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LIBRAIRIE FRANÇAISE

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

 

 

LIVRE ONZIÈME

SUITE DU RÈGNE DE CONSTANCE ET JULIEN, MORT DE CONSTANCE

361.

 

La conduite de Julien dans la Gaule avait été jusqu’alors irréprochable. Chéri des peuples, redouté des barbares, il avait délivré la province des vexations domestiques et des incursions étrangères. La révolution qui va suivre répand sur sa vertu un violent soupçon d’hypocrisie. Il est difficile de sonder la profondeur de cet esprit dissimulé. Le glaive qui avait brillé à ses yeux dès son enfance, et qu’il voyait sans cesse suspendu sur sa tête, l’avait trop bien instruit à se contrefaire. Entre les auteurs anciens, les uns s’étudient à le justifier; ils prétendent qu’il n’accepta qu’à regret le titre d’Auguste: les autres l’accusent de rébellion. Ceux-là sont adorateurs de Julien; ainsi que de ses divinités; ceux-ci, dont le témoignage est d’ailleurs très-respectable, ne voient jamais en lui que l’ennemi du vrai Dieu. Les ressorts qui produisirent ce changement de scène sont inconnus. Si Julien fut criminel, il sut si bien s’envelopper, que l’œil critique et impartial de la postérité ne peut du moins avec évidence démêler l’artifice. Il parait cependant que, s’il ne fit rien pour se procurer le diadème, il ne fit pas tout ce qu’il aurait pu pour se défendre de l’accepter. Un esprit tel que le sien était bien capable de trouver des moyens plus efficaces. De plus, les manifestes qu’il répandit ensuite contre Constance décèlent une haine invétérée, qu’il avait su déguiser jusqu’à composer en l’honneur de ce prince les panégyriques les plus outrés. Cette fausseté de caractère le rend légitimement suspect; le flatteur déjà perfide n’a qu’un pas à faire pour devenir rebelle. Je vais exposer les circonstances de ce fameux événement : c’est au lecteur à juger, et à donner aux faits les qualifications qu’ils méritent.

Constance étant pour la dixième fois consul, et Julien pour la troisième, les préparatifs de Sapor atermoient l’empire. Ce prince, toujours animé par Antonin et par Craugase, menaçait de nouveau la frontière. L’empereur, comme s’il eût été d’intelligence avec les Perses, laissait échapper ses ressources à mesure qu’il voyait croître le péril. Il commença par éloigner pour toujours Ursicin, le seul guerrier capable de résister aux Perses. Dès que ce général fut revenu à 1a cour, ses anciens ennemis l’attaquèrent, d’abord par des censures qu’ils hasardaient sourdement, ensuite par des calomnies qu’ils débitaient avec hardiesse. L’empereur, crédule et accoutumé à ne voir que par les yeux d’autrui, nomma commissaire, pour informer de sa conduite, Arbétion, l’au­teur secret de ces intrigues, et Florence, maître des offices, et différent du préfet de la Gaule. Ils avaient ordre de l’interroger sur les causes de la prise d’Amide. Ursicin n’avait pas de peine à prouver qu’on ne devait attribuer cette disgrâce qu’à la lâcheté de Sabinien. Mais ses raisons n’étaient pas même écoutées. Les commissaires, de crainte d’offenser le grand-chambellan, dont Sabinien était la créature, n’évitaient rien tant que de découvrir la vérité; et à dessein de s’en écarter comme d’un écueil dangereux, ils se jetaient dans des discussions frivoles et étrangères. Ursicin, naturellement vif et impatient, fatigué de cet indigne manège, ne put se contenir. Quoique l’empereur me méprise, dit-il, au point de ne daigner m’entendre, l’affaire est assez importante pour n’être pas abandonnée à la discrétion de ses eunuques : c’est à lui seul qu’il appartient d’en connaître et de punir les coupables. En attendant qu’il s’y détermine, faites-lui savoir que, tandis qu’il déplore la perte d’Amide, il se forme sur la Mésopotamie un nouvel orage, qu’il ne pourra lui-même conjurer a la tête de toutes ses troupes. Ces paroles hardies, envenimées encore par la malignité des délateurs, excitèrent la colère de Constance : il fit cesser l’information; et sans vouloir s’instruire de ce qu’on affectait de lui cacher, il chassa Ursicin de la cour, et le relégua dans ses terres. Agilon, qui n’était alors que commandant d’une des compagnies de la garde, fut revêtu de la charge importante de général de l’infanterie; et Ursicin passa le reste de ses jours dans une obscurité plus fâcheuse pour l’état que pour lui-même.

Les intrigues de cour venaient d’enlever à l’empereur le plus habile et le plus fidèle de ses généraux; sa propre imprudence lui enleva la moitié de l’empire. Lucien avait été envoyé en Gaule pour y tenir la place de Salluste; mais il n’était pas capable de le remplacer dans le cœur de Julien. Ennemi secret de ce prince, il se joignit à Florence et à la cabale de la cour pour déterminer l’empereur à rappeler le César, ou du moins à le désarmer, en lui retirant ses meilleures troupes. La jalousie de Constance appuya ces conseils pernicieux. Il fit partir Décence, secrétaire d’état, avec ordre de lui amener les Hérules, les Bataves, et deux légions gauloises renommées pour leur bravoure, avec trois cents hommes choisis dans chacun des autres corps. C’était toute la force de l’armée de Julien. Ces troupes dévoient se rendre en diligence à Constantinople, pour marcher contre les Perses au commencement du printemps. Les ordres étaient adressés à Lupicin. Constance en envoyait d’autres à Gintonius Sintula, grand-écuyer de Julien; il le chargeait de choisir les plus braves des soldats de la garde, et de les amener lui-même. Il n’écrivit à Julien que pour lui enjoindre de presser l’exécution de ses volontés.

Lupicin n’était pas alors en Gaule, Julien l’avait fait passer avec quelques troupes dans la Grande-Bretagne pour arrêter les incursions des Ecossais et des Pictes, qui, s’étant tenus tranquilles pendant dix-sept ans depuis l’expédition de Constant, recommençaient leurs ravages. Lupicin partit de Boulogne au milieu de l’hiver, aborda à Rutupies, aujourd’hui le port de Richborow, et se rendit à Londres. Ce général sa voit la guerre; mais c’était un homme hautain, fanfaron, aussi avare que cruel.

Décence, en l’absence de Lupicin , se mit en devoir d’exécuter les ordres de Constance. Sintula, qui ne cherchait qu’à signaler son zèle pour avancer sa fortune, s’acquitta d’abord de sa commission à la rigueur : après avoir choisi l’élite des troupes qui gardaient la personne de Julien, il se mit en marche à leur tête. Il s’agissait de faire partir le reste, dispersé en différents quartiers d'hiver. On était alors à la fin du mois de mars. Julien, après avoir protesté qu’il était parfaitement soumis aux volontés de l’empereur, représenta seulement qu’on ne pouvait sans injustice, ni même sans péril, entreprendre de faire partir les Hérules et les Bataves, qui ne s’étaient donnés à lui qu’à condition qu’on ne leur ferait jamais passer les Alpes; il ajouta qu’en leur manquant de pa­role, on se privait à jamais du secours des étrangers, qui ne viendraient plus offrir leurs services. Ses raisons n’étant pas écoutées, il se trouvait dans un grand embarras: s’il obéissait, il dégarnissait la province, qui restait presque sans défense, exposée aux insultes des barbares: s’il refusait d’obéir, il s’attirait l’indignation de l’empereur. C’était là le moment critique qui devait amener la révolution. On ne voit pas que Julien ait fait à l’empereur aucune remontrance, ni qu’il ait pris aucune mesure pour disposer les esprits à obéir. Du moins il ne mit en œuvre que de faibles expédions , qui ne pouvaient produire d’autre effet que de le garantir de toute imputation. Il envoya ordre à Lupicin de revenir; il invita Florence à se rendre auprès de lui pour l’aider de ses conseils. Celui-ci était le premier auteur de tous ces troubles; et pour se mettre à couvert des suites, il s'était retiré à Vienne sous prétexte d’y amasser des vivres. Il refusa constamment de quitter cette ville. En vain le César lui écrivit des lettres pressantes; en vain il protesta que, si Florence s’obstinait dans son refus, il allait renoncer à la qualité de César : qu’il aimait mieux s’abandonner à la merci de ses ennemis, que d’encourir le reproche d’avoir laissé perdre une si belle province. Dans le manifeste qu’il adressa quelque temps après aux Athéniens, il prend les dieux à témoin qu’il pensait en effet sérieusement alors à se dépouiller de sa dignité et à s’éloigner entièrement des affairés.

Pendant ces délais une main inconnue fit courir dans le quartier des deux légions gauloises un libelle rempli d’invectives contre Constance, et de plaintes sur le déplorable sort des soldats, qu’on exilait, disait-on, comme des criminels aux extrémités de la terre: Nous allons donc abandonner à une nouvelle captivité nos enfants et nos femmes, que nous avons rachetés au prix de tant de sang. Ce libelle séditieux effraya les officiers attachés à l’empereur : les principaux étaient Nébride, Pentade, Décence. Ils pressèrent plus vivement Julien de faire partir les troupes, pour ne pas donner à ces murmures le temps de s’accroître et d’éclater par une révolte. Julien persistait dans la résolution d’attendre Florence et Lupicin. On lui représenta que c’était le moyen de fortifier les soupçons de l’empereur; que, s’il attendait ces deux officiers, Constance leur attribuerait tout le mérite de l’obéissance. Il se rendit à ces instances. Il n’était plus question que de la route qu’on ferait tenir aux soldats. Julien n’était pas d’avis qu’on les fît passer par la ville de Paris, où il était alors: on devait craindre que la vue d’un prince qu’ils chérissaient, et dont on les forçait de s’éloigner, n’échauffât leurs esprits. Décence prétendait au contraire que Julien seul était capable de les calmer et de les porter à la soumission. Julien céda encore sur ce point important, dont il parait cependant qu’il était le maître. On envoya donc aux divers corps de troupes l’ordre de se rassembler à Paris. Au premier mouvement qu’elles firent, toute la Gaule s’ébranla : l’air retentissait de cris confus; c’était une désolation générale. On croyait déjà voir les barbares rentrer dans la province, et y rapporter tous les désastres dont elle venait d’être délivrée. Les femmes des soldats, éperdues et éplorées, leur présentant leurs enfants à la mamelle, les conjuraient à grands cris de ne les pas abandonner; les chemins étaient bordés d’une multitude de tout âge et de tout sexe qui les suppliait de rester et de conserver le fruit de leurs travaux. Au milieu de ces gémissements et de ces larmes, les soldats, à la fois attendris et pleins d’une indignation secrète, arrivèrent à Paris.

A leur approche, Julien alla au-devant d’eux. C’était un honneur que les empereurs mêmes avoient coutume de faire aux légions quand elles se rendaient auprès de leur personne. Il les reçut dans une plaine, aux portes de la ville. Là, étant monté sur un tribunal, il donna des éloges à ceux qu’il connaissait ; il leur rappela les belles actions qu’il leur avait vu faire: Ce n’est pas à nous, leur disait-il, à délibérer sur l’obéissance que nous devons aux ordres de l’empereur; vous allez combattre sous ses yeux; c’est là que vos services trouveront des récompenses proportionnées à votre valeur et au pouvoir du souverain : préparez-vous à ce voyage, qui vous conduit à la gloire. Les soldats l’écoutèrent en silence, et sans donner aucune des marques ordinaires de leur approbation. Il traita magnifiquement les officiers et les combla de présents. Ils se retirèrent sous leurs tentes, sensiblement affligés de quitter leur patrie et un chef si bienfaisant. Ils séjournèrent le lendemain, comme pour se disposer à partir: mais ils passèrent le jour à concerter ensemble, tant officiers que soldats. Julien, s’il en faut croire ses protestations et ses serments, n’avait aucune connaissance de leur dessein.

Au commencement de la nuit les soldats prennent les armes; ils environnent le palais; c’était celui qu’on a nommé depuis le palais des Thermes. Ils se rendent maîtres de toutes les issues; ils proclament Julien Auguste, et demandent par des cris redoublés qu’il sorte, qu’il se montre. Julien reposait dans un appartement voisin de celui de sa femme: selon le récit qu’il fait de cet événement, il s’éveille en sursaut, il apprend avec étonnement le sujet de cette émeute; incertain de ce qu’il doit faire, il s’adresse à Jupiter: comme le tumulte au-dehors, la frayeur au-dedans du palais croissent à tous les moments, il prie ce dieu de lui manifester sa volonté par quelques signes; et Jupiter lui fit, dit-il, connaître aussitôt qu’il ne devait pas résister au désir des soldats. A l’entendre , il ne fut pas aussi facile que Jupiter; il s’obstina à se tenir renfermé le reste de la nuit. Au point du jour les soldats enfoncent les portes; ils entrent l’épée à la main, et le forcent de sortir. Dès qu’il parait, tous de concert le saluent du titre d’Auguste avec des acclamations réitérées.

Julien, par ses paroles, par ses mouvements, par toutes les marques d’un refus opiniâtre, se défendit de l’em­pressement des soldats. Tantôt il témoignait de l’indignation; tantôt il leur tendait les bras, et les conjurait avec larmes de ne pas déshonorer par une rébellion tant de glorieuses victoires : Calmez vos esprits, s’écriait-il; sans al­lumer les feux d’une guerre civile, sans changer la face de l’état, vous obtiendrez ce que vous désirez; puisque vous ne pouvez-vous résoudre a quitter votre patrie, retournez dans vos quartiers; je vous suis garant que vous ne passerez pas les Alpes; je me charge de justifier vos alarmes auprès de l’empereur, dont la bonté écoutera vos remontrances. Ces paroles, loin de ralentir leur ardeur, semblent l’embraser davantage. Tous redoublent leurs cris; déjà une si longue résistance excite leur colère; les menaces se mêlent aux acclamations. Enfin Julien se laisse vaincre ; on l’élève sur un pavois; oh le prie de ceindre le diadème. Comme il protestait qu’il n’en avait point, on s’écrie qu’il peut employer à cet usage le collier ou l’ornement de tête de sa femme. Quelques-uns même s’empressent à lui former un diadème avec les courroies d’un cheval. Julien rejetant des parures si indécentes. Un officier, nommé Maurus, lui présenta son collier, qu’il fut obligé d’accepter et de mettre sur sa tête. Aussitôt, pour se conformera la coutume observée par les Augustes à leur avènement à l’empire , il promit cinq pièces d’or et une livre d’argent pour chaque soldat. C’est ainsi que Julien fut revêtu de la puissance souveraine. Quoiqu’il ne manquât ni d’éloquence ni de vigueur, sa résistance ne fut pas aussi efficace que l’a voit été celle du généreux Germanicus, dont la fermeté inébranlable dans son devoir avait bien su repousser les efforts d’une armée qui s’obstinait avec fureur à lui faire accepter le titre d’Auguste. Julien racontait depuis à ses amis que cette nuit même il avait vu en songe le génie de l’empire qui lui avait dit d’un ton de reproche : Julien , il y a longtemps que je me tiens à l’entrée de ta maison dans l’intention d’accroître ta dignité et ta fortune; tu m’as plusieurs fois rebuté; si tu ne me reçois pas aujourd’hui que je suis appuyé de tant de suffrages je m'éloignerai à regret; mais ne oublie pas que je ne dois demeurer auprès de toi ure peu de temps.

Julien se renferma dans le palais, sans vouloir ni porter le diadème, ni recevoir aucune visite, ni s’occuper d’aucune affaire. Il était, dit-il, accablé de douleur et de confusion; il se reprochait en soupirant de n’être pas demeuré jusqu’à la fin fidèle à Constance. Tandis qu’un morne silence régnait autour de lui, les amis de Constance profitent de ce moment pour tramer un complot; ils distribuent de l’argent aux soldats, à dessein de les soulever contre le nouvel empereur, ou du moins de les diviser. Ils avoient déjà gagné un eunuque de la chambre, lorsqu’un officier du palais vient avec effroi en donner avis; et comme Julien ne paraissait pas l’écouter, cet officier va jeter l’alarme parmi les troupes en criant de toutes ses forces : Au secours, soldats, citoyens, étrangers, ne trahissez pas celui que vous venez de nommer Auguste. Ammien Marcellin ajoute que, pour émouvoir plus vivement les esprits, il s’écria qu’on venait d’assassiner l’empereur. Aussitôt les soldats accourent au palais, ils s’y jettent en foule les armes à la main. Les gardes et les officiers de Julien, croyant que celte irruption soudaine était l’effet d’une seconde révolution, se dispersent saisis d’effroi, et ne pensent qu’à se sauver. Les soldats pénètrent jusqu’à l’appartement du prince. Ravis de le trouver plein de vie, ils ne peuvent retenir les transports de leur joie; ils s’empressent à l’envi de lui baiser la main, de le serrer entre leurs bras; et, passant rapidement de ces mouvements de tendresse à ceux de la fureur et de la vengeance, ils demandent la mort des conjurés, ils les cherchent pour les massacrer. Le premier usage que Julien fit de son autorité fut de déclarer qu’il prenait sous sa sauvegarde ceux qu’on regardait comme ses ennemis; qu’il ne permettrait pas qu’on leur fît aucun mal ni qu’on les outrageât, même de paroles. Songez, disait-il, qu’ils sont mes sujets, que je suis leur empereur; ménagez mon honneur et le vôtre; vous deviendriez des rebelles et je ne serais moi-même 'qu'un tyran et un usurpateur si votre zèle pour moi se signalait par des meurtres, et s'il en coutait une goutte de sang pour m'élever a l’ empire. Ces paroles, prononcées d’un ton ferme et absolu, désarmèrent les soldats. Julien donna la vie à l’eunuque qui s’était chargé de le faire périr. Les amis de Constance, rassurés par ces marques de clémence, mais tremblants encore de l’idée du péril dont ils étaient à peine échappés, viennent se jeter à ses pieds; ils l’environnent, ils ne peuvent exprimer que par leur silence et par leurs larmes la reconnaissance dont ils sont pénétrés à l’égard d’un prince si bon et si généreux.

Les troupes que conduisit Sintula ne s’éloignaient qu’à regret. Au premier moment qu’elles apprirent ce qui se passait à Paris, elles retournèrent sur leurs pas et vinrent rejoindre leurs camarades. Leur chef fut obligé de les suivre. Le lendemain de leur arrivée , au point du jour, le prince fit assembler toute l’armée dans le Champ-de-Mars; c’était une plaine destinée aux exer­cices, vers l’endroit où fut bâtie depuis la porte de Saint-Victor. S’étant rendu en ce lieu avec toute la pompe de sa nouvelle dignité, environné des aigles romaines et d’une garde nombreuse, il monta sur un tribunal. Après un silence de quelques moments, pendant lesquels il considérait leur contenance, où il voyait éclater l’ardeur et la joie, il leur parla en ces termes :

«Braves et fidèles défenseurs de l’état et de ma personne, après vous être tant de fois exposés avec moi pour le salut de ces provinces, vous avez couronné mon zèle en m’élevant au comble des grandeurs; je dois à mon tour récompenser le vôtre. Presqu’au sortir de l’enfance, revêtu de la pourpre qui ne m’était donnée que comme une vaine parure, la providence des dieux, vous le savez, me mit entre vos mains. Depuis ce moment, jamais je ne me suis écarté des lois étroites que je m’étais imposées; et mon exemple vous a dicté vos devoirs. Toujours à votre tête, dans une province désolée, sur une terre teinte du sang de ses habitants, couverte des ruines et des cendres de ses villes, lorsque tant de nations féroces, le fer et le feu à la main , nous enveloppaient de toutes parts, j’ai partagé tous vos travaux, tous vos périls. Combien de fois, dans la saison même où la rigueur du froid suspend les opérations de la guerre sur terre et sur mer, avons-nous relancé jusque dans leurs affreuses retraites les Allemands, auparavant indomptés! Souvenez-vous de ce jour glorieux qui éclaira votre victoire dans les plaines de Strasbourg, et qui rendit pour toujours à la Gaule son ancienne liberté. Vous me vîtes alors braver mille fois la mort ; et je vous vis, pleins de force et de courage, terrasser des ennemis désespérés. Je les vis tomber sous vos coups ou se précipiter dans le fleuve; et nous ne laissâmes sur le champ de bataille qu’un petit nombre des nôtres, plus dignes de nos éloges que de nos larmes, et que nous honorâmes par des funérailles plus glorieuses pour eux que la pompe d’un triomphe. Après tant d’actions célèbres ne craignez pas que votre mémoire périsse jamais. Il ne nous reste plus à vous et à moi qu’une chose à faire : à vous, de maintenir votre ouvrage et de défendre contre ses ennemis celui que vous avez élevé; à moi de payer vos services et d’écarter les intrigues qui pourraient vous frustrer des récompenses qui vous sont dues. Je déclare donc aujourd’hui comme une loi irrévocable, et je vous en prend à témoin, que désormais personne ne pourra, sur aucune autre recommandation que celle de ses services, obtenir aucun office civil ni militaire; et que quiconque osera solliciter pour un autre une pareille faveur ne remportera que la honte d’un refus.»

Ce discours anima le courage des simples soldats, qui se voyaient depuis longtemps exclus des emplois militaires et des récompenses: tous unanimement applaudirent par des cris de joie, en frappant de leurs piques sur leurs boucliers. Mais cette loi nouvelle gênait l’ambition des officiers ; et, pour essayer de la détruire dès sa naissance, les chefs des deux légions gauloises qui venaient de se signaler en faveur de Julien lui demandèrent sur-le-champ même des gouvernements pour leurs commissaires des vivres. Julien, de son côté, saisit cette première occasion d’affermir sa loi par un exemple; leur demande fut rejetée; et ils furent assez raisonnables pour ne pas s’en offenser.

Dès le commencement des troubles Décence avait repris la route  de Constantinople. Florence, qui jusqu’alors était resté à Vienne, craignant le juste ressentiment de Julien , laissa sa famille en Gaule, et se rendit auprès de Constance à petites journées. Dès qu’il fut arrivé à la cour, il affecta de rendre Julien très-criminel, autant pour se disculper lui-même que pour flatter la colère de l’empereur. Julien, voulant lui faire connaître qu’il aurait été disposé à lui pardonner , lui renvoya tout ce qui lui appartenait; il donna ordre de fournir à sa famille des voitures publiques avec une escorte jusqu’aux frontières de la Gaule. Lupicin n’était pas encore revenu de la Grande-Bretagne. Dans la crainte que ce caractère hautain et turbulent ne suscitât de nouveaux troubles, s’il apprenait ce qui s’était passé en Gaule, Julien fit garder le port de Boulogne, avec défense de permettre à personne de s’embarquer. Lupicin fut arrêté à son retour: on se contenta de le garder à vue, sans lui faire d’ailleurs aucun mauvais traitement.

Le nouvel empereur n’était pas sans inquiétude. Il souhaitait d’épargner à l’empire les horreurs d’une guerre civile; mais il n’espérait aucun accommodement. de la part d’un prince jaloux et accoutumé à le mépriser. Cependant, pour n’avoir rien à se reprocher, il prit le parti de lui envoyer des députés chargés d’une lettre, dans laquelle il ne prenait que le titre de César. Il lui exposait avec une modeste assurance ses services, ses travaux, ses succès passés; la violence que les soldats lui avoient faite; sa résistance, qu’il a voit portée jusqu’à se voir au péril de sa vie : qu’il ne s’était enfin rendu que dans la crainte que les soldats ne se donnassent un autre empereur moins capable de mé­nagement, et dans l’espérance de les ramener à leur devoir; il les excusait eux-mêmes de ce qu’ils s’étaient lassés de n’avoir à leur tête qu’un César, ou plutôt un fantôme qui n’avait le pouvoir ni de récompenser leurs services, ni même de leur faire payer leur solde, dont ils étaient privés: que l’ordre qu’on leur avait signifié de se séparer de leurs femmes et de leurs enfants pour marcher aux extrémités de l’Orient avait achevé de révolter des hommes accoutumés à des climats froids, et qui manquaient des choses les plus nécessaires pour un si long voyage. Il prévenait ensuite Constance contre les rapports calomnieux de ses ennemis: promettant de lui rester toujours intérieurement soumis, il lui représentait qu’il était d’une nécessité indispensable qu’ils partageassent ensemble le titre de la puissance souve­raine. Il s’engageait à lui fournir tous les ans des chevaux d’Espagne, à lui envoyer des Germains de grande taille pour composer sa garde, et à recevoir de sa main les préfets du prétoire; mais il voulait être le maître de choisir les autres officiers tant civils que militaires, et les gardes de sa personne. Il l’avertissait qu’en vain voudrait-il arracher de leur pays les troupes gauloises pour les traîner sur les frontières de la Perse; qu’il serait im­possible de les déterminer à quitter la défense de leur patrie tant de fois ravagée et exposée plus que tout le reste de l’empire aux invasions des barbares. Il finissait par lui faire sentir en peu de mots quels malheurs la discorde des princes était capable de produire. Ammien Marcellin ajoute, ce que Julien n’a gardé d’exprimer dans ses écrits, qu’à ces lettres, qui dévoient être publiques, il en avait joint de secrètes, pleines de reproches et d’aigreur. Pentade, grand-maître des offices, affidé à Julien, et différent de cet autre Pentade son ennemi, dont nous avons parlé plusieurs fois, et Euthérius, grand-chambellan, furent chargés de ces dépêches, avec pu plein pouvoir de traiter des conditions de l’accommodement. Julien rapporte qu’il engagea ses troupes à promettre avec serment de se contenir dans les bornes de la soumission, si Constance approuvait le passé, et s’il leur permettait de rester tranquilles dans la Gaule; et que toute l’armée en corps écrivit à ce prince pour le supplier de maintenir la paix et la bonne intelligence avec son nouveau collègue.

Les députés de Julien rencontrèrent de grandes difficultés dans leur voyage. Les magistrats de l’Italie et l’Illyrie, instruits du soulèvement de la Gaule, les arrêtaient à tous les passages. Enfin, après avoir surmonté ces obstacles, ils passèrent le Bosphore, et se rendirent auprès de Constance à Césarée de Cappadoce. Ce prince marchait vers la Perse, et il était déjà arrivé dans cette ville. En recevant la nouvelle de la révolte, il avait d’abord balancé sur le parti qu’il devait prendre; mais, de l’avis de son conseil, il s’était déterminé à se débarrasser premièrement de la guerre des Perses pour venir ensuite tomber sur Julien avec toutes ses forces. La vue des députés et la lecture de leurs dépêches allumè­rent tout son courroux; et lançant sur eux des regards ter­ribles et qui semblaient leur annoncer la mort, il les chassa de sa présence, leur défendit de reparaître devant lui, et ne tarda pas à les congédier. Il les fit accompagner de Léonas, questeur du palais , qu’il chargea de sa réponse. C’était un politique prudent et circonspect, le même qui l’année précédente avait assisté de la part de l’empereur au concile de Séleucie. Julien lui fit à Paris un accueil très-honorable: il lut avec empressement la lettre de Constance; elle contenait des reproches de ce que, sans attendre son consentement, il avait commencé par avilir le nom d’Auguste en le recevant d’une troupe de séditieux. Constance lui conseillait de déposer une di­gnité dont le titre était si vicieux et si mal fondé, et de reprendre celle qu’il tenait de son empereur; il ajoutait que Julien ne devait pas avoir oublié ce qu’il devait à Constance, qui, après l’avoir nourri et élevé dans son enfance, lorsqu’il était dépourvu de toute autre ressource, l’avait ensuite honoré de la qualité de César. A ces mots Julien ne put retenir son indignation : Eh! quel est celui, s’écria-t-il, qui m’avait enlevé toutes mes ressources? Quel est celui qui m’avait rendu orphelin ? N’est-il pas lui-même le meurtrier de mon père? Ignore-t-il qu’en rappelant ce funeste souvenir il rouvre une plaie cruelle dont il est l’auteur? Léonas le pria de vouloir bien entendre les ordres de Constance sur la nomination des nouveaux officiers. Ce prince, comme s’il eût encore été le maître, nommait préfet du prétoire le questeur Nébride en la place de Florence; il donnait la charge de maître des offices au secrétaire Félix; il disposait à son gré des autres emplois. Avant qu’il eût reçu la nouvelle du soulèvement, il avait déjà nommé Gumoaire lieutenant-général pour remplacer Lupicin qu’il rappelait. Julien renvoya au lendemain la décision de tous ces articles: Je renoncerai de bon cœur au titre d’Auguste, ajouta-t-il, si c’est la volonté des légions: rendez-vous demain a l’assemblée, et rapportez-y votre lettre. Le questeur, craignant pour sa vie, le suppliait de ne point communiquer aux troupes la lettre de l’empereur : Je ne veux prendre aucun parti, répondit Julien, sans consulter mes soldats; mais je vous promets sûreté pour votre personne.

Le lendemain Julien se rendit au Champ-de-Mars à la tête de ses troupes. Pour rendre son cortège plus nombreux, il avait assemblé tout le peuple de la ville. Il monta sur un tribunal élevé, et ordonna à Léonas de produire la lettre de l’empereur et d’en faire la lecture. Dès qu’il en fut venu à l’endroit où Constance réduisit Julien au simple titre de César, on l’interrompit par mille cris; on répétait de toutes parts : Julien Auguste; c'est le vœu de la province, de l'armée, de l'état même; qu'il a relevé, mais qui craint encore les insultes des barbares. Léonas restait tremblant et glacé d’effroi. Ju­lien, l’ayant rassuré, le congédia après lui avoir fait expédier une réponse, dans laquelle il ne ménageait plus l’empereur; il lui reprochait le massacre de sa famille, et le menaçait de venger la mort de tant d’innocentes victimes. Cependant, pour exécuter une des conditions qu’il avait lui-même proposées, entre les officiers nommés par Constance il accepta Nébride en qualité de préfet du prétoire: il conféra les autres emplois à des personnes dont l’attachement lui était connu; il avait déjà nommé grand-maître des offices, Anatolius, auparavant maître des requêtes.

Il y eut encore de part et d’autre plusieurs lettres et plusieurs députations. Zosime dit que Julien offrait à Constance de quitter le diadème, s’il l’exigeait ainsi, et de se contenter de la qualité de César; mais que Constance, n’écoutant que sa colère, répondit aux envoyés que, si Julien voulait sauver sa vie, il fallait que, renonçant au titre même de César, et se réduisant au rang de simple particulier, il s’abandonnât à la clémence de l'empereur : que c’était l’unique moyen d’éviter le châtiment que méritait son attentat. Ce même auteur dit que Julien, ayant reçu cette réponse en présence de son armée, s’écria qu’il aimait mieux remettre sa cause entre les mains des dieux que dans celles de Constance. Ce récit est démenti par Julien même, qui rapporte que Constance continua de lui donner dans ses lettres le titre de César; il en parait même offensé; il ajoute que l’empereur lui envoya Epictète, qu’il appelle évêque des Gaules, mais qui, selon l’apparence, était cet arien dont nous avons parlé, évêque de Centumcelles en Italie : ce député lui promettait la vie de la part de l’empereur, sans s’expliquer sur le rang qu’il tiendrait dans la suite. Julien répondit qu’il ne comptait nullement sur les paroles de Constance, et qu’il était résolu de conserver le titre d’Auguste, tant pour ne point compromettre son honneur que pour ne pas abandonner ses amis à la vengeance d’un prince sanguinaire, dont tout l’univers, di­sait-il, avait ressenti la cruauté.

Ce nouveau député ne trouva plus Julien à Paris. Il en était parti après avoir congédié Léonas; et pour tenir ses soldats en haleine autant que pour maintenir sa réputation, il marchait à la tête de toutes ses forces vers la seconde Germanie et s’approchait de Clèves. Ayant pour la quatrième fois passé le Rhin, il tomba tout à coup sur les pays des Attuariens, nation française naturellement inquiète, et qui ravageait alors plus hardiment que jamais les frontières de la Gaule. Ce peuple habitait les bords de la Lippe, vers les pays de Clèves et de Muns­ter. Comme ils n’étaient pas sur leurs gardes, parce qu’ils croyaient les chemins impraticables, et qu’ils ne se souvenaient pas qu’aucun prince eût jamais pénétré dans leur pays, ils ne firent pas longue résistance. On en massacra, on en prit un grand nombre. Les autres demandèrent la paix. Julien, pour la procurer aux Gaulois voisins, l’accorda à ces barbares aux conditions qu’il voulut. Cette expédition dura trois mois. Le vainqueur revint le long du Rhin jusqu’à Bâle, visitant avec soin toutes les places de la frontière, et les mettant en état de défense. Il en reprit plusieurs dont les barbares étaient encore les maîtres, en sorte qu’il ne leur resta pas un pouce de terrain dans toute l’étendue de la Gaule. Julien passa par Besançon. Ce n’était en ce temps-là qu’une petite ville nouvellement rebâtie sur la pointe d’un rocher presque inaccessible, défendue d’une bonne muraille, et environnée de la rivière du Doubs. Au temps de César c’était une ville considérable; elle avait sub­sisté dans sa splendeur jusqu’au règne d’Aurélien, après lequel elle avait été détruite par les Allemands. De Besançon Julien vint passer l’hiver à Vienne. Il y prit le diadème orné de pierreries, s’étant contenté jusqu’alors d’une simple couronne, ou plutôt d’un bandeau sans aucun ornement. Il célébra par des spectacles publics la fin de la cinquième année depuis qu’il avait été nommé César.

Ce fut dans ce séjour qu’il perdit sa femme Hélène. Selon quelques auteurs, elle mourut dans le palais. D’autres disent qu’il l’avait répudiée; quelques-uns même prétendent qu’il s’en défit par le poison. Ces deux dernières opinions n’ont rien de vraisemblable. Le corps d’Hélène fut porté à Rome, et enterré sur le chemin de Nomente, dans la même sépulture où l’on avait déposé sa sœur Constantine, femme de Gallus. Elle ne laissa point d’enfants à Julien. Un passage d’une lettre de ce prince, dans lequel il parle du nourricier de ses enfants, n’est pas assez précis pour prouver qu’il eut des enfants légitimés, ni pour le faire accuser d’en avoir eu de naturels. Il est possible que, par un effet de bienveillance particulière, il ait honoré de ce nom des enfants qui ne lui appartenaient que par sa tendresse et par le soin qu’il en prenait. Les païens lui attribuent une chasteté sans reproche; et saint Grégoire de Nazianze, qui ne l’épargne pas, ne jette sur cet article que des soupçons. Il disait lui-même, d’après un ancien poète: Que la chasteté est dans les mœurs ce que la tête est dans une belle statue, et que l’incontinence suffit pour déparer la plus belle vie. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’étant à la fleur de l’âge lorsqu’il perdit Hélène, il résista aux instances de ses amis qui le pressaient de se remarier pour se donner des successeurs dignes de lui et de l’empire : Et c’est, repartit Julien, cette raison même qui m’empêche de suivre votre conseil; je crains trop de laisser des héritiers indignes de l’empire et de moi.

Pendant que les provinces d’occident se détachaient de Constance par l'élection de Julien, Sapor lui enlevait deux places importantes dans la Mésopotamie. Le roi de Perse, ayant passé le Tigre à la tête d’une nombreuse armée, vint mettre le siège devant Singare. Cette ville, voisine du Tigre, à quarante milles de Nisibe, était défendue par deux légions et par un grand nombre d’habitants aguerris. A la nouvelle de la marche des Perses, un corps considérable de cavalerie vint encore s’y renfermer. Elle était fournie de toutes les provisions nécessaires pour soutenir un long siège. Dès qu’on eut avis de l’approche de l’armée ennemie, on fit sur les remparts des amas de pierres, on mit les machines en batterie. Les soldats et les habitants garnirent les tours et les murailles, bien déterminés à se défendre contre les plus rudes assauts. Le roi leur ayant d’abord offert, mais sans succès, une capitulation honorable, fit reposer ses troupes le reste du jour. Le lendemain, au lever du soleil, il donna le signal de l’attaque par un dra­peau de couleur de feu élevé sur sa tente. Aussitôt toute l’armée se mit en mouvement; les uns portant des échelles environnent la ville; les autres dressent les machines; d’autres, couverts de claies et de madriers, s’approchent pour battre les murs. Les assiégés les reçoivent avec courage; les pierres, les javelots, les balles de plomb lancées avec la fronde, les torches ardentes ne cessent de pleuvoir du haut des murailles. L’attaque et la résistance s’opiniâtraient de jour en jour. Les plus grands efforts des assiégeons se portèrent contre une tour ronde nouvellement rebâtie : c’était par-là que les Romains avoient depuis peu repris la ville. Un énorme bélier battait cette tour avec furie; et le ciment, qui n’a voit pas encore eu le temps de se durcir, ni de prendre une consistance solide, rendit les pierres plus faciles à déjoindre et à ébranler. Les assiégés, de leur côté, avoient réuni en cet endroit leurs principales forces; ils n’épargnaient ni le fer, ni le feu, ni leur propre vie. Enfin, après plusieurs jours d’attaque, la tour tombe avec un horrible fracas; elle ensevelit sous ses ruines une partie de ses défenseurs; les autres prennent la fuite. Les Perses se jettent dans la ville par cette brèche, en poussant des cris affreux : le soldat, dans sa fureur, égorge les premiers qu’il rencontre. Mais Sapor arrête le carnage ; il fait prisonniers les habitants avec la garnison, et détruit la ville. Elle fut rebâtie dans la suite. Conquise autrefois par Trajan, devenue colonie romaine, toujours disputée entre les Romains et les Perses, auxquels elle servait alternativement de barrière, elle coutait plus de sang à ses possesseurs qu’elle ne leur procurait d’avantage: aussi difficile à secourir qu’à prendre, parce qu’elle était située sur un terrain stérile. Elle subsiste encore aujourd’hui sous le nom de Sinjar, dans Al-gezire, qui est l’ancienne Mésopotamie. Les prisonniers, chargés déchaînés, furent conduits aux extrémités de la Perse.

Sapor s’éloigna de Nisibe. Il se souvenait des pertes qu’il avait reçues devant cette ville, trois fois attaquée sans succès. Il avait d’autant moins d’espérance d’y réussir, qu’elle était alors défendue par un corps d’armée considérable qui campait sous ses murailles. S’étant donc détourné sur la droite, il marcha, vers Bézabde. C’était une place forte dans le pays nommé Zabdicene, située sur une hauteur au bord du Tigre, et munie d’un double mur dans les endroits les plus accessibles. Les Macédoniens lui avoient autrefois donné le nom de Phénique, et les Romains l’avoient décorée du titre de ville municipale. La garnison était composée de trois légions et d’un grand nombre d’archers du pays. Sapor, l’ayant environnée de son camp, vint en personne la reconnaître au milieu d’un gros de cava­lerie, et s’avança jusqu’au bord du fossé. Une décharge de pierres et de flèches, qui partirent des remparts, l’obligea bientôt à regagner son camp. Les hérauts qu’il envoya ensuite pour sommer la ville de se rendre n’auraient pas été mieux reçus, s’ils n’avoient eu la précaution d’amener avec eux plusieurs prisonniers de Singare : dans la crainte de tuer ceux-ci, on n’osa tirer sur les hérauts ; mais on ne leur rendit aucune réponse. Après vingt-quatre heures de repos l’attaque commença. Elle fut, dans toutes les circonstances, semblable à celle de Singar; la ville fut prise de la même manière, par la chute d’une tour abattue à coups de bélier. Ce qu’il y eut de singulier, c’est que le troisième jour du siège, pendant que Sapor faisait reposer ses troupes, l’évêque, nommé Héliodore, se montrant sur la muraille, fit signe qu’il voulait parler au roi. On lui promit sûreté; on le conduisit à la tente de Sapor. Le prélat essaya de le fléchir par la vue des pertes qu’il venait de recevoir, et des suites qui seraient peut-être encore plus funestes. Sapor, obstiné dans sa colère, jura qu’il ne lèverait le siège qu’après avoir vu périr le dernier de ses soldats. Cette entrevue donna lieu de soupçonner l’évêque d’avoir, par une indigne trahison, fourni à Sapor des éclaircissements sur l’état de la place. Mais, selon Ammien Marcellin, ce soupçon était injuste. Ce qui le fit naître, c’est qu’on observa que depuis l’entrevue les Perses ne s’attachèrent qu’aux endroits les plus faibles. Le massacre y fut plus cruel qu’à Singare, parce que les habitants ne cessèrent pas de combattre lors même qu’ils virent l’ennemi dans la ville : ils ne cédèrent qu’à la multitude des Perses. On n’épargna ni les femmes, ni les enfants. La ville fut saccagée; et les Perses, chargés de butin, retournèrent dans leur camp en poussant des cris de joie. Neuf mille prisonniers qui échappèrent au carnage furent transplantés en Perse avec l’évêque et tout son clergé. On croit qu’ils continuèrent d’y former un corps d’église sous Héliodore, et sous Dausas, son successeur, qui reçut la couronne du martyre. Sapor, qui désirait depuis longtemps de se rendre maître de Bézabde, en fit réparer et fortifier les murailles; il y établit des magasins, et laissa une garnison choisie entre les plus nobles et les plus braves de ses guerriers. Il prévoyait que les Romains feraient bientôt les plus grands efforts pour recouvrer une place si importante.

Fier de ces succès, il s’empara de plusieurs châteaux, et vint assiéger Virthe, ou Birthe, ancienne forteresse sur le Tigre. On disait qu’elle avait été bâtie par Alexandre le grand. Elle était différente d’une ville du même nom placée à l’occident de l’Euphrate. En lisant la description qu’Ammien Marcellin fait des murailles de cette ville, on croit voir une de nos places modernes flanquée de bastions. Un grand nombre de machines en défendaient les approches. Ce fut le terme des con­quêtes de Sapor. En vain mit-il en œuvre les promesses, les menaces, toute la force et toute l’ardeur de ses troupes; il fut contraint de se retirer avec plus de perte pour lui que pour les assiégés, et il repassa le Tigre.

Dès que Constance avait appris les premiers mouvements de Sapor, il avait levé des recrues et assemblé ses troupes. Il demanda même du secours aux Goths en leur offrant une grosse solde. Maximien Galère avait déjà employé contre les Perses les troupes de cette nation. Avant que de sortir de Constantinople , l’empereur, célébra le quinzième de février la dédicace de la grande église, qu’il avait fait bâtir auprès de celle de la Paix, il les renferma toutes deux dans la même enceinte, et n’en fit qu’une seule église, consacrée à la sagesse divine sous le nom de Sainte-Sophie. Elle fut depuis rebâtie par Justinien avec magnificence. L’arien Eudoxe, nouvellement élevé sur le siège de Constantinople, qui présidait à cette solennité, la déshonora par les impiétés qu’il eut la hardiesse de débiter devant le peuple dans ta chaire de vérité; et l’empereur se rendit plus coupable en tolérant ces blasphèmes qu’il n’eut de mérite à enrichir cette église d’ornements précieux, et à répandre à cette occasion des libéralités sur le clergé, sur les vierges, sur les veuves consacrées à Dieu, et sur les hôpitaux.

Il prit ensuite sa route par la Cappadoce, où les députés de Julien vinrent le trouver à Césarée, comme nous l’avons raconté. Il y fit venir Arsace, roi d’Armé­nie. L’empereur, informé que les Perses s’efforçaient par toute sorte d’artifices et même de menaces de détacher ce prince de l’alliance des Romains, lui rendit de grands honneurs; et, pour l’attacher par des nœuds plus étroits, il lui fit épouser Olympias, fille d’Ablave, qui a voit autrefois été fiancée à Constant, et qui porta en mariage à Arsace de grands domaines qu’elle possédait dans l’empire. Ce mariage fut assez généralement désapprouvé. On pensait que Constance manquait à la mémoire de son frère; on le blâmait d’avoir livré entre les bras d’un prince barbare une épouse que Constant s’était destinée. Arsace, après avoir plusieurs fois protesté avec serment qu’il perdrait la vie plutôt que de renoncer à l’alliance des Romains, retourna dans ses états comblé de présents pour lui et pour toute sa suite. Constance continua sa route par Mélitine, ville de la petite Arménie. Ayant passé l’Euphrate à Samosate, il vint à Edesse. Il y resta longtemps pour attendre les divers corps de troupes qui s’y rendaient, et les provisions de vivres dont il faisait de grands amas. Il n’en partit qu’après l’équinoxe d’automne, et il prit le chemin d’Ami de. A la vue de cette ville malheureuse, qui n’était plus qu’un monceau de pierres et de cendres, il ne put retenir ses larmes. Le trésorier de l’épargne, nommé Ursule, qui se trouvait à ses côtés, attendri d’un si triste spectacle s’écria : Voilà donc avec quel courage nos soldats défendent nos villes tandis que l’empire s’épuise pour payer leurs services! Cette parole piqua vivement les soldats: elle fut dans la suite, sinon la vraie cause, du moins le prétexte du massacre d’Ursule.

L’empereur, arrivé près de Bézabde, entoura son camp d’une palissade et d’un fossé profond. Il trouva les brèches réparées et la place en état de défense. Il fit d’abord proposer à la garnison le choix d’être renvoyée en Perse, ou de prendre parti dans ses troupes. Comme elle était composée de noblesse qui se piquait de valeur, ces conditions furent rejetées avec mépris. Les Romains, partagés en différents corps, investirent la place, et s’avancèrent à petits pas. Mais les pierres dont les assiégés les accablaient brisèrent leurs boucliers, rompirent leur ordonnance, et les obligèrent à s’éloigner. Après un jour de repos, ils se rapprochent avec précaution et tentent un assaut général. Les assiégés, ayant tendu sur les murailles de grands rideaux de poil de chèvre qui les dérobaient à la vue de l’ennemi, ne se montraient que pour lancer des pierres et des javelots. Ils jetaient sur les mantelets établis au pied du mur des tonneaux remplis de cailloux, des meules de moulin, des fragments de colonnes qui écrasaient de leur poids et les machines et les soldats. D’autre part, les assiégeants abattaient à coups de traits , à coups de fronde tous ceux qui se présentaient à la défense des remparts; ils travaillaient sans cesse à élever leurs terrasses ; le siège devenait de jour en jour plus meurtrier. L’ardeur des soldats romains multipliait leurs pertes: pour se faire remarquer de l’empereur, dont ils espéraient récom­pense, ils quittaient leurs casques et s'exposaient la tête nue aux coups des ennemis. Ce qui alarmait le plus les assiégés, c’était un bélier d’une énorme grosseur. Les Perses s’en étaient servis plus de cent ans auparavant pour battre les murailles d’Antioche, lorsqu’ils s’en étaient rendus maîtres du temps de Valérien: à leur retour ils l’a voient laissé dans la ville de Carres. Con­stance l’ayant fait démonter pour en faciliter le transport, le remit en batterie au pied d’une tour. Chaque coup qu’il portait ébranlait la tour jusqu’aux fondements, et glaçait d’effroi les habitants. On s’efforçait d’y mettre le feu; on lançait pour cet effet des traits enflammés; mais les Romains ayant eu la précaution d’enduire d’alun ou d’envelopper de peaux et de baillons imbibés d’eau le bois de leurs batteries, le feu n’y trouvait aucune prise Les Perses, ne pouvant détruire cette terrible machine, réussirent à la rendre inutile. Dans le moment que le bélier venait frapper la tour, ils en saisirent la tête avec de longs cordages, et le tinrent si fortement assujetti, qu’il était impossible de le retirer en arrière et de le mettre en branle. En même temps ils versaient dessus à grands flots le bitume et la poix ardente.

Déjà les terrasses s’élevaient à la hauteur des murs. Les assiégés, voyant leur perte assurée s’ils ne redoublaient leurs efforts, font une furieuse sortie; ils char­gent avec vigueur les premiers bataillons, et lancent sur les machines des torches et des matières enflammées. Après un combat opiniâtre, on les repousse dans la place. Les flèches et les pierres volent sans cesse des terrasses sur les murs: on s’empresse d’une part à mettre le feu aux tours, de l’autre à l’éteindre. Les Perses et les Romains, également désespérés de leurs pertes, sortent en grand nombre, les uns de la ville , les autres de leur camp : ceux-là, armés de fer et de feu, réduisent en cendres toutes les machines. On ne put sauver que le gros bélier à demi brûlé : une troupe de braves soldats vint à bout de le dégager en rompant par des secousses redoublées les cordages qui le tenaient attaché à la mu­raille. Les deux partis, enveloppés de flamme et de fu­mée, se battaient en aveugles et confondaient leurs coups : la nuit les sépara. Les Romains, après quelques moments de repos, reculèrent leur camp, pour n’être plus exposés à des attaques si précipitées. Leurs terrasses étaient achevées, et surmontaient les murs. Ils y établirent deux balistes en état de foudroyer la ville. Avant le point du jour, s’étant partagés en trois corps, ils s’avancent au son des trompettes, portant des échel­les et tous les instruments alors en usage pour saper et démolir les murs. On fait en même temps de part et d’autre des décharges de flèches. Mais ce qui incommodait le plus les assiégés, c’étaient les deux balistes placées sur la terrasse. Résolus de périr ou de détruire ces machines meurtrières, ils ne laissent dans la place que le nombre nécessaire pour la défense; les autres sortent secrètement par une poterne éloignée de la vue de l’ennemi, et fondent tout à coup les armes à la main, suivis d’une seconde troupe qui portait des torches allumées. Ceux-ci, pendant l’ardeur du combat, se coulent derrière leurs camarades et vont appliquer le feu à la terrasse, construite en grande partie de branches d’arbres, de joncs et de roseaux. La flamme s’élève, la ter­rasse n’est bientôt qu’un grand bûcher, les soldats romains l’abandonnent, et sauvent avec peine leurs balistes.

Le combat dura tout le jour. Sur le soir les deux partis s’étant retirés, Constance passa la nuit dans de violentes agitations. D’une part il sentit l’importance de ne pas laisser les Perses maîtres d’une place qui faisait de ce côté-là le plus fort boulevard de l’empire; de l’autre, tous les ouvrages étaient ruinés et la saison avancée. Il se détermina à tenir la place bloquée, espérant  de la prendre par famine. C’était s’exposer à souffrir lui-même plus de maux qu’il n’en pouvait faire aux assiégés : son armée aurait été détruite avant qu’elle eût pu réduire la place. Bientôt de violents orages, la terre détrempée par des pluies continuelles, le froid de l’hiver qui se faisait sentir de plus en plus, les partis ennemis qui lui enlevaient ses convois, les murmures des soldats rebutés de tant de fatigues, l’obligèrent à lever le siège. Couvert de honte, il revint passer le reste de l’hiver à Antioche. Il était le dix-septième de décembre à Hieraple en Syrie. Les ariens attribuaient ces mauvais succès à l’exil de plusieurs de leurs évêques; les catholiques à la persécution suscitée contre les orthodoxes; les païens, à la destruction de leurs temples; et, si l’on en croit Julien, Constance les regarda lui-même comme une punition du meurtre de ses proches, et surtout de Gallus, dont la fin tragique commençait à lui causer des remords: étrange condition de ce prince que tous les partis et sa propre conscience elle-même trouvassent dans sa conduite de quoi l’accuser d’avoir mérité ses malheurs!

Le jour de son arrivée, les principaux officiers de la ville et de la cour s’empressèrent, selon la coutume, à lui rendre leurs hommages. L’histoire, qui se plaît à rapporter la ruine des favoris qui ont abusé de la confiance des princes, nous instruit à cette occasion de l’affront qu’essuya Amphilochius, et de sa fin funeste. Il avait été cause de la mort du jeune Constantin par la haine mortelle qu’il avait inspirée contre lui à Constant son frère. Comme il s’avançait avec assurance pour se présenter à l’empereur, il fut reconnu et repoussé: on murmurait de sa hardiesse; on disait hautement que ce fléau de la famille impériale ne méritait pas de voir le jour: Laissez-le approcher, dit Constance, je le crois coupable, mais il n'est pas convaincu; s'il est criminel, mes regards réveilleront les reproches de sa conscience; il saura bien se punir lui-même. Le lendemain, dans les jeux du Cirque, Amphilochius était assis vis-à-vis de l’empereur. Au cri qui s’éleva à la vue d’un cocher célèbre; comme il se penchait sur la balustrade, elle se rompit tout à coup; et ce malheureux, étant tombé dans l’arène avec plusieurs des spectateurs, fut trouvé mort sous les autres, qui tous n’étaient que légèrement blessés. Sur la foi de cet événement et sur celle des flatteurs, Constance se crut un grand prophète.

L’impératrice Eusébie était morte quelque temps auparavant. Sa mort est diversement racontée. Saint-Jean Chrysostome rapporte que cette princesse, fière et hautaine, désolée de se voir stérile, s’adressa à une femme, dont elle reçut des remèdes qui la conduisirent au tombeau. Constance, quoique faible et mal sain, se maria une troisième fois. Il épousa Faustine, dont la famille est ignorée.

An. 361.

L’année suivante le consulat fut d’abord la récompense et enfin l’écueil de deux ambitieux, qui ne méritaient que des châtiments. Cette dignité avait été promise à Taurus, s’il venait a bout de corrompre les  évêques assemblés à Rimini. Constance lui tint parole; il lui donna pour collègue Florence, qui avait acheté les bonnes grâces de l’empereur en traversant les des­seins que Julien avait formés pour le soulèvement de la Gaule. Taurus était déjà préfet du prétoire d’Italie : Florence venait d’être revêtu de la même charge en l’Illyrie, où il avait succédé à Anatolius. Leur fortune tomba, avant la fin de leur consulat, comme on le verra dans la suite. Constance, qui se proposait de combattre cette année Sapor et Julien, faisait de très-grands préparatifs; il levait des milices dans toutes les provinces; il obligeait tous les ordres, toutes les conditions, de contribuer pour la solde des troupes, et pour les fournitures d’habits, d’armes, de machines, de vivres et de chevaux. Il prodigua l’or et l’argent aux rois et aux Satrapes d’au-delà du Tigre pour les gagner. Arsace, roi d’Arménie, et Méribane, roi d’Ibérie, étaient les plus à craindre, s’ils se fussent déclarés pour les Perses. Constance leur envoya des ambassadeurs chargés de riches présents. Hermogène, préfet d'Orient, étant mort, il nomma Helpide en sa place. Celui-ci était de Paphlagonie : son extérieur n’avait rien d’avantageux; il s’énonçait mal, mais il était digne de sa fortune par sa droiture, par sa fermeté à rendre la justice, et par sa douceur. On dit qu’ayant reçu de la bouche même de Constance l’ordre de mettre à la torture un homme qu’il savait être inno­cent, il supplia instamment l’empereur d’accepter la démission de sa charge, et d’en revêtir quelqu’un qui fût plus propre que lui à exécuter des ordres de cette nature. Il parait que cette généreuse franchise arrêta le cours de l’injustice. Helpide fut ensuite dépouillé de sa dignité par Julien, qui ne put l’engager à renoncer au christianisme. Sa femme Aristénèt ene fut pas moins illustre. Saint-Jérôme en fait un grand éloge; et Libanius, trop ennemi des chrétiens pour rendre toujours justice à Helpide, n’a pas pu refuser des louanges à cette épouse vertueuse.

Après une longue délibération, Constance s’en tint à son premier plan : c’était de terminer d’abord la contre les Perses pour ne laisser derrière lui aucun sujet d’inquiétude. Il devait ensuite revenir sur ses pas, traverser rapidement l’Illyrie et l’Italie, et fondre tout à coup sur Julien. Tels étaient les projets dont il se faisait illusion, et dont il amusait ses officiers. Cependant, pour s’assurer de l’Afrique, province importante dans une guerre civile, il y envoya Gaudence, qui lui avait servi d’espion dans la Gaule. Gaudence, timide et intéressé, avait sujet de craindre le ressentiment de Julien; et, persuadé que Constance resterait victorieux, comme personne n'en doutait alors, il ne pouvait manquer de zèle pour le servir. Aussi s’acquitta-t-il parfaitement de sa commission. Dès qu’il fut arrivé, il instruisit des ordres de l’empereur le comte Crétion et les autres commandants, il leva de bons soldats; il fit venir de coureurs de la Mauritanie; il garnit de camps volants les côtes opposées à la Gaule et à l’Italie; et tant que Constance vécut, il ferma aux ennemis l’entrée du pays, quoique la côte de Sicile, depuis le cap de Lilybée jusqu’à celui de Pachyn, fût bordée des troupes de Julien, qui ne cherchaient que l’occasion de débarquer en Afrique.

Pendant que Constance s’occupait de ces dispositions, il apprit que l’armée des Perses s’approchait des bords du Tigre. Aussitôt il se mit en campagne au commencement de mai; et, ayant passé l’Euphrate sur un pont de bateaux, il se rendit à Edesse, où il avait formé ses magasins. De là il envoya des coureurs pour observer la marche des ennemis. On ne se voit encore en quel endroit ils passeraient le Tigre; et Constance ne pou voit se fixer dans aucune résolution. Tantôt il voulait partager son armée en divers corps pour s’étendre dans le pays; tantôt il songeait à la conduire tout entière devant Bezabde, pour attaquer de nouveau cette place. Mais s’attacher ainsi à l’extrémité de la Mésopotamie, c’était ouvrir les passages à Sapor et lui donner moyen de pénétrer sans résistance jusqu’à l’Euphrate. D’ailleurs, voulant conserver son armée pour l’employer contre Julien, il craignait de la consumer dans un siège dont il avait déjà éprouvé la difficulté. Cependant, pour avoir des nouvelles plus sûres, il fit partir à la tête d’un grand corps de troupes Arbélion et Agilon, avec ordre de s’étendre sur les bords du Tigre et d’observer l’ennemi; il leur recommanda de ne point hasarder de combat, mais de se retirer dès qu’ils verraient les Perses entrer dans le fleuve, et de lui en donner avis aussitôt. Sapor, arrêté par des présages peu favorables, différait toujours le passage , et tenait les Romains en échec. Les espions et les transfuges qui se rendaient au camp ne faisaient qu’accroître l’incertitude par la diversité de leurs rapports. Chez les Perses le secret du roi ne courait jamais risque d’être éventé : il n’était connu que d’un petit nombre de seigneurs d’une fidélité éprouvée et d’une profonde discrétion ; le silence était même chez eux une divinité adorée. D’ailleurs les Perses étaient rusés et trompeurs. Les deux généraux, inquiétés par des fréquentes alarmes, dépêchaient sans cesse à l’empereur pour le prier de les venir joindre; ils lui représentaient que malgré leur vigilance ils risquaient à tout moment d’être surpris, et que, si toutes les troupes n’étaient pas réunies, ils seraient infailliblement accablés. Telle était la situation de Constance quand il apprit que Julien, ayant rapidement traversé l’Italie et l’Illyrie, était déjà maître du pas de Sucques.

Nous avons laissé Julien à Vienne en Gaule, où il passa une partie de l’hiver dans de profondes réflexions. Devait-il tenter toutes les voies de douceur pour se réconcilier avec Constance, ou forcer ce prince par les armes à le reconnaitre pour collègue? L’un et l’autre parti paraissait également dangereux. D’un côté l’exemple de Gallus lui apprenait quel fond il devait faire sur la foi d’un prince qui n’épargnait ni la séduction ni le parjure, et qui plongeoir le poignard dans le sein de ses proches au moment qu’il feignait de les embrasser; de l’autre il craignait cette fortune qui partout ailleurs, abandonnant Constance, l’avait toujours fidèlement suivi dans les guerres civiles. Ce dernier péril lui sembla pourtant préférable, parce qu’une guerre déclarée lui laissait toutes les ressources de la prudence et de la valeur, et que d’ailleurs la fortune l’avait lui-même jusqu’alors assez bien servi pour mériter qu’il se mît entre ses mains plutôt qu’en celles de Constance. La superstition aida encore, dit-on, à le déterminer. Il crut voir en songe le soleil, sa divinité favorite, qui lui annonçait que Constance mourrait avant la fin de l’année. La prédiction, telle qu’elle est rapportée par plus d’un auteur, est trop claire et trop précise pour laisser occasion de douter qu’elle ait été composée après coup. Saint Grégoire, sur la foi d’un bruit qui courait alors, prétend qu’il était facile à Julien de prédire cette mort, parce qu’il avait pris des mesures pour la procurer par le mi­nistère d’un domestique de Constance. Il est plus sûr de dire que tout le détail de ce songe n’est qu’une fable in ventée après l’événement. Julien, qui se vante si volontiers de la protection des dieux, n’en fait aucune mention expresse dans ses écrits. Ayant donc résolu de prendre les armes, il ne fit rien avec précipitation; il songea moins à forcer les circonstances qu’à profiter des incidents; il se donna le temps d’affermir sa puissance et de dresser son plan avec maturité et tranquillité d’esprit. Il publiait qu’il ne voulait aller trouver Constance que pour se justifier, et qu’il s’en remettrait au jugement des deux armées. Les soldats de Magnence s’étaient répandus de toutes parts et subsistaient de brigandages : Julien fit proclamer une amnistie en leur faveur, il les rappela à leurs drapeaux, et rétablit la sûreté sur les grands chemins. Apostat depuis longtemps, il observait dans le particulier toutes les pratiques du paganisme; mais ce secret n’était connu que du petit nombre de ses plus intimes confidents. Comme son armée était com­posée de chrétiens et de païens, il déclara qu’il laissait à chacun la liberté de servir Dieu à sa manière; mais il continua de faire à l’extérieur profession de christia­nisme. Il assista même aux prières publiques dans l’église de Vienne le jour de l’Epiphanie.

Il ne s’occupait que de l’entreprise qu’il méditait contre Constance, lorsqu’aux approches du printemps il apprit que les Allemands recommençaient à faire des courses. Les sujets de Vadomaire, allié des Romains, avoient été les premiers à prendre les armes. Le bruit se répandit que cette infraction des traités était l’objet des intrigues de Constance : que ce prince avait à force d’argent engagé Vadomaire à se jeter dans la Gaule, afin d’y retenir Julien. Celui-ci n’oublia pas d’accréditer ces discours; il prétendit même avoir intercepté des lettres de Constance à Vadomaire et à d’autres rois allemands. On surprit un courrier de Vadomaire chargé d’une lettre à Constance, dans laquelle le prince allemand traitait Julien avec assez de mépris. Julien, pour se débarrasser de ce nouvel ennemi, envoya en diligence le comte Libinon à la tête des deux légions gauloises qui s’étaient le plus distinguées dans la nouvelle révolution. Libinon passa le Rhin auprès de Bâle, et arriva près d’une ville qu’on croit être Seckingen. A l’approche des Romains, les barbares en beaucoup plus grand nombre s’étaient cachés dans des vallons. Le comte les attaqua sans précaution, et fut tué le premier. La victoire fut quelque temps disputée: mais il fallut céder au nombre, et les Romains se retirèrent avec perte.

Vadomaire , naturellement, fourbe et artificieux, feignait de ne prendre aucune part à cette guerre. Il tâchait d’amuser Julien par des protestations d’un attachement inviolable; il lui prodiguait dans ses lettres les noms les plus flatteurs : il lui donnait même le titre de dieu. Il entretenait des liaisons avec les officiers romains qui gardaient la frontière, et passait souvent le Rhin pour venir se divertir avec eux. Julien, qui n’était pas dupe de ses artifices, résolut de le faire enlever. Il dépêcha le secrétaire Philagre, qui fut depuis comte d’Orient, et dont il connaissait l’habileté; il le chargea d’un ordre cacheté, qui ne devait être ouvert que quand Vadomaire se trouverait en-deçà du Rhin. L’occasion se présenta bientôt. Le prince allemand, affectant toujours beaucoup de sincérité et de franchise, vint à son ordinaire souper chez le commandant, qui invita aussi Philagre. A la fin du repas, Philagre, ayant arrêté Vadomaire, fit voir sa commission, le mit sous la garde du commandant; et comme il n’avait point d’ordre pour retenir les gens de ce prince, il leur laissa la liberté de s’en retourner. Le roi fut conduit au camp de Julien. Il se crut perdu quand il apprit que ses lettres adressées à Constance avoient été interceptées. Mais Julien, sans entrer avec lui dans aucun éclaircissement, le fit conduire en Espagne. Il ne voulut pas laisser cet esprit dangereux et perfide à portée de troubler la Gaule en son absence. Vadomaire rentra en faveur sous le règne de Valentinien et de Valens, et fut fait duc de la Phénicie. Julien marcha aussitôt pour abattre par un dernier coup la témérité des barbares; et de peur que le bruit de sa marche ne leur fît prendre l’épouvante et ne l’obligeât de les poursuivre trop loin, il passa le Rhin pendant la nuit avec un gros de troupes légères, et les chargea au dépourvu. Ils se virent enveloppés avant que d’avoir eu le temps de se mettre en défense; plusieurs furent tués; les autres, abandonnant leur butin et demandant grâce, se rendirent prisonniers. Les princes voisins, qui n’étaient point entrés dans la révolte, vinrent protester de leur soumission, et renouvelèrent leurs serments. Julien se retira, après les avoir menacés d’une prompte vengeance, s’ils se départaient de la fidélité qu’ils avoient jurée.     

Revenu à Bâle, et persuadé que la diligence est le principal ressort des entreprises hardies, et que dans et un péril inévitable le plus sûr est de l’affronter sans délibérer, il résolut de se mettre en marche pour aller au-devant de Constance. Il commença par consulter ses oracles. Il avait fait venir en Gaule le grand-prêtre d’Eleusis: ce fut avec lui qu’il fit des sacrifices secrets à Bellone. Son médecin Oribase, et un autre fanatique africain, nommé Evhémère, confidents de son apostasie, furent seuls admis à ces mystères. Tous les présages lui promettaient la sûreté et la gloire, s’il marchait, et le menaçaient de sa perte, s’il restait dans la Gaule. Il se félicita de cet heureux concert entre les conseils de ses dieux et ceux de son ambition : car ce prince n’était pas tellement esclave de la superstition, qu’il ne sût bien s’en affranchir quand elle ne s’accordait pas avec ses intérêts. Il avait, ainsi que Jule César, l’esprit assez présent pour donner un tour avantageux aux plus sinistres présages. Un jour qu’il s’exerçait à Paris dans le Champ-de-Mars , son bouclier s’étant rompu en éclats, l’anse lui resta seule dans la main: c’était là un des plus fâcheux pronostics, et tous les spectateurs en paroissien alarmés. Ne craignez rien, leur cria Julien, ce que je tenais ne m'a pas échappé. Se croyant assuré de la protection du ciel, il voulut éprouver rattachement de ses soldats. Les ayant donc fait assembler, il monta sur un tribunal, et, portant sur son front une noble confiance, après leur avoir rappelé de nouveau ses travaux et leurs exploits, il leur déclara qu’il allait les conduire aux extrémités de la Dace; qu’ils ne rencontreraient aucun obstacle dans leur passage par l’Illyrie; que les premiers avantages leur en prépareraient de nouveaux , et règleraient leurs démarches.

« e me charge ( ajouta-t-il ) de veiller, selon ma coutume, à votre sûreté, et de vous ménager les succès; et si j’étais obligé de rendre compte de ma conduite à d’autres qu’à ma conscience, juge souverain et incorruptible de mes actions, je serai toujours prêt à justifier mes intentions et à prouver que je n’aurai rien entrepris que ce qui peut vous être utile. Assurez-moi par ser­ti ment de votre fidélité; et, soit en quittant ce pays, soit dans le voyage que nous allons faire, gardez-vous de donner sujet de plainte à aucun particulier. Souvenez-vous que ce qui fait votre gloire, ce n’est pas seulement d’avoir abattu tant d’ennemis, mais plus encore d’avoir rendu à ces provinces la paix, la sûreté et l’abondance.»

L’armée reçut ces paroles comme celles d’un oracle ; l’ardeur étincelle dans les yeux; tous de concert, frappant leurs boucliers, s’écrient qu’ils sont prêts à marcher sous les auspices d’un si grand capitaine; ils le nomment le favori des dieux, le vainqueur des rois et des nations. Pour donner à leur serment la forme la plus solennelle, ils lèvent leurs épées sur leurs têtes; et, prononçant les plus terribles imprécations, ils jurent en termes formels qu’ils s’exposeront pour lui à tous les hasards, et à la mort même. Les officiers prêtent tous en particulier le même serment. Ces Hérules, ces Bataves, ces Gaulois, qui l’année précédente avoient refusé de passer les Alpes pour le service de Constance, sont prêts à suivre Julien jusqu’au bout du monde. Le seul Nébride, préfet du prétoire, fut assez hardi pour représenter qu’étant comblé des bienfaits de Constance, il ne pouvait engager sa foi contre le service de ce prince; et comme les soldats, irrités de sa résistance, menaçaient de l’égorger, il alla se jeter aux pieds de Julien , qui le couvrit de sa robe. Les soldats respectèrent cet asile. Nébride, étant retourné au palais avec Julien, se pros­terna devant lui, demandant humblement, comme un gage de sûreté, la permission de lui baiser la main : Eh ! quel honneur réserverions-nous donc à nos amis? répartit Julien. Retire-toi où tu jugeras a propos, on ne te fera aucun mal. Nébride se retira en Toscane , sur ses terres.

Salluste, cet ami fidèle , qui avait été enlevé à Julien trois auparavant, était venu le joindre. Le nouvel empereur le laissa en Gaule avec la qualité de préfet du prétoire. Il le crut nécessaire dans cette province, dont il était obligé de s’éloigner; et comme une des fonctions du préfet était de payer les troupes et de pourvoir au soin des vivres, Julien emmena Germanien, qu’il chargea de ce détail. Il déclara Névitte général de la cavalerie, sans avoir égard à Gumoaire, que Constance avait nommé, mais que Julien regardait comme un traître qui avait manqué de foi à Vétranion son maître. Il donna la questure à Jovius, l’intendance du trésor à Mamertin, le commandement de sa garde à Dagalaïphe. Dans la distribution des emplois militaires, il ne considéra que les services et la fidélité. Ses troupes ne montaient qu’à vingt-trois mille hommes; et comme il appréhendait qu’elles ne parussent méprisables s’il les faisait marcher en un seul corps d’armée, il les partagea en trois divisions, dans la vue d’en augmenter l’appa­rence, et de répandre plus de terreur. Le premier détachement partit sous la conduite de Jovin et de Jovius, avec ordre de traverser les contrées septentrionales de l’Italie; Névitte, à la tête de l’autre division, devait passer par la Rhétie. Le rendez-vous fut marqué à Sirmium. Il leur recommanda de marcher avec diligence et circonspection. Pour lui, il ne se réserva que trois mille hommes, avec lesquels il prit sa route par la Forêt noire, nommée alors la forêt Marciane, et par les bords du Danube.

Ces dispositions étant faites, Julien prit le chemin de la Pannonie. Constance avait ordonné aux commandants des villes d’Italie situées au voisinage de la Gaule de garder tous les passages. Résolu de passer lui-même les Alpes pour aller chercher Julien, il avait amassé sur la frontière une quantité immense de provisions, Les généraux de Julien se rendirent maîtres de ces magasins. Julien, étant arrivé au Danube, fit le reste du voyage partie sur le fleuve, partie en le côtoyant, tantôt sur les terres de l’empire, tantôt sur celles des barbares par des chemins rudes et difficiles, évitant les grandes routes, de crainte d’y rencontrer des forces supérieures aux siennes. Le secret, la diligence, l’esprit de ressource, et l’habitude qu’il s’était faite de surmonter les plus grandes fatigues, le sauvèrent de tous les périls. Il s’assurait de tous les passages du fleuve; il enlevait les postes des ennemis pendant la nuit ; il leur donnait le change par des fausses alarmes; dans le temps qu’on l’attendait aux défilés des montagnes, il traversait la plaine; il se faisait ouvrir les portes des villes par persuasion, par force, par ruse. On parle d’un stratagème qui le rendit maître d’une place forte que l’histoire ne nomme pas. Ayant surpris un corps d’ennemis, il fit revêtir de leurs armes et marcher sous leurs enseignes plusieurs des siens, qui furent reçus dans la place, et s’en emparèrent. Dans une autre occasion, six de ses soldats dans un défilé en mirent en fuite deux mille. Il marchait lui-même à la tête de ses troupes, à pied, la tête nue, chargé de ses armes, couvert de sueur et de poussière. Sa marche était rapide; il n’avait pas besoin d’envoyer dans les villes qui se trouvaient sur sa route pour y chercher de quoi fournir à la délicatesse de sa table ; il vivait de pain et d’eau comme le moindre soldat; il traversa ainsi toute la Pannonie. Quelque diligence qu’il fît, la renommée le devançait; les peuples accouraient en foule sur son passage; il ne s’arrêtait que pour faire lire de temps en temps à haute voix les lettres que Constance avait écrites aux barbares : il en tira un très-grand avantage pour gagner les cœurs en sa faveur, et les soulever contre un maître cruel qui sacrifiait ses peuples à sa haine et à sa jalousie personnelle. En même temps il prodiguait l’argent; il accordait aux villes des exemptions et des privilèges. Il ne lui fallut que se montrer pour faire la conquête de la province. A la première nouvelle de cette invasion, Taurus avait abandonné l’Italie, et, en passant par l’Illyrie, il avait entraîné avec lui Florence. Tous deux, remplis d’épouvante, fuyaient avec précipitation vers Constantinople.

Julien, le onzième jour de sa marche approchait de Sirmium. Le comte Lucilien, qui commandait dans la Pannonie, était alors campé près de cette ville. Il rassemblait les troupes des quartiers les plus voisins, et se préparait à s’opposer à Julien. Ce prince ne lui en laissa pas le temps. Etant arrivé par le fleuve à Bononia, qui n’était qu’à dix-neuf milles de Sirmium, il débarqua sur le soir, et dépêcha aussitôt Dagalaïphe à la tête d’une troupe de cavalerie légère, avec ordre de lui amener Lucilien de gré ou de force. Celui-ci, qui le croyait encore bien loin, dormit tranquillement. A son réveil, il se voit environne de gens inconnus et armés, qui lui signifient les ordres de l’empereur. Plein de surprise et d’effroi, il prend le parti d’obéir. On le fait monter sur un méchant cheval, et ce général, naturellement fier, fut présenté à Julien comme un prisonnier du der­nier ordre. Cependant le prince lui ayant permis de baiser sa robe, il revint peu à peu de sa frayeur, et s’enhardit jusqu’à lui représenter la témérité de son entreprise. Gardez pour Constance vos sages avis, lui répondit Julien avec un sourire amer; ce n'est pas pour vous autoriser à me faire des leçons , c'est pour calmer vos craintes que je vous donne des marques de clémence. Sur-le-champ Julien marche à Sirmium. C’était une capitale grande et peuplée, dont la possession lui répondit de toute la province. Il y était si peu at­tendu, que la plupart des habitants, apprenant que l’empereur arrivait, s’imaginèrent que c’était Constance. Il entra avant le jour dans les faubourgs, qui étaient fort étendus. La vue de Julien parut un prodige : on se rassure; l’allégresse succède à la surprise; les soldats de la garnison, les habitants courent au-devant de lui avec des flambeaux; ils sèment de fleurs son passage ; ils le suivent au palais avec des cris de joie, et le nomment hautement leur empereur, leur maître. Le lendemain, Julien donna des courses de chars, où toute la ville fit éclater sa joie. Les troupes commandées par Névitte, qui avoient traversé la Rhétie, arrivèrent ce jour-là à Sirmium.

Le jour suivant Julien alla se saisir du pas de Sucques. C’est une gorge étroite entre le mont Hæmus et le mont Rhodope, dont les deux chaînes, après avoir embrassé la plus grande partie de la Thrace, viennent se rapprocher en cet endroit. Quoique les Romains eussent élargi ce passage, qui faisait la communication de la Thrace et de l’Illyrie, il était encore très-aisé de le fermer et d’y arrêter les plus fortes armées. La pente du côté de l’Illyrie est douce et facile; mais du côté de la Thrace ce sont des précipices et des chemins impraticables. Du pied de ces montagnes s’étendent deux plaines immenses; d’une part jusqu’aux Alpes Juliennes, de l’autre jusqu’au détroit de Constantinople et à la Propontide. Julien s’empara de ce passage important; il y laissa un corps de troupes sous le commandement de Névitte, et se retira à Naisse, pour y prendre des arrangements conformes à l’état de ses affaires.

Il appela auprès de lui l’historien Aurèle Victor, celui même dont nous avons un abrégé d’histoire qui n’est pas sans quelque mérite. Il l’avait vu à Sirmium, et il estimait sa probité. Il lui donna le gouvernement de la seconde Pannonie, et il lui fit ériger une statue de bronze. Cet Aurèle fut dans la suite préfet de Rome. Depuis la fuite de Taurus et de Florence, Rome et toute l’Italie, la Macédoine et toute la Grèce s’étaient déclarées en faveur de Julien. Persuadé qu’il n’avait plus de réconciliation à espérer, il ne ménagea plus Constance. Il s’empara des trésors du prince et des milles d’or et d’argent qui étaient ouvertes en Illyrie. Il écrivit au sénat de Rome une lettre remplie d’invectives si atroces contre Constance, que les sénateurs n’en purent entendre la lecture sans s’écrier : Que Julien devait plus de res­pect a celui à qui il étoile redevable de son élévation. La mémoire de Constantin n’y était pas épargnée. Julien le traitait de novateur, de destructeur des lois anciennes et des usages les mieux établis; il l’accusait d’avoir le premier avili les charges les plus éminentes, et le con­sulat même, en le prodiguant à des barbares; reproche absurde, qui devait retomber sur son auteur, comme le remarque Ammien Marcellin; puisque dès l’année suivante il éleva au consulat Névitte, Goth de naissance, homme grossier, cruel, sans expérience, sans autre mérite que de s’être attaché à la fortune de Julien, et fort inférieur en toute manière à ceux que Constantin avait honorés de cette dignité. Il écrivit en même temps aux armées d’Italie pour leur recommander la garde des villes: il fit assembler sur les côtes de Sicile un grand nombre de troupes qui dévoient passer en Afrique à la première occasion. Il dépêcha des courriers dans toute la Grèce. Corinthe, Lacédémone, Athènes, reçurent des manifestes de sa part. Nous avons celui qu’il adressa aux Athéniens; c’est une longue apologie dans laquelle il développe dès l’origine toutes les injustices de Constance à son égard; il y proteste qu’il est encore disposé à se contenter de ce qu’il possède, si Constance veut entendre à un accommodement; mais que, plutôt que de se livrer à la discrétion d’un ennemi implacable, il est déterminé à périr les armes à la main, si c’est la volonté des dieux.

Le paganisme se montre à découvert dans cette pièce. Julien avait enfin levé le masque en entrant dans l’Illyrie; il ouvrit les temples que Constantin et Constance avoient fermés; il les ornait d’offrandes; il immolait des victimes et exhortait les peuples à reprendre le culte des dieux de leurs pères. Les Athéniens furent les pre­miers à signaler leur attachement à l’idolâtrie; ils s’empressèrent de rouvrir le fameux temple de Minerve et ceux des autres divinités; ils firent couler le sang des victimes dont leur terre paraissait altérée. Une contestation survenue entre les familles sacerdotales partageait toute la ville. Le nouvel Auguste, idolâtre dévot, qui s’était follement proposé d’épurer le paganisme en y appliquant les maximes vraiment divines de la religion chrétienne, écrivit aux Athéniens pour faire cesser cette division; il leur mandat que la paix et la concorde étaient le plus agréable sacrifice qu’ils pourvoient offrir aux dieux.

Naïsse fut bientôt remplie d’une multitude de députés : bientôt les provinces et les villes se ressentirent des libéralités de leur nouveau maître. Les Dalmates et les Epirotes furent déchargés des impositions excessives dont ils étaient accablés. Nicopolis, bâtie autrefois par Auguste comme un monument de la victoire qu’il a voit remportée près d’Actium, se releva de ses ruines : les jeux qu’on y a voit célébrés tous les cinq ans, mais qui étaient depuis longtemps interrompus, furent renou­velés. Athènes et Eleusis recouvrèrent leur ancienne splendeur. Les ordres de Julien semblaient répandre de toutes parts le mouvement et la vie; on voyait réparer les murailles des villes, les aqueducs, les places, les gymnases. On instituait de nouvelles fêtes en l’honneur de celui qui rétablissait les anciennes. Tant d’affaires publiques ne l’empêchaient pas de vaquer à celles des particuliers; il écoutait leurs plaintes; il jugeait leurs différences, surtout ceux où il s’agissait de privilèges contestés par les communautés des villes à quelqu’un des citoyens. On remarqua qu’il poussait trop loin le système de réduire tout au droit commun, et qu’il favorisait l’ordre municipal souvent même aux dépens de la justice.

Rome manquait de vivres. Gaudence, qui tenait l’Afrique au nom de Constance, avait envoyé à Constantinople la flotte de Carthage chargée du blé destiné à la provision de Rome. Les Romains s’en plaignirent à Julien; ils accusaient les commandants des cotes d’avoir, par leur négligence, laissé perdre un convoi si important. Il n’est pas perdu pour nous, dit Julien en sou­riant, puisqu'il est à Constantinople. Il se flattait d’être incessamment maître de cette ville. En même temps il fît acheter à ses dépens et transporter à Rome une grande quantité de grains. Quatre sénateurs romains des plus considérables, entre lesquels étaient Symmaque et Maxime, avoient été députés à Constance par le sénat : ils revenaient d’Antioche, où Symmaque s’était acquis une estime générale par sa vertu et par son éloquence; ils trouvèrent Julien en Illyrie. Ce prince les combla d’honneurs; et pour donner une marque de distinction à Maxime, neveu de Vulcatius Rufinus, qui avait été oncle de Gallus, il le nomma préfet de Rome en la place de Tertullus. Sous ce préfet on vit renaître l’abondance, et le peuple de cette ville tumultueuse n’eut plus d’occasion de se livrer à son impatience naturelle. Le nouvel empereur, pour augmenter la confiance de son parti en faisant paraître la sienne, se comporta en maître de l’empire: il désigna consuls pour l’année suivante Mamertin et Névitte. Le premier venait de remplacer Florence dans la dignité de préfet du prétoire d’Illyrie.

Julien travaillait à réunir autour de lui les garnisons de Pannonie, d’Illyrie et de Mœsie, lorsqu’il apprit une révolte capable de traverser ses projets. Il avait trouvé à Sirmium deux légions de Constance et une cohorte de sagittaires. Comme il ne comptait pas assez sur leur fidélité pour les incorporer à son armée, il les envoya en Gaule, sous prétexte que cette province avait besoin de leur secours. Ces troupes ne s’éloignaient qu’à regret; elles se rebutaient de la longueur du voyage, et redoutaient les Germains, contre lesquels on allait les employer. Un commandant de cavalerie, nommé Nigrin, né en Mésopotamie, esprit remuant et séditieux, acheva de les aigrir. Lorsqu’elles furent arrivées à Aquilée, elles s’emparèrent de la ville, forte par son assiette et par ses murailles; et, de concert avec les habitants encore attachés au nom de Constance, elles fermèrent les portes, mirent en état de défense les tours et les remparts, et firent toutes les dispositions nécessaires pour soutenir leur révolte. Un pareil exemple pouvait devenir contagieux pour toute l’Italie. D’ailleurs la perte d’Aquilée fermait à Julien le passage des Alpes Juliennes, et le privait des secours qu’il attendait de ce côté-là. Il résolut donc de reprendre au plus tôt cette place. Il envoya ordre à Jovin, qui venait de passer les Alpes avec sa division, et qui n’était encore que dans le Norique, de retourner sur ses pas, et d’attaquer Aquilée. Il lui commanda aussi d’arrêter et d’employer avec ses troupes les divers détachements qui venaient successivement de la Gaule pour joindre l’armée. Le siège fut long, et la ville ne se rendit que deux mois après la mort de Constance. Mais, pour ne pas diviser un événe­ment de cette espèce, je vais en raconter toute la suite.

L’armée s’étant campée sur deux lignes autour de la ville, on tenta d’abord dans une conférence de ramener les assiégés à l’obéissance. Les deux partis se séparèrent avec plus d’aigreur qu’auparavant. Le lendemain au point du jour , l’armée sort du camp; les assiégés paraissent sur les murs en bonne contenance, et les deux partis se défient par de grands cris. Les assiégeants s’approchent, couverts de madriers et de claies, et portant des échelles. Ils sapent les murs; ils montent à l’escalade: mais les pierres et les javelots écrasent, renversent, percent les premiers; les autres fuient et entraînent ceux qui les suivent. Ce succès encourage les assiégés : ils préviennent tous les dangers avec une vigilance infatigable. Le terrain ne permettait ni de faire avancer des béliers, ni d’établir des machines, ni de creuser des souterrains. Le Natison baignait la ville à l’orient. Jovin crut pouvoir en profiter. Il joignait ensemble trois grosses barques, y élevait des tours de bois plus hautes que celles de la ville, et les faisait ensuite approcher du mur. Alors les soldats postés sur le haut de ces tours accablaient de traits et de javelots les défenseurs des murailles, tandis que d’autres soldats placés aux étages inférieurs s’efforçaient, à l’aide de leurs ponts volants, les uns de sauter sur le mur, les autres de percer les tours de la ville et de s’y ouvrir un passage. Cette tentative fut encore inutile. Les traits enflammés qu’on lançait sur les tours des assiégeants y mettaient le feu; le poids des soldats dont elles étaient chargées, et qui, pour éviter les flammes, se portaient tous en arrière, les faisant pencher, elles se renversaient dans le fleuve; et les pierres et les dards achevaient de tuer ceux qui échappaient des flammes et des eaux. Les attaques continuèrent avec aussi peu de succès. Le fossé était bordé d’une fausse braie : c’était une palissade appuyée d’un mur de gazon, qui servit de retraite aux assiégés dans leurs fréquentes sorties. Les assiégeants, rebutés d’une si opiniâtre résistance, changèrent le siège en blocus, lis en vinrent même à ne laisser dans le camp que les sol­dats nécessaires à la garde; les autres aloient piller les campagnes voisines, et devenaient de jour en jour plus paresseux et plus indisciplinés. Julien avait rappelé Jovin pour l’employer ailleurs. Le comte Immon, qu’il avait chargé de la conduite du siège, l’avertit de ce désordre. Pour ne pas perdre tout à la fois les légions qui assiégeaient et celles qui étaient assiégées, Julien envoya le général Agilon , alors en grande réputation de probité et de valeur, afin de déterminer les assiégés à se rendre, en leur apprenant la mort de Constance. Avant son arrivée, Immon tenta encore de réduire les habitants par la soif : il fit couper les canaux des aqueducs et détourner le cours du fleuve. Les assiégés pour­vurent à cette incommodité; ils eurent recours à quelques puits qu’ils avoient dans la ville, et dont on distribuait l’eau par mesure. Enfin Agilon arriva. S’étant approché des murailles, il annonça que Constance était mort, et que Julien était paisible possesseur de tout l’em­pire. On refusa d’abord de le croire, et on ne lui ré­pondit que par des injures. Mais quand il eut obtenu d’être introduit dans la ville avec promesse qu’il ne lui serait fait aucune insulte, et qu’il eut confirmé par serment ce qu’il annonçait, alors les habitants ouvrent leurs portes, ils protestent qu’ils sont soumis à Julien; ils se disculpent en chargeant Nigrin et quelques autres, qu’ils livrent entre les mains du comte. Ils demandent même leur supplice, comme une réparation de tant de maux que ces esprits séditieux avoient attirés sur leur ville. Quelques jours après, la cause ayant été mûrement examinée, Nigrin fut condamné par la sentence de Mamertin à être brûlé vif, comme le premier auteur de la rébellion. Deux sénateurs, nommés Romule et Saboste, eurent la tête tranchée. On fit grâce aux autres, et Julien fut bien aise d’adoucir par cet exemple de clémence le spectacle des rigueurs qu’il exerçait dans le même temps sur les ministres de Constance.

Pendant que la révolte d'Aquilée lui faisait craindre la perte de l'Occident, les nouvelles qu'il recevait de l’Orient né lui causaient pas de moindres alarmes. Constance était en marche; et le comte Marcien , ayant rassemblé les divers corps de troupes répandus dans la Thrace, approchait du pas de Sucques avec des forces capables de disputer le passage. Julien, dans cet embarras, consultait les augures et les aruspices; mais leurs pronostics, toujours équivoques, le laissaient dans une cruelle incertitude. Un orateur gaulois nommé Aprunculus, qui fut depuis gouverneur de la province narbonnaise, vint lui annoncer la mort de Constance; il en avait vu, disait-il, des signes certains dans les entrailles d’une victime. Cette prédiction ne rassura pas Julien; il se défiait de la flatterie. On rapporte un trait plus frappant, s’il est véritable. On dit que, dans le même moment que Constance expirait en Cilicie, l’é­cuyer qui donnait la main à Julien pour monter à che­val étant tombé par terre, le prince s’écria: Voilà celui qui m’aidait à monter renversé lui-même. Mais ce présage avait encore besoin d’être réalisé par l’événe­ment, et toutes ces conjectures balançaient ses inquiétudes sans être capable de les dissiper. Enfin il vit accourir à lui une troupe de cavaliers, à la tête desquels étaient deux comtes, Théolaïphe et Aligilde; on les avait dépêchés de Constantinople pour lui faire savoir que Constance n’était plus, et que tout l’Orient reconnaissait Julien pour seul empereur. Voici de quelle manière ce prince avait fini ses jours.

La présence de Sapor, qui menaçait à tous moments de passer le Tigre, retendit Constance en Mésopotamie, lorsqu’il reçut la nouvelle de la marche de Julien. Il en fut d’abord alarmé; mais il ne perdit pas courage. Il se détermina, de l’avis de son conseil, à détacher une partie de ses troupes, et à les faire transporter en Thrace sur les voitures publiques, pour arrêter les progrès du rebelle. Elles étaient sur le point du départ, lorsqu’on vint l’avertir que le roi de Perse avait enfin pris le parti de retourner dans ses états. Constance, à cette nouvelle, reprend le chemin d’Antioche. Etant arrivé à Hiéraphe, il assemble ses soldats; et, faisant un effort sur lui-même pour prendre un air d’assurance, il leur parlé en ces termes :

«Depuis que je tiens le gouvernail de l’empire j’ai sacrifié tout, jusqu’à mon autorité même, à l’intérêt public, et je me suis fait une étude de me plier aux circonstances. Le succès n’a pas répondu à la droiture de mes intentions, et je me vois aujourd’hui obligé de vous faire l’aveu de mes fautes : elles ne sont, à vrai dire, que les effets d’une bonté qui méritait bien d’être plus heureuse. Dans le temps que l’Occident était troublé par la révolte de Magnerice, qui a succombé sous votre valeur, j’ai conféré la puissance de César à mon cousin Gallus, et je l’ai chargé de la défense de l’Orient. Je ne rappelle point ici ses excès; les lois qu’il avait violées ont été forcées de le punir. C’était pour nous un souvenir affligeant; et plût au ciel que la fortune, jalouse de notre repos, se fût contentée de cette épreuve! Elle nous porte aujourd’hui une atteinte encore plus fâcheuse, mais dont la providence divine et votre bravoure sauront bien nous défendre. Julien, à qui j’ai confié le soin de a la Gaule tandis que vous étiez occupés avec moi à couvrir l’Illyrie, enorgueilli de quelques avantages remportés sur des barbares sans discipline et presque sans armes, et soutenu d’une poignée de troupes étrangères, dont la brutalité et l’aveugle audace font toute la valeur, a juré la perte de l’état. Mais la majesté de l’empire, et la justice, qui en est le plus ferme appui, toujours prête à punir de si noirs forfaits, détruiront bientôt ces projets d’une ambition criminelle. C’est la confiance que m’inspirent et ma propre expérience, et les exemples des siècles passés. Prêtons nos bras à la vengeance divine : courons étouffer le monstre de la guerre civile avant qu’il ait eu le temps de s’accroitre. Ne doutez pas que l’Etre souverain, toujours ennemi des ingrats, ne combatte à votre tête, et qu’il ne fasse retomber sur ces séditieux tous les maux dont ils osent menacer leurs bienfaiteurs. Déjà vaincus par leur propre conscience, ils ne pourront soutenir vos regards, ni le cri de bataille qui leur reprochera leur perfidie.»

Ce discours, animé par la colère, la fit passer dans tous les cœurs. Tous s’écrient qu’ils sont prêts à sacrifier leur vie; qu’on les conduise promptement contre les rebelles. L’empereur fit aussitôt partir Gumoaire avec une troupe d’auxiliaires pour se joindre à Marcien et fermer le passage de Sucques du côté de la Thrace. Il choisissait cet officier par préférence  parce qu’il était ennemi personnel de Julien, qui l’avait traité avec mépris. Il continua sa marche vers Antioche avec le reste de son armée.

Quelque assurance que témoignât Constance, il n’était pas sans alarme. Un pressentiment secret semblait l’avertir que sa fin était prochaine. Il confia, dit-on, à ses amis les plus intimes, qu’il ne voyait plus auprès de lui je ne sais quel fantôme qui avait coutume de l’accompagner. C’était, selon Ammien Marcellin, son génie tutélaire, qui avait pris congé de lui; ou plutôt c’était la chimère d’un esprit naturellement faible et troublé alors par de sombres inquiétudes. A peine était-il rentré dans Antioche, qu’ayant fait à la hâte les préparatifs de son expédition, il se pressa d’en sortir. L’automne était fort avancée; les officiers n’obéissaient qu’en murmurant. Il donna ordre à Arbétion de prendre les devants avec les troupes légères. A trois milles d’Antioche, près d’un bourg nommé Hippocéphale, il trouva sur son chemin, au point du jour, le cadavre d’un homme qu’on   avait égorgé la nuit précédente. Ce présage l’effraya. Etant arrivé à Tarse, il sentit les premiers accès d’une fièvre légère, qu’il crut pouvoir dissiper par le mouvement du voyage; et il gagna par des chemins montueux et difficiles une bourgade nommée Mopsucrènes, au pied du mont Taurus, sur les confins de la Cilicie et de la Cappadoce. Le lendemain il se trouva trop faible pour continuer sa marche. La fièvre devint si ardente, que tout son corps en était embrasé. Destitué de secours et de remèdes, il s’abandonna aux larmes et au désespoir. Ammien Marcellin prétend qu’ayant encore toute sa raison, il désigna Julien pour son successeur. Quelques auteurs chrétiens rapportent que, dans ses derniers moments, tremblant à la vue du jugement de Dieu, il se repentit de trois choses: d’avoir versé le sang de ses proches, d’avoir donné à Julien la qualité de César, et de s’être livré à l’hérésie. Ces faits sont fort incertains; on sait que la renommée se plaît à charger la mort des princes de circonstances extraordinaires. Saint Ambroise dit qu’il mourut dans l’impénitence, et que, se voyant près de sa fin, il se fit baptiser par Euzoïus, fameux arien, alors évêque d’Antioche. Selon d’autres auteurs, il reçut le baptême à Antioche avant son départ. Après avoir rendu par la bouche une grande quantité de bile noire, il tomba dans une longue et douloureuse agonie, dans laquelle il expira le troisième de novembre, ayant vécu quarante-quatre ans deux mois et vingt-deux jours, et régné, depuis la mort de son père, vingt-quatre ans cinq mois et douze jours. Il laissait enceinte sa femme Faustine: elle accoucha d’une fille, qui fut nommée Constantie, et mariée à l’empereur Gratien.

Ce prince n’est mémorable que par la qualité de fils de Constantin. S’il est vrai qu’il ait été l’auteur du massacre de ses proches, cette action horrible est le seul trait de vigueur qui se rencontre dans toute sa vie. Tout le reste n’est que faiblesse. On n’y voit que vanité, jalousie, et une légèreté qui le rendait l’esclave de ses femmes, de ses flatteurs, de ses eunuques, et le jouet des ariens; indifférence pour le mérite, insensibilité à l’égard des provinces accablées, dont les plaintes ne le réveillèrent jamais; une timidité et une défiance qui le portèrent souvent à la cruauté. Au travers de tant de défauts on aperçoit quelques-unes de ces vertus qui peuvent s’assortir avec la médiocrité du génie; il était sobre: aussi fut-il rarement malade; mais toutes ses maladies furent dangereuses. Il dormit peu; sa chasteté fut irréprochable. Il maintenait avec soin la subordination entre les officiers et la distinction entre les dignités civiles et militaires, dont il voulait que les fonctions fussent exactement séparées. Il se faisait une loi de ne donner les premières charges du palais qu’à ceux qui avoient passé par les grades inférieurs. Il récompensait assez libéralement les services, et se ressentait peu des injures personnelles. On dit que les habitants d’Edesse ayant, dans une sédition, abattu et traité avec outrage une de ses statues, en criant que celui dont la statue méritait un tel affront n’était pas digne de régner, il ne tira aucune vengeance de cette insolence criminelle. Naturellement porté à rendre justice, il commit des injustices sans nombre, toujours trompé par ses courtisans, ou aveuglé par ses soupçons. Il avait quelque teinture des belles-lettres, et on l’y aurait cru plus habile s’il n’eût pas succombé à la tentation de faire de mauvais vers. Il établit à Constantinople une bibliothèque, dont il donna le soin à un intendant. Il acheva les murailles de cette grande ville; il rebâtit plusieurs édifices qui commençaient à tomber en ruine. Il décorait les églises avec magnificence; il y attachait des revenus considérables, et traitait les évêques ariens avec beaucoup de respect; mais les prélats catholiques n’éprouvaient de sa part que des rigueurs.

Comme il est plus aisé d’établir des lois pour les autres que de s’en imposera soi-même, il fit plusieurs lois utiles pendant les sept dernières années de son règne. Nous allons rassembler ici les plus importantes de celles dont nous n’avons pas encore eu l’occasion de parler. Il déclara qu’il prendrait connaissance des jugements rendus par le préfet de Rome et par les proconsuls quand il serait averti que les parties n’auraient osé en appeler. Il menaça de punition les juges qui négligeraient ou différeraient d’exécuter les rescrits du prince. La jurisprudence avait souvent varié au sujet des biens de ceux qui étaient condamnés à mort : tantôt on les avait laissés ne aux héritiers; tantôt ils avoient été saisis au profit du fisc. Constance ordonna d’abord qu’ils passeraient aux parents jusqu’au troisième degré; deux ans après, son caractère s’aigrissant de plus en plus par la malignité des délateurs, il décida par une loi contraire que ces biens seraient confisqués. Il permit de révoquer les douanions faites au prince par testament; jusqu’alors la flatterie dictait ces testaments, et une crainte servile les avait rendus irrévocables. L’empereur Sévère avait ordonné que les mères veuves qui négligeraient de faire nommer des tuteurs à leurs enfants seraient privées de leur héritage; Constance renouvela cette loi. Souvent les pères, en mariant leurs filles, les avantageaient au préjudice des autres enfants, et les veuves qui se remariaient frustraient les enfants du premier lit; il remédia par deux lois à ces injustices. Ce prince estimait les lettres: il veut qu’on lui fasse connaitre les officiers subalternes qui se distinguent par leurs connaissances ou par leur éloquence, afin de les avancer. Il défendit, sous peine capitale, de refondre la monnaie, ni d’en faire commerce en la changeant contre la monnaie étrangère : Elle ne doit pas être, dit-il, une marchandise, mais le prix des marchandises. Pour empêcher toute fraude sur cet article, il fixa la somme qu’il serait permis aux marchands de porter pour les frais de leurs voyages. Tout commerce étranger ne devait se faire que par échange, afin que les espèces marquées au coin du prince ne sortissent pas de l’empire. Il condamna à une amende de dix livres d’or ceux qui oseraient troubler en aucune manière la navi­gation des vaisseaux qui apportaient à Rome le blé de Carthage. Les terres de l’Afrique et de l’Egypte étaient taxées à une certaine quantité de blé qu’elles dévoient fournir pour la provision de Rome et de Constantinople. Les propriétaires cherchaient à s’attacher à des personnes constituées en dignité, qui avoient le privilège d’affranchir leurs biens de cette obligation; par ce moyen ils s’en exemptaient; et tout le poids de cette charge retombait sur les autres habitants. Constance, instruit de cet abus, ordonna que ces patrons frauduleux seraient forcés à contribuer en la place de leurs prétendus clients. Il y avait des manufactures établies pour fabriquer les étoffes qui servaient à l’habillement des soldats, auxquels on délivrait les habits à l’entrée de l’hiver; on choisissait pour ce travail les ouvriers les plus habiles, qui étaient attachés à ces manufactures à titre de servitude. Les particuliers les débauchaient souvent pour les employer à leur service : Constance défendit , sur peine de cinq livres d’or, d’en recéler aucun. Cette fraude ne laissa pas de subsister, comme on le voit par plusieurs lois des empereurs suivants. Les commissionnaires chargés de la subsistance des troupes s’enrichissaient aux dépens des soldats; celte fonction était depuis longtemps décriée et toujours recherchée; ils étaient comptables, et même assujettis à la question, si leurs comptes n’étaient pas en règle; mais ils obtenaient par argent et par intrigues des dignités qui les exemptaient de la torture: Constance leur enleva cette ressource d’impunité en les déclarant, incapables de posséder aucune charge jusqu’à l’apurement de leurs comptes. Constantin n’avait pu abolir à Rome les spectacles des gladiateurs; les soldats et les gardes mêmes du prince, accoutumés à manier les armes, se louaient volontiers pour ces combats cruels: Constance leur défendit cet infâme trafic de leur propre sang; il condamna à six livres d’or ceux qui les y engageraient; et s’ils se présentaient d’eux- mêmes, il ordonna de les charger de chaînes et de les remettre entre les mains de leurs officiers. Pour maintenir l’honneur des dignités, et les sauver de l’avilissement où elles ne manquent pas de tomber quand l'argent seul y donne entrée, il en interdit l’accès aux marchands, aux monétaires, aux commis, aux stationnaires (c’étaient de bas-officiers destinés à observer les délinquants dans les provinces et à les dénoncer aux juges), en un mot, à tous ceux qui exercent ces professions, ces emplois qu’on ne recherche que pour le profit. Il ordonna d’écarter des charges ces sortes de gens et de les renvoyer à leur premier état. Les empereurs précédents avoient établi une sorte d’officiers publics pour avoir soin de faire transporter les blés nécessaires à la nourriture des armées, ou de recueillir les sommes d’argent qu’on exigeait quelquefois au lieu de blé. Ces officiers portaient pour cette raison le nom de frumentaires. Comme leur fonction les obligeait de parcourir les provinces, les princes se servirent d’eux comme d’autant de courriers et d’espions pour porter et exécuter leurs ordres, rechercher, arrêter, et quelquefois même punir les criminels, et pour donner avis à l’empereur de tout ce qui se passait contre son service dans toute l’étendue de l’empire. Il leur arriva ce qui ne manque jamais d’arriver à des hommes de néant honorés de la confiance de leur maître: ils en abusèrent; leurs calomnies et leurs rapines les rendirent si odieux, que Dioclétien fut obligé de les supprimer. Il est difficile à ceux qui gouvernent de se détacher tout-à-fait d’un usagé même dangereux, quand il paraît propre à les soulager dans les soins du gouvernement; les bons princes se flattent d’en écarter les abus; les méchants ne considèrent que leur propre commodité. Ces délateurs en titre d’office reparurent bientôt sous un autre nom qui exprimait mieux leur destination: on les appela les curieux; ils se nommaient eux-mêmes les yeux du prince, titre qui avait été honorable en Perse dès le temps de Cyrus. Ceux-ci n’avoient pas le pouvoir d’exécuter ni même d’arrêter les criminels; ils ne pouvaient que les dénoncer aux magistrats; ce qui leur était commun avec les stationnaires: ils furent de plus chargés d’empêcher l’exportation des marchandises, qu’il n’était pas permis de faire sortir de l’empire, et de veiller à la conservation des postes et des voitures publiques. Constance les choisissait entré ceux qu’on appelait les agents de l’empereur. Sous un règne aussi faible, ils s’érigèrent bientôt en tyrans, surtout dans les provinces éloignées; ils mettaient à contribution le crime et l’innocence ; point de coupable qui ne pût à force d’argent se procurer l’impunité; point d’innocent qui ne fût réduit à se racheter de leurs calomnies. Constance fit plusieurs lois pour retenir dans de justes bornes cette inquisition d’état. La facilité de s’enrichir les avait multipliés; il les réduisit à deux pour chaque province. Julien fit mieux, il abolit entièrement cet office; mais on le vit renaître sous ses successeurs.

 

 

 

 

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.