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LIBRAIRIE FRANÇAISE

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

 

 

LIVRE QUARANTE-TROISIÈME.

JUSTINIEN. 534-537

 

La conquête de l’Afrique comblait Justinien de gloire. Mais, s’il est plus digne d’un prince de régler ses états  par de bonnes lois que d’en reculer les limites, on peut  dire que cette année vit achever une entreprise encore  plus importante que les succès de Bélisaire. Le 16 de novembre, l’empereur publia la seconde édition du Code, et consomma l’ouvrage de cette fameuse législation qui subsiste depuis tant de siècles. J’ai différé d’en  parler jusqu’a ce moment, pour mettre sous les yeux l’ensemble de ce grand corps. Justinien était monté sur le trône avec les projets les plus capables d’immortaliser  son règne et de rétablir la puissance romaine dans son  ancienne splendeur. Portant à la fois ses regards sur les  dehors et sur l’intérieur de l’empire, il forma le double projet d’y réunir les provinces envahies par les barbares, et de réduire en un abrégé d une juste étendue ce nombre infini de lois, de règlements et de maximes judiciaires que l’intérêt des hommes, leur faiblesse, leur inconstance, leur inquiétude, avoient enfantées depuis treize cents ans. Il savait que la multitude des ordonnances introduit la confusion et le désordre; et que ce tissu embarrassé de décisions qui s’entrelacent et se croisent et un labyrinthe où la justice s’égare, tandis que  l’injustice échappé a la faveur de tant de détours. Il n’était pas moins difficile de bannir des tribunaux l’ignorance, la mauvaise foi et la chicane, en simplifiant les lois, que de chasser de l’Italie et de l’Afrique les Goths et les Vandales. Justinien entreprit l’un et l’autre; et peut-être aurait-il également réussi , si l’impatience de son amour-propre n’eût précipité l’exécution de cet ouvrage immense, et s’il avoi trouvé des jurisconsultes aussi parfaits que ses généraux. Tribonien, qu’il mit à la tête de ce travail, supposé qu’il eût autant d’habileté dans son art, avait assurément moins de vertu que Bélisaire et Narsès. Quelques auteurs prétendent qu’il était païen; il est assez justifié de ce reproche par les lois favorables au christianisme qu’il inséra dans le Code, et plus encore par celles qui tendent à la destruction du paganisme. Mais l’histoire lui attribue assez d’autres défauts incompatibles avec un emploi qui demandait autant de probité que de lumières. Flatteur, intéressé, accoutumé à vendre la justice, il tronqua, il altéra, il supprima de bonnes lois. Souvent il détruisit dans les Novelles qu’il suggérait à l’empereur ce qu’il avait prudemment établi dans le Code et dans le Digeste. Presque partout il s’écarta de l’élégante précision des anciens jurisconsultes.

Justinien commença par le Code. Dans une constitution du 13 février 528, adressée au sénat de Constantinople, il déclare qu’il se propose de rassembler dans un seul volume, non-seulement les lois contenues dans les trois codes de Grégoire, d’Hermogénien et de Théodose, mais encore celles qui, depuis la publication du Code Théodosien, sont émanées de l’autorité impériale. Pour composer ce recueil, il choisit Tribonien, secondé de neuf personnes consommées dans la science du droit romain. Il leur permit de supprimer les lois répétées, contradictoires, hors d’usage; de retrancher les préambules, et tout ce qui leur paraîtrait superflu; d’ajouter ce qu’ils croiraient nécessaire, soit pour l’exactitude, soit pour l’éclaircissement; de changer les termes, de réunir dans une seule loi ce qui se trouverait épars dans plusieurs. Il voulut que, sous chaque titre, on suivît l’ordre de la chronologie. Le travail fut pressé avec tant de diligence, qu’au mois d’avril de l’année suivante, le nouveau code renfermant en douze livres les lois impériales, depuis le commencement du règne d’Adrien, fut en état de paraître. Justinien y imprima le sceau de l’autorité souveraine par une constitution du 7 avril 529, qu’il adresse à Mennas, préfet du prétoire. Il s’y félicite d’avoir trouvé dans les rédacteurs la science, l’expérience, le zèle du bien public, et la probité requise pour faire parler dignement tant de princes et de législateurs. Il donne à cette collection force de loi; il abroge les précédentes, et ne permet de citer en justice que le nouveau code. Il ordonne au préfet du prétoire de le faire publier dans tout l’empire.

Il restait un ouvrage plus étendu et plus difficile; c’était de recueillir les monuments de l’ancienne jurisprudence. L’empereur chargea encore Tribonien de ce travail, et lui laissa le choix de ceux qu’il croirait capables de le partager avec lui. Tribonien choisit un des magistrats qui avoient déjà travaillé à la rédaction du Code, quatre professeurs en droit , deux de Constantinople, deux de Béryte et onze avocats. Il les présenta au prince, qui les approuva sur son témoignage. Ces dix-sept commissaires reçurent ordre de rechercher, rassembler, et mettre en ordre ce qu’il y avait d’utile dans les livres des jurisconsultes, qui avoient été autorisés par les princes à faire ou à interpréter les lois, sans avoir égard aux ouvrages qui n’étaient revêtus d’aucune autorité. L’empereur leur donna le même pouvoir de changer, d’ajouter, de retrancher, qu’il avait donné pour le Code, et de fixer par une décision précise les points douteux et contestés jusqu’alors. Il leur recommanda de ne considérer dans leur choix ni le nombre des jurisconsultes, ni leur réputation personnelle, mais uniquement la raison et l’équité. De ces extraits ils devaient composer cinquante livres, et diviser les matières sous différents titres, en suivant l’ordre du Code ou celui de l’édit perpétuel, selon qu’ils jugeraient plus convenable. Il voulut ;que tout ce qu’ils adopteraient fût censé sortir de la bouche du prince. Ce recueil devait porter le nom de Digeste, parce que les matières y seraient rangées chacune sous son titre, ou de Pandectes, comme renfermant toute l’ancienne jurisprudence. La constitution par laquelle cette commission est établie, en date du 15 décembre 53o, est adressée à Tribonien, à qui l’empereur recommande à la fois l’exactitude et la diligence. Mais, au jugement des plus habiles jurisconsultes, le rédacteur s’acquitta de sa commission avec plus de célérité que d’exactitude. L’empereur lui-même ne s’attendait pas à voir finir avant dix ans un travail de cette étendue. Il s’agissait de dépouiller plus de deux mille volumes, d’en discuter, d’en comparer, d’en réduire les décisions; de les réformer même ,et de les ranger dans un ordre méthodique. Tribonien, qui savait que dans les entreprises où la vanité des princes est intéressée ils souffrent impatiemment l’intervalle nécessaire entre l’ordre et l’exécution, hâta tellement l’ouvrage, qu’il fut achevé en trois ans. Le 16 décembre 533, Justinien revêtit cette compilation de son autorité par une constitution adressée au sénat de Constantinople et à tous les peuples de l’empire. Il annonce que le chaos énorme des décisions anciennes se trouve maintenant réduit à la vingtième partie sans qu’on ait rien omis d’essentiel, en sorte que l’ordre, la brièveté du corps de droit, et la facilité de l’acquérir, ne laissent plus d’excuse à la paresse ni à l’ignorance. Il ne répond pas qu’il ne s’y soit glissé quelques faut es; mais il se flatte, sans doute trop légèrement, qu’il n’y reste aucune de ces contradictions que les jurisconsultes appellent antinomies. S’il s’y trouve quelque omission ou quelque obscurité, il veut qu’on ait recours à l’autorité impériale, qui seule a le droit de suppléer et d’interpréter les lois. De peur que l’on ne tombe dans l’ancienne confusion par la diversité des sentiments, il interdit tout commentaire, permettant seulement de traduire ces lois littéralement en grec, et d’y ajouter des titres et des paratitles, c’est-à-dire, des sommaires de ce qu’elles contiennent. Il défend de se servir d’abréviations en les transcrivant, et déclare que la copie où il s’en trouvera une seule ne fera point autorité, et que le copiste sera condamné comme faussaire. Il abroge toutes les autres lois, avec défense même de les citer dans les tribunaux, et ordre aux juges de se conformer à celles du Digeste, à commencer le 3o décembre 533. Il enjoint aux trois préfets du prétoire de les faire publier chacun dans son district. Il ajoute qu’il s’est hâté de les mettre au jour cette année, afin que son troisième consulat, déjà comblé des faveurs du ciel par la paix conclue avec la Perse, et par la conquête de l’Afrique, ait encore l’honneur de voir achevé ce grand édifice des lois comme un temple saint et auguste où la justice prononcera ses oracles. Laissons aux habiles jurisconsultes, tels que Cujas, Dumoulin, Denys et Jacques Godefroy, le soin de relever les défauts de cet& important ouvrage; nous nous contenterons d'observer qu’après la liberté illimitée que Justinien avait donnée aux rédacteurs de changer les textes, d’y ajouter, d’en retrancher ce qu’ils jugeraient à propos, on ne peut avec certitude attribuer, ni aux anciens jurisconsultes, ni aux prédécesseurs de Justinien ce qui se trouve énoncé sous leur nom , soit dans le Digeste, soit dans le Code.

Pendant qu’on travaillait au Digeste, l’empereur chargea encore Tribonien et deux des commissaires, Théophile et Dorothée, professeurs en droit, l’un à Constantinople, l’autre à Béryte, d’extraire des anciens, et de recueillir en quatre livres les premiers éléments de la jurisprudence pour servir d’introduction à cette étude. De l’avis des connaisseurs, c’est la partie du corps de droit la plus parfaite et la mieux exécutée. Elle fut achevée avant le Digeste, et publiée le 21 de novembre de la même année. L'édit de publication donne à ces instituts la forme et l’autorité des lois impériales.

Le même jour que Justinien publia le Digeste il adressa aux professeurs une constitution particulière, pour leur tracer la méthode d’enseigner. Le cours de droit avait été de quatre ans. L’empereur l’étend jusqu’à cinq, et prescrit la nature et l’ordre des matières qui doivent occuper chaque année. Il règle la police des écoles, et défend d’enseigner le droit ailleurs qu’à Rome, à Constantinople, et à Béryte en Phénicie, ville depuis longtemps célèbre par ses écoles de jurisprudence. Il supprime celles d’Alexandrie et de Césarée en Palestine, où des maîtres peu instruits et sans autre autorisation que celle qu’ils se donnaient eux-mêmes, corrompaient, la science qu’ils s’ingéraient d’enseigner, et ne communiquaient à leurs disciples que leur présomption et leur ignorance.

Le dessein de l’empereur était rempli. Tout le droit ancien, simplifié, réduit à l’essentiel, se trouvait réuni dans les Instituts, le Digeste et le Code. Mais, depuis la rédaction du Code, Justinien avait publié plusieurs institutions nouvelles; on en compte plus de deux cents. D’ailleurs le travail subséquent avait fait apercevoir plusieurs imperfections dans le premier ouvrage. Justinien en ordonne la révision, et choisit pour cet effet, entre les commissaires déjà employés, cinq personnes, dont Tribonien fut encore le chef. Il leur donna pour la réformation le même pouvoir qu’il leur avait donné pour la rédaction, leur enjoignant de renfermer dans le nouveau code les lois postérieures au premier. Le seizième novembre 534, il adressa au sénat de Constantinople cette seconde édition, abrogeant la précédente, et ordonnant que celle-ci aurait exclusivement force de loi, à commencer au 29 décembre suivant. C’est cette révision qui a seule subsisté, et que nous avons aujourd’hui entre les mains.

L’empereur se réserva en termes exprès le droit d’ajouter dans la suite, mais séparément les constitutions qu’il jugerait nécessaires. Aussi plusieurs des novelles limitent, étendent, quelquefois même détruisent ce qui avait été statué dans le Code; et c’est surtout cette inconstance qui a fait soupçonner Tribonien et le prince même d’avoir souvent écouté l’intérêt et la faveur plutôt que la raison et l’équité. Quelques auteurs attribuent ces variations aux caprices de Théodora, qui gouvernait son mari, et qui était elle-même gouvernée par ses passions. Ces novelles sont au nombre de cent soixante et huit; dont quatre-vingt-dix-huit seulement ont force de loi, parce qu’elles furent recueillies dans un seul volume en 565, dernière année du règne de Justinien. Après la mort de ce prince, le jurisconsulte Julien en fit une nouvelle édition, et en ajouta vingt-sept qui avoient été exclues du premier recueil. Haloander, jurisconsulte saxon, qui donna en 1531 une édition des Pandectes, y joignit encore quarante novelles qu’il avait retrouvées; et Cujas en a découvert trois autres. Les novelles furent publiées en grec par Justinien, et traduites en latin sous le règne de Justin second. Cette traduction est littérale et telle que Justinien l’avait permise; aussi fait-elle autorité; et c’est pour cette raison que ces novelles ainsi traduites sont nommées authentiques.

La langue latine se perdait peu à peu en Orient, et le texte original du corps de droit eut la même destinée. Quarante ans après Justinien, sous le règne de Phocas, les Pandectes furent traduites en grec par Thalelée, célèbre jurisconsulte. Quelques auteurs prétendent que cette traduction fut faite du temps même de Justinien, et que ce Thalelée est le même que l’empereur nomme entre ceux qui travaillèrent à la rédaction du Digeste. On traduisit aussi le Code. Théophile, sous l’empire de Michel III, fit une paraphrasé grecque des Instituts. Selon quelques critiques, ce Théophile était contemporain de Justinien; c’est le même qui avait été son précepteur, et un de ceux qui avoient secondé Tribonien. Le droit romain, augmenté des constitutions des empereurs qui succédèrent à Justinien, demeura en cet état jusqu’au règne de Basile le Macédonien, en 867. Mais, dans cet intervalle, l’empire étant désolé par les ravages des Sarrasins, les lois et les jugements perdirent beaucoup de leur force. Basile, jaloux de la gloire de Justinien, ne chercha qu’à détruire son ouvrage; il exclut entièrement le droit latin; il réunit toutes les parties du corps de droit, et en composa quarante livres, auxquels son fils Léon en ajouta vingt. C’est ce qu’on appelle les Basiliques. Constantin Porphyrogénète, fils de Léon, en fit la révision. Les Basiliques furent donc le seul droit usité en Orient, jusqu’à la destruction de l’empire. Cette collection fut diversement abrégée, et porta différents noms.

Les Francs, les Visigoths, les Bourguignons et les Goths d’Italie, étant maîtres de l’Occident, le corps de droit de Justinien n’y fut reçu qu’en Illyrie, qui était encore soumise à l’empire. Il s’établit dans l’Italie avec le gouvernement impérial, lorsque les Goths en furent chassés. Mais il céda aux lois des Lombards, quand ceux-ci se furent rendus maîtres de Ravenne. Charlemagne, ayant détruit le royaume des Lombards, fit en vain chercher en Italie l’ouvrage de Justinien. Ce trésor demeura caché jusqu’au douzième siècle. Enfin, dans la guerre que l’empereur Lothaire II vint faire en Italie contre Roger, comte d’Apulie et de Sicile, en 1127, on trouva dans la ville d’Amalfi un exemplaire du Digeste. Les Pisans, qui avoient secouru l’empereur dans cette expédition, l’obtinrent pour récompense de leurs services. Environ trois cents ans après, les Florentins, devenus maîtres de Pise, transportèrent ce manuscrit à Florence, et l’y conservèrent précieusement. Quelques auteurs, sans beaucoup de fondement, en font remonter l’antiquité jusqu’au temps de Tribonien. C’est l’original de toutes les copies des Pandectes qui se sont ensuite répandues. Vers le même temps on découvrit à Ravenne un exemplaire du Code, et l’on rassembla les novelles, qui se trouvèrent dispersées en Italie, et qui avoient été inconnues jusqu’alors, aussi-bien que treize édits de Justinien. Telles furent la naissance et les révolutions diverses de ce fameux corps de législation qui, malgré ses défauts, est encore le plus complet que la prudence humaine ait pu produire. C’est dans cette source abondante que presque toutes les nations de l’Europe vont puiser le supplément de leurs lois particulières. Justinien, pour le conserver dans son intégrité, avait expressément défendu de le charger de commentaires. Mais l’éloignement des temps ayant fait perdre la trace des anciens usages, et obscurci les expressions de la langue romaine, a rendu les explications nécessaires. Elles se sont multipliées à l’excès; et comme un seul édifice considérable, tel qu’un palais ou un temple célèbre, attirant dans son voisinage un peuple nombreux, a souvent fait naître aux environs un assemblage d’habitations grandes et petites, qui vont enfin jusqu’à former une ville; ainsi le corps de droit de Justinien, devenu le centre d’une infinité de commentaires, de gloses, d’interprétations, de dissertations de diverse valeur, a rassemblé enfin autour de lui une bibliothèque entière.

 

Depuis que Gurgène, roi d’Ibérie, s’était venu jeter entre les bras de Justin, avec son fils Pérane et toute sa famille, les Perses s’étaient emparés de ses états. On voit cependant sous le règne de Justinien un roi de ce pays, nommé Zamanarse, soit qu’il eût profité des troubles qui suivirent la mort de Cabade, pour chasser les Perses, soit qu’il fût roi d’un autre canton de l’Ibérie. Théophane rapporte que ce prince vint cette année à Constantinople, accompagné de sa femme et de toute sa cour, pour resserrer les nœuds des anciennes alliances. L’empereur , qui ne comptait pas que la paix avec Chosroès fût de longue durée, reçut honorablement Zamanarse, et le combla de présents lui et ses officiers. L’impératrice traita la reine avec la même magnificence; et les Ibériens partirent dans la résolution de demeurer fidèlement attachés au service de l’empire. Mais ce récit de Théophane ne s’accorde guère avec la suite de l’histoire, qui nous montre constamment l’Ibérie soumise aux Perses depuis la retraite de Gurgène. En ce même temps la statue de l’empereur Julien, placée au milieu du port qu’il avait fait construire à Constantinople, s’étant abattue, on planta une croix sur la même base, espèce de trophée que la religion s’élevait sur le monument de son ennemi.

A peine l’Afrique était-elle entrée sous la domination, que l’occasion se présenta de recouvrer l’Italie. Pour développer les causes de cette guerre, plus fameuse que la précédente par sa durée, par la grandeur des événements, et par le mérite des princes vaincus, il faut reprendre l’histoire du règne d’Athalaric. Nous l’avons vu monter sur le trône a l’âge de huit ans, sous la tutelle d’Amalasonte sa mère. Cette sage princesse, pendant les huit années qu’elle régna sous le nom de son fils, se fit respecter des rois voisins, et entretint la tranquillité dans ses états. Le grand Théodoric semblait revivre dans sa fille; et l’on voyait avec étonnement une femme remplacer un prince qui n’avait point eu d’égal. Elle contint l’avidité des gouverneurs, et augmenta les gages des officiers, pour les porter à ménager les provinces. Elle nommait tous les ans des juges, et les suivait des yeux dans leurs fonctions, pour réveiller leur négligence ou arrêter leurs injustices. Les usurpations, la violence, les crimes de faux, l’adultère, le concubinage, les maléfices, les fraudes, la tyrannie des riches, la corruption des jugements, les chicanes inventées pour éluder l’effet d’une sentence; en un mot, tout ce qui trouble la société civile, fut proscrit par une loi publiée à Rome, et qu’elle fit exécuter par toute l’Italie. Comme une excellente éducation lui avait inspiré le goût des lettres, elle encouragea les études; et, en relevant la fortune des professeurs, elle resserra la discipline, et leur imposa de plus étroites obligations. Quoique engagée par sa naissance dans les préjugés de l’arianisme, elle toléra, elle respecta même et favorisa l’Eglise catholique, pour laquelle elle fit des règlements dignes des princes les plus orthodoxes. Elle poursuivit avec indignation la simonie, qui de son temps osait attaquer jusqu’à la chair de saint Pierre. On voit par ses lettres le respect qu’elle portait à la personne des papes et des évêques, qu’elle savait cependant contenir dans les bornes de leur autorité spirituelle. Les familles romaines conservèrent tout leur éclat; elle les honorait comme des restes précieux de l’ancienne république. Paulin, qu’elle fit nommer consul en 534, descendait des Decius, dont elle fait un magnifique éloge dans une lettre qu’elle lui adresse. L’Italie fut en grande partie redevable d’un gouvernement si doux et si équitable à la confiance dont elle honorait Cassiodore, qu’elle fit préfet du prétoire. Elle rendit en même temps à cette charge éminente les anciens droits qui lui avoient été enlevés par la jalousie des autres dignités. Ce grand magistrat, qui puisait dans les livres saints ses maximes de conduite, voulut, de concert avec le pape Agapet, établir à Rome des écoles où l’on enseignerait l’Ecriture sainte, selon l’usage autrefois établi dans Alexandrie, et qui subsistait encore à Nisibe; mais les troubles qui suivirent empêchèrent l’exécution de ce louable dessein.

Amalasonte (495-534) fille de Théodoric le Grand, roi des Ostrogoths, de la dynastie des Amales, et de la princesse franque païenne Audoflède, sœur de Clovis Ier, roi des Francs.

Amalasonte aimait tendrement son fils; mais sa tendresse n’avait rien de faible; elle en voulait faire un prince semblable à Théodoric, et elle savait qu’une molle indulgence énerve les semences de vertu, et ne laisse croître que les vices. Ayant un jour surpris son fils dans une faute considérable, elle s’échauffa jusqu’à le frapper. Le jeune prince, s’étant retiré en pleurant, rencontra quelques seigneurs, déjà mécontents de la princesse, dont la sévérité contraignait leur humeur altière et féroce. Ils flattèrent l’enfant, ils le plaignirent, et répandirent le bruit qu’Amalasonte ne cherchait qu’à se défaire de son fils pour régner elle-même avec un second mari. Ces discours ne trouvèrent que trop de crédit dans une cour encore barbare. Plusieurs des principaux seigneurs allèrent ensemble trouver Amalasonte. «Les lettres, lui dirent-ils, s’assortissent mal avec les armes. Des pédants, des gouverneurs glaces de vieillesse, ne sont propres qu’à éteindre l’ardeur naturelle et à former des âmes basses et timides; il faut rompre ces entraves capables d’amortir l’activité du jeune prince; ne lui enseigner que les exercices militaires qui doivent faire un jour son occupation et sa gloire; il faut lui donner pour compagnie de jeunes seigneurs qui échaufferont son courage, et lui inspireront une élévation de sentiments, et une liberté vigoureuse, digne du monarque d’un peuple guerrier». Amalasonte sentit toutes les conséquences d’un avis si peu sensé; mais la partie était trop forte. De crainte qu’on ne lui arrachât son fils, elle feignit de se rendre aux vœux de la nation. Athalaric, affranchi de ses gouverneurs, fut livré à une troupe de jeunes gens indisciplinés; il mit dans la société tout ce qu’il avait de vices, et ne manqua pas d’y prendre tout ce que les autres y en apportèrent. Il s’abandonna sans ménagement à l’amour du vin et des femmes, et se trouva perdu de débauche dès l’âge où l’on commence à la connaître. Plus de respect pour sa mère, dont il repoussait les avis par des insultes. On conspirait ouvertement contre elle; on osait lui dire en face qu’elle ne pouvait mieux faire que de se retirer de la cour.

L’insolence des courtisans n’effraya pas la princesse. Loin de céder à l’orage, elle ne songea qu’à rétablir son autorité. Trois seigneurs accrédités par leur naissance et par leur audace étaient l’âme de la cabale; Amalasonte trouva moyen de les séparer, en leur donnant des emplois aux diverses extrémités de l’Italie, sous prétexte de défendre la frontière contre des incursions dont elle avait reçu avis. Comme elle vit qu’ils entretenaient correspondance, quoique dispersés, et qu’ils continuaient de concerter leurs mauvais desseins, elle prit le parti de s’en défaire; mais elle voulut auparavant se ménager une ressource en cas de malheur. Elle envoya secrètement demander à l’empereur s’il donnerait asile à la fille de Théodoric, supposé qu’elle abandonnât l’Italie. Justinien répondit qu’il s’en ferait honneur, et lui fit préparer à Dyrrachium un palais, où elle pourrait séjourner en attendant qu’elle se rendît à Constantinople. Amalasonte, assurée de cette retraite, choisit entre les Goths des hommes hardis et dévoués à ses volontés, auxquels elle donna commission de la délivrer des trois conspirateurs. En même temps, ayant chargé un vaisseau de quarante mille livres pesant d’or, elle y fit embarquer ses plus fidèles serviteurs, avec ordre de la conduire à Dyrrachium, mais sans entrer dans le port et sans rien mettre à terre, jusqu’à ce qu’elle leur eût fait savoir sa volonté. Elle fut obéie fidèlement de part et d’autre : la mort des trois rebelles étouffa leurs complots; elle fit revenir le vaisseau; et ce coup de vigueur fit trembler les autres séditieux.

Amalasonte avait, sans le savoir, dans la personne de Théodat un ennemi bien plus dangereux. Il était le neveu de Théodoric, fils de sa sœur Amalfride et d’un seigneur de la nation, après la mort duquel elle avait épousé Trasamond, roi des Vandales. Théodat, élevé avec soin, ainsi que toute la famille de Théodoric, s’était rendu fort savant pour un prince. Il passait à la cour pour un profond platonicien. Mais l’étude n’était pour lui qu’un amusement oisif; il s’était à peu près rempli des idées de Platon sans en prendre les maximes; et les spéculations métaphysiques n’avoient rien changé dans son mauvais caractère. Injuste, avare, lâche, perfide, étant préfet de Toscane, il n’usa de son pouvoir que pour accroître ses possessions. Malheur à quiconque avait une terre voisine des siennes; et sous ce grand philosophe la Toscane enviait le sort des autres provinces, qui reposaient tranquillement sous des gouverneurs qui ne savaient pas lire. Théodoric réprima plusieurs fois ses usurpations: mais Théodat était homme de système; il ne se corrigea pas. Amalasonte, instruite de toutes ses injustices, l’ayant fait venir à Ravenne, le condamna juridiquement à restituer tout ce qu’il avait pris. Ce fut pour lui un plaie mortelle, que nul bienfait ne put guérir. Il résolut de se venger par une trahison. Justinien avait envoyé en Italie Hypace et Démétrius, l’un évêque d’Ephèse, l’autre de Philippes, pour des affaires de religion. Théodat conféra secrètement avec eux, et les pria d’assurer l’empereur qu’il était prêt à lui livrer la Toscane, si ce prince voulait lui donner une somme d’argent, une place dans le sénat, et la permission de passer le reste de ses jours à Constantinople.

 

 

Il ne prévoyait pas alors son élévation prochaine, qu’en effet il ne méritait pas. Athalaric, épuisé de débauches, tomba bientôt dans une maladie de langueur qui fit désespérer de sa vie. Quoiqu’il n’eût conservé aucun égard pour sa mère, les approches de sa mort causaient à la princesse de vives inquiétudes. Elle allait rester exposée à tous les effets de la haine des seigneurs, qui, en lui donnant un maître, lui donneraient un ennemi. Elle se détermina donc à entretenir la négociation déjà entamée avec l’empereur. Aux deux évêques dont j’ai parlé Justinien avait joint le sénateur Alexandre pour sonder les dispositions d’Amalasonte, et s’informer des raisons qui l’empêchaient de passer en Grèce. C’était là le secret de l’ambassade. Le motif apparent était de se plaindre du refus que faisaient les Goths de rendre Lilybée, de la retraite qu’ils avoient donnée à des déserteurs de l’Afrique, et de quelques hostilités exercées contre la ville de Gratiane sur les frontières de l’Illyrie. Dès qu’Alexandre fut à Ravenne, il eut une audience particulière d‘Amalasonte, qui lui témoigna qu’elle persistait dans le dessein de mettre l’Italie entre les mains de l’empereur, et qu’elle n’en attendait que l’occasion. Dans l’audience publique, elle répondit aux griefs de Justinien de manière à satisfaire les Goths. Les députés, de retour à Constantinople, rendirent compte à l’empereur des deux négociations secrètes de Théodat et de la princesse. Justinien en fut ravi de joie; il crut toucher au moment de rentrer, sans coup férir, en possession de l’Italie.

Athalaric mourut le 2 octobre, après avoir porté huit ans le nom de roi. Amalasonte avait la faiblesse des grandes âmes; elle voulait régner; et, quoiqu’elle ne fût pas possédée de cette fureur d’ambition qui préfère à une vie privée l’honneur de périr une couronne sur la tête, cependant elle ne pouvait se résoudre à descendre du trône sans y être forcée. C’était dans la crainte de cette violence qu’elle amusait Justinien. Fille de Théodoric, elle se croyait assez de pouvoir pour faire un roi, surtout si elle le prenait dans la famille de ce prince. Il ne restait dans la maison royale que Théodat, qu’elle avait flétri par un jugement juste, mais rigoureux. Elle espéra qu’un bienfait éclatant lui ferait oublier cet affront, et qu’avec un prince incapable, qui serait sa créature, elle pourrait conserver le titre et l’autorité de reine, que les Goths lui avoient laissé prendre pendant sa régence. Voyant donc que l’état d’Athalaric annonçait une mort prochaine, elle fit venir à Ravenne Théodat; et, pour étouffer son ressentiment, elle lui dit «qu’ayant depuis longtemps prévu la perte qu’elle alloti faire, elle avait dès-lors désigné Théodat pour successeur de son fils; que c’était pour écarter les obstacles qu’il mettait lui-même a ce dessein, qu’elle l’avait obligé de se défaire de ce qui le rendait odieux, parce qu’il lui était bien plus important de rétablir sa réputation que d’augmenter sa fortune; qu’elle ne l’avait condamné que par affection; qu’il ne tenait qu’à lui de ressentir les effets de sa bienveillance, et que, s’il voulait promettre avec serment de lui laisser l'autorité dont elle avait joui pendant le régné de son fils, elle promettait, de son côté, de la partager avec lui.» Théodat, à la vue d’une couronne, n’était pas homme à reculer pour un parjure. Il se jeta aux pieds de la reine, et lui jura tout ce qu’elle voulut. Amalasonte prépara les esprits; et le lendemain de la mort d’Athalaric, elle fit reconnaître Théodat pour roi, conjointement avec elle, mais sans l’épouser, comme plusieurs historiens l’ont mal à propos avancé. Aussitôt elle manda cette nouvelle à Justinien, lui faisant un grand, éloge de Théodat, qui chargea les mêmes députés d’une lettre par laquelle il demandait à l’empereur sa protection, et témoignait la plus vive reconnaissance à l’égard d’Amalasonte. Ils écrivirent tous deux au sénat de Rome; et l’on ne peut guère regarder comme sincères ni les louanges qu’Amalasonte donnait à Théodat, et qui étaient autant de contre-vérités, ni celles dont Théodat comblait Amalasonte, dont il avait sans doute intérieurement juré la perte au moment même quil lui jurait de bouche une soumission absolue. Sans doute ils laissèrent tous deux courir la plume de Cassiodore, et le secrétaire peignit Amalasonte telle qu’elle était, et Théodat tel qu’il devoir être.

Le nouveau roi donna d’abord d’heureuses espérances, et, comme presque tous les mauvais princes, il débuta par de belles maximes et par quelques actions dignes de louanges. Il écoutait les conseils d’Amalasonte , à laquelle il laissait la principale autorité. Il choisissait de bons magistrats, et nommait aux offices de sa maison des hommes estimés. Il annonçait un grand amour pour ses sujets, un grand zèle pour la justice. Il recommanda aux régisseurs de son domaine de ne point se prévaloir de l’autorité du prince pour prétendre à des privilèges, et de se soumettre à la juridiction ordinaire. Nous voulons, dit-il, donner l’exemple de la bonne discipline; et, si nous avons soutenu nos droits avec chaleur quand nous étions particuliers, nous sommes disposés à en relâcher maintenant que nous sommes les maîtres. Un bon prince n’a point d’intérêts séparés de ceux de son peuple, son état est son domaine, et tous ses sujets sont privilégiés à ses yeux. Il avait épousé Gudeline, dont la naissance est inconnue: c’était une femme adroite, qui s’empressa de gagner par ses complaisances l’amitié de l’impératrice, dont elle connaissait le pouvoir. Elle avait donné à Théodat un fils et une fille, dont nous parlerons dans la suite.

Théodat ne put longtemps se contraindre. Il n’admettait dans sa pratique que cette philosophie ingrate et inhumaine qui ne commît point de vertu, qui rapporte tout a l’intérêt personnel, et qui compte pour rien les bienfaits passés, s’ils n’en font pas espérer d’autres. Des qu’il crut pouvoir se soutenir sans l’appui de sa protectrice, il résolut de la perdre. Il s’attacha,  par des honneurs et par des bienfaits, les parents de ces  trois seigneurs qu’Amalasonte avait immolés à sa propre sûreté ; ils étaient en grand nombre, puissants et embrasés du désir de la vengeance. Il fit périr par des assassinats les plus zélés serviteurs de la reine, et, après l’avoir privée de toutes ses ressources, il eut assez de hardiesse pour la faire enlever elle-même et transporter dans une île du lac Bolsène en Toscane, où elle fut renfermée dans une forteresse, le dernier jour d’avril de l’année 535. L’histoire ne nous a pas développé les circonstances d’une révolution si subite. On a peine à concevoir comment un prince, peu auparavant haï et méprisé de toute sa nation, et qui tenait d’Amalasonte tout ce qu’il avait de pouvoir, avait pu, dans l’espace de quelques mois, se rendre assez absolu pour devenir sans opposition maître de la liberté et de la vie d’une reine, puissante et depuis longtemps révérée. Je ne vois rien ici de plus vraisemblable que l’ingénieuse conjecture d’un écrivain moderne, fondée en partie sur un récit de Grégoire de Tours. Audeflède, sœur de Clovis, veuve de Théodoric, et mère d’Amalasonte, vivait encore. C’était une princesse vertueuse, mais crédule. Théodat vint à bout de lui inspirer des soupçons sur la conduite de sa fille, qui s’en trouva outragée. Dans cette conjoncture, Audeflède, au sortir de la sainte table, fut tout à coup attaquée de violentes convulsions, et expira en peu d’heures. Soit que Théodat fût lui-même auteur du crime, soit qu’il voulût profiter d’un accident naturel qui prêtait à la calomnie, ses émissaires firent courir le bruit qu’Amalasonte avait fait empoisonner le vase sacré qui contenait l’Eucharistie. Un si horrible forfait trouva croyance dans l’esprit du peuple, qui saisit aisément ce qui l’effraie, et qui ne voit guère dans les grands que de grandes vertus, ou de grands crimes. L’accusation s’accrédita par sa noirceur, et l’enlèvement d’Amalasonte servit de preuve. Théodat, redoutant la vengeance de Justinien, qui chérissait Amalasonte, lui députa plusieurs sénateurs, entre autres Libère et Opilion, pour lui protester qu’il n’avait aucune part au traitement fait à cette princesse, et que c’était uniquement un effet de l’indignation des Goths. Il força même Amalasonte de le disculper par une lettre à l’empereur.

Justinien n’avait pas perdu l’espérance de voir l’exécution des promesses de Théodat et d’Amalasonte. Loin de croire la négociation rompue, il se flattait au contraire que l’un et l’autre, agissant de concert, ne trouveraient que plus de facilité à remettre l’Italie entre ses mains; et, n’étant pas encore instruit de l’emprisonnement de la reine, il fil partir Pierre de Thessalonique, célèbre avocat de Constantinople, qui joignait à la connaissance des affaires le talent de la persuasion. L’ambassadeur devait publiquement renouveler les plaintes et les demandes qu’avait déjà faites Alexandre; maïs sa commission secrète était de sommer Théodat et Amalasonte de leur parole touchant la cession de l’Italie, et d’en arrêter avec eux les conditions. Selon Procope, Théodora, jalouse de l’esprit et de la beauté d’Amalasonte, ne craignait rien tant que le succès de cette négociation; et, pour prévenir les chagrins que pourrait lui causer la présence d’une si redoutable rivale, elle chargea Pierre, à l’insu de son mari, d’exciter Théodat à la faire périr, et lui promit pour récompense la charge de maître des offices, qu’il posséda dans la suite. Il ajoute que Pierre prêta son ministère à cette noirceur, et que la mort d’Amalasonte fut un effet de ses sollicitations. On peut tout croire de la méchanceté de Théodora; mais le récit de Procope ne s’accorde nullement avec le caractère de Pierre, que l’histoire nous représente comme un négociateur habile et intègre, qui ne devait sa fortune qu’à son mérite et à ses travaux. Etant arrivé à Aulon, sur la côte du golfe Adriatique, il y rencontra Libère et Opilion qui lui apprirent la prison d’Amalasonte; et il dépêcha aussitôt à l’empereur pour lui demander de nouveaux ordres.

Justinien, sensiblement affligé de l’indigne traitement à cette princesse, écrivit à Pierre qu’il allait employer tout ce qu’il avait de puissance pour la tirer d’oppression. Il lui donna ordre de déclarer à Théodat  et tous les Goths qu’il se regardait comme outragé lui-même dans la personne d’Amalasonte. Pierre se rendît promptement à Ravenne; mais Amalasonte n’était plus. Les seigneurs qui voulaient s’en défaire avoient alarmé Théodat en lui représentant qu’après un pareil affront il était perdu s’il ne perdait la reine; et, feignant un grand zèle pour le service du roi, ils avoient obtenu de lui la permission de la faire périr. Ils s’étaient aussitôt transportés dans l’île du lac de Bolsène, où ils avoient étranglé Amalasonte dans le bain. Cette mort déplorable mit en deuil toute l’Italie. Pierre, animé de la colère de son maître, déclara au roi des Goths qu’il n’allait plus trouver dans l’empereur qu’un ennemi irréconciliable, et que le sang d’Amalasonte attirerait sur lui et sur la nation entière la plus terrible vengeance. Théodat, aussi faible que méchant, effrayé de ces menaces, s’efforça de persuader à l’ambassadeur qu’il était innocent de ce meurtre, en même temps qu’il comblait de faveurs les meurtriers. Il s’empressa de procurer à Pierre une prompte satisfaction sur quelques autres commissions peu importantes dont l’empereur l’avait chargé. Il écrivit à Justinien, et sa femme Gudeline à Théodora, des lettres pleines de bassesse; il envoya des députés pour se justifier , et n’oublia rien pour conjurer l’orage prêt à fondre sur sa tête.

Toutes ces démarches furent inutiles. Justinien apprit la vérité par les ambassadeurs mêmes de Théodat; et tandis qu’Opilion multipliait les mensonges pour disculper son maître, ses collègues, surtout Libère, homme d’honneur, incapable de servir le crime et l’imposture, avouèrent sans détour ce qui s’était passé. L’empereur reconnut enfin que Théodat était bien éloigné de lui céder l’Italie; mais il vit en même temps que ce prince odieux lui fournissait le prétexte le plus honnête de la conquérir, et il n’eut garde de perdre cet avantage. Les princes qui partageaient la monarchie franc lui pouvaient être d’un grand secours; ils avoient eu l’année précédente des démêlés avec les Goths. Cassiodore nous apprend que l’armée des Francs avait évité le combat, et que Thierry, roi d’Austrasie, était mort d’une maladie de langueur causée par les fatigues de cette campagne. Les Bourguignons avoient été battus en Ligurie, et les Allemands repoussés du côté des Alpes rhétiques. Ces succès étaient dus au gouvernement d’Amalasonte; mais elle n’avait pu empêcher les enfants de Clovis de s’emparer du royaume de Bourgogne, qui fut éteint par la défaite de Gondomar. Justinien leur envoya des députés pour les engager à se joindre à lui. Il leur fit de grands présents et de plus grandes promesses. Ces princes, indignés eux-mêmes de l’assassinat d’Amalasonte, promirent d’attaquer Théodat; mais celui-ci réussit à se justifier auprès d’eux par ses mensonges ordinaires, et plus encore en leur offrant avec deux mille livres pesant d’or toutes les terres que les Goths possédaient dans la Gaule. Ce traité, entamé par Théodat, ne fut conclu que par Vitigès, son successeur. D’ailleurs les conjonctures ne pou voient être plus favorables au projet de Justinien: les Perses le laissaient en paix; Sittas venait de battre les Bulgares en Mœsie, près du fleuve Yatrus, aujourd’hui Ozma; il ne restait de guerre qu’en Afrique contre les Maures, ennemis peu redoutables. La famine affligeait l’Italie, surtout la ville de Rome, la Vénétie et la Ligurie. Les libéralités du pape, du clergé et des sénateurs, soulagèrent Rome; la Ligurie et la Vénétie reçurent de grands secours de Cassiodore , qui fit ouvrir les greniers publics et distribuer du blé à très-bas prix. Décius, évêque de Milan, fut chargé de cette distribution. A ce sujet, Cassiodore , dans un édit pour la diminution des impôts, fait un éloge très-exagéré de Théodat. On peut lui passer le ton de déclamateur qui dépare tous ses ouvrages; mais on ne lui pardonnera pas l’admiration qu’il témoigne pour ce méchant prince. On est même surpris qu’un magistrat si vertueux ne se soit pas retiré de la cour après la mort d’Amalasonte, et qu’il ait continué de servir le meurtrier de sa bienfaitrice.

L’empereur mit sur pied deux armées pour attaquer les Goths en même temps aux deux extrémités de leur empire, qui s’étendait depuis la Sicile jusqu’aux confins de la Dace. Il confia ces deux expéditions à ses deux meilleurs généraux. Bélisaire, alors consul, qui venait d’acquérir tant de gloire par la conquête de l’Afrique, fut envoyé en Sicile; Mondon, qui s’était signalé autrefois en faisant la guerre aux Romains, et depuis quelques années en combattant pour leur service, reçut ordre d’entrer en Dalmatie, et d’attaquer la ville de Salone. Bélisaire, selon sa coutume, ne voulut commander qu’une armée peu nombreuse, mais bien choisie. Elle n’était que de sept mille cinq cents hommes, entre lesquels étaient trois mille Isaures, deux cents cavaliers huns et trois cents Maures. Il y joignit les meilleures troupes de la maison de l’empereur, dont il composa sa garde. Ses lieutenants-généraux étaient Constantin, Bessas, et Pérane, fils de Gurgène, ce roi d’Ibérie qui s’était réfugié à Constantinople. Il prit avec lui Photius, fils de sa femme Antonine, jeune homme de dix-sept à dix-huit ans, mais qui joignait une sagesse prématurée à la plus haute valeur. Dans cette petite armée, où tout respirait la victoire, il n’y avait de trop qu’une seule tête. C’était Antonine, qui, sans amour pour son mari, mais par un effet de son humeur inquiète et turbulente, s’obstinait à le suivre dans toutes ses expéditions. Fille d’un cocher du Cirque et d’une femme de théâtre, élevée dans la dissolution, elle avait déjà plusieurs enfants lorsqu’elle fit tomber dans ses filets Bélisaire, qui l’épousa dans le même temps où Justinien eut la faiblesse d’épouser Théodora. Ces deux femmes ne cessèrent de punir leurs maris de ces indignes alliances. Antonine, encore plus effrontée que l’impératrice, loin de s’étudier à cacher ses désordres, en aimait l’éclat et le péril; elle se faisait honneur de triompher de son mari tandis qu’il triomphait des barbares. Bélisaire, redouté des Vandales et des Goths, se laissait subjuguer par une femme sans pudeur. Elle l’avait déjà déshonoré dans la guerre d’Afrique. Elle se fit suivre en Italie par un jeune homme auquel elle s’abandonnait, quoiqu’il fut son filleul et celui de Bélisaire. Il se nommait Théodose. Antonine, pour l’attacher à sa personne, l’avait fait intendant de sa maison. Bélisaire fut averti; mais sa femme savait l’aveugler; et la vengeance cruelle qu’elle tira des premiers qui osèrent trahir ses débauches força les autres au silence. Théodose, effrayé dans la suite des dangers auxquels l’exposait la fureur de sa maîtresse, prit l’habit monastique pour couvrir son commerce criminel, sans être obligé de le rompre. Cette femme dissolue avait d’ailleurs un esprit mâle et fécond en ressources. Au milieu des outrages dont elle flétrissait son mari, elle lui rendit quelques services dans le cours de la guerre.

Tout étant prêt pour le départ, Bélisaire eut ordre de faire voile vers Carthage; mais, lorsqu’il serait à la hauteur de la Sicile, il y devait aborder, sous prétexte de rafraîchir sa flotte, et tenter de s’en rendre maître, s’il croyait pouvoir réussir; sinon continuer sa route vers l’Afrique, sans laisser transpirer son dessein. Bélisaire s’acquitta de sa commission avec son activité ordinaire. Il prit d’abord Catane, et entra dans Syracuse, dont le commandant lui ouvrit les portes; il ne trouva de résistance qu’à Panorme. La garnison refusa de se rendre. La place était forte, et Bélisaire la jugeant imprenable du côté de la terre, fit entrer sa flotte dans le port, qui était hors de la ville et s’étendait jusqu’au pied des murs. Comme les mâts de ses vaisseaux s’élevaient au-dessus des murailles, il y fit guinder les chaloupes remplies de tireurs d’arc. Les habitants, accablés d’une grêle de flèches, prirent l’épouvante, et se rendirent aussitôt. La prise de cette place acheva la conquête de l’île. Bélisaire rentra dans Syracuse le dernier jour de l’année, au milieu dés acclamations des habitants et d’une foule de Siciliens venus de toutes parts. Dans sa marche, il jeta de grandes sommes d’argent. Ce n’était pas seulement pour signaler ses succès : comme il sortait ce jour-là du consulat, il voulut faire en Sicile les mêmes largesses qui étaient d’usage à Constantinople. Il demeura le reste de l’hiver à Syracuse, pour assurer sa conquête, et pour mettre ordre au gouvernement civil. Enfin, au commencement d’avril, le mauvais état des affaires d’Afrique l’obligea de s’y transporter. Mais , avant que de raconter ce qu’il fit dans cette province, je vais rendre compte de ce qui se passait alors en Italie et en Dalmatie.

La perte de la Sicile jeta Théodat dans de mortelles alarmes. Il croyait déjà voir Bélisaire aux portes de Ravenne. Il apprit en même temps que Mondon, après avoir battu les Goths en Dalmatie, s’était rendu maître de Salone. Pierre augmentait les craintes de ce prince faible, et ne traitait plus avec lui que comme avec un ennemi déclaré. Incapable d’envisager le péril avec courage, Théodat, pour conserver sa couronne, consentit à la déshonorer; il convint de céder à Justinien toute la Sicile, de payer tous les ans trois cents livres d’or, d’envoyer, toutes les fois qu’il en serait requis, un corps de trois mille Goths; de ne jamais condamner à mort, ni même à la confiscation de biens, aucun évêque, aucun sénateur, sans en avoir obtenu la permission; il renonçait au droit de conférer la dignité de patrice ou de sénateur, ce que l’empereur seul pourvoit faire à sa requête: dans les acclamations publiques on devait toujours nommer l’empereur avant Théodat, auquel on n’élèverait jamais de statue sans en ériger une à l’empereur, qui serait placée à la droite. Pierre partit avec ces propositions humiliantes. Mais à peine était-il à Dyrrachium, que Théodat, toujours agité d’inquiétudes, le fit revenir à Ravenne pour lui demander s’il croyait que Justinien acceptât ses offres: «Je n’en sais rien, répondit l’adroit négociateur; tout ce que je sais, c’est que mon maître, qui n’est pas aussi rempli que vous de belles maximes de Platon, n’a pas pour la guerre cette horreur que la philosophie vous inspire. Il pense à cet égard comme le vulgaire. Il regarde l’Italie comme l’ancien patrimoine de l’empire, et se croit en droit de la revendiquer par les armes». Théodat, encore plus intimidé, consentit à céder l’Italie, à condition que Justinien lui laisserait en terres un revenu de douze cents livres pesant d’or. Il confirma cette promesse par un serment qu’il fit conjointement avec sa femme. Mais il exigea de Pierre qu’il jurât de ne point faire usage de cette dernière proposition que dans le cas où l’empereur rejetterait les premières. Il le fit accompagner d’un évêque nommé Rusticus, qui devait traiter immédiatement avec ce prince, et veiller sur les démarches de Pierre.

Théodat crut n’avoir pas encore assez fait pour sa sûreté; il résolut d’employer auprès de Justinien des  sollicitations qu’il pensait être plus efficaces. Les empereurs de Constantinople avoient toujours affecté de grands égards pour le sénat de Rome. Cette compagnie, quoique soumise de fait à la domination d’un prince  étranger, regardait au fond ses anciens maîtres comme  ses légitimés souverains, et conservait avec eux des relations d’honneur et de déférence. Agapet avait succédé au pape Jean II, dit Mercure, mort le vingt-sixième d’avril 535, et Justinien respectait ce prélat, auquel il avait envoyé sa profession de foi. Théodat menaça par lettres le pape et les sénateurs de les faire passer au fil de l’épée, s’ils ne détournaient l’empereur de l’expédition d’Italie. Il fallut obéir. Le sénat écrivit à Justinien une lettre humble et pressante pour lui demander la paix. Agapet se chargea de la commission; et comme il manquait d’argent pour le voyage, il engagea les vases sacrés, qui furent bientôt après rendus à l’église de Saint-Pierre par ordre de Cassiodore. Le pape arriva le 2 février à Constantinople; il y fut reçu avec honneur; mais il ne put rien gagner sur l’esprit de Justinien. Les troubles de l’Église de Constantinople le retinrent dans cette ville, où il mourut après un séjour de deux mois et demi, comme nous le dirons dans la suite.

Pierre et Rusticus, trouvant Justinien sourd aux premières propositions, lui présentèrent la lettre par laquelle Théodat lui cédait toute l’Italie. Aussitôt l’empereur renvoya Pierre avec un nouveau député, nommé Athanase; il les chargea d’investir Théodat de la propriété des terres qu’il demandait; de passer avec lui le contrat de cession, et de le confirmer par serment. Pendant le voyage de ces députés les affaires changèrent de face, et une lueur d’espérance rendit le courage à Théodat. Asinaire et Grippa, entrés en Dalmatie à la tête d’une armée de Goths, marchèrent vers Salone. Maurice, fils de Mondon, envoyé pour les reconnaître, eut la témérité de les combattre avec des forces très inégales. Il en coûta la vie aux Goths les plus braves; mais le fils de Mondon y périt avec presque tous ses gens. A cette triste nouvelle, le père ne consulte que sa douleur; il part avec ce qu’il avait de troupes, se jette en désespéré au milieu des ennemis, en fait un horrible carnage, les poursuit à outrance, et, prodiguant sa vie, est tué par un des fuyards. Cet accident fut pour les Romains un plus grand malheur qu’une sanglante défaite. Consternés de la perte de ce vaillant capitaine, ils abandonnèrent la Dalmatie. Les vaincus recueillirent le fruit de la victoire, et Grippa se rendit maître de Salone.

Ce médiocre succès rendit Théodat insolent. II refusa de signer le traité dont il avait lui-même dressé les articles, et qu’il avait juré d’avance. Sur les reproches que Pierre et Athanase lui faisaient de cette infidélité: «Songez, leur répondit-il fièrement, que la personne des ambassadeurs ne mérité plus de respect lorsqu'ils le perdent eux-mêmes à l'égard du prince qui les reçoit». Les députés lui répliquèrent avec hardiesse «qu'un ambassadeur n'était que l'organe de son maître; que si ses discours ne plaisaient pas, c'était à son prince qu'il falloir en demander raison; que, pour eux, nulle menace ne les empêcherait de s'acquitter fidèlement de leur commission. Nous sommes venus, ajoutèrent-ils , pour vous sommer de la parole que vous avez librement donnée; nous vous avons remis les lettres de l’empereur; permettez que nous remettions aux seigneurs de votre cour celles dont nous sommes chargés pour eux». A ces mots les seigneurs, de peur de se rendre suspects, demandèrent que les lettres qui leur étaient adressées fussent remises entre les mains du roi. Justinien les exhortait à seconder Pierre et Athanase dans leur négociation; il les invitait à venir à sa cour, promettant de leur conserver leur dignité et leur fortune, et même d’accroître l’une et l’autre: «Vous n'êtes pas étrangers à notre égard, leur disait-il, vos pères ont habité parmi nous; nos liaisons sont héréditaires; elles n'ont pas été entièrement rompues: en tout cas, il est facile de les renouer». Après la lecture de ces lettres, le roi, outré de colère, s’assura de la personne des deux ambassadeurs, et les fit garder étroitement.

La fierté de Théodat céda bientôt à de nouvelles alarmes. Justinien , affligé de la mort de Mondon , et résolu de reconquérir la Dalmatie, fit partir Constantien, son connétable, avec une flotte. Constantien, après avoir fait embarquer à Dyrrachium les troupes d’Illyrie, conduisit sa flotte au port d’Epidaure, où il mit à terre une partie de ses soldats. Grippa, qui commandait dans Salone, ayant envoyé reconnaître les ennemis, les coureurs prirent l’épouvante, et lui exagérèrent tellement le nombre des Romains, qu’il crut avoir sur les bras toutes les forces de l’empire. Il ne jugea pas à propos de les attendre dans Salone, dont les murailles étaient en partie ruinées, et les habitants mal affectionnés. Il en fit donc sortir ses troupes, et alla camper entre cette ville et Scardone. Constantien, mieux servi par ses coureurs, et bien instruit de la position et des forces de l’ennemi, fit voile vers Salone. Il aborda dans le voisinage, et dépêcha Syphillas, un de ses lieutenants, avec cinq cents hommes, pour se rendre maître d’un défilé qui faisait la communication de la ville et du camp des Goths. Le lendemain il entra sans résistance dans le port, et fit aussitôt travailler à réparer les brèches des murailles. Sept jours après, l’armée des Goths, trop faible pour tenir la campagne, reprit le chemin de Ravenne. Constantien s’empara, sans coup férir, de toutes les places de la Dalmatie et de la Liburnie. Il sut même gagner par sa douceur le cœur des Goths établis dans ces contrées.

La mauvaise foi de Théodat et ses variations perpétuelles ne méritaient plus de ménagement. Bélisaire reçut ordre d’entrer en Italie, et d’employer toutes ses forces pour rendre à l’empire cette belle contrée, qui en était le berceau. Ce général arrivait du voyage qu’il avait fait dans le mois d’avril pour calmer les troubles dont l’Afrique était agitée. Il est temps de reprendre la suite des affaires de cette province, et de rapporter ce qui s’y était passé depuis la conquête.

La présence de Bélisaire avait contenu les Maures; son départ leur rendit leur férocité naturelle. Il n’était pas encore sorti du port de Carthage, que tout le pays était en alarme. Salomon, qu’il avait laissé en Afrique avec ses meilleurs officiers, recevait à tous moments de tristes nouvelles. Ce guerrier, plein d’activité et de valeur, était bien digne de succéder à Bélisaire. Comme il avait à peine assez de troupes pour conserver les postes les plus importants, et que les Maures se montraient de tous les côtés à la fois, il ne savait où porter du secours. Les garnisons de la Byzacène et de la Numidie étaient détruites. Mais rien ne lui causa une plus vive douleur que la perte irréparable des deux plus vaillants officiers que les Romains eussent en Afrique. Augan, qui s’était signalé à tant de batailles, et le brave Rufin, porte-étendard de Bélisaire, étaient en Byzacène à la tête d’un corps de cavalerie. Indignés de voir les campagnes ravagées et les habitants traînés en esclavage, ils se postèrent en embuscade dans un défilé; surprirent les Maures, les taillèrent en pièces, et délivrèrent tous les prisonniers. Au premier avis de cette défaite, Cuzinas et trois autres princes barbares, qui n’étaient pas loin de là avec une nombreuse cavalerie, accourent à toute bride, arrivent sur le soir, et enveloppent les vainqueurs. La supériorité du nombre l’emporte sur la bravoure fies Romains, accablés de toutes parts, périssent en combattant. Augan et Rufin, suivis de quelques cavaliers, se font jour au travers des escadrons; ils quittent leurs chevaux et montent sur une roche voisine, d’où ils écartent les Maures à coups de flèches. Tant qu’ils purent faire usage de leurs arcs, ils défendirent vaillamment les approches ; mais, leurs carquois étant épuisés, ils se virent bientôt environnés d’une foule d’ennemis qu’ils repoussaient à coups d’épées. Il fallut enfin céder au nombre. Augan se fit hacher en pièces, et combattit jusqu’au dernier soupir. Rufin, couvert de blessures, fut pris par un des chefs, qui, craignant encore sa valeur, lui coupa la tête. Ce barbare, frappé de l’air martial et terrible que cette tête conservait par la force de ses traits et par l’épaisseur de sa chevelure, la porta dans sa demeure pour en donner le spectacle à ses femmes, aussi féroces que leur mari.

(An. 536) Quoique la perte de ces deux guerriers ne dût inspirer à Salomon que des sentiments de vengeance, il tenta encore la voie de pacification. Il écrivit aux rois maures qu'ils avoient apparemment oublié et le désastre des Vandales, et les serments qu’ils avoient eux-mêmes faits à Bélisaire, et leurs propres enfants donnés en otage, dont ils hasardaient la vie par leur révolte. Ils répondirent «que l’exemple des Vandales n’avait pour eux rien dé effrayant. Vous ne les avez vaincus, disaient-ils , que parce que nous les avions auparavant affaiblis par plusieurs défaites. Vous nous accusez de perfidie; c’est un reproche qui tombe à plus juste titre sur Bélisaire, dont les magnifiques promesses n’ont été suivies d’aucun effet. Quant aux menaces que vous nous faites de mettre à mort nos otages, c’est aux Romains à ménager leurs enfants, parce qu’ils n’ont chacun qu’une seule femme; pour nous, qui pouvons en avoir cinquante, nous ne craignons pas de manquer de postérité». Après une réponse si brutale, Salomon ayant pourvu à la sûreté de Carthage, marcha vers la Byzacène. Il trouva Cuzinas et ses trois collègues campés dans la plaine de Mamma , au pied d’une chaîne de hautes montagnes; il s’y retrancha; et le lendemain , dès la pointe du jour, les deux armées se rangèrent en bataille. Celle des Maures avait une disposition particulière, qui ne fut jamais en usage que quand une armée se voit enveloppée de toutes parts. Ces barbares ignoraient tellement la tactique, qu’ils semblaient avoir pris à tâche de perdre l’avantage que leur donnait la supériorité du nombre. Comme ils avaient une multitude innombrable de chameaux, ils les rangèrent en cercle sous douze rangs, en sorte que ces animaux faisaient face de tous côtés, chaque file étant composée de douze. Les fantassins remplissaient les intervalles; ils étaient presque nus, n’ayant pour arme qu’une épée, une rondache et deux javelots. La coutume de ces barbares était de mêler avec les combattants quelques femmes qui tenaient leurs enfants entre leurs bras, apparemment pour animer les soldats par la vue de ce qu’ils avoient de plus cher. Le reste des femmes était placé au centre du cercle. Elles suivaient leurs maris à la guerre, et partageaient avec eux les travaux. On les employait à planter les palissades, à dresser les tentes, à panser les chevaux et les chameaux, à fourbir et à aiguiser les armes. La cavalerie, postée sur le penchant des montagnes, laissait un grand espace entre elle et l’infanterie. Les Maures étaient au nombre de cinquante mille hommes. Salomon n’en avait pas dix mille; mais, grâce à la mauvaise disposition des ennemis, il pouvait choisir dans leur armée telle partie qu’il jugerait à propos d’attaquer; le reste devenait inutile, à moins de rompre l’ordonnance; ce qui entraînait le désordre et la défaite. Il attaqua du côté de la plaine, pour ne pas s’engager entre la cavalerie et l’infanterie. Le commencement du combat ne fut pas favorable aux Romains. Leurs chevaux, effarouchés de l’aspect et du cri des chameaux, prenaient la fuite, jetant par terre leurs cavaliers, que les Maures perçaient à coups de dards. Pour remédier à ce désordre, Salomon sauta de son cheval et fit mettre pied à terre à toute sa cavalerie. Il donna ordre à ses soldats de se tenir fermes, les rangs serrés, et bien couverts de leurs boucliers. Pour lui , à la tête de cinq cents hommes, il court entamer le cercle, tombant sur les chameaux à grands coups d'épées. Les fantassins qui garnissaient les intervalles de ce côté-là ne tardèrent pas à prendre la fuite. Les Romains pénétrèrent jusqu’au centre, où étaient les femmes. Alors tous les Maures se débandent, et fuient vers les montagnes, poursuivis par les Romains, qui en font un grand carnage. Il en resta dix mille sur la place. Les femmes, les enfants, les chameaux que le fer avait épargnés furent emmenés à Carthage, où la victoire fut célébrée par des fêtes publiques.

Plus irrités que consternés de leur défaite, les barbares firent un nouvel effort. Toute la nation prit les armes; et Salomon, à peine de retour, apprit qu'une armée beaucoup plus nombreuse que celle qui venait d’être battue ravageait de nouveau la Byzacène, et passait tout au fil de l’épée, sans distinction d’âge ni de sexe. Il marche aussitôt, et s’arrête au pied du mont Burgaon, sur lequel les Maures étaient campés. Il y demeura plusieurs jours. Les ennemis, qui avoient appris à craindre les Romains en rase campagne, étaient bien résolus de conserver l’avantage du poste. Le mont Burgaon est inaccessible vers l’orient; mais vers l’occident il s’abaisse en pente douce et présente un accès facile. Il est accompagné, à droite et à gauche, de deux rochers d’une prodigieuse hauteur, qui ne sont séparés de la montagne que par un passage étroit, mais très profond. Les Maures étaient campés du côté de l’occident, au milieu de la descente; ils n’avoient posté aucunes troupes ni au-dessus d’eux, d’où ils ne craignaient point d’attaque, ni au-dessous, parce qu’ils se croyaient surs d’accabler les Romains à coups de traits avant que ceux-ci pussent les atteindre. Ils tenaient leurs chevaux tout bridés à côté d’eux, à dessein de fuir ou de poursuivre selon l’événement. Salomon, voyant les Maures déterminés à conserver leur poste, et ses soldats impatiens de quitter ce terrain aride et stérile, résolut de monter aux ennemis. Mais, pour s’assurer du succès, il voulut obtenir par adresse l’avantage que le lieu semblait lui refuser. Il donna ordre à Théodore, capitaine des gardes de nuit, de prendre avec lui mille soldats dispos et agiles, de grimper avec eux pendant la nuit au sommet de la montagne, par le côté qui paraissait impraticable, de s’y tenir tranquilles jusqu’au jour, et alors de lever leurs enseignes et d’accabler les ennemis à coups de traits. L’ordre fut exécuté sans que les Maures ni les Romains mêmes en eussent aucun soupçon. Car, Théodore étant parti au commencement de la nuit, on pensa qu’il n’avait d’autre dessein que de battre la campagne et de garder les avenues du camp. Salomon fit marcher son armée de grand matin; et, dès que le jour commença à paraître, les Romains et les Maures furent également surpris d’apercevoir un corps de troupes sur le haut de la montagne. Bientôt une grêle de traits qui tombait sur les Maures fit connaître aux Romains que c’était un détachement de leur armée; et ce secours imprévu redoubla leur courage. Les Maures, au contraire , enfermés entre deux troupes ennemies, sans pouvoir ni monter ni descendre, prirent l’épouvante; et, s’enfuyant parle travers de la montagne, partie à pied, partie à cheval, aveuglés par la terreur, ils se perçaient mutuellement de leurs armes, et se précipitaient en foule, hommes et chevaux, dans cette gorge étroite et profonde qui les séparait du rocher voisin. Enfin les cadavres, amoncelés les uns sur les autres, ayant comblé le passage, servirent de pont à ceux qui suivaient pour gagner le rocher, où les Romains ne se hasardèrent pas à les poursuivre. Dans cette horrible confusion, il périt cinquante mille Maures, sans qu’il en coûtât une goutte de sang aux Romains. On prit un des chefs, nommé Esdilas, et avec lui toutes les femmes et une si grande multitude d’enfants, que les soldats romains donnaient une jeune Maure pour un mouton. Ceux qui échappèrent de la défaite ne trouvant plus de sûreté dans le pays, se retirèrent en Numidie auprès d’Yabdas, qui tenait le mont Aurase. Il ne resta dans la Byzacène que les Maures sujets d’Antalas, jusqu’alors fidèle aux Romains.

La Numidie n’était pas plus tranquille. Yabdas, suivi de plus de trente mille Maures, y faisait de grands ravages. Un des capitaines de Bélisaire, nommé Althias, illustre par sa valeur, commandait dans un canton de la province. Il n’avait à sa suite que soixante-dix cavaliers de la nation des Huns. Comme il n’était pas en état de tenir la campagne, il cherchait quelque défilé à la faveur duquel il pût surprendre les ennemis. Mais la Numidie est un pays découvert, qui n’offre de toutes parts que de vastes plaines. Il trouva cependant près de la ville de Tigisi un lieu propre à son dessein. C’était un bassin formé par une source abondante et bordé de roches escarpées. Il s’y mit en embuscade, ne doutant pas que les Maures, qui désolaient le voisinage, ne vinssent bientôt s’y désaltérer, les environs ne fournissant pas une goutte d’eau. Il ne fut pas trompé dans sa conjecture. On était dans le fort de l’été, dont les ardeurs sont insupportables au milieu de ces sables arides. Les Maures, dévorés d’une soif brûlante, accoururent à la fontaine, et, trouvant le lieu fermé par les ennemis, ils s’arrêtèrent épuisés de langueur, et souffrant le supplice de Tantale à la vue de cette eau qu’ils ne pouvaient atteindre. Yabdas, s’étant approché, offrit au capitaine le tiers de son butin , s’il consentit à laisser boire ses soldats. Althias rejeta l’offre, et lui proposa le combat singulier, sous la condition que le vainqueur resterait maître de la fontaine. Le roi accepta le défi, et ses cavaliers, ravis de joie, se tenaient assurés de la victoire, Althias étant d’une taille grêle et fort petite, au lieu qu’Yabdas était le mieux fait et le plus vaillant des Maures. Ils prennent carrière, et reviennent l’un sur l’autre. Yabdas lance le premier son javelot, qu’Althias eut l’adresse de saisir et la force d’arrêter de la main droite; en même temps, maniant son arc de la main gauche, dont il savait également se servir, il abat d’un coup de flèche le cheval de son ennemi. Les Maures, effrayés, remontent Yabdas sur un autre cheval, et disparaissent avec lui. Althias demeura maître de tout le butin, et ce combat le rendit célèbre dans toute l’Afrique.

Yabdas se retira sur le mont Aurase, dont les Maures s’étaient emparés plus de cinquante ans auparavant sous le règne d’Hunéric. Cette montagne, située près du fleuve Ampsagas, à treize journées de Carthage, était la plus haute de toute l’Afrique connue des Romains. Elle occupait un terrain de trois journées de circuit. La pente hérissée de rochers n’offrait aux yeux rien que d’affreux et de sauvage; mais le sommet présentoir le paysage le plus délicieux; une vaste plaine, arrosée de ruisseaux, enrichie de moissons et de fruits d’un goût exquis, une fois plus gros que dans le reste de l’Afrique. Les Maures n’y avoient point bâti de forts  le lieu se défendait assez de lui-même. Ils avaient ruiné Tamugade, ville grande et peuplée, à l’entrée delà plaine qui conduisait au mont Aurase, afin qu’elle ne pût servir de place d’armes aux ennemis. Salomon, pour délivrer la Numidie des ravages d’Yabdas, résolut de l’aller relancer dans sa retraite. Deux rois maures vinrent le joindre avec leurs troupes, et s’offrirent à lui servir de guides; il crut pouvoir se fier à ces princes, parce qu’ils étaient en guerre avec Yabdas. Il partit de Carthage, et le jour même qu’il arriva au pied de la montagne, il s’approcha en ordre de bataille, ne doutant pas que les ennemis ne voulussent en disputer l’accès. Comme ils ne paraissaient point, il fit monter ses soldats, qui, grimpant avec peine de rocher en rocher, s’arrêtèrent, après deux heures de fatigue, pour passer la nuit. Ils ne firent pas plus de chemin les jours suivants. Enfin le septième jour ils gagnèrent un des sommets, sur lequel, au rapport de leurs guides, les ennemis les attendaient. Ils ne trouvèrent qu’une vieille tour et un ruisseau, mais point d’ennemis. Ils y restèrent campés trois jours sans apercevoir aucun des Maures, qui, connaissant les détours de la montagne, se dérobaient aisément à leurs yeux. Comme ils étaient menacés de manquer bientôt de vivres, ils commencèrent à se défier de leurs guides. En effet, ceux-ci les trahissaient, instruisant les Maures de la marche des Romains, qu’ils trompaient par de faux avis. Salomon, s’en étant convaincu, craignit dés effets encore plus funestes de leur perfidie; et voyant d’ailleurs qu’un plus long délai exposait ses soldats à mourir de faim, il prit le parti d’abandonner l’entreprise , et regagna la plaine.

Comme l’hiver approchait, il laissa en Numidie une partie de ses troupes pour défendre la province, et ramena le reste à Carthage. Son dessein était de retourner au mont Aurase dès que la saison le permettrait, mais avec plus de précaution, et sans employer le secours des Maures, dont il avait éprouvé la perfidie. En même temps il songeait à purger la Sardaigne d’une troupe de brigands. C’étaient des Maures que les Vandales avoient autrefois relégués dans cette île avec leurs femmes, pour en délivrer l’Afrique. Ces bannis, d’abord en petit nombre, et détenus' dans des prisons, s’échappèrent et se cantonnèrent dans les montagnes voisines de Cagliari, où ils se multiplièrent jusqu’au nombre de trois mille. Sortant alors de leurs retraites, ils coudoient les campagnes et faisaient d’affreux ravages.

Salomon se préparait à les exterminer, lorsqu’une révolte de ses propres soldats le mit en danger de la vie. Voici quel en fut le sujet. L’empereur, ayant réuni à son domaine les terres conquises en Afrique, les avait données à ferme aux soldats, et ceux-ci avoient épousé les veuves et les filles des Vandales. Ces femmes, se voyant avec dépit devenues simples fermières des biens qu’elles avaient possédés, persuadèrent à leurs maris que ces terres leur appartenaient. «C’est notre dot, disaient-elles, ces fonds ont dû passer entre vos mains par notre mariage. Est-il juste qu’en épousant nos vainqueurs nous ayons perdu la fortune dont nous jouissions avec les vaincus». Les soldats, peu instruits pour l’ordinaire des droits de propriété, trouvèrent ce titre très légitime. Ils portèrent leurs plaintes à Salomon, qui s’efforça, mais en vain, de leur faire entendre qu’ils dévoient être contents qu’on leur eût abandonné l’or et l’argent des barbares; qu’ils étaient au service de l’empereur, qui les avait armés, payés, entretenus, et auquel ils avoient prêté serment; que ce n’était pas pour eux-mêmes qu’ils avoient combattu, mais pour rendre à l’empire ses anciennes possessions; que les conquêtes appartenaient à l’état, et que c’était renoncer au caractère de Romains que de se prétendre les successeurs des Vandales. Les soldats ne furent point satisfaits de ces raisons; ils étaient encore animés par les ariens qui se trouvaient parmi leurs camarades. Il y en avait environ mille dans les troupes de Salomon, entre lesquels on comptait plusieurs Hérules, les plus mutins des barbares. Comme l’empereur avait défendu le culte public à tous les hétérodoxes, les prêtres vandales, désespérés de se voir privés de leurs fonctions, les excitaient à la révolte; et de ce ton dévot que les séditieux savent si bien prendre ils leur représentaient que la fête de Pâques approchait, et que ce serait pour eux le comble du malheur et de l’infamie de ne pouvoir faire baptiser leurs enfants ni célébrer selon leurs usages cette sainte solennité. Ils étaient secondés par d’autres Vandales répandus dans Carthage. Nous avons dit que Justinien avait envoyé en Orient les prisonniers de cette nation, amenés par Bélisaire à Constantinople. Environ quatre cents d’entre eux étant arrivés à Lesbos, se rendirent maîtres des navires qui les portaient, et forcèrent les matelots de les reconduire en Afrique. Abordés en Mauritanie, sur une côte déserte, ils gagnèrent le mont Aurase, et plusieurs revinrent à Carthage, où ils soufflaient secrètement le feu de la sédition.

Le nombre des mécontents croissait tous les jours. Ils s’assemblaient, ils s’aigrissaient les uns les autres, ils se liaient par des serments. Les approches de la fête de Pâques embrasaient de plus en plus le faux zèle des ariens. Dans un si grand nombre de conspirateurs le secret était difficile: cependant aucun avis ne parvint jusqu’à Salomon, parce que la plupart de ses gardes et de ses domestiques entraient dans le complot. Le jour de Pâques, qui tombait cette année au vingt-troisième de mars, Salomon assistant à l’office dans une parfaite sécurité, les conjurés vinrent à l’église , dans le dessein de le poignarder. Ils l’enveloppèrent; et, s’animant mutuellement par leurs regards , ils portaient déjà la main à leurs épées; mais la vue des autels et les yeux de leur général, dont la vertu imprimait le respect, les glacèrent d’effroi; ils se retirèrent en tremblant, se reprochant les uns aux autres leur faiblesse. Ayant remis l’exécution au lendemain, ils furent saisis de la même terreur, et sortirent encore sans rien faire. Désespérés d’avoir deux fois manqué leur coup, ils s’attroupent à la porte de l’église, et, par un emportement plein d’imprudence, ils s’accablent publiquement de reproches, se traitant réciproquement de lâches, de traîtres, de vils esclaves de Salomon. Après un éclat si indiscret, la plupart sentirent bien qu’il n’y avait plus pour eux de sûreté dans Carthage. Ils en sortirent pleins de fureur, et commencèrent à ravager la contrée, forçant les villages et massacrant tous ceux qu’ils trouvaient. Quelques-uns eurent assez d’assurance pour rester dans la ville; et, tranquilles dans leurs maisons, ils feignaient d’ignorer le complot. 

Salomon, instruit enfin du danger qu’il courait encore, ne prit pas l’épouvante. Il essaya de ramener par la douceur les conjurés qui étaient demeurés à Carthage. Ceux-ci parurent d’abord touchés de ses discours; mais cinq jours après, animés par l’exemple de leurs camarades qui impunément désolaient le pays, ils s’assemblèrent dans le Cirque, où, poussant des cris tumultueux, ils insultaient Salomon et les autres capitaines. Salomon leur envoya Théodore de Cappadoce, quoiqu’il se défiât de cet officier, qu’il soupçonnait même d’avoir voulu attenter à sa vie. Il voulait sans doute l’éprouver dans cette conjoncture, et s’assurer de ses véritables dispositions. Les soupçons de Salomon étaient injustes; Théodore le servit de bonne foi, et tâcha d’apaiser les séditieux. Mais ceux-ci, au lieu de l’écouter, le proclamèrent leur général; et, le forçant de marcher au milieu d’eux, ils le conduisirent avec grand bruit au palais. En y entrant, ils égorgèrent un autre Théodore, capitaine des gardes, celui-là même dont la valeur avait tant contribué à la victoire remportée sur le mont Burgaon. Ce meurtre redoublant leur rage, ils courent par toute la ville, égorgent tous les amis de Salomon, sans épargner ceux-mêmes qui leur offraient de l’argent pour racheter leur vie. Ils pillent les maisons, jusqu’à ce que, la nuit étant venue, la débauche et l’ivresse succèdent à la fureur et au carnage.

Pendant ce tumulte, Théodore, échappé de leurs mains, s’était renfermé dans sa maison, détestant le commandement dont la révolte avait prétendu l’honorer. Salomon se tenait caché dans la chapelle du palais. Martin vint l’y trouver au commencement de la nuit; et lorsqu’ils crurent les séditieux endormis, ils passèrent chez Théodore, qui, les ayant obligés de prendre quelque nourriture, les escorta jusqu’au port et les embarqua dans une chaloupe. Ils n’avoient avec eux que cinq domestiques avec l’historien Procope, que Bélisaire avait laissé auprès de Salomon pour l’aider de ses conseils. Après avoir fait douze ou treize lieues en côtoyant le rivage, ils arrivèrent à Massua; c’était un port dépendant de Carthage. Salomon fit partir Martin pour aller en Numidie avertir Valérien et les autres officiers qui commandaient dans cette province d’empêcher, par tous les moyens possibles, que la contagion de la révolte ne se communiquât à leurs soldats. Il manda à Théodore de veiller à la conservation de Carthage. Après avoir pris ces sages précautions, il passa en Sicile avec Procope, et pressa vivement Bélisaire de se transporter en Afrique, où l’autorité impériale était indignement outragée. 

Les rebelles, instruits de la retraite de Salomon, mais trop faibles pour se rendre maîtres de Carthage, sortirent de la ville, et se rassemblèrent dans la plaine de Bule, où ils choisirent pour chef Stozas, un des gardes de Martin, homme hardi et entreprenant, mais perfide et sanguinaire. Ils espéraient sous sa conduite chasser du pays tous les commandants envoyés par l’empereur, et s’emparer de l’Afrique entière. Stozas appela sous ses enseignes ce qui restait de Vandales; il enrôla grand nombre d’esclaves; et, ayant formé une armée de huit mille hommes, il marcha vers Carthage, persuadé qu’il y entrerait sans résistance. Lorsqu’il fut à la vue de cette grande ville, il la fit sommer de se rendre, promettant de n’y faire aucun désordre. Théodore, à la tête des principaux habitants, répondit qu’ils étaient résolus de demeurer fidèles à l’empereur; et, pour inspirer à Stozas des sentiments pacifiques, il lui envoya Joseph, attaché au service de Bélisaire, qui venait d’arriver à Carthage pour une commission particulière. Stozas, irrité de la réponse, fit tuer Joseph, et s’approcha de la ville.

Malgré les instances de Théodore, le peuple songeait à se rendre: on avait résolu de capituler le lendemain, lorsque Bélisaire entra pendant la nuit dans le port; il n’avait qu’un seul vaisseau, et n’amenait avec lui que Salomon et cent hommes choisis dans sa garde. Les rebelles dormaient tranquillement, dans la confiance qu’à leur réveil on leur apporterait les clefs de la ville. Mais au point du jour, quand ils apprirent l’arrivée de Bélisaire, frappés de ce nom seul, ils décampèrent en confusion. Bélisaire, ayant assemblé deux mille hommes, dont il embrasa le courage par ses paroles et par ses libéralités, se mit à la poursuite des troupes de Stozas, et les atteignit près de Membrèse, à seize ou dix-sept lieues de Carthage. Les deux armées campèrent, celle de Bélisaire près du fleuve Bagradas, celle de Stozas sur une hauteur de difficile accès.

Le lendemain on se rangea en bataille de part et d’autre; les révoltés se fiaient sur la supériorité de leur nombre, et les soldats de Bélisaire sur la haute capacité de leur général, méprisant leurs ennemis comme une troupe de brigands que le crime avait attroupés, sans chef, sans discipline, sans honneur. Comme ils s’approchaient pour en venir aux mains, il s’éleva un vent impétueux qui, donnant en face sur l’armée de Stozas, lui fit craindre que les traits de ses soldats ne perdissent de leur force, tandis que ceux des ennemis en acquerraient davantage. Dans cette pensée, il fit un mouvement à droite pour tourner l’armée de Bélisaire et prendre le dessus du vent. Comme il prêtait le flanc, et que cette évolution ne se faisait pas sans quelque désordre, Bélisaire profita du moment, et chargea les ennemis dans cette position flottante et mal assurée. Ils furent enfoncés du premier choc; et, prenant aussitôt la fuite, ils ne se rallièrent qu’en Numidie, où ils reconnurent avec confusion qu’ils n’avoient perdu que peu de soldats, dont la plupart étaient Vandales. Le vainqueur ne jugea pas à propos de les poursuivre; il se contenta de les avoir chassés avec sa petite troupe, et livra leur camp au pillage. On y trouva beaucoup d’argent, et grand nombre de ces femmes qui avoient été la première cause de la rébellion. Bélisaire, de retour à Carthage, reçut nouvelle de la Sicile qu’il s’était élevé une sédition dans ses troupes, et qu’il était à craindre qu’elle n’eût des suites funestes, s’il ne revenait au plus tôt. On peut dire que la supériorité de ce grand homme avilissait les autres capitaines; les soldats qu’il avait une fois commandés ne pouvaient qu’avec peine obéir à d’autres: ainsi qu’un coursier vigoureux, accoutumé à la main d’un adroit écuyer, souffre impatiemment et désarçonne un cavalier moins habile. Après avoir donné, dans le peu de temps qui lui restait, le meilleur ordre qu’il pût aux affaires de l’Afrique, il confia le soin de Carthage à Théodore et à Ildiger, et repassa en Sicile avec Salomon, qui se rendit à Constantinople.

Dès que Bélisaire fut éloigné, Stozas reprit l’avantage. Marcel commandait en Numidie; il avait sous ses ordres Cyrille, Barbatus, Térence et Sérapis. Ayant appris que Stozas était à Gazophyle, petite ville à deux journées de Constantine, et qu’il y rassemblait ses troupes, il marcha pour le surprendre avant qu’elles fussent réunies. Les deux corps étaient en présence et prêts à se charger, lorsque Stozas s’approchant des ennemis à la portée de la voix:« Camarades (s’écria-t-il), quelle fureur vous aveugle? Victimes d’une injuste tyrannie, vous attaquez vos amis, vos frères, qui ne cherchent qu’à vous affranchir en se vengeant eux-mêmes. Avez-vous donc oublié qu’on vous refuse depuis longtemps cette misérable paie, unique salaire de vos fatigues et de vos blessures; qu’on vous enlève les dépouilles que vous avez acquises par tant de périls? Vos généraux veulent jouir seuls des fruits de votre valeur; ils s’enrichissent de votre misère, ils s’enivrent de votre sang; et vous suivez en esclaves ces maîtres avares et impitoyables! Si je vous suis odieux, déchargez sur moi votre colère; me voici en butte à vos traits, mais épargnez vos frères. Si vous n’avez à me reprocher que ma compassion pour vous et pour vos camarades, joignons nos armes, et défendons ensemble nos intérêts communs». Pendant qu’il parlait ainsi, Marcel et les autres officiers criaient à leurs soldats d’avancer, et de tirer sur ce rebelle; mais les soldats, sourds à leurs ordres, n’écoutaient que Stozas. Attendris par ses paroles, ils courent à lui, ils l’embrassent avec larmes, ils se joignent à sa troupe. Marcel et les autres généraux s’enfuient dans l’église de Gazophyle. Stozas, à la tête des deux armées réunies, investit cet asile: les généraux en sortent sur sa parole; mais, par une sacrilège perfidie, il les fait égorger à ses yeux.

La sédition des troupes de Sicile n’eut aucune suite fâcheuse. Le retour de Bélisaire rétablit le calme : il trouva son camp aussi tranquille qu’il l’avait laissé. Il se  disposa sans perdre de temps à passer en Italie, selon les ordres qu’il recevait de l’empereur. Ayant mis garnison dans Syracuse et dans Panorme, il passa de Messine à Rhége. A peine y fut-il arrivé, que tous les peuples d’alentour l’envoyèrent assurer de leur obéissance: leurs villes étaient sans défense, et ils détestaient le gouvernement des Goths. Mais la plus importante de toutes ces défections fut celle d’Ebrimuth, le gendre de Théodat , dont il avait épousé la fille Théodenante. Son beau-père l’avait envoyé vers le détroit avec quelques troupes pour défendre le pays. Dès qu’il sut que Bélisaire était à Rhége, regardant déjà l’Italie comme perdue pour les Goths, il alla se jeter aux pieds du général romain, et le pria de le recevoir au service de l’empire. Bélisaire l’envoya à Constantinople, où il fut comblé d’honneurs et revêtu du titre de patrice.

De Rhége l’armée romaine traversa sans opposition le Pays des Brutiens et la Lucanie, la flotte côtoyant le rivage. Elle arriva devant la ville de Naples, alors moins grande qu’elle n’est aujourd’hui, mais très forte, et défendue par une nombreuse garnison. La mer d’un côté, de l’autre ses murailles bâties sur un terrain escarpé, en rendaient les approches très difficiles. Bélisaire fit entrer la flotte dans le port, où elle jeta l'ancre hors de la portée du trait. Il campa sur le rivage avec ses troupes de terre, et prit par composition une forteresse qui défendait l’entrée du faubourg. Les habitants lui députèrent Etienne, qui lui représenta «que les Napolitains n’étaient pas les maîtres de leur ville, que la garnison y dominait, et que cette garnison même ne pouvait se rendre aux Romains impunément, ses biens, ses femmes, ses enfants étant entre les mains de Théodat; que Bélisaire agis soit contre ses propres intérêts en s’arrêtant devant une place peu importante; qu’il devait aller attaquer Rome, dont la prise entraînerait Naples et toute l’Italie; que si, au contraire, il échouait devant Rome, il ne pourrait conserver les conquêtes précédentes, et que le sang qu’il aurait répandu devant Naples serait versé en pure perte».

Bélisaire répondit «qu’il n’avait point de conseil à recevoir des Napolitains; que l’empereur l‘envoyait pour les tirer d’esclavage; que ce serait une folie de combattre leur libérateur, et de faire pour conserver leurs chaines les efforts que des gens sages font pour se mettre en liberté; qu’il laissait à la garnison le choix d’entrer au service de l’empereur ou de se retirer; que, si les habitants acceptaient la liberté qu’il leur offrait, il leur donnait parole de les traiter aussi favorablement qu'il venait de traiter les Siciliens; que, s'ils préféraient de rester en servitude, il serait forcé d’en user avec eux comme avec des esclaves.»

Etienne, gagné en secret par Bélisaire, employait tous ses efforts pour déterminer ses concitoyens à se rendre. Il était secondé par Antiochus, marchand syrien établi à Naples, qui avait grande réputation de prudence et de probité. Mais deux avocats fort accrédités, Pastor et Asclépiodote, attachés d’inclination et d’intérêt au parti des Goths, traversaient de toutes leurs forces les intentions d’Etienne; et pour y réussir, sans manifester leur dessein, ils engagèrent le peuple à demander des avantages si excessifs, qu’ils étaient bien persuadés que Bélisaire ne les accorderait jamais. Le général romain se douta de l’artifice; et, pour le rendre inutile, il accorda tout. Les habitants, ravis de joie, couraient déjà aux portes pour les ouvrir à l’armée romaine; et les Goths, trop faibles pour résister à ce concours, frémissaient de dépit, et songeaient à la retraite, lorsque Pastor et Asclépiodote, se jetant au-devant de la multitude: «Citoyens (s’écrièrent-ils), écoutez les derniers soupirs de la patrie, dont vous allez déchirer les entrailles. Si vous vous fiez aux promesses de vos ennemis, avez-vous aussi parole de la fortune qu’elle favorisera leur témérité, et qu’une poignée d’aventuriers sans appui et sans ressource terrassera dans cette guerre toute la puissance des Goths? Si les Goths sont vainqueurs, comment traiteront-ils un peuple perfide qui les aura trahis au premier signal de Bélisaire? s’ils sont vaincus, quel égard Bélisaire aura-t-il pour des traîtres? Combattez pour vos maîtres; ils récompenseront votre zèle; ou, s’ils succombent, l’ennemi vous pardonnera votre fidélité. Que craignez-vous? Vos magasins ne sont-ils pas pourvus de vivres? n’avez-vous pas une forte garnison pour vous défendre? Bélisaire connaît vos forces mieux que vous ne les connaissez vous-mêmes. S’il espérait vaincre votre résistance, vous prodiguerait-il tant de faveurs? Pensez-vous qu’il veuille ménager notre ville? Si c’était son dessein, il irait d’abord attaquer Théodat, dont la défaite vous mettrait entre ses mains, sans péril pour vous et sans déshonneur». En même temps ils présentèrent au peuple les marchands juifs, qui répondirent sur leur tête que la ville ne manquerait jamais de vivres tant que durerait le siège ; et les officiers de la garnison, qui protestèrent qu’ils la défendraient seuls, sans qu’il en coûtât une goutte de sang aux citoyens.

Ces promesses firent plus d’effet que celles de Bélisaire; on lui signifia qu’il eut à s’éloigner de la ville. Lorsqu’il vit toute négociation rompue , il vint camper au pied des murs, et donna plusieurs assauts, toujours avec perte. Il fit couper l’aqueduc, sans causer beaucoup d’incommodité aux habitants; ils avoient des puits dans la ville même. Cependant, comme le nom seul de Bélisaire les alarmait, ils envoyèrent à Théodat demander un prompt secours. Mais ce prince, sans résolution comme sans prévoyance, se croyait lui-même assiégé, et n’osait détacher aucune partie de ses troupes. Bélisaire n’avait pas moins d’inquiétude; il n’espérait plus rien, ni de la part des habitants, ni de ses propres efforts, et voyait avec chagrin qu’en perdant la belle saison devant cette place, il se réduisait à la nécessité d’attaquer Rome et Théodat pendant l’hiver. Il prit donc le parti de lever le siège, et donna l’ordre de se préparer au départ. Tout était prêt, et l’armée devait se mettre en marche le lendemain, lorsqu’un heureux hasard vint lui offrir le succès qu’il n’espérait plus.

Un soldat isaure, curieux de voir la structure d’un aqueduc, entra dans celui que Bélisaire avoi fait couper assez loin de la ville. En s’avançant il rencontra un rocher percé d’un canal assez large pour donner cours à l’eau , mais trop étroit pour laisser passer un homme. Il jugea qu’en élargissant ce canal, on pourrait pénétrer jusque dans la ville, et revint communiquer sa découverte à Panaris, son compatriote et garde de Bélisaire. Paucaris en donna aussitôt avis à son général, qui lui commanda de prendre avec lui quelques Isaures, et de travailler à élargir le passage, mais sans bruit, de peur de se faire entendre des assiégés. Les Isaures s’acquittèrent si bien de cette commission, qu’en peu d’heures ils eurent pratiqué un chemin assez large pour un homme armé. Alors Bélisaire, se voyant sur le point de se rendre maître de Naples, voulut encore, par un effet de sa bonté naturelle, épargner aux habitants les désastres dont ils étaient menacés. Il demanda une entrevue avec Etienne, et, après lui avoir rappelé les horreurs qu’éprouve une ville forcée: «Je vois avec douleur (lui dit-il) que tous ces maux vont fondre sur Naples; je suis assuré de la prendre; j’en ai un moyen infaillible. C’est une ville ancienne, habitée par des chrétiens et par des Romains. J’ai regret de la voir périr. Mais pourrai-je retenir la fureur des barbares qui composent une grande partie de mon armée, et qui brûlent de venger leurs frères et leurs amis tués au pied de vos murs? Epargnez votre propre sang: rendez-vous tandis qu’il en est encore temps, ou n’accusez que vous-même des maux que vous allez éprouver». Etienne, pénétré de douleur, rapporta ces paroles aux habitants, qui n’en tinrent aucun compte. Dieu, dit Procope, voulait punir les Napolitains.

Bélisaire, les voyant obstinés à leur perte, choisit sur le soir quatre cents hommes, et leur commanda de prendre leurs armes et d’attendre ses ordres. Il en donna la conduite à deux officiers nommés Magnus et Ennès, qu’il instruisit de ce qu’ils avoient à faire. La nuit étant venue, ils prirent des lanternes, et conduisirent leur troupe vers l’aqueduc. Ils étaient accompagnés de deux trompettes , qui dévoient se faire entendre lorsqu’il auraient pénétré dans la ville. Bélisaire avait fait préparer des échelles pour monter à l’escalade dans le même moment : il avait donné ordre à toutes ses troupes de se tenir alertes et sous les armes. Lorsque le détachement fut entré dans l’aqueduc, la plus grande partie prit l’épouvante, et retourna sur ses pas, malgré les efforts que faisaient leurs conducteurs pour les retenir. Bélisaire les reçut fort mal, et les fit remplacer par deux cents soldats des plus braves de l’armée. Photius, son beau-fils, emporté par une bouillante valeur, voulait marcher à leur tête, et était déjà entré dans le canal; mais Bélisaire l’obligea de demeurer avec lui. Ceux qui avoient fui le péril, piqués des reproches de leurs camarades, et rougissant de paraître moins hardis, entrèrent à leur suite. Cependant Bélisaire, craignant que les Goths qui étaient de garde dans la tour la plus voisine n’entendissent la marche des soldats dans l’aqueduc, envoya de ce côté-là Bessas, Goth de naissance, et qui parlait bien leur langue, pour les distraire par ses discours. Bessas, faisant grand bruit, les exhortait à se rendre, et les amusait par ses propositions et ses reparties; les Goths répondaient par des railleries et des injures contre Bessas et Bélisaire. L’aqueduc, couverte d’une voûte de briques, pénétrait bien avant dans la ville, et les soldats étaient déjà, sans le savoir, sous le terrain de Naples, lorsqu’ils arrivèrent enfin à la bouche du canal, qui se terminait à un bassin dont les bords étaient fort élevés et impraticables, surtout à des hommes armés. Ils étaient dans un grand embarras, ceux qui suivaient poussant leurs camarades pour gagner eux-même l’ouverture, et s’étouffant les uns les autres dans ce lieu étroit. Un soldat plus dispos et plus hardi, s’étant dépouillé de ses armes, s’aida si bien des mains et des pieds, qu’il parvint jusqu’au haut, et se trouva dans une méchante masure, habitée par une pauvre femme. Il la menaça de la tuer, si elle ouvrait la bouche, et jeta dans la fosse une corde qu’il attacha par un bout à un olivier. A l’aide de cette corde les soldats se trouvèrent tous en haut deux heures avant le jour. Ils avancèrent vers les murs du côté du nord, où Bélisaire avec Bessas et Photius attendaient l’événement, et surprirent les gardes de deux tours, qu’ils passèrent au fil de l’épée. Maîtres de cette partie de la muraille, ils donnèrent le signal avec les trompettes. Aussitôt Bélisaire fit appliquer les échelles; mais comme elles se trouvèrent trop courtes pour atteindre aux créneaux, il fallut en attacher deux au bout l’une de l’autre. On gagna ainsi le haut des murs.

L’escalade ne réussissait pas du côté de la mer. Les Juifs, qui défendaient la muraille en cet endroit, n’attendant aucun quartier des Romains, dont ils avoient fait rejeter les propositions, se battaient en désespérés; et quoiqu’une partie des Romains fût déjà dans la ville, ils soutenaient opiniâtrement toutes les attaques. Mais quand le jour fut venu, se sentant charger par derrière, ils prirent la fuite. Alors il n’y eut plus de résistance; l’armée entra par toutes les portes, et le soldat se livra à tous les excès de la fureur. Les Huns surtout exerçaient leur barbarie, naturelle sans respecter les asiles les plus sacrés. Bélisaire courait partout où il voyait ses gens acharnés au carnage: «Arrêtez (leur disait-il), ce sont vos sujets que vous égorgez. C’est Dieu qui vous donne la victoire, et vous l’outragez par votre cruauté. Montrez aux vaincus que nous méritions de les vaincre. En les massacrant vous justifiez leur résistance. Ils sont assez punis d’avoir été vos ennemis. Faites par votre humanité qu’ils se repentent de n’avoir pas toujours été vos amis».

Il laissa le butin aux soldats comme une récompense de leur valeur; mais il fit rendre les enfants à leurs pères et les femmes à leurs maris. Ainsi, dans un même jour, les Napolitains perdirent et recouvrèrent la liberté. Avant la nuit le calme était rétabli dans la ville, et les habitants retrouvaient dans leurs maisons ce qu’ils y avoient caché de précieux. Le siège avait duré vingt jours. Bélisaire accorda la vie à ce qui restait de la garnison. C’étaient huit cents Goths, qu’il incorpora dans ses troupes. Tel fut le premier exploit de Bélisaire en Italie. La plupart des auteurs lui font un crime du saccagement de Naples, qui fut d’abord inondée de sang et jonchée de cadavres. Mais c’était un effet inévitable de la fureur du soldat irrité d’un siège meurtrier. Bélisaire en gémit lui-même, et mit tout en œuvre pour en arrêter les suites. J’ai suivi Procope, le seul témoin oculaire qui nous reste; et son récit s’accorde mieux avec le caractère de ce général, aussi humain qu’invincible. Si l’on soupçonne, l’historien d’avoir ici flatté son maître, cette conjecture n’est pas suffisamment appuyée par le faible témoignage de quelques compilateurs, dont les écrits montrent en toute rencontre plus de piété que de jugement. Les massacres que les Huns firent dans les églises, et le pillage de quelques monastères, que le général ne put d’abord empêcher, ont animé leur censure. Ce fut le même motif qui attira dans la suite à Bélisaire les reproches du pape Silvère. Ce vainqueur généreux, touché du sort de cette ville célèbre, n’oublia rien pour l’adoucir. On rapporte que ce fut aussi par un aqueduc, et peut-être par le même, qu’Alfonse d’Aragon se rendit maître de Naples en 1442.

Pastor et Asclépiodote ne survécurent pas aux malheurs qu’ils avoient attirés sur leur patrie. Le premier, au moment qu’il vit entrer les Romains, fut frappé d’apoplexie et mourut sur l’heure. Asclépiodote, avec les principaux habitants, vint se jeter aux pieds de Bélisaire. Malgré les reproches d’Etienne, le général romain lui avait fait grâce, et il s’en retournait comblé de joie, lorsque le peuple, transporté de rage, se jeta sur lui, comme sur l’auteur de tous ses maux, et le mit en pièces. Ils coururent ensuite à la maison de Pastor, pour le traiter de même, et ne cessèrent de le chercher qu’après qu’on leur eut fait voir son cadavre. Ils s’en saisirent, et l’allèrent pendre à un gibet dans le lieu des exécutions. Ils demandèrent ensuite à Bélisaire, et obtinrent de lui le pardon de ces emportements.

Lorsque Théodat était monté sur le trône, la ville de Rome lui avait député quelques évêques pour l’assurer de son obéissance et lui demander la conservation de ses privilèges; ce qu’il avait promis. Mais il n’avait pas envoyé à son tour en faire le serment au sénat et au peuple romain comme l’avoient pratiqué ses deux prédécesseurs. Cette négligence, qui semblait être une marque de mépris ou de mauvaise intention, donnait des soupçons fâcheux. Dès que Bélisaire fut entré en Italie, Théodat, craignant avec raison pour la ville de Rome, avait fait partir des troupes pour la garder. On leur refusa l’entrée. Le roi s’en plaignit par lettres, et, pour dissiper la défiance des Romains, il leur députa quelques seigneurs, chargés de prêter le serment en son nom. Afin de prévenir tout ombrage, il ordonna à ses troupes de camper hors de la ville, de payer ses vivres au prix du marché, et il mit à leur tête le grand maître de sa maison, auquel il recommanda de ne donner aux Romains aucun sujet de plainte. La prise de Naples le détermina enfin à se transporter à Rome, pour procurer à cette ville une assurance dont sa timidité naturelle avait elle-même besoin.

On s’attendait qu'il allait marcher à la rencontre de Bélisaire. Lorsqu’on vit qu’il se tenait enfermé dans Rome, et qu’il se contentait d’envoyer Vitigès en Campanie avec quelques troupes, on le soupçonna d’intelligence avec Justinien pour lui livrer ses propres états. Ce bruit se répandit dans l’armée de Vitigès, qui campait a treize ou quatorze lieues de home, dans un lieu nommé Regète. Les soldats s’assemblent; et, taxant Théodat de trahison, l’accusant d’être l’auteur secret de la guerre, ils élèvent Vitigès sur un bouclier, et le proclament roi. C’était un officier d’une naissance obscure, mais qui s’était avancé par sa valeur. Aussitôt Vitigès retourna vers Rome, que Théodat ne tarda pas d’abandonner pour s’enfuir à Ravenne. Optaris fut chargé de le poursuivre et de l’amener vif ou mort. Il était ennemi mortel de Théodat. Ce prince avare, gagné par argent, lui avait enlevé une riche héritière, qu’il était sur le point d’épouser, pour la mettre entre les mains de son rival. Emporté par un si vif ressentiment, Optaris atteignit Théodat près du fleuve Vatrénus, aujourd’hui Saterno, à peu de distance de Ravenne. L’ayant renversé de son cheval, il l’égorgea comme une victime, et rapporta sa tête à Vitigès. Ce malheureux prince avait régné près de deux ans, étant mort au mois d’août de cette année. Son fils Théodégiscle fut enfermé dans une prison, où il mourut empoisonné.

Le nouveau roi ne fut pas plus tôt entré dans Rome, qu’il envoya dans toutes les provinces de l’Italie une lettre circulaire, écrite du style des usurpateurs: il attribuait son élévation au choix de la Providence; il promettait de marcher sur les traces de Théodoric: «Imiter ce grand prince, disait-il, c'est être son parent à plus juste titre que ceux qui ne tiennent à lui que par la naissance». On saurait gré à Vitigès de cette belle maxime, dont il couvrait la bassesse de son extraction, s’il eût tenu parole; mais, après avoir été un officier digne d’estime, il fut un roi de peu de mérite. Les plus grandes forces des Goths étaient dispersées au-delà du Pô pour garder la frontière contre les incursions des Francs, avec lesquels la paix n’était pas encore conclue. D’ailleurs Vitigès se défiait des habitants de Rome, et les soupçonnait avec raison d’attachement à leurs anciens princes. Il marcha donc à Ravenne, dans le dessein d’y rassembler ses troupes, et de revenir en force tenir tête à Bélisaire. Il exhorta le pape Silvère, le sénat et le peuple romain à lui demeurer fidèles, et les y engagea par les serments les plus sacrés. Il laissa dans la ville une garnison de quatre mille hommes, commandés par Leudéris, officier de réputation, avancé en âge, et d’une prudence consommée. Il partit ensuite pour Ravenne avec le reste de ses troupes, emmenant un grand nombre de sénateurs pour lui tenir lieu d’otages. Ayant pris sa route par la Toscane, il enleva les trésors que Théodat avait amassés et mis en dépôt dans l’île du lac Bolsène, et dans la ville nommée alors Urbs vetus, aujourd’hui Orviète. Dès qu’il fut arrivé à Ravenne, il répudia sa femme; et, pour s’affermir plus solidement sur le trône en s’alliant à la famille de Théodoric, il épousa la fille d’Amalasonte, nommée Matasonte, qui ne consentit à ce mariage que par contrainte. Après quoi il rassembla tous les Goths cantonnés dans la Ligurie et dans la Vénétie, les partagea en différents corps, et leur donna des armes et des chevaux.

Il ne laissa au-delà du Pô que les garnisons de la Gaule. Mais, pour n’avoir aucune inquiétude de la part des Francs, il voulut conclure avec eux le traité déjà proposé par Théodat. Ce prince leur avait offert tout ce qui restait aux Ostrogoths dans la Gaule, avec deux mille livres pesant d’or. Avant que de renouveler des offres de si grande conséquence, Vitigès voulut avoir le consentement des principaux seigneurs de la nation. Il leur représenta la nécessité où ils étaient de s’assurer de la paix avec les Francs pour être en état de soutenir la guerre contre l’empire: qu’il valait mieux sacrifier une petite partie de leur domaine que de s’exposer a tout perdre; qu’ils acquerraient à ce prix le secours d’une nation puissante et belliqueuse; que, s’ils sortaient victorieux de la guerre présente, ils trouveraient assez de prétextes pour se remettre en possession de ce qu’ils abandonnaient; qu’entre des états voisins les raisons de s’agrandir ne manquaient jamais a ceux qui en avoient le pouvoir. Les seigneurs embrassèrent son avis. On fit aux rois francs Childebert, Théodebert et Chilpéric, une cession authentique de ce que les Goths possédaient depuis les Alpes jusqu’au Rhône, et depuis la mer jusqu’aux confins du royaume de Bourgogne. Cette portion des Gaules comprenait quatre provinces, la seconde Narbonnaise, les Alpes maritimes, les Alpes grecques, et la seconde Viennoise; en sorte que les Francs devinrent alors maîtres de toute la Gaule, à l’exception de la Septimanie, qui appartenait aux Visigoths, et de la Bretagne Armorique, qui avait ses comtes particuliers. Vitigès s’engagea encore à renvoyer les Allemands que Théodoric avait reçus en Italie après la bataille de Tolbiac. Ils retournèrent dans leur pays, et devinrent sujets des rois d’Austrasie. Comme les rois de France ne pouvaient, sans violer le traité fait depuis peu avec l’empereur, envoyer des troupes Francs au secours des Goths, ils promirent d’en fournir secrètement, qu’ils tireraient des nations étrangères soumises à leur puissance. En exécution du traité, Vitigès retira ses troupes de la Gaule, et rappela Marcias, qui les commandait.

Il aurait fallu un lien plus fort que celui du serment pour retenir les habitants de Rome en présence d’un ennemi tel que Bélisaire. Lorsqu’il fut maître de Naples, il en confia la garde à Hérodien avec trois cents soldats choisis, et mit une garnison suffisante dans la citadelle de Cumes. Ces deux places étaient alors les seules de la Campanie qui fussent en état de défense. Ensuite il marcha vers Rome par la voie Latine. Les Romains, appréhendant le même sort que venait d’éprouver la ville de Naples, résolurent d’ouvrir leurs portes à l’armée de l’empereur. Le pape Silvère fut le premier à leur conseiller de ne point opposer une résistance inutile. Ils députèrent donc à Bélisaire Fidélis, qui avait été questeur d’Athalaric; pour l’assurer de leur soumission. La garnison, trop faible pour contenir un grand peuple, et faire face en même temps à une armée victorieuse, obtint la liberté de se retirer à Ravenne. Elle sortit par la porte Flaminie pendant que Bélisaire entrait par celle qu’on nommait Asinaria. Leudéris, leur chef, honteux d’abandonner une place confiée à sa valeur, refusa de suivre ceux qu’il commandait. Il fut envoyé à Justinien avec les clefs de la ville. Ce fut ainsi que les empereurs rentrèrent en possession de Rome le dixième de décembre, soixante ans depuis qu’elle avait été détachée de l’empire par la conquête d’Odoacre.

Le premier soin de Bélisaire fut de relever les murailles, qui étaient ruinées en plusieurs endroits. Il y fit faire des créneaux et ajouter des parapets pour couvrir les soldats sur leurs flancs. On environna la ville d’un fossé large et profond. Les habitants admiraient ces ouvrages, mais ils ne voyaient pas sans peine que Bélisaire eût intention de soutenir un siège dans leur ville , si elle était attaquée par les Goths. Comment, avec si peu de troupes, pourrait-il défendre une place d’une si vaste étendue, située dans une plaine de facile accès, et qui pouvait être aisément affamée? Bélisaire entendait ces murmures, sans interrompre les dispositions nécessaires. Il fit serrer dans les greniers publics le blé qu’il avait apporté de Sicile, et força les habitants de transporter dans la ville les grains de leurs récoltes.

Bélisaire était déjà maître de toute l’Italie méridionale. Les Goths, n’ayant aucune garnison dans ces contrées, la Calabre, l’Apulie et la ville de Bénévent, s’étaient volontairement soumises. Pizas, capitaine goth, commandait dans le Samnium, au-delà du fleuve Tiferne. Il vint se rendre avec ce qu’il avait de troupes. Cette démarche lui mérita la confiance de Bélisaire, qui lui donna un détachement pour garder le même pays. Les Goths cantonnés au-delà du Tiferne refusèrent de suivre l’exemple de Pisas, et demeurèrent attachés à Vitigès.

On rapporte que pendant cette année le soleil ne rendit qu’une lumière terne, sans éclat, et pareille à celle de la lune, ce qui dura quatorze mois. Des nuées de sauterelles ravagèrent plusieurs provinces d’Asie; l’hiver fut très rigoureux, et les chaleurs de l’été si faibles, que les fruits ne parvinrent pas à maturité.

 

 

LIVRE QUARANTE-QUATRIÈME. JUSTINIEN. 537

 

 

 

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.