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LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:

UNE HISTOIRE DIVINE

 

 

L’ÉGLISE ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE

CHAPITRE VII.

LA PÉNITENCE DE THÉODOSE.

(388-390)

 

Théodose sa prépare à faire la guerre à Maxime. — Dispositions qu’il prend avant son départ. -— Son plan de campagne. Incertitudes et troubles de Maxime. — Théodose marche sur l’Occident. — Défaite et mort de Maxime. — Soumission de l’Occident à Théodose. — Entrevue d’Ambroise et de Théodose à Milan. — Rapports qui s’établissent entre l’évêque et l’empereur. — Théodose rend à Valentinien tout l’héritage de son frère Gratien. — Désordres en Orient : destruction d'une synagogue à Callinique. — Théodose veut forcer l’évêque de cette ville à la reconstruire. — Ambroise s’y oppose et fait céder Théodose. — Ambassade envoyée par le sénat de Rome à Théodose. — Théodose se décide à visiter Rome. — État de cette ville à son arrivée. — Elle est livrée à de violentes dissensions religieuses. — Caractère et action du pape Damase. — Il restaure les cimetières chrétiens ou catacombes. — Il veut corriger les traductions latines des Ecritures saintes. — Il charge de ce travail le solitaire Jérôme. — Caractère de cet homme illustre. — Influence qu’il exerce sur le pape Damase, puis sur une partie de la société romaine. ’— Troubles excités par cette influence. —- Jérôme résiste avec fermeté aux inimitiés qu’il soulève. — Rôle des païens pendant ce débat. — Vertus de Symmaque et de Prétextât. — Mort du pape Damase : avènement de Sirice.— Jérôme quitte Rome. — Modération et prudence de Théodose pendant son séjour à Rome. — Il évite de prendre parti dans les querelles religieuses. — Succès de cette conduite. — Conversions nombreuses parmi les sénateurs encore attachés au paganisme. — Troubles à Alexandrie. — Les chrétiens et les païens en viennent aux mains dans cette ville. — Le temple de Sérapis sert d’asile et de citadelle aux païens. — Les magistrats effrayés envoient consulter Théodose. — Théodose ordonne la démolition des temples païens. — Exécution de cet ordre et destruction du paganisme en Égypte. — Joie que cette destruction cause à Théodore. — Sédition de Thessalonique. — Colère de Théodose : il ordonne, à l’insu d’Ambroise, un effroyable châtiment.n— Un massacre affreux est la conséquence de cet ordre. — Horreur générale causée par cette exécution. — Ambroise quitte Milan pour ne pas rencontrer Théodose. — Il lui adresse une lettre contenant des reproches sévères. — Tneodose se laisse persuader de ne pas tenir compte des reproches de l’évêque. — II se présente à la cathédrale. — Ambroise no l’y laisse pas pénétrer. — Théodose est séparé des sacrements pendant huit mois. — A l’approche des fêtes de Noël, il se rend de nouveau à l’église pour fléchir Ambroise. — Pénitence publique imposée par l’évêque et subie par l’empereur. — Impression produite par ce spectacle. — Graves conséquences qui doivent en résulter.

 

La mauvaise saison ne permettant pas un départ immédiat, Théodose employa l’hiver à régler plusieurs dispositions nécessaires pour assurer le bon ordre en son absence. Son fils Arcadius, bien qu’élevé depuis quatre ans déjà à la dignité d’Auguste, n’en avait encore que onze. En le laissant nominalement à la tête de l’Orient, il fallait lui composer un conseil qui pût gouverner en son nom, et dont le préfet du prétoire devait naturellement être le chef. Mais le titulaire de cette importante dignité, Cynégius, le même qui avait été chargé d’aller appliquer dans les provinces les dernières lois portées contre le culte païen, venait de mourir en achevant sa tournée. La tête du gouvernement était donc tout entière à reconstituer. Le nouveau préfet choisi fut un homme d’Occident, Tatien, qu’on envoya chercher à Aquilée, où il résidait en disponibilité, après s’être acquitté déjà avec éclat de plusieurs magistratures importantes. Il avait un fils en âge d’homme, nommé Proculus, auquel fut dévolue la préfecture urbaine de Constantinople, et la garde de l’enfant royal resta ainsi tout entière aux mains d’une seule famille. D’après les éloges que le païen Zosime accorde à ces deux choix, et la disgrâce qui les suivit plus tard, il y a lieu de penser que ni le père ni le fils n’appartenaient à l’opinion en faveur, et, qu’en leur donnant cette marque de confiance, Théodose, par une exception assez rare, fil acte d’impartialité plus que de prudence.

Mais un point qui lui importait presque autant que la sécurité de son fils, c’était le maintien de la paix religieuse obtenue à si grand’peine, et que son absence pouvait compromettre. Déjà, à la seule nouvelle qu’une impératrice, élevée dans des sentiments favorables au schisme, venait partager la couche impériale, tous les mécontents levaient la tête, des conciliabules se tenaient; des prêtres, des évêques même, étaient ordonnés assez publiquement par les diverses sectes, et quelques églises, livrées par les pasteurs eux-mêmes, leur étaient rendues. L’honnête primat de Constantinople, le bon Nectaire, ami de la paix et peu jaloux de ses prérogatives, fermait les yeux sur ces infractions à la loi. Théodose, informé à temps, ne perdit pas un instant pour dissiper ces nuages qui pouvaient grossir derrière lui. Trois lois successives, toutes datées de Macédoine, ne laissèrent aucun doute sur sa résolution d’être obéi de loin comme de près. Les prohibitions contre les assemblées des hérétiques furent renouvelées dans ces termes vitupératifs qu’affectionnait le style des législateurs de ce temps; il leur était interdit d'élever des autels de prévarication, de célébrer des sacrifices de leurs mains impies, de déshonorer les mystères de la vraie religion par leurs profanes imitations. Théodose ne craignit même pas, par une disposition nouvelle, d’atteindre dans ses habitudes les plus chères la population de Constantinople. Il fut spécialement défendu, à tout venant, sans distinction de fidèle ou d’hérétique, de disputer en public des matières religieuses, et le nouveau préfet du prétoire eut charge de châtier ceux qui persévéraient dans cette habitude pestilentielle, par le moyen de quelque peine appropriée dont le choix fut laissé à sa discrétion. La signature de Valentinien fut soigneusement apposée à toutes ces mesures, à côté de celle de Théodose, et l’une des lois tout particulièrement adressée par ce jeune prince au préfet d’Illyrie, seul fonctionnaire d’Occident qui fût resté dans son allégeance. C’était une réparation tardive, mais éclatante, du funeste édit de l’année précédente.

Plusieurs autres lois, conçues dans un esprit, soit d’austérité morale, soit de charité chrétienne, furent destinées à attirer la bénédiction divine sur la nouvelle union royale. Les mariages entre juifs et chrétiens furent spécialement interdits, les peines contre l’inceste renouvelées et accrues, des châtiments sévères furent édictés contre les grands de la cour, ou les riches qui se permettaient d’incarcérer eux-mêmes leurs débiteurs sans attendre l’ordre des magistrats. Enfin, le moment du départ approchant, Théodose éprouva le besoin de frapper vivement les imaginations ébranlées, peut-être d’affermir sa propre confiance par quelques avertissements solennels qui répondissent à l’effet que produisait, dans les anciennes armées de Rome, la consultation des augures. Une ambassade partit donc avec éclat de Constantinople pour aller trouver au fond de la Thébaïde le fameux abbé Jean de Lycople, célèbre par ses austérités et par un don de prophétie qui faisait de lui l’oracle de tout l’Orient. En lui demandant ses prières, les députés avaient commission de l’interroger discrètement sur le sort de l’expédition qui allait commencer. Ils trouvèrent le saint dans la cellule murée, où il habitait depuis cinquante ans déjà, ne communiquant avec le dehors que par une petite fenêtre, qu’il ouvrait deux jours par semaine pour donner audience à ceux qui voulaient le consulter. «Allez sans crainte, répondit-il aux envoyés de l’empereur : la victoire vous est assurée, et même sans beaucoup de sang versé. L’Orient reverra Théodose vainqueur.»

Vers le milieu de juin, tout étant prêt, les deux souverains se mirent en campagne. Justine, déjà affaiblie par tant d’émotions successives, demeura avec ses filles à Thessalonique, où elle ne devait pas tarder à succomber. Valentinien resta ainsi sans partage sous la tutelle de Théodose. Le plus rigoureux secret fut observé jusqu’au dernier jour sur la route que devait suivre l’armée impériale, et surtout sur le point où se porterait le général en chef lui-même. Une flotte nombreuse était rassemblée en vue des côtes de Macédoine, et divers indices semés à dessein accréditèrent la pensée que le but de Théodose était de confier ses troupes de terre à un de ses lieutenants et de s’embarquer lui-même avec son pupille pour s’emparer de l’Italie et tourner l’armée de l’usurpateur.

Cette incertitude habilement entretenue eut l’effet que Théodose se proposait: elle jeta la perturbation dans les desseins déjà fort troublés de Maxime. Il arrivait, en effet, à ce médiocre officier de fortune ce qui était le sort de tous ces soldats parvenus. Sa prospérité élevée au comble lui causait une sorte d’éblouissement, et il ne trouvait plus, pour en faire usage, le faible degré de résolution qui lui avait servi à l’obtenir. Le désordre se glissait dans ses conseils. La sommation de Théodose l’avait d’abord pris au dépourvu, car il s’était flatté que, voisin pour voisin et collègue pour collègue, Théodose le préférerait au fils de son ancien maître, à un enfant élevé dans une croyance religieuse hostile à la sienne. Au point où il était compromis, il ne pouvait songer à reculer; mais la différence était grande d’avoir affaire à un enfant en hostilité avec les sentiments de la plus grande partie de ses sujets, ou à un héros vainqueur, objet de l’admiration de tous les chrétiens. Un tel changement, joint à l’accueil plus que froid qu’il rencontra à Milan chez Ambroise, le déconcerta fort et calma singulièrement l’ardeur orthodoxe dont il s’était piqué jusque-là. Comme au même moment il recevait une députation de Rome conduite par l’orateur Symmaque, qui venait lui offrir, en pompeux langage de rhétorique, les hommages du sénat, il crut politique de tempérer un zèle que la politique seul avait fait naître. Symmaque repartit donc avec les meilleures paroles, accompagné d’un nouveau préfet du prétoire, à qui l’instruction fut donnée de vivre en bonne intelligence avec tous les cultes, et de maintenir entre eux la plus rigoureuse impartialité. Pour commencer, Maxime donna à ce nouvel agent l’ordre de rétablir une synagogue que des chrétiens avaient brûlée. Ce revirement, assez impudent chez le meurtrier des Priscillianistes, ne manqua pas d’être rendu public, peut-être par Ambroise lui-même, et, sans rallier bien fidèlement au nouveau souverain les païens, d’ailleurs peu puissants, suffit pour refroidir beaucoup les catholiques.

La même incertitude fut bientôt visible dans les plans de campagne de l’usurpateur. Tantôt il affectait de douter encore des hostilités de Théodose et envoyait à Thessalonique des ambassades, sûres d’avance de n’être pas reçues, et dont il n’attendait pas la réponse. Tantôt il faisait, avec non moins d’éclat, de formidables armements de défense: il levait à prix d’argent chez les Germains des tribus entières, qu’il incorporait dans son armée. Il chargea son meilleur général, Andragathe, de fortifier tous les cols de montagnes et toutes les têtes de ponts qui joignaient la Macédoine à l’illyrie. Andragathe s’acquitta de sa mission en ingénieur consommé; mais à peine fut-il parvenu à rendre les passages à peu près impraticables que l’ordre lui fut envoyé d’évacuer les ouvrages élevés avec tant de soin. Maxime venait d’être averti par ses espions des préparatifs ostensibles d’embarquement qui se faisaient à Thessalonique, et la peur d’être pris à revers s’emparait de lui. Il enjoignit donc à Andragathe de se mettre en mer avec ses meilleures troupes pour couper le passage à la flotte ennemie, ou l’accabler quand elle prendrait terre. Andragathe obéit avec répugnance, abandonnant à regret à des mains étrangères la défense des fortifications qu’il s’était flatté d’avoir rendues inexpugnables.

Théodose n’eut pas plutôt connaissance de ce faux mouvement qu’il fit route vers le nord à grandes marches. Il était encore paisiblement à Stobé, à peu de distance de Thessalonique, le 14 de juin; moins d’un mois après, il apparaissait en armes à quatre-vingts lieues de là, en pleine Pannonie, sur les bords de la Save, et cependant sur la route il avait eu à réprimer quelques mouvements insurrectionnels survenus parmi les troupes barbares. Il surprit les avant-postes de Maxime, confiés à un général de peu de valeur. Les légions, prises à l’improviste, eurent à peine le temps de se mettre en défense, et les cavaliers de Théodose, tout poudreux encore et tout haletants, dit un panégyriste du temps, de la longue route qu’ils venaient de faire, les chargèrent impétueusement et les culbutèrent dans le fleuve où plusieurs même les suivirent à la nage. Le général lui-même périt et son corps ne put être retrouvé.

A deux journées de là, à Pettau, ce fut le corps d’armée tout entier qui vint à la rencontre de Théodose. Maxime, cette fois averti, avait fait une marche en avant d’Aquilée pour prendre lui-même le commandement. Mais au dernier moment il n’osa risquer toute sa fortune sur un seul enjeu, et laissa la direction de ses troupes à son frère Marcellin, le même à qui la générosité imposée par Ambroise à Justine avait autrefois sauvé la liberté. Ce n’était pas un militaire sans mérite: ses dispositions furent mieux prises et la journée fut disputée. Mais vers le soir l’avantage se décida en faveur de Théodose, et alors, suivant l’usage de ces guerres civiles, la défection ne tarda pas à changer la défaite en déroute. Dès le lendemain, la moitié des troupes de Maxime était dans le camp de Théodose; le reste se précipitait, à la suite du tyran lui-même, dans les murs d’Aquilée.

Théodose ne les laissa pas respirer longtemps. On a bien raison de dire, s’écrie le même panégyriste, que la victoire est ailée, tant sont rapides les pas de ceux qu’accompagne la fortune. Une première journée lui suffit pour arriver jusqu’à la ville d’Hémone, qui, seule de toute la province, avait fait quelque résistance au moment de la défection générale, et qui lui ouvrit ses portes avec joie. Les sénateurs, les prêtres païens eux-mêmes, suivis de tout le peuple, vinrent à sa rencontre, en faisant retentir l’air de chants de victoire. Le lendemain il n’était plus qu’à trois milles d’Aquilée, et la nouvelle de sa venue arriva dans la ville avant que Maxime eût pris son parti entre la fuite et la résistance. D’autres se chargèrent de se décider pour lui. Pendant qu’il rassemblait le peu de troupes qui lui restaient, et leur faisait distribuer de l’argent pour raffermir leur fidélité, quelques soldats se détachant des rangs vinrent l’arracher du siège élevé où il était assis, le dépouillèrent du diadème et de la pourpre, lui lièrent les pieds et les mains, puis, tous les autres laissant faire et regardant ce spectacle d’un air étonné, ils se mirent en devoir de conduire leur captif dans cet attirail jusqu’au camp de Théodose. C’était le 25 août, et il y avait cinq ans, presque jour pour jour, que Gratien avait vu sa destinée tranchée par un dénouement du même genre. De tels incidents cessaient d’être tragiques à force de devenir vulgaires.

Averti de l’arrivée de ce répugnant cortège, Théodose le fit entrer dans sa tente, où il le reçut en présence du jeune Valentinien. Son intention n’était pas sans doute de repaître les yeux d’un enfant de l’infortune d’un ennemi, mais de lui donner le spectacle salutaire d’un grand coup de fortune. La scène fut saisissante. A la vue de son rival, naguère son collègue, enchaîné et fondant en larmes, Théodose se sentit saisi d’un mélange de dégoût et de pitié. Il détournait ses regards, comme s’il n’eût pu supporter la vue d’un tel abaissement, et lui adressait d’un ton de miséricorde dédaigneuse quelques questions dont il n’écoutait pas la réponse. On vit même le moment où il allait lui ordonner de se retirer sans rien décider sur son sort. Cette clémence inattendue ne faisait nullement le compte ni des traîtres, qui ne se croyaient en sûreté que par la mort de leur victime, ni de l’entourage de Théodose lui-même, à qui une victoire sans vengeance et par conséquent sans supplices et sans confiscations ne pouvait convenir. On se jeta donc sur le malheureux, comme il sortait de la tente impériale, et, suppléant à l’ordre qui n’était pas donné, des mains empressées l’exécutèrent sur place.

L’usurpateur mort, l’Italie et toutes les provinces récemment conquises par lui rentraient naturellement dans le devoir. Restait seulement, pour achever la victoire, à s’assurer de la soumission du domaine propre de Maxime (la Gaule et l’Espagne), qui était resté confié au gouvernement intérimaire de son jeune fils Victor, ainsi que du corps d’armée embarqué sur l’Adriatique avec Andragathe. Ces conséquences certaines d’un premier triomphe ne se firent pas longtemps attendre. Le général Arbogaste, envoyé par Théodose en Gaule, n’eut qu’à étendre la main pour se saisir du jeune Victor, abandonné d’autant plus facilement par les partisans de son père qu’il avait très-mal défendu la contrée confiée à sa garde contre les incursions réitérées des Saxons et des Francs. Victor périt seul, sans que personne se montrât pressé de partager sa disgrâce. Andragathe n’essaya pas de résistance, mais, avec la fierté d’un autre âge, il préféra la mort à la soumission, et la trouva dans les flots où il se précipita lui-même.

L’oracle avait donc bien dit : tout était fini en deux mois, et sans grande effusion de sang. L’éclat d’un tel triomphe, obtenu comme par enchantement, porta aux nues la réputation de Théodose. Précédé de cette renommée, il fit, dans les derniers jours de septembre, son entrée à Milan. C’est ici qu’une de ces lacunes si fréquentes dans les annales mutilées de ces temps vient désespérer la curiosité de l’historien, et que le texte muet se refuse à ses impatientes interrogations. Que ne donnerait-on pas pour avoir de la main d’Ambroise le récit de sa première entrevue avec Théodose? Quelle scène touchante ce dut être que le grand empereur remettant aux mains du grand évêque le royal enfant, sauvé du même coup et de la ruine et de l’erreur, rendu à la foi comme à l’empire? Qui ne voudrait assister en tiers aux conversations qui suivirent? Qu’elles durent être instructives et profondes, ces confidences de deux hommes dignes l’un de l’autre, tout prêts à se comprendre avant même de s’être rencontrés, et que leurs qualités comme leur éducation différentes ne faisaient que rendre plus propres à se compléter l’un l’autre dans la poursuite de l’œuvre commune dont la sympathie les avait d’avance réunis! Chez l’évêque, un zèle sacerdotal plein d’autorité et d’ardeur, tempéré, sans être refroidi, par l’intelligence de la politique: chez le souverain, l’esprit de gouvernement dirigé par des croyances vives, qui n’altéraient pas la modération de son âme, mais l’élevaient au-dessus des calculs d’une ambition vulgaire. Chez tous deux la même pensée mêlée de vérité et de chimère, en partie saine et en partie vaine, mais, dans son illusion même, empreinte d’un caractère de grandeur : l’espoir de greffer l’unité religieuse sur l’unité politique, et de les affermir l’une par l’autre; de sauver l’Empire par l’Église, et de conserver le monde à Rome en donnant Rome au Christ.

Mais si nous cherchons en vain, même dans la volumineuse correspondance d’Ambroise, la trace de ces confidences que notre imagination nous représente, au moins les conséquences des entretiens, dont le détail nous échappe, nous sont révélées par les faits. Tout fait voir que l’intimité la plus étroite régna dès les premiers jours entre ces deux esprits qui s’entendaient par avance. Ambroise reprit tout naturellement auprès de Théodose le rôle de conseiller associé au pouvoir et initié aux secrets d’État, qu’il avait déjà occupé auprès de Gratien. Moins aveuglément obéi peut-être, mais écouté avec plus d’intelligence, agissant moins par autorité, plus par la voie du raisonnement et de la confiance, son crédit n’en fut que plus solidement établi. Ce furent des rapports, non plus de disciple à maître ou de catéchumène à docteur, mais établis sur un pied d’égalité dans une grandeur commune. Nul doute, par exemple, que les conseils d’Ambroise n’aient eu leur part dans la résolution que prit Théodose de restituer au jeune Valentinien, non-seulement les provinces qui lui avaient été enlevées par Maxime, mais celles même qui provenaient de la part de son frère Gratien et qu’il n’avait jamais dû posséder. C’était plus que la justice, plus que la générosité même ne commandait, car il eût été fort simple que le conquérant gardât pour lui-même le bénéfice de la conquête, et Valentinien, retrouvant la totalité ou l’équivalent de son héritage, n’aurait encore eu que des remerciements à faire. Mais une juste appréciation des intérêts publics pouvait faire comprendre à deux amis éclairés de Rome que la division de l’empire en provinces occidentales et orientales était aussi ancienne que naturelle, et qu’on ne s’était jamais bien trouvé de l’altérer. Théodose entra donc sans peine, avec la modération patriotique qui lui était habituelle, dans les desseins bienveillants que suggérait à Ambroise son attachement persistant pour l’héritier légitime de ses maîtres. Valentinien resta, du consentement de Théodose et sous sa tutelle, empereur nominal de tout l’Occident.

D’autres décisions portèrent la trace de la même influence. Ambroise lui-même nous affirme que Théodose lui accorda la grâce de coupables déjà condamnés au dernier supplice. C’est donc à lui principalement qu’il faut rapporter le caractère de douceur extrême et inaccoutumée qui signala cette révolution dynastique, en cela différente de toutes les autres: Point d’exécution sanglante, point d’inquisition sur les faits passés, à peine quelques destitutions indispensables pour la sécurité du nouveau pouvoir. La mère et les filles de Maxime furent épargnées, et quelques subsides accordés pour les faire vivre. Théodose, peu rancunier de son naturel, se résigna sans peine à mettre ainsi en pratique la douceur chrétienne qui était au fond de son cœur. Et peut-être aussi pensa-t-il que moins les changements survenus au sommet du pouvoir auraient de contre-coups dans la fortune des particuliers, moins les espérances et les convoitises seraient allumées à l’avenir par la perspective d’une révolution nouvelle.

Un peu plus de désaccord se glissa entre le souverain et l’évêque à propos de nouvelles assez graves qui arrivèrent d’Orient au même moment. Quelques précautions que Théodose eût prises en quittant Constantinople pour couper court à la renaissance de toute querelle religieuse, il n’avait pas été en son pouvoir de prévenir entièrement tous les effets de son absence. Les deux partis restés en face l’un de l’autre attendaient avec anxiété ce que déciderait le sort des armes; et, malgré l’extrême rapidité de la campagne, il y eut un moment où les courriers de Théodose s’étant fait attendre, le bruit se répandit dans la ville qu’il était vaincu et qu’il avait même péri dans sa défaite. A l’instant, les Ariens relevèrent la tête, et, parcourant les rues de la capitale avec des chants de triomphe, ils se ruèrent sur la maison de l’évêque catholique et la livrèrent aux flammes. Le désordre à la vérité se borna là, car peu d’heures après, la vérité fut connue, le triomphe de l’armée impériale rendu public, et les séditieux se hâtèrent de disparaître pour se dérober au châtiment. Ce fut alors le tour des orthodoxes de se livrer à des démonstrations de joie qui dégénérèrent sur plusieurs points en sanglantes représailles. Dans une ville d’Osrôène, en particulier, appelée Callinique, une bande d’hommes armés alla mettre le feu à une synagogue de Juifs et à une méchante église appartenant à une petite secte, les Valentiniens, qui, en raison de son existence antique et modeste, avait échappé à l’interdiction commune. Des moines prirent part aux deux exécutions, et l’on disait même que l’évêque du diocèse n’y était pas resté étranger1.

Arcadius, ou plutôt ses ministres, en transmettant à Théodose le récit de ces désordres, implorèrent sa clémence en faveur des Ariens de Constantinople. «Que mon règne, disait le jeune souverain à son père, ne commence pas par des rigueurs. » Théodose, quelque offensé qu'il put être de la joie témoignée au bruit de sa mort, se prêta sans peine à cette noble prière, et la grâce repartit par le même courrier. Elle fut seulement accompagnée d’une loi sévère contre les hérétiques, qui renouvelait et aggravait les peines déjà portées, et qui était destinée à tempérer par la crainte les effets de l’indulgence. Mais à l’égard des chrétiens accusés d’avoir troublé à leur tour la paix publique, le jugement de Théodose fut plus sévère. Précisément parce que c’était le parti le plus fort et le plus cher à son cœur, et celui dont il se proposait d’assurer le triomphe complet, il ne lui convenait nullement que son œuvre fût compromise par un zèle précipité. Il voyait là un fâcheux exemple qui, pouvant être imité partout, risquait de mettre en son absence et à son insu tout l’Orient en feu. De plus, les Juifs, ennemis, mais non déserteurs, de l’Évangile, n’avaient pas été compris par lui dans ses lois prohibitives. Qui donc osait se montrer plus empressé et plus difficile que l’empereur? Il prit la plume avec assez d’humeur, et enjoignit au comte d’Orient de sévir contre tous les perturbateurs, fussent-ils revêtus de la robe monacale. Il condamna en même temps l’évêque de Callinique à rétablir de ses deniers la synagogue détruite et à indemniser tous ceux qui avaient souffert quelque perte. «Pourquoi me consulter? ajoutait-il : vous n’aviez pas besoin d’ordre pour faire respecter la loi.»

Ambroise, absent par hasard de Milan, n’eut point connaissance de l’incident, et n’apprit la résolution de Théodose que quand elle était déjà prise et expédiée. Son sentiment fut cette fois tout différent de celui de l’empereur. Deux choses le choquèrent particulièrement dans le châtiment ordonné : d’abord, la diversité de traitement entre l’incendie de Constantinople et celui de Callinique. Il y avait là une sorte de privilège à rebours, véritable contre-sens pour un empereur chrétien, dont il craignait l’effet sur l’imagination populaire. Puis l’amende imposée à l’évêque, qui l’obligeait à concourir lui-même de sa bourse et de sa personne à la construction d’un temple où Jésus-Christ serait outragé, lui semblait inadmissible. A ses yeux, cette connivence avec l’impiété était une prévarication cent fois plus grave que la violation d’une propriété privée ou d’une loi civile. Il devait écrire à Théodose ce jour-là même, afin de lui transmettre la réclamation de plusieurs prêtres tourmentés par leurs curies pour l’acquittement de leurs prestations personnelles. Il saisit cette occasion pour lui dire ouvertement sa façon de penser. Rien n’est curieux comme l’argumentation qu’il emploie. Ce sont tous les germes du droit public du moyen âge, qu’on voit poindre entre les ruines ou par les fentes du droit impérial qui s’écroule.

Quelques phrases sont données d’abord à un court exorde par insinuation: «Écoutez-moi, dit-il à l’empereur, vous qui désirez que Dieu m’écoute quand je prie pour vous. Si je ne suis pas digne d’être entendu de vous, comment le serais-je de transmettre vos vœux et vos prières? S’il ne convient point à un empereur de craindre la liberté de la parole, il ne convient pas davantage à un prêtre de dissimuler sa pensée.»

Il entre alors directement et sans réserve dans le fond même de sa doctrine : suivant lui, tout concours matériel prêté par des chrétiens à la construction d’un édifice destiné à l’erreur est illicite de soi, et les fidèles, surtout les évêques, n’ont pas plus le droit de s’y prêter que l’empereur lui-même n’a le droit de le leur imposer. Si l’évêque cède à l’ordre impérial, il se rend coupable, et l’empereur répondra de sa faiblesse devant Dieu: «Voyez donc, dit-il, où vous allez. Vous avez autant à craindre l’obéissance de l’évêque que sa résistance. S’il est courageux, craignez de faire un martyr : s’il est faible, craignez de porter le poids de sa chute. Et comment va s’opérer cette exécution? Si les chrétiens se refusent à l’accomplir, il faudra donc les y forcer à main armée. Il faudra donc que vous confiez au comte d’Orient vos drapeaux victorieux, votre labarum, peut-être l’étendard du Christ, pour aller rétablir un temple où le Christ sera nié. Dites donc qu’on fasse entrer le labarum dans la synagogue, et vous verrez si quelqu’un ose vous obéir.. Nous lisons dans l’histoire qu’on éleva des temples aux idoles de Rome avec les dépouilles des Cimbres vaincus. Aujourd’hui ce seront les Juifs qui écriront sur le fronton de leur synagogue : Temple construit avec les dépouilles des Chrétiens. Le bon ordre l’exige, dites-vous. L’apparence de l’ordre doit-elle donc l’emporter sur l’intérêt de la foi? Il faut que l’autorité cède le pas à la piété.» 

Il était impossible de proclamer plus haut, et avec une rigueur plus hardie, la suprématie de la loi religieuse sur toute espèce de loi civile. L’Église, disons-le, dans sa maternelle prudence, est loin d’avoir ratifié sur ces points délicats tous les anathèmes d’Ambroise : n’ayant jamais imposé aux fidèles l’obligation de détruire de leurs mains les temples de l’erreur, elle ne leur interdit pas davantage d’en assurer l’entretien matériel, quand l’équité, l’obligation de tenir des engagements contractés, ou de réparer des torts commis, leur en fait la loi. Il n’y a donc pas lieu d’être surpris si Théodose, raisonnant en bon administrateur, trouva l’exigence excessive, et si même, donnant cours à un sentiment d’humeur qui ne lui était pas habituel, il laissa la lettre sans réponse. Il y avait pourtant deux dernières lignes qui auraient dû lui donner à réfléchir : «Voilà ma demande, disait le prélat; j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour vous témoigner mon respect en vous la présentant: j’ai essayé d’être entendu dans le palais : ne me rendez pas nécessaire de me faire entendre dans l’église.»

Effectivement, de retour à Milan peu de jours après, Ambroise saisit la première occasion pour prendre la parole dans l’église, en présence de Théodose. Son texte fut ce verset de Jérémie: «Prends ton bâton de noyer, et marche.» Il n’hésita pas à faire entendre que le bâton dont parle le prophète était la verge sacerdotale, faite moins pour être agréable que pour être utile à ceux qu’elle frappe. Il rappela par l’exemple des voyants de l’ancienne loi et des rois d’Israël, de Nathan et de David, que de tout temps les ministres de Dieu avaient dû dire la vérité même aux rois. La comparaison était par elle-même assez claire, et Théodose dut se sentir gêné dès les premières paroles; mais il ne s’attendait pas sans doute à être interpellé directement. Ce fut cependant lui-même qu’en terminant l’orateur prit à partie. «Et maintenant, Empereur, dit-il, pour ne pas seulement parler devons, mais parler à vous, songez que plus Dieu vous a fait glorieux, plus vous devez témoigner de déférence à celui de qui vous tenez tout. Il est écrit : Quand Dieu t’aura fait entrer dans une terre étrangère, et que tu mangeras les fruits du sol qui ne t’appartenait pas, ne dis pas : C’est ma vertu et c’est ma justice qui m’ont valu ces biens, mais c’est le Seigneur Dieu qui me les a donnés. C’est la miséricorde du Christ qui vous a fait ce que vous êtes. Aussi vous faut-il aimer le corps du Christ, c’est-à-dire l’Église, laver ses pieds, les baiser et les oindre, afin que toute la demeure où le Christ repose soit remplie de votre parfum, et que tous ceux qui sont couchés auprès de lui en respirent l’odeur; c’est-à-dire qu’il faut honorer ses moindres disciples et leur pardonner leurs fautes, puisque le repentir d’un seul pécheur fait dans le ciel la joie des prophètes et des apôtres. Les yeux ne peuvent dire à la main : Je n’ai que faire de votre service, vous ne m’êtes pas nécessaire. Tous les membres du corps de Jésus-Christ étant donc nécessaires, vous leur devez à tous votre protection.»

Il descendit de l’autel après ces paroles prononcées d’un ton sévère, au milieu de la surprise de la foule, qui voyait bien que l’empereur était en cause, sans comprendre sur quel fait portait la réprimande. Théodose lui-même ne s’y trompa pas. Arrêtant l’évêque au passage: «C’est de moi que vous avez fait le sujet de votre discours, dit-il d’un ton ému? — J’ai dit ce que je croyais utile pour vous, reprit Ambroise. — Je vois bien, reprit l’empereur avec le même trouble, que c’est de cette synagogue que vous voulez parler. Je ne disconviens pas que mes ordres ont été un peu durs, mais je les ai déjà adoucis, et ces moines sont de si mauvaises tètes! » Un courtisan placé à côté de l’empereur, le maître de la cavalerie Tymase, crut le moment bon pour faire à la fois et sa cour à l’empereur et montre d’indépendance vis-à-vis de l’évêque. Il commença une véritable diatribe contre les moines. «Laissez-moi, interrompit Ambroise; je parle à l’empereur, dont je connais la piété : avec vous, c’est autrement qu’il faudrait agir.» Puis, s’arrêtant devant le siège impérial : «Je vais offrir le sacrifice, dit-il à Théodose; faites que je l’offre pour vous sans crainte : délivrez-moi ainsi du poids qui charge mon âme. — C’est bon, dit l’empereur en se rasseyant, les ordres seront adoucis, je vous le promets.» Mais cette parole vague et murmurée d’assez mauvaise grâce ne fut pas tenue pour suffisante. «Supprimez tout le procès, dit Ambroise avec insistance : si vous en laissez subsister quelque chose, votre magistrat en profilera pour écraser les pauvres chrétiens.» Le dialogue se prolongeait au milieu de l’assistance en suspens, et la situation devenait intolérable. L’empereur s’exécuta donc et promit tout ce qu’on voulut. «Vous le jurez, dit alors Ambroise : je vais offrir le sacrifice sur votre parole.» Et il répéta jusqu’à deux fois ces mots : sur votre parole. «Oui, sur ma parole,» dit l’empereur, qui à tout prix voulait en finir. Le sacrifice commença, et jamais, écrivait Ambroise à sa sœur le lendemain, je ne sentis de marque si sensible de la présence de Dieu dans la prière.

Les mêmes scènes faillirent se renouveler peu de jours après, pour un sujet qui dut paraître plus grave encore, surtout aux yeux d’Ambroise. Ce fut lorsque le sénat de Rome, un peu confus sans doute de la prompte adhésion qu’il avait donnée à l’usurpation, mais ne voyant d’autre manière de réparer sa faute qu’un repentir plus prompt encore, vint offrir ses hommages à Théodose et le prier d’honorer la ville éternelle de sa présence. Quelques phrases furent glissées timidement dans la requête au sujet du vœu particulièrement cher aux sénateurs païens, le rétablissement désiré de l’autel de la Victoire. C’était une manière indirecte de faire payer sa bienvenue au nouvel empereur. L’idée de visiter la capitale de l’empire et d’y chercher, pour le pouvoir de son jeune pupille, une consécration utile, sourit fort à Théodose; et, pour ne pas indisposer d’avance les esprits, il se montra assez enclin, sinon à se prêter à la demande qui lui était faite, au moins à ne pas enlever toute espérance par un refus péremptoire. Il reçut donc la députation avec bienveillance, et évita de se prononcer trop nettement dans un sens qui pût lui déplaire. Mais Ambroise, informé de cette hésitation apparente, n’entendit pas raillerie sur l’équivoque. Il accourut tout exprès au palais pour s’en expliquer très-vertement avec Théodose et, suivant sa propre expression, lui jeter sa pensée au visage. Puis, comme le souverain embarrassé ne lui faisait pas réponse à son gré, il sortit du palais et n’y rentra pas de plusieurs jours. Théodose réfléchit en silence, et quand la députation repartit, elle emporta avec la promesse d’une visite prochaine la certitude qu’Ambroise était toujours tout-puissant, et que la bienveillance des Romains ne serait point achetée par l’empereur au prix d’une faiblesse contraire à l’honneur de la foi chrétienne.

Les préparatifs n’en furent pas moins faits avec beaucoup d’activité par l’empereur pour se diriger vers Rome dès le printemps suivant, et, à défaut de concessions à l’opinion païenne, que ni sa conscience ni Ambroise ne lui permettaient, Théodose voulut au moins se faire devancer par quelques mesures populaires. C’était une précaution qui lui avait déjà bien réussi lors de son entrée dans la seconde Rome. On sait combien l’usage de léguer son bien au prince avait été répandu dans les plus mauvais jours de l’empire, et de combien de familles cette sorte de flatterie posthume, mais parfaitement connue d’avance du vivant du testateur même, avait consommé la ruine. C’était devenu sous certains césars, dont la cupidité était le moindre vice, un moyen détourné de confiscation. On ordonnait à un malade ou à un vieillard de faire son testament pour l’empereur, sous peine de voir hâter artificiellement la tin soit de son mal, soit de ses vieux jours. Bien que la coutume fut devenue moins générale et moins dangereuse sous les empereurs chrétiens, Théodose y voulut mettre, sinon un terme, au moins une grande restriction, par une loi qui parut à Milan le 25 février 389. Le prince y renonce solennellement pour lui et les siens à tout legs qui lui serait fait par voie de codicille ou de fidéicommis. Les testaments solennels seuls, dont les formalités étaient longues et rarement employées, seront admis : toute autre expression de dernière volonté n’aura d’effet qu’entre particuliers. Cet exemple de désintéressement fut très-favorablement accueilli, et le succès même attesta quelle était encore l’étendue du mal qu’il s’agissait de réprimer. «Plût au ciel, s’écriait un contemporain dans une véritable extase d’admiration, que l’avarice privée prît modèle sur la modération du législateur, et que les mœurs se fussent conformées aux lois!» Une autre disposition, qui étendait les droits de la succession maternelle à la seconde génération, jusque-là exclue, porte la même date et un caractère analogue de libéralité1.

Ces faveurs n’étaient qu’à l’adresse des familles aisées qui avaient quelque héritage à laisser ou à recevoir. Théodose ne voulut pas paraître oublier les pauvres. Les courriers qui apportaient de bonnes nouvelles (et Théodose venait d’en envoyer beaucoup de ce genre-là) avaient la coutume singulière de demander une gratification, en l’honneur de l’heureux événement, aux villages qu’ils traversaient. «Je ne veux pas, dit Théodose, qu’on fasse payer aux malheureux le prix de la joie publique.» Et toute rémunération de ce genre, sous quelque prétexte qu’elle fût réclamée, dut être absolu­ment supprimée. Les hérauts qui annoncèrent à Rome l’arrivée prochaine de l’empereur furent donc les premiers qui donnèrent la joie gratuitement, et cela seul dut contribuer à le faire bien accueillir. Précédé de ces messagers de bon augure, Théodose partit de Milan les derniers jours de mai, et fit son entrée dans Rome le 13 juin, accompagné de Valentinien et de son dernier fils, Honorius, âgé de dix ans, qu’il avait fait venir d’Orient, soit pour lui tenir compagnie, soit pour montrer aux ambitieux que sa dynastie ne manquait pas d’héritiers et se tenait prête à tout événement.

C’était une solennité devenue des plus rares que la présence d’un empereur dans la capitale de l’empire. Depuis quatre-vingts ans on n’en comptait pas plus de trois exemples. Il ne fallait pas moins qu’une telle singularité pour faire trêve un instaura toutes les agitations morales auxquelles la ville éternelle ne cessait pas d’être en proie. Délaissée par la politique, Rome, nous l’avons vu, trompait volontiers ses loisirs par des discussions religieuses, qui fournissaient un aliment à son activité sans emploi. La présence d’un parti païen encore puissant et respecté, balançant la majorité dans le Sénat, et comptant dans ses rangs la plupart des plus grandes familles, obligeait, dans cette cité privilégiée, les représentants de l’autorité impériale à des ménagements pour la diversité des croyances qui n’étaient plus observées ailleurs. A la faveur de cette neutralité des magistrats, les différents cultes ou les différentes sectes du même culte se livraient à des combats quotidiens de plume, de parole, parfois même d’action, et se disputaient ouvertement soit la faveur populaire soit la clientèle aristocratique. Ces discussions étaient constantes et renaissaient l’une de l’autre. Aux scènes douloureuses qui avaient ensanglanté l’intronisation du pape Damase avait succédé une longue et tenace opposition d’une partie du clergé romain contre ce pontife, source de débats interminables, qui n'avait pu être fermée qu’à grand’ peine par la main puissante et l’intervention personnelle d’Ambroise. Puis était venu le débat engagé au sujet de l’autel de la Victoire, qui avait ranimé et porté au comble l’animosité réciproque des serviteurs du Christ et des derniers fidèles du paganisme. Enfin, au moment choisi par Théodose pour sa visite, ce n’étaient plus deux religions, ce n’étaient plus même deux sectes ennemies, c’étaient tout simplement des tendances opposées, une manière différente d’entendre la pratique des vertus chrétiennes qui faisaient éclater au sein du même culte et souvent de la même famille des dissentiments dont la véhémence se traduisait au dehors par des violences matérielles.

La cause involontaire de celte émotion publique était encore le pape Damase, saint homme de mœurs et de doctrine irréprochables, mais dont l’esprit ardent, curieux, amoureux des nouveautés et des réformes, était fait pour tenir toujours les esprits en éveil et en mouvement autour de lui. Malgré les habitudes aristocratiques qu’il tenait de sa naissance distinguée, malgré son goût pour un luxe et un éclat honnête, malgré quelques recherches de bel esprit, dispositions fort innocentes, mais fort étrangères à la tradition de l’Église primitive, et qui auraient étonné plus d’un de ses prédécesseurs, Damase se piquait surtout de remettre en toutes choses en honneur les souvenirs de l’antiquité chrétienne. C’est ainsi qu’on l’avait vu le premier entreprendre la visite complète et la restauration de ces longues galeries souterraines, creusées dans le tuf des rochers sur lesquels Rome est assise et qui avaient servi si longtemps d’asile aux chrétiens persécutés, soit pour célébrer le saint sacrifice à l’abri des regards sacrilèges, soit pour préserver les reliques des saints de la profanation. Les cimetières chrétiens, les catacombes, comme on les appelle aujourd’hui, par une expression consacrée, mais sans fondement étymologique, avaient été pour la première fois, par les soins de Damase, parcourus, explorés, remis en communication avec la lumière du jour et la terre des vivants. Dégageant les abords et les couloirs intérieurs que des éboulements avaient bouchés, déchiffrant les inscriptions des tombes que l’humidité rongeait, relevant les tables de pierre qui avaient servi d’autels, ranimant les couleurs des peintures naïves qui les surmontaient, éclairant enfin par des lampes disposées de distance en distance tous les détours de la nécropole, Damase avait révélé aux Romains surpris toute une cité nouvelle qu’ils s’étonnaient d’avoir si longtemps foulée aux pieds sans la connaître. Chrétiens et païens contemplaient, les uns avec admiration, les autres avec douleur, ce témoignage vivant, cette expression matérielle et sensible du long travail souterrain qui, pendant trois siècles, avait miné par la sape d’une doctrine nouvelle les fondements de la vieille Rome. La dévotion des fidèles s’était émue de cette découverte autant que la curiosité des voyageurs. De nombreux pèlerins se pressaient à toute heure dans les galeries toujours ouvertes pour offrir leurs hommages aux restes de quelques martyrs; et à chacune des stations où ils s’arrêtaient, leur regard était attiré par une petite inscription latine où étaient relatés en quelques vers de forme concise le nom, l’histoire, les vertus principales du confesseur dont la dépouille était là renfermée. C’était Damase lui-même qui avait composé ces courtes épigraphes dont on retrouve encore aujourd’hui des fragments qu’une science habile s’évertue à rapprocher et à compléter. Puis à deux ou trois endroits marqués, au-dessus des tombes de quelques confesseurs illustres, s’élevaient, avec toutes les ressources de l’art contemporain, des basiliques qui, portant leurs faîtes dans les airs, semblaient comme les éruptions d’un feu longtemps contenu dans les entrailles du sol.

Le succès obtenu par cette restauration d’un passé cher aux âmes chrétiennes poussa Damase à en tenter une autre du même genre. Il entreprit de réformer, pour se rapprocher du texte primitif, les diverses traductions des saintes Écritures, qui circulaient dans les mains des fidèles. Presque toutes ces versions étaient pâles, imparfaites, remplies d’altérations et de faux sens, qui couvraient comme d’un voile les principales beautés de l’original. Damase voulut qu’une interprétation plus fidèle et plus vive vînt rendre au verbe sacré toute sa vigueur. Mais le difficile était de trouver un ouvrier apte à mener à bien un tel travail, qui dépassait de beaucoup l’érudition du pontife lui-même. Le grec de l’Évangile, à la rigueur, pouvait être compris dans ses moindres nuances par plus d’un traducteur; mais l’hébreu ou le chaldaïque de l’Ancien Testament, personne à Rome ne s’était sérieusement donné la peine de l’étudier. Quelque chose demeurait encore, même chez les beaux esprits convertis, du mépris qu’aurait témoigné un Romain du siècle d’Auguste, si on lui avait proposé d’apprendre le dialecte obscur des circoncis. On chantait les psaumes à l’église, on ne songeait point à les étudier dans l’original, encore moins à les honorer de cette critique scrupuleuse et dévotieuse dont scholiastes et grammairiens offraient à l’envi le tribut à la moindre syllabe de Démosthène ou de Virgile. Damase, dans tout le clergé de Rome, ne trouva en tout qu’un jeune homme en état de lire couramment et de décomposer scientifiquement l’hébreu, et il n’hésita pas à se l’attacher en qualité de secrétaire, malgré les singularités de sa vie et la rudesse extérieure de son aspect. Ce jeune prêtre n’était autre que le Dalmate Jérôme qui nous est déjà connu, nourri autrefois à Rome auprès de Probus, pendant des années d’une capricieuse et même licencieuse adolescence, poussé ensuite vers le désert oriental par la ferveur encore mal réglée de son repentir, associé un instant à Grégoire à Constantinople, revenu enfin dans la capitale du monde avec Paulin d’Antioche. A peine parvenu à la maturité de la vie, Jérôme avait ainsi déjà rempli le monde chrétien de l’ardeur héroïque de sa foi, comme des écarts d’un caractère intempérant que des trésors de grâce et des années d’efforts ne devaient réussir que lentement à ranger sous la loi de la sainteté.

Jérôme savait à fond l’hébreu, et l’incident qui l’avait amené à l’étudier n’était pas l’un des traits les moins étranges et les moins caractéristiques de sa vie. C’était ce songe que nous avons' déjà eu occasion de raconter et pendant lequel, seul, au fond du désert, le jeune anachorète avait cru entendre la voix divine lui reprocher avec d’impitoyables menaces sa faiblesse amoureuse pour les lettres classiques. Jérôme avait obéi aveuglément à sa vision imaginaire et jeté au vent comme des vanités idolâtres la prose de Cicéron et les vers d’Homère. Mais le génie, ou si l’on veut, le démon littéraire ne lâche pas si aisément ceux dont il s’est une fois emparé. Aussi se voyant brusquement arraché aux occupations qui jusque-là avaient partagé sa vie avec la prière, ce fut à d’autres sources que Jérôme résolut de retremper l’ardeur d’une âme éprise du beau. Forcé de détourner ses regards de Virgile, il aborda David dans le texte. Un moine juif fut son seul auxiliaire dans cette tâche ardue, sorte de mortification d’un nouveau genre, qui ne fut d’abord pour lui qu’un moyen de dompter, par la contention de l’esprit, les bouillonnements des sens, lorsque les jeûnes et même le travail manuel ne suffisaient pas à les contenir. Ce qu’il lui en coûta de peine pour plier à ce rude alpha­bet, à ces mots sifflants et haletants, une langue accoutumée à l'éloquence coulante de Cicéron, à la gravité de Fronton et à la douceur de Pline, combien de fois il désespéra d’y réussir, avec quel effort et quelle opiniâtreté il se remit à l’œuvre, «ma conscience seule le sait, disait-il, et ceux aussi le savent qui ont vécu avec moi. Mais grâces soient rendues à Dieu; de cette amère semence j’ai recueilli les fruits les plus doux.»

Parvenu, en effet, à l'intelligence la plus délicate de la langue sacrée, Jérôme vit tout d’un coup les horizons d’une poésie nouvelle découvrir à ses regards étonnés plus d’espace et de lumière que le ciel même d’Athènes. Dans les chants des prophètes, il respira un souffle lyrique qui l’emportait au-dessus de la terre, plus haut que les ailes de Pindare. Dans les récits de la Genèse, il admira une simplicité qui met la grandeur à nu, un tableau du monde sortant des mains du Créateur et naissant à l’être, dont les traits tantôt naïfs et tantôt sublimes, dont les couleurs à la fois fraîches et fortes, rappellent les premiers rayons de l’aurore faisant étinceler la verdure du printemps. Devant cette révélation d’une beauté inconnue, son enthousiasme poétique, réconcilié avec les scrupules de sa conscience, se donna librement carrière. Il se plongea dans l’étude des livres saints avec la passion de l’artiste et de l’érudit qui s’attachent aux moindres détails de l’objet aimé, et avec le respect du croyant pour qui le moindre trait de lettre est sacré. Rien, d’ailleurs, ne convenait mieux à un naturel comme le sien, toujours entier et fougueux dans quelque sens qu’il fût porté, toujours prêt à trancher dans le vif, que ces rudes alternatives de malédiction et de miséricorde, cette séparation tranchée entre la race élue et la masse condamnée du genre humain, ce contrat de droit strict passé entre l’homme et Dieu qui fait le fond de tous les tableaux de l’Ancien Testament. Un séjour prolongé dans la Judée, où il suivit pas à pas la trace des prophètes et des patriarches, acheva de le pénétrer de leur esprit et comme de faire circuler leur sang dans ses veines. Et quand il revint en Italie, portant le costume du désert, pariant une langue mêlée d’hébraïsmes dont l’étrangeté renouvelait et forçait en même temps tous les ressorts usés du latin classique, ayant, dit-il lui-même, pris, jusque dans la voix, quelque chose de strident qui froissait les oreilles habituées au parler mou du grand monde, tonnant contre les vices du siècle, et n’offrant contre les supplices de l’enfer d’autre recours que les tortures anticipées de la mortification, Rome étonnée le vit apparaître plus semblable à un patriarche qu’à un apôtre, comme Elie à la cour d’Achab, ou Jérémie devant Ninive, plutôt encore que comme un de ces messa­gers de la bonne nouvelle dont les pieds bénis se font voir sur les montagnes de la paix.

Tel fut l’aide que se choisit Damase pour étudier les profondeurs du texte sacré; et subissant rapidement l’ascendant de cette âme de feu, il eut bientôt fait de l’austère Dalmate son confident le plus intime. Bientôt ce ne fut plus seulement un travail d’érudition auquel ils se livrèrent en commun, ce fut entre eux une confidence absolue et une complète communauté d’idées. Damase consultait son secrétaire à toute heure, presque sur toutes choses, le chargeant souvent de répondre en son nom aux consultations que les diverses Églises lui adressaient sur des points de doctrine, et l’interrogeant sur toutes les difficultés de sa charge pastorale. C’était une conversation, et, d’un quartier à l’autre de la même ville, une correspondance constante. «Je ne connais rien, lui écrivait le pape, de plus charmant que nos entretiens sur l’Écriture, c’est-à-dire quand c’est moi qui interroge et toi qui réponds. Il n’y a rien qui nourrisse mon âme d’un mets plus savoureux, et je dis comme le prophète que ta parole est douce à mon gosier, plus douce que le miel sur les lèvres!» Stimulé par ces encouragements, Jérôme eut en peu de temps poussé assez avant la tâche qui lui était imposée. Le canon tout entier des Évangiles fut révisé sur le grec, puis le psautier sur l’hébreu et sur la version des docteurs juifs d’Alexandrie, connus sous le nom de Septante. Mais tout en avançant ce travail matériel, dont il livrait de loin en loin au public des échantillons, Jérôme les accompagnait de petits traités sous forme de lettres adressées à Damase lui-même, où les interprétations morales les plus austères des préceptes évangéliques étaient mises en lumière avec une mordante éloquence. A une cité amollie, à une noblesse devenue chrétienne sans cesser d’être sensuelle et fastueuse, à un clergé qu’énervaient insensiblement les délices d’une situation nouvelle, Jérôme osa parler, sans ménagement, de détachement, de pauvreté volontaire, de régénération nécessaire, des jugements de la colère à venir. Ces vieux enseignements de la loi chrétienne ont besoin d’être renouvelés d’âge en âge pour secouer la torpeur do l’habitude qui les émousse. Dans la bouche de Jérôme ils semblaient rajeunis, pour le fond aussi bien que pour la forme. On eût dit qu’en épurant les textes, il avait du même coup rendu aux dogmes leur pureté primitive. C’était Fonde virginale, prise à sa source, avec la saveur fraîche, parfois âcre de la montagne, avant que l’aient échauffée le sable de la plaine ou corrompue les émanations des cités.

Ce défi hardiment jeté aux habitudes de la société où s’était passée sa jeunesse fut précisément ce qui valut à Jérôme un succès inespéré. La moindre expérience du cœur humain apprend qu’on agit tout autant sur les hommes en froissant qu’en flattant leurs faiblesses. Pour plaire, pour toucher à Rome, la sévérité, la violence même du langage de Jérôme était le plus involontaire, sans doute, mais peut-être le meilleur des calculs.

Dans les rangs de cette noblesse dégradée, un grand nombre d’âmes, émues des secrets accents de la grâce, soupiraient tout bas après la simplicité de l’Évangile. D’autres éprouvaient le mal des heureux de ce monde, la satiété des plaisirs connus, la soif d’une nouveauté piquante qui divertisse et qui rafraîchisse. Ces sentiments d’ordre si divers se réunirent pour assurer aux premiers écrits que Jérôme publia à Rome un immense retentissement. Bientôt il vit se presser autour de lui des âmes désireuses de remonter à sa suite jusqu’aux pures origines de la vérité chrétienne1. Le croira-t-on? ce furent des femmes, et même des femmes du plus haut rang, qui éprouvèrent les premières cette curiosité érudite et pieuse. Chez elles s’étaient conservées une soif de connaître et d’aimer, une ardeur intellectuelle et morale, qui ne faisaient plus battre le cœur de leurs inertes époux. Singularité qui n’est ni sans explication ni sans exemple dans les sociétés où la vie publique s’est éteinte. Le repos forcé de la servitude, qui énerve les vertus viriles, développe au contraire les dons plus particulièrement féminins de la méditation contemplative. A l’épreuve où les hommes se corrompent et se dégradent, plus d’une âme de femme s’élève ou s’épure. Retiré dans une petite maison de l’Aventin, Jérôme s’y vit bientôt entouré d’un groupe de matrones, de veuves et de vierges, qui venaient à des jours réglés le consulter, d’abord sur les mystères cachés sous le sens obscur de quelque verset de l’Écriture, puis, par occa­sion, sur les mystères plus profonds encore et plus troublés de leur cœur.

C’étaient la digne Marcella, restée sans appui dans son jeune âge, et qui n’avait jamais voulu donner de nouveaux gages au monde par de secondes noces; Fabiola, qui, tombée jadis au pouvoir d’un époux brutal, avait rompu un lien odieux par la voie légale, mais non chrétienne, du divorce, et, se reprochant aujourd’hui sa faiblesse, voulait l’expier dans la pénitence; Asella, Principia, Léa, toutes issues du sang le plus illustre de Rome. C’était avant tout la noble Paula, descendante elle-même des Camille et alliée aux enfants des Jules, qui vint la première se ranger sous les lois de Jérôme avec un dévouement passionné, amenant avec elle ses trois tilles Pauline, Eustochie et Blésille, uniques et charmantes consolations de son veuvage. Ainsi se forma un véritable couvent, tout composé des héritières des plus grands noms; et chacune d’elles, sous la conduite de ce rude directeur, prit bientôt je ne sais quoi de monastique dans les sentiments et même dans l’aspect extérieur, qui ne put échapper longtemps à la critique de leur société ni à l’attention de la foule. Chaque jour on racontait de quelqu’une des dames de l’Aventin quelque trait qui attestait l’empire que leur maître spirituel prenait sur elles en exaltant leur piété. Paula, d'un corps frêle et d’une santé défaillante, veillait les nuits sur des parchemins grecs ou hébreux pour préparer la leçon du lendemain. Fabiola, consacrant à Dieu les biens dont elle se reprochait d’avoir repris la libre disposition, donnait à Rome le spectacle, jusque-là inconnu, d’un asile de malades fondé sur le modèle de ceux dont Basile avait enrichi Césarée. Elle y venait elle-même, surmontant tous les dégoûts de la nature, étancher de ses mains délicates les ulcères fétides que recouvrent les haillons du pauvre. Pauline faisait plus encore : elle persuadait à son mari, le sénateur Pammachius, de réserver dans son propre palais un quartier aux infirmes et aux indigents. Eustochie, à seize ans, dans tout, l’éclat que la jeunesse prête à la beauté, annonçait tout haut le dessein de refuser son cœur au plus honnête amour, pour l’offrir tout entier à Dieu. Enfin Blésille, veuve après sept mois seulement de mariage, et usant jusque-là de sa liberté avec un innocent désir de plaire, sortait un jour de son appartement vêtue de bure, ses cheveux cachés sous un voile, sans parure et sans fard, et fermait sans pitié, à partir de ce moment, sa porte à tous les aspirants que ses grâces, sa fortune et son sourire avaient attirés autour d’elle.

Toutes ces résolutions imprévues, tombant dans des familles partagées, dont les membres étaient ou de piété inégale ou de cultes différents, y firent naître de véritables orages. Ce fut un récri général, auquel prirent part les parents trompés dans leurs vues ambitieuses pour l’établissement de leurs enfants, les prétendants éconduits, les héritiers frustrés des biens dont ils avaient nourri l’espérance, enfin tous les chrétiens lâches qu’offensait la comparaison d’une conduite contraire à la leur. Aussi l’inspirateur connu de ces actes de sacrifice volontaire ne tarda pas à devenir l’objet de la vive animadversion de ceux dont il dérangeait les calculs. Les mécontents se répandirent en plaintes et bientôt en invectives contre l’influence de Jérôme. Les accusations ordinaires auxquelles donne lieu la fréquentation des riches et des femmes, les soupçons de captation ou d’intrigues plus coupables encore, circulèrent d’abord à voix basse, puis se produisirent au grand jour. Les plus modérés accusèrent Jérôme de renouveler les erreurs des hérétiques des premiers siècles, de Tatien et de Montan, qui condamnaient comme des œuvres du démon l’usage légitime des biens de ce monde, la propriété, le mariage, les secondes noces. Des prêtres sans zèle ou sans mœurs, des religieuses fatiguées de leurs vœux ou qui en avaient relâché le lien, des ennemis de Damase pressés de se venger sur son favori, formèrent un concert de voix haineuses auxquelles les païens, moins directement intéresses, mais toujours heureux de ce qui décréditait le zèle évangélique, joignirent leur écho. On ameuta la populace et on l’excita à huer dans les rues la robe monastique. De petits traités circulèrent, attaquant l’ascétisme en principe et le célibat virginal, comme contraires au vœu de la nature et au bien de la société.

Jérôme, pris à partie, sentit s’allumer sa verve guerrière. Il n’était point dans son naturel de reculer devant la menace. Aussi reprit-il d’abord en théorie et pour les renforcer plus que pour les désavouer, tous les thèmes qu’on lui reprochait. Il n’alla pas à la vérité jusqu’à condamner le mariage que l’Église permet et bénit, mais dans plusieurs traités dogmatiques, et surtout dans une lettre éloquente adressée à Eustochie, il s’étendit sur les mérites de la virginité; il opposa les biens de cet état sublime aux maux réels et aux plaisirs aussi vils que vains de l’état opposé, dans des termes si enflammés qu’il semblait retirer, tout en la faisant, la concession dédaigneusement accordée par lui à la faiblesse humaine. Puis, après avoir ainsi opposé doctrine à doctrine, il passa à sa défense personnelle, et là encore, trop fier pour se justifier, il attaqua à son tour. Aux soupçons répandus sur ses mœurs, il répondit par une peinture aussi véridique qu’amère, et probablement semée d’allusions personnelles, des vices de la cité qui applaudissait à ses calomniateurs. Ce fut une revue, et bientôt une exécution générale.

Nobles, grandes dames, magistrats, prêtres, tout le monde y passa, chacun eut son tour, et chacun sentit enfoncer dans le point le plus sensible de sa chair un dard enflammé. L’hyperbole de Juvénal n’eût pas marqué d’un trait plus comique et plus sanglant la matrone avec ses robes brodées représentant des animaux de grandeur naturelle, ses étages de cheveux postiches, et son visage fardé d’une couche de blanc qui la fait ressembler à une statue de plâtre; la vieille coquette qui se couronne de roses comme une jeune fille; le mari qui fait asseoir sa maîtresse à la table domestique, ou la femme acariâtre et dépensière qui met à sec la bourse commune; la fausse dévote qui distribue ses aumônes en plein jour, en faisant appeler tout haut les pauvres par des crieurs à gages; le prêtre dameret, aux cheveux bouclés, aux. doigts chargés de brillants, qui s’en va au grand trot de deux chevaux fringants faire visite aux dames à leur lever, les trouve couchées et s’assied sur leur lit; les cercles pieux où on commence par parler de charité, et où on finit par causer des commérages de salon, des mariages faits ou manqués; tous les ridicules, en un mot, et tous les scandales que fait naître dans les sociétés polies la tentative si souvent renouvelée d’accorder Dieu et le monde, la piété et le plaisir. Sur ce thème si riche de la dévotion aisée, Jérôme a devancé et dépassé la raillerie des plaisants de tous les siècles, et l’aurait épuisé si la matière sans cesse renaissante ne le rendait vraiment inépuisable.

Il faudrait n’avoir jamais connu les hommes pour s’étonner de l’immense popularité qu’obtint cette réplique hardie. Le charme qu’on trouve dans la satire n’est nullement en proportion avec le dessein qu’on peut avoir de profiter de la correction qu’elle renferme. Bien d’autres sentiments, moins louables et moins rares, y ont leur part: une curiosité maligne, le goût du scandale, ne fût-ce que le divertissement de mettre un nom propre au bas d’un portrait anonyme, et de jouir de l’embarras de son prochain qui se console lui-même en attendant sa revanche. Les compagnies les plus délicates, par là même les plus fatiguées de porter le joug des convenances, ne sont pas les moins empressées à rechercher ces mets de haut goût dont la saveur paraît à leur palais blasé d’autant plus piquante qu’elle est plus amère. Entendre une voix qui gourmande est pour ceux que l’adulation a lassés comme un de ces raffinements que la volupté cherche dans la douleur. Aucun de ces moyens de succès, qu’il n’avait pas cherchés, ne manqua au satiriste chrétien du IVe siècle. Un grand nombre de ses auditeurs furent touchés, d’autres furent simplement éveillés et amusés. Il eut la consolation, très-imparfaite assurément, de divertir aux dépens de ses adversaires ceux qu’il ne convertit pas à ses convictions. Tour à tour admiré, haï, exalté et attaqué, mais remplissant toutes les bouches et fixant tous les regards, il eut bientôt d’autant plus sûrement captivé la mode qu’il avait plus ouvertement choqué la coutume. Le solitaire de l’Aventin, vivant de veilles et de jeûnes, devint le personnage en vogue dans la cité des riches et des oisifs par excellence.

Les païens, témoins railleurs de ces luttes, faisaient leur profit des récriminations réciproques de leurs adversaires. Ils prenaient acte à la fois et des vices des familles chrétiennes stigmatisés par Jérôme, et des répugnances soulevées par les austères vertus que prêchait ce maître impitoyable. En regard de ces extrêmes opposés, ils aimaient à rappeler le nom de quelques-uns d’entre eux, dont le caractère et la conduite offraient des modèles de vertus plus humaines, moins surprenantes, mais par là même d’une utilité, suivant eux, plus applicable aux devoirs de la vie commune. Nous connaissons Symmaque et nous avons déjà nommé Prétextât, tous deux gens de bien, de naissance et d’honneur, tous deux doués d’une intelligence fine que l’éducation avait cultivée, tous deux imbus des maximes d’une sagesse tolérante; Symmaque, voué au culte de Rome, mais prêt, pourvu qu’on cédât le premier rang à sa divinité favorite, à supporter à côté d’elle toutes les formes de la croyance populaire; Prétextât, initié aux mystères de l’Orient, où il avait puisé un éclectisme tendre qui lui permettait de reconnaître et d’aimer un Dieu unique et caché sous les symboles de toutes les divinités nationales. A l’un et à l’autre revenaient de droit et les hautes magistratures politiques auxquelles les appelait naturellement leur expérience des affaires, et les dignités sacerdotales dont les empereurs chrétiens avaient renoncé à occuper le premier rang. Aussi les inscriptions du temps nous montrent les unes et les autres accumulées sur leur tête. Au nom de Prétextât sont joints les titres de pontife de Vesta, pontife du Soleil, Quindecennalis Augur, Taurobolile, Néocore, Hiérophante, Père des choses sacrées. Tous les cultes des pays connus lui apportent leur hommage. Symmaque, à la vérité, ne porte qu’une seule dénomination de ce genre, celle de Pontifex major, ou président du conseil des pontifes romains, le premier degré au-dessous du souverain sacerdoce vacant. Mais les insignes politiques du consulat, de la préfecture de Rome, de la préfecture d’Italie, de la préfecture du prétoire, lui sont attribués tour à tour, comme par des alternatives régulières. Dans ces fonctions diverses, il portait un esprit de bonne administration et de douceur, mêlé de dévouement aux vieilles institutions de la république et de ménagements pour le culte nou­eau. Sa correspondance trahit à chaque page ces sentiments. La religion le préoccupe avant tout; mais il faut voir sa douleur quand une vestale est surprise dans des relations incestueuses, ou veut s’affranchir de ses vœux avant l’époque fixée par les lois; son indignation contre ses coreligionnaires timides qui fuient les dignités de leur culte pour faire leur cour à l’empereur chrétien. «Fuir les autels, s’écrie-t-il, c’est maintenant pour les Romains le moyen de flatter. O Dieu! faites-nous grâce pour votre sainteté négligée.» Il faut voir sa joie quand il a réussi à honorer un jour les dieux avec plus de pompe que de coutume. «Tout le reste, dit-il, je le supporterai maintenant avec patience.» Mais il faut voir aussi avec quelle chaleur sincère, accusé par erreur d’avoir chargé injustement des chrétiens dans une poursuite criminelle, il en appelle pour se justifier à sa renommée, à sa conscience, et à celle du pape Damase lui-même: «Je sais, dit-il, que par le vice de la nature humaine la probité est exposée aux coups de l’envie, mais, divin empereur, je suis surpris que la haine des envieux ait été jusqu’à attaquer, par un mensonge avéré, la réputation d’un homme de bien... Qu’il rende maintenant, quel qu’il soit, compte de sa fourberie, celui qui, à propos d’une enquête légitime commandée par nous contre les spoliateurs des murailles de la ville, fait intervenir tragiquement les ministres catholiques. Qu’il réponde aux lettres de l’évêque Damase, dans lesquelles ce pontife nie que les sectateurs de sa religion aient reçu la moindre injure... Ayez confiance dans la parole du chef de cette religion qu’on dit outragée... J’attends avec confiance ce que Votre Éternité décidera.» Ce langage de l’honneur et de la probité, se faisant entendre dans toutes les occasions solennelles, balançait dans les esprits l’effet de l’éloquence plus ardente, plus inspirée, mais moins douce, qui tombait des lèvres de Jérôme.

Un incident mit dans un frappant contraste ces deux ordres si inégaux d’influences et de vertus. La même année, à peu de jours de distance, Prétextât mourut, au moment où il venait de consacrer douze statues sur le Capitole aux grands dieux protecteurs de Rome, et le petit couvent de l’Aventin perdit deux de ses matrones, Léa et Blésilla, la fille chérie de Paula. La pompe officielle et la douleur populaire rivalisèrent d’hommages pour honorer la mémoire de Prétextât. Le peuple était au théâtre quand la nouvelle de sa fin fut apportée : la représentation fut suspendue, et l’air retentit des plus lugubres cris. Deux statues de l’illustre défunt furent placées dans la salle des séances du sénat. Les vestales, par grâce spéciale, obtinrent la permission d’en mettre une autre dans leur oratoire. Sa veuve Pauline, digne compagne d’un tel époux, et comme lui prêtresse des saints mystères, y fit graver une inscription où elle se hasardait à dire qu’il ne l’avait quittée que pour être admis dans le palais lacté du ciel.

Les obsèques des deux chrétiennes furent célébrées avec une pompe plus modeste, mais aussi touchante. Celles de Blésilla surtout prirent un caractère déchirant par la douleur de la mère qui ne pouvait se décider à quitter la dernière dépouille de son enfant. Il fallut l’emporter à bras, à moitié morte, et dans les rangs de la foule qui assistait à ces funèbres adieux des murmures s’élevèrent: «Voilà, s’écria-t-on, ce que nous avions bien dit. Cette fille est morte de l’excès de ses jeûnes, et c’est là ce que sa mère pleure... Qui nous débarrassera de ces méchants moines qui séduisent les femmes? Ne va-t-on pas les lapider ou les jeter à l’eau? Jamais païenne ne pleura ainsi ses enfants.»

Ces plaintes allèrent droit au cœur de Jérôme, et le piquèrent comme d’un nouvel aiguillon. Dans une lettre écrite le lendemain, et qui ne dut pas tarder à circuler, il gourmanda tour à tour et consola la pauvre mère en termes énergiques dont l’accent semblait évoquer à la fois toutes les splendeurs et toutes les terreurs de la vie future. «En entendant la foule blasphémer à cause de vous, dit-il à Paula, quelle n’a pas été, pensez-vous, la tristesse du Christ! et quelle a été la joie de Satan!... Je ne le dis point pour vous effrayer: mais, Dieu m’en est témoin, et je parle au pied de son tribunal, il faut détester ces larmes pleines de sacrilège, et plus pleines encore d’incrédulité. Quand vous hurlez, quand vous criez comme si une flamme vous embrasait le cœur, c’est vous-même qui vous perdez... Et que ne souffre pas, pensez-vous, votre Blésille, lorsqu’elle voit le Christ irrité contre vous?... Elle vous crie: Si jamais je vous ai aimée, ô ma mère, si j’ai sucé vos mamelles et écouté vos leçons, ne me plaignez pas de ma gloire. Pensez-vous que je sois seule aujourd’hui! J’ai avec moi Marie, la mère de mon Sauveur, et je vois des visages que je ne connaissais pas. Oh! la belle société qui m’environne! Voilà Anne, la prophétesse de l’Évangile: en trois mois j’ai acquis ce qu’elle a attendu tant d’années!» Puis, reprenant lui-même la comparaison que chacun faisait entre les deux morts si rapprochées du païen et de la chrétienne: «Oh! quel changement! s’écrie-t-il; celui qui, il y a peu de jours, occupait le comble des honneurs, qui montait au Capitole comme s’il eût triomphé chaque jour de nos ennemis; celui que les Romains suivaient de leurs applaudissements, dont la mort a ému toute la ville, celui-là est maintenant désolé et nu, non dans le palais lacté du ciel, comme sa malheureuse veuve s’en fait l’illusion, mais dans de sordides ténèbres; celle que renfermait le secret d’une cellule, qui paraissait pauvre, misérable, dont la vie était réputée une folie, celle-là suit le Christ et dit : Ce qu’on m’avait raconté de la cité de Dieu, aujourd’hui je le vois !» Visions enflammées qui venaient à point pour raffermir les cœurs troublés et pour rejeter dans l’ombre l’éclat de toutes les vertus comme de toutes les gloires humaines.

On ne sait jusqu’où aurait été porté le trouble causé par ces rivalités compliquées de culte et de secte si la mort du pape Damase n’était venue apaiser un peu la violence de la situation. Le nouveau pontife Sirice, qui paraît avoir été doué d’un esprit moins étendu mais plus calme que Damase, affecta de se renfermer dans les devoirs de sa charge, dont il revendiqua avec un soin jaloux et étendit même les attributions par plusieurs décrétales que nous avons encore, mais il n’encouragea point Jérôme dans la continuation de ses luttes oratoires. Privé ainsi de son protecteur, l’ardent docteur crut prudent de se soustraire pour un temps au ressentiment de ceux qu’il avait offensés, en regagnant sa solitude chérie. «Je pars, dame Asella, écrivait-il, du bâtiment qui l’emportait, à l’une de ses pénitentes, heureux d’avoir été digne d’être haï par le monde. Priez le ciel que de Babylone je puisse rejoindre Jérusalem. Insensé que j’ai été de vouloir chanter le cantique du Seigneur sur la terre étrangère, et d’avoir quitté la montagne de Sinaï pour aller chercher du secours en Égypte!». Paula le suivit de près: divisant ses biens entre ses enfants et s’arrachant à leurs larmes, elle quitta Rome avec la seule Eustochie, et vint s’établir auprès du tombeau du Christ, sous l’aile de son maître adoré. La vivacité des passions était ainsi momentanément calmée, mais tous les ferments en restaient encore prêts à se rallumer, lorsque le grand empereur chrétien fit son entrée triomphale dans cette cité divisée.

Sa conduite fut pleine de prudence et d’habileté. Ce même souverain, que l’Orient avait vu frappant d’une main si rude les sanctuaires de l’idolâtrie, traversa la grande ville, où partout les statues des dieux offensaient ses regards, d’un pas tranquille, sans montrer ni émo­tion ni colère. 11 observa dans le moindre détail le cérémonial antique, en tout ce qui était compatible avec ses convictions personnelles. Nul faste asiatique, nulle arrogance de conquérant; il parut tour à tour au Sénat et sur les Rostres, en costume de citoyen plutôt que de prince, comme eût fait Auguste ou Tibère quand le principat naissant ménageait encore les souvenirs de la république. Il voulut ensuite tout visiter lui-même, monuments, édifices publics, demeures privées de quelque importance : il se montra partout à pied, sans gardes, se laissant aborder de près par la foule. Aussi le rhéteur chargé de son panégyrique, le Gaulois Pacatus déclarait-il, sans hésiter, que si Brutus revenait sur la terre, il abjurerait, à l’aspect d’un tel souverain, sa haine de la royauté.

De réactions religieuses ou politiques, d’intervention entre les diverses sectes ou les diverses nuances d’opinion en rivalité dans l’Église, nul vestige. Le sénat tremblait, ayant salué Maxime avec trop d’ardeur, et Symmaque, qui avait offert trop promptement au tyran ses éloges, se posait déjà par anticipation en victime. Théodose parut sincèrement avoir tout oublié. Symmaque put reparaître, parler de nouveau sur le même ton à une autre adresse, et n’emporta que la promesse d’un prochain consulat. Théodose paraissant avant tout curieux de s’instruire, porta peu de lois et prit lui-même très-peu de décisions à Rome. Parmi le petit nombre de décrets qui portent cette date, un seul a trait à des matières religieuses: c’est celui qui renouvelle contre la petite et obscure secte des Manichéens, dont un groupe obstiné et méprisé persistait à Rome, les peines déjà édictées par des lois précédentes. Un autre, relatif aux faits de magie, et dont le texte est obscur, paraît avoir pour but de soustraire aux violences de la foule les prévenus de sorcellerie plutôt que d’armer la justice de nouvelles rigueurs contre ce vieux délit. Un autre, enfin, restreignant le nombre des jours fériés de l’année romaine, place officiellement des fêtes chrétiennes sur le même pied que les solennités du vieux culte; mais probablement on s’attendait à une révolution plus com­plète, et cette égalité reconnue par un vainqueur dut paraître plutôt aux sectateurs des dieux humiliés un ménagement qu’une injure. Tout le reste ne traite que de matières administratives: ce sont de bonnes et sages mesures d’utilité publique; c’est la répression de désordres et d’abus que l’absence trop prolongée du pouvoir suprême avait laissé, sur certains points, dégénérer en véritables scandales. La préoccupation particulière de Théodose reparaît seulement dans l’accroissement de sévérité des peines portées contre l’adultère, et dans la suppression des maisons de prostitution, qui à la vérité étaient devenues de véritables repaires de brigandage autant que de débauche.

En tout Théodose parut prendre à tâche de se présenter comme le restaurateur, non comme le réformateur de la cité. Quelques textes assurent même qu’il poussa cette prétention jusqu’à proposer en plein sénat le rétablissement de la vieille censure républicaine, et des passages assez obscurs des lettres de Symmaque prêtent en effet à cette étrange assertion un peu d’apparence. Si le fait était avéré, ce serait presque le seul trait d’ostentation politique qu’on pourrait relever chez Théodose, car assurément l’idée de chercher un Caton parmi les Quirites dégénérés n’avait pas la prétention d’être prise au sérieux, et Symmaque se hâte de dire qu’il la combattit et que le sénat la rejeta tout d’une voix, sans doute pour empêcher le ridicule de l’épreuve.

Quoi qu’il en soit, Théodose recueillit promptement le fruit de cette modération politique. S’il eût pris parti activement à Rome, comme il avait fait à Constantinople, dans les querelles intestines des chrétiens, il eût compromis inutilement, devant un public à moitié païen, et sa propre autorité, et le renom de la religion qu’il représentait. En paraissant ignorer ces débats, il réussit à leur imposer au moins une trêve. D’autre part, s’il eût blessé, par une trop grande ardeur d’innovation, le culte que la vieille Rome professait pour elle-même, il l’eût rejetée violemment tout entière vers les autels qui lui rappelaient le passé de sa gloire. En se montrant au contraire aussi Romain, presque plus républicain qu’aucun autre, il séparait la cause de Rome de celle du paganisme, et offrait ainsi aux consciences partagées et aux cœurs timides un terrain de conciliation. A un empereur qui ne commandait rien, ne mettait ses faveurs au prix d’aucune flatterie, se montrait ' respectueux pour tous les scrupules et tous les souvenirs, on put céder sans paraître faiblir ou trahir. Nous croyons donc tout à fait, comme le raconte un témoin presque contemporain, le poète Prudence, qu’avec le voyage de Théodose coïncida dans Rome, et principalement dans les rangs du sénat, un mouvement assez rapide de conversion au christianisme. Des familles entières, et des plus puissantes, vinrent fléchir le genou devant l’autel du Dieu qu’adorait l’empereur. Sans doute le tableau que l’historien poète nous trace est chargé de couleurs un peu trop vives; sans doute Théodose ne mit pas aux voix, en plein sénat, l’adoption du nouveau culte et l’anéantissement de l’ancien; sans doute on ne vit pas, comme Prudence l’affirme naïvement, les pères conscrits en masse déposer la robe pontificale pour prendre la blanche tunique du catéchumène; mais on ne peut douter pourtant qu’à partir de ce moment l’équilibre des partis fut rompu dans l’auguste assemblée, et une majorité acquise à un christianisme plus ou moins sincère. On ne peut douter non plus que parmi les motifs que ces néophytes peut-être intéressés mirent en avant auprès de leurs amis pour justifier leur défection, ne figurât celui même que le récit poétique leur prête, à savoir le dessein de rajeunir Rome, de faire en sorte que sa vertu ne parût pas décrépite, et que sa gloire ne connût pas le déclin de la vieillesse A un patriotisme vieilli les transfuges étaient heureux d’opposer les espérances d’une gloire nouvelle que les exploits de Théodose faisaient briller des plus vives couleurs.

Content de ce succès et comblé des hommages de tous, Théodose se remit en route pour Milan dans les derniers jours de l’année. Là, des nouvelles venues d’Orient l’attendaient, bien propres à faire apercevoir les différences d’état, d’esprit et de mœurs qui séparaient désormais les deux moitiés de l’empire. Pendant qu’à Rome la patience et la douceur de Théodose avaient plus fait que l’ardeur impétueuse de Jérôme pour mener le christianisme vers son triomphe, en Orient au contraire un acte violent venait de précipiter vers son dénouement une lutte désormais engagée à forces trop inégales.

Nous avons dit que dans la ruine, ou du moins dans la dégradation et la mutilation universelles imposées par Théodose à tous les temples de l’Orient, un seul avait été épargné et gardait avec ostentation le plein exercice du culte. C’était le sanctuaire le plus illustre de cette partie du monde, et presque de l’univers entier. En quel lieu en effet de la terre habitable n’était connue l’antique et incomparable demeure du grand dieu du Nil, le Sérapéion, élevé de cent degrés, au centre même d’Alexandrie, sur une terrasse faite de main d’homme, qui à elle seule portait une ville entière? Nulle part la fausse piété ne s’était montrée avec un éclat plus voisin de la vraie grandeur. Une série de vastes cours, séparées par des bâtiments majestueux où demeurait une population de prêtres, de gardiens et d’employés; puis quatre rangs de galeries parallèles, précédaient le vaste tertre où se déployait l’édifice sacré lui-même, élevant dans les airs ses étages superposés de colonnes sculptées dans le plus beau marbre. A l’intérieur ruisselait tout le luxe de l’Orient : une triple couche de métal, or, argent et cuivre, recouvrait du haut en bas les lambris. Au centre se dressait l’idole, produit composite des matériaux les plus précieux, étincelante de pierreries, étendant d’une paroi à l’autre ses bras gigantesques. A ses pieds était une effroyable statue du monstre Cerbère, reposant une de ses tètes sur la main droite du dieu. Le visage de l’idole était tourné vers l’orient, et une ouverture imperceptible avait été ménagée dans le mur qui lui faisait face, pour qu’à un jour marqué de l’année, les premiers rayons du soleil levant venant frapper ses lèvres, elle parût recevoir le baiser de l’aurore. Sous la plateforme, voisine du temple, s’étendaient de vastes souterrains constamment éclairés et communiquant l’un avec l’autre, et avec la ville par cent issues secrètes. Enfin dans les bâtiments latéraux se trouvaient entassés, en fait d’objets d’art, de manuscrits, de statues, tous les trésors de la piété et de la science des anciens jours.

Longtemps la colline sacrée, visible au loin dans la plaine, avait fait l’orgueil de la contrée qu’elle couvrait de son ombre; longtemps c’avait été comme l’âme de l’Égypte entière, la source de sa vie et de sa pensée. C’était là qu’elle venait implorer le fleuve bienfaisant de qui elle attendait sa subsistance, et se plonger dans les mystères du culte symbolique qui avait fait de ses hiérophantes les maîtres de la Grèce et les docteurs du monde. Mais aujourd’hui qu’une foi nouvelle enflammait les masses et peuplait les déserts, une disproportion qui offensait les regards existait entre le faste dominateur du vieux temple et le nombre comme le zèle de ses partisans. Délaissé par la faveur et le respect publics, le Sérapéion n’apparaissait plus que comme le repaire où s’étaient réfugiés les démons dépossédés, pour méditer leur vengeance et faire pleuvoir sur la cité leurs maléfices. Une vieille superstition le défendait encore; mais la haine, l’impatience des chrétiens vainqueurs, grondaient au pied et formaient comme un siège permanent autour de la dernière citadelle de l’idolâtrie.

Une situation si choquante ne pouvait se prolonger. Il était impossible qu’une cité chrétienne se condamnât longtemps à être couronnée par le symbole d’un culte qu’elle détestait ; il était impossible qu’elle ne se soulevât pas tôt ou tard pour effacer ce signe d’opprobre de son front. Quelle fut l’occasion du conflit, et quel en fut le provocateur, c’est ce qu’il serait (comme c’est l’ordinaire dans les temps de partis), assez difficile de déterminer. Les historiens conviennent qu’il y eut de la part des chrétiens une sorte de provocation morale, provenant d’une légitime indignation, mais qui amena la résistance matérielle du parti opposé. Voici, suivant eux, par quels incidents la crise finale fut déterminée. Le nouvel évêque d’Alexandrie, Théophile, homme d’un caractère âpre, que ses démêlés avec saint Chrysostome firent plus tard tristement connaître, ayant obtenu du gouverneur la permission de consacrer au service divin un ancien temple de Bacchus depuis longtemps abandonné, des fouilles durent être faites pour approprier le vieux bâtiment au nouvel usage. En creusant le sol, on découvrit dans les fondations plusieurs de ces insignes ridicules ou indécents dont le paganisme ne rougissait pas d’affubler ses divinités. Théophile, ne voulant pas manquer une si bonne occasion de mettre le comble au discrédit du vieux culte, ordonna que ces infâmes objets fussent promenés par la ville, suivis d’une procession dérisoire, que saluèrent sur son passage les huées d’une foule plus amusée que scandalisée. Les païens ne purent supporter d’être livrés ainsi publiquement à l’ignominie. Ils se précipitèrent les armes à la main sur les railleurs pour en faire justice. Le sang coula, les passions s’allumèrent, et la police n’intervenant qu’assez mollement, une rixe violente s’ensuivit et une sorte de guerre civile s’engagea au sein de la cité.

Dans cette lutte prolongée, le Sérapéion, que sa vieille réputation d’inviolabilité protégeait encore, devint l’asile et comme le quartier général des païens. C’était là qu’ils se retiraient, le soir, pour combiner leurs sorties du lendemain. Un philosophe, renommé dans le pays, du nom d’Olympe, leur servait de chef : il animait les ressentiments par une éloquence ardente, et organisait la résistance avec la suite et le coup d’œil d’un général. Après chaque prise d’armes, les séditieux rentraient dans leur citadelle, emportant avec eux leurs blessés, leur butin et leurs prisonniers. D’affreux récits circulèrent bientôt sur les traitements auxquels étaient livrés dans cet asile impénétrable les captifs chrétiens. On les forçait, disait-on, à sacrifier à l’idole, sous peine de se voir livrés à tous les genres de supplices. Des potences et des roues étaient dressées en permanence, et les voûtes qui supportaient le temple recevaient dans leurs profondeurs les membres encore palpitants des supplices.

Que faisaient cependant les magistrats impériaux, le préfet Évagre et le général Romanus? Leur embarras était fort grand : ils sentaient bien qu’un pareil désordre ne pouvait être toléré, et la clameur publique les pressait d’agir. Mais violer le Sérapéion, la retraite du dieu nourricier de l’Égypte, c’était un acte d’audace auquel n’étaient nullement préparés ces fonctionnaires, probablement assez froids chrétiens et conservant pour le vieux culte une faiblesse fort répandue dans le personnel administratif de l’empire. Cynégius lui-même, l’exécuteur ardent des volontés de Théodose, avait reculé devant une telle profanation. Dans cette difficulté, les magistrats, après s’être consultés, résolurent de tenter une démarche pacifique. Ils se rendirent, sans armes et sans escorte, jusqu’à la porte du temple pour représenter aux séditieux la gravité de leur crime et les engager à rentrer d’eux-mêmes dans l’ordre. La timidité d’une telle conduite n’était pas de nature à décourager les révoltés. Aussi les représentations des deux orateurs officiels furent-elles accueillies avec insolence, et leur voix couverte par des cris: «Prenez donc garde à vous, dirent les magistrats de plus en plus troublés, craignez que la sévérité des lois ne tombe sur votre tête, car nous allons faire notre rapport à l’empereur.» Ils se retirèrent en effet pour écrire leur dépêche, et Olympe, remarquant que ces dernières paroles jetaient quelque trouble parmi ses gens, les harangua avec un redoublement de passion : «Ne craignez rien, leur disait-il; croyez-vous que parce que vos dieux ont laissé violer leurs temples et briser leurs statues, ils ont cessé d’être et d’agir? Des statues, des images, qu’est cela? un peu de matière sujette à la corruption. Mais les vertus qui les animaient se sont réfugiées dans le ciel, d’où elles ne cessent de vous protéger.» Les courriers partirent pour Milan, et, dans l’attente de la réponse impériale, une sorte de trêve s’établit : un calme sinistre régna dans la ville, chacun des deux partis gardant sa position.

Telles furent les nouvelles qui attendaient Théodose à son retour de Rome. Une grande ville livrée à la sédition et les païens en pleine révolte, il y avait assurément là de quoi le troubler. Il reçut pourtant ces graves informations avec un calme dans lequel un mélange de contentement fut bientôt visible. L’occasion qu’il cherchait de frapper en Orient un coup décisif contre l’idolâtrie lui était offerte sans avoir été provoquée : il se promit bien de ne pas la laisser échapper. Autant il s’était montré à Rome indulgent et endurant, autant il fut pressé de faire sentir à Alexandrie une main inflexible et la résolution de trancher dans le vif. La sédition lui importait peu, sûr qu’il était d’en venir à bout par la moindre démonstration de force. Aussi, en réprimandant sévèrement les révoltés, n’ordonna-t-il aucun châtiment contre eux. «Les chrétiens qui ont péri dans cette lutte, dit-il dans sa réponse aux magistrats, ont la gloire du martyre, ils n’ont pas besoin de vengeance. Épargnez leurs meur­triers, pour faire apprécier à ces malheureux la douceur de notre religion, et porter leurs âmes à la foi par la reconnaissance. Mais nous ordonnons, ajou­tait-il, que tous les temples, sans exception, qui ont servi d’occasion à cette détestable sédition, soient rasés au niveau du sol.» Et il chargea de l’exécution l’évêque Théophile, de concert avec les magistrats.

A peine arrivée à Alexandrie, la décision de l’empereur y fut lue en public, et, grâce à la trêve qui régnait encore, les deux partis, accourant autour du héraut, purent l’entendre de la même bouche. A peine les premières lignes, qui ne laissaient aucun doute sur la pensée du souverain, eurent-elles été prononcées, qu’un long cri de joie s’échappa de la poitrine des chrétiens, tandis que les païens, sentant fondre tout d’un coup leur courage d’emprunt, se dérobaient en foule de tous côtés, sans vouloir en entendre davantage. Chacun alla chercher une retraite où il pût se dérober personnellement aux poursuites: nul ne reprit le chemin du Sérapéion, qui resta vide. On y chercha vainement Olympe lui-même: il avait disparu. Dès la veille il s’était embarqué et avait fait voile pour l’Italie. Plus tard, quand on lui demandait la cause de cette retraite précipitée, il racontait que dans le silence de la nuit, toutes les portes étant fermées, il avait entendu dans le sanctuaire même de l’idole une voix isolée qui chantait ‘Alléluia’.

Il ne restait donc plus qu’à procédera la destruction de l’idole et du temple, et la foule chrétienne pénétra, sans résistance, l’évêque en tête, jusqu’au fond du sanctuaire. Mais là elle s’arrêta, comme contenue par une main invisible. Une vieille légende rapportait que celui qui serait assez osé pour toucher l’image sainte verrait la terre s’ouvrir sous ses pas, ou le ciel fondre sur sa tête. Personne n’était pressé de tenter l’épreuve. Théophile pourtant fit honte de cette lâcheté à un soldat qui se trouvait à ses côtés : et celui-ci, ramassant son courage, porta de toutes ses forces un coup de hache sur la joue du colosse. Il y eut un instant de saisissement, puis un grand cri, et chacun regarda autour de soi pour voir si le sol tremblait ou si le ciel tombait. Rien ne bougeant, le soldat leva le bras une seconde fois, et frappa un nouveau coup, qui, atteignant cette fois la statue au genou, la fit trembler sur sa base, puis tomber bruyamment sur la terre. Dans la chute la tête fut brisée, et une bande de souris qui y avait fait son habitation, s’en échappa tout effarée. Un long éclat de rire partit alors, et de toutes parts ce fut à qui se précipiterait sur les débris informes pour en couper, en briser, en brûler les fragments. Le tronc de la statue fut réservé pour une combustion solennelle, qui eut lieu dans l’amphithéâtre. D’autres objets de la vénération des païens partagèrent le même sort, entre autres une image du soleil portée sur un char de feu qui était tenue en l’air par l’attraction d’un aimant : c’était un artifice de physique amusante, que la foule avait pris longtemps pour un prodige.

L’idole détruite, on passa à l’édifice lui-même. Des ouvriers furent sur-le-champ mis à l’œuvre, et en peu de jours la terre était jonchée de débris du temple; il n’en restait plus que les fondements. Après le grand temple, ce fut le tour des plus petits. Rien ne fut épargné, ni chapelle, ni oratoire privé, ni statues dans leurs niches, ni images de dévotion suspendues aux portes et aux fenêtres, ni pierres sacrées perdues dans les campagnes ou sur les bords du fleuve. Théophile, usant de la commission spéciale qu’il avait reçue de l’empereur, pressait les magistrats l’épée dans les reins et ne les laissait ni tarder ni mollir dans l’exécution de leurs ordres. Il ne conservait que les objets hideux ou risibles qui pouvaient servir à démontrer soit les vices, soit les fraudes des prêtres vaincus. S’il trouvait quelque part la trace de victimes humaines immolées sur quelque autel caché, ou les ressorts qui devaient servir à tromper les peuples en prêtant à des simulacres sans vie l’apparence de la voix ou du mouvement, ou bien simplement quelque statue grotesque objet d’une dévotion capricieuse, il arrêtait le bras des démolisseurs et appelait la foule pour jouir de ses rires et de son scandale. C’étaient des têtes d’enfants coupées, dont on avait peint les joues ou doré les lèvres, c’étaient des statues creuses dans lesquelles était pratiqué un escalier qui avait permis au prêtre de se glisser pour faire parler l’oracle prétendu, ou bien encore un singe, un chat, quelque animal plus immonde encore, dont l’art n’avait pas dédaigné de reproduire les traits. A part ces exceptions réservées à dessein, tout fut sacrifié, et, par ordre de Théodose, le produit de la vente ou de la fonte des matériaux fut destiné à l’évêque d’Alexandrie, pour le service de ses pauvres. Sur l’emplacement des temples des églises durent être construites, et le terrain du Sérapéion, en particulier, dut porter dorénavant un sanctuaire où reposeraient les restes sacrés de saint Jean-Baptiste, autrefois transportés de Palestine en Égypte pendant la persécution de Julien.

D’Alexandrie, comme on peut le penser, le mouvement se répandit bientôt dans toute l’Égypte. Les suffragants de Théophile se piquèrent d’émulation, et ce fut à qui se délivrerait le premier de l’aspect détesté de l’idolâtrie. Canope, par exemple, petite ville située à l’extrémité du Nil, à cinq ou six lieues d’Alexandrie, avait un temple renommé auquel était annexée une école de lettres sacerdotales. On y venait du monde entier pour s’initier à la science cachée sous les hiéroglyphes des pyramides, et pour se livrer en même temps à des pratiques voluptueuses, que les religions an­tiques ne séparaient guère de leurs plus pieuses leçons. Théophile se rendit sur le terrain lui-même pour hâter la démolition de ce sanctuaire. Le temple fut rasé et remplacé par une chapelle consacrée à des martyrs, auprès de laquelle s’éleva un monastère, et désormais, au lieu des étudiants qui fréquentaient ce lieu célèbre, on n’y vit plus, dit avec dépit le sophiste Eunape, que ces hommes noirs «qui vivent comme des pourceaux, qui adorent les reliques des suppliciés et qui font maintenant en Égypte tout ce qu’ils veulent.»

Après les destructions vinrent les conversions; c’est l’histoire de toutes les victoires : il n’en est point de complètes sans prisonniers. On les compta par milliers, mais tous ces changements de religion ne furent pas simulés par l’épouvante ou par l’intérêt. Beaucoup au contraire durent être attribués à un sentiment superstitieux, mais sincère, très-répandu chez des populations accoutumées à un culte tout matériel, et qui mesuraient le respect dû à chaque divinité d’après l’efficacité de sa puissance. Des dieux qui se laissaient vaincre et bafouer, des dieux qui laissaient traîner leur image dans la boue et livraient leurs défenseurs à l’opprobre, ne méritaient plus qu’on les adorât. Le dieu du plus fort, au contraire, était nécessairement aussi le plus juste et même le seul vrai. Plus d’un converti, d’ailleurs, essaya, nous dit-on, divers artifices pour mettre d’accord sa foi de la veille et celle du lendemain. Il y avait bien des mystères dans la vieille religion de l’Egypte, bien des souvenirs d’un passé confus, bien des allusions à un avenir obscur. Il ne fut pas difficile de découvrir dans les livres sacrés ou dans les hiéroglyphes des prédictions ou des symboles qui pussent se rapporter au triomphe du Christ. Ainsi le bruit circula que parmi les pierres tirées des fondements du Sérapéion, qui gisaient maintenant éparses sur le sol, plus d’une portait le signe mystérieux de la croix. D’autres récits rapportèrent que Sérapis lui-même avait annoncé à l’un de ses magiciens favoris que son culte allait bientôt, céder à celui d’un dieu plus puissant. Enfin le Nil lui-même sembla se mettre de la partie, car jamais ses ondes ne furent plus bienfaisantes que dans le mois qui suivit la destruction de son temple. La mesure consacrée qui servait à déterminer le niveau des eaux, transportée du Sérapéion dans la nouvelle église, dut constater une crue presque sans exemple de mémoire d’homme. Devant ces signes évidents d’une protection suprême, les habiles n’hésitèrent plus à passer du côté de la force, et Théodose, recevant par chaque courrier le nom de quelques convertis notoires qui revenaient à la vraie foi, put s’écrier dans la sincérité de sa reconnaissance: «O Jésus, mon Sauveur, je vous rends grâces de ce qu’une erreur si invétérée soit détruite, sans que celte grande ville ait souffert aucun dommage.»

Fut-ce la facilité inespérée d’un tel triomphe qui exalta cet esprit si calme d’ordinaire, et l’entraîna dans une faute sanglante, la seule dont la tache ait été imprimée sur sa mémoire? Le rapprochement des dates autorise cette supposition. Car à peine avait-il reçu l’hommage de la soumission pacifique d’Alexandrie, que d’autres courriers, arrivant d’un point différent du même empire, lui apportèrent la nouvelle qu’une autre ville d’Orient, Thessalonique, s’était mise, pour un motif beaucoup plus léger, dans un état de révolte presque aussi grave. Et c’est alors que se déroula une scène à jamais fameuse, destinée, sans nul doute, dans les vues de la Providence, à prouver du même coup, par l’exemple d’un des plus justes souverains qui aient régné sur le monde, les dangers du pouvoir sans bornes et l’universelle nécessité de la pénitence.

L’incident qui mettait Thessalonique en feu et la Macédoine en rumeur était des plus frivoles et des moins dignes d’une ville chrétienne. Il s’agissait tout simplement d’un cocher fameux par son adresse dans les courses de chars, à ce titre très-aimé de la foule, qu’un ordre du gouverneur avait fait jeter en prison. Les historiens assurent que cet ordre était provoqué par le plus juste des motifs. Le gouverneur Botheric avait tout simplement pris la défense d’un de ses esclaves, victime d’un odieux attentat de la part du favori de la foule. Mais le peuple ne voulut pas être privé, même un jour, de ses plaisirs. Les habitués du cirque redemandèrent le cocher avec passion, et comme Botheric se refusait à le remettre sur-le-champ en liberté, une violente sédition éclata, dans laquelle la force armée eut un moment le dessous, et le gouverneur, qui s’était mis lui-même à la tête de ses hommes, reçut un coup mortel. D’autres magistrats furent assaillis de pierres, et leurs corps, déchirés en lambeaux, furent traînés par les rues.

L’irritation de Théodose, en apprenant cette issue sanglante d’un misérable débat, fut extrêmement vive. D’Alexandrie, renommée par sa turbulence et divisée de tout temps en factions ennemies, il avait tout appris sans surprise et tout enduré avec patience. Mais Thessalonique, une ville toute chrétienne et toute catholique, théâtre de ses premiers triomphes, patrie de son ami Ascole, où il avait séjourné lui-même tant de fois avec complaisance, lui manquer de la sorte pour une déception ou un retard dans ses plaisirs! Ne pas se donner même la peine de recourir à lui et d’attendre qu’il eût fait justice! Verser le sang d’un magistrat pour venger l’injure d’un cocher! Le coup était cruel, et l’ingratitude surtout, qui choquait sa droiture naturelle, lui causa une extrême impatience. On avait déjà vu dans l’affaire d’Antioche que, quand ses sentiments de justice étaient blessés au-delà d’une certaine mesure, son sang-froid habituel l’abandonnait. Il se répandit en plaintes et en invectives. Témoin de cet état d’irritation, Ambroise, qui faisait visite au palais ce jour-là comme tous les autres, crut devoir l’engager à se calmer et à user de modération dans le châtiment qu’il ordonnerait. Théodose, toujours déférant à cette voix révérée, répondit par quelques promesses vagues, mais sans prendre aucun engagement positif.

Il est probable que cette intervention prématurée d’Ambroise contribua à aigrir plutôt qu’à adoucir l’esprit troublé de l’empereur. Il ne manquait pas de gens autour de lui, en effet, à qui l’association continue d’Ambroise au gouvernement causait un déplaisir mal déguisé. On se plaignait assez haut à la cour que tout ce qui se faisait en conseil était aussitôt connu à la demeure épiscopale. Théodose lui-même avait quelquefois témoigné son mécontentement des indiscrétions qui le livraient à cette impérieuse surveillance. Dans cette occasion, il ne fut pas difficile de lui faire entendre que l’affaire étant entièrement et exclusivement civile, et la religion n’ayant rien à voir pas plus dans l’origine du crime que dans la qualité des criminels, l’évêque n’avait véritablement aucune raison pour se mêler de donner un avis. Ce fut, suivant Théodoret, le maître du palais Rufin, devenu tristement célèbre sous les règnes suivants, qui se chargea de développer cet argument, auquel un souverain, si pieux fût-il, ne pouvait rester tout à fait insensible. Sous l’empire de ces conseils, il fut convenu entre Théodose et ses agents que la plus grande rigueur serait déployée à Thessalonique, mais que le plus profond secret serait gardé à Milan, pour qu’Ambroise ne put avoir le moindre soupçon de la résolution prise.

Le choix du châtiment ordonné porta la trace des influences passionnées et des traditions cruelles qui dominèrent ce jour-là, par un funeste hasard, dans les conseils de Théodose. On lui représenta que la cité tout entière ayant, par un mouvement spontané, pris part à de la révolte, c’était toute la population, sans distinction, qui devait être atteinte par la peine; et le premier théâtre de la sédition ayant été le cirque où se livraient les jeux publics, on trouva aussi juste que piquant de choisir ce lieu de réunion pour être le théâtre du supplice. Ordre fut donc envoyé aux magistrats de rassembler la foule dans le cirque comme pour une solennité ordinaire, puis d’environner l’arène de soldats. A un moment fixé, les soldats eurent ordre de pénétrer dans l’enceinte et de passer au fil de l’épée tout ce qui leur tomberait sous la main.

L’affreux guet-apens fut accompli, et dépassa dans l’exécution tout ce que s’était figuré l’imagination de Théodose, novice en fait de violences. A un signal donné, au milieu de l’innocence et de la sécurité d’une fête, des bourreaux armés se précipitèrent sur une foule sans défense, firent main basse sur les femmes, les enfants, les vieillards, les étrangers, et, s’enivrant eux-mêmes de sang et de carnage, en trois heures eurent jonché la terre de sept mille cadavres. Les fils étaient frappés sur le sein ou dans les bras de leurs parents, et Sozomène raconte le désespoir d’un malheureux père qui, ayant amené avec lui ses deux enfants, obtint à grande peine de ces furieux qu’un au moins serait épargné : mais quand il fallut faire son choix, il ne put se décider à prononcer entre des êtres également chers, et les livra tous deux avec lui-même au couteau.

Le récit de ces horreurs éclata dans Milan comme un coup de foudre: le secret avait été religieusement observé, et Théodose, peut-être pour éviter les questions indiscrètes et se soustraire au premier effet de la nouvelle, avait momentanément quitté la ville. La surprise, la consternation, furent universelles. Après quatre-vingts ans déjà passés depuis qu’une religion de miséricorde s’était assise à côté du trône, après qu’elle avait réussi à tempérer les caprices même de ses plus mauvais disciples, comme Constance, et l’humeur farouche de ses adversaires déclarés, comme Julien, on se trouvait reporté tout d’un coup en plein paganisme, aux plus affreux jours des Néron et des Caligula. On croyait être retombé sous le joug d’un des monstres qu’avait divinisés le vieil empire, altérés de sang et affamés de victimes humaines. La terre semblait se dérober sous les pas, et, par une habitude qui était devenue un instinct, tous les regards se tournèrent involontairement vers Ambroise. Qu’avait-il su? qu’avait-il conseillé dans cette mystérieuse et effroyable délibération? Était-ce la peine qu’un ministre de Jésus-Christ fût le confident intime du prince, si de tels coups de perfidie et de cruauté sortaient des conseils où il était admis à toute heure et toujours censé présent? Quand même Ambroise eût résolu de se taire, l’opinion, prête à lui imputer une odieuse solidarité et à prendre son silence pour un aveu, lui aurait fait un devoir de s’expliquer.

Il lui était d’autant plus difficile de rester inactif dans l’émotion générale, qu’à ce moment même il se trouvait environné d’une réunion d’évêques de Gaule, venus en Italie pour solliciter du pape Sirice la condamnation définitive des prélats accusés d’avoir participé au meurtre des Priscillianistes. Avec le tyran Maxime, en effet, les sanguinaires Espagnols, si sévère­ment dénoncés par Martin, avaient perdu leur protecteur. Ceux qui leur avaient prêté un appui timide, par crainte plus que par conviction, les avaient abandonnés successivement, tandis que Martin et ses amis se montraient empressés d’effacer des annales de leur Église le souvenir d’un si funeste précédent. Une dépu­tation d’évêques avait été prier le pape de déposer de l’épiscopat, comme indignes, ceux qui en avaient souillé de sang les insignes sacrés. Elle revenait de Rome, fière d’avoir obtenu sa demande, et se reposait en passant chez le grand docteur d’Italie, dont l’exemple et l’autorité l’avaient appuyée dans celte réclamation en faveur du sacerdoce et de l’humanité également outragés. L’indignation de ces évêques fut' au comble en apprenant les faits odieux qui faisaient rumeur autour d’eux, et Ambroise fut sur-le-champ sommé de leur en donner l’explication. Paraître complice du massacre de toute une population, au moment où il venait de s’associer à une réclamation contre le meurtre judiciaire d’un petit nombre d’hommes, eût été une trop honteuse inconséquence. A tout prix, quelque respect qu’il eût d’enfance et d’instinct pour l’autorité impériale , quelle que fût son amitié pour Théodose, au nom de sa foi comme de son honneur, pour sa conscience d’évêque comme pour sa dignité personnelle, une protestation éclatante était nécessaire.

Sans hésiter dans l’accomplissement de ce devoir, Ambroise y mit pourtant autant de mesure que de résolution. Il voulut essayer jusqu’au bout tout ce qui pourrait, en ménageant l’orgueil du souverain, faire agir et parler sa conscience. Au lieu de courir au-devant de lui à son arrivée, suivant l’habitude affectueuse qui lui était familière, il sortit de la ville sous prétexte de prendre l’air des champs au moment même où le cortège impérial y rentrait. Puis, quand il eut laissé quelque temps Théodose réfléchir sur le sens de cette froideur significative, il lui écrivit, de la maison de campagne où il s’était retiré, une lettre destinée à lui seul, qui dut lui être remise en mains propres.

Il débutait par quelques plaintes amicales sur la méfiance inaccoutumée dont il avait été l’objet : «Si je vous évite, lui disait-il, c’est que vous vous êtes plaint que j’étais trop au courant de ce qui se faisait dans votre conseil... Et j’aurais craint, si je restais près de vous, de dire ce que je ne pourrais ni révéler sans compromettre des amis, ni taire sans manquer à la conscience. Laissez-moi vous le dire aussi, Empereur auguste. Que vous ayez le zèle de la foi, je ne puis le nier, et la crainte de Dieu, je n’en disconviens pas. Mais vous avez une impétuosité naturelle qui se tourne vers la miséricorde si quelqu’un vous fait entendre des paroles de douceur; si au contraire on l’aigrit, elle s’emporte, et vous ne pouvez plus la contenir. Plaise à Dieu que si personne ne la tempère, personne aussi ne l’irrite! J’ai voulu vous livrer à vous-même : c’est à vous de vous contenir et de vaincre par la force de la piété l’élan de la nature... Voilà pourquoi j’ai prétexté, pour me retirer, une maladie, qui n’était pas fausse, assurément ; mais vous savez bien qu’en toute autre occasion j’aurais mieux aimé mourir que manquer de si peu de jours l’assistance à votre arrivée.»

Il entre alors tout à fait en matière par ces graves paroles : «Ce qui s’est passé à Thessalonique n’a point d’exemple dans la mémoire des hommes... et dès que le fait a été connu, il n’est personne qui en ait écouté le récit de sang-froid. Dans la communion d’Ambroise, votre action n’a trouvé personne pour l’absoudre.»

Le crime une fois commis et irréparable, la pénitence en est le seul remède. Ambroise, pour y encourager Théodose, en cherche les exemples sur le trône d’abord, puis parmi les grands hommes de l’ancienne loi : David, Job sont tour à tour appelés par lui en témoignage. «Ce que je vous dis, continue-t-il, n’est pas pour vous humilier, mais pour que les exemples de ces rois vous engagent à enlever ce péché du souvenir de votre règne, et vous ne l’enlèverez point si vous n’humiliez pas votre âme devant Dieu. Vous êtes homme, la tentation est venue sur vous : surmontez-la. Le péché ne s’enlève que par les larmes et la pénitence. Ni un ange ni un archange ne le pourraient effacer. C’est le Seigneur seul qui peut dire: Je suis avec vous. Je vous le conseille, je vous en prie, je vous y exhorte, je vous en conjure. C’est une trop grande douleur pour moi que vous qui donniez l’exemple d’une rare piété, qui faisiez voir sur le trône le modèle le plus élevé de la clémence, qui souvent ne vouliez pas laisser périr un coupable isolé, vous ne paraissiez pas vous affliger d’avoir sacrifié tant d’innocents... Je n’ai pour vous nulle haine, mais j’éprouve une crainte : je n’oserais plus offrir le divin sacrifice, si vous vouliez y assister; le sang d’un seul homme injustement versé me le défendrait : le sang de tant de victimes innocentes le permet-il? Je ne le pense pas. Je vous écris ceci de ma propre main, pour que vous le lisiez seul.»

Ambroise, comme on le voit, ne s’expliquait ni sur la nature de l’expiation qui pourrait, à ses yeux, effacer cette tache sanglante, ni sur les châtiments spirituels que l’Église devrait employer, si la pénitence se faisait attendre. Il voulait laisser à Théodose le mérite d’une docilité spontanée. Cette réserve ne fut pas comprise, ou bien les conseillers qui environnaient l’empereur, insistant sur leur argument, que l’acte de Thessalonique n’avait trait par aucun point à aucune matière ecclésiastique, réussirent encore à lui persuader qu’il ne devait avoir aucun égard aux menaces de l’évêque. Plus ou moins rassuré par ces conseils contre les inquiétudes de sa conscience, l’empereur, à la première occasion qui s’offrit, voulut montrer qu’il ne reconnaissait à personne le droit de le réprimander. Il se présenta comme d’habitude et avec son cortège accoutumé à la porte de la grande église. Mais à peine eut-il franchi le vestibule qu’il trouva devant lui l’évêque, dans ses habits sacerdotaux, le regard enflammé d’une expression d’indignation altière, et barrant de son corps l’accès de la porte intérieure: «Je vois, Empereur, dit gravement le ministre de Dieu, que vous ignorez la gravité du meurtre que vous avez fait commettre, et, même après l’apaisement de votre colère, votre raison ne mesure encore pas la grandeur de votre crime. Peut-être que l’étendue de votre puissance vous empêche d’apercevoir votre faute, et que cette liberté de tout faire que vous avez, obscurcit votre raison. Regardez pourtant à votre nature, qui est mortelle et qui s’écoule de toutes parts; songez à cette poussière dont vous êtes formé et à laquelle vous retournerez, et, sous l’éclat de votre pourpre, démêlez l’infirmité du corps qu’elle recouvre. Vous commandez à des hommes qui sont de la même nature que vous, à des compagnons de votre servitude ; car il n’y a pour tous qu’un roi et un créateur. De quels yeux donc allez-vous regarder le temple de ce commun maître? Comment vos pieds oseront-ils se poser dans son sanctuaire, et vos mains s’élever vers lui, toutes teintes qu’elles sont encore du sang injustement versé? Comment recevrez-vous dans ces mains le corps sacré du Seigneur, et comment oserez-vous porter son sang à ces lèvres qui, par une parole de colère, ont fait répandre celui de tant d’innocents? Retirez-vous donc, pour ne point ajouter un nouveau crime à ceux qui vous chargent déjà. Acceptez le lien que Dieu vous impose, car c’est en même temps le remède qui rendra la santé à votre âme. Vous avez imité David dans sa faute, ajouta-t-il, imitez-le dans son repentir ».

 

L’empereur, dit l’historien qui rapporte cet éloquent discours, céda à ces paroles : car, nourri dans les saints oracles, il savait quel est le devoir des prêtres et quel celui des rois. Il retourna en pleurs dans son palais.

Le croirait-on si le concours des historiens n’était là pour l’attester? Ce ne furent pas des jours, ce furent des mois, et jusqu’à huit consécutifs, qui s’écoulèrent sans que Théodose, intimidé, osât de nouveau s’approcher du sanctuaire, et sans qu’Ambroise, comme s’il eût craint de se souiller par le contact d’un meurtrier, passât le seuil du palais. Que voulait-il donc, cet interprète de la justice divine, et à quelles conditions consentirait-il à recevoir en grâce le maître du monde? Personne ne le savait : il ne s’expliquait pas, et on n’osait pas l’interroger. Et que se passait-il dans l’âme du souverain ainsi désigné comme du doigt à l’indignation populaire, qui lisait sa condamnation écrite sur tous les visages, même à travers les sourires et les saluts contraints de ses serviteurs, et qui sentait le vide se faire autour de lui, même au milieu de l’affluence d’une cour? Eut-il des velléités de résistance, et l’orgueil royal lui suggéra-t-il par moments la pensée de briser par l’épée cette puissance morale qui enroulait autour de ses membres un réseau de liens invisibles? On serait tenté de le croire, car il semble qu’on surprenne l’aveu de ses incertitudes sur le parchemin insensible des codes. Ce n’est pas sans surprise, en effet, qu’on y rencontre deux lois, l’une du 21 juin, l’autre du 4 septembre de cette année, toutes deux rédigées pendant ces mois de retraite forcée, et qui portent l’empreinte d’une méfiance inaccoutumée contre la puissance ecclésiastique. On dirait qu’elles sont écrites d’une main tremblante de colère. La première ordonne sèchement à tous les moines qui erraient dans les villes de regagner leurs solitudes; la seconde interdit à toute femme d’être reçue comme diaconesse dans l’église avant l’âge de soixante ans, et une fois cet âge atteint et celte qualité prise, de faire aucun legs à aucun prêtre ou clerc, même sous prétexte de charité et dans l’intérêt des pauvres. «Si quelque chose, dit la loi, est extorqué à ce titre des mourants, et attribué aux prêtres par fidéicommis ou toute autre fraude, que ceux-là soient privés de tous les biens dont ils ont couvé l’espérance ». En tournant la page, on trouve ces deux dispositions expressément révoquées dès l’année suivante, et dans cette contradiction, qui contraste avec l’esprit de suite dont Théodose était ordinairement doué, il est permis peut-être à l’historien de saisir la trace fugitive des agitations d’un cœur partagé entre la fierté et le repentir.

Quoi qu’il en soit, ces mouvements, s’ils eurent lieu, furent passagers : la foi resta victorieuse, et le secret de ses combats a été gardé pour la postérité. En effet, vers les derniers jours de l’année, comme approchait l’anniversaire de la naissance du Sauveur, le maître du palais Rufin, entrant pour son service dans la chambre de l’empereur, le trouva baigné de larmes, et comme il laissait percer sur son visage une impatience dédaigneuse: «Vous riez, dit Théodose, et vous ne sentez pas ma misère. L’Église de Dieu est ouverte aux esclaves et aux mendiants, et ils y entrent à toute heure pour prier leur Seigneur : mais à moi, l’Église est fermée et avec elle les portes du ciel, car je me souviens de la parole du Seigneur : Tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel. — Qu’à cela ne tienne, dit le courtisan en souriant. Si vous voulez, j’irai trouver Ambroise, et j’obtiendrai bien qu’il vous relâche de ce lien. — Non, dit l’empereur, je le connais : vous ne lui persuaderez rien; jamais, par crainte de la puissance impériale, il ne violera la loi divine. — Essayons toujours, dit Rufin, vous verrez que je réussirai.»

Rufin partit, et l’empereur, ne pouvant contenir son impatience de connaître le résultat de cette ambassade, se mit bientôt après en marche pour le suivre. Mais à peine Ambroise eut-il aperçu le courtisan: «Que venez-vous faire ici, lui dit-il, et quelle est cette insolence? Ne sait-on pas que c’est vous qui avez conseillé cet horrible meurtre, et ce souvenir ne vous couvre-t-il pas de confusion? — L’empereur vient derrière moi, répliqua Rufin troublé; de grâce, ne le repoussez pas. — S’il vient, reprit Ambroise, je le chasserai du vestibule de l’église, et, s’il veut changer son règne en tyrannie, je m’offrirai bien volontiers à ses coups. » Rufin revint alors précipitamment sur ses pas, et rencontrant l’empereur qui s’avançait : « Il n’y a rien à obtenir, dit-il, rentrez au palais au plus vite. — Non, reprit l’empereur, c’est trop souffrir : j’irai et je subirai tout ce qu’il voudra. »

Il avança; mais, arrivé à la limite extérieure de l’église, il s’arrêta de lui-même, et, apercevant l’évêque qui était dans l’avant-cour : « Me voici, dit-il, délivrez-moi de mes péchés. — Quelle fureur vous pousse, dit Ambroise toujours irrité, à violer le sanctuaire, et à fouler aux pieds les lois divines? — Je ne veux rien braver, reprit le prince humilié, je demande ma délivrance : ne me fermez point la porte que Dieu a ouverte à tous les repentants. — Et où est votre pénitence? Montrez-moi les remèdes qui ont pensé vos blessures. — C’est à vous, évêque, de me les faire connaître, c’est à moi de les accepter. »

C’était là qu’Ambroise en voulait venir. Attentif, même dans ce déploiement hardi de la puissance sacerdotale, à ne pas empiéter d’une ligne sur l’indépendance de la souveraineté politique, il ne voulait rien commander à l’empereur que celui-ci n’eût d’avance et librement accepté; il voulait tout tenir de l’obéissance spontanée de la conscience, et ne rien affecter qui eût même l’apparence de l’exercice extérieur de la force. Quand le pénitent se fut remis ainsi à sa discrétion, voici ce que l’évêque conseilla au souverain. Une loi dut être rédigée portant qu’aucune sentence entraînant la confiscation ou la mort ne serait publiée que trente jours après avoir été rendue. A l’expiration de ce délai, la sentence serait présentée de nouveau à l’empereur pour être révisée s’il y avait lieu. C’était régulariser le fameux appel de Philippe ivre à Philippe à jeun, ou plutôt ouvrir un recours aux accents timides et tardifs de la conscience contre les suggestions rudes et sommaires de la passion.

Séance tenante, la loi fut rédigée et signée et Ambroise, se rangeant alors, laissa Théodose entrer dans le lieu saint. A peine le royal pénitent eut-il franchi la limite que se jetant à genoux et s’arrachant les cheveux, il baigna le sol de ses larmes, en répétant ces paroles de David : «O Dieu, mon âme s’est attachée au pavé de votre demeure. Rendez-moi la vie, suivant votre parole.» Il resta ainsi prosterné pendant toute la première partie du service divin. Au moment de l’offrande, il se leva, encore tout en pleurs et pénétra dans le sanctuaire pour présenter lui-même ses dons. Il voulut regagner ensuite la place qu’il occupait ordinairement. C’était un siège particulier qu’il avait cru devoir se faire réserver, d’après une coutume usitée à Constantinople, parmi les prêtres dans la partie la plus élevée du chœur. Il s’y assit et attendit qu’on lui apportât la communion. Mais Ambroise, que cette distinction importée d’Orient avait toujours choqué, crut le moment favorable pour la faire cesser. Il lui envoya dire par l’archidiacre qu’aucun laïc ne devait rester dans le sanctuaire, et qu’il eût à retourner dans les rangs du peuple. «La pourpre, ajouta l’envoyé, qui sûrement ne parlait pas de lui-même, fait les empereurs et non les prêtres.» Théodose s’excusa sur l’habitude qu’il avait prise à Constantinople, mais se retira sans résistance.

Le triomphe de l’évêque et celui de l’Évangile étaient complets : complets surtout dans l’esprit des peuples qui, la veille muets de terreur, aujourd’hui respirant avec le sentiment de la délivrance, confondirent dans la même admiration et le prêtre et le pénitent, le courage faisant reculer la force, et la conscience faisant fléchir l’orgueil. Jamais plus grand spectacle ne causa plus profonde, disons hardiment plus légitime émotion; car le fait était plus nouveau, plus fécond en conséquences, que ni témoins ni acteurs ne l’avaient peut-être soupçonné. Ce n’était pas assurément la première fois que l’Église étendait sur les victimes d’un pouvoir capricieux son ombre protectrice; mais jusque-là elle avait prié : aujourd’hui elle commandait; elle avait demandé grâce : aujourd’hui elle exigeait réparation. Ce n’était pas la première fois non plus que des ministres de Dieu tenaient tête au souverain du monde. Athanase, Basile, Ambroise lui-même, avaient déjà soutenu avec un héroïsme victorieux les assauts de l’omnipotence impériale; mais dans ces glorieuses rencontres c’était toujours pour elle-même et pour ses propres droits que l’Eglise avait combattu : elle avait défendu le dépôt de sa foi violé, son ministère comprimé, sa parole étouffée, ses légitimes propriétés envahies, ses immunités mises à néant. Ici rien de pareil. Le fait réprouvé par Ambroise était un odieux usage d’un pouvoir légitime, mais non une usurpation du droit d’autrui. Théodose avait usé du glaive avec la cruauté d’un bourreau, mais il n’avait ni violé le tabernacle ni porté la main sur l’encensoir : il était resté rigoureusement sur son propre territoire, tout en le baignant de sang humain. C’était là, c’était sur ce domaine indépendant de la justice séculière et de la souveraineté politique, qu’un simple prêtre faisait son entrée, le verbe et le front hauts, la main levée pour pardonner ou pour maudire au nom de cette loi morale qui régit tout et à laquelle aucun être humain ne peut, pas même à l’abri d’un trône, avoir la prétention d’échapper. Première apparition dans le monde d’un droit délicat et suprême qui gît caché aux confins obscurs où les pouvoirs politiques et spirituels se heurtent et se confondent; qui devait, dans l’enfance de l’Europe moderne, servir habituellement de frein à la barbarie, parfois de prétexte à d’ambitieuses tentatives, et dont l’Église elle-même a tempéré l’exercice à mesure que la conscience publique, formée par ses soins, a eu moins de peine à se faire entendre dans les conseils des potentats.

 

 

CHAPITRE VIII

DERNIÈRE LUTTE DU PAGANISME

(390-395)