HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |
LIVRE VINGT-TROISIÈME.
VALENTINIEN II, THÉODOSE, ARCADIUS.
Au commencement de l’an 386, Honorius, âgé seulement de quinze à seize
mois, reçut le titre de consul, qui lui avait été, dès sa naissance, destine
pour cette année. Il eut pour collègue Evode, préfet
du prétoire de Maxime; et cette union prouve que Théodose vivait en paix avec
le tyran , et qu’il le reconnaissait pour de empereur. L’impérieuse Justine n’avoit pas renoncé au dessein de rendre à l’arianisme la
supériorité dont il avait joui sous le règne de Constance et sous celui de
Valens. Elle employait toute l’autorité de son fils pour troubler la paix des
églises; elle menaçait d’exil les évêques, s’ils n’adhéraient aux décrets de
Rimini; elle attaquait Ambroise par des outrages publics et par de sourdes
intrigues; elle tâchait de semer parmi le peuple l’esprit de discorde; et,
regardant comme un affront le peu de succès de ses cabales, elle excitait son
fils à la venger du mal qu’elle ne pouvait faire. Les ariens et les courtisans,
esclaves de la faveur, secondaient sa passion. Tout était odieux dans Ambroise:
on noircissait ses vertus mêmes : c’était un factieux , un rebelle, qui ne cherchait
par ses aumônes qu’à se faire des créatures. Pour lui, loin de s’en alarmer : C’est
un reproche, disait-il, dont je n’ai gardé de rougir; et plaise à Dieu
que je puisse toujours le mériter! Si c’est un crime de vouloir acheter par mes
aumônes l'assistance et ‘appui des indiens auprès du maître des empires, je
m'avoue coupable: c’est en effet ce que je cherche. Ces aveugles; ces boiteux,
ces malades, ces vieillards sont de plus puissants défenseurs que les plus vaillants
guerriers.
Le jeune Prince entra dans la passion de sa mère. Résolu de la seconder de
toute sa puissance, il approuva le projet d’une ordonnance dressée par Auxence,
évêque de Milan, pour les ariens. L’empereur se déclarait pour la foi du
concile de Rimini; il permettait aux ariens de s’assembler; il défendit aux
catholiques, sous peine de mort, de les troubler dans l’exercice du culte
public, et même de présenter contre eux aucune requête. Pour rédiger cette
disposition, et y donner la forme de loi, Justine s’adressa à Bénévole,
secrétaire des brevets. Celui-ci, né à Bresce en
Italie, et instruit dans la foi de Nicée par le saint évêque Philâtre, refusa de prêter son ministère à l’hérésie; et
comme l’impératrice le pressoir d’obéir, en lui promettant un emploi plus
élevé: C’est en vain, lui dit-il, qu’on tente de m’éblouir; il n’est
point de fortune qui mérite d’être achetée par une action impie; ôtez-moi
plutôt la charge dont je suis revêtu, pourvu que vous me laissiez ma foi et ma
conscience. En parlant ainsi, il jeta aux pieds de Justine la ceinture qui était
la marque de son office. Il ne fut pas difficile de trouver à la cour un
ministre plus flexible et plus complaisant. La loi fut publiée le 23 de
janvier; elle répandit la joie et la confiance parmi les ariens, et la
consternation dans l’église catholique.
La fête de Pâque approchait. C’était le temps où les ariens avoient coutume
de redoubler leurs efforts pour se rendre maîtres des églises. L’empereur
presse de nouveau Ambroise de leur céder la basilique Porcienne. Le prélat
résiste; il offre au prince de lui abandonner les terres l’Eglise; mais il
refuse de livrer la maison de Dieu. Justine lui fait donner ordre de sortir de
Milan; on le menace de la mort, s'il n’obéit; il se détermine á ne point partir,
et à se laisser enlever de force plutôt que de se rendre coupable de
l’usurpation de la basilique. Il répond aux officiers de Justine qu'il
respecte l'empereur; mais qu'il craint Dieu plus que le prince; qu'il ne peut
abandonner son église; que la violence pourra bien en séparer sou corps, mais
non pas son esprit; que, si le prince fait usage du pouvoir impérial, il ne lui
opposera que la patience épiscopale. Le peuple, résolu de mourir avec son
évêque, accourt à l’église; il y passe plusieurs jours et plusieurs nuits. Les
églises étaient alors accompagnées d’un vaste enclos qui renfermait plusieurs bâtiments
pour le logement de l’évêque et du clergé. Tant que durèrent les attaques de
Justine, le peuple ne sortit pas de cette enceinte; et il en restait toujours
un grand nombre dans l’église même, où, prosternés au pied des autels, qu’ils baignaient
de leurs larmes, ils imploraient pour eux et pour leur évêque le secours du
ciel. Ce fut en cette rencontre que , pour occuper le peuple et dissiper
l’ennui d’une si longue résidence, saint Ambroise fit pour la première fois
chanter des hymnes; il en composa lui-même, qui firent dans la suite partie de
l’office de l’église. Il introduisit aussi le chant des psaumes à deux chœurs;
et cette coutume, déjà établie dans les églises orientales, se répandit de Milan
dans tout l’Occident.
Ces chants étaient interrompus par les gémissements du peuple. Pour le
consoler et le contenir en même temps dans les bornes de la soumission due aux
souverains, saint Ambroise montait de temps en temps dans la tribune, et tâchait
de faire passer dans le cœur des fidèles la sainte assurance dont le sien était
rempli. Je ne consentirai jamais à vous abandonner, leur disait-il; mais
je n'ai contre les soldats et les Goths d'autres armes que les prières au dieu
que nous servons; telle est la défense d'un prêtre. Je ne puis ni ne dois
combattre autrement. Je ne sais ni fuir par crainte, ni opposer la force à la
force. Vous savez que j'ai coutume d'obéir aux empereurs, mais je ne veux leur
sacrifier ni ma religion ni ma conscience. La mort qu'on endure pour
Jésus-Christ n'est pas une mort; c'est le commencement d'une vie immortelle. Pendant qu’il parlait, l’église fut investie de soldats que la cour envoyait
pour garder les portes, et empêcher les catholiques d’en sortir. J’entends, disait Ambroise, le bruit des armes qui nous environnent; ma foi n'en est
pas effrayée. Je ne crains que pour vous; laissez-moi combattre seul. L’empereur
demande l’église et les vases sacrés: o prince, demandez-moi mes biens, mes
terres , ma maison, ce que j'ai d'or et d'argent; je vous l’abandonne. Pour les
richesses du Seigneur, je n’en suis que dépositaire; il vous est aussi
pernicieux de les recevoir qu'à moi de vous les donner. Si vous me demandez le
tribut, nous ne vous le refusons pas; les terres de l'Eglise paient le tribut.
Si vous voulez nos terres, vous avez le pouvoir de les prendre ; nous ne nous y
opposons pas; les collectes du peuple suffiront pour nourrir les pauvres. Ces paroles généreuses étaient reçues avec de grands applaudissements. Les
soldats qui étaient au-dehors, pleins de respect pour celui même qu’ils tenaient
assiégé, joignaient leurs acclamations à celles du peuple; et ce concert alarmait
Justine.
Valentinien, désespérant de réussir par la terreur, et n’osant en venir aux
dernières violences, envoya sommer Ambroise de se rendre devant lui pour
disputer contre Auxence, se réservant le pouvoir de décider par son autorité
souveraine. Ambroise s’excusa d’aller au palais y plaider la cause de Dieu
devant l’empereur ni devant aucun juge séculier; il représenta que les
contestations qui concernent la foi ne doivent se traiter qu’en présence des
évêques, et il offrit à Auxence d’entrer en dispute avec lui devant un concile.
Justine, ne trouvant plus de ressource ni dans ses menaces ni dans ses
artifices, conçut le dessein de faire assassiner Ambroise. Elle s’occupait de
cette affreuse pensée, lorsque les miracles qui s’opérèrent à la découverte des
corps de saint Gervais et de saint Protais l’effrayèrent sans la changer. En
vain les ariens s’efforçaient de tourner en ridicule des prodiges que tout le
peuple attribuait à la sainteté de l’évêque aussi-bien qu’aux mérites des deux
martyrs, l’impératrice n’osa combattre plus longtemps le prélat. Elle le laissa
en possession de toutes les églises de Milan.
Les remontrances de Maxime firent peut-être sur l’esprit de Justine encore
plus d’impression que les miracles. Elle le craignit, et ne voulait lui donner
aucun prétexte de prendre les armes. Ce tyran fut bien aise de saisir cette
occasion de faire une action digne d’un prince légitime, pour diminuer, s’il était
possible, l’odieux de son usurpation. Il conjura Valentinien de cesser la
guerre qu’il faisait à la vérité. On a conservé sa lettre, dans laquelle il
proteste de sa sincérité, et déclare que le seul motif qui le fasse agir, est
le vif intérêt qu’il prend à la prospérité de Valentinien; que, s’il eût formé
quelque dessein sur l’Italie, il ne devrait songer qu’à entretenir le feu de la
division que le jeune prince allumait lui-même dans ses états : C’est une
chose infiniment périlleuse, ajoutait-il, de toucher à ce qui regarde
Dieu.
En même temps que Valentinien se déclarait ennemi de la foi catholique, par
une bizarrerie dont les exemples ne sont pas rares, il s’occupait d’actions de
piété. Il donnait ordre de rebâtir et d’agrandir à Rome la basilique de S. Paul
sur le chemin d’Ostie. Ce projet fut ensuite exécuté par Théodose, et achevé
par Honorius. Placidie, fille de Théodose, y ajouta
de riches ornements. Le jeune prince ne se contenta pas des lois déjà établies
par Constantin et par son père Valentinien pour obliger les peuples à
sanctifier le dimanche: il défendit de faire ce jour-là aucune procédure, aucun
acte, aucune transaction; d’exiger le paiement d’aucune dette; de débattre
aucun droit, même devant des arbitres; et il déclara infâme et sacrilège
quiconque ne s’acquitterait pas en ce saint jour des devoirs que prescrit la
religion.
Les ordonnances de Théodose s’accordaient mieux avec la pureté de sa foi.
Il n’avoit pas porté les derniers coups à
l’idolâtrie; et dans chaque province subsistait encore un pontife supérieur,
qui était chargé de la police de toute la religion païenne. Ce titre, regardé
comme très-honorable, était conféré aux personnes les plus distinguées de
l’ordre municipal. On le donnait quelquefois à des chrétiens malgré eux;
d’autres, moins scrupuleux que Gratien, allaient jusqu’à le rechercher :
l’ambition, qui sait plier la conscience au gré de ses, désirs, leur persuadait
que cette dignité, n’exigeant aucun acte particulier d’idolâtrie, n’était pas
incompatible avec leur religion. Théodose, mieux instruit des obligations du
christianisme, ne voulut pas à la vérité abolir cette fonction; l’ordre public
la rendait nécessaire tant que le paganisme subsisterait ; mais il défendit aux
païens d’y contraindre les chrétiens, et à ceux-ci de l’accepter.
Depuis cinq ans la paix n’avait été troublée en Orient que par quelques
incursions qu’on avait facilement réprimées. La réputation de Théodose rendait
la frontière respectable à tant de nations guerrières dont l’empire était
environné, lorsqu’un nouvel essaim de barbares vint menacer la Thrace des mêmes
désastres qu’elle avait éprouvés sous le règne de Valens. C’étaient des
Ostrogoths , appelés aussi Gruthonges, qui, dix ans auparavant, chassés de leur
pays par les Huns, erraient dans cette vaste contrée qui s’étend du Danube à la
mer Baltique. Réunis sous un chef nommé Odothée, ils
entraînèrent avec eux une partie de ces nations féroces , dont ils traversaient
le pays. L’amour de la guerre et l’espérance du pillage leur associèrent un
grand nombre de Huns, et c’est à cause du mélange de ces deux puissantes
nations que quelques auteurs donnent à ces barbares le nom de Gothuns Tout à coup la rive septentrionale du Danube
parut couverte d’une multitude immense de guerriers suivis de leurs chariots,
de leurs femmes et de leurs enfants. Ils envoyèrent demander le passage à
Promote, général des troupes de la Thrace. Ce capitaine, aussi rusé que
vaillant, s’avança aussitôt avec son armée, qu’il étendit le long du fleuve
pour en défendre les bords. En même temps il choisit entre ses soldats des
hommes de confiance qui s’avoient la langue de ces barbares; il leur ordonna de
passer le fleuve, et de tromper les ennemis en leur promettant de leur livrer
l’armée romaine avec le général. Ceux-ci s’acquittèrent adroitement de leur
commission. Ils demandèrent d’abord une somme exorbitante pour récompense de
leur trahison. On disputa longtemps; enfin on se relâcha de part et d’autre, et
l’on s’accorda sur le prix, dont la moitié serait payée sur l’heure, et le
reste après la victoire. On convint et des signaux et du moment de l’attaque;
elle devait se faire de nuit. Les soldats revinrent et informèrent de tout leur
général.
On avait choisi une nuit où la lune ne donnait pas de lumière. L’obscurité semblait
favorable aux barbares pour dérober le passage; elle l’était encore plus à
Promote pour leur cacher ses mouvements. Lorsque cette nuit fut arrivée, les
ennemis jettent dans des canots faits d’un seul arbre ce qu’ils avoient de plus
braves soldats : ceux-ci dévoient descendre les premiers et égorger les Romains,
qu’ils s’attendaient à trouver endormis. Ils font ensuite embarquer les autres,
afin de soutenir leurs camarades. Ils laissent sur le bord les gens inutiles au
combat, femmes , vieillards , enfants , qui ne dévoient passer qu’après le
succès. Cependant Promote, instruit de ces dispositions, se préparait à les
recevoir. Ayant rassemblé les jours précédents un très-grand nombre de grosses
barques, il les rangea sur trois lignes; et quoiqu’il ne laissât entre elles
qu’un médiocre intervalle, il en eut assez pour border le fleuve dans l’espace
de vingt stades, c’est-à-dire de deux mille cinq cents pas. On observait un
grand silence; et la largeur du fleuve empêchait les ennemis d’entendre le
bruit des barques et des rames. Lorsque tout fut prêt du côté des Romains,
Promote fit donner le signal dont ses émissaires étaient convenus avec les
barbares pour leur indiquer le moment du passage. Les Gruthonges font aussitôt
force de rames, et s’avancent avec impatience comme à une victoire assurée. Au
même instant les deux premières lignes des barques romaines se détachent afin
d’envelopper les ennemis. Celles qui sont au-dessous s’étendent dans toute la
largeur du fleuve pour former une barrière : les autres, aidées par le courant,
descendent avec impétuosité. Fort supérieures aux canots des barbares par leur
élévation, par leur masse et par le nombre des rameurs, elles les heurtent, les
renversent, les brisent, les coulent à fond. La plupart des Gruthonges sont entraînés
au fond des eaux par le poids de leurs armes. Ceux qui traversent le fleuve
sont arrêtés par la troisième ligne des barques qui bordent la terre; ils y
trouvent la mort. En peu de temps le Danube n’est plus couvert que de cadavres
et de débris. Jamais combat naval ne coûta tant de sang. Odothée y perdit la vie.
Les vainqueurs, après avoir détruit et enseveli dans les eaux l’armée
ennemie, passent à l’autre rive; ils s’emparent des bagages, et mettent aux
fers les femmes, les enfants, et tous ceux qui n’a voient pas trouvé place dans
les canots. Théodose, qui, sur le premier avis de Promote, était parti de
Constantinople, arrive en ce moment. Il vient trop tard pour vaincre, mais
assez tôt pour sauver les vaincus. Il juge de l’importance de la victoire par
la quantité de butin et par le nombre des prisonniers. Il leur fait rendre la
liberté et leurs dépouilles : il y ajoute même des libéralités; et par cette
généreuse clémence il les change en sujets affectionnés. Il reçoit dans ses
troupes ceux qui sont en état de porter les armes, et donne aux autres des
terres à cultiver. Il laisse Promote dans la Thrace pour garder la frontière.
Ces barbares, dispersés en divers cantons de la Thrace, conservaient leur
férocité naturelle; ils avoient peine à s’accoutumer à la discipline romaine.
Un de leurs détachements, composé des plus braves et des mieux faits, campait
aux portes de Tomes, métropole de la petite Scythie, en-deçà du Danube.
L’empereur leur avait assigné une paie plus forte qu’à ses propres troupes; il
leur avait par honneur donné des colliers d’or. Fiers de ces distinctions, ils méprisaient
les soldats de la garnison; ils les insultaient et les maltraitaient en toute
occasion. Ils formaient même des desseins sur la ville; et l’on avait sujet de
tout appréhender de leur caractère brutal et impétueux. Géronce commandait la
garnison; c’était l’homme du monde le moins propre à souffrir ces insultes.
Aussi fougueux que les barbares, il ne leur cédait ni en courage, ni en force
de corps. Il résolut de les prévenir; et, ayant fait part de son dessein aux
officiers de la garnison, comme il les voyait intimidés et peu disposés à le
suivre, il ne prend avec lui que sa garde, qui formait un fort petit nombre,
sort à cheval, l’épée à la main, et va d’un air intrépide charger les barbares.
Les autres soldats, saisis de frayeur, se tiennent sur la muraille simples
spectateurs d’un combat si inégal. Les barbares se moquent d’abord de la folle
témérité de Géronce; c’était à leurs yeux un insensé qui venait chercher la
mort: ils détachent sur lui quelques-uns de leurs guerriers les plus braves et
les plus robustes. Géronce s’attache au premier qui vient à lui; il le saisit
au corps; et, tandis qu’il s’efforce de le renverser de cheval, un de ses
gardes abat d’un coup de sabre l’épaule du barbare, qui tombe par terre. Ce
coup saisit les autres d’effroi. Géronce se jette tête baissée au travers de
l’escadron: les soldats romains, ranimés par son exemple, sortent de la ville;
ils fondent sur la troupe ennemie; ils en font un horrible carnage. Ceux qui
échappèrent se réfugièrent dans une église voisine, qui leur servit d’asile.
Géronce ayant, par cette action de valeur, réprimé l’insolence de Gruthonges,
s’attendait à des récompenses. Mais Théodose, irrité qu’il eût de son chef, et
sans l’avis de ses supérieurs, entrepris un coup de cette importance, songeait
bien plutôt à le punir. On l’accusa même de n’avoir attaqué les barbares que
pour leur enlever les colliers d’or qu’ils tenaient de la libéralité de
l’empereur. Géronce s’en justifia par le soin qu’il avait eu aussitôt après sa
victoire de remettre ces colliers entre les mains des officiers du trésor. Si
l’on s’en rapporte à Zosime, qui ne rend presque jamais justice à Théodose,
Géronce n’évita un traitement rigoureux qu’aux dépens de sa fortune, qu’il
fallut sacrifier pour acheter la protection des eunuques du palais.
Théodose avait conduit à la guerre contre les Gruthonges son fils Arcadius,
âgé de neuf ans. Il revint avec lui à Constantinople, où il entra comme en
triomphe le 12 d’octobre. Il épousa quelques jours après Galla, fille de
Valentinien Ier, et de Justine. Selon Philostorge,
elle était arienne, ainsi que sa mère. On ne voit pas cependant qu’elle ait
causé aucun trouble dans l’Eglise; mais ce ne serait pas une preuve de la
pureté de sa foi. Elle mourut avant son mari; et sous un empereur tel que
Théodose, on pouvait ne pas s’apercevoir que l’impératrice fût hérétique.
Zosime recule ce mariage d’une année; et il fait une aventure romanesque qui ne
s’accorde guère avec le caractère de Théodose , et qui aurait besoin d’un
meilleur garant.
Ce prince n’avait d’autre passion que de rendre ses peuples heureux: il l’était
lui-même lorsqu’il trouvait occasion d’user de clémence. Un sénateur
d’Antioche, qui aimait à donner de magnifiques repas, raconta un jour devant un
grand nombre de convives des songes qui ne lui promettaient rien moins que
l’empire. Quoiqu’il affectât d’en rire le premier, on sentit qu’il était la
dupe de ces visions frivoles. Les parasites firent leur devoir; ce fut de le
flatter d’abord et de l’accuser ensuite. Il était perdu s’il eût vécu sous le
règne de Constance ou de Valens. Les juges se piquaient d’un zèle impitoyable;
ils faisaient de cette extravagance une affaire d’état. Tous les convives,
excepté les délateurs, étaient traités de complices. Il y en avait déjà deux
condamnés à l’exil; plusieurs avaient souffert la question. Le secrétaire de
Libanius fut accusé entre les autres: on prouva qu’il était mort avant le
festin dont on faisait tant de bruit; il n’en fallut pas moins pour arrêter les
informations déjà commencées. Théodose fit cesser, et cassa toute cette
procédure. Ne punissant qu’à regret les crimes réels, il était bien éloigné de
s’engager à poursuivre ceux qui n’étaient qu’imaginaires.
Toujours prêt à pardonner les attentats contre sa personne, il punissait
sévèrement les atteintes portées à l’honneur des particuliers. Il ordonna
que ceux entre les mains de qui tomberait un libelle diffamatoire eussent à le
déchirer sur-le-champ, leur défendant d’en réciter à personne le contenu, et
soumettant à la même peine et celui qui l’aurait composé et celui qui l’aurait
communiqué , à moins qu’il n’en déclarât l’auteur. Pour donner plus d’éclat à
la ville de Constantinople, il voulut que tous ceux qui étaient revêtus de
dignités civiles ou militaires, ne parussent en public que sur des chars
attelés de deux chevaux : les magistrats du premier ordre, tels que les préfets
du prétoire et ceux de la ville, avoient des chars à quatre chevaux: car, selon
une louable discipline établie dès le temps de la république, il n’était pas
libre aux particuliers de se distinguer par la pompe des équipages: c’était le
rang et non pas la fortune qui permettait l’usage des voitures d’appareil. Les
statues des princes étaient un asile: ceux qui redoutaient la violence et
l’injustice trouvaient leur sûreté dans l’enceinte où ces statues étaient
placées. Mais il arrivait que certaines gens s’y réfugiaient par malice et par
affectation de terreur, afin de rendre odieuses les personnes par qui ils se prétendaient
menacés. Théodose ordonna que ceux qui auraient recours à ces asiles y demeureraient
pendant dix jours; que durant cet intervalle on ne pourrait les en arracher, et
qu’ils n’auraient pas eux-mêmes la liberté de s’en écarter; qu’après l’examen
des motifs de leur crainte, si elle se trouvait bien fondée, les lois prendraient
leur défense; au lieu qu’ils seraient punis si leur alarme prétendue n’était
qu’un artifice et un effet de malignité. Constantin avait mis un frein à
l’avarice; mais cette passion, qui veille sans cesse pour se dérober à la
contrainte des lois, avait franchi ses barrières. Les usures étaient devenues
arbitraires. Théodose se contenta de les renfermer dans leurs anciennes bornes,
qui n’étaient que trop étendues. Il permit l’intérêt à douze pour cent par
année, et condamna les usuriers à rendre le quadruple de ce qu’ils exigeraient
au-delà. La loi de l’Evangile n’avait pas encore en ce point pris le dessus sur
les anciennes lois romaines.
An.387. La sédition d’Antioche.
L’année suivante est mémorable par un de ces événements dont l’histoire a
pris soin de conserver tous les détails pour l’instruction des princes et des
peuples. C’est la sédition d’Antioche. On connait les causes qui la firent
naître, la manière dont elle s’alluma, les excès auxquels elle se porta, les
effets qu’elle produisit, la conduite des magistrats dans la punition, et celle
de Théodose dans le pardon des coupables. Valentinien était consul pour la
quatrième fois avec l’historien Eutrope, lorsqu’une première étincelle de
sédition éclata dans Alexandrie. Le peuple, assemblé au théâtre, se souleva
contre les magistrats. On les accabla d’injures, sans épargner la personne même
des empereurs. On porta l’audace jusqu’à demander Maxime pour maître : on l’appelait
à grands cris; on souhaitait qu’il voulût accepter la souveraineté de l’Egypte.
Cette émeute, excitée en un moment, passa aussi rapidement qu’un orage. Rien n’était
plus ordinaire au peuple d’Alexandrie: rarement cette multitude légère et
turbulente se voyait réunie dans le théâtre sans insulter les magistrats. La
chose était tellement passée en coutume, que le gouvernement n’y faisait nulle
attention.
On ne dit pas même quel fut le prétexte de cet emportement populaire; comme
s’il n’en eut fallu aucun pour soulever les Alexandrins. Il est cependant
vraisemblable que ce fut la même cause qui excita vers le même temps dans
Antioche une sédition dont les suites furent beaucoup plus fâcheuses. En voici
l’occasion. Au mois de janvier de cette année, il y avait quatre ans révolus
depuis qu’Arcadius avait reçu le titre d’Auguste. Théodose voulut commencer par
une fête magnifique la cinquième année de l’empire de son fils. Cette solennité
se nommait les quinquennales. Pour y ajouter plus d’éclat, il avança
d’une année ses propres décennales, c’est-à-dire la fête de la dixième
année de son empire. C’était la coutume de distribuer en cette occasion de
l’argent aux soldats. Ces largesses épuisèrent le trésor. Théodose, ne voulant
pas laisser tarir cette source de la prospérité des états, songea aux moyens de
le remplir: il imposa une contribution extraordinaire.
Les ordres du prince ne trouvèrent aucune résistance dans le reste de la
Syrie; mais ils soulevèrent Antioche. Cette ville était par sa grandeur, par
son opulence, par la beauté de sa situation et de ses édifices, considérée
comme la capitale de l’Orient. Divisée quatre quartiers entourés de murailles,
et qui formaient presque autant de villes, elle renfermait deux cent mille habitants,
partagés en dix-huit tribus. A ce peuple nombreux se joignaient une infinité
d’étrangers qui s’y renvoient sans cesse de toutes les contrées de l’univers.
Tant d’humeurs diverses étaient une matière toujours préparée aux plus
violentes agitations. On parlait depuis quelques jours de la nouvelle
imposition: ce n’était qu’un bruit sourd, qui trouvait peu de croyance, mais
qui mettait déjà les esprits dans cet état d’incertitude où ils deviennent plus
faciles à émouvoir. Les ordres de l’empereur étant arrivés pendant la nuit du
26 de février, le gouverneur assembla de grand matin le conseil. La lecture des
lettres n’était pas achevée, que les assistants s’abandonnent à la douleur :
ils s’écrient que la somme est exorbitante; qu’on peut leur briser les os
par les tortures, leur tirer tout le sang des veines, mais qu'en vendant et
leurs biens et leurs personnes, on ne pourra trouver de quoi satisfaire à cette
exaction cruelle. Les murmures, les gémissements, les cris, les marques du
dernier désespoir troublent toute l’assemblée. Plusieurs élèvent la voix pour
adresser à Dieu des prières plus séditieuses encore que les murmures.
Le gouverneur fait de vains efforts pour les apaiser. Ils sortent de la
salle, et courent comme des forcenés sous le portique. Là, redoublant leurs
cris en se dépouillant de leurs robes, ils appellent les citoyens; ils leur exagèrent
le sujet de leur alarme. On accourt de toutes parts: bientôt un peuple
innombrable les environne: la fureur se communique plus promptement que leurs
paroles; la plupart ignorent encore la cause du tumulte, et frémissent déjà de
colère. Tout à coup, sans aucun commandement, il se fait un grand silence; cette
immense populace demeure calme et immobile, ainsi que la mer aux approches d’un
violent orage; et un moment après, poussant des cris furieux, et se divisant en
plusieurs troupes comme en autant de vagues, les uns se jettent dans les
thermes voisins; ils renversent, ils brisent, ils détruisent et les vases et
les ornements : d’autres courent à la maison de l’évêque Flavien, et, ne
l’ayant pas trouvé, ils reviennent à la salle du conseil, d’où le gouverneur n’avait
encore osé sortir: ils tâchent d’en enfoncer les portes, et menacent de le
massacrer, ce qui n’était pas sans exemple à Antioche. N’ayant pu réussir, ils se
dispersent en criant : Tout est perdu; la ville est abîmée; une imposition
cruelle a détruit Antioche.
Tout ce qu’il y avait d’étrangers, de misérables, d’esclaves, grossit la
foule des séditieux. Ce mélange confus ne connait plus ni prince, ni
magistrats, ni patrie. A la vue des portraits de l’empereur, qui était peint en
plusieurs endroits de la ville, la rage s’allume; on l’insulte de paroles et à
coups de pierres; et, comme s’il respirait encore plus sensiblement dans tes
ouvrages de bronze, on va attaquer ses statues: on n’épargne pas celles de Flaccille, d’Arcadius, d’Honorius, ni la statue équestre de
Théodose le père. On attache des cordes à leur cou; chacun s'empresse de prêter
son bras à ce ministère de fureur: on les arrache de leur base; on les brise en
morceaux, en les chargeant d’opprobres et d’imprécations: on en abandonne les
débris aux enfants, qui les traînent par les rues de la ville.
Ce dernier excès d’insolence effraya les coupables eux- mêmes. La vue des
images d'un empereur si respectable brisées et mises en pièces les frappa
d'horreur, comme s’ils eussent vu les membres du prince même épars et déchirés.
Pâles et tremblants, la plupart s’enfuient et se renferment. La sédition se ralentissait;
mais elle n’était pas encore apaisée. Une troupe des plus opiniâtres s’assemble
autour de la maison d’un des principaux sénateurs, qui, se tenant renfermé chez
lui, parois soit condamner la révolte. Ils y mettent le feu. Pendant
l’emportement du peuple, les plus sages citoyens n’avaient osé s’exposer : les
magistrats, cachés dans leurs maisons, ne songeaient qu’à conserver leur vie.
Ne pouvant se concerter ensemble ni prendre aucune mesure, ils en étaient
réduits à faire des vœux au ciel. Quantité de voix appelaient en vain le
gouverneur. Quoique ce fût un officier vaillant, et qui s’était signalé dans la
guerre, cependant il n’osa se montrer jusqu’au moment où il apprit que la plus
grande fougue du peuple était passée, et que la maison du sénateur n’était
attaquée que par une poignée de misérables. Il s’y transporta à la tête de sa
garde. Il n’en coûta que deux coups de flèches pour dissiper ce reste de
séditieux. Le comte d’Orient, qui commandait les troupes, et qui n’avait pas
montré plus de hardiesse, vint alors se joindre à lui. On les blâma tous deux
dans la suite de n’avoir pas affronté le péril pour défendre les statues de
l’empereur, et pour épargner à la ville un si criminel attentat. Leurs soldats
poursuivirent les mutins, qui fuyaient devant eux. On en prit un grand nombre,
qui furent aussitôt enfermés dans les prisons.
On remarqua que les femmes de la plus vile populace, qui ont coutume de
signaler leur rage dans ces émeutes soudaines, ne prirent aucune part à
celle-ci. L’agitation qui subsistait encore dans les esprits après tant de
secousses violentes, fit, comme il arrive souvent, imaginer des fantômes et des
prodiges bizarres. On ne pouvait croire que ce désordre n’eût pas été produit
par une puissance surnaturelle. Le bruit courut que dans le fort du tumulte .
on avait vu un vieillard d’une taille gigantesque, monté sur un puissant
cheval; et que, s’étant changé d’abord en jeune homme, ensuite en enfant, il avait
disparu. On disait encore que la nuit d’auparavant on avait aperçu au-dessus de
la ville une femme horrible à voir, et d’une grandeur effrayante; que ce
spectre avait passé sur toutes les rues en frappant l’air d’un fouet avec un
bruit affreux. Ce n’était rien moins dans l’idée du peuple qu’un monstre
infernal qui excitait les esprits à la fureur, de la même manière que les
valets de l’amphithéâtre animaient grands coups de fouet la rage des bêtes
féroces dans les spectacles. Selon saint Jean Chrysostome, il n’était pas
besoin que le démon courût dans l’air; c’était assez qu’il entrât dans leur
cœur, et qu’il y soufflât le feu de la révolte. Elle avait commencé au point du
jour; à midi le calme était rétabli dans la ville.
Mais ce calme n’avait rien que de sombre et de lugubre. Après cet accès de
frénésie, les habitants, abattus, consternés, ne se reconnaissaient qu’avec
horreur. La honte, les remords, la crainte, tenaient tous les cœurs accablés.
La vue des courriers qui parlent pour informer l’empereur leur annonce déjà
leur condamnation. Les innocents et les coupables attendent également la mort;
mais personne ne veut être coupable; ils s’accusent les uns les autres. Les
païens, qui n’étaient pas plus criminels que les chrétiens, tremblent qu’on ne
leur impute tout le désordre. Tous, renfermés avec leurs familles qui fondent
en larmes, déplorent le sort de leurs femmes et de leurs enfants; ils se
pleurent eux-mêmes. Partout règne une affreuse solitude : on voit seulement
errer çà et là dans les places et dans les rues des troupes d’archers, traînant
aux prisons des malheureux qu’ils ont arrachés de leurs maisons.
La nuit se passe dans de mortelles inquiétudes : elle ne présente à leur
esprit que des gibets, des feux, des. échafauds. La plupart se déterminent à
quitter leur patrie, qui ne leur paraît plus qu’un vaste sépulcre. Les
riches cachent et enfouissent leurs richesses. Chacun se tient heureux de
sauver sa vie. Dès le point du jour les rues sont remplies d’hommes, de femmes,
d’enfants, de vieillards qui fuient la colère du prince comme un incendie. Les
magistrats, incertains du sort de la ville, n’osent les retenir. A peine
peuvent-ils, à force de menaces, arrêter les sénateurs, qui se préparaient eux-mêmes
à déserter Antioche. Les autres sortent en foule, et se dispersent sur les
montagnes et dans les forêts. Plusieurs sont massacrés par les brigands, qui
profitent de cette alarme pour infester les campagnes voisines, et l’Oronte
rapporte tous les jours dans la ville quelques-uns des cadavres de ces
malheureux fugitifs. .
Cependant les magistrats étaient assis sur le tribunal, et faisaient comparaître
ceux qu’on avait arrêtés à la fin de la sédition et la nuit suivante. Ils déployaient
toute l’horreur des supplices. On pouvait leur reprocher de n’avoir rien fait
pour empêcher le crime : cette crainte les rendait plus implacables; ils croyaient
faire leur apologie en punissant avec rigueur. Les fouets armés de plomb, les
chevalets, les torches ardentes, toutes les tortures redoutables à l’innocence
même, étaient mises en œuvre pour arracher l’aveu du crime et des complices.
Tout ce qui restait de citoyens dans la ville était assemblé aux portes du
prétoire, dont les soldats gardaient l’entrée. Là, plongés dans un morne
silence, se regardant les uns les autres avec une défiance mutuelle, les yeux
et les bras levés vers le ciel, ils le conjuraient avec larmes d’avoir pitié
des accusés, et d’inspirer aux juges des sentiments de clémence. La voix des
bourreaux, le bruit des coups, les menaces des magistrats, les glacent
d’effroi; ils prêtent l’oreille à toutes les interrogations; à chaque coup, à
chaque gémissement qu’ils entendent, ils tremblent pour leurs parents, pour
eux-mêmes; ils craignent d’être nommés entre les complices. Mais rien n’égale
la douleur des femmes : enveloppées de leurs voiles, se roulant à terre, et se
traînant aux pieds des soldats, elles les supplient en vain de leur permettre
l’entrée; elles conjurent les moindres officiers qui passent devant elles de
compatir au malheur de leurs proches, et de leur prêter quelque secours.
Entendant les cris douloureux de leurs pères, de leurs fils, de leurs maris,
elles y répondent par des cris lamentables. Elles ressentent au fond de leur
cœur tous les coups dont ils sont frappés, et les dehors du prétoire présentent
un spectacle aussi déplorable que les rigueurs qu’on exerce au-dedans.
Ce jour affreux et funeste se passa à interroger et à convaincre les
coupables. La nuit était déjà venue; on attendait au-dehors, dans des transes
mortelles, la décision des magistrats : on demandait à Dieu, par les vœux les
plus ardents , qu’il touchât le cœur des juges, qu’ils voulussent bien accorder
quelque délai, et renvoyer le jugement à l’empereur, lorsque tout à coup les
portes du prétoire s’ouvrirent. On vit sortir, à la lueur des flambeaux, entre
deux haies de soldats, les premiers de la ville chargés de chaînes, languissants
et se traînant à peine, les tortures ne leur ayant laissé de vie qu’autant
qu’il en fallait pour mourir de la main des bourreaux à la vue de leurs
concitoyens. On avait voulu commencer ce terrible exemple par la punition des
plus nobles. On les conduisit au lieu des exécutions. Leurs mères, leurs
femmes, leurs filles, plus mortes qu’eux-mêmes, veulent les suivre et manquent
de forces. Le désespoir les ranime; elles courent, elles voient leurs proches
tomber sous le glaive, et tombent avec eux par la violence de leur douleur. On
les emporte à leurs maisons. Elles en trouvent les portes scellées du sceau du
public; on avait déjà ordonné la confiscation de leurs biens ; et ces femmes,
distinguées par leur rang et par leur naissance, sont réduites à mendier un
asile qu’elles ne trouvent qu’avec peine, la plupart de leurs parents et de
leurs amis refusant de leur donner retraite, de peur de partager leur crime en
soulageant leur infortune. On continua pendant cinq jours de faire le procès aux
coupables: plusieurs innocents furent enveloppés dans la condamnation, s’étant
déclarés criminels dans la force des tortures. Les uns périrent par l’épée,
d’autres par le feu; on en livra plusieurs aux bêtes: on ne fit pas même grâce
aux enfants. Tant de supplices ne rassuraient pas ceux qui restaient : après
tant de coups redoublés, la foudre semblait toujours gronder sur leurs têtes:
ils craignaient les effets de la colère du prince; et quoiqu’il ne pût encore
être instruit de la sédition, on entendit sans cesse répéter dans la ville: L’empereur sait-il la nouvelle? Est-il irrité? L’a-t-on fléchi?
Qu’a-t-il ordonné ? Voudra-t-il perdre Antioche ? Pour effacer, s’il était
possible, la mémoire du soulèvement, chacun s’empressait de payer l’impôt qui
en avait été l’occasion. Loin de le trouver alors insupportable, les habitants
offraient de se dépouiller de tous leurs biens, et d’abandonner à l’empereur
leurs maisons et leurs terres, pourvu qu’on leur laissât la vie.
Antioche était une ville de plaisir et de dissolution. L’adversité, cette
excellente maîtresse delà philosophie chrétienne, la changea tout à coup. Plus
de jeux, plus de festins de débauche, de chansons et de danses lascives, de divertissements
tumultueux. On n’y entendit plus que des prières et le chant des psaumes. Les
chrétiens, qui faisaient la moitié des habitants, pratiquaient toutes les
vertus; les païens avaient renoncé à tous les vices. Le théâtre était
abandonné; on passait les journées entières dans l’église, où les cœurs les
plus agités se reposent dans le sein de Dieu même. Toute la ville semblait être
devenue un monastère. Libanius en gémit ; saint Jean Chrysostome en félicite
les habitants; il préfère aux emportements insensés de leur gaîté ordinaire les
fruits heureux de leur infortune et de leur tristesse. Ce grand homme, animé de
l’esprit de Dieu, fut seul, dans ces jours d’alarme et de douleur, la consolation
d'un peuple nombreux.
Jean Chrysostome
Il était né à Antioche l’an 347, des parents nobles. Il avait pris les
leçons de Libanius. Mais la beauté de son génie, le goût du vrai et du grand,
la lecture assidue de ces admirables modèles que l’ancienne Grèce avait
enfantés, et surtout l’étude de l’Ecriture sainte, dont la sublime simplicité passa
dans son esprit comme dans son cœur, lui donnèrent un ton d’éloquence fort
supérieure à celle de son maître. Ce fut une de ces âmes choisies que la
sagesse de Dieu se plaît à former de temps en temps, et à montrer aux hommes,
pour leur apprendre jusqu’à quel degré peuvent s’élever les forces humaines
soutenues de la grâce divine. Il embrassa d’abord la profession d’avocat.
L’injustice des hommes, qu’il voyait de trop près, l’en dégoûta presque
aussitôt. Saint Mélèce le fit lecteur. Il se retira dans la solitude; et le
Démosthène du christianisme vécut pendant deux ans renfermé dans une caverne,
où il ne s’occupait que de la prière et de l’étude : le mauvais état de sa
santé l’en fit sortir à l’âge de trente-trois ans. Il fut bientôt après ordonné
diacre par saint Mélèce. Flavien lui conféra la prêtrise en 385 ou 386, et lui
confia le ministère de la parole. Il était alors dans un âge où l’on peut être
assez instruit et assez exercé dans la pratique de la morale évangélique pour
accepter sans présomption le redoutable emploi de la prêcher aux autres hommes.
Il parut comme un ange chargé d’annoncer les ordres du ciel, et s’attira, sans
y prétendre et sans en vouloir tirer aucun avantage temporel, l’admiration de toute
la ville d’Antioche. L’éclat, la solidité, la force, la pureté de son
éloquence, lui firent donner avec raison le surnom de Chrysostome. Depuis le
vendredi 26 février, jour de la sédition, jusqu’au jeudi de la semaine
suivante, il demeura dans le silence. Enfin, lorsque les plus coupables furent
punis, que plusieurs de ceux que la terreur avait bannis de la ville commençaient
à y revenir, et qu’il ne restait plus que l’inquiétude de la vengeance du
prince, il monta dans la tribune. Pendant tout le temps du carême , qui
commença cette année à Antioche le huitième de mars, il continua de prêcher au
peuple, dont il sut calmer les craintes et essuyer les larmes; et l’on doit
principalement attribuer à ce grand orateur la tranquillité où la ville se
maintint au milieu des diverses alarmes qui survinrent. Il prononça dans cet
intervalle vingt discours comparables à tout ce qu’Athènes et Rome ont produit
de plus éloquent. L’art en est merveilleux. Incertain du parti que voudra
prendre Théodose, il mêle ensemble l’espérance du pardon et le mépris de la mort,
et dispose ses auditeurs à recevoir avec soumission et sans trouble les ordres
de la Providence. Il entre toujours avec tendresse dans les sentiments de ses
citoyens; mais il les relève et les fortifie. Jamais il ne les arrête trop
longtemps sur la vue de leurs malheurs; bientôt il les transporte de la terre
au ciel : pour les distraire de la crainte présente, il leur en inspire une
autre plus vive; il les occupe du souvenir de leurs vices, et leur montre le
bras de Dieu levé sur leurs têtes, et infiniment plus terrible que celui du
prince.
Il y avait déjà huit jours que les courriers qui portaient à l’empereur la
nouvelle de la sédition étaient partis d’Antioche, lorsqu’on apprit qu’ils
avoient été arrêtés dans leur route par divers accidents, et obligés de quitter
les chevaux de poste pour prendre les voitures publiques. On crut qu’il était
encore temps de les prévenir; et toute la ville s’adressa à l’évêque Flavien,
prélat vénérable par sa sainteté, et chéri de l’empereur. Il accepta cette
pénible commission; et ni les infirmités d’une extrême vieillesse, ni la
fatigue d’un long voyage dans une saison incommode et pluvieuse, ni l’état où
se trouvait une sœur unique qu’il aimait tendrement, et qu’il laissait au lit
de la mort, ne purent arrêter son zèle. Résolu de mourir ou de fléchir la
colère du prince, il part au milieu des larmes de son peuple. Tous les cœurs le
suivent par leurs vœux; on espère que la bonté naturelle de l’empereur ne
pourra se défendre d’écouter un prélat si respecté. Zosime fait honneur de
cette députation à Libanius et à un certain Hilaire, distingué, dit-il, par sa
naissance et par son savoir. Nous avons, en effet deux discours de Libanius qui
semblent avoir été prononcés devant l’empereur, l’un pour apaiser sa colère,
l’autre pour louer sa clémence. Mais ce n’est qu’une fiction de déclamateur. Si
l’on s’en rapporte à Libanius lui-même, il parait qu’il ne sortit point delà
ville. Ce sophiste, qui veut toujours jouer un grand rôle, prétend avoir
beaucoup servi à rassurer les habitants, et à dispose ensuite à la douceur les
commissaires de Théodose. Il y a tout lieu de croire que ce récit de Zosime
n’est qu’une fable inventée pour dérober aux chrétiens la gloire d’avoir sauvé
Antioche.
Quoique Flavien fit une extrême diligence, il ne put atteindre les
courriers. Ils arrivèrent avant lui, et leur rapport excita dans Théodose cette violente colère dont les premiers accès étaient toujours prompts et terribles. Il était moins irrité du renversement de ses
propres statues que des outrages faits à celles de Flaccille et de son père. L’ingratitude d’Antioche redoublait encore son courroux. Il
avait distingué cette ville entre toutes celles de l’empire par des marques de
sa bienveillance : il y avait ajouté de superbes édifices. On venait d’achever
par ses ordres un nouveau palais dans le faubourg de Daphné, et il avait
promis de venir incessamment honorer Antioche de sa présence. Son premier
mouvement fut de détruire la ville, et d’ensevelir les habitants sous ses
ruines. Etant revenu de cet accès d’emportement, il choisit le général Hellébique,
et Césaire, maître des offices, pour l’exécution d’une vengeance plus conforme
aux règles de la justice. Comme il ignorait encore la punition des principaux
auteurs du désordre, il chargea ces commissaires d’informer contre les
coupables avec pouvoir de vie et de mort. Il leur donna ordre de fermer le
théâtre, le Cirque et les bains publics; d’ôter à la ville son territoire, ses
privilèges, et la qualité de métropole; de la réduire, comme avait autrefois
fait l’empereur Sévère, à la condition d’un simple bourg soumis à Laodicée, son
ancienne rivale, qui deviendront par ce changement métropole de la Syrie; de
retrancher aux pauvres la distribution du pain, qui était établie dans Antioche
comme dans Rome et dans Constantinople.
Hellébique et Césaire, étant partis avec ces ordres rigoureux,
rencontrèrent Flavien, et redoublèrent sa douleur. Il continua sa route avec
plus d’empressement pour obtenir quelque grâce. Les deux commissaires se
hâtèrent d’arriver en Syrie. La renommée, qui les devança, renouvela la terreur
dans Antioche. On publiait qu’ils venaient à la tête d’une troupe de soldats qui
ne respiraient que le sang et le pillage. Les habitants prononçaient eux-mêmes
leur propre sentence: On égorgera le sénat; on détruira la ville de fond en
comble; on la réduira en cendres avec son peuple; on y fera passer la charrue;
et pour éteindre notre race, on poursuivra, le fer et le feu à la main, jusque
dans les montagnes et les déserts ceux qui y chercheront une retraite. On attendait
en tremblant le moment de leur arrivée. On se disposait de nouveau à prendre la
fuite. Le gouverneur, qui était païen, vint à l’église, où une multitude
innombrable s’était assemblée comme dans un asile; il y parla au peuple, et
s’efforça de le rassurer. Lorsqu’il se fut retiré, saint Jean Chrysostome fit
reproche aux chrétiens d’avoir eu besoin d’une voix étrangère pour affermir des
cœurs que la confiance en Dieu devait rendre inébranlables. Enfin ceux qui connaissaient
le caractère des deux officiers vinrent à bout de calmer ces alarmes. On
commença de se persuader que le prince ne voulait pas ruiner Antioche, puisqu’il
confiait sa vengeance à deux ministres si équitables et si modérés. A leur
approche, une foule de peuple sortit au-devant d’eux, et les conduisit à leur
demeure avec des acclamations mêlées de prières et de larmes. C’était le soir
du 29 de mars.
En effet, les deux commissaires n’étaient pas de ces courtisans vils et
mercenaires qui, livrés sans réserve à la passion de leur maître, vont aussi
vite que son caprice, et lui préparent d’inutiles repentirs. C’étaient des
hommes prudents et vertueux. Hellébique était même uni d’amitié avec S, Grégoire
de Nazianze; et c’est une louange pour Théodose
d’avoir choisi, dans sa colère, deux ministres propres, non pas à la servir
aveuglément, mais à la diriger et à la retenir dans les bornes d’une exacte
justice. Ils apprirent, en arrivant, que les magistrats les avoient prévenus,
et que la sédition était déjà punie par des exemples assez rigoureux.
Cependant, par les ordres du prince, ils se voyaient réduits à la triste
nécessité de rouvrir les plaies récentes de cette malheureuse ville, et d’en
faire encore couler du sang. Ils signifièrent d’abord la révocation de tous les
privilèges d’Antioche.
Le lendemain, ils firent comparaître tous ceux qui composaient le conseil
de la ville. Ils écoutèrent et les accusations formées contre eux, et leurs
réponses. L’humanité des juges adoucissaient, autant qu’il leur était permis,
la sévérité de leur ministère: ils n’employaient ni soldats ni licteurs pour
imposer silence; ils permettaient aux accusés de plaindre leur sort, de verser
des pleurs; ils en versaient eux-mêmes; mais ils ne leur laissaient espérer
aucune grâce; ils paroissien à la fois compatissants et inflexibles. Sur la fin
du jour, ils firent renfermer tous ceux qui étaient convaincus dans une grande
enceinte de murailles, sans toit et sans aucune retraite qui pût les garantir
des injures de l’air. C’étaient les personnes les plus considérables d’Antioche
par leur naissance, par leurs emplois et par leurs richesses. Toutes les
familles nobles prirent le deuil; la ville perdit avec eux tout ce qu’elle avait
d’éclat et de splendeur.
Le troisième jour devait être le plus funeste: tous les habitants étaient
glacés d’effroi. C’était le jour destiné au jugement et à l’exécution des
coupables. Avant le lever du soleil, les commissaires sortent de leurs demeures
à la lueur des flambeaux. Ils montraient une contenance plus sévère que la
veille, et l’on croyait déjà lire sur leur front la sentence qu’ils allaient
prononcer. Comme ils traversaient la grande place, suivis d’une foule de
peuple, une femme avancée en âge, la tête nue, les cheveux épars, saisit la
bride du cheval d’Hellébique, et s’y tenant attachée , elle l’accompagne avec
des cris lamentables. Elle demandait grâce pour son fils, distingué par ses
emplois et par le mérite de son père. En même temps Hellébique et Césaire se
voient environnés d’une multitude inconnue, que des vêtements lugubres, des
visages pâles et exténués faisaient ressembler à des fantômes plutôt qu’à des
hommes. C’étaient les solitaires des environs d’Antioche, qui dans cette triste
conjoncture étaient accourus de toutes parts; et tandis que les philosophes
païens, plus orgueilleux, mais aussi timides que le vulgaire, étaient allés
chercher leur sûreté sur les montagnes et dans les cavernes, les moines, qui étaient
alors les vrais philosophes du christianisme, et qui portaient ce nom à juste
titre, avoient abandonné leurs cavernes et leurs montagnes pour venir consoler
et secourir leurs concitoyens. Ils s’attroupent en grand nombre autour des
commissaires; ils leur parlent avec hardiesse; ils offrent leurs têtes à la
place des accusés; ils protestent qu’ils ne quitteront les juges qu’après avoir
obtenu grâce: ils demandent d’être envoyés à l’empereur. Nous avons, disent-ils, un prince chrétien et religieux; il écoutera nos prières; nous
ne vous permettrons pas de tremper vos mains dans le sang de vos frères; ou
nous mourrons avec eux. Hellébique et Césaire tâchaient de les écarter en
leur répondant qu’ils n’étaient pas maîtres de pardonner, et qu’ils ne pouvaient
désobéir au prince sans se rendre eux-mêmes aussi coupables que le peuple
d’Antioche.
Ils continuaient leur marche, lorsqu’un vieillard, dont l’extérieur n’avait
rien que de méprisable, s’avança à leur rencontre. Il était de petite taille,
vêtu d’habits sales et déchirés. Saisissant par le manteau l’un des deux
commissaires, il leur commanda à tous deux de descendre de cheval. Indignés de
cette audace , ils allaient le repousser avec insulte, lorsqu’on leur dit que
c’était Macédone. Ce nom les frappa d’une vénération
profonde. Macédone vivait depuis longtemps sur le
sommet des plus hautes montagnes de Syrie, occupé jour et nuit de la prière.
L’austérité de sa vie lui avait fait donner le surnom de Crithophage,
parce qu’il ne se nourrissait que de farine d’orge. Quoiqu’il fût très-simple,
sans aucune connaissance des choses du monde, et qu’il se fût rendu comme
invisible aux autres hommes, il était célèbre dans tout l’Orient. Les
commissaires s’étant jetés à ses pieds , le priaient de leur pardonner, et de
souffrir qu’ils exécutassent les ordres de l’empereur. Alors ce solitaire,
inspiré par la sagesse divine, leur parla en ces termes: «Mes amis, portez ces
paroles au prince: Vous n’êtes pas seulement empereur, vous êtes homme, et vous
commandez à des hommes de même nature que vous. L’homme a été formé à la
ressemblance de Dieu : n’est-ce donc pas un attentat contre Dieu même de
détruire cruellement son image? On ne peut outrager l’ouvrage sans irriter
l’ouvrier. Considérez à quelle colère vous emporte l’insulte faite à une figure
de bronze. Et une figure vivante, animée, raisonnable, n’est-elle pas d’un plus
grand prix? Il nous est aisé de rendre à l’empereur vingt Statues pour une
seule; mais, après nous avoir ôté la vie, il lui sera impossible de rétablir un
seul cheveu de notre tête». Le discours de cet homme sans lettres fit une vive
impression sur les commissaires. Ils promirent à Macédone de faire part à l’empereur de ses sages remontrances.
Ils se trouvaient dans un extrême embarras, et n’étaient guère moins agités
au-dedans d’eux-mêmes que les coupables dont ils dévoient prononcer la
sentence. D’un côté les ordres de l’empereur leur faisaient craindre d’attirer
sur eux toute sa colère; de l’autre, les cris et les vives instances des habitants,
et surtout des moines, dont les plus hardis menaçaient d’arracher les criminels
des mains des bourreaux, et de subir eux-mêmes le supplice, désarmaient leur
sévérité. Dans cet état d’incertitude, ils arrivèrent aux portes du prétoire,
où l’on avait déjà conduit ceux qui dévoient être condamnés. Ils y
rencontrèrent un nouvel obstacle. Les évêques qui étaient alors dans Antioche,
et il s’en trouvait toujours quelques-uns dans cette capitale de l’Orient, se
présentent devant eux; ils les arrêtent et leur déclarent que, s’ils ne veulent
leur passer sur le corps, il faut qu’ils leur promettent de laisser la vie aux
prisonniers. Sur le refus des commissaires, ils s’obstinent à leur fermer le
passage. Enfin Césaire et Hellébique ayant témoigné par un signe de tête qu’ils
leur accordaient leur demande, ces prélats poussent un cri de joie, ils leur
baisent les mains, ils embrassent leurs genoux. Le peuple et les moines se
jettent en même temps dans le prétoire, et la garde ne peut arrêter cette foule
impétueuse. Alors cette mère éplorée, qui n’avait pas quitté la bride du cheval
d’Hellébique, apercevant son fils chargé de chaînes, court à lui, l’entoure de
ses bras, le couvre de ses cheveux, le traîne aux pieds d’Hellébique, et, les
arrosant de ses larmes, elle conjure ce général, avec des cris et des sanglots,
de lui rendre l’unique soutien de sa vieillesse, ou de lui arracher à elle-même
la vie. Les moines redoublent leurs instances: ils supplient les juges de
renvoyer le jugement à l’empereur; ils offrent de partir sur-le-champ, et
promettent d’obtenir la grâce de tant de malheureux. Les commissaires, ne
pouvant retenir leurs larmes, se rendent enfin, ils consentent à surseoir
l’exécution jusqu’à la décision de Théodose.
Mais ils ne veulent pas exposer tant de vieillards atténués par les
austérités aux fatigues d’un long et pénible voyage. Ils leur demandent
seulement une lettre; ils se chargent de la porter au prince et d’y joindre les
plus pressantes sollicitations. Les solitaires composèrent une requête dans
laquelle , en implorant la clémence de Théodose, ils lui mettaient devant les
yeux le jugement de Dieu , et protestaient que, s’il fallait encore du sang
pour apaiser son courroux, ils étaient prêts à donner leur vie pour le peuple
d’Antioche.
Les deux commissaires convinrent qu’Hellébique demeurerait dans la ville,
et que Césaire irait à Constantinople. Ils firent transférer les criminels dans
une prison plus commode. C’était un vaste édifice, orné de portiques et de
jardins, où, sans les délivrer de leurs chaînes, on leur permit de recevoir
toutes les consolations de la vie. Cette nouvelle fit renaître l’espérance,
dont les effets se diversifiaient selon la différence des caractères. Les
citoyens sensés bénissaient Dieu, et lui renvoient des actions de grâces; ils
se flattaient que l’empereur, en considération de la fête de Pâques, qui approchait,
pardonnerait les offenses qu’il avait reçues. Mais une jeunesse dissolue, dont
cette ville voluptueuse était remplie, s’abandonnait déjà aux excès d’une joie
extravagante; elle avait en un moment oublié tous ses malheurs. Dès le
lendemain du départ de Césaire, pendant que les principaux d’Antioche étaient
dans les fers, et le pardon encore incertain, les bains publics étant fermés,
une troupe de jeunes libertins coururent au fleuve, sautant, dansant, chantant
des chansons lascives, et entraînant avec eux les femmes qu’ils rencontraient.
Ces désordres n’échappèrent pas aux sévères réprimandes de saint Jean Chrysostome.
Pour les tirer de cette folle sécurité, il fit de nouveau gronder sur leurs
têtes le tonnerre de la vengeance divine et les menaces de celles du prince.
Césaire était parti dès le soir même. Une foule de peuple, et surtout les
femmes, remplissaient le chemin sur son passage jusqu’a la distance de près de deux lieues; mais ce sage officier, voulant éviter
l’éclat des acclamations populaires, attendit que la nuit eût obligé cette
multitude de se retirer. Afin de faire plus de diligence, il n’avait pris avec
lui que deux domestiques, et le soir du lendemain il était déjà sur les
frontières de la Cappadoce. Il ne s’arrêta dans sa route que pour changer de
relais , et ne sortit de son chariot ni pour dormir, ni pour prendre de
nourriture. Il volait avec plus d’empressement que s’il se fût agi de sa propre
vie. Quoiqu’il y eût plus de trois cents lieues d’Antioche à Constantinople, il
arriva dans cette dernière ville le sixième jour après midi. Comme il était
sans suite, il y entra sans être connu, et se fit sur-le-champ annoncer à
l’empereur. Il lui présenta le procès-verbal qui contenait le détail de la
sédition et de ses suites; il n'y avait pas oublié la requête des moines et la
remontrance de Macédone. Il en fit la lecture par
ordre du prince. Aussitôt, se jetant à ses pieds, il lui représenta le
désespoir des habitants, les châtiments rigoureux qu’ils avoient déjà éprouvés,
la gloire qui lui reviendrait de sa clémence. Théodose versa des larmes; son
cœur commençait à s’attendrir, mais la colère combattait encore ces premiers mouvements
de compassion. Il avait déjà sept ou huit jours que Flavien était arrivé à
Constantinople; mais, soit qu’il crût l’empereur encore trop irrité, soit que
ce prince l’évitât à dessein , il ne s’était point jusqu’alors présenté à
Théodose. Plongé dans la douleur la plus amère, il ne s’occupait que des maux
de son peuple; son absence les lui rendait plus sensibles, parce qu’il ne pouvait
les soulager; ses entrailles étaient déchirées, il passait les jours et les
nuits à verser des larmes devant Dieu, le priant d’amollir le cœur du prince.
L’arrivée de Césaire lui rendit le courage; il alla au palais, et ce fut
peut-être Césaire même qui lui procura une audience, afin d’appuyer ses prières
de celles de ce saint évêque. Dès que Flavien parut devant l’empereur, il se
tint éloigné, dans un morne silence, le visage baissé vers la terre, comme s’il
eût été chargé de tous les crimes de ses compatriotes. Théodose, le voyant
confus et interdit, s’approcha lui-même, et, levant à peine les yeux, le cœur
serré de douleur, au lieu de s’abandonner aux éclats d’un juste courroux, il semblait
faire une apologie. Rappelant en peu de mots tout ce qu’il avait fait pour
Antioche, il ajoutait à chaque trait : C'est donc ainsi que j’ai mérité tant
d’outrages! Enfin, après le récit des bienfaits dont il avait comblé cette
ville ingrate : «Quelle est donc l’injustice dont ils ont prétendu se venger?
continua-t-il. Pourquoi, non contents de m’insulter, ont-ils porté leur fureur
jusque sur les morts? Si j’étais coupable à leur égard , pourquoi outrager ceux
qui ne sont plus, et qui ne les ont jamais offensés ? N’ai-je pas donné à leur
ville des marques de préférence sur toutes les autres de l’empire? Je désirais
ardemment de la voir; j’en parfois sans cesse : j’attendais avec impatience le
moment où je pourris en personne recevoir les témoignages de leur affection et
leur en donner de ma tendresse. »
Flavien, pénétré de ces justes reproches, et poussant un profond soupir,
rompit enfin le silence, et d’une voix entrecoupée de sanglots : «Prince
(dit-il), notre ville infortunée n’a que trop de preuves de votre amour; et ce
qui faisait sa gloire fait aujourd’hui sa honte et notre douleur. Détruisez-la
jusqu’aux fondements, réduisez-la en cendres, faites périr jusqu’à nos enfants par
le tranchant de l’épée; nous méritons encore de plus sévères châtiments; et
toute la terre, épouvantée de notre supplice, avouera cependant qu’il est
au-dessous de notre ingratitude. Nous en sommes même déjà réduits à ne pouvoir
être plus malheureux. Accablés de votre disgrâce, nous ne sommes plus qu’un
objet d’horreur.
«Nous avons, dans votre personne, offensé l’univers entier; il s’élève
contre nous plus fortement que vous-même. Il ne reste à nos maux qu’un seul
remède. Imitez la bonté de Dieu : outragé par ses créatures, il leur a ouvert
les cieux. J’ose le dire, grand prince, si vous nous pardonnez, nous devrons
notre salut à votre indulgence; mais vous devrez à notre offense l’éclat d’une
gloire nouvelle : nous vous aurons, par notre attentat, préparé une couronne
plus brillante que celle dont Gratien a orné votre tête ; vous ne la tiendrez
que de votre vertu. On a détruit vos statues : ah! qu’il vous est facile d’en
rétablir qui soient infiniment plus précieuses! Ce ne seront point des statues
muettes et fragiles, exposées dans les places aux caprices et aux injures :
ouvrages de la clémence, et aussi immortelles que la vertu même, celles-ci
seront placées dans tous les cœurs; et vous aurez autant de monuments qu’il y a
d’hommes sur la terre, et qu’il y en aura jamais. Non, les exploits guerriers,
les trésors, la vaste étendue d’un empire, ne procurent pas aux princes un
honneur aussi pur et aussi durable que la bonté et la douceur. Rappelez-vous
les outrages que des mains séditieuses firent aux statues de Constantin, et les
conseils de ses courtisans qui l’excitaient à la vengeance : vous savez que ce
prince, portant alors la main à son front, leur répondit en souriant : Rassurez-vous,
je ne suis point blessé. On a oublié une grande partie des victoires de cet
illustre empereur ; mais cette parole a survécu à ses trophées ; elle sera
entendue des siècles à venir ; elle lui méritera à jamais les éloges et les
bénédictions de tous les hommes. Qu’est-il besoin de vous mettre sous les yeux
des exemples étrangers? Il ne faut vous montrer que vous-même. Souvenez-vous de
ce soupir généreux que la clémence fit sortir de votre bouche, lorsqu’aux
approches de la fête de Pâques, annonçant aux criminels leur pardon, et aux prisonniers
leur délivrance, vous ajoutâtes : Que n’ai-je aussi le pouvoir de
ressusciter les morts! Vous pouvez faire aujourd’hui ce miracle : Antioche
n’est plus qu’un sépulcre; ses habitants ne sont plus que des cadavres; ils
sont morts avant le supplice qu’ils ont mérite : vous pouvez d’un seul mot leur
rendre la vie. Les infidèles s’écrieront : Qu’il est grand le dieu des
chrétiens ! Des hommes il en sait faire des anges; il les affranchit de la
tyrannie de la nature. Ne craignez pas que votre impunité corrompe les
autres villes: hélas! notre sort ne peut qu’effrayer. Tremblants sans cesse,
regardant chaque nuit comme la dernière, chaque jour comme celui de notre
supplice ; fuyant dans les déserts; en proie aux bêtes féroces; cachés dans les
Cavernes, dans les creux des rochers, nous donnons au reste du monde l’exemple
le plus funeste. Détruisez Antioche; mais détruisez-la comme le Toutpuissant
détruisit autrefois Ninive: effacez notre crime par le pardon; anéantissez la
mémoire de notre attentat en faisant naître l’amour et la reconnaissance. Il
est aisé de brûler des maisons, d’abattre des murailles : mais de changer tout
à coup des rebelles en sujets fidèles et affectionnés, c’est l’effet d’une
vertu divine. Quelle conquête une seule parole peut vous procurer! Elle vous
gagnera les cœurs de tous les hommes. Quelle récompense vous recevrez de
l’Eternel! Il vous tiendra compte non-seulement de votre bonté, mais aussi de
toutes les actions de miséricorde que votre exemple produira dans la suite des
siècles. Prince invincible, ne rougissez pas de céder à un faible vieillard,
après avoir résisté aux prières de vos plus braves officiers : ce sera céder au
souverain des empereurs, qui m’envoie pour vous présenter l’Evangile, et vous
dire de sa part : Si vous ne remettez pas les offenses commises contre vous, votre père céleste ne vous remettra pas les
vôtres. Représentez-vous ce jour terrible dans lequel les princes et sujets
comparaîtront au tribunal de la suprême justice; et faites réflexion que toutes
vos fautes seront alors effacées par le pardon que vous nous aurez accordé.
Pour moi, je vous le proteste, grand prince, si votre juste indignation
s’apaise, si vous rendez à notre patrie votre bienveillance, j’y retournerai
avec joie ; j’irai bénir avec mon peuple la bonté divine, et célébrer la vôtre.
Mais si vous ne jetez plus sur Antioche que des regards de colère, mon peuple
ne sera plus mon peuple; je ne le reverrai plus; j’irai dans une retraite
éloignée cacher ma honte et mon affliction; j’irai pleurer, jusqu’à mon dernier
soupir, le malheur d’une ville qui aura rendu implacable à son égard le
plus humain et le plus doux de tous les
princes. »
Pendant le discours de Flavien, l’empereur avait fait effort sur lui-même
pour resserrer sa douleur. Enfin, ne pouvant plus retenir ses larmes :
Pourrions-nous, dit-il, refuser le pardon à des hommes semblables à nous
après que le maître du monde, s’étant réduit pour nous à la condition d'esclave
, a bien voulu demander grâce à son père pour les auteurs de son supplice qu’il
avait comblés de ses bienfaits ! Flavien, touché de la plus vive reconnaissance,
demandait à l’empereur la permission de demeurer à Constantinople pour célébrer
avec lui la fête de Pâques : Allez, mon père, lui dit Théodose; hâtez-vous
de vous montrer a votre peuple, rendez le calme à la
ville d’Antioche; elle ne sera parfaitement rassurée après une si violente
tempête que lorsqu’elle reverra son pilote. L’évêque le suppliait d’envoyer
son fils Arcadius : le prince, pour lui témoigner que, s’il lui refusait cette
grâce, ce n’était par aucune impression de ressentiment, lui répondit : Priez
Dieu qu’il me délivre des guerres dont je suis menacé, et vous me verrez
bientôt moi-même. Lorsque le prélat eut passé le détroit, Théodose lui
envoya encore des officiers de sa cour pour le presser de se rendre à son
troupeau avant la fête de Pâques. Quoique Flavien usât de toute la diligence
dont il était capable, cependant, pour ne pas dérober à son peuple quelques moments
de joie, il se fit devancer par des courriers qui portèrent la lettre de
l’empereur avec une promptitude incroyable.
Depuis que Césaire était parti d’Antioche, les esprits flottoient entre
l’espérance et la crainte. Les prisonniers surtout recevaient sans cesse des
alarmes par les bruits publics qui se répandaient, que l'empereur était
inflexible; qu’il persistait dans la résolution de ruiner la ville. Leurs parens et leurs amis, gémissant avec eux, leur disaient
tous les jours le dernier adieu; et l’éloquente charité de saint Jean Chrysostome
pouvait à peine les rassurer. Enfin la lettre de Théodose arriva pendant la
nuit, et fut rendue à Hellébique. Cet officier généreux sentit le premier toute
la joie qu’il allait répandre dans Antioche. Il attendit le jour avec
impatience; et dès le matin il se transporta au prétoire. L’allégresse peinte
sur son visage annonçait le salut; il fut bientôt environné d’une foule de
peuple qui poussait des cris de joie, et ce lieu arrosé de tant de larmes
quelques jours auparavant retentissait d’acclamations et d’éloges. Tous ceux
que la crainte a voit jusqu’alors tenu cachés accouraient avec transport; tous
s’efforçaient d’approcher d’Hellébique. Ayant imposé silence, il fit lui-même
la lecture de la lettre : elle contenait des reproches tendres et paternels.
Théodose y paraissait plus touché des insultes faites à Flaccille et à son père que de celles qui tombaient sur lui-même. Il y censurait cet
esprit de révolte et de mutinerie qui semblait faire le caractère du peuple
d’Antioche; mais il ajoutait qu’il était encore plus naturel à Théodose de
pardonner. Il témoignait être affligé que les magistrats eussent ôté la vie à
quelques coupables; et finissait par révoquer tous les ordres qu’il avait
donnés pour la punition de la ville et des habitants.
A ces mots, il s’élève un cri général. Tous se dispersent pour aller porter
cette heureuse nouvelle à leur femmes et à leurs enfants. La veille on accusait
de lenteur et Flavien et Césaire; aujourd’hui on s’étonne qu’une affaire si
importante, si difficile, ait été si promptement terminée. On ouvre les bains
publics, on orne les rues, et les places de festons et de guirlandes, on y
dresse des tables; Antioche entière n’est plus qu’une salle de festin. La nuit
suivante égale la lumière des plus beaux jours; la ville est éclairée dé
flambeaux; on bénit l’Etre souverain qui tient en sa main le cœur des princes;
on célèbre la clémence de l’empereur; on comble de louanges Flavien, Hellébique
et Césaire. Hellébique prend part à la réjouissance publique; il se mêle dans
les jeux, dans les festins. Les jours suivants on lui dressa des statues ainsi
qu’à Césaire, et lorsqu’il fut ensuite rappelé par l’empereur, il fut conduit
hors de la ville avec les vœux et les acclamations de tout le peuple. Flavien
reçut à son arrivée des témoignages de reconnaissance encore plus précieux et
plus dignes d’un évêque; il fut honoré comme un ange de paix, et toutes les
églises retentirent d’actions de grâces. Il eut même la consolation de
retrouver encore sa sœur, à qui Dieu avait prolongé la vie jusqu’à son retour,
et de recevoir ses derniers soupirs. Plusieurs villes s’étaient intéressées en
faveur d’Antioche; le sénat et le peuple de Constantinople avoient joint leurs
instances à celles de Césaire et de Flavien. Séleucie, située sur la mer à
quarante stades de l’embouchure de l’Oronte, avait aussi envoyé une députation
à l’empereur. Cette ville célèbre, autrefois appelée la sœur d'Antioche, avait
beaucoup perdu de son ancien lustre. Antioche, après en avoir été longtemps
jalouse, affectio alors de la mépriser; et ses habitants, enivrés d’un insolent
orgueil au milieu même de leurs désastres, disaient hautement qu’ils aimaient
mieux voir périr leur patrie que de devoir son salut à de pareils intercesseurs. Il parait que les habitants d’Antioche ayant
obtenu leur pardon, osèrent demander à Théodose la permission de donner à leur
ville le nom d’Arcadius. Mais on ne voit pas que ce prince ait eu égard à leur
demande. Ainsi se terminèrent les suites d’une sédition que la politique se serait
crue obligée de châtier à la rigueur pour donner un exemple terrible. Celui qui
veillé en même temps à la sûreté et à la gloire des monarques qui le servent ne
voulut armer contre les coupables que le bras de leurs propres magistrats; il
ne laissa au prince que l’honneur de pardonner.
L’état de l’Occident donnait alors à Théodose de grandes inquiétudes.
Maxime se préparait à la guerre, et faisait des levées d’hommes et d’argent.
Ses exactions désolaient la Gaule; il épuisait les provinces; et, renonçant à
cette feinte douceur qu’il avait jusqu’alors affectée, il s’enrichissait par
les exils et les proscriptions. Lorsqu’il eut rempli ses trésors, déguisant son
ambition sous le masque d’un zèle hypocrite, il signifia à Valentinien que,
s’il n’abandonnait la protection des ariens pour favoriser la foi catholique
que son père avait professée, il allait l’y contraindre par la force des armes.
Cette déclaration alarma Justine et toute la cour. On sentit aisément que la
religion n’entrait pour rien dans les vues de Maxime, et que son unique dessein
était d’usurper ce qui restait à Valentinien. Plusieurs des principaux
officiers, craignant que Maxime ne les demandât pour tes faire mourir, et que
le jeune prince n’eût la faiblesse de les livrer au tyran, se retirèrent auprès
de Théodose.
Pour écarter l’orage dont l’Italie était menacée, Justine s’adressa encore
une fois à saint Ambroise. Elle l’avait employé quatre ans auparavant à
négocier un accommodement avec Maxime; et quoiqu’elle n’eût payé ce service que
de traitements injurieux, elle comptait assez sur sa générosité pour lui confier
de nouveau ses plus grands intérêts. D’ailleurs c’était fermer la de bouche au
tyran, qui se couvrit du prétexte de la religion, que de lui opposer le prélat
qui en était le plus ardent défenseur. Ambroise accepta cette commission
difficile; il s’empressa de montrer à Justine et à toute la terre que la
persécution ne relâche pas les nœuds sacrés qui attachent les vrais chrétiens à
leur prince; et, ne croyant pas qu’il lui fût permis de vendre à son souverain
les services qu’il lui devait, il regarda comme une bassesse de profiter du
besoin qu’on avait de sa personne pour exiger aucune condition même en faveur
de l’église catholique. Il partit après Pâques pour se rendre à Trêves auprès
de Maxime. Il avait ordre de sonder les dispositions du tyran, de renouveler
avec lui le traité de paix, et de lui demander les cendres de Gratien pour leur
donner une sépulture honorable.
Le lendemain de son arrivée il alla au palais, et demanda une audience
particulière. L’eunuque grand-chambellan lui répondit qu’il ne pouvait être
admis qu’en présence du conseil. Ambroise, ayant répliqué que ce n’était pas
ainsi qu’on avait coutume de recevoir les évêques, et que d’ailleurs il était
chargé d’une commission secrète, l’eunuque alla en informer Maxime, et revint
avec la même réponse. Le prélat consentit à tout pour ne pas rompre la
négociation. Lorsqu’il fut entré dans le conseil, il refusa le baiser de
Maxime. Vous êtes en colère, évêque, lui dit le tyran : n'est-ce pas
ainsi que je vous ai reçu dans votre précédente ambassade?
Il est vrai, répondit Ambroise, que vous avez dès ce temps-là manqué à la
dignité épiscopale ; mais alors je demandais la paix pour un inférieur,
aujourd'hui je la demande pour un égal.
Et qui lui donne cette égalité, repartit fièrement
Maxime?
Le Tout-puissant, répliqua Ambroise, qui a
conservé a Valentinien l’empire qui il lui avait donné.
Cette fermeté irrita le tyran; il s’emporta en invectives contre
Valentinien et contre le comte Bauton, qui avoient, disait-il, amené jusque sur
les frontières de la Gaule les Huns et les Alains. Il reprocha au prélat de
l’avoir trompé la première fois, et d’avoir arrêté le cours rapide de ses
conquêtes. Ambroise justifia le comte et l’empereur; il fit voir que, loin
d’attirer les barbares dans la Gaule, ils les en avoient écartés à force
d’argent. Il se disculpa lui-même, en rappelant à Maxime la bonne foi et la
franchise dont il avait usé dans la première négociation; il le fit souvenir
que Valentinien, étant le maître de venger la mort de Gratien sur Marcellin,
frère de Maxime, qu’il tenait alors en son pouvoir, il le lui avait renvoyé; il
demandait en récompense les cendres du défunt empereur. Maxime alléguait pour
raison de son refus que la vue des cendres de ce prince animerait les soldats
contre lui. «Et quoi! (répondit Ambroise) défendront-ils après sa mort celui
qu’ils ont abandonné pendant qu’il vivait? Vous craignez ce prince lorsqu’il
n’est plus! qu’avez-vous donc gagné à lui ôter la vie? Je me suis défait d’un
ennemi, dites-vous. Non, Maxime, Gratien n’était pas votre ennemi, c’était vous
qui étiez le sien. Il n’entend pas ce que je dis en sa faveur; mais vous,
soyez-en le juge. Si quelqu’un s’élevait aujourd’hui contre votre puissance,
diriez-vous que vous êtes son ennemi, ou qu’il est le vôtre? Si je ne me
trompe, c’est l’usurpateur qui est l’auteur de la guerre; l’empereur ne fait
que défendre ses droits. Vous refusez donc les cendres de celui dont vous ne
pourriez retenir la personne, s’il était votre prisonnier ! Donnez à
Valentinien ce triste gage de votre réconciliation. Comment ferez-vous croire
que vous n’avez pas attenté à la vie de Gratien, si vous le privez de la
sépulture?» Il convainquit ensuite Maxime d'être l’auteur de la mort du comte
Vallion, qui n’était coupable que de fidélité envers son maître. Ambroise,
entre les mains et sous le pouvoir du tyran, semblait être son juge; et Maxime,
confus, ne se tira d’embarras qu’en renvoyant le prélat, et en lui disant qu'il
délibérerait sur les demandes e Valentinien. Ambroise a voit eu trop d’avantage
sur Maxime pour espérer aucun succès; il aigrit encore le tyran en refusant de
communiquer avec les évêques de sa cour qui a voient fait mourir Priscillien.
Maxime saisit ce prétexte pour lui donner ordre de s’en retourner sans délai.
Le saint évêque, plus propre à soutenir avec force et avec franchise la vérité
et la justice qu’à se démêler avec souplesse des détours obliques d’une
négociation épineuse, partit, malgré les avis qu’on lui donnait secrètement
qu’il serait assassiné en chemin. S’il est vrai que Maxime eût formé ce
dessein, Dieu préserva l’évêque; il revînt à Milan, et rendit compte à
Valentinien de son ambassade, qui n’avait servi qu’à démasquer le tyran.
Le jeune empereur ne perdit pas encore l’espérance de prévenir une rupture
ouverte. Ses courtisans lui persuadaient que la roideur inflexible du prélat avait
rebuté Maxime , et celui-ci donnait à entendre qu’il n’était pas éloigné de renouer
la négociation. Domnin s’offrit à conduire cette
affaire; c’était un Syrien qui, s’étant introduit à la cour du jeune prince, était
devenu son confident et son principal ministre. On le regardait comme un
profond politique, et il avait lui-même la plus haute idée de sa propre
capacité. Maxime le reçut à bras ouverts; il accepta sans résistance toutes ses
propositions, et flatta sa vanité en le comblant d’honneurs et de présents. Le
ministre s’applaudissait d’un succès si brillant; il ne doutait pas qu’il n’eût
fait de Maxime le meilleur ami de Valentinien. Le tyran, profitant de son
imprudence , le fit, au retour, accompagner d’une partie de son armée : c’était,
disait-il, des troupes qu’il prêtait à son collègue pour dompter les
barbares qui menaçaient la Pannonie. Domnin partit de Trêves vers la fin du mois d’août, fort glorieux des présents qu’il avait
reçus et du nombreux renfort qu’il conduisit à son maître. Maxime le suivit de
près avec le reste de ses troupes; il se faisait précéder d’un grand nombre de
batteurs d’estrade pour arrêter tous ceux qui pou-voient donner des nouvelles
de sa marche. Il trouva le pas de Suze ouvert par le passage de Domnin, et, s’étant joint à ses troupes avancées, qui
avoient abandonné l’ambassadeur pour garder l’entrée de l’Italie, il prit le
chemin de Milan.
Valentinien, surpris de cette irruption imprévue , se sauva en diligence à
Aquilée. Bientôt, ne s’y croyant pas en sûreté, et n’attendant pas un meilleur
sort que celui de Gratien, s’il tombait entre les mains de l’usurpateur, il s’embarqua avec sa mère, et gagna
Thessalonique pour y trouver un asile sous la protection de Théodose. Probe,
que ses grandes richesses exposaient a un grand danger, accompagna le jeune
empereur dans sa fuite. Dès qu’ils furent arrivés dans cette capitale de l’Illyrie,
ils firent savoir à Théodose, qui était alors à Constantinople, l’extrémité à
laquelle ils étaient réduits. Ce prince écrivit aussitôt à Valentinien qu’il
ne devait s’étonner ni de ses malheurs ni des succès de Maxime; que le
souverain légitime combattit la vérité, et que le tyran faisait gloire de la
soutenir ; que Dieu se déclarait contre l’ennemi de son Eglise. En même
temps il partit de Constantinople, accompagné de plusieurs sénateurs. Lorsqu’il
fut à Thessalonique, il tint conseil sur le parti qu’il devait prendre. Tous
les avis allaient à tirer de Maxime une prompte vengeance: qu’il ne fallait pas
laisser vivre plus longtemps un meurtrier, un usurpateur, qui, accumulant
crimes sur crimes, venait d’enfreindre des traités solennels. Théodose était
plus touché que personne du sort déplorable de deux empereurs, l’un cruellement
massacré, l’autre chassé de ses états : il était bien résolu de venger son
bienfaiteur et son beau-frère. Mais , comme l’hiver approchait, et que la
saison ne permettait pas de commencer la guerre, il crut qu’au lieu de la
déclarer avec une précipitation inutile, il était plus à propos d’amuser Maxime
par des espérances d’accommodement. Il fut donc d’avis de lui proposer de
rendre à Valentinien ce qu’il avait de nouveau usurpé, et de s’en tenir au
traité de partage, le menaçant de la guerre la plus sanglante, s’il refusait
des conditions si raisonnables.
Au sortir du conseil, Théodose tira Valentinien à l’écart ; et, l’ayant
tendrement embrassé : « Mon fils (lui dit-il), ce n’est pas la multitude des
soldats, c’est la protection divine qui donne les succès dans la guerre. Lisez
nos histoires depuis Constantin; vous y verrez souvent le nombre et la force du
côté des infidèles, et la victoire du côté des princes religieux. C’est ainsi
que ce pieux empereur a terrassé Licinius, et que votre père s’est rendu
invincible. Valens, votre oncle, attaquait Dieu; il avait proscrit les évêques
orthodoxes; il avait versé le sang des saints. Dieu a rassemblé contre lui une
nuée de barbares ; il a choisi les Goths pour exécuteurs de ses vengeances;
Valens a péri dans les flammes. Votre ennemi a sur vous l’avantage de suivre la
vraie doctrine : c’est votre infidélité qui le rend heureux. Si nous
abandonnons le fils de Dieu, quel chef, malheureux déserteurs, quel défenseur
aurons-nous dans les batailles? ». Dieu parlait au cœur de Valentinien en
même temp que la voix de Théodose frappait ses oreilles. Fondant en larmes , le
jeune prince abjura son erreur, et protesta qu’il serait toute sa vie
inviolablement attaché à la foi de son père et de son bienfaiteur. Théodose le
consola; il lui promit le secours du ciel et celui de ses armes. Valentinien
fut fidèle à sa parole ; il rompit dès ce moment tous les engagements qu’il avait
contractés avec les ariens; il embrassa sincèrement la foi de l’Eglise ; et sa
mère .Justine, qui mourut l’année suivante, toujours obstinée dans son erreur,
n’osa même entreprendre d’effacer les heureuses impressions des paroles de
Théodose.
L’hiver se passa en négociations infructueuses. Maxime envoya des députes a
Théodose, qui les retint longtemps à Thessalonique sans leur donner ni audience
ni congé. Ce prince profitait de cet intervalle pour faire ses préparatifs.
Cependant Maxime, qui a voit fixé sa résidence dans Aquilée, achevait de
soumettre à sa puissance tous les états de Valentinien. Rome ne fut pas la
dernière à lui rendre hommage. Les païens se déclarèrent pour lui avec
empressement; ils espéraient obtenir de lui le rétablissement du culte de leurs
dieux. Ce fut sans doute une si flatteuse espérance qui aveugla Symmaque. Cet
illustre sénateur, qui avait paru jusqu’alors un modèle de sagesse et
d’attachement à ses maîtres légitimes, se déshonora en cette occasion par un
discours qu’il prononça à la louange du tyran. La ville d’Emone,
aujourd’hui Lanhach, dans la Carniole , soutint un
long siège : on ne sait si elle fut prise. Bologne se signala en faveur du nouveau
prince; elle lui érigea des monuments sur lesquels elle lui donnait à lui et à
son fils Victor tous les titres que la flatterie avait inventés pour les
souverains. L’Afrique se soumit à ses lieutenants, et fut bientôt épuisée par
ses exactions. Avant la fin de l’hiver, tout l’Occident le reconnaissait pour
maître.
La terreur de son nom s’était répandue jusqu’au-delà du Rhin et du Danube;
plusieurs nations de la Germanie lui payaient tribut. En effet, ses forces
étaient redoutables : le nombre et le courage de ses troupes semblaient lui
promettre la conquête de l’Orient. A la tête de son armée étaient son frère
Marcellin et Andragathe , tous deux aussi méchants
que lui, mais plus braves et plus intrépides. Andragathe,
pour fermer à Théodose l’entrée de l’Italie, s’occupa pendant l’hiver à
fortifier les Alpes Juliennes et les passages des rivières. Maxime, ayant
choisi Aquilée pour sa résidence, gouvernait de là tout l’Occident : résolu de
ne pas hasarder sa personne, il s’attendait à voir bientôt à ses pieds Théodose
chargé de fers. Il avait établi pour préfet de Rome Rustiçus Julianus, que ses partisans avoient onze ans
auparavant songé à élever à l’empire pendant une maladie de Valentinien. C’était un homme cruel et
sanguinaire : mais incertain du succès de la guerre, il se ménagea une
ressource auprès de Théodose, en se conduisant avec une douceur et une humanité
qui ne lui étaient pas naturelles. Le peuple de Rome ayant brûlé la synagogue
des Juifs, Rusticus attendit à ce sujet les ordres de Maxime. Celui-ci envoya
des soldats pour contenir le peuple et rétablir la synagogue. La protection
qu’il accordait à cette nation odieuse acheva de lui faire perdre l’affection
des chrétiens, dont tous les vœux se réunissaient en faveur de son ennemi.
An.388.
Théodose avait pris le consulat pour la seconde fois, et c’était donné pour
collègue Cynégius , qui était depuis quatre ans
revêtu de la dignité de préfet du prétoire d’Orient. Ce sage magistrat avait
secondé avec zèle, mais sans éclat et sans violence, le dessein formé par Théodose
d’abolir l’idolâtrie. Il mourut à Constantinople, dans le mois de mars de cette
année. Le peuple, dont il était chéri, assista en foule à ses funérailles, et
les honora de ses larmes. Son corps fut déposé dans l’église des
Saints-Apôtres, et l’année suivante sa femme Acantia le fit transporter en Espagne, où il était né. Théodose délibéra longtemps sur
le choix d’un préfet du prétoire. Cette place devenait plus importante par la
nécessité où se trouvait l’empereur de s’éloigner de l’Orient pour aller
combattre Maxime. Son fils Arcadius, qu’il avait laissé à Constantinople, n’était
pas en âge de soutenir le poids des affaires. Enfin il jeta les yeux sur
Tatien, connu par sa capacité et par les charges qu’il avait exercées sous
Valens. C’était lui qui en 367, étant préfet d’Egypte, avait traité durement
saint Athanase et les catholiques d’Alexandrie. Le changement de prince avait
sans doute changé la religion du magistrat. Son fils Proculus fut fait en même
temps préfet de Constantinople.
L’empereur prenait toutes les mesures que la prudence lui inspirait pour le
succès d’une expédition si périlleuse. Afin de ne laisser derrière lui aucun
sujet d’inquiétude, il renouvela les alliances avec les princes voisins de ses
états. Les provinces n’étant pas encore remises des maux qu’elles avoient
soufferts sous le règne malheureux de
Valens, il ne pouvait, sans les dépeupler entièrement, en tirer toutes les
troupes qu’il fallait opposer aux nombreuses armées de Maxime. Il attira donc
les barbares qui, en son absence, auraient pu insulter la frontière. Les habitants
du Caucase, du mont Taurus, des bords du Danube et du Tanaïs, Goths, Huns,
Alains, nations endurcies à toutes les fatigues, vinrent en foule lui offrir
leurs services. Il ne leur manquait que la discipline. Théodose les y dressa en
peu de temps sous des capitaines expérimentés. Bientôt ces barbares apprirent à
obéir à l’ordre sans confusion et sans tumulte, à résister à l’attrait du
pillage, à épargner les vivres, et à souffrir patiemment la disette, à préférer
l’honneur au butin. L’amour et l’admiration que les vertus de Théodose leur
inspirèrent en firent des Romains. Il y en eut cependant qui conservèrent leur
ancienne férocité, et qui abandonnèrent son armée, comme nous le verrons
bientôt. Théodose se fit accompagner dans cette expédition par quatre généraux
que leur valeur et leur expérience militaire avoient déjà rendus célèbres.
Promote, renommé par la défaite des Gruthonges, avait le titre de général de la
cavalerie. Timase, qui s’était distingué dès le temps
de Valens, commandait l'infanterie. Ricomer et Arbogaste,
Français de naissance, et pleins de cette bravoure impétueuse qui plaît surtout
aux barbares, eurent la plus grande part aux opérations de cette campagne. Ces
officiers formaient son conseil. Mais , avant que de partir, il voulut
consulter Dieu même par l’organe d’un de ses plus saints serviteurs. Jean
l’anachorète vivait dans les déserts de la Thébaïde, près de Lycopolis. Il était fameux par ses miracles. Théodose lui
écrivit pour lui demander quel serait le succès de ses armes. Jean lui promit
la victoire; et ce prince ne forma depuis ce temps-là aucune entreprise
importante sans avoir consulté ce saint solitaire.
Il n’oublia pas de faire les règlements nécessaires pour maintenir pendant
son absence le bon ordre dans l’Eglise et dans l’état. Il défendit de nouveau
aux hérétiques de tenir des assemblées. Il déclara nuls et adultères les
mariages entre les chrétiens et les Juifs. Les hommes puissants, surtout en
Egypte et dans Alexandrie, ville turbulente et pleine de désordres, s’attribuaient
l’autorité d’arrêter leurs ennemis, et de les tenir en chartre privée, quoique
cette violence fût, dès les temps anciens, prohibée par les lois romaines. Théodose
adressa au préfet d’Egypte une loi plus rigoureuse que les précédentes; il soumit
cet abus aux peines du crime de lèse-majesté. Ce prince, si juste et si
religieux, se laissa cependant alors entraîner à une violence également
contraire à la religion et à la justice. Olympiade, sortie d’une famille très illustre,
et connue dans l’histoire de l’Eglise par la sainteté de sa vie et par son
attachement à saint Jean Chrysostome persécuté, était alors dans sa première
jeunesse. Ayant perdu son mari Nébride, qui avait été préfet de Constantinople,
elle renonça à un second mariage, et se consacra au service de Dieu. Elpide, seigneur espagnol, cousin de Théodose, après de
vaines sollicitations, s’adressa à l’empereur pour la contraindre de l’épouser.
Le prince fut piqué du refus d’Olympiade, comme d’un mépris qu’elle faisait de
son alliance; il commanda , il menaça : tout fut inutile. Voulant vaincre la
constance de cette femme, il ordonna au préfet de Constantinople de tenir tous
ses biens en saisie jusqu’à ce qu’elle eût atteint l’âge de trente ans, dont
elle était encore éloignée. Olympiade écrivit à l’empereur qu’elle le remerciait
de l’avoir déchargée d’un fardeau si onéreux, et que, s’il voulait l’obliger
tout-à-fait, elle le priait de distribuer ses biens aux pauvres et aux églises.
Le préfet gênait beaucoup Olympiade, et la tenait dans une sorte de servitude :
un si dur traitement n’ébranla pas sa résolution. Enfin Théodose, au retour de
la guerre contre Maxime, admirant lui-même la fermeté de cette veuve
chrétienne, lui fit rendre ses biens et sa liberté.
L’empereur était près de partir de Thessalonique. lorsqu’il fut averti
qu’un grand nombre de barbares incorporés à ses légions s’étaient laissé
corrompre par les émissaires secrets de Maxime. Ces traîtres s’étant aperçus
que leur perfidie était découverte, prirent la fuite vers les lacs et les
marais de la Macédoine, et s’allèrent cacher dans les forêts. On envoya après
eux des détachements qui les poursuivirent dans leurs retraites. On en massacra
plusieurs; mais il en échappa assez pour faire dans la suite de grands
désordres. L’empereur se mit en marche avec toutes ses troupes, et prit la
route de la Pannonie supérieure, conduisant avec lui Valentinien.
Les opérations de la guerre n’étaient pas encore commencées, et déjà on publiait
à Constantinople qu’elle était finie, et que Maxime avait défait Théodose dans
une grande bataille. Ce faux bruit se chargeant toujours de nouvelles
circonstances en passant de bouche en bouche, on citait le nombre des morts et
des blessés; on ajoutait que l’empereur était poursuivi de près, et qu’il ne pouvait
échapper. Ceux qui avoient le matin venté cette fable, l’entendaient débiter le
soir revêtue de tant de particularités et avec tant d’assurance, qu’ils devenaient
eux-mêmes les dupes de leur propre mensonge. Les ariens, irrités de voir les
églises de la ville en la possession de ceux qu’ils en avoient si longtemps
exclus, crurent aisément ce qu’ils désiraient. Ils s’assemblèrent, et coururent
mettre le feu à la maison de l’évêque Nectaire. Elle fut réduite en cendres
avec le toit de l’église de Sainte-Sophie, que Rufin fit réparer dans la suite
par ordre de l’empereur. La fureur aurait été plus loin, s’il ne fût arrivé des
nouvelles certaines qui détrompèrent les séditieux. Il fallut demander pardon
de cette insulte. Arcadius en écrivit à son père, et obtint grâce pour les
coupables. Mais, afin de réprimer à l’avenir l’insolence des hérétiques,
Théodose étant arrivé à Stobes, sur les frontières de
la Macédoine, renouvela, par une loi du 14 de juin, les défenses qu’il leur avait
faites tant de fois dé s’assembler, de prêcher, de célébrer les mystères. Il
chargea le préfet du prétoire de veiller à l’observation de cette ordonnance,
et de punir les contrevenants. Deux jours après, étant encore dans la même
ville, il ordonna au préfet d’employer les plus sévères châtiments pour imposer
silence à tous ceux qui disputeraient publiquement sur la doctrine, et qui,
soit par des prédications, soit par des conseils, échaufferaient sur ce point
l’esprit des peuples.
Théodose faisait diligence : le 21 de juin il était à Scupes en Dardanie, ville éloignée de trente-cinq lieues de Stobes. Son armée marchait sur trois colonnes. Il n’a voit
pu établir de magasins dans un pays dont Maxime venait de se rendre maître ;
mais, la Providence divine lui aplanissant toutes les difficultés, les magasins
du tyran lui furent ouverts par les troupes mêmes qui avoient ordre de les
garder. Il ne lui restait qu’une inquiétude. Il semblait impossible de forcer
les Alpes Juliennes, défendues par Andragathe,
capitaine habile, vaillant, déterminé. Maxime eût été invincible, s’il se fût
tenu derrière cette chaîne de montagnes, dont il pouvait aisément fermer tous
les passages. Son aveuglement lui fit perdre cet avantage, et leva cet obstacle
aux succès de son ennemi. Le tyran se persuada que Théodose faisait prendre à
Valentinien et à Justine la route de la mer pour débarquer en Italie. Sur une
si faible conjecture, il rassembla tout ce qu’il put de vaisseaux légers, et en
donna le commandement à Andragathe, avec ordre de se
saisir du jeune empereur et de sa mère. Ce général, ayant abandonné le poste
important qu’il occupait, perdit son temps à courir vainement les mers de
l’Italie et de la Sicile.
Après le départ d’Andragathe, l’armée de Maxime
se partagea en deux corps, dont chacun surpassait en nombre les troupes de
Théodose; et, ayant traversé les montagnes, elle entra dans les plaines de la
Pannonie. Pour enfermer l’ennemi, qui, ayant passé la Save, marchait entre
cette rivière et celle de la Drave, l’un des deux corps s’arrêta près de Siscia, ville alors considérable, qui n’est plus qu’un
bourg nommé Siszek, sur le bord méridional de la
Save. L’autre corps, composé des troupes d’élite, et commandé par Marcellin,
frère du tyran , alla camper à Petau sur la Drave.
Théodose avançait avec tant de diligence, qu’il arriva à la vue du camp de Siscia beaucoup plus tôt qu’on ne l’y attendait. Aussitôt
profitant de la surprise , sans donner à ses soldats le temps de se reposer, ni
aux ennemis celui de se reconnaitre, il passe à la nage à la tête de sa
cavalerie, gagne les bords, tombe avec furie sur les troupes de Maxime qui accouraient
en désordre pour disputer le passage. Elles sont renversées, foulées aux pieds
des chevaux, taillées en pièces. Ceux qui échappent au premier massacre veulent
se sauver dans la ville : les uns sont précipités dans les fossés; les autres,
aveuglés par la terreur, donnent dans les pieux armés de fer qui défendent
l’entrée; la plupart s’écrasent mutuellement dans la foule, ou périssent par
le fer ennemi ; le reste fuit vers la Save. Là, tombant les uns sur les autres,
ils s’embarrassent et se noient : bientôt le fleuve est comblé de cadavres. Le
général, qui n’est pas nommé dans l’histoire, fut englouti dans les eaux.
Marcellin était arrivé le même jour à Pétau.
Théodose, s’étant remis en marche le lendemain, vint le troisième jour, sur le
soir, camper en sa présence. Les deux généraux et les deux armées ne respiraient
que le combat; le succès animait les uns ; la rage et le désir de la vengeance enflammait
les autres. Ils passèrent la nuit dans une égale impatience. Dès que le jour
parut, on se rangea en bataille. C’était des deux côtés la même disposition :
les cavaliers sur les ailes, l’infanterie au centre ; à la tête, des pelotons
de troupes légères. On s’ébranla, et, après quelques décharges de traits et de
javelots, on s’avança de part et d’autre avec une égale fierté pour se charger
l’épée à la main. La victoire fut quelque temps disputée. Marcellin savait la
guerre ; il avait un courage digne d’une meilleure cause. Ses soldats se battaient
en désespérés. Enfin, enfoncés de toutes parts, ils se débandèrent et prirent
la fuite. Ce ne fut plus alors qu’un affreux carnage. La plupart, mortellement
blessés, allèrent mourir dans les forêts voisines, ou se précipitèrent dans le
fleuve. La nuit mit fin au massacre et à la poursuite. Au commencement de la
déroute, un grand corps de troupes baissa ses enseignes et demanda quartier :
les soldats, jetant leurs armes, se tinrent prosternés à terre, comme pour
attendre leur sentence. L’empereur, doux et tranquille dans l’ardeur même de la
bataille, leur ordonna avec bonté de se relever et de se joindre à son armée; et
ses ennemis, devenus tout à coup ses soldats, partagèrent avec leurs vainqueurs
la joie de leur propre défaite. L’histoire ne parle plus de Marcellin, qui
périt apparemment au milieu du carnage.
Maxime n’avait pas eu le courage de se trouver en personne à l’une ni à
l’autre bataille. Il s’était tenu à distance de ses armées. A la nouvelle de la
double victoire de Théodose , il prit la fuite sans tenir de route certaine :
détesté des vaincus, poursuivi par les vainqueurs, déchiré au-dedans par les
remords de son crime, il ne voyait nulle retraite assurée. Conduit par la
crainte, le guide le plus infidèle, il alla se jeter dans Aquilée. C’était se
renfermer lui-même dans une prison pour y attendre le supplice. La ville n’était
pas en état de tenir contre une armée victorieuse. Théodose marchait avec ses
troupes légères. Lorsqu’il approchait d’Emone, qui venait
de ressentir tous les maux d’un long siège, les habitants sortirent au-devant
de lui avec les démonstrations de la joie la plus vive. Les sénateurs, vêtus
d’habits blancs, les prêtres païens, couverts de leurs plus riches ornements, étaient
suivis de tout le peuple, qui faisait retentir l’air de chants de victoire.
L’entrée du prince fut un triomphe. Les portes étaient ornées de fleurs, les
rues de riches tapis : partout brillaient des flambeaux allumés. Une multitude
de tout sexe et de tout âge s’empressait autour du vainqueur : tous le félicitaient,
et priaient le ciel de couronner ses succès par la mort du tyran.
Théodose, ayant traversé la ville, franchit sans peine les Alpes Juliennes,
dont Maxime avait laissé les passages ouverts, et s’arrêta à trois milles
d’Aquilée. Arbogaste, à la tête d’un gros
détachement, s’étant avancé jusqu’à la ville, força les portes, qui n’étaient
défendues que par une poignée de soldats. Maxime, encore plus dépourvu de
conseil que de forces, était si peu instruit des mouvements de son ennemi,
qu’on le trouva occupé à distribuer de l’argent aux troupes qui lui restaient.
On le jette en bas du tribunal, on lui arrache le diadème, on le dépouille, et,
les mains liées derrière dos, on le conduit au camp du vainqueur comme un
criminel au lieu du supplice. L’empereur, après lui avoir not' reproché son
usurpation et l’assassinat de Gratien, lui demanda sur quel fondement il avait
osé publier que, dans sa révolte, il agissait d’intelligence avec Théodore.
Maxime répondit en tremblant qu’il n’avait inventé ce mensonge que pour attirer
des partisans, et s’autoriser d’un nom respectable. Cet aveu et l’état
déplorable du tyran désarmèrent la colère de Théodose: la compassion sollicitait
déjà sa clémence, lorsque ses officiers enlevèrent Maxime de devant ses yeux,
et lui firent trancher la tête hors du camp. Ainsi périt cet usurpateur, le 28
de juillet, on, selon d’autres, le 27 d’août; cinq ans après qu’il eut fait
périr son prince légitime. On fit mourir ensuite deux ou trois de ses partisans
les plus opiniâtres, et quelques soldats maures, ministres de ses cruautés.
Théodose fit grâce à tous les autres.
Andragathe, après avoir
inutilement cherché Valentinien sur les mers d’Italie et de Grèce, avait reçu
sur les côtes de Sicile un échec dont on ignore les circonstances. Il faisait
voile vers Aquilée pour rejoindre Maxime, lorsqu’il apprit sa défaite et sa
mort. Ce furieux, qui, ayant trempé ses mains dans le sang de Gratien, ne pouvait
espérer de pardon, prévint son supplice en se précipitant lui-même dans la mer.
Victor, fils de Maxime, qui dans un âge encore tendre portait déjà le titre
d’Auguste, était demeuré dans la Gaule. Son père avait confié le soin de sa
personne et la défense du pays à Nannien et à
Quentin, qu’il avait établis maîtres de la milice. Tandis que Maxime était
occupé de la guerre contre Théodose, ses généraux en avoient deux à soutenir
contre les Saxons et contre les Francs. Les premiers avoient fait une descente
sur les côtes de la Gaule: ils furent aisément repoussés. Il n’en fut pas de
même des Francs. Conduits par trois princes, Génobaude, Marcomir et Sunnon, ils
passèrent le Rhin, ravagèrent le pays, massacrèrent les habitants, et donnèrent
l’alarme à Cologne. La nouvelle en étant venue à Trêves, Nannien et Quentin assemblèrent des troupes, et marchèrent à l’ennemi. A leur approche,
la plupart des Francs repassèrent le Rhin avec leur butin. Ceux qui demeurèrent
en-deçà furent taillés en pièces près de la forêt Carbonnière; c’était une partie de la forêt d’Ardenne, qui
s’étendit entre le Rhin et l’Escaut. Après ce succès, les deux généraux se
séparèrent. Nannien refusa de poursuivre les Francs
dans leur pays, persuadé qu’on les trouverait en état de se bien défendre : il
se retira à Mayence. Quentin, plus téméraire, prit seul le commandement de
l’armée, et passa le Rhin près de Nuitz. Au second
campement, il trouva de grands villages abandonnée. Les Francs, feignant d’être
effrayés, s’étaient retirés dans des forêts dont ils avoient embarrassé les
chemins par de grands abattis d’arbres. Les soldats romains mirent le feu aux
habitations, et passèrent la nuit sous les armes. Au point du jour, Quentin
entra dans les forêts, où il s’égara. Enfin, trouvant toutes les routes
fermées, il prit le parti d’en sortir, et s’engagea dans des marais dont ces
bois étaient bordés. On aperçut d’abord un petit nombre d’ennemis qui, élevés
sur les monceaux d’arbres abattus comme sur des tours, lançaient des flèches
empoisonnées, dont la moindre blessure portait la mort. Leur nombre croissant à
chaque moment, les Romains tentèrent d’abord de traverser les marais pour
gagner la plaine; mais ils reconnurent bientôt que c’était chercher une perte
assurée. Les hommes et les chevaux s’enfonçant de plus en plus à chaque pas
dans une vase molle et profonde, y demeuraient engagés et immobiles, exposés à
tous les coups des ennemis. Il fallut donc retourner sur leurs pas à travers
une grêle de traits. Dans ce désordre toute l’armée fut détruite. Plusieurs
périrent dans les marais. Ceux qui gagnèrent les bois, cherchant en vain une
retraite, trouvèrent partout l’ennemi et la mort. Héraclius, tribun des joviens,
et presque tous les officiers y laissèrent la vie. Il n’y eut' que très peu de
soldats qui se sauvèrent à la faveur de la nuit. Quentin revint en Gaule
couvert de honte. Il y apprit la mort de Maxime, et se vit lui-même en grand
danger de subir le même sort. Arbogaste, envoyé par
Théodose en cette province, fit mourir le jeune Victor. Nannien et Quentin, dépouillés du commandement, ne conservèrent leur vie que par la
clémence du vainqueur.
Jamais victoire, après une guerre civile, ne fut moins sanglante ni plus
désintéressée. Théodose pouvait regarder comme sa conquête tout l’Occident, et
surtout les Provinces que Maxime avait enlevées à Gratien, et, que le jeune
Valentinien n’avait jamais possédées. La perfidie de ceux qui s’étaient livrés
au tyran, et qui avoient secondé son usurpation , le mettait en droit de les
punir. Il rendit à Valentinien tout ce qu’il avait perdu; il y ajouta le reste
de l’Occident et n’écouta point les conseils d’une politique avide et
ambitieuse , qui aurait bien su lui établir des droits spécieux sur la Gaule,
l’Espagne et la Grande-Bretagne. Il accorda une amnistie générale à ceux qui
avoient suivi le parti de Maxime ; il leur conserva leurs biens et leur
liberté. En les dépouillant des dignités qu’ils tenaient de la main du tyran,
il les laissa jouir de celles qu’ils possédaient avant la révolte. Toutes les
inimitiés cessèrent avec la guerre. Théodose oublia qu’il avait vaincu ; et ce
qui est plus difficile encore, et plus avantageux pour assurer la paix, les
vaincus oublièrent qu’ils avaient été ses ennemis. On vit alors ce qui, selon
la remarque d’un auteur païen, ne peut être que l’effet d’une vertu rare et
sublime, un prince devenir meilleur lorsqu’il n’eut plus rien à craindre, et sa
bonté croître avec sa grandeur. Théodose veilla plus que jamais à entretenir
ses sujets dans la prospérité et dans l’abondance; et tandis que les autres
princes croient faire beaucoup après une guerre civile en rendant aux légitimes
possesseurs leurs terres dépouillées et ravagées, il tira de son propre trésor
de quoi restituer aux particuliers les sommes d’or et d’argent qui leur avoient
été enlevées par le tyran. Il prit soin de la mère et des filles de Maxime, et
leur assigna des pensions pour subsister avec honneur. La femme de ce tyran avait
apparemment fini ses jours ; autrement, l’histoire n’aurait pas oublié le
traitement que lui aurait fait Théodose. Ce caractère de clémence était soutenu
par les conseils de saint Ambroise, qui n’employait son crédit auprès du prince
que pour combattre la flatterie toujours cruelle, et les passions des
courtisans, toujours basses et intéressées.
Cependant il était de la justice de ne pas étendre l’indulgence jusqu’à
laisser subsister les actes injustes du tyran. C’est pourquoi Théodose cassa
les lois que Maxime avait publiées, et déclara ses jugements nuls et sans
effet. Il obligea ceux qu’il avait revêtus de juridiction de rendre leurs
brevets; il ordonna que les sentences qu’ils avoient prononcées fussent rayées
de tous les registrés publics, comme étant sans autorité. Il excepta les actes
et les conventions civiles passés sans fraude et sans contrainte entre les
particuliers. On voit même, par une loi de l’année suivante, qu’il confisqua
les biens de ceux qui avoient abusé de la faveur de Maxime pour exercer dans la
Gaule des concussions et des violences. C’est ainsi que Théodose rendit la paix
à l’empire. La mort de Justine assura celle de l’Eglise. Cette princesse
arienne n’eut pas la satisfaction de voir son fils rétabli dans ses états:
avant que la guerre fût terminée, elle alla rendre compte à Dieu des
persécutions qu’elle avait suscitées aux catholiques. Théodose , après s’être
arrêté deux mois à Aquilée, vint à Milan , où il passa le reste de l’année et
les cinq premiers mois de la suivante. Il demeura trois ans en Italie pour
rétablir l’ordre dans l’Occident, et pour instruire dans l’art de régner le
jeune Valentinien, dont il gouverna les états avec le zèle et l’autorité d’un
père. Ce grand prince ne croyait au-dessous de lui aucun des détails qui pouvaient
contribuer au succès des affaires. Les provinces qui abondaient en mines de fer
étaient obligées d’en fournir une certaine quantité pour forger les épées et
les autres armes: elles acquittaient ainsi leur tribut. On en tirait beaucoup
des mines du mont Taurus et de la Cappadoce. Mais on voit que les fraudes si
préjudiciables à l’état dans ce qui regarde la fourniture des armées étaient
dès-lors connues et pratiquées. Des entrepreneurs infidèles et avares, se faisaient
donner de l’argent au lieu de fer, et employaient pour les armes des soldats
des matières de mauvaise qualité , qui leur coûtaient beaucoup moins qu’ils
n’avoient reçu. Ces misérables, pour le plus léger profit, auraient fait perdre
vingt batailles. Théodose, dans son expédition contre Maxime, s’étant aperçu de
cette fraude, la défendit par une loi du 18 octobre de cette année, et ordonna
que les provinces fourniraient en nature le meilleur fer. Il n’est pas dit
qu’il ait puni, et par conséquent l’abus dut continuer.
L’inclination bienfaisante de Théodose fut pour les sénateurs païens un
motif de faire une nouvelle tentative en faveur de l’idolâtrie. Maxime leur avoir
donné lieu d’espérer le rétablissement de l’autel de la Victoire. Ils
députèrent à Théodose pour demander cette grâce. Ils trouvèrent encore auprès
du prince un obstacle invincible dans le zèle de saint Ambroise. Le prélat s’opposa
à leur requête avec son courage ordinaire; et comme Théodose semblait flatté du
désir de satisfaire le sénat de Rome, Ambroise cessa de le voir, et se tint
pendant quelques jours éloigné de la cour. Son absence donna un nouveau poids à
ses remontrances; et Théodose rejeta la demande des sénateurs. Symmaque, qui avoir
peut-être encore cette fois plaidé la cause du paganisme, voulut profiter de
l’occasion pour se laver du reproche qu’on lui faisait, avec justice, d’avoir
déshonoré son éloquence en faveur de Maxime. Il prononça un éloge de Théodose
dans lequel il faisait sa propre apologie, et montrait qu’il s’était
personnellement ressenti des injustices de l’usurpateur. Mais, comme il eut la
hardiesse de revenir encore sur la demande du sénat, Théodose, irrité de cette
opiniâtreté importune, le fit sur-le-champ arrêter, avec ordre de le conduire à
cent milles de Rome. Symmaque s'échappa et se réfugia dans une église; et le
prince se laissa bientôt adoucir par les prières de plusieurs personnes
distinguées. Il pardonna à Symmaque, et lui rendit même toute la faveur dont il
l’honorait depuis longtemps.
Quoique Théodose fût ennemi de l’erreur, il exigeait des chrétiens la
modération et la douceur qui fait le plus beau caractère de la religion qu’ils
professent. Callinique était une ville épiscopale de l’Osrhoène,
sous la métropole d’Edesse: elle fut depuis nommée Léontopolis. Les Juifs y
avoient une synagogue, et les hérétiques Valentiniens un temple enrichi d’un
grand nombre d’offrandes. Les habitants chrétiens brûlèrent la synagogue; et
les moines, troublés dans l’exercice de leurs cérémonies religieuses par les
hérétiques, mirent le feu au temple, dont les richesses furent consumées. Le
comte d’Orient en écrivit à Théodose, qui était à Milan, et accusa l’évêque
d’avoir conseillé ces violences. Le prince ordonna que l’évêque rebâtirait la
synagogue à ses dépens; que les moines seraient sévèrement punis, et qu’on
dédommagerait les Valentiniens de la perte qu’ils avoient faite. Ambroise était
alors à Aquilée. Ayant appris l’ordre de l’empereur, il lui écrivit pour en
obtenir la révocation. Il se plaignait qu’on eût condamné l’évêque sans l’avoir
entendu: il représentait que les ordres du prince allaient faire ou des
prévaricateurs , si les chrétiens y obéissaient, ou des martyrs, s’ils aimaient
mieux obéir à la loi de Dieu et de leur conscience: que l’on avait laissé
impunies les violences tant de fois exercées contre l’Eglise, soit par les
Juifs, soit par les hérétiques : quelle honte serait-ce pour un empereur
chrétien qu’on eût sujet de dire que son bras ne s’armait que pour venger les
hérétiques et les Juifs! Cette lettre n’ayant pas produit l’effet qu’il désirait,
il retourna promptement à Milan; et l’empereur étant venu à l’église, l’évêque
prit le ton du prophète Nathan en faisant parler Dieu à Théodose en ces termes: C’est moi qui vous ai choisi pour vous élever à l’empire je vous ai livré l’armée de votre ennemi; je
l’ai réduit sous votre puissance; j’ai placé vos enfants sur le trône; je vous
ai fait triompher sans peine, et vous faites triompher de moi mes ennemis ! Comme il descendit de la tribune, Théodose lui dit: Mon père, vous avez bien
parlé aujourd’hui contre nous.
Non pas contre vous, prince, repartit Ambroise, mais
pour vous.
L’empereur avoua qu’il était trop dur d’obliger l’évêque à la réparation de
la synagogue: Mais, ajouta-t-il, les moines sont coupables de
beaucoup de désordres. Comme Timase, maître de la
milice, naturellement hautain et insolent, qui était présent à cet entretien,
s’emportait en invectives contre les moines: Je parle à l’empereur, lui
dit Ambroise, avec vous je traiterais autrement. Il obtint que l’ordre
fût révoqué, et ne consentit à célébrer les saints mystères qu’après avoir tiré
de Théodose une parole réitérée. Ce n’est pas que ce saint prélat autorisât les
procédés violents en matière de religion ; il avoir montré le contraire dans
l’affaire de Priscillien. Mais il regardait comme un crime de forcer des chrétiens
à rétablir des édifices dans lesquels Dieu était outragé. Cependant, comme les
chrétiens, trop souvent animés contre les Juifs d’une haine que le
christianisme n’autorise pas, continuaient en Orient de détruire ou de piller
leurs synagogues, cinq ans après, Théodose ordonna de punir sévèrement ces
excès, déclarant que la secte judaïque n’était proscrite par aucune loi, et
qu’elle devait avoir partout son empire le libre exercice de sa religion.
Ce fut un bonheur pour l’état et pour l’Eglise d’avoir en même temps un
évêque dont la liberté héroïque retenait dans de justes bornes la puissance
souveraine, et un souverain dont la généreuse docilité se prêtait aux conseils
salutaires de l’évêque. C’était une coutume introduite par la flatterie, et
tolérée par la timide complaisance des prélats, que les empereurs, pendant la
célébration de l’office, fussent assis dans le sanctuaire, où les prêtres seuls
avoient leur place, selon l’ancienne discipline. Un jour que Théodose y était
resté après avoir fait son offrande, Ambroise, s’en étant aperçu, lui envoya
demander ce qu’il attendait : J’attends, répondit l’empereur, le
moment de participer aux saints mystères. Alors l’évêque lui fit dire par
un de ses diacres que le sanctuaire était réservé aux seuls prêtres; que la
pourpre donnait droit à l'empire, mais non pas au sacerdoce, et qu'il devait
prendre place avec les autres laïcs. Théodose reçut cet avis avec respect,
et se retira hors de la balustrade en disant, qu'il n’avait eu dessein de
rien entreprendre contre les canons de l'Eglise; qu'il avait trouvé cette coutume
établie à Constantinople, et qu’il remerciait l'évêque de l’avoir instruit de
son devoir. Il retint si fidèlement cette leçon, qu’étant retourné à Constantinople,
la première fois qu’il vint à l’église il sortit du sanctuaire après avoir
porté son offrande à l’autel. L’évêque Nectaire lui ayant envoyé demander
pourquoi il ne restait pas dans l’enceinte sacrée : Hélas! dit-il en
soupirant, j’ai appris bien tard la différence d'un évêque et d'un empereur!
Que de temps il m'a fallu pour trouver un homme qui osât me dire la vérité! Je
ne connais qu'Ambroise qui soit digne du nom d'évêque. Depuis ce temps les
empereurs prirent leur place dans l’église à la tête du peuple, hors de
l’enceinte destinée aux prêtres; et cette coutume subsista sous les successeurs
de Théodose, jusqu’à ce que les princes usurpèrent une partie des fonctions
ecclésiastiques, et que, par un mélange bizarre, voulant être tout à la fois
empereurs et évêques, ils ne furent ni évêques ni empereurs.
LIVRE VINGT-QUATRIÈME.
SUITE DES RÈGNES
DE VALENTINIEN II, THÉODOSE, ARCADIUS.
|
HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |