L’ÉGLISE
ET
L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE
ALBERT DE BROGLIE
PREMIÈRE
PARTIE
:
RÉGNE
DE CONSTANTIN
CHAPITRE
PREMIER
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
DEUXIEME PARTIE
: CONSTANCE ET JULIEN
CHAPITRE VIII (1)
CHAPITRE IX (2)
CHAPITRE X (3)
LA JEUNESSE DE JULIEN.
(345 —356)
CHAPITRE XI (4)
CHAPITRE XII (5)
CHAPITRE XIII (6)
CHAPITRE XIV (7)
CHAPITRE XV (8)
TROISIÈME PARTIE :
VALENTINIEN ET THÉODOSE.
CHAPITRE XVI (1)
CHAPITRE XVII (2)
CHAPITRE XVIII (3)
CHAPITRE XIX (4)
CHAPITRE XX
(5).
CHAPITRE XXI
. (6)
CHAPITRE XXII (7).
CHAPITRE XXIII (8).
------------------
DISCOURS PRELIMINAIRE
DE
L’UNITÉ DE L’EMPIRE ROMAIN ET DE L’UNITÉ DE L’ÉGLISE
Bossuet,
racontant les commencements du pouvoir monarchique d’Auguste, a dit dans un
langage plein de grandeur, bien qu’à peine égal à sa pensée: «Tout l’univers
vit en paix sous son empire, et Jésus-Christ vient au monde.»
Jamais,
en effet, dessein de la Providence ne fut écrit dans l’histoire en plus
lisibles caractères. La réunion paisible de la plus grande partie des peuples
policés sous une seule autorité ouvrait admirablement la voie à la propagation
d’une doctrine qui devait faire cesser entre eux la diversité des sentiments et
des croyances. L’établissement de la plus vaste unité politique que les hommes
aient jamais connue était comme l’aurore du dogme de l’unité de Dieu qui se
levait sur leur tête.
Fondée le
même jour que l’Eglise chrétienne, et associée par-là, bien qu’à titre très inégal,
à la même œuvre divine, la monarchie impériale de Rome n’était pourtant point
appelée à la même destinée. Le point de départ seul fut commun. L’Église et
l’Empire suivirent aussitôt des voies tout opposées. Pendant qu’à travers de
longues épreuves l’Eglise s’enracinait, croissait, s’étendait sur la terre, la
monarchie romaine, dans tout l’éclat de la prospérité, s’est affaissée, puis
déchirée et dissoute. Le progrès d’une part et le déclin de l’autre se sont
correspondus presque exactement. Tout ce que l’unité religieuse a gagné,
l’unité politique l’a semblé perdre, et quand l’une triomphe enfin sans
contestation, l’autre, comme si sa tâche était remplie, disparaît aussi sans
retour.
C’est
surtout au IVe siècle de l’ère chrétienne qu’on peut reconnaître ces
deux mouvements contraires. Les premières années de ce siècle voient monter sur
le trône un prince à qui la postérité n’a pu refuser le nom de grand, sinon pour
ses vertus personnelles, au moins en raison de l’importance de la révolution qu’il
opéra. Constantin réunit sous sa main victorieuse les fragments déjà séparés de
l’Empire. Avec lui le culte du Dieu unique manifesté dans Jésus-Christ devient la
religion dominante. Sous son règne et sous ses veux un concile, appelé de
toutes les extrémités du monde, donne en quelques lignes une définition de la
foi chrétienne, propre à se graver dans toutes les mémoires. Tous les efforts
de Constantin tendent à établir l’unité autour de lui, dans les mœurs, dans la
foi, dans les lois. Et cependant, ce souverain lui-même va fonder une nouvelle
capitale, et porter ainsi, sans le savoir, à l'unité de l’Empire, la plus
irrémédiable et la plus profonde des atteintes. En même temps qu’il proclame un
seul Dieu , il fonde une seconde Rome : et ce contresens politique indique
assez la voie fatale tracée aux événements par une main supérieure à celle de
l’homme. Après Constantin, les éléments, un instant réunis, se séparent de
nouveau: la constitution ecclésiastique se consolide, la constitution politique
se corrompt et se décompose. Pendant que des peuples barbares, assis à des
points divers de l’horizon, reconnaissent la loi du Christ, l’Empire sent
fermenter dans son sein le germe de nationalités nouvelles. Le monde impérial avait
vu les sujets d’un même maître adorant toutes sortes de divinités : l’Europe
chrétienne se prépare à donner le spectacle plus imposant de vingt nations
prosternées au pied d’un seul autel.
J’ai
entrepris de raconter et de mettre en regard, dans leur suite parallèle, la dissolution
de l’Empire et la croissance de l’Église, le déchirement de l'imité matérielle
du monde et la formation contemporaine de son unité morale. Mais on saisirait
mal le sens des faits, si, en étudiant avec quelque soin la constitution et le
développement tant de l’Empire que de l’Église, on ne touchait au doigt
toutes les dissemblances intérieures de ces deux unités différentes.
Le monde physique
nous offre ici une comparaison lumineuse d’une exacte vérité. Il y eut dès le
premier jour entre l’unité majestueuse mais artificielle de l’empire romain et
la modeste unité chrétienne, toute la différence qui sépare le monument le plus
achevé de l’art humain de l’humble plante au sein de laquelle la main divine a
déposé un germe de vie. L’unité des chefs-d’œuvre de l’art est fragile et
passagère; le temps détruit les combinaisons de leurs parties et l’harmonie de
leurs rapports. Les matériaux qui les composent, diversement sollicités par
l’action des lois physiques, tendent incessamment à se disjoindre, et à
retourner vers la terre. La plante, au contraire, aspire au ciel et s’étend
dans l’espace par la seule vertu du principe organique qui réside en elle. Son
unité, déjà tout entière dans la semence, s’épanouit, sans s’altérer ni se
diviser, dans la plus riche végétation. L’ancienne colline que couvrait le
palais des Césars n’est plus aujourd’hui qu’un amas de pierres informes et
dispersées. Mais sur ces ruines, quelque graine portée par le vent est venue un
jour se déposer. Peu à peu la graine s’est faite arbre, et depuis le premier
moment de sa croissance jusqu'à son complet développement, depuis la racine
jusqu’à la cime, sur tous les points du cercle immense décrit par ses rameaux,
c’est le même sue vivifiant qui la parcourt et l'anime.
Ainsi
différaient dès l’origine l’unité de l’Empire et celle de l’Église. L’Empire
était une combinaison profondément calculée, mais extérieure et éphémère, de
lois, de nations et de cultes, plutôt rapprochés qu'unis ou fondus. L’unité
chrétienne, sortie toute formée de la pensée divine de son fondateur, était,
d’après la comparaison même de l’Évangile, pareille à la petite semence qui
devient rapidement un grand arbre. Plus on descend dans le détail, plus
ressortent avec évidence ces caractères opposés.
I
DISSOLUTION
DE L’UNITÉ DE L’EMPIRE
Pour bien
comprendre la constitution politique de l’empire romain, il faut la voir sortir
des mains de son premier fondateur. C’est à partir du triomphe d’Auguste que
les pouvoirs politiques, divisés dans la république romaine, se concentrent sur
la tête d'un chef unique. A dater du même règne, la diversité des régimes auxquels
étaient soumises les provinces conquises tend à s’effacer pour faire place à
l’uniformité d’une administration plus équitable. L’inégalité des droits
politiques disparaît, en partie par la suppression des privilèges jusque-là
attribués au citoyen romain, en partie par la diffusion plus étendue de cette
qualité. Le favori intelligent d’Auguste élève le Panthéon, et invite les dieux
de toutes les nations à se réunir pour vivre en paix sous un même toit. Rome,
en tout genre, tend à cesser d’être la maîtresse du monde pour en devenir la
capitale.
En y
regardant d’un peu plus près, on s’aperçoit pour tant aisément que la
conciliation n’est que superficielle, que les principes et les intérêts opposés
subsistent, s’affaiblissent réciproquement par une sourde lutte tout en s’altérant
par leur mélange, et que le chaos règne sous l’apparence de l’ordre extérieur.
Jamais
position ne lut mieux faite ni mieux mise à profit que celle d’Auguste pour
réunir tous les pouvoirs. Il appartenait à tous les partis, et pouvait se réclamer
de toutes les origines. Le peuple, l’armée, l’aristocratie, voyaient en lui
leur protecteur, leur général ou leur égal. Il commandait héréditairement la
faction démocratique. Il avait vaincu à Actium. Il descendait des Jules. Un
patricien populaire et chef d’armée pouvait se présenter comme le représentant commun
des intérêts divers, dont la lutte avait engendré la guerre civile. Aussi
Auguste ne se mit-il point en peine d’inventer une
forme ou une dénomination particulière pour le pouvoir suprême, ni de
l’environner d’un éclat inaccoutumé. Il se borna à se faire décerner tous les
titres connus des dignités républicaines. Il fit sortir le pouvoir absolu de
la combinaison de toutes les autorités diverses dont le balancement avait
jusque-là troublé le repos, mais maintenu la liberté de la république. Le
pouvoir impérial fut une sorte de marqueterie qui tint enchâssées et
assujetties les pièces, jusque-là mobiles, du gouvernement républicain.
Auguste
s’empara du pouvoir exécutif, d’abord en qualité dé consul, dignité qu’il
posséda neuf années de suite, puis en se faisant investir, après un interrègne
habilement ménagé, d’une puissance consulaire à vie, sans titre officiel. En
outre, il exerçait, en vertu du titre permanent d’Imperator, le commandement
habituel des proconsuls, c’est-à-dire cette autorité à peu près dictatoriale
que la politique romaine avait conservée telle qu’elle était sortie de la
conquête.
Sans
s’arroger directement le pouvoir législatif, il le limita, le circonscrivit, si
l’on ose ainsi parler, de telle sorte que ni peuple, ni sénat ne put en
disposer qu’à son gré. La puissance tribunitienne, la première qui lui fut
décernée, lui donnait le veto sur toutes les lois. En y joignant la puissance
consulaire, il se réserva toute initiative. Par-là, il garda toutes les
entrées, soit des comices qu’il convoquait lui-même, soit du sénat, où il
siégeait au premier rang, et opinait le premier, quand il ne présidait pas.
Ces deux
magistratures réunies lui donnaient la totalité du pouvoir judiciaire; car les
préteurs n’avaient jamais été que les lieutenants des consuls, et les tribuns
avaient le droit d’intervenir dans toutes les causes criminelles. Il ne fallait
qu’une légère faveur pour changer ce droit d’intervention en droit d’appel et
de jugement en dernier ressort.
Enfin,
comme préfet des mœurs, dignité substituée aux droits des anciens censeurs, et
comme souverain pontife, Auguste exerçait cette part d’autorité morale et
religieuse que nos sociétés modernes nomment pouvoir spirituel, et qu’elles
ont séparée soigneusement des attributions politiques.
Qu’on joigne
à ces vastes prérogatives la sanction matérielle de près de quatre cent mille
hommes répandus par tout l’empire, mais enchaînés à leur général par la teneur
antique du serment militaire, et on se fera une idée exacte du faisceau que
forma, dans la seule main du neveu de César, l’ensemble des forces de la république.
Mais en
réunissant dans sa personne tous les pouvoirs, en se portant pour le
successeur de tous les partis, Auguste ne réussit pourtant pas à effacer leurs
distinctions naturelles, à éteindre leur hostilité permanente, ou même à
arrêter leurs combats. Chargé d’un triple rôle, s’il eut lui-même assez d’art pour
le jouer jusqu’au bout sans se démentir, et changer de masque suivant les scènes, il ne rendit pas la tâche plus aisée à remplir pour ses successeurs. Par des
oscillations que leur situation commandait, et qu’il est aisé de discerner dans
leur conduite, les empereurs prirent tour à tour leur point d’appui sur les
débris des factions populaire, patricienne ou militaire, et ces alternatives imprimèrent
à toute la machine politique des mouvements brusques qui en fatiguaient les
ressorts. Le sénat, le peuple, l’armée, continuèrent à se disputer, non pas
l’initiative des lois, mais le choix du maître. Leur lutte ne se montra plus au
grand jour dans des scrutins publies ou des batailles rangées; elle se
poursuivit dans l’ombre par des assassinats domestiques, des conspirations do
caserne, ou des émeutes de carrefour; mais pour être moins apparente, elle
n’en fut souvent que plus sanglante.
Dans ce combat
d'influences, le rôle populaire fut le plus court et le plus abject. La
démocratie romaine, si puissante dans les derniers jours de la république, et
qui avait trouvé, pour faire entendre ses griefs légitimes, des accents parfois
si nobles, se dégrada sous l’Empire avec une rapidité qui paraîtrait incroyable
si l’on ne songeait au délaissement absolu où l’asservissement politique laissait
tomber les classes populaires de l’antiquité. Ces populations formées
d’esclaves affranchis ou d’hommes libres avilis par la misère, dénuées de tout secours
et de tout enseignement moral, ne recevaient que de la tribune politique
quelques inspirations élevées. Enfant, le Romain de la plèbe n’était ni appelé
ni formé dans aucune école; homme, il ne recevait de ses prêtres aucune
instruction sur ses devoirs et sa destinée. Le forum, où il entendait retentir
une noble éloquence, suppléait un peu, pour lui, à ce défaut d’école ou
d’église. Ses orateurs étaient ses seuls prédicateurs. Quand il eut cessé de
les entendre, il fut abandonné, dans le silence, à l’aveugle impulsion de ses
appétits matériels. En peu d’années, le peuple de Rome se trouva transformé en
une bête féroce et sensuelle, ne se souciant que de sa nourriture et de ses
spectacles; satisfait, quand l’une était abondante, et les autres magnifiques,
et mieux encore sanglants pour assaisonner l’amusement par la terreur. Dès le
règne de Tibère, il était déjà si complètement annulé, que ce prudent despote
crut pouvoir abolir le droit des comices pour le transporter au sénat. Son
successeur essaya vainement de le rétablir: le peuple ne se souciait plus de
voter ; mais, incapable de faire un choix régulier, il savait encore se créer
des idoles à son image. Il eut parmi les empereurs ses maîtres favoris: ce
furent ceux dont la folie grossière mais gigantesque frappait vivement son
imagination. Caligula et Néron eurent les bonnes grâces de la populace de Rome.
Elle aimait à se prendre de querelle dans les cirques avec le fds de
Germanicus, et c’était entre la foule et le souverain insensé un échange de
propos violents et brutaux. Lorsqu’une conspiration de patriciens eut fait
périr Caligula, le peuple assemblé au théâtre apprit cette nouvelle avec plus
de consternation que de soulagement. Les esclaves, auxquels une part était
promise dans la dépouille de leurs maîtres, s’ils se chargeaient de les
dénoncer, regrettaient la perte de leurs espérances. Le goût, les regrets du
peuple pour Néron furent plus vifs encore : on comparait sa jeunesse et sa beauté
avec les infirmités du vieux sénateur Galba, son successeur. Othon, rentrant
dans Rome, voulait célébrer la mémoire de Néron pour plaire à la foule : spe vulgum alliciendi,
dit Tacite; et sur son passage on le saluait du nom de Néron, pour lui témoigner
la faveur populaire. Pendant plus de vingt ans, on se plut à croire que Néron
n’était pas mort, et de faux Nérons suscitèrent de redoutables
soulèvements.
Ainsi
s’anéantit en peu d’années, par son abrutissement même, la démocratie romaine,
qui avait pourtant contribué si puissamment, à l’établissement des
institutions impériales. Le sénat, qui les avait vues de plus mauvais œil, sut
y garder un rôle plus important. Privée de ses prérogatives essentielles,
affaiblie par l’introduction rapide de membres nouveaux, étrangers aux
habitudes de Rome comme aux traditions patriciennes, cette antique institution
conservait pourtant la considération que le peuple romain attachait à tous les
souvenirs du passé. Auguste, tout vainqueur qu’il était du parti aristocratique,
avait reconnu dans le sénat une de ces forces morales qui se font respecter,
alors même qu’elles ont cessé de se faire obéir. Par un de ces contrastes, ou
une de ces inconséquences de l’esprit public, qui ne sont pas sans exemple dans
les époques de transition , l’impopularité qui avait frappé les patriciens,
comme parti politique, ne rejaillissait point sur le grand corps dont ils
avaient longtemps fait seuls la force et l’ornement. Vaincu, le sénat demeurait
respecté. En prenant la précaution d’y mêler des éléments étrangers, qui en
modifiaient l’esprit, Auguste crut devoir continuer à l’entourer d’égards et
d’hommages extérieurs. En apparence même, le sénat parut profiter de
l’abaissement du pouvoir populaire. L’empereur partagea avec lui le
gouvernement des provinces, et par suite toute l’administration de l’Empire. Il
associa à tous ses actes un conseil, où des sénateurs formaient la majorité.
Le titre
de prince du sénat était celui qu’il portait de préférence, et le nom de prince
demeura, par abréviation, l’appellation commune des empereurs. Avant même de
se faire décerner l'autorité consulaire, il avait accepté comme une faveur d’un
grand prix le droit de proposer une affaire dans chaque séance du sénat, même
lorsqu’il ne serait investi d’aucune dignité nominale. C’est ce qu’on nommait jus relationis. En un mot, laisser au sénat
l’apparence d’un pouvoir dont la réalité appartenait naturellement à l’armée,
consacrer par le concours libre ou forcé d’un grand corps aristocratique l’autorité
impériale, dont la puissance militaire était le véritable soutien, ce fut la
tradition d’Auguste, suivie par ses successeurs avec plus ou moins d’adresse ou de sincérité.
Les empereurs habiles comme Tibère honoraient le sénat en le décimant; les empereurs
honnêtes comme les Flaviens, ou les Antonins, le consultaient avec le désir
sincère de s’éclairer sur le bien public. Les uns et les autres lui
prodiguaient les témoignages de respect. Il n’y avait qu’un insensé comme Néron
à qui un flatteur espérât plaire, en lui disant: «Je vous déteste, César, car
vous êtes sénateur.» Mais Tibère répétait volontiers: «Je suis le maître de
mes esclaves, le général de mes soldats; pour les autres, je suis le prince du
sénat.» Il se plaignait que les généraux placés à la tête des armées
n’écrivissent pas au sénat pour lui rendre compte de leur conduite Il laissait
respectueusement sa garde à la porte de la curie. A son exemple, aucun empereur
dans Rome n’osait porter l’habit militaire; et Vitellius, rentrant en triomphe,
s’en dépouilla solennellement sur le pont Milvius pour revêtir la robe
consulaire. «Ce n’est point un maître, disait-on de Trajan, c’est le plus juste
des sénateurs.» Les empereurs, à chaque changement de règne, suppliaient les
pères conscrits de leur conférer, par une loi, le pouvoir dont ils s’étaient
déjà emparés par les armes. Nous avons encore le décret qui investit
Vespasien, vainqueur, de la puissance impériale.
Mais ce
partage de la puissance apparente et de la puissance effective, qui faisait
tout l’artifice de la constitution d’Auguste, était nécessairement
très précaire. Ces vaines apparences d’un pouvoir évanoui entretenaient, sans
les satisfaire, les regrets ambitieux du sénat et irritaient, sans la contenir,
la force militaire. C’était la source d’un conflit constant qui devait éclater à
chaque interrègne, ou toutes les fois qu’un bras assez fort pour le prévenir
n’intervenait pas. A la faveur des dissensions militaires, le sénat portait sur
le pouvoir une main débile. Quelque général de renom ne tardait pas à le lui
arracher brutalement. Ainsi, à la mort de Néron, Galba, couronné par les
sénateurs, fut détrôné par Othon et les prétoriens. Mais le spectacle devint
plus douloureux encore lorsque après la mort du dernier Antonin (193 ap. J. C.), l’Empire parut épuisé de grands hommes. La
dignité impériale passa alors par une sorte d’alternative régulière, des
armées chaque jour plus mélangées de barbares et plus empreintes de leur
rudesse, aux nobles anciens ou nouveaux chaque jour plus infectés des vices
d’une civilisation vieillie. Au sénateur Didius, qui
avait acheté l’empire à deniers comptants, succéda le rude général
Septime Sévère, digne de son nom, qui condamna à mort, d’un seul coup, quarante
et un pères conscrits, leurs femmes, leurs enfants et leurs clients, et
laissait, en mourant, pour testament à ses fils, ces paroles : Enrichissez
le soldat, et méprisez le reste. Le meilleur de ses descendants, Alexandre Sévère,
ne voulut pas suivre cette instruction. Il s’environnait, au contraire, d’un
conseil de jurisconsultes éminents, et il écrivait au sénat: «Pères conscrits,
cessez de me presser de prendre le surnom de grand, regardez-moi plutôt comme
un d’entre vous, je me tiendrai comme assez honoré.» Mais il voyait périr son conseiller
favori Ulpien par la main de ses gardes, sans oser le leur disputer, et lui-même
succombait bientôt dans sa tente (235 ap. J. C.),
sous les coups d’un paysan thrace», Maximin, qui opprima trois ans l’empire et
décimait le sénat sans daigner même visiter Rome. Maxime Pupien et Balbin, deux nobles, élus empereurs, tuèrent le monstre et délivrèrent les
gens de bien. Quelle récompense en aurons-nous? disait Maxime à son collègue.
—L’amour du sénat, du peuple et de l’humanité.—Ah! reprit le vainqueur, je
crains la haine des soldats. En effet, deux mois n’étaient pas écoulés que
leurs corps étaient livrés aux insultes de la populace. L’armée ne se
déshonorait pourtant pas toujours par des choix brutaux ou des vengeances
sanglantes. De temps à autre sortaient de ses rangs des soldats intelligents
et fermes, comme Claude le Gothique et Aurélien de Sirmium (268-275 ap. J.-C.), qui rétablissaient la discipline, défendaient
les frontières, faisaient régner l’ordre dans la cité. Le sénat, de son côté,
retrouvait parfois quelques inspirations des vieux Romains. Le valeureux Décius, le premier vainqueur des barbares, sortait ou
prétendait, sortir des rangs de la noblesse, et portait le culte des souvenirs
jusqu’à vouloir rétablir, dans une société corrompue, la police patriarcale des
censeurs. En 267, un parti de barbares s’étant avancé à travers la Lombardie et
la Toscane jusqu’en vue do Rome, le sénat entier s’arma, s’enrôla dans les
gardes, et ce mouvement national lit reculer la bande d’envahisseurs. Le lâche
Gallien en prit de l’ombrage et interdit aux sénateurs le service militaire.
Le sénat murmura un peu, puis se résigna facilement à une interdiction qui
flattait ses habitudes et ses goûts.
Il vint
un jour où l’on put croire que la couronne impériale ainsi disputée ne pourrait
plus se poser sur aucune tète. Les armées étaient lasses de faire des empereurs
que le sénat déposait; le sénat, de son côté, ne voulait plus envoyer aux
soldats des choix souvent honorables, qui devenaient l’objet de leur risée, et
dont ils taisaient bientôt leurs victimes. Pendant sept mois, après la mort de
Claude le Gothique, le trône demeura vacant dans cette incertitude. Le sénat se
décida enfin, et un de ses membres, respectable par ses mœurs et illustre par
son origine, Claude Tacite, petit-neveu de l’historien, entreprit la tâche de
réformer l’État. On vit alors dans quel monde de visions et de souvenirs
puérils peut se prolonger l’existence des descendants d’une aristocratie
détruite. Après trois siècles de servitude, le digne Tacite se mit sérieusement
à l’œuvre pour établir sur ses bases antiques la liberté républicaine. Il ne
voulait régner que par le sénat. Il rendait
à ce corps la nomination du général des armées, le droit de valider tous les
décrets, l’appel de toutes les causes, la désignation des consuls annuels. Ce
fut une joie sans bornes dans toutes les somptueuses maisons de campagne, où
vivaient les héritiers des grands noms, en lace des images de leurs pères:
«Sortez de votre indolence, s'écrivaient-ils l’un à l’autre; arrachez-vous de
votre retraite de Baies et de Pouzzoles. Rome renaît; la république fleurit.
Notre juste autorité, cet objet de nos désirs, est rétablie... Nous créons les
empereurs, nous pouvons mettre des bornes à leur puissance.» Tacite vécut à
peine une année (275-276 ap. J. C). Mort de fatigue
ou assassiné à la tête de l’armée de Thrace, à Tyane dans le Pont, il fut remplacé par son frère Florianus, qui ne craignit pas
d’usurper le pouvoir sans attendre et sans même demander les ordres du sénat.
L’armée de Syrie feignit de s’indigner de cette illégalité, et son général,
Probus, rendait compte à Rome de la vengeance qu’il en avait tirée, dans ces termes,
moitié respectueux et moitié ironiques: «Rien n’était plus sage ni plus
régulier, pères conscrits, que ce que fit votre clémence, lorsqu’elle donna, l’an
dernier, un prince à l’univers, et surtout un prince choisi par vous, qui êtes les
maîtres du monde, qui le fûtes toujours, et qui le serez à jamais dans votre
descendance. Plût aux dieux que Florianus eût attendu vos ordres et ne se fût
pas mis eu possession de l’Empire, connue de son héritage : votre majesté
aurait choisi ou lui ou quelque autre. Mais, en raison de cette usurpation, les
soldats nous ont déféré le nom d’auguste, et les plus sages d’entre eux ont
tiré vengeance du traître; je supplie votre clémence d’ordonner de moi ce que
je mérite.»
C’est
ainsi qu’à la fin du IIIe siècle, la constitution impériale de Rome
était frappée d’une pareille impuissance à celle qui, autrefois, avait amené le
terme de la constitution républicaine. La fiction sur laquelle tout reposait,
le mensonge politique d’Auguste avait perdu son efficacité. Pendant ces trois
cents longues et sanglantes années, la dignité impériale n’avait pas réussi à
prendre la consistance d’une véritable institution monarchique. Elle ne s’était
point fixée héréditairement dans une famille. Elle ne pouvait plus durer toute une
vie d’homme sur une même tête; elle était devenue un présent fatal qui ne
tentait que des aventuriers. «Épargnez-moi, mes amis, disait Saturninus à ses
soldats; vous ne savez pas ce que c’est que d’être empereur». Le temps
était venu de faire prendre à l’Empire un autre caractère, de l’affranchir des luttes
du droit aristocratique et de la force militaire. Les jurisconsultes qui
environnaient Alexandre Sévère avaient déjà tenté quelque chose d’analogue, dans
des théories de droit qui renfermaient des maximes d’absolutisme pur fondées
sur la délégation de la souveraineté populaire. Dioclétien entreprit une
révolution plus complète; mais, pour la concevoir et l’accomplir, il dut, à la
différence d’Auguste, chercher des exemples en dehors des antiques traditions
de Rome. L’imitation de coutumes empruntées aux monarchies orientales fut
sensible dans toutes les réformes de Dioclétien, et cette invasion d’idées
étrangères nous fait apercevoir sous un nouvel aspect les progrès de la
dissolution sociale de l’Empire.
La
conduite de Rome à l’égard des nations étrangères est le trait vraiment
original de sa politique. On peut dire de cette cité singulière qu’elle naquit
conquérante; mais elle joignit de bonne heure, à l’audace de prendre, le talent
plus rare de savoir garder. Soumettre les peuples à sa puissance, les
incorporer à son empire, tel est le but auquel tend son histoire entière
intérieure et extérieure.
Les
récits fabuleux des temps de la royauté nous présentent déjà Rome à l’œuvre
pour la soumission de ses voisins, et, si tout n’est pas assuré, tout n’est pas
faux non plus dans les suppositions ingénieuses qui ont considéré les premiers
différends des patriciens et des plébéiens comme les luttes non de deux classes
sociales, mais de deux nations renfermées dans les mêmes murailles, l’une
conquérante, et l’autre conquise. Il est certain, en tout cas, que, de
très bonne heure, la cause plébéienne à Rome fut liée aux intérêts des peuples
soumis. Les tribuns poursuivirent, contre la résistance du sénat, d’une part,
l’extension des prérogatives populaires, et, de l’autre, l’adoucissement du
sort des provinces conquises. Cette alliance, qu’elle fut l’effet du hasard,
d’une commune origine ou d’un intérêt politique, dura pendant tout le temps de
la république et eut pour la grandeur de Rome les plus heureux résultats. Les
patriciens, maîtres de la distribution des provinces et du mouvement des
troupes, subjuguaient les peuples par les armes. Leurs consuls et leurs
proconsuls déployaient, pour les tenir assujettis, tout ce que la politique
ajoute de force à la victoire, tout ce que la ruse suggère de ressources à
l’oppression. Quand cette œuvre était poussée assez loin pour avoir établi la
domination romaine sur des bases solides, les tribuns du peuple prenaient en
main la cause des opprimés, la plaidaient au forum, traînaient les gouverneurs
concussionnaires devant la justice populaire pour en obtenir des réparations
tardives. Les deux factions patricienne et plébéienne se seraient communiqué
leurs rôles avant de les jouer, qu’elles ne les auraient pas distribués d’une
façon plus avantageuse à la puissance de leur commune patrie. Les patriciens
étaient redoutés dans les provinces comme des maîtres durs; mais on espérait
trouver dans les plébéiens des alliés puissants. Rome recueillait les fruits de
la rude autorité des uns et de la popularité des autres.
En associant
les nations conquises à ses luttes intestines, en entretenant par-là leurs
espérances, en leur donnant, à Rome même, des protecteurs et des défenseurs,
la république prévenait ces révoltes désespérées qu’enfantent les longs
ressentiments de la conquête et les profondes haines nationales. Les Grecques périssaient
au pied de la curie, autant pour la cause des Italiens que pour celle du
peuple, et le triomphe de Marius procura à l’Italie entière le droit de cité.
Ainsi, celte longue guerre sociale, qui avait menacé d’une mine complète la
puissance romaine, finit par valoir à l’heureuse Rome quelques millions de
citoyens nouveaux.
La
dernière guerre civile, qui aboutit à la fondation de l’Empire, présenta le
même caractère et produisit à peu près le même résultat. La cause de César et d’Auguste,
odieuse aux vieux Romains, était chère aux provinces. Quand César franchit le Rubicon,
il avait derrière lui l’Espagne entière où Sertorius avait déjà essayé de
transporter la république et celte Gaule aussi héroïque qu’intelligente à pain
subjuguée par ses armes, mais qui passa, avec une rapidité si incroyable, d’une
lutte acharnée pour son indépendance à l’ardente imitation de la civilisation romaine.
Tous ces peuples, qui n’avaient connu de Rome que sa tyrannie, étaient indifférents
à la chute de sa liberté. La fin des institutions républicaines était même
nécessaire à leur propre affranchissement; car tous les peuples, de l’Elbe et
du Rhin au Tibre, pouvaient servir à des conditions égales et tolérables sous
le même maître, mais tous ne pouvaient venir au forum entendre l’éloquence des
orateurs et voter à leur tour pour l’élection des magistrats. Ainsi, l’Empire
qui consommait l’asservissement de Rome promettait la liberté au monde, et,
dans une certaine mesure, cette promesse fut accomplie. On sait comment César
avait ouvert les portes du sénat aux hommes éminents des villes des Gaules. Les
plaisanteries piquantes, cette consolation des aristocraties vaincues, n’épargnaient
pas les nouveaux pères, qui ne savaient pas le chemin de la curie et qui
avaient changé leurs hauts déchaussés contre le laticlave. Mais des
bons mots ne pouvaient arrêter la pensée politique des conseillers d’Auguste,
que Dion Cassius met en ces termes dans la bouche de Mécène: «... Épure le
sénat... Tu remplaceras les sénateurs exclus par les nobles les plus considérés,
les plus riches non-seulement de l’Italie, mais des provinces et des pays
fédérés... Je voudrais que tous les étrangers reçussent le droit de citoyens,
afin qu’alors devenus comme les enfants d’une même ville, la seule vraiment
ville de l’univers, ils ne se regardassent plus que comme les habitants des
bourgades de Rome.»
Il fallut
à la politique impériale plus de deux siècles pour remplir complètement le vœu
de Mécène. Elle y travailla sans relâche. Les bons comme les mauvais empereurs
comprirent sur ce point, et poussèrent avec une activité égale, la tâche qui
leur était imposée par la nécessité même de leur condition. Contre les
souvenirs toujours menaçants de la république, ils appelèrent incessamment à
leur aide les espérances, l’émulation, le développement social et politique des
provinces. Tibère faisait trembler les magistrats concussionnaires; Claude
faisait admettre les villes de la Gaule chevelue aux droits des honneurs
civiques, et nous avons encore le discours qu’il prononça à cette occasion;
Adrien parcourait tout l’Empire, exerçant lui-même sur son passage les fonctions
municipales; ainsi il ne dédaignait pas de porter à Athènes le titre
d’archonte; on l’appelait l’enrichisseur des peuples. Marc Aurèle remercie
quelque part le ciel de lui avoir fait concevoir l’image d’un gouvernement
équitable fondé sur une justice égale envers tous les hommes. Attirés par
un accueil bienveillant, les étrangers affluaient à la cour. Les Espagnols
Sénèque et Lucain, le Grec Plutarque, l’Africain Fronton, étaient admis dans
l’intimité des empereurs. On parlait purement le grec à Rome, et le latin au
fond de la Lusitanie. Les jurisconsultes éminents de cette grande époque du
droit romain, Salvius, Papinien, Ulpien, étaient
presque tous d’origine étrangère. Ce furent eux qui préparèrent les voies au
fameux édit par lequel, enfin, Caracalla accorda le droit de cité à tous les
hommes libres de l’Empire (213 ap. J.C.). Déshonoré
par le nom de son auteur et par les motifs d’intérêt fiscal qui le suggérèrent,
cet acte n’en marque pas moins un moment solennel dans l’histoire du monde. La
destinée providentielle de Rome fut accomplie ce jour-là: son œuvre
d’assimilation et de conquête fut consommée. Depuis l’enlèvement des Sabines
jusqu’à l’édit de Caracalla, près de mille ans s’étaient écoulés; il ne
fallait pas moins à ce grand astre pour décrire sa révolution tout entière.
Son éclat
s’obscurcit dès le lendemain. Le même Caracalla qui étendait ainsi l’égalité
des droits sur tout le monde civilisé, concevait une pensée qui fit frémir Rome
de surprise et d’indignation. Il voulait partager l’Empire avec son frère Géta. Caracalla eût gardé l’Europe et l’Afrique
occidentale, Géta eut commandé à l’Asie et à
l’Égypte, et eût fixé sa demeure à Alexandrie. Le sénat et l’armée se fussent,
à leur suite, divisés aussi par moitié. Il serait puéril de voir, dans ce qui
n’était qu’un arrangement de famille entre deux frères jaloux, une combinaison
politique. Les indignes fils de Septime Sévère étaient assurément hors d'état
de comprendre comment la division politique de l’Empire devait nécessairement
sortir un jour de l’égalité sociale qui allait désormais y régner. Ils
voulaient se partager le monde pour satisfaire leur mesquine ambition
personnelle, comme ils l’avaient affranchi par avarice. Mais il est des coïncidences
qui, bien que fortuites, sont pourtant instructives: plus elles sont
indépendantes de toute volonté réfléchie, plus il semble qu’on y aperçoive le
doigt de Dieu dirigeant la pensée de l'homme.
Telle
est, en effet, la fragilité fatale des institutions humaines. L’événement qui
couronne leur développement commence presque toujours leur déclin. L’édit de
Caracalla, qui semblait ne plus faire qu’une nation de tous les peuples de
l’Europe et de l’Asie, précipita, au contraire, la dissolution de l’Empire.
L’unité, plus complète que jamais à la surface, fut atteinte mortellement au
fond. Le lien de ce grand empire, formé de tant d’éléments divers, c’était le
respect, la crainte, presque le culte de Rome. Cette puissance invincible, qui
avait jeté un réseau sur le monde, qu’on retrouvait partout avec ses aigles
menaçantes, son monogramme mystérieux, ses formules de droit bizarres, ses
légions campées derrière des citadelles, frappait les esprits d’une terreur
religieuse. C’était plus qu’un peuple et plus qu’une ville; c’était une
divinité longtemps maudite et toujours vénérée. Au-dessus de tant de lois, de
tant de coutumes, de tant de langues et même de tant de religions discordantes,
s’élevait la cité romaine devenue, par la politique habile des empereurs, la
patrie commune de l’élite du genre humain. Tout le temps que le droit de cité
fut un privilège, les citoyens romains, même répandus par le monde, étaient
unis entre eux par une étroite confraternité et par le sentiment de leur supériorité
sur le reste des hommes. En entrant dans la patrie romaine, on prenait, pour en
être digne, ses sentiments et ses mœurs. En recevant le droit de cité on ne
songeait qu'à faire oublier qu’on ne l’avait pas toujours possédé. Pour
l’acquérir, aucun effort n’était trop grand. Des confins extrêmes de la Thrace
et de la Dacie, on accourait servir dans les armées ou flatter le maître de
Rome. La dispensation de celle précieuse faveur était, entre les mains des empereurs,
le plus puissant instrument de domination.
Il en fut
tout autrement quand le privilège fut devenu le droit commun. L’orgueil attaché
à la cité romaine, l’esprit de corps que celte qualité faisait naître, l’amour
presque filial qu’elle inspirait pour Rome, tous ces sentiments
s’affaiblirent, tous ces ressorts se détendirent à la fois. On fut romain sans
le vouloir, sans mériter de l’être, sans se mettre en peine de le devenir par
le cœur. Les influences diverses de territoire et d'habitude reprirent
l’avantage, du moment où elles ne furent plus combattues par une ambition
dominante. A conditions égales, la patrie naturelle devait l’emporter, à la
longue, sur la patrie d’adoption. Du moment où Rome fut partout, elle ne fut
plus nulle part. Elle cessa d’être le centre unique du monde civilisé, le foyer
de toute chaleur et de toute lumière.
D’ailleurs,
un pareil changement ne put s’accomplir sans altérer profondément les mœurs et
les lois de Rome elle-même. A la qualité de citoyen correspondaient, on le
sait, non-seulement des privilèges politiques, mais tout un droit civil
particulier. Le Romain ne possédait pas, n’acquérait pas comme un autre homme.
Il n’était ni mari ni père comme l’étranger. La famille romaine, la propriété
romaine, étaient constituées sur des bases toutes particulières. La propriété
était une sorte de magistrature: sa transmission, ses mutations, étaient des
actes publics faits dans des formes déterminées, sous les yeux, avec la
sanction de l’Étal. Le père de famille était maître de ses enfants. Il était
législateur et juge pour les siens. De là l’immense distance qui séparait le
droit civil proprement dit, c’est-à-dire le droit du Romain, des faveurs
reconnues par l’équité du préteur au reste du monde, et dont l’ensemble forma
ce qu’on appela le droit des nations (jus gentium).
L’étranger n’atteignait jamais la dignité de propriétaire ni la plénitude des
attributions légales du père de famille. On lui accordait la possession de
biens, et les droits restreints de la paternité naturelle. Cette
distinction s’affaiblit à mesure que prévalut la politique qui, par degrés,
élevait les provinces jusqu’à la hauteur de Rome. A mesure que la cité romaine
s’étendit, il lui fut plus malaisé de se contenir dans les limites de l’ancien
droit. Les Romains eux-mêmes s’y trouvaient à l’étroit. La roideur, la rudesse
de ces vieilles maximes gênaient une société enrichie et amollie, qui
demandait des lois plus faciles pour suffire à des rapports sociaux plus
compliqués. Une législation civile qui rendait la propriété immobile à force de
stabilité, et par là même trop inerte pour servir d’instrument au commerce et
au crédit, avait pu convenir à une nation de petits nobles agriculteurs et
guerriers, d’esprit étroit et de mœurs simples, vivant de leurs fruits et de
leurs troupeaux. Il fallait un système plus large à des riches fastueux qui voulaient
rendre le monde tributaire de leurs plaisirs, qui faisaient venir leurs
fourrures du fond de la Scythie, leurs tapis de Babylone, qui, tous les ans, envoyaient
cent vaisseaux de la mer Rouge à la côte de Malabar, chercher les soies, les joyaux,
les arômes de l’Inde. Ainsi les antiques formules du droit romain cédèrent peu à
peu à l’invasion de nouveaux citoyens et à l’exigence de nouveaux désirs. Le
droit civil se modifia en même temps que le droit politique, par le même
procédé, avec le même respect pour les apparences, le même soin de conserver
les noms, là même où disparaissait la réalité des choses. Partout où l’ancien droit
mettait une barrière, l’édit du préteur, sans la détruire, inventa une
exception pour la tourner. Cet édit, d’abord annuel et variable, destiné par
conséquent à se prêter à la diversité des temps et des peuples, devint, avec
Adrien, fixe et universel. L’empereur fut le préteur commun du monde; son
préfet du prétoire exerça en son nom juridiction sur toutes les provinces. A
ses côtés, une commission de jurisconsultes travailla sans relâche, et de ses
décisions savantes, suivies, serrées comme une série de propositions
mathématiques, se dégagea peu à peu tout un droit nouveau, affranchi des conventions
politiques, assis sur les fondements de la justice naturelle, et qui est devenu
la raison écrite des peuples modernes. Ecoutons parler Ulpien, le confident
d’Alexandre Sévère: «Tous les hommes étant nés libres par le droit naturel, ce
fut le droit des nations qui établit la servitude... Le droit civil, dit Caïus,
est celui qu’un peuple s’est constitué, et on l’appelle le droit civil, parce
qu'il appartient à la cité; mais celui que la raison naturelle a établi pour tous
les hommes est observé partout, et s’appelle, pour cette raison, le droit des
gens.» Un esprit d’égalité respire dans ces nobles paroles. Le droit romain est
descendu de sa hauteur dédaigneuse; l’étranger n’est plus à ses yeux ni un
ennemi ni un esclave; mais en même temps le caractère distinctif et sacré du
Romain a disparu. Rome n’est plus, de l'aveu même de ses jurisconsultes,
qu’une ville comme une autre, dont les lois municipales et politiques doivent
se conformer au type éternel d’une loi commune écrite au fond du cœur de tout
homme.
Un tel
changement était heureux sans doute pour l’avenir du monde : il est plus
douteux qu’il le fût également pour la grandeur politique de Rome. Quoi qu’il
en soit, cette révolution profonde fut reconnue, plutôt qu’opérée, par l’édit
de Caracalla. Aussi, comme tout était préparé pour l’égalité, les fruits ne
s’en firent pas attendre. Peu d’années après l’édit impérial, on voit la
pourpre conquise sans difficulté et portée sans embarras, non plus seulement
par des provinciaux façonnés aux habitudes romaines, comme l’Espagnol Trajan ou
l’Africain Septime-Sévère, mais par de vrais étrangers, tout empreints des mœurs
orientales ou barbares, et prétendant s’imposer tout entiers et tels qu’ils
sont à la capitale du inonde. Le successeur de Caracalla est un Syrien, prêtre
du Soleil, qui avait le tour des yeux peint de vermillon, qui portait une
tiare, des bracelets, des colliers, une robe de soie, une tunique brodée d’or,
et qui fit son entrée, entouré de courtisans, de nains, d’eunuques, de
bouffons. Tel était l’étrange pontife qui allait pénétrer dans le temple de Vesta,
toucher les boucliers de Numa, et transporter dans son palais tous les emblèmes
vénérés de la piété romaine, pour en faire la décoration de l'autel où son dieu
inconnu siégeait, sous la forme d’un triangle de pierre: Vestœ ignem, palladium, ancilia,
et omnia Romanis veneranda in illud transfert. «II n’était, s’écrie son
historien, ni empereur, ni Antonin, ni citoyen, ni Romain». Ainsi l’avaient
voulu une mère ambitieuse et une légion qui, passant par la ville d’Émèse, fut
séduite par la beauté d’un enfant. Nous avons déjà parlé du paysan thrace,
Maximin, élevé au trône sur un autre point de l’Empire, par une autre fantaisie
militaire. Celui-là était fils des Goths; il avait sept pieds de haut, il
traînait seul un chariot chargé, il brisait d’un coup de poing les dents d’un
cheval, il mangeait quarante livres de viande et buvait une amphore de vin par
jour. Il songea sérieusement à donner l’Italie à piller à ses troupes. Il avait
fait partie d’une garde de Germains formée par Caracalla lui-même, et qu’on
appelait ses lions. A ce précurseur des barbares du Nord succéda, après quelque
intervalle, un chef de brigands arabes qu’on dit avoir été chrétien, parce qu’il
professait sans doute, comme les tribus du désert, quelque culte mêlé de
superstition pour le Dieu d’Abraham. Ce fut sous le règne du fils d’un brigand
que la Rome des Scipions et des Césars célébra en
248, le millième anniversaire de sa fondation.
On conçoit
l’indignation des vrais Romains : les histoires de ce temps en portent la
trace à toutes les pages. C’était là une nouvelle cause de déchirements pour
l’Empire. Le conflit des intérêts et des sentiments divers de Rome et des
provinces compliquait la lutte permanente du sénat et de l’armée. Représentant
affaibli, mais fidèle, des traditions, le sénat gardait le vieil esprit de
Rome; mais les armées, bien que contenues par leur respect pour les aigles,
perdaient chaque jour de leur dévouement patriotique. Elles comptaient peu de
Romains dans leurs rangs; elles ne se recrutaient ni dans un patriciat amolli,
ni dans une populace corrompue, seuls habitants de l’ancienne capitale du
monde; c’était aux contins de l’Empire, là où circulait encore un peu de sève
et de jeunesse, que se formaient les soldats et les généraux. Les Dalmates,
les Daces, les Pannoniens, abondaient aux armées et s’y distinguaient presque
seuls. Au moment où les barbares s’avançaient vers l’Empire, l’armée avait déjà
des demi-barbares à sa tête.
L’extrême
rapidité des premières invasions, l’extrême faiblesse de la défense de Rome,
s’expliquent par là tout naturellement. On se représenterait mal d’ailleurs les
premières invasions barbares, si l'on se figurait qu’un élan soudain et
irrésistible précipita tout d’un coup, sur l’Empire, des masses paisiblement
errantes jusque-là dans les forêts de la Germanie. A vrai dire, l’invasion
barbare ne commença pas au IIIe siècle, car elle n’avait jamais
cessé. Depuis le commencement du monde, depuis ces âges reculés où la Bible
place la dispersion des fils de Noé, un mouvement continu, un courant
d’émigrations se dirigeait sans relâche d’Orient en Occident. Sorties du fond
de l’Asie, des tribus sans cesse renouvelées passaient l'une après l’autre,
s’asseyaient un instant sur les bords du Borysthène et du Tanaïs, et se
répandaient ensuite en tout sens sur le vaste
continent germanique. Là, comme dans un vaste réservoir, s'entassait une masse
d’hommes toujours flottante, qui allait se heurter à tout instant, d’un côté
aux glaces de la Baltique, de l’autre à la barrière des Alpes. Cimbres,
Teutons, Goths, Germains, Scandinaves, sous ces noms divers assez confusément
employés par les auteurs, on reconnaît, non sans doute les mêmes peuples, mais
comme un même fleuve de générations humaines suivant la même pente fatale. Les
Pélasges, aïeux des Grecs et des Latins, n’en avaient peut-être été eux-mêmes
que les premiers flots. Entre toutes les langues germaniques, grecques ou italiques,
la science moderne a retrouvé, on le sait, des rapports évidents de parenté,
qui, en remontant par une filiation directe et facile à suivre, nous ramènent
jusqu'aux langues de l’Orient. Tout fait donc présumer que les fiers
possesseurs de l’Italie n’en avaient été que les premiers envahisseurs; et
d’autres, derrière eux, s’avançaient sur leurs traces, demandant à passer à
leur tour. C’était une pression continue contre laquelle Rome ne put jamais se
défendre que par une résistance et une conquête de tous les jours.
D’ailleurs
c’était une existence toujours artificielle et précaire que celle d’une nation
civilisée dans l’antiquité. La civilisation dans le monde antique, fille de la
politique ou du hasard, n’avait d’autre moyen de défense que les armes, d’autre
moyen de propagation que la conquête. Dans l’Europe moderne et chrétienne, la
communauté de religion établit entre tous les peuples une solidarité d’intérêts
et une sympathie de sentiments, qui se maintiennent au travers des différences
de leur état social et de leur régime politique. Entre toutes les nations
chrétiennes, quel que soit leur degré d’instruction, de politesse morale ou de
richesse matérielle, un lien naturel subsiste, et des idées communes peuvent
s’échanger dans un langage que chacun entend. La civilisation s’est avancée
dans le monde moderne, lentement, à la suite des missionnaires de l’Évangile,
se mêlant à la barbarie pour la tempérer. Elle s’est répandue, comme la lumière
du soleil levant, par une série de teintes croissantes. Une ceinture de peuples
à demi-policés a, de bonne heure, servi de rempart à l’Europe du moyen âge
contre toute invasion nouvelle. Mais rien de pareil n’existait dans le monde
ancien. Quand un état social, voisin de ce que nous appelons aujourd’hui la civilisation,
s’y développait, il ne se rattachait à aucune idée morale généralement répandue
et commune à tous les peuples; c'était un accident politique qui s’arrêtait
aux limites de l’empire où il avait pris naissance, pour y toucher de la main,
pour y heurter de front la pure barbarie. Là où cessait la domination romaine,
s’arrêtait aussi brusquement toute influence des mœurs, des arts et de la politesse
de Rome. Derrière la limite de l’Empire quelle qu’elle fût, qu’elle reculât ou
qu’elle avançât, qu’elle fût posée sur la Moselle, le Rhin ou le Danube, se
pressaient toujours des bandes farouches et cupides, ne comprenant pas la langue,
ne goûtant pas les délicatesses de Rome, convoitant ses richesses et ne
redoutant que ses armes. L’Empire ne se maintenait qu’au prix d’une défense acharnée
et constante, à la sueur du front de près de quatre cent mille hommes répandus
sur les frontières. Huit légions sur le Rhin, deux en Pannonie, deux en Mœsie, deux en Dalmatie, deux en Afrique, deux en Égypte,
trois en Espagne, quatre sur les bords de l’Euphrate, en tout vingt-cinq
petites armées toutes montées sur le pied de guerre, appuyées par des rois
alliés et des troupes auxiliaires, formaient déjà, à la mort d’Auguste, le
contingent des forces défensives de Rome, qui s’était augmenté jusqu'à
trente-trois légions sous Alexandre Sévère. C’étaient les ouvrages d’une même
digue. Quand les assises furent disjointes, le flot pénétra tout naturellement,
sans même qu’aucun orage en eût soulevé les profondeurs.
L’inondation
gagna de toutes parts, avec l’invincible régularité d’une loi physique. En
moins de dix ans (250 à 260), les Goths s’avancent du Borysthène au Pont-Euxin,
assiègent Trébizonde, ravagent la Bithynie, traversent le Bosphore, dévastent
la Grèce et l'Italie, brisent les monuments d’Éphèse et d’Athènes, et font
capituler l’empereur Gallien. Une avant-garde de Francs envahit les Gaules,
traverse l’Espagne, passe en Afrique. D’autre part, un barbare d’une tout autre
espèce , le roi des Parthes, devenu l'héritier des grands rois de Perse,
s’avance dans l’Asie Mineure jusque devant Antioche, la seconde ville de
l’Orient. L’empereur Valérien vole au secours de son empire; il est fait
prisonnier (an 259 ap. J.C.), et, avec lui, la
majesté captive de l’Empire est livrée à la vengeance et à la risée de tous les
peuples. La peau d’un empereur romain, empaillée, tannée, teinte en rouge,
demeure suspendue aux voûtes d’un temple de Perse.
Les
dissensions intérieures de l’Empire, première cause de tous ces maux, s’en
accrurent encore. Les provinces, se sentant mal protégées en l’absence d’une
autorité centrale, s’armèrent chacune pour sa défense, et se donnèrent un
empereur. Ce fut un moment d’insupportable et inconcevable anarchie; il y eut trente
empereurs en huit années (260-268). Les auteurs, respectueux pour les fictions
légales, les appelèrent les trente tyrans. Dans le fait, c’étaient presque tous
des hommes braves, spontanément désignés par le choix de leurs concitoyens
menacés pour subvenir à un danger pressant. Mais quel mélange! quelle confusion
de toutes les idées reçues! quel oubli de toutes les traditions romaines! Un
sénateur, Pison, à côté d’un armurier, Marius; la dignité impériale placée sur
la tête d’un roi, Odenath, et bientôt d’une reine, Zénobie; une autre femme,
Victoria, faisant et défaisant des empereurs en Gaule; le voluptueux Gallien
passant son temps à Rome entre la philosophie et une poésie puérile. A travers
tout cela, la peste, les révoltes d’esclaves en Cilicie et de populace à
Alexandrie, tel était le chaos effroyable que présentait sur son immense
surface le sol de l’Empire, si soigneusement nivelé par la politique des
Césars.
Un tel
désordre appelait un remède énergique; il se trouva un homme hardi pour
l’appliquer. Un soldat de fortune se rencontra qui eut l’âme d’un homme d’Etat
et d’un souverain. Appelé par un caprice de l’armée au pouvoir suprême,
Dioclétien en comprit sur-le-champ toute la faiblesse; il le trouva à la fois
trop vaste et trop précaire, ayant ses racines dans un sol trop mobile, et ses
rameaux étendus sur une trop grande surface. Il voulut fortifier la dignité
impériale en la restreignant, et faire don à chacune des parties de l’Empire
d’une souveraineté véritable, à la fois limitée et indépendante. Par une
résolution pleine de hardiesse, il partagea le pouvoir suprême, s’associa un
collègue à titre égal, et deux à titre inférieur. Il divisa le monde en quatre
parties, d’étendue à peu près pareille; lui-même garda l’Orient et prit la mer
Egée pour sa limite. Son frère adoptif, Maximien Hercule, portant comme lui le
nom d’Auguste, eut le centre de l’Empire, formé de l’Afrique et de l’Italie.
Galère et Constance Chlore, décorés tous deux du surnom de Césars, durent gouverner,
l’un la Thrace et l’Illyrie, et l’autre tout ce qui s’étendait au-delà des
Alpes, magnifique lot composé de l’Espagne, de la Bretagne et de la Gaule.
Chacune de ces provinces eut sa cour complète, son prétoire et son armée; mais
la division faite au sommet se poursuivit à tous les rangs. Le pouvoir de
chaque préfet du prétoire fut balancé par une autorité rivale, qui porta le
nom de maître de la milice; les provinces elles-mêmes se virent subdivisées : in frusta concisæ, dit Lactance.
De la cime jusqu’à la base de l’édifice politique, Dioclétien se proposa
d’alléger le fardeau du pouvoir en le partageant.
L’effet
de cette réforme fut heureux autant que rapide. Chacun de ces quatre souverains
qui, avec des intelligences très inégalement cultivées, paraissent avoir été
tous doués d’une même énergie, fit son métier et atteignit son but. Les
barbares furent partout repoussés et l’autorité romaine rétablie. En dix ans
(de 292 à 301), Maximien Hercule eut comprimé la révolte des Maures en Afrique;
Dioclétien, apaisé les troubles de l’Egypte; Galère, enlevé cinq provinces au
roi de Perse; Constance, terrassé les Francs sur l’Escaut, les Alains à
Langres, et reconquis Pile de Bretagne. La ligne des fortifications des
frontières fut rétablie, et des forts furent élevés sur les bords du Rhin, du
Danube et de l’Euphrate. L’invasion recula, et le monde recommença d’obéir.
Mais Rome
était sauvée loin d’elle et sans elle. Aucun de ces quatre empereurs n’était
romain d’origine; aucun ne fit sa résidence à Rome. Il n’est pas bien assuré
que Dioclétien, élu à Chalcédoine, ait, à son avènement, visité la capitale du
monde. Dans la division de l’Empire, il s’éloigna le plus qu’il lui fut
possible de l’Italie et fixa sa résidence à Nicomédie, ville d’Asie-Mineure de
médiocre importance. Maximien lui-même séjourna de préférence à Milan, comme
dans une sorte de poste avancé contre les invasions germaniques. L’intérêt de
la défense du territoire était sans doute la raison principale de cette
émigration des personnes impériales. Il y en avait une autre aussi, sinon bien
réfléchie, ail moins suivie instinctivement par les tendances involontaires
d’une politique nouvelle.
Le
partage de l’Empire était l’abandon de toute l’œuvre de Rome. La hache était
mise dans l’arbre séculaire et pénétrait déjà jusqu’au cœur. Le monde échappait
à l’unité factice que Rome lui avait imposée, et redescendait rapidement la
pente que la nation conquérante lui avait fait gravir derrière son char de triomphe.
Rome, avec son immense étendue, sa population oisive, ses souvenirs fastueux et
ses prétentions impuissantes, devenait un embarras pour l’empire, du moment
qu’elle n’en faisait plus le lien. Rome était trop grande et trop hautaine pour
descendre au rang de simple capitale d’un de ces quatre royaumes plutôt
confédérés qu’unis. Elle renfermait dans ses temples les emblèmes depuis longtemps
mensongers, mais toujours redoutables, d’une souveraineté populaire
indivisible, qu’il fallait effacer désormais delà mémoire des peuples.
«Dioclétien,
dit Eutrope, fut le premier qui fit prendre au pouvoir des empereurs les formes
de l’étiquette royale (regiœ consuetudinis), plutôt que de la liberté romaine. Il se
fit adorer tandis qu'on ne faisait que saluer ses prédécesseurs. Il décora sa
chaussure et ses vêtements de pierres précieuses , car auparavant l’empereur ne
se distinguait que par une toge de pourpre; pour tout le reste il était vêtu
comme tout autre»
L’âme de
Dioclétien était trop haute pour trouver une satisfaction de vanité dans de
telles misères. Mais il importait, dans sa pensée, de changer le point d’appui
du pouvoir dont il modifiait l’exercice. L’empereur ne devait plus être le
délégué du sénat et du peuple-roi, le mandataire électif d’une république
souveraine. Ce devait être à l’avenir un monarque à la façon des rois d’Orient,
commandant à une partie du monde en vertu d’un droit personnel d’hérédité ou
d’adoption. Il imposa aux Romains un souverain vêtu à l’asiatique, par la même
raison qu’il se retirait lui-même de Rome, pour effacer les souvenirs du passé,
établir l’égalité entre tous les sujets de l’Empire, et faciliter ainsi une
division qu’il jugeait nécessaire à la commune défense.
La
politique de Dioclétien rendait ainsi à l’Empire quelques jours d’ordre
matériel aux dépens du principe même de sa grandeur. Mais qui aurait pu y rétablir
la moindre trace d’ordre moral! Ce qu’avait pu devenir le désordre des esprits
dans ce bouleversement du monde, il est aisé de se l’imaginer. En quittant
l’étude des faits historiques pour jeter un coup d’œil sur l’état des
intelligences, on est frappé de retrouver sur ce nouveau théâtre une scène
presque aussi déplorable de confusion morale.
Auguste
joua à l’égard des mœurs et de la religion des Romains le même rôle, nous
dirions volontiers la même comédie qu’à l'égard de leurs lois politiques. Il
voulut paraître le restaurateur des institutions dont il achevait la ruine.
Tandis que, dans le sénat romain, César avait soulevé l’indignation de Caton,
en professant des maximes d’irréligion triviale, le neveu et l’héritier du
dictateur proclama en toute occasion le respect des mœurs et de la religion
antiques. Ses poètes, ses littérateurs favoris chantaient l’Age d’or, les vieux
Sabins, la forte Etrurie. L’épicurien Horace s’écriait : «Rétablis, ò
fils de Romulus, les temples écroulés de tes dieux et leurs statues noircies de
fumée : soumis aux dieux, tu règnes sur le monde.» En présence de l’impudique
Livie, qui portait dans le lit impérial les fruits d’un premier mariage, il
invoquait la chaste Diane, protectrice des épouses fidèles et fécondes. Il
demandait aux dieux des mœurs pures pour la jeunesse de Rome. Il entremêlait
ses chansons bachiques et ses élégies licencieuses par des odes dont le langage
officiel respirait l’austérité. De toutes parts on relevait les autels, on
réveillait le souvenir des fêtes tombées en désuétude. A côté des écrivains du
siècle d’Auguste, ceux des derniers temps de la république paraissent froids ou
incrédules. Lucrèce nie et Cicéron doute là où Tite-Live et Virgile affirment. Il
y eut, au moment de l’Empire, un véritable essai tenté pour la ressusciter la
religion romaine.
Auguste,
sans doute, ne s’y trompait pas; l’histoire ne s’y est pas trompée davantage.
La religion dont Auguste relevait les autels, quoiqu’elle affectât les allures
antiques, ne ressemblait en rien au culte primitif des Romains. L’ancienne
religion romaine avait un caractère à la fois domestique et politique; elle
était unie par d’étroits liens au droit public et privé; elle faisait une
partie essentielle de la constitution de l’État et de la famille. Des vertus
morales d’un ordre très simple, des habitudes de petite ville, des intérêts
agricoles, des devoirs municipaux, c’était là ce que les anciens Romains
mettaient sous la protection de leurs dieux rustiques. Toutes les cérémonies,
tous les chants sacrés y rappelaient les occupations agricoles. Le dieu Terme
gardait les limites des propriétés; le dieu Fidius veillait à la sainteté du serment; le dieu Consus dictait les conseils des pères de la république; Quirinus était le patron de la
bourgade; les Pénates étaient les bons génies de la famille, tandis que le
temple de Vesta gardait dans un sanctuaire, à côté d’un feu qui ne s’éteignait
jamais, le Palladium mystérieux des destinées futures de Rome. Les souvenirs du
bon roi Numa planaient sur ces traditions, et leur conservaient une empreinte
de dignité et de bonté patriarcales. L’influence de l’Etrurie, en apportant des
divinités et des cérémonies nouvelles, modifia, sans l’altérer sensiblement,
le caractère de celte religion primitive. Une forte organisation sacerdotale,
intimement liée avec l’aristocratie politique, veillait à la conservation de celte
antique foi. Les patriciens formaient, à eux seuls, le collège des pontifes et
des augures. Seuls dépositaires des formules religieuses et juridiques, seuls
interprètes des livres sibyllins, ils faisaient parler à leur gré le droit
divin et humain, les lois et les oracles, le passé et l’avenir.
La Rome
impériale, à la fois démocratique et fastueuse, ne pouvait plus s’accommoder d’une
religion si simple dans ses habitudes, et liée si intimement avec les intérêts
d’une caste détruite. Par là même qu’elle faisait partie essentielle de l’organisation
sociale et politique des Romains, la religion n’avait pu manquer d’en subir
les vicissitudes. A la suite des plébéiens, nous avons vu les nations
étrangères pénétrer dans la cité politique de Rome. Elles n’y entrèrent pas
sans leurs dieux et sans leurs cultes. On conquit peu à peu le droit de
religion, comme le droit de cité, par une série de luttes, d’artifices et de
victoires. Le principe général du droit romain défendait d’admettre des dieux
nouveaux. Voilà la règle telle que l’établit Cicéron. Mais l’exception
habituelle, chez les Romains, à tout principe de droit strict, ne se fait pas
attendre. Le sénat et le peuple pouvaient naturaliser les dieux étrangers et
leur donner un certificat de nationalité. Ils usaient largement de cette faculté.
Il y avait même des occasions où l’on se serait fait conscience d’y manquer.
Avant d’entrer dans une ville assiégée, on adressait aux dieux du pays une
prière solennelle ; on les invitait à quitter leurs temples et à se retirer
dans le camp des Romains. Cela s’appelait les évoquer. «S’il y a un dieu ou une
déesse, disait la formule consacrée, qui ait pris sous sa tutelle le peuple ou
la ville de..., Dieu, qui que vous soyez, je vous prie, je vous adjure et je
vous demande en grâce de quitter le peuple et la ville de..., de sortir de la
ville et des temples..., de venir à Rome chez moi et les miens, et que notre
ville, nos temples et nos sacrifices vous soient plus agréables. Si vous faites
ainsi, je voue des temples et des vœux à votre divinité.» Qu’on juge combien de
fois, sur combien de théâtres différents, cette prière dut être prononcée
depuis la première guerre punique, et que l’on calcule par-là de combien de
divinités nouvelles dut s’enrichir l’Olympe des Romains. C’est par des motifs
analogues que Titus Livius nous montre le serpent
d’Esculape apporté à Rome (461 avant J.-C.) au milieu d’une épidémie, et la
mère des dieux amenée de Pessinunte en 547. Cicéron
nous raconte comment le culte de Cérès fut adopté et les droits de cité donnés
à une prêtresse d’Eleusis, afin qu’elle pût, en qualité de citoyenne, prier
pour ses concitoyens. En outre, chaque nation avait le droit de conserver
ses dieux et de les adorer en liberté, même à Rome sous la condition assez
mal observée de ne point faire de prosélytes; et, comme on venait à Rome de
tous les bouts du monde, Rome était réellement le rendez-vous de tous les dieux
de la terre.
Tel était
déjà le mélange confus que présentait la religion de Rome, au moment où
Auguste la rétablissait. Avec sa sagesse accoutumée, il entreprit de la régulariser,
sans prétendre l’épurer complètement. Il fit un triage décent entre les divers cultes
reconnus à Rome; et Denys d’Halicarnasse, qui voyageait de son temps, admirait
le bon ordre des cérémonies, et félicitait surtout les Romains de n’avoir
point admis de rites étrangers sans les purifier des fables qui les déshonorent.
La
religion sortie de ces altérations successives ne pouvait être antre chose
qu’une conciliation plus ou moins habilement faite entre les diverses mythologies
du monde. Cette conciliation s’établissait de mille manières différentes, tantôt
en recevant les dieux étrangers sous leurs noms propres, avec leurs insignes
et leurs images, tantôt en les confondant à dessein avec d’anciens dieux romains,
qui offraient quelque ressemblance d'attributions ou d'apparences. Ainsi
l’antique Ops se reconnaissait sous les traits de Cybèle. L’Athénienne Pallas
était censée avoir toujours en des autels à Rome sous le nom de Minerve. Diane
n’était autre qu'Artémise, et retrouvait sa statue dans l'idole informe qu’on adorait
à Éphèse. Chaque grande famille d’hommes n’avait pas apporté seulement son
contingent de divinités, mais sa manière propre d’envisager et d'interpréter sa
religion. Rome gardait le culte officiel où dominait la politique. Toutes les
institutions religieuses extérieures portaient son empreinte. Elle était le premier
dieu de son propre culte. Son génie, sa grandeur, sa merveilleuse destinée,
c’était là le premier objet d’adoration d’un vrai Romain. Mais la poésie, la
philosophie de la religion, appartenaient à la Grèce. La Grèce avait des
allégories poétiques pour tous les systèmes. La volupté, le vice, le doute, l’incrédulité
même, y trouvaient des voiles pour se couvrir et se parer. Pour les âmes qui
sentaient le besoin d'une dévotion plus ardente et plus mystérieuse, l’Orient
offrait ses initiations symboliques, sa magie, ses talismans, ses astrologues,
ses divinités bizarres, ses pratiques sanglantes, ses sphynx muets, ses animaux
obscènes, ses femmes couvertes de mamelles. Ainsi dans cet éclectisme, dans ce
confluent, si l'on ose ainsi parler, de toutes les religions, les diverses
dispositions de l'âme se trouvèrent d'abord à l'aise. Nulle gêne ne pesait sur
les actions; nulle croyance bien définie ne s'imposait inflexiblement aux
esprits. Dans ce nombre infini de traditions qui changeaient de lieu en lieu et
de poète en poète, personne ne serait venu à bout de tout croire, mais personne
n’avait la mauvaise grâce de tout nier: on prenait, on laissait, on priait les
dieux , on les raillait à son gré, suivant l'humeur ou l'intérêt du jour. Assez
de foi demeurait pour appuyer un peu dans ses défaillances la vacillante raison
humaine, pas assez pour l'assujettir à une règle et la faire marcher dans une
voie droite; situation merveilleusement appropriée à une race amollie, qui
n'avait ni l'énergie d'une foi vive, ni la hardiesse d'un doute raisonné.
«Que
croire de la Providence, s’écrie, dans un curieux traité de ces temps, un
défenseur chaleureux du culte établi? Si le monde était gouverné par
l’autorité d’une divinité quelconque, verrions-nous des Phalaris et des Denys
sur le trône, des Rutilius et des Camille dans
l’exil, des Socrate buvant la ciguë?... Ou bien donc la vérité est cachée à nos
regards incertains; ou bien, ce qui est plus probable, la fortune affranchie de
toute loi se joue des péripéties de notre destinée. Soit donc que la nature des
choses nous soit inconnue, ou que le hasard en dispose, le meilleur, le plus
digne parti, n’est-il pas de prendre l’expérience des ancêtres pour la voix de
la vérité; de suivre les religions qu’on nous a transmises; d’adorer les dieux
dont nos parents nous ont appris à réciter les noms, avant que nous pussions en
approcher par une connaissance plus familière; de ne point porter de jugement
sur les divinités, mais de croire à la parole des anciens qui, dans un temps
encore grossier et comme au berceau du monde, ont mérité d’avoir des dieux pour
protecteurs, ou même pour rois? Aussi voyons-nous que tous des empires, toutes
les provinces et toutes les cités ont leurs rites sacrés et leurs dieux nationaux: ceux d’Éleusis rendent hommage à Cérès, ceux de Phrygie à la mère des dieux,
ceux d’Épidaure à Esculape, les Chaldéens à Bélus,
les Syriens à Astarté, les habitants de la Tauride à Diane, les Gaulois à
Mercure; les Romains adorent toutes les divinités de l’univers. C’est par là
que leur autorité et leur puissance ont embrassé tout le monde; c’est par là
que leur empire s’est étendu au-delà des limites de l’Océan et des voies
parcourues par le soleil;... c’est en recevant tous les dieux qu’ils ont mérité
de régner sur tous les peuples. Ainsi se perpétue cette vénération mêlée de
crainte que le temps n’ébranle pas, mais accroît. Car l’antiquité ajoute autant
de sainteté aux religions, que d’années aux édifices sacrés. Et moi-même, je n’oserais
pas dire que nos ancêtres ont erré dans les soins qu’ils ont mis à observer les
augures, à interroger les entrailles des victimes, à instituer les cérémonies, à
dédier des temples. Étudiez leurs annales, et vous verrez avec quelle
exactitude ils se sont fait initier aux rites de toutes les religions, soit
pour reconnaître la bonté des dieux, soit pour détourner leur colère... Ne
voyons-nous pas souvent dans le sommeil ces dieux que, pendant le jour, notre
incrédulité repousse ou nie, ou prend à témoins d’un parjure? Puisque telle est
donc l’opinion commune, l’accord de tous les peuples sur l’existence des dieux
immortels (quelque incertaines d’ailleurs que soient la nature et l’origine de cette
opinion), je ne supporte point que des présomptueux, enflés d’une fausse
prudence, veuillent dissoudre ou ébranler une religion si antique, si utile, si
salutaire.»
Le dégoût
des raisonnements, le respect des lois établies, la crainte des fantômes, un
doute général contenu par l’habitude et par la superstition, la religion de
l’empire est là tout entière.
Mais il
n’est pas donné à l’âme humaine de croire ou de douter longtemps à moitié. On
ne se berce pas impunément dans ces régions nuageuses, intermédiaires entre
l’incrédulité et la foi. Les chutes y sont rapides et profondes. Les différents
éléments combinés dans la religion commune des Romains ne restèrent qu’un instant
en équilibre, et se développèrent bientôt chacun dans son sens. La politique
impériale, qui s’était fait du culte un instrument, en usa jusqu’à le briser.
Comme le culte officiel des Romains n’était guère qu’une personnification
patriotique de Rome, quand Rome elle-même eut pris l’habitude de passer tout
entière dans un homme, l’empereur devint le vrai dieu de l’empire. Le scandale
des apothéoses impériales était fait pour ouvrir les yeux aux plus aveugles
sectateurs du polythéisme. On dirait qu’Auguste et Tibère avaient senti ce
péril, car ils résistèrent longtemps à prendre rang parmi les dieux. Auguste
ne voulait pas être adoré en Italie. Tibère ne permit qu’aux villes d’Asie de
lui élever un temple : il est vrai qu’il se présenta onze cités pour se
disputer cet honneur, et qu’il fallut un décret du sénat pour l’attribuer en
propre à Smyrne. Mais à Rome, Tibère professait qu’il était mortel
et qu’il subissait les lois de l’humanité. Cette prudence ne fut point imitée
par ses successeurs. Caligula avait des temples partout; Claude s’en fit bâtir
en Bretagne, et Néron à Rome même. On y joignit bientôt les mères, les sœurs,
les concubines des princes. Thraséas mourait pour
n’avoir pas cru que Poppée fût une divinité, ni qu’elle eût donné naissance à
une déesse qui vécut quatre mois. Tout le désordre de la politique humaine
pénétrait ainsi dans la religion. Les caprices de la poésie s’en jouaient
pendant ce temps à leur gré. Pendant que l'une déifiait tous les vices, l’autre
calomniait et déshonorait tous les dieux. Elles travaillaient en commun à
faire disparaître toute distance entre le ciel et la terre. La multiplicité des
légendes, qui variait à l’infini les dieux antiques, la promptitude des
révolutions qui élevait et renversait, d’un jour à l’autre, des dieux nouveaux,
déroutaient et accablaient l’imagination populaire. Le Panthéon aurait eu
l’enceinte de Rome entière, qu’il n’eût pu contenir assez d’autels pour tous
les dieux des Fastes d’Ovide.
Que
serait-ce si l’on y eût joint toutes les religions occultes, toutes les
sorcellerie!, toutes les cabales qui se cachaient dans les coins reculés ou
dans les souterrains de Rome! Il n’y eut jamais, d’un bout du monde à l’autre,
un tel trafic, un tel commerce de superstitions. Chaque bande d’aventuriers,
qui venait gagner de l’argent à Rome, apportait un dieu et des mystères avec
elle. Il suffisait d’un charlatan et d’un serpent de carton pour arrêter un
général romain à la tête de ses troupes, et le décider à établir une
consultation avec ce dieu d’un nouveau genre. Vainement Auguste, pour indiquer
la mesure qu’il fallait garder, avait-il refusé, en Égypte, d’aller adorer le
bœuf Apis, et félicité son fils de n’être pas entré dans le temple de
Jérusalem. Déjà ses enfants mêmes suivent le torrent. Germanicus et Agrippine,
à leur retour d’Asie, fréquentent tous les temples, invoquent tous les dieux,
moitié celtiques et moitié orientaux, de Galatie; Vespasien va consulter les
dieux de Memphis. Si, sur le bruit d’une invasion de Marcomans, la ville de
Rome est frappée de terreur, le philosophe Marc-Aurèle va mendier des prêtres
de tous côtés, pratiquer des rites étrangers, et purifier la ville suivant les
modes divers de toutes les nations. Est-ce conviction, est-ce politique? qui le
sait? Le sait-il lui-même, ce stoïcien plus tendre et
moins orgueilleux que sa secte, qui, pourtant, avait toujours un astrologue à
ses côtés? Quel Romain voyait clair alors au fond de son âme? Un railleur,
peut-être, connue Lucien, qui ne craignait pas de mettre en scène les dieux de
la Grèce et de l’Orient, se querellant au conseil de Jupiter pour la préséance.
Les dieux d’or devront s’asseoir les premiers, puis les dieux d’argent; puis
l’ivoire, l’airain et la pierre passeront à leur tour. Mais les dieux de Grèce
sont plus beaux et mieux taillés, quoiqu’ils soient de pierre, et Neptune est
indigné de céder le pas au chien Anubis. Puis viennent les Satyres aux pieds de
bouc, et le stupide Mithra, dieu de Médie, la tête ceinte d’un turban, qui
promène ses regards hébétés sur l’assemblée, et ne comprend pas ce qu’on veut
dire quand on boit à sa santé.
Voilà où
était tombée en peu d’années la piété restaurée par Auguste. Un mélange, qui
avait d’abord paru rendre la vie douce et la religion facile, devenait ridicule
aux yeux des hommes éclairés, et pesait douloureusement sur le vulgaire. Ce
malaise se fait sentir dans tous les écrivains sérieux-du IIIe siècle. Plutarque et Apulée, par exemple, l’expriment constamment. Le besoin de
l’unité les possède; le chaos qu’ils rencontrent partout les désespère.
Plutarque s’afflige de trouver des dieux grecs et des dieux égyptiens. Il
voudrait se persuader, et persuader à ceux qui le lisent, que tous ces noms
divers ne sont que des symboles différents, des emblèmes d’une même idée. Il
s’ingénie à trouver le sens de toutes les fables, les vertus morales et
physiques mystérieusement représentées par toutes les idoles. «Il n’y a point,
dit-il, de dieux différents chez les différentes nations, de dieux grecs, de
dieux barbares, de dieux du nord et de dieux du sud; mais, comme le soleil, la
lune, le ciel, la terre et la mer sont des choses universelles et seulement
désignées par des noms divers, suivant les pays, il y a aussi, suivant les
lieux, différents noms et divers modes d’adoration pour la même sagesse suprême
et la même Providence.» Puis il donne lui-même l’exemple en expliquant le symbole
d’Apollon et du soleil. Il est probable que c’était une tentative du même genre
qui avait fait la réputation d’Apollonius de Tyane,
ce Grec, semi-magicien, semi-philosophe, qui parcourait, nous dit son
biographe, les divers pays du monde, s’instruisant de toutes les traditions,
visitant tous les temples, essayant de ramener partout les doctrines à une
morale pure, et les cultes à des formes simples. L’allégorie devait être un dernier
et stérile effort du polythéisme pour élever une unité philosophique sur la
diversité des croyances populaires.
Mais pour
que cette métamorphose pût réussir, pour que la philosophie pût rendre, par des
commentaires allégoriques, l’unité et la vie à la religion, il aurait fallu
qu’elle les possédât en elle-même. Pour se mêler aux croyances populaires, et
leur prêter quelque autorité morale en les épurant, pour cacher un sens élevé
et symbolique sous des fables poétiques, il faut une sagesse à la fois
intelligente et austère, qui mêle au culte sincère de la vérité quelque
compassion pour les erreurs et les faiblesses humaines. Dans les sanctuaires
des temples de l’Egypte ou de la Perse, Pythagore aurait pu trouver des mages
ou des hiérophantes expliquant ainsi à des initiés les traditions d’un culte
bizarre , à la lumière d’une philosophie souvent profonde. Mais tel ne pouvait
être le rôle d’aucun des systèmes philosophiques qui régnaient à Rome sous
l’Empire. Les philosophes des diverses écoles, qui passaient dans les rues de
Rome, drapés dans la misère classique de leurs manteaux, et se promenaient sur
les places publiques, la barbe inculte et les cheveux mal peignés, ne pouvaient
ni atteindre ni prétendre à une pareille autorité. Objets de curiosité et non
de respect, livrés entre eux à d’interminables dissensions, ils étaient
souvent les jouets de la foule, et n’en pouvaient être ni les docteurs ni les
maîtres.
A vrai
dire, l’âge d’or de la philosophie avait passé, dans le monde ancien, plus vite
encore que celui de la religion. Les superstitions s’étaient montrées plus vivaces
que les systèmes, et il y avait, au IIe siècle, encore plus de
croyants naïfs que de raisonneurs graves et de penseurs sérieux. La philosophie
s’était perdue en Grèce par la multiplicité des écoles, par la subtilité de
leurs discussions sophistiques. Mais le caractère particulier que l’esprit
romain lui avait fait prendre, bien que plus simple et plus sensé en
apparence, n’avait peut-être pas moins contribué à lui enlever toute influence
étendue.
En
passant d’Athènes à Rome, la philosophie grecque avait semblé, en effet, descendre
des nuages sur la terre. Le génie romain, éloigné de la théorie et tourné vers
les intérêts et les affaires pratiques, n’avait pu manier qu’assez lourdement
les armes de la dialectique grecque. Une langue plus forte que souple, des
habitudes de pensée plus simples que fines, une vie toujours pressée par le
soin de conquérir ou de gouverner le monde, ne permettaient guère aux Romains
de se perdre complaisamment dans le domaine de la réflexion pure. Aussi les
doctrines de la Grèce, transportées de l’autre côté de l’Adriatique, y
avaient-elles perdu ce qu’elles avaient de subtil, de hardi, de curieusement
métaphysique, en même temps qu’elles dépouillaient le vêtement de poésie
brillante dont elles étaient ornées. Aux spéculations sur Dieu, sur l’origine
première des choses, sur la fin dernière de l’âme, qu’avaient agitées le
Timée, le Parménide, le Phédon et la Métaphysique d’Aristote; à tous ces
problèmes, que la Grèce avait discutés avec passion, sans les résoudre avec
certitude, avaient succédé des questions moins hautes, d’une application en
apparence plus fréquente et plus facile. Le côté moral des systèmes était le
seul qui eût survécu. Le bien consistait-il dans le plaisir ou dans la vertu?
Fallait-il diriger sa vie en conformité avec les instincts de la nature ou avec
un type préconçu de sagesse idéale? Ce fut la seule querelle philosophique qui
agita véritablement les esprits sous l’Empire. L’épicuréisme ne fut pour Horace
qu’une théorie de licence délicate et d’immoralité voluptueuse. Entre les mains
d’Épictète ou de Perse, le stoïcisme c’est qu’un code de morale à la fois sèche
et forte. Cette rude doctrine s’attendrit à peine, chez Marc-Aurèle et chez
Sénèque, par une disposition naturelle au mysticisme. Dans les écrits de
Cicéron même, comme on voit que ce rare génie, malgré sa souplesse, est plus à
l’aise quand il traite des sujets de morale, que quand il aborde, avec les plus
ingénieuses périphrases, les spéculations plus téméraires qu’il avait étudiées
à Athènes et qu’il s’efforçait vainement d’importer à Rome! Quelle différence
entre la précision du De officiis et les
conclusions équivoques, les réserves embarrassées du De naturel Deorumet des Tusculanes!
Toute
préoccupation métaphysique et en même temps toute influence religieuse ont
disparu de la philosophie latine. La divinité et le ciel sont absents de ces
systèmes philosophiques, qui ne pensent guère qu’aux jouissances, à la douleur
et aux devoirs de l’homme sur la terre. Le dieu universel des stoïciens, cette
âme aveugle et fatale du monde, n’est guère plus vivant pour la conscience que
les dieux indifférents d’Épicure. Le véritable sujet des réflexions d’un
penseur romain, c’est la distinction des biens et des maux. Ce qu’il faut faire,
ce qu’il faut éviter, voilà ce qu’il se demande, rarement ce qu’il faut espérer
et croire.
Le
résultat de cette simplification apparente de la philosophie est celui qui n’a
jamais manqué à toute morale qui prétend marcher seule, en dehors des vérités
religieuses. C’est une illusion naturelle et fréquente de penser qu’en
séparant la morale des problèmes souvent obscurs de la métaphysique religieuse,
on la rend plus claire et plus facile. On aboutit seulement à la rendre
insupportable et inapplicable. L’accomplissement du devoir n’est possible et
ne devient cher aux hommes que quand il leur paraît imposé par une main divine
qui tient en perspective devant eux le châtiment et la récompense, quand les
forces de leur âme se trouvent ainsi doublées par les excitations combinées de
l’espoir, de l’amour et de la crainte. Abandonnée à elle-même, ne disant rien
à l’imagination, ne se rattachant à aucune inspiration divine, ne conduisant à
aucune perspective de félicité, n’ouvrant même que très-peu d’accès au repentir,
la morale stoïque était sans attrait comme sans appui. Elle imposait des
sacrifices sans compensation; elle exigeait des efforts que n’excitait aucun
espoir. De bonne heure elle avait elle-même reconnu sa faiblesse; elle s’était
proclamée la croyance de la minorité, du petit nombre des élus par excellence,
du sage par opposition aux simples hommes. C’était une religion solitaire.
L’homme devait regarder en lui-même, en lui seul, s’arrachant à toute
impression du dehors, pour chercher dans sa volonté toute sa force, dans sa
conscience toute sa lumière. «Regarde en dedans, dit Marc Aurèle, là est la
source de tout bien, et une source qui peut couler infiniment si tu y puises a
sans cesse». Une pareille doctrine, dans son aridité mélancolique, ne pouvait
aspirer à devenir populaire, à communiquer son esprit au culte brillant,
sensuel, tout extérieur, avide de plein air et de soleil, que recherchaient
les populations païennes.
Aussi
aucun esprit de propagande ne l’animait. Sous les Césars, elle demeura la
protestation triste et fière d’un parti politique vaincu. Un hasard la fit monter
au pouvoir avec Marc Aurèle. Elle en descendit sans compter un disciple de
plus. Un pénible sentiment d’isolement saisissait même parfois le stoïcien
couronné, au milieu de sa grandeur. Cet empereur, heureux, aimé, tout-puissant,
est triste et découragé comme serait le dernier champion d’une secte vaincue. «Supporte
patiemment la mort, se dit-il à lui-même, en songeant que tu n’as point à te séparer
d'hommes qui pensent comme toi. La seule chose qui pût attacher à la vie serait
l’espoir de la passer avec ceux qui partagent nos sentiments. Mais maintenant tu
vois quelle douleur c’est de ne trouver que divergence dans le commerce
habituel des hommes. De sorte que tu
dois dire : 0 mort, viens vite, pour que moi aussi, je ne me démente pas
moi-même.»
En effet,
Marc Aurèle fut le dernier stoïcien illustre de l’antiquité; et la philosophie
stoïcienne, par une aventure unique dans l’histoire de l’esprit humain, vint finir
sur un trône.
La
philosophie épicurienne demeura maîtresse du terrain; mais ce fut un triomphe
qu’Épicure, à coup sûr, n’eût pas avoué. Elle survécut, sous la forme d’une
licence grossière, à toute espèce de mouvement intellectuel dans l’Empire.
Depuis la mort de Marc-Aurèle, et pendant l’âge qui le suit, on ne rencontre
pas un philosophe, ou même un moraliste de quelque portée. On continuait à
discuter dans les écoles. Mais la société fatiguée ne prêtait plus à ces débats
qu'une oreille indifférente. Celte langueur, sans doute, n’était pas
définitive, et la science grecque, avant de s’éteindre, devait jeter encore un
dernier éclat sur le monde et environner de quelque honneur les derniers jours
du paganisme. Déjà, vers le milieu du IIIe siècle, un maître
éloquent, un Grec d’Asie, avait paru dans Rome, professant à voix basse, dans
l’ombre de conférences mystérieuses, une doctrine nouvelle. Il s’annonçait
comme devant rassembler en un faisceau les lambeaux épars de la philosophie
grecque, et élever ainsi l’intelligence humaine par le concours de tous les
systèmes réunis et sur les ailes de l’enthousiasme, jusqu’à la connaissance
intime de la divinité. Plotin avait enseigné à Rome vers 250 ap. J.-C. Il avait pénétré dans la cour de l’empereur
Gordien, dont il s’était fait entendre entre deux insurrections: des
sénateurs, de grandes dames même, se pressaient pour l’écouler, tant était
grand dans les âmes le besoin d’unité morale que l’Empire avait excité sans le
satisfaire. Mais dans les réserves calculées du langage du nouveau docteur, on
pouvait saisir les traces d’une influence inconnue qu’il subissait en la
combattant. C’est qu’en effet, pendant qu’à Rome l’unité politique s’échappait
de toute part, pendant que les partis, les nations, les dieux même étaient aux
prises, sur un autre point de l’Empire jaillissait comme une source nouvelle
d’unité, longtemps souterraine, mais abondante et pure. Pour la voir se
répandre sur le monde, c’est, avant tout, du côté de l’Orient qu’il nous faut
tourner nos regards.
II
DÉVELOPPEMENTS
DE L'UNITÉ DE L’ÉGLISE
Le christianisme
se présente, à l’esprit qui l’étudie, sous deux faces bien différentes qu’il
faut envisager d’un même coup d’œil, sous peine de ne bien saisir ni l’une ni
l’autre. Le christianisme est à la fois un fait et une doctrine; il a une
philosophie et une histoire qui ont commencé le même jour et se sont déroulées
ensemble. L’Évangile raconte en même temps la vie de Jésus-Christ et ses prédications.
Les épîtres dogmatiques de saint Paul trouvent leur explication et leur
commentaire dans le récit animé de ses persécutions. Les premiers témoins du
christianisme ont été des héros en même temps que des docteurs. On ne peut
raconter l'histoire de l’Église, sans faire d’une main le tableau de ses
souffrances, et sans décrire de l’autre les luttes du dogme et de l’hérésie. En
même temps qu’elle opérait dans les profondeurs de l’âme humaine une révolution
morale, elle prenait aux yeux des peuples une réalité extérieure et sensible.
II faut, en racontant ce développement sans pareil dans le monde, faire
marcher de front à tout instant l’exposition des idées et l’histoire des
événements.
Nous ne
nous arrêterons point à démontrer l’authenticité des récits ni la vérité des
faits évangéliques. Ce serait rentrer dans une controverse qui remplirait, à
elle seule, des volumes entiers, et dont la passion s’est trop mêlée pour qu’il
soit permis d’espérer aujourd’hui y mettre un terme par la bonne foi. Nous ne
voyons pas de raison, d’ailleurs, pour sortir ici des lois habituelles de
l’histoire.
Les faits
dont l’Évangile nous présente le spectacle ne se sont pas passés, comme les
fastes des religions antiques, dans quelque temps reculé, semi-héroïque et
semi-barbare, sur quelque bord désert ou inconnu. C’est au sein d’une société
pleinement civilisée, dans la ville principale d’une province romaine, visitée
la veille par Pompée et décrite le lendemain par Tacite, que Jésus-Christ a
vécu, prêché, formé son église et sacrifié sa vie. Sa biographie n’arrive point
jusqu’à nous transmise de bouche en bouche par des rhapsodes, et grossie sur sa
roule par l’enthousiasme et la crédulité populaires. Quatre récits, simples
dans leur forme, précis et concordants dans leurs assertions, rédigés par des
témoins oculaires ou contemporains dans une langue parfaitement intelligible,
tels sont les documents sur lesquels s’établit l’histoire de Jésus-Christ. Un
concert d’attestations anciennes, la prompte diffusion, la similitude des
textes répandus dans tous les bouts du monde, la conformité des récits avec la
chronologie contemporaine, tels sont les titres que font valoir, à leur tour, les
écrits évangéliques pour prendre rang parmi les monuments authentiques du passé.
La certitude des faits ne s’établit point sur d’autres fondements; la critique
des textes n’a point d’autres exigences. Nous connaissons Jésus-Christ par ses
disciples Jean et Matthieu, saint Paul par Luc, le compagnon de ses voyages.
Connaissons-nous Alexandre ou Auguste par d’autres récits que ceux de leurs, compagnons
d’armes ou de leurs courtisans? Parce que des faits intéressent la foi et
surprennent la raison, parce qu’ils emportent après eux un certain ordre de conséquences
morales, est-ce un motif légitime pour récuser à leur égard toutes les règles
ordinaires du jugement humain? Nous ne demandons pour l'Évangile d’autre faveur
que de ne pas être mis hors du droit commun de la science et de l’érudition.
Par une
raison analogue, aucun respect mal entendu ne doit nous empêcher d’étudier de
sang-froid, dans les commencements de l’Église, le secret des ressorts divins
qui ont préparé la merveille de son développement et de son triomphe. Les
écrivains chrétiens, prosternés dans un juste sentiment d’adoration, ont trop
souvent semblé croire qu’on méconnaîtrait la divinité de l’œuvre du Christ et
même de sa personne, si tout, dans l’établissement de l’Eglise, ne se montrait
également mystérieux, surhumain, inexplicable. En suivant les progrès de la
foi, ils insistent, et non sans raison, sur la disproportion constante des
moyens mis en œuvre et des effets obtenus; ils aiment à contempler le géant du
paganisme étendu à terre par la fronde du berger. Moins ils comprennent, et
plus ils admirent; moins ils peuvent attribuer à l’homme, plus ils rapportent
à Dieu, ils se plaisent dans leur surprise, et leur respect serait altéré si leur
intelligence n’était confondue.
A Dieu ne
plaise que nous contestions la beauté touchante et la justesse fondamentale d’un
point de vue qui a fourni aux défenseurs du christianisme la matière de leurs
plus éloquentes démonstrations. La conversion du genre humain, commencée par
douze hommes du peuple et accomplie sans un acte de violence par la seule force
d’une prédication paisible qui ne parlait ni à l’imagination, ni à l’intérêt,
ni aux sens, demeure une des plus inexplicables merveilles dont l’histoire
rende témoignage. Mais les mystères de la foi chrétienne ont un double
caractère: incompréhensibles dans toute leur étendue pour notre faible raison,
ils sont toujours accessibles par quelque côté à notre intelligente admiration.
Il ne saurait donc nous être défendu d’arrêter notre pensée sur un des
caractères principaux et qui n’est pas le moins divin de la religion
chrétienne, je veux dire son accord avec la marche prédestinée de l’histoire et
les éternels besoins de l’âme humaine. Le christianisme n’a point été un
accident inattendu dans la destinée de l’humanité. Il s’élève, au contraire,
comme un point culminant dans la suite des siècles. Avant lui, tout y mène;
après lui, tout en découle. Ce n’est donc point offenser le christianisme, ni
diminuer son autorité divine, que de rechercher et de mettre en lumière toutes
les causes qui ont préparé et servi sa marche. Si la main qui l’a fondé est la même
qui dirige de toute éternité le cours des événements, elle a pu les disposer
pour se prêter à son passage. Si la vérité, que le christianisme a révélée, est
un rayon de cette vérité universelle qui repose dans le sein de Dieu, elle a dû
reconnaître comme son bien toutes les vérités imparfaites dont les systèmes philosophiques
se disputaient les lambeaux souillés. Si le christianisme est venu pour apaiser
la soif des âmes, les peuples, ces troupeaux altérés d’âmes, ont dû tressaillir
à son approche. Ainsi, mœurs, philosophie, état politique et moral des
sociétés antiques, tout a pu servir à seconder ses progrès et, si rien ne
suffît à les expliquer, tout peut servir à les comprendre. Dans son intérieur
même, dans l’organisation de l’Église, il est permis d’admirer la sagesse et la
profondeur des combinaisons, l’union d’une force de résistance invincible et
d’une force élastique d’expansion, un mélange d’autorité et d’indépendance,
d’élection et de hiérarchie qui réalise et dépasse le type des plus savantes
constitutions politiques. Car l’Église est une réunion d’hommes que Dieu
lui-même a pris la peine d'organiser; il n’est donc point étonnant qu’il en ait
fait la plus solide, la mieux pondérée des sociétés de ce monde. La touche de l’ouvrier
se fait reconnaître au jeu parfait de l’instrument, à l’accord inconnu qu’il en
sait tirer. Ainsi, dans l’histoire du christianisme, c'est souvent par la perfection
de l’œuvre humaine qu’éclate l’intervention divine : nouvelle sorte de prodige
qui ouvre à la réflexion de l’historien une vaste perspective, et qui se trouve
en parfaite conformité avec l’esprit d'une religion dont le fondateur, un, dans
une double nature, fut à la fois le Dieu suprême et l’homme idéal.
La fondation
de l’Église chrétienne se rattache intimement à la personne cl à l’action même
du Christ. Le disciple bien-aimé, racontant la vie de son maître, lui donna le premier
un nom déjà familier dans la philosophie de l'Orient. Il l’appela le Verbe, la Parole. Celte dénomination, qui renferme en soi tout le mystère
de la nature divine de Jésus-Christ, pourrait aussi, par une application détournée,
paraître le résumé de toute sa carrière humaine. Les courtes années qu'il
passa, en effet, hors de la retraite, ne furent qu’une prédication continue,
une action miraculeuse de la parole. Il n’écrivit point un système. Dans ses
longues heures de méditation, il n’éleva point un de ces monuments raisonnés
et philosophiques qui échappent à la foule des contemporains et qu’admire la
postérité des sages. Il parlait à toute heure, en tout lieu, à tous les hommes,
sous toutes les formes. Né dans les rangs populaires et menant cette vie tout
extérieure, si commune sous le ciel d’Orient, d’ordinaire il s’adressa au
peuple. Du plus loin qu’on l’apercevait assis sur quelque rocher, sur les bords
du lac de Génésareth ou sur les âpres rives du Jourdain, la foule accourait
pour entendre tomber de ses lèvres une parole à la fois suave et forte,
majestueuse et familière, qui, tour à tour, perçait l'âme de ses traits
brûlants, et charmait l’imagination par la grâce touchante des paraboles. Il
parlait, dans le silence de la nuit, à l’orgueil troublé d’un docteur d’Israël,
sur le bord du puits de Sichem, à la conscience d’une femme coupable et
repentante; il parlait dans les synagogues aux scribes étonnés d’entendre le
ton du commandement. II donnait rarement à ses discours un développement
régulier. Il enseignait, à propos de l’événement du jour, en réponse aux
questions qui lui étaient posées, dans le mode le plus directement applicable à
l’interlocuteur qui l’abordait. Femmes, enfants, sages ou ignorants, disciples
ou adversaires, il parlait à chacun sa langue, il allait droit à l’âme de
chacun, pénétrant ses plus secrètes pensées, doublant l’effet de la parole par
un regard perçant et doux, où la tendresse du père se mêlait à la clairvoyance
du juge et à l’autorité du maître.
Mais
précisément parce qu’il parla et n’écrivit pas, parce que ses enseignements
publics revêtaient une forme plus touchante que systématique, parce que son
geste, sa voix, ce parfum de divinité qui s’exhalait des bords mêmes de sa robe,
attiraient presque autant que ses instructions même la foule émue qui suivait
ses pas, son œuvre aurait dû, ce semble, disparaître avec sa personne; son
enseignement aurait dû s’effacer avec le son de sa voix. Il n’en fut rien
pourtant. L’Évangile, après lui, conserva sa nature; on ne le vit point
s’évanouir en un souvenir fugitif ou se glacer en une lettre morte, mais
demeurer une parole de vie qui retentit à l’oreille et frappe au cœur de tout
homme. Jésus-Christ désigna de bonne heure quelques hommes destinés non-seulement
à devenir les dépositaires de sa doctrine, mais à continuer cet enseignement,
direct, personnel, d’homme à homme, pour ainsi dire, et de bouche à bouche, approprié
aux lieux, aux circonstances et aux caractères, qui avait fait une partie de la
force de sa propre prédication.
A peine
était-il sorti des eaux du baptême, et venait-il de recevoir la consécration
extérieure de l’Esprit saint, deux disciples de Jean-Baptiste, suivant les
indications de leur maître, s’approchèrent de lui pour le contempler, Jésus
regardant l’un d’eux, lui dit: Vous êtes Simon, fils de Jonas; vous serez
appelez Céphas, c’est-à-dire Pierre. Un peu plus tard, trouvant ces
mêmes disciples occupés à la pêche, qui était leur métier: Suivez-moi, leur
dit-il, je vous ferai pêcheurs d’hommes. Et les deux frères, laissant leurs
filets, le suivirent. — Suis-moi, dit-il encore à Philippe, compatriote d’André
et de Pierre, qu’il rencontre sur la roule de Galilée. C’est le même appel,
toujours imprévu et toujours obéi, qui est adressé à Lévi ou Matthieu, fils
d’Alphée, assis derrière son comptoir de péage.
Par celte
série de désignations impératives, un groupe de douze hommes choisis fut
bientôt rassemblé autour du maître. Saint Matthieu passe la revue de cette
petite armée : Ce sont, dit-il, Simon le premier qui fut aussi nommé Pierre,
puis André, Jacques, fils de Zébédée, Jean, Philippe, Barthélemy, Thomas,
Matthieu (ou Lévi), Jacques, fils d’Alphée, Thaddée, Simon le zélé, et Juda
Iscariote. A peine réunis, ils furent envoyés, comme pour faire l’essai de
leurs forces, annoncer le règne de Dieu aux brebis perdues de la maison
d’Israël.
Malgré
cette première mission qui, d’après le rapport de l’évangéliste, fut déjà
accompagnée de beaucoup de miracles et suivie de plusieurs conversions, les
envoyés eux-mêmes semblent n’avoir eu à ce moment qu’une connaissance
imparfaite de l’objet de leur apostolat. Ils étaient tous dans l’attente plutôt
que dans la confidence d’une doctrine dont ils étaient loin de pouvoir encore
pénétrer la profondeur. A la veille de les quitter, après trois ans de vie
commune, Jésus-Christ savait si bien qu’il était encore peu connu d’eux, qu’il
leur adresse cette question : « Que dit-on du Fils de l’Homme, et vous, qui
dites-vous que je suis?» Le plus hardi, le plus actif, le plus
entreprenant des disciples, celui que son ardeur avait déjà porté au premier
rang et exposé à plus d’un péril, lui répond: « Vous êtes, Seigneur, le
Christ, le fils du Dieu vivant. — Bien heureux es-tu! reprend Jésus, Simon,
fils de Jonas, parce que ce n’est point la chair et le sang qui t’ont révélé
ceci, mais mon Père qui est au ciel : et moi je te dis que tu es Pierre, et sur
cette pierre je bâtirai mon église, et les portes de l’enfer ne prévaudront point
contre elle. Je te donnerai les clefs du royaume des cieux, et tout ce que tu
délieras sur la terre sera délié dans le ciel.» Ainsi, alors même que la
nature du Messie était encore un problème pour ceux qui l’approchaient dans son
intimité, le plan de l’église chrétienne apparaît déjà dans son langage. Cette
Église a un fondement terrestre et pourtant éternel. Elle a des portes sacrées
dont un gardien est déjà nommé; et ses clefs, confiées à une main humaine, ouvrent
et ferment l’entrée du ciel.
Dès lors,
c’est à cette église constituée et souvent même à son chef visible, que
Jésus-Christ adresse directement ses recommandations, ses instructions et ses
promesses. II lui parle comme si elle était déjà armée d’une puissance
extérieure, comme si elle faisait déjà la loi à des nations rangées sous ses
ordres. Quiconque n’écoute pas l’Église, dit-il, regardez-le comme un païen et
un publicain. C’est à ce petit cénacle mis à part de la foule des fidèles qui
se pressaient pour toucher le bord de ses vêtements, à part des saintes femmes
qui lui portaient un amour très tendre, à part du centurion ou de l’humble
péager dont il avait loué publiquement la foi, à part de Lazare même qu’il
avait rappelé du tombeau, c’est à ces élus qu’il révèle sur quelque montagne
écartée sa gloire cachée et sa mort prochaine. C’est à eux, à eux seuls, qu’il
promet d’envoyer l’Esprit qui doit descendre sur la terre après que lui-même
sera remonté vers le ciel. «Si je m’en vais, dit-il, je vous enverrai le
consolateur qui vous fera ressouvenir de tout ce que je vous aurai dit. » Le
reste des croyants n’est point exclu sans doute de cette unité future, mais il
n’y pénètre que par l’intermédiaire des apôtres. «Père saint, dit le Seigneur
dans sa dernière prière, conservez, par votre nom, ceux que vous m’avez
donnés, afin qu’ils soient un comme nous : je ne vous prie pas seulement pour
eux, mais encore pour ceux qui croiront en moi par leur parole, afin que tous
ensemble ils ne soient qu’un.» C’est aux apôtres seuls qu’il fait part de ce
dernier repas qui eut toute la solennité d’un sacrifice avec toute la douleur
d’un dernier adieu. Plus le moment de sa fin approche, plus il se renferme
dans leur société; plus il parait concentrer sur eux seuls toute son attention,
plus il adresse en particulier des appels fréquents à celui d’entre eux qu’il
a désigné comme leur chef; il semble ne plus perdre Pierre de vue. Il lui
prédit sa chute et sa pénitence: «Quand tu seras revenu, lui dit-il, confirme
tes frères.» Au milieu même de ses souffrances, il se tourne pour lui
reprocher, par un regard plein de douceur et d’amertume, ses défaillances
répétées. A peine sorti du tombeau, il s’entretient avec Pierre avant de se
montrer aux autres disciples. Enfin à trois reprises, par une
triple bénédiction, à la suite de trois interrogations solennelles, il le
charge de paître les brebis qu’il va quitter.
Rien
n’est frappant comme de comparer Jésus élevé au ciel sur la montagne de
Galilée, et Moïse mourant au-delà du Jourdain, dans la terre de Moab; tout
l’esprit de la loi nouvelle se fait voir dans cette comparaison. Moïse étendait
ses mains pour bénir un peuple nombreux. Au centre de ces multitudes, qui
étaient une nation en même temps qu’une armée, s’élevait l’arche sainte, qui
enfermait les tables de pierre gravées par la main de Dieu lui-même; la tribu
de Lévi veille à la garde du sanctuaire, où la pensée divine repose imprimée
sur le roc. Jésus-Christ n’a autour de lui que douze hommes sans armes, et sa
loi n’est écrite encore que dans leur cœur. Mais la pensée de Moïse, comme
enfermée elle-même dans l’édifice étroit de sa théocratie, ne dépasse ni ces
légions qu’il embrasse du regard, ni celte terre promise dont il aperçoit les
bords. Celle de Jésus s’étend à tous les âges de l'avenir et à toutes les
nations de la terre. «Toute puissance, dit-il, m’a été donnée dans le ciel et
sur la terre. Allez donc, instruisez toutes les nations, les baptisant au nom
du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et leur apprenant à observer toutes les
choses que je vous ai prescrites. Je suis avec vous jusqu’à la consommation des
siècles». Sur cette parole, ces douze hommes, le bâton à la main et les reins
ceints, devront parcourir le monde entier. Ils n’emporteront ni argent dans
leur bourse, ni sac pour leur voyage : ils n’ont point encore de livre
sacramentel à consulter. Avec eux la vérité ne sera plus retirée dans le
silence d’un asile inviolable; elle se tiendra sur les chemins pour appeler
tous les passants. La loi ancienne était froide comme la lettre : l’église
nouvelle est vivante comme la parole. L’une était un monument, l’autre est un
être; l’une avait l’immutabilité du roc, l’autre, incessamment fleurissante,
aura l’éternelle jeunesse de la nature animée; son organisation féconde va se
transmettre comme la vie et se renouveler comme les générations.
C’est
ainsi que l’Église sort tout organisée des mains du Christ avec son ordre
hiérarchique et son unité. On la voit à l’œuvre dès le lendemain de
l’Ascension, lorsque, sur la parole de Pierre, le sort est appelé à choisir
parmi les cent vingt disciples fidèles, tous témoins de la résurrection du
Sauveur, un successeur au ministère et à l'épiscopal du traître Judas.
Il est plus difficile de déterminer dans les récits de l’Évangile à quel moment
de la vie du Christ l’ensemble du dogme chrétien fut connu, même des apôtres,
sous une forme raisonnée. Les enseignements moraux adressés par Jésus-Christ à
la foule, les réponses habiles faites aux questions perfides des Pharisiens,
l’explication confidentielle des paraboles, tous ces modes d’enseignement qui
tenaient sans cesse éveillée la curiosité des disciples, ne servirent sans
doute que de préparation à des instructions plus détaillées sur l’enchaînement
des vérités chrétiennes. Mais, sans vouloir soulever le voile dont le récit
sacré a couvert ces confidences, il nous suffit de reconnaître que, dans la
suite même des faits évangéliques, tout le dogme chrétien était déjà implicitement
contenu. Ces faits miraculeux renfermaient toute une doctrine, car ils offraient
à eux seuls au cœur de l’homme ce qu’il cherchait vainement au pied de l’autel
de ses faux dieux, un intermédiaire entre Dieu et l’humanité.
Le besoin
d'un intermédiaire, telle est en effet l’explication des aberrations
religieuses de l’humanité païenne, et du prompt réveil qui suivit l’apparition
du christianisme. Il faut s’arrêter un instant pour bien saisir ce point
capital, qui est comme le centre et le résumé du dogme chrétien, et hors duquel
on lie saurait comprendre ni l’état d’esprit du monde antique, ni la rapide propagation
de l’Évangile, ni l’importance des grands débats qui devaient déchirer l’Église
après son triomphe. Avant l’Évangile, l’esprit humain n'était pas sans doute incapable
de concevoir l'idée d'un Dieu unique et suprême; mais il était hors d’état de
le contempler sans s’éblouir. La grandeur écrasante, la justice vengeresse, la
pureté jalouse d'un Dieu tout-puissant l'accablaient et l’épouvantaient tour à
tour. Il s’en détournait par défaillance et par terreur. Il demandait un
intermédiaire plus accessible à sa faiblesse. Il l’avait cherché longtemps
dans les dieux du polythéisme. Le christianisme vint enfin le lui offrir sous
des traits d’une bonté attrayante : et ce fut là l’un des secrets de sa rapide
propagation qu’il ne nous est pas défendu de pénétrer.
Nous avons
déjà considéré le polythéisme dans ses résultats politiques et dans ses
derniers jours de discrédit et de décrépitude. Mais un phénomène moral à la fois
si étrange et si important doit être considéré sous plus d’une face, et il faut
tâcher d’en bien concevoir le véritable caractère.
Accoutumés
que nous sommes aujourd’hui, par les leçons de la religion chrétienne, à vivre
dans le commerce familier des plus hautes notions métaphysiques, nous avons
quelque peine à concevoir les difficultés qu’éprouvaient les populations, et
même les sages de l’antiquité, à aborder directement le culte de l’être infini.
Le polythéisme ne nous inspire qu’un mépris mêlé de pitié. Nous nous indignons
contre les Juifs quittant le Dieu de Sinaï pour aller adorer le veau d’or. Nous
sourions aux fables ingénieuses de Platon, aux ménagements politiques de Cicéron.
Ne soyons pas si sévères pourtant pour les premiers maîtres de la religion et
de la pensée. Le cœur de l’homme n’est pas tellement changé par les siècles,
qu’en descendant en nous-mêmes nous n’y puissions retrouver l’explication de ses
plus étranges faiblesses. Il est certain, par exemple, que même pour nous, l’idée
de Dieu, quand elle nous est livrée par la raison pure, ne nous apparaît
qu’environnée de problèmes redoutables qui entraînent à leur suite des
malédictions menaçantes. Des notions incompréhensibles, des questions terribles
qui troublent l’intelligence, naissent d’une réflexion prolongée sur l’idée de
Dieu. Hors d’état de nous tenir à de telles hauteurs dans un juste point
d’équilibre, nous nous faisons tour à tour de la divinité des idées trop élevées
pour nous ou trop indignes d’elle. Tantôt nous l’abaissons à notre taille quand
nous tâchons de la concevoir; tantôt nous cessons de nous comprendre
nous-mêmes, quand nous nous efforçons de grandir notre pensée pour l’atteindre.
Le
raisonnement connu qui démontre l’existence et l’unité d’un dieu suprême, est
d’une rigueur et d’une simplicité telles, qu’il n’avait pu échapper entièrement
aux esprits exercés de l’antiquité. Comme nous, ils pouvaient concevoir que tous
les êtres finis, dont nous faisons partie nous-mêmes, bornés en puissance, en durée,
en perfection, incapables de se produire ou de s’anéantir eux-mêmes, doivent par
conséquent chercher hors de leur propre essence quelque cause première. Un être
infini peut seul nous fournir cette cause efficace. Cet être infini doit être
unique; comment deux êtres infinis pourraient-ils subsister sans se gêner,
sans se limiter, sans se détruire par conséquent mutuellement? Deux infinis
sont contradictoires. Unique, il doit être parfait et tout-puissant, car qui
pourrait altérer en lui la perfection et limiter la puissance? Parfait et
tout-puissant, il doit être aussi immuable, car la perfection ne peut rien
acquérir, et l’omnipotence ne peut rien perdre. Il ne peut donc changer, ni en
mal ni même en bien, car il est le bien lui-même. Un, infini, parfait, immuable
surtout, tel s’élève le dieu de la logique. En un mot, c’est un dieu qui ne
peut être ni ému, ni amoindri, ni même affecté par aucun rapport avec aucun
être étranger ou extérieur à lui.
Mais
conduit par celle force irrésistible du raisonnement jusqu’en face de celte
invisible divinité, l'homme se sent tout d'un coup saisi d’un profond malaise.
Il semble que sur ces sommets glacés l'air manque à sa poitrine. Le dieu qu’une
logique étroite nous découvre ne parle point assez à son cœur. Tout en lui, au
contraire, l’inquiète et l’effraie. Quand l’homme souffre, quand il gémit, il
lève les regards vers les cieux pour y chercher quelque soulagement; mais ce
Dieu qui réside aux deux, dans la splendeur d’une immuable béatitude, peut-il
avoir quelque souci des maux de l’homme? Peut-il prêter quelque attention à ses
prières? La pitié, la sympathie, ces sentiments qui, s’ils ne sont pas la douleur
même, en sont au moins le reflet et l’écho, peuvent-ils troubler la sérénité inaltérable,
la plénitude de jouissance de l'être absolu? Dieu peut-il souffrir, même par
compassion? Les orages de notre existence passagère peuvent-ils agiter même légèrement
la surface toujours limpide de l’éternelle félicité? Sommes-nous dignes
d’ailleurs de l’amour d’un dieu qui est le bien lui-même? Le mal n’est pas seulement
hors de nous, il est en nous-mêmes; il ne nous afflige pas seulement, il nous
souille, il nous dégrade. Nous sommes coupables avant d’être malheureux, et
nous péchons avant de souffrir. Si le cri’ de nos douleurs monte jusqu’à Dieu pour
attendrir sa miséricorde, la clameur de nos fautes va prendre les devants pour irriter
sa justice. Depuis le sang d’Abel le juste jusqu’à à celui de Malachie le
prophète, depuis le premier homicide jusqu’au dernier adultère, cette terre
toujours sanglante et toujours impure, éternel théâtre de convoitises et de
meurtres, ne peut arrêter les regards de l’être parfait sans allumer sa colère.
Ici, par conséquent, une apparente contradiction s’élève du sein même de notre
intelligence. Le dieu que la logique nous démontre ne suffit point à nos désirs
: par un instinct involontaire nous en appelons un autre à notre aide. Le dieu
de la raison est le type, la substance même de la justice; rien de souillé ne
peut subsister devant ses regards. C’est, avant tout, un dieu qui fait justice;
notre cœur invoque un dieu qui pardonne. Pour satisfaire, par conséquent les
exigences contraires des deux facultés humaines, il faudrait leur offrir à la
fois un dieu inaccessible à toute émotion et un dieu facile à la pitié, un
dieu élevé au-dessus du monde et un dieu mêlé au monde, un dieu qu’on ose à
peine nommer, et un dieu qu’on puisse aimer, un dieu redoutable et un dieu familier,
un dieu différent de l'homme et un dieu pareil à l’homme.
La
conscience humaine, privée de la révélation, se débattait dans ces ténèbres,
dans ces désirs contradictoires, entre le besoin et la crainte de Dieu, entre
l’impossibilité de le comprendre et l’impossibilité de s'en passer, se faisant
tour à tour un idéal inintelligible à force d’être sublime, et des images
grossières dont elle rougissait elle-même. Le polythéisme était le résultat
informe et laborieux de ces efforts. On a dit souvent qu’il était l’apothéose
des forces de la nature et des passions humaines. On pourrait dire plus
justement encore qu’il n’était que l’idée de la divinité, aperçue par des sens
grossiers, à travers l’enveloppe de la nature, et proportionnée aux faiblesses
de cœurs corrompus. Le gouvernement du monde, tel qu’il se montre à nos yeux
avant que la révélation nous ait appris à le regarder, ressemble, en effet,
assez à l’Olympe des Grecs, c’est-à-dire à une monarchie savante conduite par
un chef suprême, mais troublée par des guerres intestines. On y trouve la trace
de lois sages qui ne sont pas toujours obéies, et l’action de ministres
puissants qui ne sont pas toujours dociles. Si les dieux du polythéisme ont la
taille fort peu élevée au-dessus de l’humanité, s’ils en partagent les
sentiments et souvent les vices, l’antiquité les faisait ainsi pour les
regarder, et souvent pour les aimer plus à l’aise. Un besoin invincible d’avoir
un dieu fait à l’image de l’homme, un dieu qui pût écouter et répondre,
s’irriter et s’attendrir, un dieu en qui l’humanité se mêlât à la divinité,
tourmentait les religions antiques. Le polythéisme en était l'expression.
L’antiquité faisait ses dieux sanguinaires pour pouvoir les apaiser par des
victimes humaines. Elle les faisait criminels pour avoir en eux des complices
plutôt que des juges de ses fautes. Elle les douait d’une beauté humaine pour pouvoir les chérir d’une tendresse plus sensible.
Elle les dégradait par des aventures licencieuses, pour établir, en quelque
sorte, entre les races humaine et divine des rapports de sang et de chair d’où
sortaient, sous la forme de demi-dieux, de véritables incarnations grossières
de la divinité. Elle avait la passion de faire habiter la divinité au milieu
d’elle, et cependant, par intervalle, elle sentait avec désespoir la distance
qui l’en séparait. Cette sombre et immobile figure du Destin, assise dans les
nuages aux contins de l’horizon d’Homère, ce Saturne détrôné, mais encore
terrible, qui se nourrit de sa substance et dévore ses propres enfants, ce nom
répété dans la nuit aux oreilles des initiés, ce sont là comme les apparitions
rares, mais solennelles, du Dieu immuable de la raison, de cet être absolu que
la logique fait sortir des profondeurs de la pensée humaine, aux pieds duquel l’imagination
se perd et la réflexion vient mourir.
Tel est à
nos yeux le véritable sens du polythéisme dans le monde antique. L’élégante
mythologie des fables grecques, les idoles fantastiques de l’Orient, les héros
nuageux du Nord, les génies paternels de l’Italie primitive, toutes ces formes
diverses de l’idolâtrie partaient d’un fonds commun; l’impossibilité de se contenter
de l’idée rationnelle de Dieu. L’humanité avait sacrifié non sans combat les exigences
de sa raison pour obéir à la voix plus impérieuse du sentiment et des sens. Il
fallait que cet entraînement fut bien puissant, car ni bienfaits, ni promesses,
ni miracles, ni menaces rivaient pu y soustraire la petite nation élue, choisie
par Dieu lui-même. La nation juive avait éprouvé pendant des siècles, comme
toute autre, la passion, la fureur de l’idolâtrie. Vainement, Dieu, pour garder
quelques adorateurs fidèles, et pour rendre sa majesté plus visible en avait-il
atténué l’éclat; vainement avait-il multiplié les prescriptions expresses
suivies de châtiments sensibles; tant de leçons n’avaient point suffi. Le Dieu
du Sinaï, Yahvé, Celui qui est, qui a été et qui sera, Celui qui
s’appelle «Je suis» , devenu le Dieu paternel d'Abraham, d’Isaac et de
Jacob, était encore trop grand, trop redoutable, trop invisible, trop abstrait,
même pour son peuple. Dès que Moïse le perdait du regard, Israël demandait un
Dieu qui marchât devant lui, et courait se faire des images
taillées des choses gui sont en haut dans le ciel, ou ici-bas sur la terre. Il secouait de son col roide, de sa tête dure, le joug de l’invisible
unité divine. Soixante-dix ans de captivité rigoureuse avaient à peine réussi à
l’y façonner, et jusqu’à la veille du christianisme, plus d’un magicien errant
sur les bords du Jourdain ou dans les plaines de Samarie disputait au temple
ses fidèles, et à la synagogue ses auditeurs .
C’est
dans cette insuffisance d’un Dieu rationnel, et dans ce besoin universel d’un
Dieu sensible, que Jésus-Christ vint montrer à la Judée d’abord et ensuite au monde
l’union étroite et mystérieuse d’une divinité parfaite et d’une humanité
véritable. Il faut se mettre, par la pensée, à la place de ces douze Israélites
dont il fit le noyau de son Église. Fidèles sectateurs de la loi de Moïse, ces
hommes pieux avaient adoré dès leur enfance, sans le comprendre, mais non sans
le craindre, le Dieu très-haut, le Dieu fort, l’Éternel, le Dieu jaloux. Ce
culte sévère avait fait peser sur eux le fardeau de ses prescriptions. Mais
voici que ce Dieu redoutable, dont Moïse même n’avait aperçu que la trace lumineuse,
il leur a été donné de le voir, de l’aimer pendant trois années, sous la forme
réelle et matérielle de l’humanité. Il a été fait chair devant eux, il a
habité au milieu d’eux plein de grâce et de vérité. Celui-ci a reposé sa
tête sur son sein; celui-là l’a vu verser des larmes sur le tombeau d’un ami :
à cet autre il a révélé, en deux mots, ses plus secrètes pensées. Trois d’entre
eux ont vu tour à tour ses traits s’illuminer d’une, gloire céleste, et se
décolorer parles teintes de la mort. Tous l’ont vu mourir et ressusciter, et la
main du plus incrédule est entrée dans ses plaies. Lui-même s’est donné
indistinctement les noms de Fils de l’homme et de Fils de Dieu, attestant ainsi
par une double naissance la plénitude d’une double nature. «Philippe, a-t-il
dit à l’un d’eux, celui qui m’a vu a vu mon Père.» «Touchez et voyez, dit-il
aux autres, un esprit n’a point de chair et d’os comme vous voyez que j’en ai.»
Point de doute pour eux, par conséquent; le même être qu’ils ont connu a été à
la fois Dieu et homme, Dieu suprême et homme parfait. Il a été homme par les
sens, par le corps, par les larmes, par les affections, par les douleurs; il a
été Dieu par la sagesse infinie et la pureté sans tache. Il a été homme par
cette mère que, du haut de sa croix , il lègue à son disciple bien-aimé. Il a
été Dieu par ce Père invisible qu’il invoquait dans ses prières prolongées, et
dont il a dit: «le Père et moi, nous ne sommes qu’un.» Il a été homme par la mort,
terrible sceau de la condition humaine; il a été Dieu par la résurrection,
prodige de la puissance divine.
Pour ces douze
hommes, par conséquent, le poids qui opprimait la conscience du genre humain se
trouve soudainement levé. L’idée de Dieu, sans rien perdre de sa grandeur, est
devenue tout d’un coup sensible, touchante et douce. Pour la conserver dans leur
pensée, ils n’ont plus besoin ni de s’abîmer dans des spéculations, ni de la
dégrader par des représentations imparfaites. Leur raison n’a plus besoin de
déduire des raisonnements, ni leur imagination de rêver des images. Ils ont vu
Dieu lui-même vivre, et, spectacle plus étrange encore, mourir sous leurs yeux,
sans que la mort même le leur rendit un seul instant méconnaissable. Ne leur
demandez pas comment cela se peut; ils ne le savent pas; mais cela est, ils
l’ont vu, ils le croient. Ils croient : ce n’est pas à dire qu'ils n’ignorent
plus, mais ils ne doutent plus; tout n’est pas clair, mais tout est certain
dans leur esprit.
Ce qui
est arrivé aux douze apôtres allait se passer dans le monde entier. Par la
double nature du Christ, la barrière qui séparait l’humanité de Dieu se trouve
tout d’un coup abaissée, et le polythéisme a perdu sa raison d’être.
L’Évangile, sans doute, n’a pas résolu tous les problèmes philosophiques que
soulève la notion sublime de la divinité. Les problèmes demeurent comme les
bornes éternelles qui gardent les limites de notre étroite intelligence. Mais
ne pouvant se faire comprendre de l’homme, Dieu s’en est fait voir, aimer et
sentir. Voilà le christianisme tout entier. Il était complet dès le premier jour.
C'est par là qu’il a opéré la révolution que n’avait pas même rêvée la philosophie;
qu’il a pu établir partout le culte et l’adoration de l’unité divine. Dieu fait
homme n’a plus été trop au-dessus de l’homme: il a cessé aussi de lui être trop
redoutable. Pour le chrétien, l’idée de Dieu, si elle n’est point dépouillée de
tout mystère, ne contient plus que des menaces qu’on peut fléchir. Si elle
n’est point dégagée de ses nuages, elle est au moins désarmée de ses foudres.
Dieu est encore incompréhensible, mais il a cessé d’être inflexible ou indifférent.
Avant de
quitter la terre, Jésus-Christ avait donc terminé toute son œuvre. Dans le collège
des apôtres, il avait constitué une église. Par sa naissance, sa résurrection
et sa mort, il avait fondé tout un dogme. Cette Église, ce dogme, sont
contemporains, et à jamais liés l’un à l’autre. Les apôtres, noyaux de
l’Église, sont les témoins de l’incarnation. Jésus-Christ leur a donné, à eux
et à leurs successeurs, l’incroyable faculté de perpétuer jusqu’à la fin du
monde le mystère de Dieu fait chair. Dès lors, entre le dogme de l’incarnation
et l’Église, c’est une solidarité étroite, c’est un mariage indissoluble.
Ensemble, ils marcheront à travers l’espace et les âges; ensemble, ils seront
attaqués, opprimés, délivrés, victorieux. Nul ne les séparera l’un de l’autre; et si l’on vient à se demander un jour où est la véritable Église du Christ,
il n’y aura qu’à chercher dans quelle chaire et sur quel autel l’Homme-Dieu
n’aura jamais été ni oublié ni méconnu un seul instant.
C’est
cette double tradition de l’autorité ecclésiastique d’une part, et du dogme de
l’incarnation de l’autre, qu’on peut suivre par une chaîne non interrompue, à
travers la diversité des circonstances, des nations et des caractères, depuis
la mort de Jésus-Christ jusqu’au triomphe de l’Église. On peut voir, d’âge en
âge, le principe de la hiérarchie ecclésiastique, s’étendant avec une
élasticité merveilleuse sur tout le territoire de l’Empire, y constituer toute
une société régulière, et le dogme de l’incarnation, développé sans être ni
altéré ni accru par la discussion et l’enseignement, devenir le fondement de
toute une philosophie religieuse. On peut voir s’agiter autour de ces deux
points fixes la variété des génies nationaux, la subtilité de l’esprit de
secte, les recherches et souvent les égarements de la science, la ferveur et
parfois l’intempérance du zèle.
Indiquons
par des traits rapides ce double progrès qui s’accomplit dans l’unité de la
règle et de la foi.
La
carrière laborieuse des apôtres, et les résultats de leur mission, sont
admirablement résumés en quelques traits par un de leurs contemporains et de
leurs disciples immédiats, saint Clément, troisième évêque de Rome, dont saint
Paul dit qu’il l’avait fort aidé dans son ministère, et qui avait encore la
voix des apôtres dans les oreilles et leurs exemples sous les yeux. Ce
témoin, digne de foi, écrivant du vivant de beaucoup d’autres chrétiens
formés à la même école que lui, s’exprime ainsi dans une lettre reconnue
par tous comme authentique, grande, admirable, et qu’on eut coutume, pendant
des siècles de lire tout haut dans les églises.
«Les
apôtres nous ont annoncé l’Évangile de la part de Jésus-Christ, et Jésus-Christ
de la part de Dieu. Jésus-Christ a été envoyé de Dieu, et les apôtres par
Jésus-Christ, et tout cela a été fait dans l’ordre convenable d’après la
volonté divine. Ayant reçu leur mission, et remplis, par la résurrection du
Seigneur, d’une foi parfaite dans la parole de Dieu, ils se sont avancés avec
toute la confiance de l’esprit saint, annonçant le royaume de Dieu.... Prêchant
dans les villes et dans les campagnes, ils ont établi les premiers convertis,
les prémices de la foi, pour évêques et pour diacres de ceux qui devaient se
convertir plus tard. Et ce ne fut point là une institution nouvelle, car bien
des siècles auparavant il avait été écrit au sujet des diacres et des évêques :
J’établirai leurs évêques dans la justice et leurs diacres dans la foi... Et
comme ils possédaient une prévision parfaite, ils connurent par Notre-Seigneur
Jésus que des contentions s’élèveraient pour obtenir l’honneur de l’épiscopat :
ils établirent ceux que je viens de dire, et fondèrent la règle de la
succession, afin que quand ils viendraient à mourir, d’autres hommes éprouvés
fussent chargés à leur place des fonctions ecclésiastiques»
Le récit
sacré connu sous le nom d’Actes des Apôtres, qui ne raconte qu’une
petite partie de l'existence de deux ou trois d’entre eux, est conforme à cet
exposé de saint Clément, avec toutes les différences de clarté et de précision
qui séparent une simple narration d’un enseignement dogmatique. Convertir,
fonder des églises, ordonner des prêtres par l’imposition des mains, leur
confier le dépôt de la foi et le gouvernement des fidèles, présider à ce
développement par de continuelles visites et par des instructions
impératives; rester en communion avec saint Pierre, qui les préside quand ils
sont rassemblés et porte la parole en leur nom; voilà quel fut l’emploi laborieux
de la vie des apôtres qui nous sont connus. Jamais il n’y eut plus grand déploiement
d’activité et d’autorité. Incertains, indécis jusqu’à la veille du jour où ils
ont reçu leur mission définitive, toujours pleins d’une humilité personnelle
qui leur fait repousser tous les titres extérieurs de distinction, les apôtres
n’hésitent jamais à prendre le ton d’un commandement sans réplique, au besoin de
l’anathème et de la menace. Il a plu, disent-ils au Saint-Esprit et à nous : «Absent,
de corps, mais présent d’esprit, dit saint Paul, j’ai décrété , comme si
j’étais au milieu de vous, que si quelqu’un fait ces choses, vous tous étant
rassemblés avec mon esprit, au nom et par la puissance de Notre-Seigneur Jésus,
il soit livré à Satan, afin que, s’il est puni dans son corps, son âme soit sauvée.»
—«Si quelqu’un n’obéit point à mon discours, ajoute-t-il ailleurs, faites-le-moi
savoir par une lettre, et n’ayez point de commerce avec lui, pour qu’il soit
couvert de confusion.» Celte autorité ne reste pas concentrée en eux seuls.
Ils en délèguent, ils en détachent les diverses attributions. Partout où ils
passent, ils laissent un évêque qui a la plénitude du pouvoir pour gouverner
l’Eglise de Dieu, assisté d’un collège d’anciens ou de prêtres, et servi par
des diacres, ministres des mystères de la foi et des soins matériels
qu’exigent les choses sacrées. L’autorité des évêques et des prêtres est fille
de l'autorité apostolique; elle en continue en partie les droits et l’exercice.
Émanant d’un caractère sacré, elle n’a pour fondement ni l’âge, ni la
considération personnelle. «Obéissez à vos conducteurs, est-il écrit, parce
qu’ils veillent au bien de vos âmes.... Que personne, ô Timothée, ne vous
méprise à cause de votre jeunesse... Avertissez les vieillards comme vos pères,
et les jeunes gens comme vos frères... Prêchez, ò Tite, exhortez avec une
pleine autorité : que personne ne vous méprise; évitez celui qui est hérétique
après l’avoir averti une ou deux fois.
Le
maintien et l’exercice d’une autorité si étendue étaient plus que jamais
nécessaires dans ces jours primitifs de l’Église chrétienne. Les premiers
néophytes ne furent ni des hommes savants ni des esprits raffinés. Ils ne
ressemblaient ni à des disciples d’une école de philosophie, ni aux initiés
d’une secte. C’étaient des cœurs chauds et des intelligences simples. Un
miracle qui frappait leurs yeux, un accent qui touchait leur âme, une
prédication entraînante faite sur quelque place publique, au milieu d’une
émotion populaire , une rencontre fortuite dans le désert, une réunion sur le
bord d’un fleuve, suffisaient, sous l’influence de l’Esprit saint, pour ouvrir
les cœurs et déterminer une prompte conversion. La confession des péchés, la
croyance en Jésus-Christ, la réception du baptême, faisaient un catéchumène et
bientôt un fidèle. Il y en eut trois mille après le premier discours de saint
Pierre, et cinq mille après le second. Une si rapide instruction était
nécessairement brève, substantielle, nourrie de faits, sobre d’idées. Le
symbole qui nous est conservé sous le nom des apôtres en est le résumé exact.
C’est le récit presque sans commentaire de la vie du Christ. Quand l’apôtre
avait parlé, béni, versé l’eau sainte, il passait pour aller porter la parole
ailleurs. Chacun retournait alors dans sa maison et à son métier, le cœur
plein d’une impression profonde et d’un vif désir d’aimer et d’apprendre. Les
convertis ne trouvaient point de livres pour soutenir la méditation ou raffermir
les croyances. Les copies de l’Ancien Testament étaient rares, écrites dans une
langue savante, confiées pour la plupart aux Juifs, qui répugnaient sans doute
à les communiquer à des apostats ou à des infidèles. Le manuscrit ne circulait
pas comme la rapide impression de nos jours. Le Nouveau Testament n’existait
pas encore. L’Évangile fut une bonne nouvelle bien des années avant d’être un
livre. Y eût-il eu des livres, peu de convertis auraient su les lire. Une doctrine
ainsi verbalement enseignée à des gens de peu de science, si elle eût été
confiée à toutes les mémoires et livrée à toutes les discussions, se serait
rapidement altérée, défigurée, réduite en poussière. Les Apôtres craignirent ce
vent de toute doctrine, qui aurait emporté leur parole. C’est aux évêques
et aux prêtres choisis, ordonnés, enseignés par eux, qu’ils la confièrent en
dépôt, pour fermer la bouche aux disputes pernicieuses, aux fables
impertinentes et aux profanes nouveautés. En l’absence de tout enseignement
écrit, la parole était tout. L’évêque fut la parole sanctifiée, consacrée, immuable: toute la doctrine nouvelle résida dans sa personne. L’évêque, suivant
l’expression même de saint Jean, fut l’ange de chaque église. Ce fut
aussi sans la moindre exagération que le disciple de saint Jean, martyrisé
lui-même très peu d’années après la mort de son maître, pouvait écrire: «Quand le père de famille envoie quelqu’un pour le représenter, on doit le
recevoir comme si c’était lui-même. Il est donc évident qu’il vous faut
regarder l’évêque comme le Seigneur lui-même... Comme le Seigneur n’a rien fait
sans le Père, soit par lui-même, soit par ses Apôtres, ainsi vous ne devez rien
faire sans l’évêque et les prêtres. Obéissez à l’évêque, comme Jésus-Christ à
son Père, aux prêtres comme aux apôtres, aux diacres comme aux exécuteurs des
commandements de Dieu. Que personne ne fasse, sans l’évêque, rien de ce qui
louche à l’Église. Que là où est l’évêque soit le peuple, comme là où est
Jésus-Christ est l’Église. Sans l’évêque, il n’est permis ni de baptiser, ni de
faire les repas saints: tout ce qu’il approuve est bien vu de Dieu, afin que
tout ce qui se fait dans l’Église soit stable et ferme.»
Nécessaire
pour répandre et pour conserver la fui dans chaque communion de fidèles,
l’autorité ne l’était pas moins pour établir, entre les divers troupeaux épars
sur le monde, un lien de fraternité et une communauté de croyance. De bonne
heure, dès le lendemain de la Pentecôte, l’Évangile fut enseigné à des hommes
de tout pays, de toutes mœurs et de toutes langues. Le don des langues fut le
premier don de apôtres. De petites communions de fidèles furent formées en
très peu d’années, presque sur tous les points du monde romain. Ces colonies,
que le récit sacré nous montre en pleine activité, s’étaient groupées presque
partout autour des synagogues juives, mais elles n’y ressemblaient qu’en
apparence. Les Juifs de la dispersion, bien que séparés de leur patrie, en
gardaient toutes les habitudes, depuis les croyances les plus hautes jusqu’aux
rites les plus minutieux. A Tyr, à Milet, à Corinthe, à Rome même, ils
restaient les Israélites de Jérusalem. Leurs regards se tournaient souvent vers
le temple et la colline sainte, où ils se rendaient à grands frais aux fêtes
solennelles, où ils faisaient passer chaque année des tributs considérables.
Ils étaient au sein de chaque nation un petit peuple émigré qui ne vivait pas
de la vie commune. Les premières églises chrétiennes, formées dans le sein de
la société païenne, ne s’en séparaient par d’autres signes extérieurs que par
une pureté de mœurs jusque-là inconnue. Elles n’interrompaient aucune des
habitudes de la vie civile. Chacun restait citoyen de sa patrie en devenant
enfant de l’Église. Denys pouvait être chrétien à l’aréopage, Sergius Paul us
dans le palais des proconsuls, l’eunuque Éthiopien à la cour de la Reine
Candace, le centenier Corneille à la tête de la cohorte italienne. Le judaïsme
brisait tous les cadres de la société antique; le christianisme s’y plaçait
tout naturellement. Aussi, quand Jérusalem tomba sous les armes de Vespasien
et de Titus (70 ans ap. J.C.), le culte juif ne
survécut que très affaibli à la destruction de son centre national. Répandues
sur tout le monde, divisées en sectes nombreuses et en synagogues ennemies,
les tribus perdirent rapidement leur généalogie, et laissèrent détendre le
lien qui les unissait. Ce fut le moment, au contraire, où l’Église chrétienne
prit une extension nouvelle. Elle put s’avancer, dès lors, plus affranchie que
jamais des entraves d’une nationalité étroite. Elle devint de moins en moins
juive et de plus en plus humaine. A la suite de saint Pierre, la juridiction
supérieure et le siège de la monarchie chrétienne avaient déjà passé de
Jérusalem à Antioche, puis à Rome, de l’orient à l’occident. On trouve ce
déplacement accompli dès la fin du 1er siècle, dans cette épître de
saint Clément déjà citée, où l’évêque de Rome parle aux fidèles de Corinthe
avec l’autorité d’un père (97 ap. J.C.); tant il
semblait simple que le monde civilisé et l’Église chrétienne eussent la même
capitale, comme ils ne devaient plus avoir désormais qu’une même destinée.
Mais
cette souplesse merveilleuse qui pliait la nouvelle église aux conditions de
tous les peuples, en facilitant son développement, était pour son unité une
menace constante. Nous avons montré en quelques traits quelle confusion morale
régnait sous l’ordre extérieur de l’empire; c’est sur ce chaos qu’il fallait
faire luire la lumière d’une seule doctrine. Ce n’était l’œuvre ni d’une seule
prédication, ni d’un jour. Les nouveaux convertis apportaient dans l’Église
naissante le génie particulier de leur nation, leurs habitudes de penser, de
sentir et de raisonner. Le juif ne pouvait faire un pas sans un cortège de
cérémonies sacramentelles, et sans un commentaire littéral des textes. L’Asiatique
aimait à se perdre dans une contemplation extatique des mystères sur lesquels
le Grec exerçait sa vive imagination. L’autorité apostolique d’abord,
épiscopale ensuite, pesait sur ces tendances diverses pour les contenir sans
les détruire complètement. Des divisions intestines qu’elles suscitaient
parfois, naissait une polémique féconde qui éclaircissait et mettait en
lumière les divers aspects du dogme chrétien. En répondant aux objections, en
réprimant les égarements, les apôtres enrichissaient, par leurs
développements, et démontraient à la raison les doctrines qu’ils n’avaient
d’abord enseignées qu’à la foi. Ainsi demeuraient rattachées à un même centre
toutes ces différences de caractère et de nation qui, abandonnées à
elles-mêmes, se seraient perdues dans leurs déchirements.
Sur le
fonds commun d’une même doctrine et sous le souffle d’une même inspiration,
quelle diversité, par exemple, entre les trois seuls Apôtres dont la personne
nous soit bien connue: saint Pierre, saint Paul et saint Jean! Chez saint
Pierre, la nouvelle naissance reçue par l’Evangile n’efface pas du premier coup
le sentiment un peu jaloux de l’enfant d'Israël. Le juif reparaît longtemps
sous le chrétien. Une vision solennelle, un ordre céleste, sont nécessaires
pour le décider à ouvrir les portes de l’Église aux nations qui vont s'y
presser. Le nom des Gentils l’effraie par instinct : le même instinct l’attache
parfois jusqu’à l’excès à la loi et aux pratiques du Deutéronome et du Lévitique.
Saint Paul, au contraire, aime à mettre en opposition constante la loi et la
foi, la loi qui asservit et la foi qui affranchit, la loi des esclaves et la
foi des fils, la circoncision du cœur et celle de la chair. «Il n’y a plus de
Juifs, s’écrie-t-il, plus de Gentils, plus d'esclaves, plus d’hommes libres,
plus d’hommes et plus de femmes! vous êtes tous un en Jésus-Christ.» Avec lui
tombent les barrières des peuples et s’ouvrent les immenses perspectives de
l'horizon chrétien. Chef et clef de voûte de l’Eglise, saint Pierre est animé
avant tout d’un esprit de commandement et d’organisation sacerdotale. L’ordre,
la soumission, la hiérarchie, reviennent sans cesse dans sa bouche. «Rendez à
tous l’honneur qui leur est dû. Aimez vos frères, craignez Dieu, respectez le
souverain .Vous qui êtes jeunes, soumettez-vous aux prêtres.» Saint Paul, qui
sait aussi parler de haut et commander, quand son devoir l’exige, se complaît
pourtant dans la discussion et fonde les premiers développements de la
théologie nouvelle. Mais, dans les débats qui naissent de deux caractères différents,
non-seulement la charité n’est pas un instant oubliée, mais l’unité n’est pas
un seul jour ébranlée; et leurs deux noms, associés dans le même martyre,
seront inscrits ensemble sur la première église du monde chrétien.
De saint
Paul à saint Jean, la différence est plus grande encore. Partis d’un même foyer,
quelle distance ont parcourue ces deux rayons divers, et comme est déjà vaste
l’orbite qui peut les contenir tous les deux! Comme est puissante la force d’attraction
qui, malgré les impulsions diverses de leurs natures, les retient dans le même
cercle! Saint Paul, l’apôtre de la grâce, n’est occupé qu’à sonder les replis
du cœur humain. L’âme de l'homme, le péché de l’homme, le pardon et le salut de
l’homme, le conflit de ses devoirs et de ses faiblesses, l’inégalité de ses
besoins et de sa force, voilà le thème constant des démonstrations de saint
Paul; c’est un moraliste plein de profondeur. La nature intime de Dieu, la
mystérieuse génération des personnes divines, toute une genèse nouvelle
cherchée bien par-delà celle de Moïse, d’habituelles et brillantes apparitions
d’une autre vie, tel est l’apôtre de l’amour et le prophète de Patmos. Qui ne
reconnaîtrait à ces traits, à travers des instructions destinées à tous les
hommes et à tous les âges, les égards que l’Esprit saint n’a jamais dédaigné
d’avoir pour les besoins et les instincts des sociétés différentes? Bien que né
dans l’Asie-Mineure, et familier avec toutes les ressources de la dialectique
grecque, saint Paul est, par ses études, par ses voyages, par sa qualité de citoyen
romain, par ses rapports constants avec la capitale du monde, même avant de
l'avoir habitée, un homme d’Occident, un membre de la société latine. Il est à
son aise devant les magistrats romains; il leur parle leur langue, la langue
claire du droit. Il sait la portée des privilèges et la valeur d’une formule: il
a des amis dans la maison de César: il a vécu parmi les sectateurs d’Épicure et
de Zenon, peut-être conféré en secret avec Sénèque. Il sait quelle éducation exige cet esprit latin toujours moins curieux de
métaphysique que de morale, de l’essence des choses que du but de la vie, des
mystères que des devoirs, et de Dieu que de l’homme. Ses épîtres seront des
traités de morale au point de vue du dogme évangélique. Saint Jean, au
contraire, est à peine sorti de l’Orient. Il a passé sa vie sur cette terre
natale de tous les symboles et de tous les systèmes théogoniques, entre les
esprits de python, les magiciens, les prêtres de Cybèle et d’Astarté, au pied du
temple de la grande Diane des Éphésiens, sous un ciel éclatant de lumière, dans
une atmosphère chargée de vapeurs brillantes, de fantômes, d’allégories et de
panthéisme. A des esprits amoureux d’initiations mystiques, et pour réfuter les
hérésies qui peuvent naître de telles dispositions, il devra développer, dans
un langage plein de grandeur, la simplicité sublime d’une métaphysique
chrétienne. Dieu lui accordera des visions pour dissiper et remplacer des
chimères. Ainsi, dans ce partage de l’œuvre qui leur est commune, saint Paul
sera l’un des fondateurs de l’Église latine, inébranlable rempart de la foi.
Saint Jean ouvre la marche de cette église d’Orient, la mère des hautes
spéculations, des distinctions ingénieuses, des discussions subtiles, et qui
ira si loin dans la pénétration des mystères qu’elle finira par s’y égarer. La
diversité des tâches est accrue encore chez ces deux grands hommes par la
diversité des natures. L’un et l’autre semblent avoir gardé l’attitude où les
a surpris le trait de la grâce. Saint Jean reste couché sur le sein de son
Sauveur; saint Paul est toujours le cavalier impatient qui dévore le chemin de
Damas. Sa course commencée ce jour-là ne s’arrête pas pendant trente années.
Par deux fois il franchit la distance de Rome à Jérusalem... « ...J’ai essuyé,
peut-il dire, plus de fatigues, reçu plus de coups qu’aucun de vous... j’ai
reçu des Juifs, jusqu’à cinq fois, trente-neuf coups de fouet. J’ai été battu
de verges trois fois; j’ai été lapidé une fois; j’ai fait naufrage trois fois;
j’ai passé un jour et une nuit au fond de la mer; souvent en péril dans les
voyages, en péril sur les rivières, en péril du côté des voleurs, en péril de la part de ceux de ma nation, en
péril de la part des païens, en péril dans les villes, en péril dans les
déserts, en péril sur la mer, en péril parmi les faux frères; dans les travaux,
dans les fatigues, dans les veilles, dans les jeûnes, dans le froid, dans la nudité.»
A peine troublé par une persécution qui n'interrompt pas ses extases, saint
Jean vieillit en paix dans son église au milieu de la vénération universelle,
répétant jusqu’au dernier jour de sa voix affaiblie le dernier commandement de
son maître : «Aimez-vous les uns les autres.» La foi de saint Paul est un
combat et une victoire; celle de saint Jean est une paisible jouissance et une
pure vision; c'est la vie même qui s’est rendue visible.
Abandonnez
ces deux grands hommes ou seulement leurs disciples à la pente ordinaire de
l’humanité, ils fonderont deux sectes d’abord distinctes et bientôt hostiles. Mais
l’un et l’autre se donnent carrière à l'aise dans la large et déjà féconde
unité de l’Église. L’un et l’autre se rencontrent dans la plénitude de leurs
facultés et de leurs inspirations à l’ombre de la double nature de
Jésus-Christ. Saint Paul regardera plutôt Jésus-Christ homme, venant sur la
terre régénérer l’humanité. Saint Jean l'apercevra dans le sein de son père, présidant
à la création de tout ce qui est. Pour saint Paul, il est le nouvel Adam, le
pontife dans l’ordre de Melchisédech. Pour saint Jean, il est le Verbe, l’éternelle
expression de l’éternelle pensée, la parole de. vie qui était au commencement.
Mais pour l’un comme pour l’autre, il est vrai Dieu et vrai homme; et ceci est
la règle pour reconnaître les esprits : tout esprit qui confesse Jésus-Christ
venu en chair est véritable, tout esprit qui divise Jésus-Christ n’est point de
Dieu.
Que si,
du vivant même des apôtres, la diversité naturelle des tendances nationales se
faisait jour dans l’Église, on juge ce que ce dut être lorsque le dernier
auditeur des paroles du Christ fut descendu dans le tombeau. Nulle organisation
humaine n’eût résisté au débordement des faux systèmes qui firent irruption de
toutes parts dès le second siècle. Ce fut le siècle des hérésies. Les auteurs
chrétiens n’en comptent pas moins de trente-deux en cent années. La
bizarrerie, la multiplicité de ces sectes renaissant l’une de l’autre, et
enchérissant l’une sur l’autre, causent, au premier abord, autant de surprise
que de fatigue. La peinture du gnosticisme (tel est le nom commun que portèrent
les hérésies de ce premier âge) forme un des chapitres les plus singuliers des
annales de la folie humaine. Il suffit cependant d’y regarder d’un peu près
pour reconnaître dans cette confusion l’invasion des systèmes philosophiques ou
religieux qui partageaient les hommes intelligents de l’antiquité et qui
cherchèrent presque tous l’un après l’autre à contracter alliance avec le christianisme,
pour le modifier dans leur sens. C’était la variété des systèmes humains
essayant de pénétrer dans l’unité chrétienne. Ce point de vue qui frappait
déjà les premiers pères éclaircit singulièrement le spectacle et donne le fil
de ce labyrinthe.
A la fin
du siècle apostolique, en effet, la foi chrétienne était déjà prêchée dans une
très grande partie du monde. Des renseignements authentiques nous la montrent
couvrant l’Asie-Mineure, très répandue en Grèce, parfaitement connue à Rome et dans
toute l’Italie. Des traditions pleines de vraisemblance étendent sa prédication
jusqu’aux confins de l’Asie d’un côté, jusqu’en Gaule et en Espagne de l'autre.
Elle occupait ainsi le centre de l’Empire et rayonnait aux deux extrémités.
En parcourant
cette immense surface, les missionnaires de l’Évangile n’y rencontraient pas
seulement des superstitions grossières, des prêtres imposteurs, et une foule
crédule : l’Évangile arrivait peu à peu à la connaissance des philosophes et
des savants. Un zèle ardent, des vertus pures, des vues d’une profondeur
sublime, des maximes d’une beauté morale très frappante étaient, en dépit de tous
les préjugés, un objet d’étonnement et d’intérêt. Quelques phrases de Marc-Aurèle
laissent, à mots couverts, deviner ce sentiment. Probablement plus d’un esprit
ami des systèmes se faisait, même à Rome, raconter le christianisme comme une
nouveauté piquante, et lui aurait fait volontiers une place au Panthéon.
Mais c’est
dans le vieux monde asiatique, surtout, c’est dans cette cité d’Alexandrie,
élevée sur les rives du Nile pour consommer l’alliance de la Grèce et de
l’Orient, où deux civilisations corrompues avaient confondu leurs raffinements
et leurs excès, c’est là que toute doctrine nouvelle devait être un
divertissement agréable pour une société molle et fine, curieuse et crédule,
aimant à mêler un sophisme élégant à des superstitions voluptueuses. Alexandrie
était le grand foyer de l’éclectisme intellectuel et religieux de l’empire. Là
s’élevait la bibliothèque de Ptolémée couvrant d’un toit commun les idées
écloses sous les cieux les plus divers. Là se coudoyaient le mage de la
Chaldée, l’hiérophante d’Osiris, le philosophe des jardins d’Académus et le prêtre juif. Là étaient déposés dans des
caisses de cèdre précieux les écrits d’Aristote et de Platon, et la Bible des Septante.
Là on se laissait aller facilement à un mélange vague de tous les systèmes, à
une interprétation commode de toutes les légendes et de tous les textes sacrés.
Les Juifs eux-mêmes établis en Égypte n'avaient point échappé à ce relâchement
qui était pour ainsi dire contagieux sur ce sol. Estimés à Alexandrie autant qu’ils
étaient méprisés à Rome, ils y habitaient un quartier spécial; ils obéissaient
à des chefs municipaux pris dans leur sein; ils se réunissaient dans un lieu
de prières orné de tapis somptueux et de sièges dorés. Tant
d’honneurs n’avaient pas été pour eux sans danger. Ils s’étaient accoutumés par
degrés à modifier leur religion pour se mettre en conformité d’esprit avec les
raisonneurs habiles qui les entouraient. Philon et Aristobule avaient arrangé
Moïse à la mode de Platon, et interprété la Genèse dans l’esprit et le système
du Timée. Aux mêmes conditions le christianisme eût pu se faire bien voir des beaux
esprits d’Alexandrie. Avec quelques concessions faites de bonne grâce, on lui eût
accordé un autel dans les temples, et des auditoires pour se faire entendre des
écoliers. Il est probable que plus d’un chrétien, même évêque, se laissa tenter
par ce profane mélange, s’il faut en croire une lettre curieuse de l’empereur
Adrien que nous a conservée, par hasard, un écrivain païen. «Adrien Auguste, à Servien consul, salut: Cette Égypte que tu m’as tant
vantée, j’ai appris à la connaître. Je l’ai trouvée légère et s’agitant, comme
si elle était suspendue à un fil, au moindre souffle de la renommée. Ceux qui
adorent Sérapis se disent aussi chrétiens : ceux qui se disent évêques du Christ
font des dévotions à Sérapis. Il n’y a point de chef de synagogue juive ou
samaritaine, point de prêtre chrétien qui ne soit à la fois mathématicien,
aruspice et astrologue.» Le gnosticisme et ses ramifications nombreuses furent le
produit de cette alliance. Les gnostiques furent des savants à demi convertis
plutôt que des chrétiens égarés. Quand les premiers pères nous les représentent
comme les descendants de ce Simon le mage qui voulut acheter aux apôtres le
saint Esprit pour en trafiquer à son tour, soit tradition véritable, soit
légende symbolique, cette origine nous donne une assez juste idée de leur caractère,
et nous représente assez bien cette tentative de la science grecque ou
orientale pour absorber le christianisme entier à son profit. Des religions
tombées en dissolution et une philosophie en décrépitude auraient volontiers
payé à deniers comptants le souffle de vie qui portait la foi nouvelle à
travers le monde. Aussi on pourrait reconnaître presque dans chaque secte gnostique, de quels éléments hétérogènes elle était comme
le composé. On en dégagerait le christianisme d’une part, et tel ou tel des
systèmes nombreux qui régnaient dans les temples ou dans les écoles. C’est
d’abord Cérinthe qui o! encore un vrai juif parlant le langage biblique, puis Basilide
et Valentin qui semblent des mages à peine teints de christianisme. C’est
Zoroastre qui parle par leur bouche sous le déguisement de l’Évangile.
Sous
leurs mains, en effet, le dogme principal et primitif du christianisme s’altère;
les personnes divines se multiplient. La Trinité s’étend et se ramifie jusqu’à
comprendre sept ou trente êtres différents. Le Christ n’est plus
l'intermédiaire unique entre l’humanité souffrante et un Dieu inaccessible,
participant également et réellement de la nature de l’un et de l’autre. Il
n’est plus que le dernier anneau d’une longue chaîne formée par des essences
diverses, détachées les unes des autres suivant une série d’émanations. Cette
chaîne se rattache directement à un Dieu supérieur qui n’est autre que l’être
incommunicable et infini dont le seul nom est l’abîme et le silence.
L’incarnation même du Christ n’est qu’apparente. Un instant le souffle divin
est descendu dans l’homme, mais sans y faire sa demeure. En Jésus-Christ,
suivant les gnostiques, l’homme seul est monté sur la croix : le Dieu ou plutôt l’Eon divin n’avait fait que descendre dans l’homme pendant les jours nécessaires
pour sauver et éclairer l’humanité.
Telle était
l’altération qui menaçait le point fondamental de la doctrine chrétienne
livrée aux diversités de la pensée humaine. A chacun des pas que faisait cette
doctrine, si elle eût été abandonnée à elle-même, elle eût souffert quelques
atteintes semblables. En passant de peuple en peuple et de climat en climat,
elle se fût empreinte des couleurs de chaque ciel, si elle n’eût renfermé un
principe intérieur qui se développait avec elle, et la contenait dans son
expansion. Partout où l’Évangile apparaissait, l’organisation ecclésiastique
prenait pied derrière lui. Il y avait dès lors dans chaque église un petit
noyau d’hommes chargés du dépôt de la tradition apostolique, à qui revenait la
tâche de ne pas la laisser défigurer par les arguties philosophiques ou les
fables populaires. Là s’abritait la piété des simples; par-là passait sans
s’altérer, de canaux en canaux, la pure foi de l’Évangile. Là l’unité prenait
son point d’appui et sa force pour s’élever au-dessus de la multiplicité des
sectes. Il nous reste de. grands monuments de cette défense des pasteurs de
l’Église contre l’invasion de la fausse science. Aujourd’hui même, malgré la
distance des siècles, quel effet ne produit pas encore, au milieu du concert discordant
des écoles gnostiques, la grande voix du martyr des Gaules, de l’évêque de
Lyon, saint Irénée, s’élevant des bouts de l’Occident, mais parlant cette langue
grecque qui était devenue l’idiome familier de la foi et de la philosophie orientales!
Il était
lui-même toute une tradition vivante. Né vingt ans seulement après la mort de
saint Jean (129 ap. J.C.), élevé sur les genoux de
saint Polycarpe, c’est de Smyrne qu’il était parti pour aller gouverner la première
église gauloise. Il avait ainsi parcouru toute la surface du territoire chrétien, et en même temps ses souvenirs remontaient jusqu'aux sources mêmes de la foi.
Il était le lien de deux âges et de deux mondes. De saint Jean à saint Irénée à
travers saint Polycarpe, c’est-à-dire depuis la mort du Christ jusqu’à la fin
du second siècle, la tradition chrétienne se suit sans interruption, et ne se
compose que de deux anneaux étroitement serrés.
«Je me
souviens de ces temps, pouvait-il dire, mieux que de ce qui vient de m’arriver
à l’instant; car les connaissances qu’on a reçues dans l’enfance croissent avec
nous et s’unissent à nous. Je pourrais dire le lieu où s’asseyait le
bienheureux Polycarpe quand il discourait, son attitude quand il parlait, sa
manière de vivre, sa contenance, les discours qu’il adressait au peuple, comment
il nous racontait qu’il avait vécu avec Jean et les autres qui avaient vu le Seigneur,
comme il se souvenait de leurs paroles et de tout ce qu’il avait recueilli touchant
le Christ, ses miracles et sa doctrine. Polycarpe rapportait tout cela,
conformément aux Écritures, l’ayant appris de ceux qui avaient vu de leurs
yeux le Verbe de vie. Et par la miséricorde de Dieu, j’écoutais tout cela avec
soin, ne l’écrivant pas sur du papier, mais le gravant dans mon cœur, et par
cette môme grâce je me le rappelle, et je le médite incessamment.»
«L’Église,
ajoute ce grand témoin, quoique répandue par tout le monde, et jusqu’aux
extrémités de la terre, garde la foi en Dieu, le Père tout-puissant qui a fait le
ciel et la terre et tout ce qu’ils contiennent; en Jésus-Christ, son fils, venu
en chair pour notre salut, et dans le Saint-Esprit, qui a prédit par les
prophètes la naissance de Jésus-Christ du sein d’une vierge, sa passion, sa résurrection,
et son ascension au ciel dans la chair... Telle est la prédication qu’a reçue l’Église
répandue sur tout le monde; elle la garde, comme si elle n’habitait qu’une
seule maison; elle y croit comme si elle n’avait qu’un cœur et qu’une âme; elle
la prêche et l’enseigne comme si elle n’avait qu’une bouche. Et bien que les
langues humaines soient différentes, la vertu de la tradition est une et
identique. Ni les églises qui sont dans la Germanie ne croient ni n’enseignent
autrement, ni celles qui sont en Ibérie, ni celles qui sont parmi les Celles,
ni celles qui sont en Orient, ni celles qui sont en Égypte, ni celles qui sont
en Libye, ni celles qui sont établies au centre du inonde. Car comme le soleil,
créature de Dieu, est le même sur tout le monde, ainsi la lumière de la
prédication de la vérité luit partout et éclaire tous les hommes qui veulent
parvenir à sa connaissance. Et parmi ceux qui président à l’Église, celui qui
est habile à parler ne dit point autre chose, et celui qui est faible ne dit
pas moins; car la foi étant une et immuable, celui qui en peut parler beaucoup
ne l’accroît pas, celui qui en parle peu ne la diminue pas.... Ne cherchons
donc point la vérité ailleurs que dans l’Église, puisqu’elle est le réceptacle
où les Apôtres l'ont versée avec plénitude, afin que quiconque le veut y puise
la source de la vie. C’est là l’entrée de la vie : tous les autres passages
sont pour les larrons ou pour les brigands... Que si les Apôtres n’avaient pas
«lissé des écrits, ne devrions-nous pas suivre l’ordre de la tradition qu’ils
ont laissée eux-mêmes à ceux à qui ils confiaient les églises? C'est à cet
ordre que sont attachées tant de nations barbares qui croient au Christ sans
papier et sans encre, ayant l’Esprit saint dans leur cœur et gardant la sainte
tradition.... Ceux qui ont cru ainsi, sans l’écriture, sont barbares en ce qui
touche l’usage de notre langue; mais eu égard à leurs pensées, à leurs
habitudes, à leurs sentiments, ils sont très sages par la foi et plaisent à
Dieu, vivant en toute justice, en toute prudence, en toute chasteté.» Ainsi
la tradition des Apôtres est manifeste, dans tout le monde et dans toute
l’Église, pour ceux qui veulent voir la vérité, et nous pouvons énumérer ceux
qui furent institués par les Apôtres évêques dans l’Église et leurs successeurs
jusqu’à nous... Et comme il serait long d’énumérer ici toutes les successions
des églises, nous nous contenterons d’indiquer la tradition de la plus grande,
de la plus ancienne, de celle qui a été fondée à Rome par les glorieux apôtres
Pierre et Paul, et qui est connue de tout le monde... Car c’est avec celle
Église, à cause de son autorité et de sa suprématie que toutes les autres doivent s’unir el
s’accorder.»
Mais à cette
autorité de la tradition apostolique, la première dans l’ordre des temps et le
fondement de toute autre, s’ajoute déjà, pour saint Irénée, le témoignage de l’Ecriture,
consacré dans quatre évangiles qui, bien que rédigés à des dates et dans des
lieux différents, et longtemps épars dans les diverses églises, formaient
pourtant, dès la moitié du second siècle, un ensemble indissoluble et sacré.
Les quatre évangiles étaient déjà assez répandus pour avoir reçu de l’imagination
populaire des emblèmes symboliques que saint Irénée lui-même rappelle dans un
langage dont la bizarrerie même n’est pas exempte de grandeur. « Comme il y a,
dit-il, quatre régions du monde, quatre vents principaux, comme l’Église est
répandue sur toute la terre, et que l’Évangile est la colonne de l’Église et le
souffle de toute vie; il convient qu’il y ait quatre colonnes soufflant la
vie incorruptible et vivifiant les hommes. Aussi le Verbe, qui a tout créé, qui
est assis sur les Chérubins, et qui contient toutes choses, lorsqu’il a voulu
se faire connaître des hommes, leur a donné un évangile à quatre formes,
renfermé dans un seul esprit... Car les Chérubins ont quatre formes aussi, et
ces formes sont les images des diverses dispositions de Dieu envers nous. La
première est semblable à un lion, qui indique la qualité royale de sa
puissance. La seconde est semblable à un veau, indiquant la dignité
sacerdotale qui préside aux sacrifices. La troisième a la figure humaine, nous
révélant son avènement dans la chair. La quatrième est semblable à un aigle
dans son vol, symbole de l’esprit qui plane sur l’Église. Et il y a quatre évangiles
répondant à ces quatre figures sur lesquelles est assis Jésus notre Christ.»
C’est au
nom de cette double autorité que saint Irénée réfute pas à pas les erreurs
compliquées des gnostiques, et s’exprime en particulier, sur la double nature
de Jésus-Christ, avec une précision et une netteté qu’aucune formule
dogmatique ne pourra plus tard surpasser.
«Dieu,
dit-il, a voulu que, dans son fils, l’homme fût uni et adhérât au dieu. Il
fallait qu’un médiateur entre Dieu et l’homme, participant à tous deux,
rétablit entre eux la concorde, afin que Dieu reçût l’homme et que l’homme se
donnât à Dieu... Jésus-Christ a été homme, afin de pouvoir être tenté, et Verbe
de Dieu pour pouvoir être glorifié. En lui le Verbe s’est voilé pour supporter
la tentation, les affronts et le supplice : l’humanité s’est laissé absorber
pour la résurrection et la victoire... Le Verbe de Dieu a été fait fils de
l’homme, pour accoutumer l’homme à comprendre Dieu, et Dieu à habiter dans
l’homme.»
«Auprès
du Père, ajoute saint Irénée, sont le Verbe et la Sagesse, le Fils et l’Esprit,
par qui et en qui il a tout fait librement et spontanément, et à qui il parle,
quand il dit: Faisons l’homme à notre image.»
C’est
ainsi que l’autorité venait en aide au dogme et que la foi traditionnelle
résistait aux essais de décomposition philosophique. Ce travail de lutte et de
défense remplit tout le second siècle de l’Église. Il fut couronné d’un plein
succès. Le gnosticisme s’évanouit, et dès les premières années de l’âge
suivant, on en trouve à peine quelques restes. Mais en disparaissant, il laissa
dans l’esprit de ses vainqueurs une trace profonde et ineffaçable. Il
transforma des évêques en docteurs, et des croyants en savants. L’étude, la
discussion, la réfutation seule des faux systèmes avaient instruit, presque
malgré eux, les écrivains chrétiens. Quand ils eurent banni de leur sein les
fausses sciences, ils conçurent la pensée de fonder eux-mêmes une science
véritable, et de faire entrer dans le christianisme, en les épurant, toutes les
lumières de la philosophie païenne. Une école fut fondée dans l’intention
expresse d’unir les connaissances profanes à renseignement des vérités
révélées. Ce fut à Alexandrie même, dans la patrie des hérésies, que s’ouvrit,
vers la fin du second siècle, cette première université chrétienne. Pantène la
présidait vers 180. Clément d’Alexandrie lui donne son véritable développement
et nous en a laissé d’impérissables monuments.
Ici
encore c’est le dogme, ou, pour mieux parler, le fait de l’incarnation,
véritable base de toute la foi chrétienne, qui va jouer le principal rôle.
C’est de ce noyau que va sortir toute une philosophie religieuse. Clément et
l’école d’Alexandrie, en effet, partent de cette vérité que Jésus-Christ,
Sauveur des hommes, est en même temps le Verbe de Dieu. C’est l’expression de
saint Jean; et cette expression profonde devient le fondement de tout un
système. Le Verbe c’est la parole; la parole intérieure et primitive, c’est la
pensée. Jésus-Christ est donc la pensée éternelle de Dieu, sa sagesse, son
intelligence. Il est son fils comme l’idée est fille de l’esprit qui l’a
conçue. Or, la pensée de Dieu, c’est la vérité tout entière. Tout ce qui est
vrai est connu et pensé de Dieu, et l’a été de toute éternité. Jésus-Christ,
pensée et sagesse de Dieu, est donc aussi la vérité même. Il n’y a aucune
vérité d’aucun ordre, d’aucun genre, qui n’ait en lui son centre, et ne prenne
en lui sa substance. L’apparition de Jésus-Christ dans le monde a dû être l’avènement
de la vérité, et l’Évangile contient en lui-même la science universele.
Tel est
le point de départ de la philosophie chrétienne qui régna au IIIe siècle
dans l’école chrétienne d’Alexandrie. Les écrits de Clément d’Alexandrie
reproduisent cette idée à toutes les pages. Jésus-Christ est pour lui, suivant
le titre même d’un de ses livres, le grand docteur, le pédagogue du monde.
Toute science a son principe dans la foi en Jésus-Christ. Si vous ne croyez
pas, dit-il, vous ne comprendrez pas. La foi est la science résumée des choses
révélées, la science est la démonstration ferme des choses reçues par la foi.
La science s’édifie sur la foi, par renseignement doctrinal. Mais
dans cette enceinte sacrée de la foi, Clément admet sans difficulté le concours
de toutes les connaissances humaines, de toutes les découvertes philosophiques,
de tout ce qu’avait acquis la civilisation païenne par tant d’années de génie
et d’efforts. Toutes ces vérités isolées, éparses au milieu de beaucoup
d’erreurs chez les sages de la Grèce ou de l’Orient, sont, à ses yeux, des
fragments de la raison universelle dont le Christ seul renferme en lui-même
l’intégrité et la plénitude. Ce sont les lueurs de la lumière dont le Christ
est le foyer. L’œuvre de la foi est de les rassembler et non de les éteindre.
Partout où il y a eu un éclair de vérité dans le monde, c’était un vol fait
par avance à l’Évangile, qui en l’accueillant ne fait que rentrer dans son
bien. Clément multiplie sur ce sujet les comparaisons ingénieuses et les
métaphores brillantes. La science païenne est pour lui, tantôt le feu du ciel
dérobé par Prométhée, tantôt le bon grain jeté par le semeur de l’Évangile sur
le champ du monde, et auquel l’ivraie s’est mêlée sans l’étouffer complètement;
tantôt les membres du jeune homme de la Fable déchiré par les bacchantes, et
dont chaque nation s’est disputé quelques lambeaux; tantôt les rayons du jour,
qui réunis au foyer d’un verre, deviennent doubles en efficacité et en chaleur.
Dialectique, géométrie, astronomie, musique, tout a pour lui sa place dans une
sorte d’encyclopédie religieuse que la foi domine; et toute vérité doit se
reconnaître dans le Verbe du ciel fait homme sur la terre.
Cet appel
confiant adressé à la civilisation profane fut avidement accueilli. Aux leçons
de Clément et de son disciple Origène vinrent se presser toute une jeunesse
élevée dans l’opulence et dans les lettres, des femmes de grande naissance, des
philosophes de renom, une véritable aristocratie chrétienne. L’école chrétienne
d’Alexandrie, par son influence, qui se répandit fort au-delà des limites d’une
province, commence ainsi nue ère nouvelle, une ère de christianisme savant et
littéraire, connaissant les arts païens et s’y mêlant et s’adressant
directement aux classes éclairées et aux esprits délicats. On entendit
retentir dans les chaires un langage parsemé de citations et de métaphores,
rappelant l’harmonie d’Homère et la grâce de Platon. Sur le mode animé de
Sophocle et de Pindare, Clément chante les louanges du Sauveur, et invite les
nouveau-nés du Christ à former des chœurs pour célébrer tout d’une voix les saintes
récompenses d'une vie pure et let force de l'enfant divin.
Ce fut le
signal d’un immense développement, et aussi de quelque division dans l’Église.
Pendant que le génie des nations grecques s’accommodait d’un christianisme
embelli, enrichi, mais un peu amolli par des grâces et des sciences profanes,
l’esprit latin plus timoré s’en éloignait avec surprise et scrupule. Il
trouvait trop de curiosité dans les recherches philosophiques, trop de délicatesse
sensuelle dans les finesses littéraires. Il s'effrayait de voir entrer dans le
sanctuaire des idées, des connaissances portant encore l’empreinte et comme le
vêtement de l’idolâtrie. Tout ce qui sortait delà source corrompue de la Grèce
lui paraissait présenter la séduction et les dangers du mensonge. Les écrits de
Clément d’Alexandrie nous font connaître ces méfiances qu’il essaie en vain de
dissiper par des précautions oratoires et par des railleries douces. «Il y a
des chrétiens, dit-il, qui ont peur de la philosophie grecque, comme les
enfants des fantômes. Ils craignent qu’on ne les enlève... Ils ressemblent aux
compagnons d’Ulysse qui fermaient leurs oreille pour ne point entendre les
sirènes; mais celui qui sait que la terre et la plénitude de ses biens
appartiennent au Seigneur, celui-là ne s’écarte point de l’étude pour ne pas
devenir semblable aux animaux sans intelligence.»
Les
efforts de Clément ne réussirent qu’imparfaitement. A partir de ce moment il y
eut entre les églises grecque et latine une sorte de séparation, non point de
croyance, mais de tendances et d’habitudes d’esprit qui se caractérise par une
double série d’hommes et d’écrits éminents. Les écrivains grecs et les
écrivains latins se distinguent par leur style, parleur mode dépensée. Il y a
dès lors dans l’Église une double tradition à suivre. Mais celte division, loin
d’ébranler l’unité chrétienne servit au contraire à la préserver, parce qu’un
contrôle réciproque vint prévenir des deux côtés toute innovation subreptice,
et retint chaque fraction de l’Eglise sur sa pente naturelle. Les écrivains
grecs deviennent des philosophes souvent téméraires; les écrivains latins
demeurent des docteurs sévères jusqu’à une rigueur excessive. Ces tendances
opposées se font, sous le joug d’une autorité, un salutaire équilibre.
Veut-on
voir, dans ses conséquences extrêmes, la différence des deux Églises, qui
n’est encore ici, au fond, que celle de deux sociétés? Il faut étudier les deux
grands hommes contemporains de ce troisième âge: Tertullien et Origène. L’un a
l’esprit de l’église latine, l’autre celui de l’église grecque, mais tous deux
le portent à l’exagération. L’un n’a qu’horreur et mépris pour toute
connaissance humaine; l’autre témoigne, pour les efforts et même pour les
erreurs de l’humanité, une condescendance patiente et parfois excessive.
Tertullien, converti tard, après avoir vécu dans la corruption de Rome et de Carthage,
frappé surtout du spectacle moral que présentait le paganisme, n’étudie la
société païenne que dans ses cirques sanguinaires, dans ses orgies d’impureté
et de mollesse, dans les cérémonies absurdes et obscènes de ses temples. Tout
ce qui vient d’elle lui paraît souillé; il n’en parle jamais qu’avec
l’impitoyable âpreté d’un pénitent indigné. Origène, au contraire, né d’une
famille pieuse, abrité contre les orages du monde sous l’aile de maîtres
chrétiens, a vécu de bonne heure et sans danger dans le commerce des charmants
esprits de la Grèce et delà sagesse de la vieille Égypte. Dans toute œuvre de
l’homme, Tertullien n’aperçoit que l’influence du démon qui l’a perdu; Origène
se montre toujours attentif à retrouver l’empreinte de la main divine qui l’a
créé. Dans leurs luttes avec les païens, avec les hérétiques, dans leurs
expositions de doctrine, dans leurs commentaires sur l’Écriture, dans la
teneur générale de leurs écrits, dans leurs erreurs enfin, cette différence se
retrouve constamment. Tertullien, adressant son apologétique aux magistrats
romains et aux nations, a de la peine à ne pas insulter ceux-là même qu’il veut
convaincre et fléchir. Origène, dans les huit livres de sa discussion contre
Celse, suit pas à pas l’argumentation du philosophe païen, le réfutant avec
modération et patience, appuyant surtout dans un livre entier sur la conformité
du mosaïsme et du christianisme avec l’ordre général du monde Quand Tertullien
dogmatise, ce n’est guère que pour condamner. Il reproduit contre les
hérétiques l’argumentation de saint Irénée, mais en l’outrant par l’emportement
naturel de son esprit: «Nous n’avons plus besoin, s’écrie-t-il, de spéculations
depuis l’Évangile; nous croyons, et nous n’avons d’autre désir que de croire.» Il
n’oppose à l’erreur que la forme juridique de la prescription. Il ne défend la
vérité que par la fin de non-recevoir du temps et de la possession. Partant de
là il porte l’anathème sans hésitation, souvent sans mesure, sur des divergences
de peu d’importance, sur des coutumes frivoles mais souvent permises, sur des
besoins naturels et innocents du cœur. La moitié de ses écrits est consacrée à
des points de morale, à des cas de conscience parfois futiles, mais où se donne
carrière une éloquence intolérante et austère. Il a hâte de rompre avec le
monde, ses jouissances et ses mœurs. Il prêche le martyre volontaire à tous les
chrétiens, la rébellion aux soldats sous le drapeau contre les formes trop
profanes du service militaire. Partout il frémit de supporter le spectacle de
l’erreur, et brûle de renverser ses idoles et ses temples. Il faut l’entendre
se représenter par avance, avec un plaisir de vengeance à peine chrétien,
l’humiliation qui attend au jour du jugement cette orgueilleuse société
païenne: «Quel spectacle, s’écrie-t-il, que ce dernier jour, objet longtemps de
la raillerie des Gentils et qui fondra sur eux, inattendu, embrasant d’un même
feu les vieilles institutions et les nouveautés profanes! Que dois-je faire
quand j’y pense? Dois-je rire? dois-je admirer? Quel transport de voir ces
souverains dont on annonçait l’avènement au ciel, gémissant avec Jupiter
lui-même dans un abîme de ténèbres? Je vois ces juges, les persécuteurs de
Dieu, fondant eux-mêmes dans des flammes plus ardentes que les foyers auxquels
ils nous livrent... Voici le cas de faire entendre des accents tragiques...
C’est alors que le cocher du cirque sera beau à voir, porté sur des roues
enflammées et tout ardent lui-même... Chrétien, voilà tes spectacles, et tu
n’as pas besoin pour en jouir des libéralités d’un consul ou d’un questeur.»
Origène
ne lui céda ni pour la pureté des mœurs, ni pour le courage dans les
persécutions. Dès dix-huit ans il jeûnait, il marchait pieds nus; il couchait
sur la dure. Il allait visiter les martyrs, les accompagnait devant le juge, et
les embrassait, dit Eusèbe, même inconnus, jusque sur le lieu du supplice. Mais
cet oubli de soi-même, qui prenait naissance chez Tertullien dans un sombre
ascétisme, découlait chez Origène d’une source abondante de charité. «Rien
n’égalait, dit saint Grégoire Thaumaturge, son disciple, la douceur de ses
discours, et les charmes de sa charité faisaient violence à ses auditeurs.»
Quelque chose de celte sainte violence de l’amour a passé dans ses écrits. Ce
n’est plus la fougue de l’orateur africain, c’est l’attrait d’une imagination
riche développée par l’étude et échauffée par un foyer intérieur. Toutes les
facultés naturelles subsistent dans celte âme sanctifiée, mais ouverte encore
de toute part à la sympathie, et l’on conçoit le scrupule excessif qui porta
cet homme aimant à vouloir étouffer violemment en lui avec les feux de la
jeunesse, la communication trop facile et trop dangereuse des sentiments
humains. Dans sa doctrine même, cette complaisance pour ses semblables, qui faisait
le charme de son enseignement n’était pas sans péril. La subtilité de son
esprit, son goût pour les explications allégoriques qui provenait du désir de
rendre l’Ecriture attrayante pour les imaginations païennes le conduisirent
plus d’une fois, à son insu, à porter atteinte à la précision du dogme. La
simplicité des récits bibliques fut altérée par le sens symbolique qu’il se
plaisait à y rechercher. Il tenta d’expliquer les mystères par des
développements métaphysiques empruntés aux souvenirs de Platon, et qui les
défigurèrent parfois au lieu de les éclaircir.
Ainsi
s'emportaient, dans la voie de leurs préoccupations naturelles, ces deux
grandes intelligences représentants de deux courants d’esprit différents qui
parcouraient l’Église au III siècle,
et elles eussent entraîné, chacune dans leur sens, l’auditoire nombreux qui les
écoutait, si l’éloquence et le génie eussent fait seuls loi dans l’Église
chrétienne. Mais une autorité plus forte et moins mobile que l’inspiration
individuelle intervenait à temps pour les dominer, et quand elle ne put plus
les contenir, elle ne balança pas à les retrancher de son sein. Tertullien et
Origène, les deux premiers hommes de génie dans le sens complet du mot, que le
christianisme ait produits, ne furent ni évêques ni saints, et c’est beaucoup
si tous deux n’ont pas fini hérétiques. Le jour où ils menacèrent d’imprimer à
l’une ou à l’autre des deux Églises un mouvement excentrique qui eut amené leur
séparation, la rigueur outrée de Tertullien, les entraînements d’imagination
d’Origène trouvèrent dans l’autorité ecclésiastique un contre-poids d’abord, et
une condamnation ensuite. Dans l’intolérance, et même parfois dans l'extrême
austérité, se cache un orgueil secret qui se fait une jouissance de l’anathème.
Ce sentiment perdit Tertullien. Il finit par trouver l’Église trop douce, trop
patiente, trop accessible à l’examen et à la pénitence. Il chercha un refuge
dans la secte de Montan, sorte de stoïcisme chrétien qui exagérait les
sévérités de l’Évangile en méconnaissant son inépuisable miséricorde. Là il put
se livrer tout à l’aise aux sombres inspirations de son génie, refuser la
pénitence à tous les péchés de quelque gravité, multiplier les jeûnes,
excommunier les secondes noces. Irrité de ne pouvoir faire partager ces
rigueurs à l’autorité principale de l’Église, il finit par s’insurger
ouvertement contre elle, et par insulter dans sa chaire l’évêque de Rome, le
souverain pontife, le prince des évêques (comme il l’appelle lui-même), qui
s'était cru le droit de le condamner. L’impatience du joug devint telle qu’il
ne fut satisfait que quand il eut fondé une secte lui-même, et il mourut
hérésiarque. Moins violentes dans leur expression, plus difficiles à
déterminer et à surprendre, mais plus à craindre peut-être par leur attrait et
leur profondeur apparente, les erreurs d’Origène ne furent pas moins
sévèrement surveillées. Ce fut surtout sur la nature mystérieuse de la
personne du Christ que ses recherches philosophiques, s’avançant avec trop de
témérité, émurent, soit de son vivant, soit après sa mort, l’ombrageuse mais
légitime susceptibilité de l’Église. Au fond, il fut moins dangereux par ses
propres écrits, toujours animés d’un sentiment si pur, que par le mouvement
qu’il donna aux esprits et qu’il n’eut pas toujours la force de gouverner. Sur
ses traces, dans cette voie de discussion et d’interprétation un peu libre, se
pressèrent des esprits mal réglés, Sabellius, Paul de Samosate, prédécesseurs
et pères d’Arius. Après lui Alexandrie ne cessa plus d’être agitée par de dangereuses
questions de métaphysique religieuse et des débats dans lesquels la foi d’un
de ses plus pieux évêques, saint Denys, parut un instant s’ébranler. Devenue
suspecte par cette postérité, tour à tour invoquée, compromise, attaquée,
défendue, la mémoire d’Origène est restée un problème dans les annales
ecclésiastiques. Sa gloire demeure comme une lumière brillante mais incertaine,
qui n’a jamais pu se dégager de tout nuage.
Il semble
qu’on peut suivre maintenant le développement intérieur de l’Église pendant
ces premiers âges. Il se partage comme en trois périodes principales. Au premier
siècle, c’est dans les rangs d’un public simple et pauvre, à travers
l’ignorance et la crédulité populaires, que la doctrine chrétienne se fraye
rapidement son chemin. Au second, elle rencontre la science profane, l’esprit
de système, de discussion et d’examen qui s’y insinue pour l’altérer. Elle le
combat par la force unique de l’autorité et de la tradition. Le troisième
siècle la voit enfin se former elle-même en une science raisonnée et suivie,
ouvrir des écoles, cultiver les lettres, inspirer non plus seulement
l’éloquence naturelle de la conviction, mais déjà un art savant de bien dire et
de bien penser. Cette extension intérieure correspond à sa propagation visible
au dehors. Elle s’empare de la totalité des facultés humaines, en même temps
qu’elle se répand sur le sol par la même secrète élasticité qui la développe
sans la déchirer. On ne saisit nulle part ni addition dans ses dogmes, ni
révolution dans sa constitution intérieure. Toute une philosophie se place sous
les dogmes primitifs de l’Evangile, comme tout un monde sous la main de
l’autorité ecclésiastique. Ce n’est pas que la diversité humaine ne fasse
effort à chaque instant pour y pénétrer; le schisme, l’hérésie, l’idolâtrie
frappent incessamment à la porte. Mais le même principe de vie qui alimente la
croissance de l’Église, maintient aussi son unité, et se montre constamment
indivisible autant qu’inépuisable.
Le lien
de cette unité était avant tout la fraternité de l’épiscopat à travers le
monde, sous la prééminence de la chaire et du successeur de Pierre. Le pouvoir
épiscopal, qui n’était autre chose qu’un démembrement de l’autorité apostolique,
prend au III siècle, non pas un caractère différent, mais une
régularité universelle qui n’avait pas pu exister à son origine. La dispersion des
communautés chrétiennes, leur isolement et leur petit nombre au milieu de
contrées païennes, la rareté de l’instruction et des lumières avaient laissé
subsister quelque défaut d’uniformité dans le régime de l’Église primitive.
Tantôt il avait fallu retenir sous la main d’un seul délégué apostolique
plusieurs troupeaux pour lesquels il n’y eût pas eu assez de pasteurs. Tantôt
l’évêque seul, dans une petite église éloignée, ressemblait plutôt à un de nos
chefs de paroisse qu’à un membre d’une hiérarchie supérieure. De là vient la
difficulté qu’on éprouve souvent, dans les premiers textes, à distinguer le
caractère de l’évêque de celui d’un simple prêtre. Mais à mesure que les
chrétiens se multiplient et que la foi se répand, la dignité épiscopale
s’élève avec plus d’évidence. Dans les écrits du III siècle, elle se détache avec une incomparable majesté; elle devient même l’objet
d’une ambition parfois trop vive chez ceux qui la recherchent, et d’un orgueil
imprudent chez ceux qui la possèdent. C’est le temps du schisme des Novatiens à
Rome et en Afrique, qui sert de prétexte à l’intrusion de toute une série
d’évêques usurpateurs. C’est le temps aussi où l’évêque hérétique de Samosate,
Paul, ne craignait pas de se dresser à lui-même un trône fastueux dans sa
propre église, et d’y paraître au milieu de ses peuples comme un petit
souverain parmi ses sujets. Ces excès mêmes, ces abus du pouvoir épiscopal sont
des témoignages du respect que les fidèles éprouvaient pour ce fondement de
toute l’organisation ecclésiastique. Les conciles se multiplient sur tous les
points de l’empire; partout, en un mot, l’autorité épiscopale fait sentir sa
dignité et son poids.
«L’épouse
de Jésus-Christ,» dit saint Cyprien, qu’on pourrait appeler l’évêque chrétien
par excellence, tant il eut, depuis l’autel jusqu’au martyre, l’esprit et l’âme
de sa dignité, «l’épouse de Jésus-Christ ne peut être souillée par l’adultère:
elle est intacte et pure; elle ne connaît qu’une maison; elle conserve avec une
chaste pudeur la sainteté d’une seule demeure. C’est elle qui nous sauve :
c’est elle qui rend propres au royaume de Dieu les enfants qu’elle a portés. Quiconque
se sépare de l’Église et forme un attachement adultère, s’exclut des promesses
de l’Eglise... Afin de rendre l’unité visible à tous les yeux, Jésus-Christ a
indiqué, en vertu de son autorité, l’origine de cette unité dans une seule
personne. Les autres apôtres étaient tout ce qu’était Pierre; ils étaient tous
revêtus d’une même portion d’honneur et de puissance. Mais le commencement
dérive de l’unité, et la primauté est accordée à Pierre, afin de faire voir
qu’il n’y a qu’une Église et qu’une chaire. Tous sont pasteurs, et un seul
troupeau leur est assigné qui doit être conduit dans un même esprit par tous
les apôtres, afin de faire voir qu’il n’y a qu’une Église. Celui qui résiste et
s’oppose à l’Église, celui qui abandonne la chaire de Pierre, sur laquelle
l’Église est fondée, s’imaginerait-il faire partie de l’Église? C’est pourquoi vous devez savoir que l’évêque
est dans l’Église, et l’Église dans l’évêque, et que si quelqu’un n’est point
en communion avec l’évêque, il n’est point dans l’Eglise…les évêques sont unis
entre eux … leur corporation demeure compacte par le ciment d’une concorde
mutuelle et par le lien de l’unité, en sorte que si l’un d’entre eux proclamait
une hérésie et se permettait de déchirer et de dévaster le troupeau de
Jésus-Christ, les autres devraient courir au secours et rassembler le troupeau.
»
«L’épiscopat
est un corps dont chaque évêque possède une partie et est caution pour le
tout. L’Église aussi est un corps qui se propage avec fertilité de toutes
parts, comme le soleil, qui est unique, mais qui a beaucoup de rayons, comme
l’arbre, qui a beaucoup de branches, mais une seule racine, comme une source,
d’où sortent beaucoup de ruisseaux. Enlevez un des rayons du soleil, l’unité de
la lumière n’en est point affectée; coupez une branche de l’arbre, cette
branche ne pourra plus subsister; séparez le ruisseau de la source, il se
desséchera. C’est ainsi que l’Église du Seigneur, toute remplie de lumière,
répand ses rayons sur la terre ; ses rameaux de vie couvrent le sol ; elle épanche
de son sein les ruisseaux les plus abondants: et pourtant il n’y a qu’une tête,
une source, une mère, riche de sa nombreuse progéniture.»
Il serait
curieux, sans doute, de posséder, sous une forme suivie et systématique, le
code d’une organisation ecclésiastique dont le résultat était une si parfaite
solidarité des parties. Ce code existait assurément; on en trouve plus d’une
trace dans les écrits de cet âge. Il y avait des règles, des canons
ecclésiastiques que les catéchumènes étudiaient, que les évêques étaient tenus
d’observer. Saint Clément parle des règles instituées par les Apôtres. Saint Irénée,
dans un fragment connu, se sert de cette expression remarquable «les secondes
ordonnances des Apôtres.» L’auteur douteux du traité des Hérésies accuse, dans
une invective, le pape Zéphirin d’avoir ignoré les règles ecclésiastiques.
Malheureusement, le texte même de ces constitutions apostoliques n’est pas
parvenu jusqu'à nous; nous n’avons sous ce nom que trois ou quatre manuscrits
diversement interpolés, les uns grecs, les autres copies ou syriaques, qui
portent les traces de la fraude pieuse d’un âge suivant. Cependant, leur comparaison,
leur rapprochement, faits par une critique intelligente, peuvent nous mettre sur
la trace des règles principales qui étaient généralement observées dans l’Eglise.
Aucune imposture n’aurait pu leur donner la parfaite similitude qu’elles
présentent dans les différentes collections apocryphes, ni leur conformité avec
les écrivains les plus accrédités, et les plus authentiques.
D’après
ces témoignages concordants, la nomination de l’évêque, dans chaque diocèse, se
décomposait comme en deux parties. Il y avait d’abord la désignation faite soit
par le clergé, soit par les fidèles, parmi les sujets irréprochables. C’était
une sorte d’assentiment populaire qui se portait de lui-même, et sans formes
bien déterminées, sur le prêtre, ou même sur le simple laïque que ses vertus ou
ses lumières plaçaient à la tête du troupeau, ou qu’avait indiqué le
prédécesseur mourant. Mais cette désignation, dont le mode était différent
suivant les pays, demeurait sans nulle valeur, jusqu’à ce qu’elle eût été
suivie de la confirmation donnée par un ou plusieurs évêques du voisinage, qui
se réunissaient autour de l’autel pour imprimer à l’élu le caractère sacré.
Dans tous les documents, sans exception, ce double degré est observé.
«L’évêque,
dit la Collection grecque, doit être ordonné par deux ou trois évêques.»—«Il
faut, dit la Collection copte, que l’évêque soit ordonné; premièrement il doit
être une personne simple, approuvée en toutes choses et choisie par tout le
peuple. Quand il a été nommé et approuvé, que tout le peuple, tous les prêtres
et les évêques respectés s’assemblent au jour du Seigneur, et que le principal
d’entre eux demande aux prêtres et aux peuples: Est-ce là l’homme que vous
désirez pour vous gouverner? Et s’ils disent: C’est lui, en vérité; qu’on
demande encore : Portez-vous tous témoignage sur lui, qu’il est digne de cette
grande, honorable et sainte autorité; qu’il a été pur dans la piété qu’il a
envers Dieu; qu’il a observé la justice envers tous, et qu’il gouverne bien sa
propre maison; que sa vie a été sans tache, et qu’il n’a été repris en rien ,
ni lui, ni personne de sa maison?... Et quand ils auront répondu trois fois
qu’il est digne, que leur témoignage soit reçu, et après qu’ils l’auront donné
à haute voix, qu’ils se tiennent dans le silence, et qu’un des principaux
évêques en prenne deux autres avec lui, tous les évêques se tenant auprès de
l’autel et priant en silence avec les prêtres, tous les diacres tenant le saint
Evangile ouvert sur la tête de celui qui va être ordonné, et l’évêque priant
Dieu sur lui; et quand la prière sera finie, qu’on place l’élu sur le trône qui
lui convient.»
«L’évêque,
dit le texte éthiopien, doit être choisi par tout le peuple. Il doit être sans
blâme, comme il est écrit dans l’Apôtre. Dans la semaine où il doit être
ordonné , si tout le peuple dit :“nous le choisissons, on ne doit pas se
refuser au vœu du peuple : mais on doit choisir un des évêques et un des
prêtres qui doivent lui imposer les mains et prier sur sa tête»
Les mêmes
collections établissent avec une netteté parfaite les divers degrés de
l’organisation ecclésiastique.
«L’évêque,
dit le texte copte, bénit, mais n’est point béni. Il ordonne, impose les mains,
offre le sacrifice, reçoit la bénédiction des évêques, mais non des simples
prêtres. L’évêque prononce l’anathème sur tout membre du clergé qui l’a mérité,
mais seul il ne peut anathématiser un autre évêque. Le prêtre bénit aussi et
reçoit la bénédiction des prêtres comme lui et des évêques, il peut la donner
aux autres prêtres. Il impose les mains, mais n’ordonne pas, et ne prononce pas
d’anathème. Il peut punir seulement ceux qui sont au-dessous de lui. Le diacre
ne bénit pas, mais reçoit la bénédiction de l’évêque et du prêtre. Il ne
baptise pas et n’offre pas le sacrifice d’actions de grâces ; mais, quand
l’évêque et le prêtre ont préparé le sacrifice, le diacre donne la coupe, non
comme prêtre, mais comme ministre du prêtre... »
«Que les
prêtres et les diacres, dit le texte grec, ne fassent rien sans le consentement
de l’évêque; car c’est lui qui est chargé du peuple du Seigneur, et c’est lui
qui aura à répondre des âmes.»
Ainsi
s’étaient conservés, avec leurs distinctions caractéristiques, les trois
degrés ecclésiastiques institués par Jésus-Christ ou ses Apôtres. Mais
au-dessus, comme au-dessous de cette immuable hiérarchie, le cours des temps
avait donné naissance à d’autres distinctions, qui commençaient à être très
généralement admises, bien qu’elles n’eussent ni une égale importance, ni une
si haute origine. Pour suffire aux besoins d’un culte chaque jour plus solennel
et plus assidûment suivi par la foule, il avait fallu au-dessous du diaconat
établir plusieurs sous-ordres différents. Les sous-diacres, les acolytes, les
lecteurs, les portiers, formaient un clergé inférieur, occupé à tous les soins
de détail du ministère sacré. La seule église de Rome, au milieu du III siècle, comptait, comme on le voit d’après une lettre du pape Corneille, un
personnel de cent cinquante personnes
A côté
des évêques, dans les circonscriptions trop étendues auxquelles l’activité d’un
seul homme ne pouvait suffire, s’était placée, sous le nom de chorévêques
(évêques de la campagne) une classe de coadjuteurs, qui avait le caractère et
même certains pouvoirs épiscopaux, mais non la juridiction sur les fidèles du
troupeau. Enfin les évêques eux-mêmes,
tous égaux pour l’exercice des fonctions purement spirituelles, commençaient à
se diviser en petits groupes, sous une juridiction supérieure. Les premiers
exemples d’une subordination de ce genre remontaient aux temps apostoliques.
Les sièges occupés par les apôtres avaient conservé une prééminence naturelle
sur tous les autres. Ainsi Jérusalem, jusqu’à sa ruine, avait dominé la
Palestine; Éphèse avait transmis à tous ses évêques le respect qui avait
entouré la vieillesse du dernier contemporain de Jésus-Christ. D’autres villes
encore, par leur importance politique ou religieuse, comme chefs-lieux des
provinces romaines, ou comme sièges de quelque grande synagogue judaïque,
jouissaient de la même considération. Elles étaient devenues le rendez-vous de
synodes fréquents d’évêques, dans lesquels la présidence appartenait de droit
au chef spirituel du lieu. Par-là s’établissait insensiblement un degré
supérieur dans l’ordre épiscopal, et se dessinaient des provinces
ecclésiastiques, sur le modèle des provinces civiles de l'empire et presque
dans les mêmes cadres. Le nom du supérieur de ces circonscriptions nouvelles
n’était pas encore bien déterminé, ni ses droits bien établis. D’ordinaire
cependant, c’était lui qui conférait l’ordination à tous les évêques de sa
province, et ceux-ci, à leur tour, en cas de vacance du siège principal, se
réunissaient pour y pourvoir.
Enfin,
parmi ces villes privilégiées, deux déjà s’élevaient au-dessus de toutes les
autres: c’étaient Antioche et Alexandrie, centres d’une population immense qui
en faisait de véritables capitales de royaumes. Les évêques de ces deux villes
exercèrent de très bonne heure, sur tout l’Orient chrétien, une autorité
paternelle très généralement respectée. Ils ne connaissaient de supérieur que
celui de Rome, auquel, du reste, ils se rattachaient par une communauté
d’origine. Antioche avait été le premier siège de saint Pierre, avant son
passage en Italie, et saint Marc, son disciple, avait fondé le siège
d’Alexandrie. Les évêques d’Antioche et d’Alexandrie étaient donc, en Orient,
les intermédiaires naturels de l’autorité pontificale, lorsque trop souvent
l’éloignement, la difficulté des communications, les précautions commandées par
le danger des persécutions empêchaient celle-ci de s’exercer directement .
Cette
primauté de l’église romaine demeurait, du reste, le faite de l’édifice dont le
sacerdoce était le fondement, et l’épiscopat les colonnes. Chaque jour la
confirmait. Nous l’avons vue exercée par Clément, proclamée par Irénée,
reconnue même par les outrages de Tertullien égaré. C’est en vertu de ce droit
que le pape Victor anathématisait la moitié de l’Asie, pour une question de
discipline (201 ap. J.C.); c’était cette primauté
qu’invoquait saint Denis d’Alexandrie (270 ap.
J.C.), dans ses démêlés avec son clergé. D’un bout à l’autre de l’Église, on
pouvait dire, comme saint Cyprien : «Communier avec le pape, c’est communier
avec l’Église.» C’était là la clef de voûte de tout ce gouvernement occulte,
mais déjà puissant, qui s’était élevé dans l’ombre, au sein de la constitution
vermoulue de l’Empire.
Entre le
corps ecclésiastique et les fidèles se maintenait une communication constante,
à l’aide d’un culte simple encore, mais astreint à des lois précises et composé
de cérémonies sacramentelles. Ces cérémonies étaient au nombre de sept; mais
deux principales, rappelées presque à chaque ligne des Évangiles et des Pères,
mettaient le prêtre et le simple laïc dans les rapports journaliers
d’autorité, de confidence et d’affection. On n’était pas chrétien sans le
baptême; on ne le demeurait pas sans l’eucharistie. Le baptême était la naissance
de la vie chrétienne, et l’eucharistie en était l’aliment. L’examen le plus
sévère précédait la réception de ces deux sacrements. Tonte la vie, toute la
conscience du catéchumène étaient soumises à l’évêque et aux prêtres. C’était
une confession du passé, un engagement de l’avenir, un renouvellement de
l’être entier. C’était un enrôlement dans une milice régulière, sous une loi et
une discipline fixes
«Par le
baptême , dit Tertullien, en toute simplicité et sans pompe, sans aucun
appareil nouveau, l’homme, plongé dans l’eau, pendant qu’on prononce sur lui
quelques paroles, n’en ressort guère plus propre qu’il n’était entré; mais, par
une merveille incroyable, il a acquis l’éternité... Le droit de donner le
baptême appartient au grand prêtre, qui est l’évêque, ensuite aux prêtres et
aux diacres, non point cependant sans l’autorité de l’évêque, à cause de la
soumission qui est due à l’Église; quand cette soumission est respectée, la
paix est maintenue. Les laïques aussi ont le même droit... mais seulement
lorsqu’on n’a pu avoir recours aux évêques, aux prêtres et aux diacres... Du
reste, que ceux dont c’est l’office de baptiser, sachent qu’il ne faut pas
conférer le baptême légèrement... Ceux qui demandent le baptême doivent
persévérer dans l’oraison, dans les jeûnes, dans les longues veilles et les
prières à genoux , et dans la confession de tous leurs péchés passés.»
II est
curieux de comparer ce témoignage d’une si haute antiquité avec les détails
plus récents, mais parfaitement conformes, donnés par les institutions apocryphes
déjà citées, et qui semblent en être le commentaire développé. C’est tout un
tableau animé des mœurs chrétiennes qui nous est présenté, et si la vérité
n’en est pas certaine, la vraisemblance en est parfaite.
«Ceux,
dit le canon Copte, qui approchent pour la première fois des mystères de la
Divinité, que les diacres les amènent à l’évêque et aux prêtres, et qu’on les
examine sur les causes qui les conduisent vers la parole de Dieu, et que ceux
qui les amènent fassent une enquête exacte sur leur caractère.et portent
témoignage pour eux. Qu’on scrute leurs mœurs et leur vie, qu’on sache s’ils
sont esclaves ou libres; et si quelqu’un d’eux est esclave, qu’on lui demande
quel est son maître; et s’il est esclave d’un croyant, qu’on demande à son
maître s’il peut porter de lui un bon témoignage. S’il s’y refuse , qu’on
rejette l’esclave, jusqu’à ce qu’il soit jugé digne par son maître; mais si le
maître témoigne en sa faveur, que son témoignage soit reçu. Si l’esclave
appartient à un païen, qu’on lui enseigne à plaire à son maître afin que la
parole divine ne soit pas accusée par les infidèles. S’il a une femme, ou si
c’est une femme et qu’elle ait un mari, qu’on leur apprenne à se contenter l’un
de l’autre, et à vivre purement; mais s’ils ne sont pas mariés, qu’on leur
apprenne à ne pas commettre d’impureté, et à entrer dans un mariage légitime;
et si le maître est un croyant, et qu’il sache que son esclave vit dans l’incontinence,
et ne veuille pas lui laisser prendre femme (ou si c’est une femme, de mari),
que le maître soit séparé de l’Église.... Si un homme vient qui appartienne à
un théâtre, soit femme, soit homme, qui conduise des chars, qui donne des
spectacles de gladiateurs, qui concoure aux jeux olympiques, ou qui joue de la
flûte ou du luth dans ces jeux, ou un maître de danse, ou un teneur de maison
publique, que de telles gens quittent leur emploi ou qu’ils soient rejetés.
Si un soldat vient, qu’on lui apprenne à ne pas commettre de violence, à ne
dénoncer personne, surtout à être content de sa solde.»
Suivaient
trois années de noviciat, d’instruction et de vie chaste, employées à des œuvres
de charité. Pendant ces longs temps de préparation, le catéchumène, objet
d’une surveillance sévère, ne passait pas le seuil de l’Église. Dans la plus
humble des chapelles chrétiennes, une barrière séparait le pénitent dont la
foi était encore soumise à l’examen, du fidèle instruit et éprouvé. Un voile
dérobait à ses yeux les mystères secrets du culte qui ne devaient être révélés
qu’aux chrétiens accomplis.
Derrière
ce voile, c’était le christianisme entier qui résidait. Dieu fait chair était
toute la foi chrétienne. L’eucharistie était l’incarnation perpétuée à travers
le temps, renouvelée chez tous les peuples, incorporée dans le sein de tout
homme. Le mystère fondamental de la religion nouvelle, mysterium fidei, avait dans l’eucharistie sa consécration
quotidienne et son application universelle. Pour le chrétien, l’Homme-Dieu
était toujours vivant dans le sacrement de l’autel, sur chaque point du monde,
dans un souterrain ou dans un désert, comme il l’avait été dans les plaines de
Judée. Jésus-Christ était partout présent, dans sa double nature, avec sa chair
et son sang. Toute l'institution chrétienne se résumait dans ce sacrement qui
attestait à la fois la puissance du sacerdoce, la réalité de l'incarnation et
la vertu du sacrifice. C’était le point central vers lequel convergeaient toutes
les cérémonies du culte. Merveilleusement approprié à toutes les conditions de
la vie et à tous les états de l’intelligence, ce culte se trouvait ainsi renfermer
sous des formes simples et souvent agrestes un sens intime qui échappait, par
sa profondeur même, à l’œil païen le plus exercé. L’eau, le pain, le vin, les
produits de la nature dans leur simplicité pure, en formaient tout l’appareil.
Quand saint Justin décrit, par exemple, cette messe des premiers âges célébrée
quelque part dans les campagnes, au lever du jour, on croirait assister à
quelque solennité naïve d’un peuple enfant tenu à l’écart de toute civilisation....
« Le dimanche, qu’on appelle le jour du soleil, tous ceux qui demeurent à la
ville ou à la campagne, s’assemblent en un même lieu. On y lit les écrits des
apôtres et les livres des prophètes, autant que le temps permet d’en lire. La
lecture achevée, celui qui préside à l’assemblée prend la parole, et fait une
exhortation, tant pour reprendre et pour corriger les vices que pour animer
les fidèles à pratiquer les belles choses qu’on a lues. Nous nous levons
ensuite tous ensemble, et quand la prière est finie, on apporte, comme je l’ai
déjà dit, le pain avec le vin et l’eau.... Celui qui préside parmi les frères,
ayant reçu le pain et le calice où est le vin mêlé d’eau qu’ils lui présentent,
offre au Père commun de tous, au nom du Fils et du Saint-Esprit, la louange et
la gloire qui lui sont dues, et emploie beaucoup de temps à la célébration de
l'eucharistie, c’est-à-dire de l’action de grâces que nous rendons à Dieu pour
les dons que nous avons reçus de sa bonté.
C’est
sous cet aspect de pieuse simplicité que le culte chrétien se montrait à la
foule. Mais pour les esprits élevés, pour les âmes aimantes, ces mêmes formes,
tout d’un coup illuminées, devenaient la source d’intarissables
contemplations, et l’objet d’ineffables extases. «O miracle mystique, s’écrie
le philosophe chrétien d’Alexandrie, le Père de toutes choses est un, le Saint-
Esprit est un et le même partout. II y a une seule Vierge mère à qui je donne
avec joie le nom d’Église…. Cette mère unique n’a point de lait parce qu’elle
n’a point été épouse.... Mais son lait, c’est le corps du Christ qui, par
l’action du Verbe, nourrit toute la nouvelle génération des hommes... Mangez,
a-t-il en, ma chair et buvez mon sang, c’est la nourriture toute particulière
qu’offre le Seigneur. Il nous présente sa chair, et il verse son sang, pour que
rien ne manque à notre enfance. O mystère incompréhensible ! il nous ordonne de
dépouiller l’ancienne corruption de notre chair... et de la nourrir d’un nouvel
aliment, afin, s’il est possible, de déposer et d’embrasser notre Sauveur dans
notre poitrine »
Ainsi
ramené toujours au centre commun du mystère et du sacrement, le culte chrétien
pouvait rassembler autour de lui des grands et des petits, des riches et des
pauvres, des sénateurs et des esclaves, des savants et des barbares, parlant à
chacun leur langue, et satisfaisant les plus liantes intelligences sans
dépasser les plus basses. Ce mélange de simplicité et de profondeur est demeuré
empreint sur tous les vestiges matériels qui nous restent de ce culte
primitif. Tout y est populaire sans être trivial, et naïf sans être puéril. Les
récits, les paraboles de l’Évangile reproduits par un art inexpérimenté mais toujours
touchant, les emblèmes bibliques joignent une gravité inconnue à tout le
charme des légendes antiques. Ce sont souvent les symboles mêmes de la Fable
éclairés par un trait d’une lumière plus pure. Pan porte encore à la main son
chalumeau rustique. Mais la brebis fatiguée reposant sur ses épaules lui fait
prendre l’aspect aimable du bon Pasteur. La colombe n’est plus penchée sur la
coupe des libations, mais elle porte dans son bec gracieux un rameau
d’espérance et de paix. Tout, dans ces images, respire l’innocence, et commande
le recueillement: c’est l’enfance tout entière, candide, mais sérieuse aussi,
comme elle l’est souvent, lorsque son regard limpide s’arrête sur quelque objet
de respect, de surprise ou d’affection.
Enfin à
celte société unie par le double lien de l’autorité et de l’amour, la sanction
pénale, suprême garantie de l’ordre, ne manquait pas. L’Église avait reçu de
Jésus-Christ le droit de bannir de son sein ceux qui désobéissaient à sa loi
ou déshonoraient son nom. Outre les examens sévères de conscience qu’elle
exigeait régulièrement de chaque fidèle, outre la confession secrète des
péchés et la pénitence privée qu’on aperçoit dans les plus anciens monuments,
elle avait encore comme dernière ressource, l’anathème public. Elle en usait
avec mesure, attendant longtemps, frappant à regret. Mais quand le coup était
porté, il atteignait le chrétien dans ses plus chères habitudes: La barrière,
fermée sur lui, ne s’abaissait plus qu’après de longues supplications et de
longues souffrances. L’excommunié était soumis à des épreuves plus multipliées
que le catéchumène. Sa pénitence, publique comme son crime, éclatante à tous
les yeux comme le scandale qu’il avait donné, justifiait l’Église aux yeux des
infidèles du tort qu’aurait pu lui faire un membre criminel, et frappait les
croyants de terreur. Il y avait quatre degrés à la pénitence : le pénitent
pleurait d’abord à la porte de l’Église sans pouvoir la franchir; on lui
permettait ensuite d’écouter les instructions sans assister aux cérémonies;
puis de se prosterner au pied de l’autel, mais sans recevoir encore les
sacrements; l’absolution définitive ne venait qu’après ces diverses épreuves.
Ces rigueurs, que les canons étendent à sept, souvent à trente ans de la vie du
coupable, dont ils se relâchent à peine à l’article de la mort, ne satisfaisaient
qu’imparfaitement la pureté jalouse des chrétiens. L’Église était obligée de tempérer,
et non d’exciter la sévérité des fidèles contre eux-mêmes. Parmi les hérésies
des premiers siècles, on en compte plusieurs qui n’ont eu d’autres fondements
que des exagérations de rigueur. On reprochait surtout à l’Église de Rome l’extrême
indulgence de sa discipline.
Celte vigoureuse
organisation avait produit, à la fin du IIIe siècle,
un résultat singulier. Tandis qu’autour des chrétiens le lien social se
relâchait chaque jour, il se resserrait dans le sein de l’Église. Au dehors, le
despotisme ne parvenait pas à préserver les peuples de l’anarchie: l’autorité
chrétienne s’affermissait sans s’appesantir; elle devenait forte sans devenir
tyrannique. De là venaient au chrétien cette attitude paisible, cet air de
sécurité et de contentement qui étonnaient les contemporains.
Un chrétien
était un homme tranquille dans une société tour à tour frivole et alarmée,
plongée dans les délices ou dans l’angoisse. Un chrétien avait la conscience
libre dans une société tour à tour servile et rebelle. Un chrétien marchait à
son but au milieu d’une société errante. Un chrétien était plein d’espoir dans
une société profondément découragée d’elle-même. Quand les lois périssaient,
quand trente compétiteurs se disputaient la souveraineté, et cent tribus
barbares, le sol de l’Empire, un chrétien savait où trouver son gouvernement
et sa loi. Seul il faisait partie d’une organisation compacte ayant des chefs
et des ministres; seul, il se sentait protégé, contenu, commandé; seul, dans le
cataclysme universel, il ne croyait pas voir le ciel s’affaisser sur sa tête,
et la terre lui manquer sous les pas. Ce sentiment de paix au milieu de
l’ébranlement général s’exprimait parfois avec toute l’extase d’un chant de
triomphe. «L’Église, s’écriaient les chrétiens, est dans le monde comme un
vaisseau en pleine mer. Elle est balancée au gré des flots, mais ne sombre pas,
car elle est dirigée par un pilote habile, par Jésus-Christ. Elle porte aussi
sur elle son trophée; celui qu’elle a arraché à la mort, la croix du Seigneur....
Le vent est l’esprit du ciel par lequel les fidèles reçoivent le sceau de
Dieu.»
Sous l’empire
de cette foi enthousiaste qui se répandait avec une rapidité contagieuse,
toute la vie sociale, toute la chaleur naturelle, pour ainsi dire, se
retiraient par degrés du corps politique pour se concentrer dans l’Église. II y
avait dans chaque ville un homme respecté et reconnu comme chef; cet homme
était le représentant de Jésus-Christ et non pas de César. Il y avait un
sentiment commun qui tenait unis entre eux les habitants des bords les plus
éloignés, et ce n’était plus ce patriotisme romain qui avait fait si longtemps
la force du peuple-roi. On s’inclinait en tout pays devant un symbole qui
n’était plus l’aigle des légions. La philosophie et l’éloquence longtemps
oubliées reparaissaient transformées dans des chaires qui ne ressemblaient ni
à la tribune du forum, ni au siège magistral d’une école. Deux sociétés, l’une
jeune, l’autre mourante, ne pouvaient subsister ainsi longtemps côte à côte.
Une lutte entre elles était nécessaire autant qu’inégale. Elle avait dû
commencer de bonne heure, et se poursuivait sans relâche. Faisons-en brièvement
connaître le véritable caractère, les diverses phases et l’issue.
III
RAPPORTS
DE LA SOCIÉTÉ PAÏENNE ET DE LA SOCIÉTÉ CHRÉTIENNE PENDANT LES TROIS PREMIERS
SIÈCLES.
Jésus-Christ
a prédit à ses disciples qu’ils seraient haïs à cause de son nom, et depuis
dix-huit siècles que le christianisme existe d’âge en âge et de peuple en
peuple, cet oracle se vérifie. La résistance qu’opposent à la puissance de
l’Évangile les passions humaines soulevées, fait de la vie des vrais serviteurs
du Christ, même dans les sociétés chrétiennes de nom, une tâche rude et constamment
laborieuse. Le mal hait le bien sous toutes ses formes, et le christianisme qui
est le bien tout entier a toujours eu le privilège de concentrer sur lui tous
les traits de cette haine.
Mais dans
les sociétés idolâtres et corrompues, comme étaient celle de Rome à la
naissance du Christ, la guerre que les chrétiens ont partout à soutenir prend
un caractère tout particulier. Dans de telles sociétés, en effet, ce sont les
principes mêmes sur lesquels l’État est fondé qui sont hostiles au
christianisme, et, en plusieurs points, incompatibles avec lui. Dès lors, il
peut arriver que ce ne soient pas seulement les hommes, mais la loi, qui,
rebelle à Dieu par essence, entre en lutte avec la vérité chrétienne, et que la
persécution, sans cesser d’être odieuse, soit considérée comme légale.
Il peut
arriver aussi que les représentants officiels de la loi, forts de son autorité
et tranquillisant leur conscience par les prétextes qu’elle leur fournit, se
portent contre les chrétiens à un degré de rigueur inouïe, sans avoir pourtant
en tout autre point dépassé la mesure de la dépravation de leur siècle. Sans
être les pires des souverains, ils seront les plus farouches des persécuteurs,
et tandis que la religion maudira leur nom avec une juste horreur, l’histoire
continuera à l'inscrire avec quelque estime. C’est le secret d’une
contradiction apparente que l’historien chrétien doit chercher librement à
résoudre par l’étude patiente des mœurs et des faits, sans qu’on puisse
l’accuser de méconnaître aucun des principes surnaturels qui se cachent
derrière les influences humaines : ni l’esprit du mal qui arme la main des
bourreaux, ni la grâce victorieuse qui soutient le courage des victimes.
Le
christianisme ne prit point la société païenne par surprise : il n’en triompha
pas dans l’ombre. Cité dès le premier jour, dans la personne de son fondateur,
au tribunal d’un proconsul, il fut soumis à une instruction judiciaire qui se
poursuivit devant tous les magistrats du monde. La cause fut appelée et plaidée
à cent reprises différentes avant d’être décidée sans appel.
Le rôle
du magistrat romain dans le premier et le plus illustre de ces débats nous
peint assez bien la première impression que ressentirent, à l’aspect du christianisme
naissant, les hommes constitués en pouvoir dans la société impériale. Le
Christ, aux yeux de Pilate, paraissait un Juif comme un autre, moins méprisable
peut-être que le reste de sa nation. Son seul tort était de faire trop de bruit
et trop de prosélytes, et de ne pas se contenter des immunités locales que la
prudence romaine avait accordées à regret au culte juif. Dans tout le cours du
procès solennel que les évangiles nous rapportent avec une simplicité
saisissante, le dédain du juge paraît presque plus grand pour les accusateurs
que pour l’accusé. Son indifférence pour le fond de la querelle, sa répugnance
à verser le sang pour un motif futile sont à peine dissimulées. La condamnation
de Jésus-Christ lui est arrachée comme une concession à la paix publique, comme
une mesure de police destinée à apaiser la foule et à rétablir l’ordre dans
une cité turbulente.
Rien ne
prouve que, pendant toute la durée du premier siècle, les persécutions dont les
apôtres furent victimes aient eu, dans la pensée des magistrats qui les ordonnaient,
une plus sérieuse importance. Les scènes décrites dans les Actes des apôtres,
l’emprisonnement de saint Pierre, le supplice de saint Étienne, les plaidoyers
éloquents de saint Paul devant Lysias, Félix et Festus,
nous présentent exactement le même spectacle. Le ministère de l’accusation est
rempli par des juifs passionnés, habituellement à la suite de troubles
populaires. Le lieutenant de Rome se montre indifférent, ennuyé, indécis,
écoulant les réclamations des juifs avec dégoût, souvent la défense des
chrétiens avec la curiosité d’un bel esprit blasé qui aime à entendre une nouveauté,
mais les envoyant au supplice ou les retenant en prison pour s’épargner un
embarras, comme un homme d’État qui fait peu de cas d’une vie humaine et
surtout de la vie d’un juif.
Cette
nationalité juive exposait les premiers chrétiens à de constantes vexations,
sans même qu’ils fussent de la part du pouvoir politique l’objet d’aucune
animosité particulière. Ils se rattachaient à une nation que son esprit
exclusif, ses mœurs originales, ses cérémonies mal comprises avaient presque
partout placée en assez mauvais renom parmi les populations. Les juifs étaient
accusés d’un crime que Tacite appelle odium generis humani, la haine du genre humain, et le
genre humain, se croyant provoqué, leur rendait avec usure l’inimitié et le
mépris. Mais les colonies juives faisaient, tête à cette malveillance générale,
par leur esprit de corps et d’industrie, par leur courage intraitable et par
leurs richesses accumulées. Elles intimidaient jusqu’à l’orateur romain au
forum. Les premiers chrétiens, au contraire, rejetés de leurs
synagogues, pauvres, isolés, se présentaient vans défense au ressentiment
populaire. D’ailleurs les juifs, pleins d’horreur pour les superstitions
païennes, étaient plus préoccupés de s’en préserver eux-mêmes que de les
détruire. Ils craignaient trop les rapports avec les infidèles pour tenter de
faire beaucoup de conversions. Ils eussent craint de toucher une idole, même
pour l’abattre. Les chrétiens, au contraire, étaient animés d’un désir
intrépide de propagande. Leurs discours toujours dédaigneux, souvent insultants
pour l'idolâtrie, l’horreur qu’ils inspiraient aux néophytes pour toutes les
cérémonies païennes, blessaient dans le vif les croyances des peuples,
troublaient leurs habitudes, froissaient leurs intérêts, liés par tant de
points au maintien d’un culte pompeux qui servait d’écoulement aux produits des
contrées les plus fertiles. De là, partout où le christianisme prenait pied,
de sourdes rumeurs, des rixes, des émotions de rue ou de marché à la suite
desquelles la police romaine devait intervenir, et sévissait sans ardeur comme
sans attention contre les premiers perturbateurs.
Il est
triste de penser que ce fut peut-être quelque ordre indifférent de ce genre qui
arrêta le cours de l’éloquence de saint Paul, et fit cesser de battre le cœur
généreux de saint Pierre. Mais nous ne voyons pas, malgré l’autorité des
écrivains ecclésiastiques, de raison suffisante pour penser que Néron ait
honoré d’un regard de colère deux hommes inconnus dont les protestations
obscures ne pouvaient arrêter le cours de vices aussi puissants et aussi
prospères. Tacite nous paraît avoir dit la vérité sur la persécution de Néron:
il a parlé des chrétiens avec les sentiments mêmes de leurs bourreaux. II
fallait des victimes à la foule qui accusait son empereur de l’incendie de ses
maisons. On lui donna en pâture des hommes qu’elle délestait particulièrement
et qui, s’ils n’étaient pas coupables de ce méfait en particulier, passaient
pour capables de tous les crimes. On choisit un mode de supplice éclatant qui pût
distraire l’attention du peuple en le divertissant. Tel fut le caractère de la
première persécution de l’Église, qui demeura à peu près indifférente aux
païens. Elle dut se reproduire avec des circonstances analogues sur plusieurs
points de l’Empire.
La
confusion des chrétiens et des juifs dans l’appréciation des princes païens
durait encore sous le règne de Domitien, puisque Dion Cassius nous rapporte que
cet empereur fil périr le consul Clément avec sa femme Domitille, alliés tous
deux à sa propre maison, pour cause d’impiété et d’athéisme, crime qui, dit-il,
fit condamner beaucoup d’autres personnes qui avaient embrassé les mœurs des
juifs. Il est impossible de méconnaître à ces caractères le christianisme qui
pénétrait ainsi, sans être reconnu, jusque dans le palais impérial. Mais parce
qu’on le voit s’élever si rapidement des retraites où languissait une race
méprisée jusqu’au pied même du trône, il ne faudrait pas en conclure qu’il eût
parcouru déjà tous les degrés intermédiaires de l’échelle. II est dans la
nature de la foi chrétienne, comme il a été souvent dans son histoire, de
s’emparer plus aisément des deux extrémités que des rangs moyens d’une
société. Les pauvres, qui sentent toute l’amertume de la destinée humaine, les
riches, qui en ont reconnu l’insuffisance, ceux qui désespèrent d’atteindre au
bonheur, ceux qui s’en fatiguent après l’avoir goûté, sont d’ordinaire les
premiers à se laisser toucher par l’attrait d’une autre vie. Les conditions
médiocres, condamnées aux soins de la terre, mais soutenues par l’appât du
gain, sont les moins favorables aux vérités religieuses. Il y eut de très bonne
heure, dans les palais de Rome, sur les lits d’ivoire et sous les voiles de
pourpre, des hommes atteints du dégoût des biens et des dignités de la terre,
paresse méprisable que le païen Suétone reproche au consul Clément. Ceux-là
durent être au nombre des premiers convertis et par conséquent des premiers
frappés, parce que leur situation éclatante et leur rang leur imposaient au
moins les dehors de la religion de l’Empire, et Domitien pouvait châtier un
consul qui avait donné le scandale d’une superstition juive avant même d’avoir
résolu d’abolir le christianisme dans tout l’Empire.
Cette
résolution ne se montre même bien arrêtée chez aucun des empereurs du second
siècle. De simple trouble de police qu’il était d’abord, le christianisme devient,
dans cette seconde phase, un véritable embarras politique et une difficulté de
gouvernement. Le souverain est bien forcé de s’en occuper. Il faut répondre à
des dénonciations incessantes, aux consultations inquiètes des gouverneurs de
provinces. Les temples se vident, les oracles se taisent, les populations et
les prêtres réclament l’exécution des lois, toujours en vigueur contre les
cultes étrangers. Les tribunaux sont assiégés par les accusations intéressées
ou sincères des païens. D’ailleurs le développement de l’Église commence à
blesser en plusieurs points les habitudes les plus chères des populations et la
constitution politique de l’Empire.
Ce
développement, il est vrai, était toujours tout pacifique et purement moral.
Les prédicateurs de l’Évangile n’appelaient à leur aide aucune action
matérielle. Ils n’affectaient aucune prétention politique. Pendant la durée de ces
premiers siècles, les chrétiens témoignèrent à tous les dépositaires
sanguinaires ou bizarres de l’autorité souveraine une soumission respectueuse,
hier qu’indifférente, qui ne se démentit pas un seul instant. Ils ne
demandèrent directement la réforme d’aucune institution; ils ne réclamèrent
même contre aucun des abus tyranniques du pouvoir civil. En agissant sur les mœurs,
le christianisme s’abstenait rigoureusement de toucher aux lois.
Mais ces
distinctions ne trompent longtemps ni l’instinct des peuples, ni la
clairvoyance intéressée des hommes d’Etat. Quelque patients, quelque empressés
d’obéir et de rendre service, quelque éloignés de tout esprit de contention que
les chrétiens pussent être, il ne fallait pas qu’ils fussent bien multipliés dans
une ville, pour que les habitants se plaignissent de trouver à côté d’eux des
voisins incommodes, censeurs de leurs plaisirs et de leurs vices, troublant le
cours des habitudes de la vie sociale par cela seul qu’ils essayaient de s’y
soustraire. Les vertus des chrétiens, dont toutes les apologies font mention
avec un juste orgueil, étaient, par leur singularité même, l’objet de
préventions défavorables. Ce n’était pas seulement l’impatience naturelle que
fait éprouver aux hommes corrompus le spectacle d’une perfection qui les
humilie, c’était un malentendu constant qui faisait tourner des mérites mêmes
en sujet d’animadversion et de reproches.
Les
chrétiens vantaient, par exemple, la pureté de leurs familles, où régnait le
respect de la foi conjugale et de l’autorité paternelle. Mais les rapports de
la famille chrétienne étaient peu compris par les païens, parce qu’ils
s’éloignaient également et de l’ancienne rigueur des mœurs de Rome et du
relâchement des temps nouveaux. Le mariage chrétien était fondé sur
l’indissolubilité de la foi jurée, mais en même temps sur la dignité de la
femme et sur une honnête liberté domestique. Dans le mariage romain, au
contraire, la femme n’avait échappé à la tyrannie que par la licence. Une chrétienne,
confidente de toutes les pensées de son époux, consultée sur tous les intérêts
et tous les devoirs de la famille, ne ressemblait ni à la matrone des anciens
jours, courbée sous le joug d’un maître, traitée comme l’enfant, ou plutôt
comme l’esclave de son mari, ni à la femme impudique des mauvais temps de
l’Empire, telle que la décrivent Perse ou Juvénal, affranchie du joug conjugal
par la fréquence du divorce. Les Romains trouvaient à la fois dans l’attitude
de la femme chrétienne trop et trop peu de liberté, une indépendance qui
blessait le sentiment de la supériorité virile, une austérité qui gênait les
penchants d’une société dissolue. Ils disaient volontiers, avec dédain, que la
religion chrétienne était bonne pour les femmes; et l’on voit, par le choix de
certains supplices, que la pudeur des épouses chrétiennes leur causait souvent
plus d’impatience que de respect.
A côté,
et au-dessus du mariage même indissoluble, les chrétiens avaient placé un état
plus saint encore: ils honoraient la continence volontaire, la fuite des
plaisirs même légitimes des sens, la vie affranchie des devoirs de la paternité
et consacrée à la contemplation des vérités célestes. Des vierges, dérobant
leur visage aux regards des hommes et dévouant leur jeunesse à Dieu, se
pressaient autour de leur autel. Le prêtre qui y montait avait, le plus
souvent, résolu de fermer son cœur au sentiment de l’amour conjugal.
Non-seulement les païens ne comprenaient pas cette vertu nouvelle, mais ils la
blâmaient sévèrement. Elle renversait toutes leurs idées de devoir social et
d’économie publique. A leurs yeux, le premier devoir était de fournir des
citoyens à l’État. On ne pouvait se soustraire à celte obligation civique que
pour rechercher des voluptés honteuses et stériles. Le christianisme honorait
la virginité : la loi romaine punissait le célibat.
Les
chrétiens secouraient les pauvres, non-seulement les pauvres de leur croyance,
mais tous les pauvres en général. Ils leur distribuaient, non-seulement les
secours du corps, mais les consolations et les instructions de Pâme. Ils les
assistaient : ils les aimaient. La charité, comme nous l’entendons, comprenant depuis
le don des choses nécessaires à la vie, jusqu’à l’affection du cœur qui se donne
lui-même, fut une invention chrétienne. Les païens ne comprenaient ni le mot
ni la chose. L’amour général de l’humanité, confusément exprimé dans quelques
écrits stoïciens, n’avait jamais passé dans l’enseignement de la morale commune,
encore moins dans les habitudes ou les institutions. On ne connaissait
l’assistance des pauvres que sous deux formes également intéressées, et comme
moyen de brigue et d’ambition pour les particuliers riches, et comme instrument
d’ordre pour faire tenir en paix les populations des grandes cités. Les
patriciens avaient nourri leurs clients, et trafiqué avec les centuries pauvres
du droit de suffrage. L’empire rassasiait légalement et amusait officiellement
la foule. On ne savait à laquelle de ces deux natures d’assistance publique
il fallait rapporter les abondantes largesses des prêtres et même des riches
particuliers chrétiens : ce dévouement inexplicable était facilement attribué à
des vues secrètes d’intrigue et de faction. Tel évêque nourrissant, comme
l’évêque de Rome au milieu du III siècle, de quinze cents à deux mille
pauvres, pouvait paraître à un souverain trop puissant et trop aimé pour un
sujet.
Les
chrétiens n’attaquaient point directement et en principe la plus grande
institution civile de toutes les sociétés antiques, l’esclavage. Ils ne poussaient
point les esclaves à la rébellion : et malgré de fréquents affranchissements prononcés
en masse, sous les yeux des prêtres, pour libérer des familles entières, ils
n’appelaient même pas tous leurs propres esclaves à la liberté. Il fallait réformer
les hommes avant de les émanciper. L’Évangile s’était chargé de la part la plus
difficile de cette double tâche, laissant au temps et aux lois humaines le soin
d’accomplir l’autre. Mais si les chrétiens ne dégageaient pas les esclaves des
liens de leur condition civile, ils en effaçaient du moins l’ignominie. Un jour
par semaine, au service du dimanche, l’esclave s’asseyait à côté du maître; il
recevait sur son front la même eau sainte, était marqué du même signe,
assistait au même banquet, marchait souvent au même martyre. «Je suis esclave
de l’empereur, mais je suis chrétien, s’écriait Evelpistus,
compagnon de saint Justin dans son supplice, mais j’ai reçu la liberté de
Jésus-Christ, et par sa grâce j’ai le même espoir que mes frères.» Cette
égalité morale de l’esclave et de l’homme libre répugnait encore plus aux
mœurs païennes que n’aurait fait l'affranchissement matériel. Les affranchis
abondaient à Rome, surtout à la cour des empereurs. Dans un gouvernement où le
grand art était de bien servir, l’esclavage qui donnait de bonnes habitudes en
ce genre était même un assez utile apprentissage pour devenir courtisan. Mais
si les affranchis étaient souvent puissants, ils demeuraient toujours
méprisés; on pouvait leur obéir, mais non les estimer. L’orgueil de l’ingénu
persistait toujours sous la complaisance du flatteur. Les adulateurs de Pallas
auraient pardonné aux chrétiens d’affranchir tous leurs esclaves, mais non de
les traiter sur un pied d’estime et d’affection. Sur ce point, les distinctions
sociales demeuraient inflexibles; les chrétiens, en les méconnaissant, bouleversaient
toutes les idées reçues. Dans les rangs des fidèles mêmes, c’était souvent un
sujet de scandale. Dans un texte du III siècle, dernièrement découvert,
un sectaire reproche au pape Calixte de consacrer, par la religion, l’union
secrète de grandes dames romaines avec leurs esclaves, sorte d’alliance propre
à irriter et à mécontenter les familles
Ce n’étaient
là encore que des causes d’impopularité et de mécontentement. Mais les
chrétiens, sans le vouloir, et quoi qu’ils fissent, tombaient aussi parfois
sous le coup de lois positives. Par le fait, la religion chrétienne se
présentait aux magistrats comme une grande association dont le réseau couvrait
à peu près tout l’Empire. Or, dans un État despotique, toute association non
autorisée est par là même interdite.
Trajan
portait l’inquiétude jusqu’à redouter les compagnies d’artisans destinées à
éteindre l’incendie, les repas de noces et les fêtes de famille trop
nombreuses. On juge s’il pouvait voir sans ombrage des petites sociétés formées
dans chaque ville et correspondant régulièrement entre elles, des réunions
périodiques, des souscriptions, des quêtes, et un lien de confraternité si
étroit, et si tendre que d’Antioche à Rome, saint Ignace condamné à mort et
voyageant dans les fers, était attendu de station en station par des fidèles
nombreux qui venaient sur sa simple réputation lui apporter des aliments et
recevoir ses instructions. Que devait penser un proconsul romain quand il
apprenait que de vieilles femmes, des veuves, des orphelins, assiégeaient, dès
le matin, la porte de la prison où il avait fait renfermer un certain Pérégrin
dont Lucien raconte la vie, et qui fut, avant son apostasie, un des chrétiens
illustres de la Palestine? Pouvait-il apprendre sans inquiétude que les magistrats
des chrétiens ( c’est le mot dont se sert l’auteur païen) avaient offert de
l’argent aux gardes pour délivrer leur prisonnier? Cette organisation, cimentée
par le dévouement des membres et couronnée par l’autorité des chefs, aurait
offusqué un despotisme moins jaloux que celui des Césars. Puis la personne
impériale elle-même, objet d’un respect semi-religieux, souffrait du mépris des
dieux de l’Empire. Les chrétiens refusaient de jurer par la fortune de César,
craignant de prendre à témoin, sans le savoir, quelque divinité profane,
quelque mauvais génie ou quelque démon. Sans se refuser au service militaire,
les chrétiens s’abstenaient de quelques-unes des cérémonies consacrées dans le
camp, et qui avaient l’apparence de l’idolâtrie. Il n’en fallait pas
davantage pour les traiter de conspirateurs, de contumaces et de déserteurs.
Puis la
persécution une fois commencée, il fallait se cacher pour se réunir, attendre
la nuit, creuser des cavernes en terre, célébrer des cérémonies dans l’ombre.
Tout prenait alors un caractère sombre et suspect. Des calomnies
s’accréditaient d’autant plus aisément que rien n’était si fréquent dans Rome
que des superstitions venues d'Orient où le meurtre et la débauche jouaient
des rôles sinistres. L’attrait de la volupté et du sang faisait tout le succès
des mystères d’Atys ou de Cybèle; et les paroles usitées dans le service divin
des chrétiens permettaient quelque confusion à un observateur prévenu et
superficiel.
Malgré
ces griefs nombreux, grossis par la crédulité publique, les illustres Césars du
second siècle ne semblent avoir pris contre le christianisme aucune détermination
générale. Leur conduite à son égard témoigne d’une hésitation qui n’est point
ordinaire dans leur gouvernement impérieux et ferme. Des mesures contradictoires
se succèdent; des lois sévères sont éludées souvent par une tolérance
officiellement consentie. On sent que l’administration impériale suit et ne
provoque pas l’impulsion donnée par une opinion dominante, et qu’elle cherche à
sortir d’embarras par une suite de concessions opposées. Tel est en particulier
le caractère de la fameuse décision demandée par Pline et donnée par Trajan,
et qui a fourni des armes si fortes à la fougueuse logique de l’apologiste Tertullien.
Pline rend compte à son maître de l’abondance toujours croissante des nouveaux
convertis, de l’irritation de la foule, des dénonciations qui assiègent son
tribunal; et en même temps, avec l’impartialité d’un homme éclairé, il rend
justice aux vertus, au courage, au bon esprit des accusés. Trajan lui-même, en
réponse, donne à son préfet l’ordre de ne diriger aucune perquisition, mais de
laisser cours à la justice, si elle vient à être saisie. Mais lui-même ne
dédaigna pas d’interroger, du haut de son siège, l’évêque d’Antioche, et de
lui faire traverser la moitié du monde pour aller à Rome nourrir les bêtes du
cirque et réjouir la populace. On reconnaît, à ces décisions équivoques, à ce
contraste des paroles et des actes, l’embarras d’un grand esprit qui rougit de
partager, mais craint de mécontenter des préjugés nationaux. Tel qu’il est,
cependant, le terme moyen proposé par Trajan semble avoir été la règle commune
de tout le règne des Antonins. Les rescrits d’Adrien, d’Antonin le Pieux
lui-même, transcrits en entier par Eusèbe, et dont l’authenticité est probable,
ne font guère que le reproduire. Marc-Aurèle, qui cachait bien sous la pourpre
impériale quelque rivalité sourde de profession, se montra le plus rigoureux
de tous ces souverains. Mais Tertullien lui-même nous dit qu’il ne porta pas de
lois nouvelles contre les chrétiens. Ils restèrent donc sous le coup d’une
sévérité légale que les agents du pouvoir avaient ordre de laisser dormir le
plus longtemps qu’il se pourrait, mais qui se réveillait en sursaut à tout
instant, et sur tous les points, aux cris d’une foule ivre ou irritée, et qui
donnait libre carrière à toutes les fantaisies d’un magistrat cupide et
voluptueux.
Les
persécutions véritables et systématiques commencent avec le troisième siècle
et se succèdent, non pas sans interruption, mais à des intervalles marqués. Des
empereurs illustres se mettent personnellement à l’œuvre pour anéantir le
christianisme, et attachent leur gloire à sa destruction. Ils en font l’affaire
principale de leur gouvernement. Cette ardeur d’inimitié, chez des âmes souvent
grandes par d’autres côtés et dignes d’apprécier les vertus chrétiennes, n’est
pourtant pas impossible à comprendre. Ce qui menaçait la constitution romaine,
dans ces années de déchirement et de décadence, c’était, nous l’avons vu
précédemment, l’invasion des armes, et plus encore, des mœurs étrangères.
L’Empire expirait dans les divisions de ses enfants; et pendant que les brigands
armés du Nord s’apprêtaient à dépouiller le colosse affaissé, l’Orient
semblait lui verser ses pavots pour l’assoupir dans une mortelle léthargie. Les
hommes courageux, qu’un caprice populaire ou militaire portait quelques jours
au pouvoir, étaient préoccupés de raviver la source tarie des vertus civiques.
Ils faisaient appel aux vieux souvenirs, ils réchauffaient les cendres
éteintes des Cornélius et des Émiles. L’écho qui leur
apportait les humbles accents de la prière chrétienne leur inspirait une
impatience assez facile à imaginer. Rien ne ressemblait moins au patriotisme
romain, mélange bizarre de superstition et d’orgueil, d’idolâtrie pour la ville
conquérante et de dédain pour le reste du monde, que le sentiment de fraternité
générale dont était remplie l’âme d'un chrétien et cet amour de tous les
hommes, fondé sur l’égalité de leurs droits et de leurs misères. On reprochait
aux chrétiens de se réjouir des calamités publiques; de voir avancer, sans répugnance,
les ennemis de l’Empire; d’encourager l’inertie générale par leur éloignement
des devoirs civiques, leur répugnance pour le métier des armes, leur indifférence
pour les événements de la terre.
Plus
d’une fois les apologistes chrétiens eurent à repousser ces imputations et à
protester de leur zèle pour les institutions romaines. Des pages éloquentes de
Tertullien sont consacrées à justifier les chrétiens de tonte participation
aux malheurs publics. Tertullien avait raison: les intentions des chrétiens
étaient pures, leur dévouement inaltérable, leur courage héroïque dans les
combats. Mais les doctrines produisent souvent des effets que la Providence
seule prévoit et emploie à ses desseins, mais qui sont entièrement différents
du sentiment de ceux qui les professent. Il est certain que sans le savoir,
sans y penser, dans la lutte des débris de la constitution romaine contre
l’indépendance anarchique des provinces, les chrétiens favorisaient
naturellement la cause des nations. Les privilèges, les droits de cité leur
étaient inconnus. Dans une grande ville, leur évêque n’était pas, comme le
préfet de Rome, un simple délégué d’un souverain éloigné mais l’homme éminent
du troupeau, pénétré de son esprit, parlant sa langue, entouré de son amour,
commandant non avec la rudesse d’un maître et d’un étranger, mais avec les
entrailles d’un concitoyen et d’un père. C’était une autorité rivale qui, à
mesure que les préjugés se dissipaient, ralliait autour d’elle les populations
et détendait les liens du pouvoir central. Puis à des serviteurs d’un Dieu qui
avait pris naissance et vécu en Judée, des maîtres Syriens ou Goths ne
pouvaient causer les mêmes répugnances qu’à des Romains de vieille race. Dans
leurs maximes de soumission et de charité universelle, les chrétiens étaient
prêts à respecter indifféremment tous les souverains et toutes les lois. Dans
leurs rapports avec les barbares mêmes, à tout moment ils étaient portés à
oublier l’ennemi qu’il fallait combattre pour ne penser qu’à l’homme qu’on
devait aimer et qu’on pouvait convertir. Dès les premières invasions des
Goths, en 250, il y eut des prisonniers chrétiens qui guérissaient des malades
et faisaient des conversions dans le camp de leurs vainqueurs.
Il n’y a
donc pas lieu d’être surpris si, parmi les Césars du IIIe siècle, le christianisme semble particulièrement odieux à ceux qui se
piquaient de vouloir restaurer l’ancienne gloire de Rome. Le principe de
l’unité romaine, déjà forcé par le débordement des coutumes étrangères, se
défendait dans ses derniers retranchements. L’unité temporelle du inonde
finissant luttait avec l’énergie du désespoir contre une unité spirituelle qui
la détruisait en la remplaçant.
Ainsi
s’expliquent les alternatives de tolérance extrême et de persécution
passionnée qui se font remarquer pendant toute l’orageuse durée du III siècle. Les empereurs romains d’origine sont impitoyables : au contraire, les
enfants parvenus des provinces témoignent souvent au christianisme une grande
faveur. On sait qu’Alexandre Sévère, Asiatique de naissance, et dont la
prudente mère avait plus d’une fois, dit-on, assisté aux leçons d’Origène,
portait à la mémoire du Christ le respect d’un disciple pour un maître de la
sagesse. Il avait mis sa statue dans un sanctuaire, et répétait souvent la
maxime : «Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit.»
C’est sous son règne que s’élevèrent au grand jour les premières églises
chrétiennes, et lui-même défendit de les détruire. Les rapports des
chrétiens avec l’aventurier Philippe paraissent avoir été plus intimes encore;
et, tout en répudiant ouvertement la solidarité de ses vices, ils ne purent
manquer de profiter de la tolérance qu’un fils du désert devait imposer aux
lois romaines pour les serviteurs du Dieu d’Abraham (250 ap.
J.C.).
Mais
cette faveur même que des souverains étrangers témoignaient à la religion
chrétienne était une raison pour qu’un Romain comme Décius (ou du moins qui prétendait l’être) lui portât une haine plus acharnée. Un patricien
empereur, qui avait médité de rétablir la censure, et qui se donnait pour imitateur
du vieux Caton, devait considérer la foi nouvelle comme une ennemie qui ne
méritait point de pitié. Aussi le règne si court de cet intègre souverain fut-il le signal d’une persécution jusque-là sans exemple
pour sa rigueur et son étendue, et qui eut tout l’aspect d’une lutte de races
et de haine nationale. On dit que Décius répétait souvent
qu’il supporterait plus facilement un prince rival dans Rome qu’un grand prêtre
du Dieu des chrétiens. Le supplice des chrétiens était ordonné par un édit impérial
affiché sur toutes les murailles, et si terrible, dit saint Denys d’Alexandrie,
qu’il semblait de nature à faire tomber les élus mêmes. Il contenait des
menaces contre les juges qui épargneraient les chrétiens. L’exécution
en fut effroyable et révéla à elle seule l’étendue du mal que Décius voulait arrêter par le fer. Les chrétiens se
présentèrent au supplice, non plus comme un petit nombre d’hommes déterminés
dont on admirait le courage, mais comme des populations entières comptant dans
leur sein des femmes, des enfants, des gens de tout âge et de tout métier. Des
écrivains ecclésiastiques rapportent avec douleur le scandale donné par un
grand nombre de chrétiens qui faillirent devant le danger. Cela seul indique le
changement qui s’était opéré dans la composition des églises chrétiennes. Ce
n’étaient plus des sociétés d’élite toutes formées de néophytes animés du zèle
d’une conviction personnelle, et ayant embrassé la foi au péril de leur vie;
c’était un troupeau mélangé, comme l’est toute église depuis longtemps établie,
de faibles et de forts, où se trouvait une bonne partie de fidèles de profession
plus que de cœur, ne croyant que par habitude ou par éducation. Ce furent
ceux-là qui inventèrent les artifices dont on nous parle dans les canons ou dans
les écrits de cet âge, comme de se racheter à prix d’argent, de gagner les
magistrats de Rome pour faire attester par eux à l’empereur une apostasie qui
n’avait pas eu lieu: de feindre la folie ou l’imbécillité, de faire sacrifier
en leur lieu et place par leurs esclaves. Ce lurent ceux-là aussi qui, aussitôt
la persécution finie, remis do leur terreur, demandèrent à rentrer dans
l’Église, et au sujet desquels s’émut la controverse qui produisit le schisme
des Novaliens. Avec son immense développement et ses difficultés intérieures,
l’Eglise se présente dans cette lutte comme un gouvernement tout formé; et Décius, pour exciter les passions contre elle, prétendait
faire acte de défense contre des adversaires, plutôt que de justice contre des
criminels.
Il y eut
après sa mort une trêve qui, bien que rompue deux fois, se prolongea pourtant
assez longtemps pour être mise activement à profit par les chrétiens. Ce fut le
moment de la grande anarchie de l’Empire et de ce gouvernement multiple qui
scandalisa tous les historiens romains, et qui, bien qu’il présentât tant de
têtes, avait peine à faire front sur tous les points du territoire menacé. Dans
ce chaos d’invasions, d’insurrections et de fléaux, les chrétiens donnèrent le
spectacle d’une inaltérable paix et d’une infatigable charité. Au sein des divisions
intestines, engagés au service d’empereurs différents, obligés de se combattre
par devoir, ils continuaient à s’aimer, à se connaître et à correspondre.
Ainsi, en 262 , Alexandrie étant partagée entre deux factions, l’une commandée
par l’usurpateur Émilien, et l’autre par Théodote,
lieutenant de Gallien, il y avait des chrétiens dans les deux camps. Saint
Anatole était enfermé dans le château avec les restes du parti d’Émilien, et
saint Eusèbe servait dans l’armée romaine. Quand le blé vint à manquer aux assiégés,
Anatole fit savoir la disette à Eusèbe, et il obtint de son propre parti qu’on
renverrait les bouches inutiles. Sous ce nom il fit sauver tous les chrétiens,
quelques-uns même déguisés en femme, et Eusèbe, prévenu à temps, reçut toute
cette multitude, et lui prodigua les soins et la nourriture. C’était dans
cette même guerre civile que saint Denis, évêque d’Alexandrie, écrivait : «Je
ne sais ce que je dois faire, tant ces tumultes me troublent. Ce sont mes
frères, les fidèles de mon Église, qui demeurent dans la même ville que moi, ou
plutôt qui sont mes propres entrailles, et il faut que je leur écrive pour
communiquer avec eux.» Une grande force politique devait résider déjà dans
cette réunion d’hommes, seuls agglomérés au milieu de la dispersion générale.
Les empereurs reconnus ou prétendants étaient amenés souvent à les ménager
dans l’intérêt de leur propre ambition, et ce fut, selon toute apparence, dans
un de ces intervalles de ménagement politique qu’Aurélien, vainqueur de
Zénobie, fut appelé en aide par les évêques d’Orient pour chasser de son église
l’hérésiarque Paul, de Samosate, qui n’en voulait pas sortir, malgré la condamnation
de plusieurs conciles. Aurélien, qui devait pourtant lui-même se remettre à
persécuter le christianisme, était si bien informé de la constitution
intérieure de l’Église, qu’il ordonna qu’on rendît le bâtiment sacré à ceux à
qui les évêques de Rome et d’Italie adresseraient des lettres de communion
(271 ap. J.C.).
Avec
Dioclétien, le principe du gouvernement change, et cette révolution même dut
être favorable au développement du christianisme. Ce n’est plus aux antiques
inspirations romaines, c’est à de nouvelles combinaisons politiques que
Dioclétien demande le remède des maux de l’Empire. Son âme ne partage aucun des
préjugés ni des sentiments du forum, ni du sénat. En privant Rome de la
résidence impériale, il y laisse le pontife chrétien sans rival. Aussi les
témoignages chrétiens sont unanimes sur la paix dont jouit l’Église pendant les
premières années de ce grand règne. Il semble même que Dioclétien se laissa
approcher par les chrétiens avec une faveur toute particulière. Ils se
pressèrent à sa cour, dans son intimité même. Ses chambellans, Lucien, Gorgone,
Dorothée, faisaient dans son palais autour de lui une propagande active et
heureuse, dont ils ne désespéraient pas de faire un jour sentir les effets à
leur maître même. «Je ne pense pas, écrivait l’évêque d’Alexandrie, Théonas, au grand chambellan Lucien, que vous tiriez une
vaine gloire du bonheur que vous avez de faire arriver par votre intermédiaire
plusieurs du palais du Prince à la connaissance de la vérité; vous en rendez plutôt
grâces à Dieu qui a fait de vous un bon instrument pour une bonne œuvre... Car
puisque le Prince n’étant pas encore lui-même engagé dans notre religion a confié
pourtant à des chrétiens sa vie et son corps à garder comme aux plus fidèles
serviteurs qu’il pût choisir, vous devez vous montrer d’autant plus vigilants et
d’autant plus actifs à vous acquitter de cette tâche, pour que le nom du Christ
soit glorifié en vous... L’un de vous a reçu, dit-on, l’argent particulier du
Prince sous sa garde, l’autre les vêtements et les ornements impériaux, l’autre
les vases précieux, un autre les livres... De tous, celui-là doit être le plus
diligent... Qu’il ne néglige point de s’instruire dans les lettres séculières, et
d’étudier les œuvres de génie des Gentils qui peuvent plaire au Prince. Que dans
ses entretiens avec lui, il loue les poètes de la grandeur de leur invention,
de l’intérêt de leurs fables; qu’il loue les orateurs de la propriété de leurs
expressions et de leur grande éloquence. Qu’il loue aussi les philosophes de
leur mérite particulier; qu’il loue les historiens qui nous racontent la suite
des événements, les mœurs de nos ancêtres et l’origine de nos lois... Parfois,
qu’il tâche d’introduire l’éloge des saintes Écritures traduites avec tant de
soin et à tant de frais dans notre langue par l’ordre de Ptolémée Philadelphe; que par occasion il cite les Évangiles et les
apôtres, dépositaires des oracles divins. Le nom du Christ pourra se glisser
ainsi dans son discours, et il pourra trouver moyen de faire voir que la
divinité réside en lui seul; avec l’aide du Christ, toutes ces choses peuvent
réussir.»
Ces
insinuations, répétées avec autant d’ardeur que d’adresse, entraînaient les
femmes et les filles de la maison de l’empereur, et ne rencontraient auprès de
lui qu’un accueil bienveillant. Quels que fussent ses sentiments, ou plutôt
quelle que fut son indifférence personnelle, sa politique assez orientale et
très peu romaine, voyait sans beaucoup d’ombrage se répandre et grandir une
religion née en Orient et mal vue à Rome. A l’autre extrémité du monde, le
César Constance, le plus éclairé des collègues de Dioclétien, montrait, pour le
culte du Dieu unique, une inclination plus visible encore. La grossièreté de
deux soldats, instruments énergiques d’une politique dont ils n’avaient jamais
compris la portée, interrompit ce cours naturel et paisible des choses.
Maximien Hercule et Galère, sous l’influence de passions brutales, entraînèrent
Dioclétien dans une voie de persécution qui répugnait à ses goûts, à ses vues
de gouvernement, et qui lui fit terminer dans la honte et dans l’impuissance
une carrière jusque-là utile et glorieuse.
Dioclétien
résista longtemps : on fut obligé de revenir auprès de lui plusieurs fois à la
charge. Pour le décider, on fit valoir tous les motifs qui pouvaient agir sur
un esprit jaloux du commandement : on réveilla ce qui pouvait rester de
superstition dans l’aine d’un paysan parvenu. On inquiéta le général sur
l’obéissance des soldats, et le despote sur la sûreté de sa propre vie. Cédant
à regret, il commença par abandonner les courtisans et les militaires.
Vaincu enfin par l’unanimité des conseillers et des oracles, il voulut, au
moins, épargner l’effusion du sang, et le premier décret rédigé à Nicomédie
ordonnait seulement la destruction des églises et ne frappait les chrétiens que
d’incapacités politiques et civiles. Le vieillard reculait devant la nécessité
de commander trop de supplices: «Et d’ailleurs, disait-il, ces gens-là meurent
volontiers.»
Mais
c’était la chimère d’une politique indécise. Pendant l’intervalle de paix
favorisé par Dioclétien lui-même, les deux sociétés s’étaient trop intimement
mêlées, trop pénétrées l’une l’autre pour qu’on pût les séparer autrement que
par le fer; le déchirement devait être pour l’une comme pour l’autre fiévreux
et sanglant. La veille du jour même où parut l’édit de persécution, les deux
empereurs, Dioclétien et Galère, regardant du haut de leur fenêtre l’église
chrétienne dont on découvrait le toit, disputèrent si on la détruirait par la
hache ou par le feu. Dioclétien s’opposa de toute sa force à l’incendie, de
crainte qu’il ne se communiquât à la ville et ne devînt général.
C’était l’image de ce qu’allait être la dernière persécution de l’Église. La moitié
de l’Empire était chrétienne. Il y avait dans l’armée des légions chrétiennes
tout entières, et dans l’Empire il y avait des villes, dans chaque ville il y
avait des quartiers tout peuplés de chrétiens. Aussi quand l’édit parut, il y
eut une stupeur, puis bientôt une anarchie universelles. Les meilleurs se
trouvant frappés et forcés de se cacher, la populace païenne se jeta dans
beaucoup d’endroits sur leurs maisons et sur leurs biens, pillant, dérobant, et
faisant arrêter comme chrétiens tous ceux qui voulaient rétablir l’ordre. Il y
eut à Nicomédie même deux ou trois incendies que Galère imputa aux chrétiens,
et les chrétiens à Galère. Un auteur chrétien, dans un récit postérieur,
faisait observer que, pendant cette dernière épreuve, les païens souffrirent
par diverses causes presque autant que leurs victimes. Il n’y a rien dans celte
assertion qui doive surprendre. Une grande société est comme un corps organisé:
on ne la mutile point impunément; quand on lui arrache violemment un de ses
membres, l’inflammation s’empare rapidement de ceux-là mêmes qu’on veut
épargner.
Aussi la
situation était trop extrême pour pouvoir se prolonger. La nécessité politique
obligeait les souverains engagés dans cette horrible voie à redoubler de
rigueur pour terminer la crise plus vite. Trois édits succédèrent au premier.
De la dégradation on passa au bannissement, du bannissement à la mort, et de
la mort enfin aux plus affreux supplices. Le quatrième décret était tel, qu’il
semblait, disait plus tard Constantin, «avoir été écrit avec une plume trempée
dans le sang.»
Ce qui
poussait surtout les tyrans à cet excès de cruauté, c’est que le dernier effort
du paganisme se trouva tout d’un coup condamné par cette même opinion publique
qui jusque-là avait suscité et envenimé les persécutions. Le sens politique de
Dioclétien l’avait bien averti. La persécution fut impopulaire; la religion
chrétienne était devenue trop efficacement bienfaisante pour être haïe et trop
connue pour être calomniée. Sous son influence, d’ailleurs, des idées de pitié,
de justice, l’horreur du sang et des souffrances humaines commençaient à se
répandre dans la foule. «L’atrocité de la persécution, dit Eusèbe, devenait à
charge aux Gentils mêmes, et ils disaient que leurs empereurs étaient
superstitieux à l’excès.» Des légendes circulaient dans le peuple: on
rapportait dans Rome même que, pendant que les martyrs souffraient, on avait
vu des larmes couler le long des portiques, et entendu des gémissements sortir
de la terre. Les actes des martyrs, qui jusque-là ne font qu’enregistrer dans
leur style simple et sobre les cris de fureur de la foule, tiennent note
maintenant de ses mouvements de pitié et de ses murmures. Le langage des
accusés devient non plus seulement intrépide, mais railleur, confiant, comme
l’est celui d’un orateur qui se sent appuyé par les sympathies de son
auditoire. La situation des gouverneurs obligés, par obéissance et par esprit
de cour, d’inventer des raffinements de cruauté contre des accusés innocents,
sous les yeux d’une assistance émue, était méprisable autant qu’odieuse. Ils
le sentaient eux-mêmes, et les paroles des saints, dit saint Augustin,
entraient dans leur cœur comme des flèches, qui les blessaient au vif. Ils en
perdaient souvent tout sang-froid; et la lutte devenait une affaire
personnelle entre la victime, et le bourreau qui laissait échapper des cris de
joie quand l’excès des supplices faisait espérer chez le patient un mouvement
de faiblesse. Quelques-uns, au contraire, refusaient d’obéir, et arrivaient
aux empereurs que leur cruauté les couvrirait d’infamie. On dit qu’il y eut un
Arrien, gouverneur de la Thébaïde, qui se convertit sur son siège même.
Contre ce
retour inattendu de l’opinion, les fauteurs de la persécution recouraient
eux-mêmes à des moyens de propagande. On mit en avant des philosophes qui défendirent
le paganisme et attaquèrent la philosophie chrétienne. On répandit de faux
actes de la passion qui défiguraient la vie et la mémoire du Christ, des biographies
du païen Apollonius de Tyane qu’on opposait aux héros
de la foi chrétienne. On chercha même à dérober au christianisme le secret de
sa puissance en imitant son organisation qui paraissait remarquable par son
ordre et son unité: Maximin, l’associé de Galère en Orient, avait établi dans
son empire une hiérarchie ecclésiastique toute semblable à celle des
chrétiens, avec un grand prêtre dans chaque ville, et un pontife dans la
capitale, qui avaient le nom et portaient les ornements des plus grands
dignitaires de la cour. On copiait ainsi la religion chrétienne pour essayer de
la détruire.
Ce ne fut
point Dioclétien qui s’amusa à de si puérils artifices. Il avait cessé de
régner. Depuis le jour où contre son gré il eut lié le sort de son gouvernement
à celui du polythéisme mourant, il désespéra de son œuvre. Il vit se rouvrir
les plaies à peine fermées de l’Empire et le sang s’en échapper à grands flots.
Il tomba dans un profond découragement et abandonna sans résistance à des
collègues jaloux un pouvoir qu’il sentait paralysé par une force supérieure.
Galère qui lui succéda eut à peine le temps de donner l’essor à sa rage
impuissante. Après quelques années d’un règne troublé par des dissensions
domestiques, il fut frappé lui-même d’un de ces maux étranges dont l’aspect
hideux pénètre toujours les populations d’une terreur religieuse. Vaincu par
la douleur, il sembla reconnaître lui-même que le Dieu des chrétiens avait
étendu sa main sur lui. Il publia ce fameux édit de tolérance qui termina les
persécutions et que Lactance nous a conservé. Singulier document, moitié
insolent, moitié suppliant, qui commence par insulter les chrétiens et finit
par leur demander de prier leur maître pour lui.
Ce cri de
douleur semble échappé des entrailles mêmes de la société païenne. Aussi malade
que son vieux tyran, épuisée par une dernière convulsion de rage, couchée sur
son lit de douleur, elle allait appeler à son aide un Dieu longtemps détesté et
encore inconnu. Elle allait recommander à cette protection mystérieuse dont
elle avait senti la force en la maudissant, son âme souillée de meurtres et ses
membres rongés de lèpre. Elle s’abandonnait à ce Dieu tout entière avec ses
richesses, ses biens et ses œuvres. Elle allait lui confier le travail savant,
mais déjà décomposé d’une civilisation brillante et prospère, des lois fortes
minées par l’anarchie, des trésors convoités par la cupidité des Barbares, des
arts corrompus par la volupté. Le christianisme s’avançait sous l’étendard de
Constantin pour recueillir tous ces débris, pour les marquer de son empreinte,
et tout en préparant au monde une vie nouvelle, retenir quelques jours encore
sur les lèvres du cadavre impérial le souffle de vie prêt à s’échapper.
Notre
intention dans l’histoire qui va suivre est de raconter avec quelques détails
cette lente transformation de la société païenne qui commence après la dernière
persécution et qui s’opère par degrés pendant toute la durée du IV siècle. Nous voudrions faire voir comment les lois, les mœurs, tout l’ensemble
en un mot de la civilisation romaine a dépouillé l’esprit païen et s’est
métamorphosé sous l’influence de la religion nouvelle. Après la conversion des
hommes et des peuples, il y eut celle des institutions et des idées. Les années
qui s’écoulent depuis l’édit de tolérance de Galère jusqu’à la conquête de
Rome par les Barbares paraissent avoir été destinées par la Providence à
consommer cette révolution. C’est la plus noble jouissance de l’esprit de
l’homme d’interroger les desseins de Dieu et d’en suivre l’accomplissement.