des outrages dont elle flétrissait son mari,
elle lui rendit quelques services dans le cours de la guerre.
Tout étant prêt pour le départ, Bélisaire eut ordre de
faire voile vers Carthage; mais, lorsqu’il serait à la hauteur de la
Sicile, il y devait aborder, sous prétexte de rafraîchir sa flotte, et
tenter de s’en rendre maître, s’il croyait pouvoir réussir; sinon
continuer sa route vers l’Afrique, sans laisser transpirer son dessein.
Bélisaire s’acquitta de sa commission avec son activité ordinaire. Il prit
d’abord Catane, et entra dans Syracuse, dont le commandant lui ouvrit les
portes; il ne trouva de résistance qu’à Panorme.
La garnison refusa de se rendre. La place était forte, et Bélisaire la
jugeant imprenable du côté de la terre, fit entrer sa flotte dans le port,
qui était hors de la ville et s’étendait jusqu’au pied des murs. Comme les
mâts de ses vaisseaux s’élevaient au-dessus des murailles, il y fit
guinder les chaloupes remplies de tireurs d’arc. Les habitants, accablés
d’une grêle de flèches, prirent l’épouvante, et se rendirent aussitôt. La
prise de cette place acheva la conquête de l’île. Bélisaire rentra dans
Syracuse le dernier jour de l’année, au milieu dés acclamations des habitants
et d’une foule de Siciliens venus de toutes parts. Dans sa marche, il
jeta de grandes sommes d’argent. Ce n’était pas seulement pour signaler
ses succès : comme il sortait ce jour-là du consulat, il voulut faire en
Sicile les mêmes largesses qui étaient d’usage à Constantinople. Il
demeura le reste de l’hiver à Syracuse, pour assurer sa conquête, et pour
mettre ordre au gouvernement civil. Enfin, au commencement d’avril, le
mauvais état des affaires d’Afrique l’obligea de s’y transporter. Mais
, avant que de raconter ce qu’il fit dans cette province, je vais
rendre compte de ce qui se passait alors en Italie et en Dalmatie.
La perte de la Sicile jeta Théodat dans de mortelles alarmes.
Il croyait déjà voir Bélisaire aux portes de Ravenne. Il apprit en même
temps que Mondon, après avoir battu les Goths en Dalmatie, s’était rendu
maître de Salone. Pierre augmentait les craintes de ce prince faible,
et ne traitait plus avec lui que comme avec un ennemi déclaré. Incapable
d’envisager le péril avec courage, Théodat, pour conserver sa couronne,
consentit à la déshonorer; il convint de céder à Justinien toute la Sicile,
de payer tous les ans trois cents livres d’or, d’envoyer, toutes les fois qu’il
en serait requis, un corps de trois mille Goths; de ne jamais condamner à mort,
ni même à la confiscation de biens, aucun évêque, aucun sénateur,
sans en avoir obtenu la permission; il renonçait au droit de conférer la
dignité de patrice ou de sénateur, ce que l’empereur seul pourvoit faire à
sa requête: dans les acclamations publiques on devait toujours nommer
l’empereur avant Théodat, auquel on n’élèverait jamais de statue sans en
ériger une à l’empereur, qui serait placée à la droite. Pierre partit avec
ces propositions humiliantes. Mais à peine était-il à Dyrrachium, que
Théodat, toujours agité d’inquiétudes, le fit revenir à Ravenne pour lui
demander s’il croyait que Justinien acceptât ses offres: «Je n’en sais
rien, répondit l’adroit négociateur; tout ce que je sais, c’est que mon
maître, qui n’est pas aussi rempli que vous de belles maximes de Platon,
n’a pas pour la guerre cette horreur que la philosophie vous inspire. Il
pense à cet égard comme le vulgaire. Il regarde l’Italie comme l’ancien
patrimoine de l’empire, et se croit en droit de la revendiquer par les
armes». Théodat, encore plus intimidé, consentit à céder l’Italie, à condition
que Justinien lui laisserait en terres un revenu de douze cents
livres pesant d’or. Il confirma cette promesse par un serment qu’il
fit conjointement avec sa femme. Mais il exigea de Pierre qu’il jurât de
ne point faire usage de cette dernière proposition que dans le cas où
l’empereur rejetterait les premières. Il le fit accompagner d’un
évêque nommé Rusticus, qui devait traiter immédiatement avec ce
prince, et veiller sur les démarches de Pierre.
Théodat crut n’avoir pas encore assez fait pour sa sûreté;
il résolut d’employer auprès de Justinien des sollicitations qu’il pensait
être plus efficaces. Les empereurs de Constantinople avoient toujours affecté
de grands égards pour le sénat de Rome. Cette compagnie, quoique soumise de
fait à la domination d’un prince étranger, regardait au fond ses anciens
maîtres comme ses légitimés souverains, et conservait avec eux
des relations d’honneur et de déférence. Agapet avait succédé au pape Jean
II, dit Mercure, mort le vingt-sixième d’avril 535, et Justinien respectait
ce prélat, auquel il avait envoyé sa profession de foi. Théodat menaça
par lettres le pape et les sénateurs de les faire passer au fil
de l’épée, s’ils ne détournaient l’empereur de l’expédition d’Italie.
Il fallut obéir. Le sénat écrivit à Justinien une lettre humble et
pressante pour lui demander la paix. Agapet se chargea de la commission;
et comme il manquait d’argent pour le voyage, il engagea les vases sacrés, qui
furent bientôt après rendus à l’église de Saint-Pierre par ordre de
Cassiodore. Le pape arriva le 2 février à Constantinople; il y fut reçu avec
honneur; mais il ne put rien gagner sur l’esprit de Justinien. Les
troubles de l’Église de Constantinople le retinrent dans cette
ville, où il mourut après un séjour de deux mois et demi, comme nous
le dirons dans la suite.
Pierre et Rusticus, trouvant Justinien sourd aux
premières propositions, lui présentèrent la lettre par laquelle Théodat lui cédait
toute l’Italie. Aussitôt l’empereur renvoya Pierre avec un nouveau député,
nommé Athanase; il les chargea d’investir Théodat de la propriété des
terres qu’il demandait; de passer avec lui le contrat de cession, et de le
confirmer par serment. Pendant le voyage de ces députés les affaires
changèrent de face, et une lueur d’espérance rendit le courage à Théodat.
Asinaire et Grippa, entrés en Dalmatie à la tête d’une armée de Goths,
marchèrent vers Salone. Maurice, fils de Mondon, envoyé pour les reconnaître,
eut la témérité de les combattre avec des forces très inégales. Il
en coûta la vie aux Goths les plus braves; mais le fils de Mondon y
périt avec presque tous ses gens. A cette triste nouvelle, le père ne
consulte que sa douleur; il part avec ce qu’il avait de troupes, se jette
en désespéré au milieu des ennemis, en fait un horrible carnage,
les poursuit à outrance, et, prodiguant sa vie, est tué par un des
fuyards. Cet accident fut pour les Romains un plus grand malheur qu’une
sanglante défaite. Consternés de la perte de ce vaillant capitaine, ils
abandonnèrent la Dalmatie. Les vaincus recueillirent le fruit de la
victoire, et Grippa se rendit maître de Salone.
Ce médiocre succès rendit Théodat insolent. II refusa de
signer le traité dont il avait lui-même dressé les articles, et qu’il avait
juré d’avance. Sur les reproches que Pierre et Athanase lui faisaient de
cette infidélité: «Songez, leur répondit-il fièrement, que la personne des
ambassadeurs ne mérité plus de respect lorsqu'ils le perdent eux-mêmes à
l'égard du prince qui les reçoit». Les députés lui répliquèrent avec
hardiesse «qu'un ambassadeur n'était que l'organe de son maître; que
si ses discours ne plaisaient pas, c'était à son prince qu'il falloir
en demander raison; que, pour eux, nulle menace ne les empêcherait de
s'acquitter fidèlement de leur commission. Nous sommes venus, ajoutèrent-ils ,
pour vous sommer de la parole que vous avez librement donnée; nous
vous avons remis les lettres de l’empereur; permettez que nous remettions aux
seigneurs de votre cour celles dont nous sommes chargés pour eux». A ces
mots les seigneurs, de peur de se rendre suspects, demandèrent que les
lettres qui leur étaient adressées fussent remises entre les mains du roi.
Justinien les exhortait à seconder Pierre et Athanase dans leur
négociation; il les invitait à venir à sa cour, promettant de leur
conserver leur dignité et leur fortune, et même d’accroître l’une
et l’autre: «Vous n'êtes pas étrangers à notre égard, leur disait-il,
vos pères ont habité parmi nous; nos liaisons sont héréditaires; elles n'ont
pas été entièrement rompues: en tout cas, il est facile de les renouer». Après
la lecture de ces lettres, le roi, outré de colère, s’assura de la
personne des deux ambassadeurs, et les fit garder étroitement.
La fierté de Théodat céda bientôt à de nouvelles alarmes.
Justinien , affligé de la mort de Mondon , et résolu de reconquérir la Dalmatie,
fit partir Constantien, son connétable, avec une
flotte. Constantien, après avoir fait embarquer
à Dyrrachium les troupes d’Illyrie, conduisit sa flotte au port d’Epidaure, où
il mit à terre une partie de ses soldats. Grippa, qui commandait dans
Salone, ayant envoyé reconnaître les ennemis, les coureurs prirent
l’épouvante, et lui exagérèrent tellement le nombre des Romains, qu’il crut
avoir sur les bras toutes les forces de l’empire. Il ne jugea pas à propos
de les attendre dans Salone, dont les murailles étaient en partie ruinées,
et les habitants mal affectionnés. Il en fit donc sortir ses troupes, et
alla camper entre cette ville et Scardone. Constantien, mieux servi par ses coureurs, et bien instruit
de la position et des forces de l’ennemi, fit voile vers Salone. Il aborda
dans le voisinage, et dépêcha Syphillas, un de ses lieutenants,
avec cinq cents hommes, pour se rendre maître d’un défilé qui faisait
la communication de la ville et du camp des Goths. Le lendemain il entra
sans résistance dans le port, et fit aussitôt travailler à réparer les brèches
des murailles. Sept jours après, l’armée des Goths, trop faible pour tenir la
campagne, reprit le chemin de Ravenne. Constantien s’empara, sans coup férir, de toutes les places de la Dalmatie et de la Liburnie. Il sut même gagner par sa douceur le cœur
des Goths établis dans ces contrées.
La mauvaise foi de Théodat et ses variations perpétuelles
ne méritaient plus de ménagement. Bélisaire reçut ordre d’entrer en Italie, et
d’employer toutes ses forces pour rendre à l’empire cette belle contrée, qui en
était le berceau. Ce général arrivait du voyage qu’il avait fait dans le
mois d’avril pour calmer les troubles dont l’Afrique était agitée. Il est
temps de reprendre la suite des affaires de cette province, et de
rapporter ce qui s’y était passé depuis la conquête.
La présence de Bélisaire avait contenu les Maures;
son départ leur rendit leur férocité naturelle. Il n’était pas encore
sorti du port de Carthage, que tout le pays était en alarme.
Salomon, qu’il avait laissé en Afrique avec ses meilleurs officiers, recevait
à tous moments de tristes nouvelles. Ce guerrier, plein d’activité et de valeur,
était bien digne de succéder à Bélisaire. Comme il avait à peine assez
de troupes pour conserver les postes les plus importants, et que les
Maures se montraient de tous les côtés à la fois, il ne savait où porter
du secours. Les garnisons de la Byzacène et de la Numidie étaient détruites.
Mais rien ne lui causa une plus vive douleur que la perte irréparable des
deux plus vaillants officiers que les Romains eussent en Afrique. Augan,
qui s’était signalé à tant de batailles, et le brave Rufin, porte-étendard
de Bélisaire, étaient en Byzacène à la tête d’un corps de cavalerie.
Indignés de voir les campagnes ravagées et les habitants traînés en
esclavage, ils se postèrent en embuscade dans un défilé; surprirent les Maures,
les taillèrent en pièces, et délivrèrent tous les prisonniers. Au premier
avis de cette défaite, Cuzinas et trois autres
princes barbares, qui n’étaient pas loin de là avec une nombreuse
cavalerie, accourent à toute bride, arrivent sur le soir, et enveloppent
les vainqueurs. La supériorité du nombre l’emporte sur la bravoure fies
Romains, accablés de toutes parts, périssent en combattant. Augan et Rufin,
suivis de quelques cavaliers, se font jour au travers des escadrons; ils
quittent leurs chevaux et montent sur une roche voisine, d’où ils écartent
les Maures à coups de flèches. Tant qu’ils purent faire usage de
leurs arcs, ils défendirent vaillamment les approches ; mais, leurs
carquois étant épuisés, ils se virent bientôt environnés d’une foule d’ennemis
qu’ils repoussaient à coups d’épées. Il fallut enfin céder au nombre.
Augan se fit hacher en pièces, et combattit jusqu’au dernier
soupir. Rufin, couvert de blessures, fut pris par un des chefs, qui,
craignant encore sa valeur, lui coupa la tête. Ce barbare, frappé de l’air
martial et terrible que cette tête conservait par la force de ses traits
et par l’épaisseur de sa chevelure, la porta dans sa demeure pour en
donner le spectacle à ses femmes, aussi féroces que leur mari.
(An. 536) Quoique la perte de ces deux guerriers ne dût
inspirer à Salomon que des sentiments de vengeance, il tenta encore la voie de
pacification. Il écrivit aux rois maures qu'ils avoient apparemment oublié
et le désastre des Vandales, et les serments qu’ils avoient eux-mêmes
faits à Bélisaire, et leurs propres enfants donnés en otage, dont ils
hasardaient la vie par leur révolte. Ils répondirent «que l’exemple des
Vandales n’avait pour eux rien dé effrayant. Vous ne les avez vaincus, disaient-ils
, que parce que nous les avions auparavant affaiblis par plusieurs
défaites. Vous nous accusez de perfidie; c’est un reproche qui tombe à
plus juste titre sur Bélisaire, dont les magnifiques promesses n’ont été
suivies d’aucun effet. Quant aux menaces que vous nous faites de mettre à
mort nos otages, c’est aux Romains à ménager leurs enfants, parce qu’ils n’ont
chacun qu’une seule femme; pour nous, qui pouvons en avoir cinquante, nous
ne craignons pas de manquer de postérité». Après une réponse si brutale,
Salomon ayant pourvu à la sûreté de Carthage, marcha vers la Byzacène. Il
trouva Cuzinas et ses trois collègues campés
dans la plaine de Mamma , au pied d’une chaîne de hautes montagnes; il s’y
retrancha; et le lendemain , dès la pointe du jour, les deux armées se
rangèrent en bataille. Celle des Maures avait une disposition
particulière, qui ne fut jamais en usage que quand une armée se voit
enveloppée de toutes parts. Ces barbares ignoraient tellement la tactique,
qu’ils semblaient avoir pris à tâche de perdre l’avantage que leur donnait
la supériorité du nombre. Comme ils avaient une multitude innombrable de
chameaux, ils les rangèrent en cercle sous douze rangs, en sorte que ces
animaux faisaient face de tous côtés, chaque file étant composée de douze. Les
fantassins remplissaient les intervalles; ils étaient presque nus, n’ayant pour
arme qu’une épée, une rondache et deux javelots. La coutume de
ces barbares était de mêler avec les combattants quelques femmes qui tenaient
leurs enfants entre leurs bras, apparemment pour animer les soldats par la vue
de ce qu’ils avoient de plus cher. Le reste des femmes était placé
au centre du cercle. Elles suivaient leurs maris à la guerre, et partageaient
avec eux les travaux. On les employait à planter les palissades, à dresser les
tentes, à panser les chevaux et les chameaux, à fourbir et à aiguiser
les armes. La cavalerie, postée sur le penchant des montagnes, laissait un
grand espace entre elle et l’infanterie. Les Maures étaient au nombre de
cinquante mille hommes. Salomon n’en avait pas dix mille; mais, grâce à la
mauvaise disposition des ennemis, il pouvait choisir dans leur armée telle
partie qu’il jugerait à propos d’attaquer; le reste devenait inutile, à moins
de rompre l’ordonnance; ce qui entraînait le désordre et la
défaite. Il attaqua du côté de la plaine, pour ne pas s’engager entre
la cavalerie et l’infanterie. Le commencement du combat ne fut pas
favorable aux Romains. Leurs chevaux, effarouchés de l’aspect et du cri des
chameaux, prenaient la fuite, jetant par terre leurs cavaliers,
que les Maures perçaient à coups de dards. Pour remédier à ce
désordre, Salomon sauta de son cheval et fit mettre pied à terre à toute
sa cavalerie. Il donna ordre à ses soldats de se tenir fermes, les rangs
serrés, et bien couverts de leurs boucliers. Pour lui , à la tête de cinq
cents hommes, il court entamer le cercle, tombant sur les chameaux à
grands coups d'épées. Les fantassins qui garnissaient les intervalles de
ce côté-là ne tardèrent pas à prendre la fuite. Les Romains pénétrèrent
jusqu’au centre, où étaient les femmes. Alors tous les Maures
se débandent, et fuient vers les montagnes, poursuivis par les
Romains, qui en font un grand carnage. Il en resta dix mille sur la place.
Les femmes, les enfants, les chameaux que le fer avait épargnés furent emmenés
à Carthage, où la victoire fut célébrée par des fêtes publiques.
Plus irrités que consternés de leur défaite, les barbares
firent un nouvel effort. Toute la nation prit les armes; et Salomon, à peine de
retour, apprit qu'une armée beaucoup plus nombreuse que celle qui venait d’être
battue ravageait de nouveau la Byzacène, et passait tout au fil de l’épée, sans
distinction d’âge ni de sexe. Il marche aussitôt, et s’arrête au pied du
mont Burgaon, sur lequel les Maures étaient
campés. Il y demeura plusieurs jours. Les ennemis, qui avoient appris à
craindre les Romains en rase campagne, étaient bien résolus de conserver
l’avantage du poste. Le mont Burgaon est
inaccessible vers l’orient; mais vers l’occident il s’abaisse en pente douce et
présente un accès facile. Il est accompagné, à droite et à gauche, de
deux rochers d’une prodigieuse hauteur, qui ne sont séparés de la
montagne que par un passage étroit, mais très profond. Les Maures étaient
campés du côté de l’occident, au milieu de la descente; ils n’avoient posté
aucunes troupes ni au-dessus d’eux, d’où ils ne craignaient point
d’attaque, ni au-dessous, parce qu’ils se croyaient surs d’accabler les
Romains à coups de traits avant que ceux-ci pussent les atteindre. Ils tenaient
leurs chevaux tout bridés à côté d’eux, à dessein de fuir ou de poursuivre
selon l’événement. Salomon, voyant les Maures déterminés à conserver leur
poste, et ses soldats impatiens de quitter ce terrain aride et stérile, résolut
de monter aux ennemis. Mais, pour s’assurer du succès, il voulut
obtenir par adresse l’avantage que le lieu semblait lui refuser. Il donna ordre
à Théodore, capitaine des gardes de nuit, de prendre avec lui mille
soldats dispos et agiles, de grimper avec eux pendant la nuit au
sommet de la montagne, par le côté qui paraissait impraticable, de s’y
tenir tranquilles jusqu’au jour, et alors de lever leurs enseignes et
d’accabler les ennemis à coups de traits. L’ordre fut exécuté sans que les
Maures ni les Romains mêmes en eussent aucun soupçon. Car, Théodore
étant parti au commencement de la nuit, on pensa qu’il n’avait d’autre
dessein que de battre la campagne et de garder les avenues du camp. Salomon
fit marcher son armée de grand matin; et, dès que le jour commença à paraître,
les Romains et les Maures furent également surpris d’apercevoir un corps de
troupes sur le haut de la montagne. Bientôt une grêle de traits qui tombait
sur les Maures fit connaître aux Romains que c’était un détachement de
leur armée; et ce secours imprévu redoubla leur courage. Les Maures, au
contraire , enfermés entre deux troupes ennemies, sans pouvoir
ni monter ni descendre, prirent l’épouvante; et, s’enfuyant parle
travers de la montagne, partie à pied, partie à cheval, aveuglés par la
terreur, ils se perçaient mutuellement de leurs armes, et se précipitaient en
foule, hommes et chevaux, dans cette gorge étroite et profonde qui
les séparait du rocher voisin. Enfin les cadavres, amoncelés les uns sur
les autres, ayant comblé le passage, servirent de pont à ceux qui suivaient
pour gagner le rocher, où les Romains ne se hasardèrent pas à
les poursuivre. Dans cette horrible confusion, il périt cinquante mille
Maures, sans qu’il en coûtât une goutte de sang aux Romains. On prit un
des chefs, nommé Esdilas, et avec lui toutes les
femmes et une si grande multitude d’enfants, que les soldats romains donnaient
une jeune Maure pour un mouton. Ceux qui échappèrent de la défaite ne
trouvant plus de sûreté dans le pays, se retirèrent en Numidie auprès
d’Yabdas, qui tenait le mont Aurase. Il ne resta
dans la Byzacène que les Maures sujets d’Antalas,
jusqu’alors fidèle aux Romains.
La Numidie n’était pas plus tranquille. Yabdas, suivi de
plus de trente mille Maures, y faisait de grands ravages. Un des capitaines de
Bélisaire, nommé Althias, illustre par sa valeur, commandait dans un
canton de la province. Il n’avait à sa suite que soixante-dix cavaliers de
la nation des Huns. Comme il n’était pas en état de tenir la campagne, il cherchait
quelque défilé à la faveur duquel il pût surprendre les ennemis. Mais
la Numidie est un pays découvert, qui n’offre de toutes parts que de
vastes plaines. Il trouva cependant près de la ville de Tigisi un lieu propre à son dessein. C’était un bassin formé par une source abondante
et bordé de roches escarpées. Il s’y mit en embuscade, ne doutant pas
que les Maures, qui désolaient le voisinage, ne vinssent bientôt s’y
désaltérer, les environs ne fournissant pas une goutte d’eau. Il ne fut
pas trompé dans sa conjecture. On était dans le fort de l’été, dont les
ardeurs sont insupportables au milieu de ces sables arides.
Les Maures, dévorés d’une soif brûlante, accoururent à la fontaine,
et, trouvant le lieu fermé par les ennemis, ils s’arrêtèrent épuisés de
langueur, et souffrant le supplice de Tantale à la vue de cette eau qu’ils
ne pouvaient atteindre. Yabdas, s’étant approché, offrit au capitaine le tiers
de son butin , s’il consentit à laisser boire ses soldats. Althias rejeta
l’offre, et lui proposa le combat singulier, sous la condition que le vainqueur
resterait maître de la fontaine. Le roi accepta le défi, et ses cavaliers,
ravis de joie, se tenaient assurés de la victoire, Althias étant d’une
taille grêle et fort petite, au lieu qu’Yabdas était le mieux fait et le
plus vaillant des Maures. Ils prennent carrière, et reviennent l’un
sur l’autre. Yabdas lance le premier son javelot, qu’Althias eut
l’adresse de saisir et la force d’arrêter de la main droite; en même
temps, maniant son arc de la main gauche, dont il savait également se
servir, il abat d’un coup de flèche le cheval de son ennemi. Les Maures,
effrayés, remontent Yabdas sur un autre cheval, et disparaissent avec lui.
Althias demeura maître de tout le butin, et ce combat le rendit célèbre
dans toute l’Afrique.
Yabdas se retira sur le mont Aurase,
dont les Maures s’étaient emparés plus de cinquante ans auparavant sous le
règne d’Hunéric. Cette montagne, située près du
fleuve Ampsagas, à treize journées de Carthage, était
la plus haute de toute l’Afrique connue des Romains. Elle occupait un
terrain de trois journées de circuit. La pente hérissée de rochers n’offrait
aux yeux rien que d’affreux et de sauvage; mais le sommet présentoir le paysage
le plus délicieux; une vaste plaine, arrosée de ruisseaux, enrichie de
moissons et de fruits d’un goût exquis, une fois plus gros que dans le
reste de l’Afrique. Les Maures n’y avoient point bâti de forts le lieu se défendait assez de lui-même.
Ils avaient ruiné Tamugade, ville grande et
peuplée, à l’entrée delà plaine qui conduisait au mont Aurase,
afin qu’elle ne pût servir de place d’armes aux ennemis. Salomon, pour
délivrer la Numidie des ravages d’Yabdas, résolut de l’aller relancer dans sa
retraite. Deux rois maures vinrent le joindre avec leurs troupes, et
s’offrirent à lui servir de guides; il crut pouvoir se fier à ces princes,
parce qu’ils étaient en guerre avec Yabdas. Il partit de Carthage, et le
jour même qu’il arriva au pied de la montagne, il s’approcha en ordre de
bataille, ne doutant pas que les ennemis ne voulussent en disputer l’accès.
Comme ils ne paraissaient point, il fit monter ses soldats, qui, grimpant
avec peine de rocher en rocher, s’arrêtèrent, après deux heures de
fatigue, pour passer la nuit. Ils ne firent pas plus de chemin les jours suivants.
Enfin le septième jour ils gagnèrent un des sommets, sur lequel, au
rapport de leurs guides, les ennemis les attendaient. Ils ne trouvèrent
qu’une vieille tour et un ruisseau, mais point d’ennemis. Ils y restèrent
campés trois jours sans apercevoir aucun des Maures, qui, connaissant les
détours de la montagne, se dérobaient aisément à leurs yeux. Comme
ils étaient menacés de manquer bientôt de vivres, ils commencèrent à se
défier de leurs guides. En effet, ceux-ci les trahissaient, instruisant
les Maures de la marche des Romains, qu’ils trompaient par de faux
avis. Salomon, s’en étant convaincu, craignit dés effets encore plus
funestes de leur perfidie; et voyant d’ailleurs qu’un plus long délai exposait
ses soldats à mourir de faim, il prit le parti d’abandonner l’entreprise ,
et regagna la plaine.
Comme l’hiver approchait, il laissa en Numidie une partie
de ses troupes pour défendre la province, et ramena le reste à Carthage. Son
dessein était de retourner au mont Aurase dès que la
saison le permettrait, mais avec plus de précaution, et sans employer le
secours des Maures, dont il avait éprouvé la perfidie. En même temps
il songeait à purger la Sardaigne d’une troupe de brigands. C’étaient des
Maures que les Vandales avoient autrefois relégués dans cette île avec
leurs femmes, pour en délivrer l’Afrique. Ces bannis, d’abord en petit
nombre, et détenus' dans des prisons, s’échappèrent et se cantonnèrent
dans les montagnes voisines de Cagliari, où ils se multiplièrent jusqu’au
nombre de trois mille. Sortant alors de leurs retraites, ils coudoient les
campagnes et faisaient d’affreux ravages.
Salomon se préparait à les exterminer, lorsqu’une révolte
de ses propres soldats le mit en danger de la vie. Voici quel en fut le sujet.
L’empereur, ayant réuni à son domaine les terres conquises en Afrique, les avait données
à ferme aux soldats, et ceux-ci avoient épousé les veuves et les filles
des Vandales. Ces femmes, se voyant avec dépit devenues simples fermières
des biens qu’elles avaient possédés, persuadèrent à leurs maris que
ces terres leur appartenaient. «C’est notre dot, disaient-elles, ces fonds ont
dû passer entre vos mains par notre mariage. Est-il juste qu’en épousant
nos vainqueurs nous ayons perdu la fortune dont nous jouissions avec les
vaincus». Les soldats, peu instruits pour l’ordinaire des droits de
propriété, trouvèrent ce titre très légitime. Ils portèrent leurs plaintes
à Salomon, qui s’efforça, mais en vain, de leur faire entendre
qu’ils dévoient être contents qu’on leur eût abandonné l’or
et l’argent des barbares; qu’ils étaient au service de l’empereur, qui les
avait armés, payés, entretenus, et auquel ils avoient prêté serment; que
ce n’était pas pour eux-mêmes qu’ils avoient combattu, mais pour rendre à
l’empire ses anciennes possessions; que les conquêtes appartenaient à l’état,
et que c’était renoncer au caractère de Romains que de se prétendre les
successeurs des Vandales. Les soldats ne furent point satisfaits de ces
raisons; ils étaient encore animés par les ariens qui se trouvaient parmi
leurs camarades. Il y en avait environ mille dans les troupes de Salomon,
entre lesquels on comptait plusieurs Hérules, les plus mutins des
barbares. Comme l’empereur avait défendu le culte public à tous les
hétérodoxes, les prêtres vandales, désespérés de se voir privés de leurs
fonctions, les excitaient à la révolte; et de ce ton dévot que les
séditieux savent si bien prendre ils leur représentaient que la fête
de Pâques approchait, et que ce serait pour eux le comble du malheur
et de l’infamie de ne pouvoir faire baptiser leurs enfants ni célébrer selon
leurs usages cette sainte solennité. Ils étaient secondés par d’autres
Vandales répandus dans Carthage. Nous avons dit que Justinien avait envoyé
en Orient les prisonniers de cette nation, amenés par Bélisaire à
Constantinople. Environ quatre cents d’entre eux étant arrivés à Lesbos,
se rendirent maîtres des navires qui les portaient, et forcèrent les
matelots de les reconduire en Afrique. Abordés en Mauritanie, sur une côte
déserte, ils gagnèrent le mont Aurase, et
plusieurs revinrent à Carthage, où ils soufflaient secrètement le feu de la
sédition.
Le nombre des mécontents croissait tous les jours. Ils s’assemblaient,
ils s’aigrissaient les uns les autres, ils se liaient par des serments.
Les approches de la fête de Pâques embrasaient de plus en plus le faux
zèle des ariens. Dans un si grand nombre de conspirateurs le secret était
difficile: cependant aucun avis ne parvint jusqu’à Salomon, parce que la
plupart de ses gardes et de ses domestiques entraient dans le complot. Le
jour de Pâques, qui tombait cette année au vingt-troisième de mars,
Salomon assistant à l’office dans une parfaite sécurité, les conjurés vinrent à
l’église , dans le dessein de le poignarder. Ils l’enveloppèrent; et,
s’animant mutuellement par leurs regards , ils portaient déjà la main
à leurs épées; mais la vue des autels et les yeux de leur général, dont la
vertu imprimait le respect, les glacèrent d’effroi; ils se retirèrent en
tremblant, se reprochant les uns aux autres leur faiblesse. Ayant
remis l’exécution au lendemain, ils furent saisis de la même terreur,
et sortirent encore sans rien faire. Désespérés d’avoir deux fois manqué
leur coup, ils s’attroupent à la porte de l’église, et, par un emportement
plein d’imprudence, ils s’accablent publiquement de reproches, se traitant
réciproquement de lâches, de traîtres, de vils esclaves de Salomon. Après
un éclat si indiscret, la plupart sentirent bien qu’il n’y avait plus pour
eux de sûreté dans Carthage. Ils en sortirent pleins de fureur, et
commencèrent à ravager la contrée, forçant les villages et massacrant tous ceux
qu’ils trouvaient. Quelques-uns eurent assez d’assurance pour rester dans
la ville; et, tranquilles dans leurs maisons, ils feignaient d’ignorer
le complot.
Salomon, instruit enfin du danger qu’il courait encore,
ne prit pas l’épouvante. Il essaya de ramener par la douceur les conjurés qui étaient
demeurés à Carthage. Ceux-ci parurent d’abord touchés de ses discours; mais
cinq jours après, animés par l’exemple de leurs camarades qui impunément désolaient
le pays, ils s’assemblèrent dans le Cirque, où, poussant des
cris tumultueux, ils insultaient Salomon et les autres capitaines. Salomon
leur envoya Théodore de Cappadoce, quoiqu’il se défiât de cet officier,
qu’il soupçonnait même d’avoir voulu attenter à sa vie. Il voulait
sans doute l’éprouver dans cette conjoncture, et s’assurer de ses
véritables dispositions. Les soupçons de Salomon étaient injustes;
Théodore le servit de bonne foi, et tâcha d’apaiser les séditieux. Mais
ceux-ci, au lieu de l’écouter, le proclamèrent leur général; et, le forçant de
marcher au milieu d’eux, ils le conduisirent avec grand bruit au palais.
En y entrant, ils égorgèrent un autre Théodore, capitaine des gardes,
celui-là même dont la valeur avait tant contribué à la victoire remportée
sur le mont Burgaon. Ce meurtre redoublant leur
rage, ils courent par toute la ville, égorgent tous les amis de Salomon,
sans épargner ceux-mêmes qui leur offraient de
l’argent pour racheter leur vie. Ils pillent les maisons, jusqu’à ce que,
la nuit étant venue, la débauche et l’ivresse succèdent à la fureur et au
carnage.
Pendant ce tumulte, Théodore, échappé de leurs mains, s’était
renfermé dans sa maison, détestant le commandement dont la révolte avait
prétendu l’honorer. Salomon se tenait caché dans la chapelle du
palais. Martin vint l’y trouver au commencement de la nuit; et
lorsqu’ils crurent les séditieux endormis, ils passèrent chez Théodore, qui,
les ayant obligés de prendre quelque nourriture, les escorta jusqu’au port
et les embarqua dans une chaloupe. Ils n’avoient avec eux que cinq
domestiques avec l’historien Procope, que Bélisaire avait laissé auprès de
Salomon pour l’aider de ses conseils. Après avoir fait douze ou treize
lieues en côtoyant le rivage, ils arrivèrent à Massua;
c’était un port dépendant de Carthage. Salomon fit partir Martin pour
aller en Numidie avertir Valérien et les autres officiers qui commandaient
dans cette province d’empêcher, par tous les moyens possibles, que la
contagion de la révolte ne se communiquât à leurs soldats. Il manda à
Théodore de veiller à la conservation de Carthage. Après avoir pris ces
sages précautions, il passa en Sicile avec Procope, et pressa vivement
Bélisaire de se transporter en Afrique, où l’autorité impériale était
indignement outragée.
Les rebelles, instruits de la retraite de Salomon, mais trop
faibles pour se rendre maîtres de Carthage, sortirent de la ville, et se
rassemblèrent dans la plaine de Bule, où ils
choisirent pour chef Stozas, un des gardes de Martin, homme hardi et
entreprenant, mais perfide et sanguinaire. Ils espéraient sous sa conduite
chasser du pays tous les commandants envoyés par l’empereur,
et s’emparer de l’Afrique entière. Stozas appela sous ses enseignes ce qui
restait de Vandales; il enrôla grand nombre d’esclaves; et, ayant formé une
armée de huit mille hommes, il marcha vers Carthage, persuadé qu’il y entrerait
sans résistance. Lorsqu’il fut à la vue de cette grande ville, il la fit
sommer de se rendre, promettant de n’y faire aucun désordre. Théodore, à
la tête des principaux habitants, répondit qu’ils étaient résolus de demeurer
fidèles à l’empereur; et, pour inspirer à Stozas des sentiments
pacifiques, il lui envoya Joseph, attaché au service de Bélisaire, qui venait
d’arriver à Carthage pour une commission particulière. Stozas, irrité de
la réponse, fit tuer Joseph, et s’approcha de la ville.
Malgré les instances de Théodore, le peuple songeait à se
rendre: on avait résolu de capituler le lendemain, lorsque Bélisaire entra
pendant la nuit dans le port; il n’avait qu’un seul vaisseau, et n’amenait
avec lui que Salomon et cent hommes choisis dans sa garde. Les rebelles dormaient
tranquillement, dans la confiance qu’à leur réveil on leur apporterait les
clefs de la ville. Mais au point du jour, quand ils apprirent l’arrivée de
Bélisaire, frappés de ce nom seul, ils décampèrent en confusion. Bélisaire,
ayant assemblé deux mille hommes, dont il embrasa le courage par ses
paroles et par ses libéralités, se mit à la poursuite des troupes de Stozas, et
les atteignit près de Membrèse, à seize ou
dix-sept lieues de Carthage. Les deux armées campèrent, celle de Bélisaire
près du fleuve Bagradas, celle de Stozas sur
une hauteur de difficile accès.
Le lendemain on se rangea en bataille de part et d’autre;
les révoltés se fiaient sur la supériorité de leur nombre, et les soldats de
Bélisaire sur la haute capacité de leur général, méprisant leurs ennemis comme
une troupe de brigands que le crime avait attroupés, sans chef, sans
discipline, sans honneur. Comme ils s’approchaient pour en venir aux mains, il
s’éleva un vent impétueux qui, donnant en face sur l’armée de Stozas, lui fit
craindre que les traits de ses soldats ne perdissent de leur force, tandis
que ceux des ennemis en acquerraient davantage. Dans cette pensée, il fit un
mouvement à droite pour tourner l’armée de Bélisaire et prendre le dessus
du vent. Comme il prêtait le flanc, et que cette évolution ne se faisait
pas sans quelque désordre, Bélisaire profita du moment, et chargea les ennemis
dans cette position flottante et mal assurée. Ils furent enfoncés du
premier choc; et, prenant aussitôt la fuite, ils ne se rallièrent qu’en
Numidie, où ils reconnurent avec confusion qu’ils n’avoient perdu que peu
de soldats, dont la plupart étaient Vandales. Le vainqueur ne jugea
pas à propos de les poursuivre; il se contenta de les avoir chassés avec
sa petite troupe, et livra leur camp au pillage. On y trouva beaucoup
d’argent, et grand nombre de ces femmes qui avoient été la première
cause de la rébellion. Bélisaire, de retour à Carthage,
reçut nouvelle de la Sicile qu’il s’était élevé une sédition dans ses
troupes, et qu’il était à craindre qu’elle n’eût des suites funestes, s’il
ne revenait au plus tôt. On peut dire que la supériorité de ce grand homme
avilissait les autres capitaines; les soldats qu’il avait une fois commandés ne
pouvaient qu’avec peine obéir à d’autres: ainsi qu’un coursier vigoureux,
accoutumé à la main d’un adroit écuyer, souffre impatiemment et désarçonne
un cavalier moins habile. Après avoir donné, dans le peu de temps qui
lui restait, le meilleur ordre qu’il pût aux affaires de l’Afrique, il
confia le soin de Carthage à Théodore et à Ildiger,
et repassa en Sicile avec Salomon, qui se rendit à Constantinople.
Dès que Bélisaire fut éloigné, Stozas reprit l’avantage.
Marcel commandait en Numidie; il avait sous ses ordres Cyrille, Barbatus, Térence et Sérapis. Ayant appris que Stozas était
à Gazophyle, petite ville à deux journées de
Constantine, et qu’il y rassemblait ses troupes, il marcha pour le
surprendre avant qu’elles fussent réunies. Les deux corps étaient en
présence et prêts à se charger, lorsque Stozas s’approchant des ennemis à
la portée de la voix:« Camarades (s’écria-t-il), quelle fureur vous
aveugle? Victimes d’une injuste tyrannie, vous attaquez vos amis, vos
frères, qui ne cherchent qu’à vous affranchir en se vengeant eux-mêmes.
Avez-vous donc oublié qu’on vous refuse depuis longtemps cette misérable paie,
unique salaire de vos fatigues et de vos blessures; qu’on vous
enlève les dépouilles que vous avez acquises par tant de périls? Vos
généraux veulent jouir seuls des fruits de votre valeur; ils s’enrichissent de
votre misère, ils s’enivrent de votre sang; et vous suivez en esclaves
ces maîtres avares et impitoyables! Si je vous suis odieux, déchargez
sur moi votre colère; me voici en butte à vos traits, mais épargnez vos
frères. Si vous n’avez à me reprocher que ma compassion pour vous et
pour vos camarades, joignons nos armes, et défendons ensemble nos intérêts
communs». Pendant qu’il parlait ainsi, Marcel et les autres officiers criaient
à leurs soldats d’avancer, et de tirer sur ce rebelle; mais les soldats, sourds
à leurs ordres, n’écoutaient que Stozas. Attendris par ses paroles, ils courent
à lui, ils l’embrassent avec larmes, ils se joignent à sa troupe. Marcel
et les autres généraux s’enfuient dans l’église de Gazophyle. Stozas,
à la tête des deux armées réunies, investit cet asile: les généraux en
sortent sur sa parole; mais, par une sacrilège perfidie, il les fait
égorger à ses yeux.
La sédition des troupes de Sicile n’eut aucune suite fâcheuse.
Le retour de Bélisaire rétablit le calme : il trouva son camp aussi tranquille
qu’il l’avait laissé. Il se disposa sans perdre de temps à passer en
Italie, selon les ordres qu’il recevait de l’empereur. Ayant mis garnison
dans Syracuse et dans Panorme, il passa de Messine à Rhége. A peine y fut-il arrivé,
que tous les peuples d’alentour l’envoyèrent assurer de leur obéissance: leurs
villes étaient sans défense, et ils détestaient le gouvernement des Goths. Mais
la plus importante de toutes ces défections fut celle d’Ebrimuth, le gendre de Théodat , dont il avait épousé la
fille Théodenante. Son beau-père l’avait envoyé vers
le détroit avec quelques troupes pour défendre le pays. Dès qu’il sut que
Bélisaire était à Rhége, regardant déjà l’Italie
comme perdue pour les Goths, il alla se jeter aux pieds du général romain,
et le pria de le recevoir au service de l’empire. Bélisaire l’envoya
à Constantinople, où il fut comblé d’honneurs et revêtu du titre de
patrice.
De Rhége l’armée romaine
traversa sans opposition le Pays des Brutiens et la
Lucanie, la flotte côtoyant le rivage. Elle arriva devant la ville de Naples,
alors moins grande qu’elle n’est aujourd’hui, mais très forte, et défendue
par une nombreuse garnison. La mer d’un côté, de l’autre ses murailles bâties
sur un terrain escarpé, en rendaient les approches très difficiles. Bélisaire
fit entrer la flotte dans le port, où elle jeta l'ancre hors de la portée
du trait. Il campa sur le rivage avec ses troupes de terre, et prit par
composition une forteresse qui défendait l’entrée du faubourg. Les habitants
lui députèrent Etienne, qui lui représenta «que les Napolitains n’étaient pas
les maîtres de leur ville, que la garnison y dominait, et que cette
garnison même ne pouvait se rendre aux Romains impunément, ses biens, ses
femmes, ses enfants étant entre les mains de Théodat; que Bélisaire agis soit
contre ses propres intérêts en s’arrêtant devant une place peu importante;
qu’il devait aller attaquer Rome, dont la prise entraînerait Naples et
toute l’Italie; que si, au contraire, il échouait devant Rome, il ne pourrait
conserver les conquêtes précédentes, et que le sang qu’il aurait répandu
devant Naples serait versé en pure perte».
Bélisaire répondit «qu’il n’avait point de conseil à
recevoir des Napolitains; que l’empereur l‘envoyait pour les tirer
d’esclavage; que ce serait une folie de combattre leur libérateur, et
de faire pour conserver leurs chaines les efforts que des gens sages
font pour se mettre en liberté; qu’il laissait à la garnison le choix
d’entrer au service de l’empereur ou de se retirer; que, si les habitants
acceptaient la liberté qu’il leur offrait, il leur donnait parole de les traiter
aussi favorablement qu'il venait de traiter les Siciliens; que, s'ils préféraient
de rester en servitude, il serait forcé d’en user avec eux comme avec des
esclaves.»
Etienne, gagné en secret par Bélisaire, employait tous
ses efforts pour déterminer ses concitoyens à se rendre. Il était secondé
par Antiochus, marchand syrien établi à Naples, qui avait grande
réputation de prudence et de probité. Mais deux avocats fort
accrédités, Pastor et Asclépiodote, attachés
d’inclination et d’intérêt au parti des Goths, traversaient de toutes leurs
forces les intentions d’Etienne; et pour y réussir, sans manifester leur
dessein, ils engagèrent le peuple à demander des avantages si excessifs, qu’ils
étaient bien persuadés que Bélisaire ne les accorderait jamais. Le
général romain se douta de l’artifice; et, pour le rendre inutile, il
accorda tout. Les habitants, ravis de joie, couraient déjà aux portes pour
les ouvrir à l’armée romaine; et les Goths, trop faibles pour résister à
ce concours, frémissaient de dépit, et songeaient à la retraite, lorsque Pastor
et Asclépiodote, se jetant au-devant de la
multitude: «Citoyens (s’écrièrent-ils), écoutez les derniers soupirs de la
patrie, dont vous allez déchirer les entrailles. Si vous vous fiez aux
promesses de vos ennemis, avez-vous aussi parole de la fortune qu’elle
favorisera leur témérité, et qu’une poignée d’aventuriers sans appui et
sans ressource terrassera dans cette guerre toute la puissance des Goths?
Si les Goths sont vainqueurs, comment traiteront-ils un peuple perfide qui
les aura trahis au premier signal de Bélisaire? s’ils sont vaincus, quel
égard Bélisaire aura-t-il pour des traîtres? Combattez pour vos maîtres;
ils récompenseront votre zèle; ou, s’ils succombent, l’ennemi vous
pardonnera votre fidélité. Que craignez-vous? Vos magasins ne sont-ils
pas pourvus de vivres? n’avez-vous pas une forte garnison pour vous
défendre? Bélisaire connaît vos forces mieux que vous ne les connaissez
vous-mêmes. S’il espérait vaincre votre résistance, vous prodiguerait-il
tant de faveurs? Pensez-vous qu’il veuille ménager notre ville? Si c’était
son dessein, il irait d’abord attaquer Théodat, dont la défaite vous mettrait
entre ses mains, sans péril pour vous et sans déshonneur». En même temps
ils présentèrent au peuple les marchands juifs, qui répondirent sur
leur tête que la ville ne manquerait jamais de vivres tant que durerait
le siège ; et les officiers de la garnison, qui protestèrent qu’ils la défendraient
seuls, sans qu’il en coûtât une goutte de sang aux citoyens.
Ces promesses firent plus d’effet que celles de Bélisaire;
on lui signifia qu’il eut à s’éloigner de la ville. Lorsqu’il vit toute
négociation rompue , il vint camper au pied des murs, et donna plusieurs
assauts, toujours avec perte. Il fit couper l’aqueduc, sans causer
beaucoup d’incommodité aux habitants; ils avoient des puits dans la
ville même. Cependant, comme le nom seul de Bélisaire les alarmait, ils
envoyèrent à Théodat demander un prompt secours. Mais ce prince, sans
résolution comme sans prévoyance, se croyait lui-même assiégé, et n’osait
détacher aucune partie de ses troupes. Bélisaire n’avait pas moins d’inquiétude;
il n’espérait plus rien, ni de la part des habitants, ni de ses propres
efforts, et voyait avec chagrin qu’en perdant la belle saison devant cette
place, il se réduisait à la nécessité d’attaquer Rome et Théodat pendant
l’hiver. Il prit donc le parti de lever le siège, et donna l’ordre de
se préparer au départ. Tout était prêt, et l’armée devait se mettre
en marche le lendemain, lorsqu’un heureux hasard vint lui offrir le succès
qu’il n’espérait plus.
Un soldat isaure, curieux de
voir la structure d’un aqueduc, entra dans celui que Bélisaire avoi fait couper
assez loin de la ville. En s’avançant il rencontra un rocher percé d’un
canal assez large pour donner cours à l’eau , mais trop étroit pour
laisser passer un homme. Il jugea qu’en élargissant ce canal, on pourrait
pénétrer jusque dans la ville, et revint communiquer sa découverte à
Panaris, son compatriote et garde de Bélisaire. Paucaris en donna aussitôt avis à son général, qui lui commanda de prendre avec lui
quelques Isaures, et de travailler à élargir le passage, mais sans bruit,
de peur de se faire entendre des assiégés. Les Isaures s’acquittèrent si
bien de cette commission, qu’en peu d’heures ils eurent pratiqué un chemin
assez large pour un homme armé. Alors Bélisaire, se voyant sur le
point de se rendre maître de Naples, voulut encore, par un effet de
sa bonté naturelle, épargner aux habitants les désastres dont ils étaient
menacés. Il demanda une entrevue avec Etienne, et, après lui avoir rappelé les
horreurs qu’éprouve une ville forcée: «Je vois avec douleur (lui dit-il) que
tous ces maux vont fondre sur Naples; je suis assuré de la prendre; j’en
ai un moyen infaillible. C’est une ville ancienne, habitée par des chrétiens
et par des Romains. J’ai regret de la voir périr. Mais pourrai-je retenir
la fureur des barbares qui composent une grande partie de mon armée,
et qui brûlent de venger leurs frères et leurs amis tués au pied de vos
murs? Epargnez votre propre sang: rendez-vous tandis qu’il en est encore temps,
ou n’accusez que vous-même des maux que vous allez éprouver». Etienne, pénétré
de douleur, rapporta ces paroles aux habitants, qui n’en tinrent aucun
compte. Dieu, dit Procope, voulait punir les Napolitains.
Bélisaire, les voyant obstinés à leur perte, choisit sur
le soir quatre cents hommes, et leur commanda de prendre leurs armes et
d’attendre ses ordres. Il en donna la conduite à deux officiers nommés Magnus
et Ennès, qu’il instruisit de ce qu’ils avoient
à faire. La nuit étant venue, ils prirent des lanternes, et conduisirent leur
troupe vers l’aqueduc. Ils étaient accompagnés de deux trompettes , qui
dévoient se faire entendre lorsqu’il auraient pénétré dans la ville.
Bélisaire avait fait préparer des échelles pour monter à l’escalade dans
le même moment : il avait donné ordre à toutes ses troupes de se tenir alertes
et sous les armes. Lorsque le détachement fut entré dans l’aqueduc, la
plus grande partie prit l’épouvante, et retourna sur ses pas, malgré les
efforts que faisaient leurs conducteurs pour les retenir.
Bélisaire les reçut fort mal, et les fit remplacer par deux
cents soldats des plus braves de l’armée. Photius, son beau-fils, emporté
par une bouillante valeur, voulait marcher à leur tête, et était déjà entré
dans le canal; mais Bélisaire l’obligea de demeurer avec lui. Ceux qui
avoient fui le péril, piqués des reproches de leurs camarades,
et rougissant de paraître moins hardis, entrèrent à leur suite.
Cependant Bélisaire, craignant que les Goths qui étaient de garde dans la
tour la plus voisine n’entendissent la marche des soldats dans l’aqueduc,
envoya de ce côté-là Bessas, Goth de naissance, et qui parlait
bien leur langue, pour les distraire par ses discours.
Bessas, faisant grand bruit, les exhortait à se rendre, et les amusait
par ses propositions et ses reparties; les Goths répondaient par des railleries
et des injures contre Bessas et Bélisaire. L’aqueduc, couverte d’une voûte de
briques, pénétrait bien avant dans la ville, et les soldats étaient déjà,
sans le savoir, sous le terrain de Naples, lorsqu’ils arrivèrent enfin à
la bouche du canal, qui se terminait à un bassin dont les bords étaient
fort élevés et impraticables, surtout à des hommes armés. Ils étaient dans
un grand embarras, ceux qui suivaient poussant leurs camarades pour gagner eux-même l’ouverture, et s’étouffant les uns les
autres dans ce lieu étroit. Un soldat plus dispos et plus hardi, s’étant
dépouillé de ses armes, s’aida si bien des mains et des pieds, qu’il
parvint jusqu’au haut, et se trouva dans une méchante masure,
habitée par une pauvre femme. Il la menaça de la tuer, si elle ouvrait
la bouche, et jeta dans la fosse une corde qu’il attacha par un bout à un
olivier. A l’aide de cette corde les soldats se trouvèrent tous en haut
deux heures avant le jour. Ils avancèrent vers les murs du côté du
nord, où Bélisaire avec Bessas et Photius attendaient l’événement, et
surprirent les gardes de deux tours, qu’ils passèrent au fil de l’épée. Maîtres
de cette partie de la muraille, ils donnèrent le signal avec les trompettes.
Aussitôt Bélisaire fit appliquer les échelles; mais comme elles se
trouvèrent trop courtes pour atteindre aux créneaux, il fallut en attacher
deux au bout l’une de l’autre. On gagna ainsi le haut des murs.
L’escalade ne réussissait pas du côté de la mer. Les
Juifs, qui défendaient la muraille en cet endroit, n’attendant aucun quartier
des Romains, dont ils avoient fait rejeter les propositions, se battaient
en désespérés; et quoiqu’une partie des Romains fût déjà dans la
ville, ils soutenaient opiniâtrement toutes les attaques. Mais quand
le jour fut venu, se sentant charger par derrière, ils prirent la fuite.
Alors il n’y eut plus de résistance; l’armée entra par toutes les portes,
et le soldat se livra à tous les excès de la fureur. Les Huns surtout exerçaient leur
barbarie, naturelle sans respecter les asiles les plus sacrés. Bélisaire courait
partout où il voyait ses gens acharnés au carnage: «Arrêtez (leur disait-il),
ce sont vos sujets que vous égorgez. C’est Dieu qui vous donne la victoire,
et vous l’outragez par votre cruauté. Montrez aux vaincus que nous méritions de
les vaincre. En les massacrant vous justifiez leur résistance. Ils
sont assez punis d’avoir été vos ennemis. Faites par votre humanité
qu’ils se repentent de n’avoir pas toujours été vos amis».
Il laissa le butin aux soldats comme une récompense
de leur valeur; mais il fit rendre les enfants à leurs pères et les femmes
à leurs maris. Ainsi, dans un même jour, les Napolitains perdirent et
recouvrèrent la liberté. Avant la nuit le calme était rétabli dans la
ville, et les habitants retrouvaient dans leurs maisons ce qu’ils y
avoient caché de précieux. Le siège avait duré vingt jours. Bélisaire
accorda la vie à ce qui restait de la garnison. C’étaient huit cents
Goths, qu’il incorpora dans ses troupes. Tel fut le premier exploit de
Bélisaire en Italie. La plupart des auteurs lui font un crime du
saccagement de Naples, qui fut d’abord inondée de sang et jonchée de
cadavres. Mais c’était un effet inévitable de la fureur du soldat irrité d’un
siège meurtrier. Bélisaire en gémit lui-même, et mit tout en œuvre pour en
arrêter les suites. J’ai suivi Procope, le seul témoin oculaire qui nous
reste; et son récit s’accorde mieux avec le caractère de ce général, aussi
humain qu’invincible. Si l’on soupçonne, l’historien d’avoir
ici flatté son maître, cette conjecture n’est pas
suffisamment appuyée par le faible témoignage de quelques compilateurs,
dont les écrits montrent en toute rencontre plus de piété que de jugement.
Les massacres que les Huns firent dans les églises, et le pillage de
quelques monastères, que le général ne put d’abord empêcher, ont
animé leur censure. Ce fut le même motif qui attira dans la suite à
Bélisaire les reproches du pape Silvère. Ce vainqueur généreux, touché du
sort de cette ville célèbre, n’oublia rien pour l’adoucir. On rapporte que ce
fut aussi par un aqueduc, et peut-être par le même, qu’Alfonse d’Aragon se
rendit maître de Naples en 1442.
Pastor et Asclépiodote ne
survécurent pas aux malheurs qu’ils avoient attirés sur leur patrie. Le
premier, au moment qu’il vit entrer les Romains, fut frappé d’apoplexie et
mourut sur l’heure. Asclépiodote, avec
les principaux habitants, vint se jeter aux pieds de
Bélisaire. Malgré les reproches d’Etienne, le général romain lui avait
fait grâce, et il s’en retournait comblé de joie, lorsque le peuple,
transporté de rage, se jeta sur lui, comme sur l’auteur de tous ses maux,
et le mit en pièces. Ils coururent ensuite à la maison de Pastor, pour
le traiter de même, et ne cessèrent de le chercher qu’après qu’on
leur eut fait voir son cadavre. Ils s’en saisirent, et l’allèrent pendre à
un gibet dans le lieu des exécutions. Ils demandèrent ensuite à Bélisaire,
et obtinrent de lui le pardon de ces emportements.
Lorsque Théodat était monté sur le trône, la ville de Rome
lui avait député quelques évêques pour l’assurer de son obéissance et lui
demander la conservation de ses privilèges; ce qu’il avait promis. Mais il
n’avait pas envoyé à son tour en faire le serment au sénat et
au peuple romain comme l’avoient pratiqué ses deux prédécesseurs. Cette
négligence, qui semblait être une marque de mépris ou de mauvaise
intention, donnait des soupçons fâcheux. Dès que Bélisaire fut entré
en Italie, Théodat, craignant avec raison pour la ville de Rome, avait
fait partir des troupes pour la garder. On leur refusa l’entrée. Le roi
s’en plaignit par lettres, et, pour dissiper la défiance des Romains, il
leur députa quelques seigneurs, chargés de prêter le serment en son
nom. Afin de prévenir tout ombrage, il ordonna à ses troupes de camper
hors de la ville, de payer ses vivres au prix du marché, et il mit à leur
tête le grand maître de sa maison, auquel il recommanda de ne donner aux
Romains aucun sujet de plainte. La prise de Naples le détermina enfin à se
transporter à Rome, pour procurer à cette ville une assurance dont sa
timidité naturelle avait elle-même besoin.
On s’attendait qu'il allait marcher à la rencontre de Bélisaire.
Lorsqu’on vit qu’il se tenait enfermé dans Rome, et qu’il se contentait
d’envoyer Vitigès en Campanie avec quelques troupes, on le soupçonna d’intelligence
avec Justinien pour lui livrer ses propres états. Ce bruit se répandit dans
l’armée de Vitigès, qui campait a treize ou quatorze lieues de home, dans un
lieu nommé Regète. Les soldats s’assemblent; et,
taxant Théodat de trahison, l’accusant d’être l’auteur secret de la guerre, ils
élèvent Vitigès sur un bouclier, et le proclament roi. C’était un officier
d’une naissance obscure, mais qui s’était avancé par sa valeur. Aussitôt
Vitigès retourna vers Rome, que Théodat ne tarda pas d’abandonner pour
s’enfuir à Ravenne. Optaris fut chargé de le
poursuivre et de l’amener vif ou mort. Il était ennemi mortel de Théodat. Ce
prince avare, gagné par argent, lui avait enlevé une riche héritière,
qu’il était sur le point d’épouser, pour la mettre entre les mains de
son rival. Emporté par un si vif ressentiment, Optaris atteignit Théodat près du fleuve Vatrénus,
aujourd’hui Saterno, à peu de distance de Ravenne.
L’ayant renversé de son cheval, il l’égorgea comme une victime, et
rapporta sa tête à Vitigès. Ce malheureux prince avait régné près de deux
ans, étant mort au mois d’août de cette année. Son fils Théodégiscle fut enfermé dans une prison, où il mourut
empoisonné.
Le nouveau roi ne fut pas plus tôt entré dans Rome, qu’il
envoya dans toutes les provinces de l’Italie une lettre circulaire, écrite
du style des usurpateurs: il attribuait son élévation au choix de la
Providence; il promettait de marcher sur les traces de Théodoric: «Imiter ce
grand prince, disait-il, c'est être son parent à plus juste titre que ceux qui
ne tiennent à lui que par la naissance». On saurait gré à Vitigès de cette
belle maxime, dont il couvrait la bassesse de son extraction, s’il
eût tenu parole; mais, après avoir été un officier digne d’estime, il fut
un roi de peu de mérite. Les plus grandes forces des Goths étaient
dispersées au-delà du Pô pour garder la frontière contre les incursions
des Francs, avec lesquels la paix n’était pas encore conclue. D’ailleurs
Vitigès se défiait des habitants de Rome, et les soupçonnait avec raison
d’attachement à leurs anciens princes. Il marcha donc à Ravenne, dans le
dessein d’y rassembler ses troupes, et de revenir en force tenir
tête à Bélisaire. Il exhorta le pape Silvère, le sénat et le peuple
romain à lui demeurer fidèles, et les y engagea par les serments les plus
sacrés. Il laissa dans la ville une garnison de quatre mille hommes,
commandés par Leudéris, officier de réputation,
avancé en âge, et d’une prudence consommée. Il partit ensuite pour
Ravenne avec le reste de ses troupes, emmenant un grand nombre de
sénateurs pour lui tenir lieu d’otages. Ayant pris sa route par la
Toscane, il enleva les trésors que Théodat avait amassés et mis en dépôt
dans l’île du lac Bolsène, et dans la ville
nommée alors Urbs vetus,
aujourd’hui Orviète. Dès qu’il fut arrivé à
Ravenne, il répudia sa femme; et, pour s’affermir plus solidement sur le
trône en s’alliant à la famille de Théodoric, il épousa la
fille d’Amalasonte, nommée Matasonte, qui ne
consentit à ce mariage que par contrainte. Après quoi il
rassembla tous les Goths cantonnés dans la Ligurie et dans
la Vénétie, les partagea en différents corps, et leur donna des armes
et des chevaux.
Il ne laissa au-delà du Pô que les garnisons de la Gaule.
Mais, pour n’avoir aucune inquiétude de la part des Francs, il voulut
conclure avec eux le traité déjà proposé par Théodat. Ce prince leur avait
offert tout ce qui restait aux Ostrogoths dans la Gaule, avec deux mille livres
pesant d’or. Avant que de renouveler des offres de si grande conséquence,
Vitigès voulut avoir le consentement des principaux seigneurs de la
nation. Il leur représenta la nécessité où ils étaient de
s’assurer de la paix avec les Francs pour être en état de soutenir la
guerre contre l’empire: qu’il valait mieux sacrifier une petite partie de
leur domaine que de s’exposer a tout perdre; qu’ils acquerraient à ce prix
le secours d’une nation puissante et belliqueuse; que, s’ils sortaient
victorieux de la guerre présente, ils trouveraient assez de prétextes pour
se remettre en possession de ce qu’ils abandonnaient; qu’entre des états
voisins les raisons de s’agrandir ne manquaient jamais a ceux qui en
avoient le pouvoir. Les seigneurs embrassèrent son avis. On fit aux rois
francs Childebert, Théodebert et Chilpéric, une cession authentique de ce
que les Goths possédaient depuis les Alpes jusqu’au Rhône, et depuis
la mer jusqu’aux confins du royaume de Bourgogne. Cette portion des Gaules comprenait
quatre provinces, la seconde Narbonnaise, les Alpes maritimes, les
Alpes grecques, et la seconde Viennoise; en sorte que les Francs devinrent
alors maîtres de toute la Gaule, à l’exception de la Septimanie, qui appartenait
aux Visigoths, et de la Bretagne Armorique, qui avait ses comtes
particuliers. Vitigès s’engagea encore à renvoyer les Allemands que
Théodoric avait reçus en Italie après la bataille de Tolbiac. Ils
retournèrent dans leur pays, et devinrent sujets des rois d’Austrasie.
Comme les rois de France ne pouvaient, sans violer le traité
fait depuis peu avec l’empereur, envoyer des troupes Francs au secours des
Goths, ils promirent d’en fournir secrètement, qu’ils tireraient des
nations étrangères soumises à leur puissance. En exécution du traité, Vitigès
retira ses troupes de la Gaule, et rappela Marcias, qui
les commandait.
Il aurait fallu un lien plus fort que celui du serment pour
retenir les habitants de Rome en présence d’un ennemi tel que Bélisaire.
Lorsqu’il fut maître de Naples, il en confia la garde à Hérodien avec trois
cents soldats choisis, et mit une garnison suffisante dans la citadelle de
Cumes. Ces deux places étaient alors les seules de la Campanie qui fussent en
état de défense. Ensuite il marcha vers Rome par la voie Latine. Les
Romains, appréhendant le même sort que venait d’éprouver la ville de
Naples, résolurent d’ouvrir leurs portes à l’armée de l’empereur. Le pape
Silvère fut le premier à leur conseiller de ne point opposer une
résistance inutile. Ils députèrent donc à Bélisaire Fidélis,
qui avait été questeur d’Athalaric; pour l’assurer de leur soumission. La
garnison, trop faible pour contenir un grand peuple, et faire face en même
temps à une armée victorieuse, obtint la liberté de se retirer à Ravenne.
Elle sortit par la porte Flaminie pendant que
Bélisaire entrait par celle qu’on nommait Asinaria. Leudéris, leur chef, honteux d’abandonner une
place confiée à sa valeur, refusa de suivre ceux qu’il commandait. Il
fut envoyé à Justinien avec les clefs de la ville. Ce fut ainsi que
les empereurs rentrèrent en possession de Rome le dixième de décembre,
soixante ans depuis qu’elle avait été détachée de l’empire par la conquête
d’Odoacre.
Le premier soin de Bélisaire fut de relever les
murailles, qui étaient ruinées en plusieurs endroits. Il y fit faire des
créneaux et ajouter des parapets pour couvrir les soldats sur leurs flancs. On
environna la ville d’un fossé large et profond. Les habitants admiraient ces
ouvrages, mais ils ne voyaient pas sans peine que Bélisaire eût intention
de soutenir un siège dans leur ville , si elle était attaquée par les
Goths. Comment, avec si peu de troupes, pourrait-il défendre une place
d’une si vaste étendue, située dans une plaine de facile accès,
et qui pouvait être aisément affamée? Bélisaire entendait ces murmures,
sans interrompre les dispositions nécessaires. Il fit serrer dans les greniers
publics le blé qu’il avait apporté de Sicile, et força les habitants de
transporter dans la ville les grains de leurs récoltes.
Bélisaire était déjà maître de toute l’Italie méridionale.
Les Goths, n’ayant aucune garnison dans ces contrées, la Calabre, l’Apulie et
la ville de Bénévent, s’étaient volontairement soumises. Pizas,
capitaine goth, commandait dans le Samnium, au-delà du fleuve Tiferne. Il vint se rendre avec ce qu’il avait de
troupes. Cette démarche lui mérita la confiance de Bélisaire, qui lui
donna un détachement pour garder le même pays. Les Goths cantonnés
au-delà du Tiferne refusèrent de suivre l’exemple de
Pisas, et demeurèrent attachés à Vitigès.
On rapporte que pendant cette année le soleil ne rendit
qu’une lumière terne, sans éclat, et pareille à celle de la lune, ce qui
dura quatorze mois. Des nuées de sauterelles ravagèrent plusieurs provinces
d’Asie; l’hiver fut très rigoureux, et les chaleurs de l’été si faibles, que
les fruits ne parvinrent pas à maturité.
LIVRE QUARANTE-QUATRIÈME. JUSTINIEN. 537
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HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |