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LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:

UNE HISTOIRE DIVINE

 

 

L’ÉGLISE ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE

 

TROISIÈME PARTIE.

VALENTINIEN ET THÉODOSE.

CHAPITRE PREMIER.

VALENS ET SAINT BASILE. (364 — 372)

 

État de l'Occident à l’avènement de Valentinien.— Qualités et défauts de ce souverain.— Sa résolution de séparer la religion de la politique.— Prudence qu’il apporte dans la révocation des mesures prises par Julien contre les chrétiens.— Difficultés que rencontre cette ligne de conduite.— Troubles religieux de Milan : Hilaire de Poitiers s’y rend et entre en lutte avec l’évêque schismatique Auxence.— Valentinien se laisse persuader d’ordonner la soumission des catholiques à l’évêque arien.— Réclamation d’Hilaire.— Auxence réussit à se faire maintenir, et Hilaire est renvoyé en Gaule.— Sa lettre aux chrétiens sur ces incidents.— Belle protestation en faveur de la liberté de la conscience chrétienne.— Valentinien passe lui-même en Gaule, pour repousser une invasion des Allemands.— Valens, attaqué au même moment par une sédition, réclame des secours de son frère.— Valentinien les refuse.— Il triomphe des Allemands.— Troubles à Rome.— Situation de cette capitale.— Puissance croissante des patriciens chrétiens.— La famille Anicia et le préfet Probus.— Débats des jeunes Ambroise et Jérôme.— Résistance des patriciens païens.— Les deux Symmaque.— Divisions intérieures des chrétiens.— Le pape Libère et l’usurpateur Félix.— Grandeur et richesses de la papauté.— Mort de Félix, puis de Libère.— Double élection : Damase et Ursin.— Violences qui assurent le triomphe de Damase.— Fâcheux effet de cette victoire sanglante et jugement sévère des païens.— Les partisans d‘Ursin réclament auprès de l’empereur, qui permet la rentrée d’Ursin dans Rome.— Nouveaux troubles.— Ursin est banni une seconde fois.— Triomphe complet du pouvoir pontifical, affaiblissement de la puissance civile.— Mécontentement que ce résultat cause à Valentinien.— Lois restrictives de la puissance du clergé.— Impuissance de ces lois.— Faiblesse du pouvoir impérial.— Efforts multipliés et stériles de Valentinien.— Institution des réunions provinciales et des defensores civitatum.— Maladie de Valentinien.— Les généraux lui cherchent un successeur.— Il revient à la vie et associe à l’empire son fils Gratien.— Proclamation de ce jeune Auguste.— Divorce et second mariage de Valentinien.— Fâcheux effet de cette résolution.— Valens règne seul et sans conseil à Constantinople.— Ses défauts et son impopularité.— Le proscrit Procope, parent de Julien, profite de l’absence de Valens pour se faire proclamer à sa place.— Valens, déjà en route pour Antioche, rétrograde précipitamment.— Sa terreur.—Procope commet des fautes graves à Constantinople, et encourt à son tour l’impopularité.— Il est vaincu dans deux batailles successives et livré à Valens.— Valens envoie la tête du rebelle à Valentinien.— Réaction sanglante à Constantinople.— Les catholiques y sont compromis.— Valens tombe sous l’influence des Ariens et de leur chef Eudoxe.— Les semi-Ariens cherchent à se rapprocher de Rome.— Cette tentative est sur le point de réussir.— Valens, inspiré par Eudoxe, la fait échouer.—Valens reprend la ligne politique de Constance, mais sans disposer de la mémo force.— Résistance et dernière lutté d’Athanase.— Popularité et puissance de saint évêque en Égypte.— Sa visite au désert.— Il est banni par Constance.— La population d'Alexandrie s’oppose à l’exécution de l’ordre.— Le préfet promet d’attendre jusqu’au retour d’une députation envoyée à Constantinople.—Il cherche à s’emparer par surprise de la personne du saint, qui se dérobe à temps.— Il rentre peu de temps après dans Alexandrie, où on n’ose pas l’attaquer.— Basile de Césarée et Grégoire de Nazianze sont menacés par la même persécution.— Basile, froidement traité par son évêque, se rapproche de lui au moment du péril.— Il est appelé à lui succéder.— Difficulté de son élection à laquelle son ami Grégoire, par scrupule de délicatesse, ne veut pas concourir.— Valens, après avoir repoussé une incursion des Goths, se dirige vers l’Asie.— Mort de l’évêque arien Eudoxe.— Les catholiques envoient une députation à Valens, pour proposer un évêque de leur communion.— Valens fait périr les députés.— Intronisation violente de l’évêque arien Démophile à Constantinople.— Voyage de Valens, partout précédé par le préfet du prétoire Modeste, qui chasse les évêques orthodoxes de leurs sièges.— Modeste arrive à Césarée.—.Terreur des amis de Basile.— Calme du saint.— Ses entrevues avec Modeste.— Arrivée de Valens.— Son incertitude.— Il se rend à l’église le jour de l’Épiphanie.— Son trouble.— Basile lui vient en aide.— Premier entretien de Basile et de l’empereur.— Ordre d’exil, auquel Basile se prépare à obéir.— Il est mandé au palais pour la maladie du fils de l'empereur.— Valens s’engage à faire baptiser son fils.— Le baptême est administré par un Arien.— Mort de l’enfant.— Valens renonce à bannir Basile, et quitte Césarée avec dépit.— Puissance de Basile.— Ses différends avec les magistrats des provinces voisines : il en sort à son avantage et reste seul épargné au milieu de la persécution générale.— Double épreuve de la puissance de l’Église faite dans des conditions différentes et avec le même résultat par Valens et Valentinien.

 

CHAPITRE PREMIER

VALENS ET SAINT BASILE.

(364 — 372)

 

Ce fut au commencement de juillet de l’année 364 que Valentinien, après avoir opéré lui-même la division de l’empire, et pris congé du frère dont il avait fait son collègue, s’achemina lentement vers ses possessions. Il était à Sirmium le 5 juillet, à Æmone le 28 août; il passa le mois de septembre tout entier à Aquilée, et le 4 novembre il était établi à Milan, séjour habituel des maîtres de l’Occident, et quartier général de la défense de l’empire contre les invasions des Barbares du Nord.

Il était temps que l’Occident revît un empereur. Huit années s’étaient écoulées depuis le voyage de l’auguste Constance à Rome, huit années pleines de péripéties, pendant lesquelles quatre souverains et deux religions s’étaient rapidement et violemment succédé sur le trône. A toutes ces révolutions les provinces occidentales étaient restées étrangères, sinon indifférentes. Les sénats des diverses villes les avaient enregistrées paisiblement, tantôt avec satisfaction, tantôt avec répugnance, toujours avec une égale docilité. Mais si cette mobilité du pouvoir suprême n’avait pas ébranlé la subordination des peuples, l’ordre intérieur des cités et la sécurité des frontières en avaient pourtant grandement souffert. L’empire ne défendait son intégrité et n’assurait sa subsistance que par une combinaison de ressorts artificiels qui exigeaient l’attention quotidienne d’un ouvrier intelligent. Les populations des grandes villes nourries aux dépens de l’État, par l’intermédiaire de corporations privilégiées qui trafiquaient à des prix légalement déterminés; la haute bourgeoisie des provinces rendue héréditairement responsable sur ses biens personnels de la perception de l’impôt, et astreinte pour y faire face à la résidence continue et à l’immobilité; tous les grands services publics assurés par voie de corvée et de prestation personnelles; la profession militaire interdite aux uns, imposée aux autres, et tenue pourtant de fournir au recrutement régulier de plus de quatre cent mille hommes : tout cet ensemble, en un mot, de servitudes et de privilèges, dont nous avons présenté plus d’une fois le tableau, formait un réseau dont les mailles ne pouvaient être maintenues sans se rompre que par la vigilance d’un chef et même par sa présence personnelle. Dès que ce chef retirait sa main ou détournait seulement ses regards, le blé manquait dans les greniers de l’annone, l’impôt dans les caisses du fisc, le curiale contumace et le militaire déserteur laissaient le trésor vide et la frontière dégarnie; et par une conséquence qui ne se faisait pas attendre, la famine sévissait dans les cités pendant que les invasions des Barbares dévastaient les campagnes. L’empire, dénué de commerce et d’industrie, ayant dissous ou dénaturé toutes les relations naturelles des hommes entre eux, éteint tout principe d’activité spontanée, étouffé sous le poids de charges insupportables les derniers restes de la liberté municipale, n’était plus, comme les sociétés ordinaires, un corps animé qui se meut de lui-même et renouvelle sa propre substance : c’était une machine dont le moteur ne peut s’éloigner sans que le jeu en soit suspendu.

Valentinien, rentrant après huit années d’abandon dans l’Occident délaissé, trouvait donc partout autour de lui le spectacle de la désolation. Presque toutes les frontières, depuis celles du Danube et du Rhin jusqu’à celles de Libye et des gorges de l’Atlas, étaient envahies par des bandes irrégulières qui rentraient et sortaient à leur fantaisie. Le brigandage armé infestait les riches campagnes de l’Italie méridionale et étendait ses ravages jusqu’aux portes mêmes de Rome. Les représentants de l’autorité impériale, loin de tempérer le mal, l’aggravaient par leurs vices ou leur négligence. Les concussions des gouverneurs trouvaient un appui assuré dans les iniquités des juges, alors même que, ces deux qualités, comme c’était le cas le plus ordinaire, ne résidaient pas dans les mêmes personnes. A ces causes permanentes de désordre venait s’ajouter le contre-coup des dissensions religieuses, moins vives peut-être et moins sanglantes qu’en Orient, parce que les influences de cour y avaient pris moins activement part, mais plus tenaces, et causant un ébranlement plus profond, parce que l’ancien et le nouveau culte se disputaient à forces plus égales l’esprit des populations.

Sans être doué d’un génie supérieur, Valentinien possédait quelques qualités appropriées à la lâche qui lui était échue. C’était un homme froid, ami de la règle et du bon ordre, sévère pour lui-même autant que pour autrui, sobre, intègre et chaste. Bien que bon soldat, orateur facile, et même heureusement né pour les arts, il n’avait de prétention ni au bel esprit, ni même à la gloire. Il allait droit au fait, gouvernant l’empire comme une légion, avec une simplicité et aussi une rudesse toutes militaires; dur jusqu’à la cruauté dans les circonstances où il croyait le service public intéressé, peu susceptible d’irritation pour les offenses qui le touchaient personnellement; ayant peu de besoins, et nul goût pour le faste; mais rigoureux au dernier point pour faire rentrer les deniers de l’État et mettre les recettes du trésor en équilibre avec ses dépenses.

Arrivé tard au pouvoir, il n’en était pas enivré, mais singulièrement jaloux: il ne pouvait souffrir sans ombrage que personne autour de lui non-seulement élevât la moindre prétention à lui en disputer l’exercice, mais se permît la moindre tentative pour lui en dicter ou lui en suggérer l’emploi. On ne tarda pas à s’apercevoir qu’il n’exceptait pas de cette défiance universelle même la plus grande autorité du temps, et celle qui avait le plus de titres à son respect. Chrétien rigide, confesseur même de la foi dans des jours difficiles, puisqu’il avait encouru pour la conserver la disgrâce de Julien, il eût été naturel de supposer qu’il associerait l’Église à une part de sa puissance. Ses premiers actes firent voir une disposition toute contraire: en redressant les injustices dont souffraient encore ses coreligionnaires, il parut avant tout préoccupé de remettre les cultes divers sur un pied d’égalité rigoureuse, évitant même dans cette œuvre de réparation toute apparence de réaction précipitée. C’est sous cet aspect inattendu que nous le montrent les lois qui portent dans le code la date de la première année de son avènement.

Ainsi il enlève bien de nouveau aux temples païens les terres que Julien leur avait fait restituer; mais ce n’est point, comme on aurait pu s’y attendre, pour les rendre directement à leurs possesseurs chrétiens; c’est pour les faire rentrer dans la masse des biens du fisc, et interposer ainsi entre les intérêts rivaux l’influence neutre de l’État. De même, il rouvre aux maîtres chrétiens les chaires dont Julien les avait fait descendre; mais pour les livrer moins directement à l'animadversion de leurs ennemis, il les désigne par cette formule équivoque: «Que tous ceux que leur vie et leurs talents rendent propres à instruire la jeunesse aient le droit d’ouvrir de nouveaux auditoires, ou de reprendre ceux qu’ils avaient dû quitter». Par un scrupule pareil, s’il veut rendre à sa foi un hommage éclatant, il le rattache à quelque acte d’humanité dont tout le monde profite, et dont personne, par conséquent, ne peut songer à se plaindre. Ce sera, par exemple, l’interdiction de toute poursuite judiciaire le jour du dimanche, ou une amnistie solennelle à l’occasion de la fête de Pâques. Quelques privilèges aussi sont bien accordés ou rendus aux chrétiens, mais ce sont toujours de ceux qui garantissent leur liberté propre, sans porter atteinte aux droits d’autrui, et dont on peut espérer qu’ils n’inspireront aucun ombrage : comme la dispense pour les soldats baptisés d’être mis de garde à la porte des temples païens, ou condamnés à l’état de gladiateurs. Toutes les immunités cléricales restent enfermées dans des limites sages et même étroites. Le sacerdoce continue à n’exempter d’aucune charge publique, à moins que le décurion qui se fait prêtre n’abandonne ses biens à son ordre. Enfin contre le culte vaincu, Valentinien n’exerce d’autres rigueurs que celles que Constantin lui avait déjà imposées, et qui, réclamées par l’ordre public, étaient approuvées par tous les hommes de sens. Les nouvelles lois n’interdisent que les sacrifices clandestins, les mystères d’orgie et de débauche recélés dans l’ombre de la nuit, et respectent le culte public et populaire. Encore sur ce point Valentinien poussa-t-il la modération jusqu’à la faiblesse, s’il est vrai, comme Zosime l'affirme, que la distinction fut abandonnée dans la pratique, devant les objections d’un païen distingué qui demanda grâce pour les fameux mystères de la Grèce.

Cette réserve n’était pas seulement inspirée à Valentinien par un juste respect pour la liberté des consciences, et par cette lassitude qui suit d’ordinaire les luttes et les réactions des partis ; un sentiment plus personnel dictait sa conduite et devait se prononcer chez lui d’année en année avec une âpreté croissante. On eût dit qu’il avait toujours sous les yeux le spectacle de Constance asservi par ses prélats domestiques, et de Julien livré au ridicule par ses sophistes, et qu’il s’était promis en montant au trône de n’être lui-même l’instrument ni le jouet de personne. En prenant trop ouvertement en main la cause de l’Église, il eût craint de paraître à son tour passer sous le joug des prêtres, et il s’était évidemment proposé pour règle de tenir avec respect, mais avec rigueur, la religion à distance de la politique. La préoccupation était nouvelle, et Constantin peut-être l’aurait difficilement comprise. L’idée ne serait pas venue, à Nicée, au vainqueur du Pont-Milvius, qu’entre l’empereur et l’Église les rôles de protecteur et de protégé pussent jamais être intervertis. Valentinien, moins sûr de l’indépendance de son pouvoir, éprouvait une défiance qui, à elle seule, était un indice de sa faiblesse. Son règne entier en devait fournir une démonstration plus complète. Les efforts qu’il allait faire pour maintenir l’autorité séculière dans une pleine indépendance en face de l’Église devaient, par leur impuissance, faire voir aux peuples, avec évidence, que l’empire était désormais incapable de se suffire à lui-même. Valentinien allait éprouver à ses dépens que l’alliance de l’Église n’était plus pour l’État affaire de choix, mais de nécessité. Il s’agissait désormais, pour un pouvoir en décadence et discrédité aux yeux de ses propres sujets, de trouver à tout prix des auxiliaires, non d’offrir, de refuser ou de marchander sa protection.

Il n’était pas aisé, d’ailleurs, dans les traditions romaines, de tracer entre les affaires politiques et les affaires religieuses une ligne certaine de démarcation. L’autorité impériale avait une longue habitude de s’étendre à tout, de se mêler de tout, de ne rien laisser subsister ou se mouvoir en dehors d’elle-même, et ne pouvait, dans bien des cas, s’abstenir sans paraître abdiquer. Valentinien, dès les premières années de son règne, fit dans deux occasions importantes l’épreuve de cette difficulté, et ni dans l’un, ni dans l’autre cas, il n’en sortit très heureusement. La première fois, ce fut à Milan même, au lendemain de son arrivée. S’il voulait tenir la balance égale entre le christianisme et les débris du culte païen, à plus forte raison désirait-il se dispenser d’intervenir dans les débats intérieurs de l’Église et des hérétiques. D’Orient même, le lendemain de son avènement, il s’était clairement expliqué à ce sujet: «Que voulez-vous que je comprenne à vos débats? avait-il répondu à quelques évêques de Thrace qui essayaient de l’entretenir de questions pendantes. Je suis du peuple; il ne m’est point permis de m’ingérer dans ces choses. C’est aux prêtres qui en ont la charge de se réunir comme ils voudront pour en délibérer». Telles étaient encore ses dispositions, on peut le croire, lorsqu’à peine arrivé à Milan il fut appelé à prendre connaissance d’un débat engagé entre l’évêque de la ville et le personnage le plus éminent de l’Église de Gaule, dont il avait dû lui-même plus d’une fois, pendant son séjour au-delà des Alpes, entendre célébrer le nom: Hilaire de Poitiers.

Hilaire, on se le rappelle, remplissait alors en Italie une mission toute pacifique. Il parcourait les divers diocèses, en compagnie du saint confesseur Eusèbe de Verceil, pour effacer les traces des troubles apportés par la persécution de Constance, et pour réconcilier avec l’Église et avec leur propre troupeau les évêques qui avaient momentanément faibli. Dans cette œuvre de charité fraternelle il avait habituellement à combattre les préjugés d’un assez bon nombre de chrétiens orthodoxes, enorgueillis d’avoir eu plus de courage que leurs pasteurs, et qui se montraient impitoyables pour une défaillance qu’ils n’avaient pas partagée. Mais Hilaire n’avait pas moins de perspicacité dans l’esprit que de douceur dans l’âme; et s’il était plein de miséricorde pour les pénitents véritables, il se tenait sévèrement en garde contre les faux frères que la politique seule et le désir de complaire à un empereur catholique ramenaient de mauvaise grâce du côté de la foi de Nicée. De ce nombre était l’évêque de Milan, Auxence, originaire d’Alexandrie, Arien de naissance, ami personnel et disciple des trop fameux prélats Ursace et Valens de Murse, et qui avait remplacé, par ordre de Constance, le confesseur Denys sur le siège principal de l’Italie septentrionale. Auxence s’était montré des plus empressés à faire sa soumission à Constance, et à admettre toutes les formules de foi que le bon plaisir impérial avait décrétées. Aujourd’hui il affichait le repentir, mais ces fâcheux souvenirs tenaient éloignés de lui, en dépit de ses récentes protestations d’orthodoxie, tous les bons chrétiens de son diocèse, et Hilaire connaissant à fond le caractère du fourbe, et ne se laissant pas gagner par ses paroles artificieuses, encourageait les Milanais dans leur résistance.

Pour être fidèle aux maximes qu’il avait professées, Valentinien eût dû laisser ce différend se poursuivre entre les chrétiens sans y prendre part. Mais les habitudes de l’administration impériale ne se prêtaient pas à cette indifférence. Des magistrats amis du bon ordre vinrent lui représenter que rien n’était plus dangereux pour la paix publique que de petits conventicules irréguliers tenus à part de l’évêque, en dehors de l’Église commune, et sous l’instigation d’un étranger. «Puisque Auxence consentait, disaient-ils, à signer le symbole catholique et à faire disparaître ainsi toute trace des divisions passées, pourquoi d’autres s’obstinaient-ils à en perpétuer le souvenir? Ce n’était plus ici affaire de foi, mais de simple police. Pourquoi ceux qui pensaient de même ne voulaient-ils pas tous prier ensemble dans le même lieu?»

Ce raisonnement parut bon à Valentinien, et il crut ne porter aucune atteinte à l’impartialité qui était sa règle de conduite, en ordonnant par un édit que les chrétiens ne pourraient désormais procéder à aucune cérémonie de leur culte que dans les lieux régulièrement consacrés et soumis à la juridiction de l’évêque. C’était, au fond, sans qu’il comprît lui-même la portée de son acte, les contraindre à rentrer dans la communion d’Auxence. Aussi le trouble des orthodoxes fut-il grand, et Hilaire se fit sur-le-champ, auprès de l’empereur, l’interprète de leurs griefs.

Il ne lui fallut pas longtemps pour faire comprendre à Valentinien le vrai caractère de sa décision. S’apercevant de sa faute, mais embarrassé de la rétracter en public, l’empereur imagina alors d’ordonner que les plaintes d’Hilaire fussent examinées par une commission de dix évêques assistés d’un questeur et du maître des offices. Nouvelle méprise plus grave que la première. L’intervention déguisée de l’autorité séculière dans un différend ecclésiastique produisit justement les effets qu’on aurait pu prévoir. Auxence confronté avec Hilaire rétracta à plusieurs reprises toutes ses erreurs passées; mais dès que, à la faveur de ce désaveu, il se crut assuré de la faveur impériale, il retira ou atténua les professions de foi qu’on lui avait extorquées et noircit artificieusement l’évêque de Gaule dans l’esprit du souverain. Ses manœuvres eurent cette fois un tel succès, que lorsque Hilaire demanda de nouveau une audience pour démasquer ce double jeu, un ordre de départ immédiat fut la seule réponse qu’il obtint.

Hilaire n’était ni rebelle ni timide : en sa qualité de sujet il se croyait le devoir d’obéir, mais en sa qualité d’évêque il se croyait le droit de parler. De retour dans les Gaules, il adressa en apparence au public chrétien, en réalité à l’empereur, cette lettre où respire toute la liberté épiscopale :

« C’est une belle chose, disait-il, que le mot de paix, et l’unité est une belle pensée; mais qui doute que la seule unité évangélique de l’Église c’est la paix qui vient du Christ? Celte paix dont il a entretenu ses apôtres après la gloire de sa Passion, qu’il leur a laissée en partant comme le gage de son commandement éternel, celle paix, frères très-chers, nous a toujours été fort à cœur : perdue, nous avons travaillé à l’obtenir; troublée, à la rétablir, et recouvrée, à la maintenir. Mais les péchés de notre temps ne nous ont jamais permis, ni d’en jouir nous-même, ni de l’apporter aux autres... Nous vous en avertissons donc, prenez garde à la fausse paix de l’Antéchrist: n’ayez point trop d’amour pour les murailles de vos temples; ne vénérez point comme l’Église de Dieu des toits, des édifices humains, et ne vous pressez point d’y placer l’apparence de la paix; car qui doute que l’Antéchrist aussi peut venir s’y asseoir? Pour moi, les montagnes, les lacs, les cachots et les gouffres me paraissent souvent un asile plus sûr que les temples; car, plongés dans ces abîmes ou retenus dans ces liens, des prophètes ont encore été inspirés de l’esprit divin.

« Plaignons, disait-il encore, les malheurs de notre âge et cette opinion du temps présent, à savoir que des hommes peuvent protéger Dieu et que c’est par l’ambition du siècle qu’il faut travailler à défendre l’Église du Christ. Je vous prie, évêques ou vous qui vous croyez tels, de quels auxiliaires les apôtres se sont-ils servis pour prêcher l’Évangile? quelle puissance les aida quand ils annonçaient le Christ et qu’ils entraînaient presque toutes les nations du culte des idoles à celui de Dieu? Avaient-ils quelque dignité de palais, lorsque du fond d’un cachot et dans les chaînes ils élevaient leurs hymnes à Dieu? Était-ce en vertu d’un édit royal que Paul rassemblait l’Église du Christ, lorsqu’il était lui-même donné en spectacle sur un théâtre? Apparemment Néron, Vespasien, Décius, ont été nos protecteurs? … ou bien ces hommes qui se nourrissaient du travail de leurs mains et se réunissaient dans l’ombre, qui parcouraient les campagnes et les cités, les nations, bravant les sénatus-consultes et les édits impériaux, n’avaient pas les clefs du royaume des cieux!... Mais maintenant, ô douleur! ce sont les protections terrestres qui recommandent la foi divine : et, par là même qu’on cherche pour le Christ la faveur des grands, on le déclare déchu de sa propre vertu1. C’est avec des exils et des cachots que l’Église veut se faire craindre, elle qui, exilée et prisonnière, s’est fait croire. Consacrée autrefois par la terreur de ses persécuteurs, elle se suspend aujourd’hui aux dignités de ses fidèles. Elle bannit des prêtres, elle qui a été propagée par des prêtres bannis: elle se fait gloire d’être chérie du monde, elle qui ne peut appartenir au Christ si le monde ne la hait».

Ce cri d’indignation fut le dernier souffle qui s’échappa de cette grande âme. Très-peu de temps après, Hilaire s’éteignait au sein de cette ville de Poitiers qui l’avait vu naître dans l’opulence et vivre dans la mortification. Il l’avait gouvernée quinze années, ayant sacrifié à Dieu tout l’éclat du monde et n’ayant jamais demandé aux hommes que la justice et la liberté. Il expira entre les bras de son fidèle ami, l’ancien soldat Martin, alors vivant en solitaire aux environs de Poitiers, et qui recueillit avec son dernier soupir la tradition de sa charité pour les faibles, de sa hardiesse envers les grands, et de son respect pour les droits de la conscience. Le peuple chrétien répéta sur sa tombe ces paroles inscrites dans la liturgie de son office: «O Dieu! qui avez donné à votre illustre confesseur la force de ne pas craindre César, daignez, nous vous en supplions, par son intercession, nous protéger aussi contre l’ennemi spirituel»

Valentinien lui-même put être témoin de ces regrets populaires, car il n’avait pas tardé à suivre en Gaule l’illustre proscrit Dès l’hiver de 365 il vint s’établir à Paris, dans la position même choisie par Julien pour veiller à la défense des frontières et d’où la mémoire de ce grand général semblait encore intimider les ennemis de l’empire. Les menaces des Allemands, qui avaient reparu sur les rives du Rhin, et la nouvelle de grands rassemblements d’armes qui se faisaient dans les bois de la Germanie, rendaient la présence de l’empereur nécessaire. Déjà même des légions auxiliaires d’Hérules et de Bataves avaient subi quelques échecs et s’étaient laissé dérober leurs étendards. Comme Valentinien se mettait en devoir d’aller au-devant de l'ennemi, qui était en marche sur Paris, il reçut d’Orient des nouvelles fâcheuses. Son frère était menacé par une grave insurrection, à la tête de laquelle figurait Procope, compagnon et parent de Julien. Peu habitué à conduire des armées, Valens éperdu réclamait des secours en toute hâte. Valentinien hésita quelque temps; puis du ton d’un vieux Romain: «Je n’irai point, dit-il; Procope est l’ennemi de ma famille; les Germains sont les ennemis de l’empire». Cette généreuse résolution fut récompensée par un prompt succès. Les barbares furent surpris aux environs de Châlons-sur-Marne, au fond d’une vallée obscure, où ils faisaient halte, occupés à boire, à se baigner, et à rougir leur chevelure, suivant leur mode, avec une pommade mêlée de suif et de chaux. Le maître de la cavalerie, Jovinus, les attaqua sur le champ et les tailla en pièces. Valentinien, après avoir récompensé l’exploit de son général, se mit en devoir d’en profiter en rétablissant tout le long du Rhin ses lignes de défense fort endommagées. Puis voulant rester plus à portée encore de la frontière, il prit son quartier d’hiver dans la ville de Reims, dont il ne bougea même pas pendant toute la durée de l’année suivante, occupé qu’il était à compléter ses approvisionnements épuisés et à remplir les cadres vides de ses légions.

Là encore, quelque effort qu’il fît pour échapper aux querelles religieuses, leur bruit vint troubler de nouveau son repos. Cette fois même le sujet de souci était plus considérable, ne fût-ce qu’en raison du lieu où le débat s’engageait. Ce n’était rien moins que Rome même où la rivalité des cultes et des sectes en présence faisait éclater des scènes de violence telles que depuis les temps de la république le Forum et le Palatin n’en avaient pas revu. La capitale de l’empire semblait sortir de son inertie après tant de siècles; des factions populaires reparaissaient, conduites au combat par des chefs aristocratiques, et chose inattendue, mais pourtant explicable, c’était du sein du christianisme que semblait partir ce réveil turbulent des influences patriciennes.

Plus lentement, plus difficilement qu’aucune autre classe, le patriciat romain s’était laissé gagner par le christianisme. Tant de liens l’attachaient au passé, et sous le culte des souvenirs se cachait tant d’idolâtrie! Le jour était venu pourtant où, soit par l’entrainement de l’exemple, soit sous l’empire d’une conviction véritable, d’antiques races tout entières se décidaient à rendre hommage à la nouvelle religion, et leur résolution une fois prise, elles s’étonnèrent elles- mêmes de se trouver retrempées dans une source inattendue d’illustration et de puissance. Le christianisme renouvelait, rajeunissait pour ainsi dire, leur influence. La veille encore, elles répandaient au hasard dans les rangs d’une plèbe sans nom des largesses intéressées, en échange d’un vain titre d’honneur; le lendemain, des charités à peine plus abondantes, mais distribuées avec discernement par la main des prêtres, leur valaient de la part des pauvres familles chrétiennes, moins dégradées elles-mêmes que la plèbe ordinaire, une reconnaissance plus fière mais plus durable. Leurs esclaves graduellement émancipés, et préparés à la liberté par une éducation pieuse, formaient bientôt autour d’eux une armée dévouée. Ce n’était plus celle vile race d’affranchis, fléau de l’empire, qu’on avait vus à la porte de tous les palais, toujours prêts à passer de la servilité à la trahison. C’étaient des enfants d’Adam et des rachetés de Jésus-Christ, en qui leurs maîtres eux-mêmes honoraient le souvenir d’une égalité primitive, et le sceau d’une dignité recouvrée. Bientôt l’autorité des patriciens chrétiens s’étendit au-delà de Rome. Une fois entrés dans l’association d’hommes la plus vaste et la seule organisée qui subsistât dans l’empire, ils se trouvaient par là même replacés à la tête d’un parti puissant. Depuis qu’Athanase, dans ses jours d’exil, avait trouvé asile dans la demeure des sénateurs romains, l’habitude était prise chez les chrétiens de tous les pays de recourir du fond de l’Égypte ou de l’Asie aux familles illustres de la capitale, toutes les fois qu’ils avaient une église à bâtir, un couvent à fonder, quelque ruine à prévenir ou quelque désastre à réparer; et l’aumône, qui manquait rarement d’arriver, était abondamment payée en popularité et en gratitude. On eût dit de vieux troncs qui sèchent sur place par l’effet des années : si leurs racines, en s’étendant, viennent à rencontrer une terre fraîchement remuée, ils y puisent une sève nouvelle qui va parer d’un peu de verdure leurs rameaux mourants et leurs tiges découronnées.

C’était, par exemple, une situation à la fois brillante et considérable que celle du préfet du prétoire de l’année 365, Sextus Pétronius Probus, issu d’une famille qui passait pour avoir donné deux fois des maîtres, et de bons maîtres, à l’empire. Les Probus descendaient de Marc-Aurèle, et l’honnête soldat illyrien de leur nom qui avait été appelé à l’empire peu d’années avant Dioclétien, bien que d’origine obscure et étranger à cette souche antique, avait mis beaucoup de prix à s’y rattacher. Dans cette race, disait-on, on naissait consul de père en fils; et Sextus Pétronius Probus, son chef actuel, n’avait rien négligé pour accroître encore l’éclat de sa maison. Allié déjà aux Annéades, aux Auchénes, aux Olybrius, à toute la première noblesse de Rome, il avait obtenu la main de la dernière héritière de l’illustre gens Anicia. Grâce à cette alliance, son patrimoine s’était accru presque sans bornes. Il possédait des terres dans les parties les plus diverses de l’empire, et il n’y avait guère de province où l’on ne rencontrât quelqu’une de ses propriétés. Quoique à peine âgé de trente-quatre ans, il avait déjà été une fois proconsul d’Afrique et quatre fois préfet d’Italie, de Gaule ou d’Illyrie. Ces dignités précoces lui avaient inspiré un tel goût, ou plutôt donné une telle habitude du pouvoir que si, par hasard, quelque intervalle s’écoulait pour lui entre une préfecture et l’autre, il séchait, dit Ammien, comme un poisson hors de son élément. Sa clientèle innombrable tenait presque autant que lui à ce qu’il n’y eût point d’interruption dans sa puissance; et c’était elle, écrit le même auteur, qui le poussait à se plonger sans cesse dans la chose publique. Car il était bon maître, fidèle ami, généreux envers les siens, et très-ardent à les défendre contre toute attaque, même, s’il faut en croire le malveillant narrateur, contre les poursuites légitimes auxquelles pouvaient les exposer leur imprudence et leur cupidité.

Toute cette activité était mise au service du christianisme; car Probus était chrétien, et n’était pas même le premier de son nom qui eût embrassé la foi nouvelle. À en croire le poète Prudence, la conversion de la famille datait du lendemain de la bataille du Pont-Milvius, et du jour de l’entrée de Constantin dans Rome : coïncidence un peu suspecte qui fait douter qu’elle eût été pleinement désintéressée. Mais le temps et l’éducation chrétienne de plusieurs générations étaient venus réparer ce qui avait pu manquer à la sincérité de la première profession de foi. Probus à la vérité, avec son caractère impérieux et ambitieux, était loin d’être un chrétien accompli. Mais, à ses côtés, son épouse Anicia donnait déjà, dans tout le faste du rang suprême, l’exemple de ces vertus modestes qui faisaient dire plus tard à un saint docteur, écrivant à sa petite-fille: «C’est une coutume dans la famille Proba d’avoir des richesses et de les mépriser». Ses charités étaient inépuisables, et comme elles étaient réparties entre ses nombreux domaines si diversement situés, elles faisaient bénir son nom dans toutes les provinces de l’empire, et même au-delà des frontières, chez les Barbares. Partout où l’on parlait des richesses de Probus, on parlait en même temps des bienfaits d’Anicia. Des contrées les plus éloignées on se rendait à Rome pour admirer l’un et remercier l’autre. Une fois même on raconte que deux grands personnages de Perse, venus en Italie pour quelque affaire, firent le détour de Rome tout exprès pour être admis à voir ce célèbre couple. L’antique palais des Ànices, renommé déjà par son éclat et surtout par l’incomparable beauté de ses marbres, devenait ainsi le centre d’une société active, adonnée à la fois à la politique et à la piété, et où l’on parlait incessamment des affaires de l’État et des intérêts de l’Église. C’était le rendez-vous des sénateurs chrétiens.

On y voyait arriver le préfet de Rome, Olybrius, proche parent de la famille, puis les sénateurs Toxatius et Pammachius, descendants des Jules et des Émile. Pendant que Probus discutait avec ses amis des nouvelles du jour, dans quelque galerie de porphyre ou de basalte, en décachetant les courriers de Milan et de Constantinople, les femmes de ces grands dignitaires, la belle Paule et ses trois filles, la jeune Pauline, récemment mariée, Blésille et Eustoquie encore enfants, réunies dans une retraite intérieure derrière un voile de pourpre, s’entretenaient, avec la maîtresse du palais, de la gloire de Dieu et du soin des pauvres. Parfois atteintes de cette lassitude des biens du monde qui ne se développe jamais mieux chez les grands cœurs qu’au sein des hautes fortunes, ces saintes et nobles dames tournaient des regards d’envie vers les retraites de la pauvreté volontaire, où plusieurs de leurs compagnes les avaient déjà devancées. Elles se racontaient les austérités de Marcella, qui, depuis vingt années écoulées, pratiquait dans le jeûne et la solitude les conseils qu’elle avait reçus, toute enfant, d’Athanase proscrit. On parlait de Mélanie, la petite-fille du consul Marcellus, qui venait de perdre en un an son époux et ses deux enfants, et qui, après avoir ramené à Rome leurs dépouilles mortelles, se trouvant déchargée du fardeau des affections humaines, et libre de servir Dieu sans partage, venait de s’embarquer pour Jérusalem, afin de n’avoir plus d’autre patrie que le tombeau du Christ. Devant ces grands exemples de la fragilité des biens qui passent, et de la force de l’amour divin, leurs yeux se mouillaient de larmes, puis se reportaient avec répugnance sur les broderies d’or qui enrichissaient leurs tuniques, et sur les pierreries dont le poids fatiguait leurs épaules.

D’autres hôtes fréquentaient aussi à toute heure cette demeure royale et hospitalière. C’étaient des jeunes gens de bonne famille, chrétiens de naissance, et que leurs parents, habitant la province, envoyaient à Rome achever leurs études, ou faire à l’école du barreau leur apprentissage politique. Car Rome était toujours un grand centre d’études, surtout pour l’enseignement du droit. Les écoliers y abondaient, au point que Valentinien lui-même dut faire un édit tout exprès pour maintenir la police dans cette colonie juvénile. Il les assujettit à ne se présenter que munis d’un certificat du gouverneur de la province, constatant leur lieu d’origine, leurs moyens d’existence et le genre de travaux auxquels ils voulaient s’adonner. Plein pouvoir était donné aux magistrats de la ville pour punir, et au besoin pour renvoyer ceux qui ne remplissaient pas leur programme, ou menaient une vie déshonnête, et aucun écolier ne devait prolonger ses cours au-delà de sa vingtième année. Les jeunes chrétiens soumis à ces lois sévères étaient heureux de trouver chez Probus un protecteur, et dans sa maison splendide, en même temps que d’utiles enseignements, des plaisirs honnêtes, propres à satisfaire l’ardeur naturelle à leur âge. Probus lui-même avait trois fils encore enfants, et tous les rhéteurs connus, non-seulement de Rome, mais des Gaules et d’Espagne, étaient mis en réquisition pour diriger leur éducation.

Parmi les jeunes habitués du palais des Anices il y en avait deux en particulier dont l’avenir s’annonçait avec éclat. L’un était le fils d’un ancien préfet des Gaules, resté orphelin fort jeune et amené à Rome par sa mère, avec son frère et sa sœur également en bas âge. Sa famille, illustre dans l’État comme dans l’Église, comptait parmi ses aïeux des consuls et des martyrs. Il se distinguait lui-même par un esprit lucide; un caractère droit, et par une facilité de parole si brillante qu’on renouvelait pour lui la gracieuse fable des abeilles faisant leur miel sur les lèvres de Platon enfant. Probus, charmé de ces qualités précoces, l’avait pris pour secrétaire particulier et le destinait aux plus grands emplois. Avec une telle naissance, des dons si éclatants, et un si puissant protecteur, il n’y avait point de dignités auxquelles Ambroise, c’était son nom, ne put prétendre. L’autre était d’un naturel plus rude et d’une humeur plus inquiète : il avait vu le jour dans ces régions du nord de l’empire, que la civilisation romaine n’avait tout à fait ni polies, ni corrompues. Il était de Dalmatie, la province qui fournissait le plus de bons soldats à l’empire, et il y avait quelque chose de militaire dans sa manière de vivre et de parler. Bien qu’il fût chrétien très décidé, sa jeunesse n’était point sans écarts et s’écoulait dans des alternatives d’entraînement et de repentir. Passionné à la fois pour le plaisir et pour l’étude, avide de tout voir et toujours en course, passant du Capitole aux catacombes, épris presque également des dogmes de l’Évangile et de la poésie d’Homère, il lisait l’Écriture sainte tour à tour avec la ferveur d’un anachorète et avec le dédain d’un lettré d’Athènes. La loi de Dieu, qui louchait son cœur, n’avait encore ni captivé son imagination, ni dompté ses sens. On le nommait Jérôme.

Tel était le mouvement et l’éclat qui rayonnaient à Rome autour des nobles familles chrétiennes. Tous les sénateurs pourtant ne suivaient pas l’exemple de Probus, et malgré la perte de si importantes positions, la dernière citadelle du paganisme n’avait pas encore capitulé tout entière. Un grand nombre de nobles maisons restaient vouées aux anciennes traditions, et. se piquant même d’émulation par la concurrence, s’efforçaient de leur rendre quelque lustre. La famille de Symmaque, entre autres, tenait dans les rangs des païens la même place que les Anices parmi les chrétiens. Là aussi les magistratures étaient héréditaires, et avec elles un dévouement passionné aux souvenirs de la république et de l’antique littérature. C’était à ce goût des lettres et de l’antiquité classique qu’Avienus Symmachus avait dû la faveur de Julien, grand appréciateur de ce genre de mérite, et la dignité de préfet de Rome, début de sa fortune. Il gérait encore cette magistrature en 365, et, grâce à ses soins éclairés, jamais la ville n’avait joui d’une sécurité plus parfaite, ni (ce qui était le point important pour cette cité affamée et dévorante) vu sa subsistance assurée avec plus de régularité. Le nom de Symmaque demeurait attaché à la construction de monuments considérables; entre autres à l’achèvement du grand pont qui joignait un des quartiers voisins du Tibre à l’une des grandes îles de ce fleuve. Mais l’éclat de sa réputation pâlissait déjà devant celle de son jeune fils Aurélius, élevé dans l’amour de l’éloquence par un rhéteur gaulois du premier mérite. Celui-là, tout jeune encore, avait l’âme d’un païen et d’un quirite de vieille roche : il confondait dans un même culte ses dieux, sa patrie et ses livres, Jupiter, Rome et Cicéron. A peine sorti de l’adolescence, il faisait déjà partie du collège des pontifes. Nommé questeur en Lucanie, il rendait régulièrement compte de sa conduite à son père dans des lettres fort travaillées, qui sont des pièces de rhétorique de bon goût, et le grave magistrat y répondait par l’envoi d’épigrammes versifiées sur les événements et sur les personnages du jour. Pline le Jeune et Tacite n’auraient pas mieux fait. Il n’y manquait que Trajan et les beaux jours de l’empire.

Ces influences contraires, en présence dans une cité populeuse sur laquelle ne pesait plus la main d’un chef suprême, devaient assez fréquemment amener des conflits. Entre les grandes familles elles-mêmes, des habitudes polies, des rapports de société ou de parenté maintenaient une harmonie apparente, malgré la diversité des opinions, et Ambroise, pouvait passer de Probus chez Symmaque sans y trouver mauvais accueil. Mais le peuple, étranger à ces ménagements que la bonne éducation seule enseigne, se partageait violemment entre les deux religions rivales. Chaque parti favorisait de ses vœux ou contrariait par ses résistances l’autorité des magistrats avec lesquels il se trouvait en conformité ou en dissidence d’opinion. C’était de part et d’autre un état habituel d’hostilité, et à la moindre occasion un échange de violences.

Ainsi, malgré ses droits à la reconnaissance populaire, l’estimable Symmaque avait vu un jour une émeute livrer aux flammes la maison de campagne qu’il possédait au-delà du Tibre, parce que, ayant du vin à vendre, il refusait de s’en défaire à un prix au-dessous de sa valeur. Un ouvrier, probablement un chrétien, prétendait lui avoir entendu dire qu’il aime­rait mieux éteindre de la chaux vive avec cette liqueur précieuse, que d’en faire largesse aux indigents. Son successeur dans la préfecture urbaine, Lampadius, qui appartenait à la religion opposée, échappa avec peine au même sort. Celui-là, ce n’était point d’avarice qu’on y pouvait le taxer; car d’une part rien n’égalait la magnificence des jeux publics dont il faisait tous les frais, et de l’autre il nourrissait de ses deniers tous les pauvres qui habitaient autour de l’église construite sur la colline Vaticane. Mais cette double dépense faite pour plaire à des parties si diverses de la population accusait, disaient les païens, une insatiable vanité. C’était un homme, ajoutait-on, qui voulait être loué pour la moindre de ses actions, qui prétendait ne tousser ni ne cracher comme un autre. Quand il restaurait un monument, il effaçait le nom du fondateur, fût-il un prince, pour y substituer le sien. Et sur ces beaux prétextes, la populace païenne se mit un jour à l’œuvre pour détruire le palais que Lampadius habitait auprès des bains de Constantin, et elle en serait rapidement venue à bout, si des voisins et des amis, accourus au bruit et montés sur les toits, n’avaient éloigné les assaillants en faisant pleuvoir sur eux une grêle de pierres et de tuiles. Pendant cette sorte de siège, le pauvre magistrat effrayé quittait précipitamment la ville et passait le Pont-Milvius en toute hâte pour se mettre à l’abri de la sédition.

La division n’existait pas seulement entre les deux cultes, elle pénétrait dans le camp des chrétiens eux-mêmes. Là, comme toujours, l’ambition s’était glissée à la suite de la puissance, et la discorde à la suite de l’ambition. Qu’était-ce, en effet, que la dignité de préfet du prétoire ou de préfet de Rome auprès de celle qui s’élevait peu à peu sur la place laissée vide par la désertion du pouvoir impérial! Le premier personnage de la cité, ce n’était plus le représentant de l’empereur, mais bien le vicaire de Jésus-Christ, et le pontificat affranchi remplaçait de jour en jour plus clairement à tous les regards le principat absent. Être pape, ce n’était plus passer sa vie dans les catacombes, fuyant la lumière, et chaque jour menacé de mort; c’était au contraire s’asseoir au centre d’une basilique resplendissante de mille feux, sur un trône chargé de pierreries, d’où les regards n’apercevaient qu’une foule agenouillée; c’était traverser la ville en souverain, en voyant abaisser devant soi les faisceaux des consuls et s’ouvrir à deux battants les portes de tous les palais. Le siège épiscopal de Rome devait déjà aux largesses des fidèles les plus opulents de l’empiré d’abondants revenus dont l’aumône profitait habituellement, mais non pas toujours exclusivement. De ce côté, par conséquent, comme vers tout ce qui s’élève et qui brille, se tournait désormais la convoitise des ambitieux. Le désir de retrouver tous ces biens avait secrètement contribué à la défaillance momentanée du pieux pape Libère; plus tard, le désir d’en jouir plus longtemps sans compétiteur avait seul fait persévérer dans le schisme, après le retour du titulaire légitime, l’usurpateur Félix. Cette lutte prolongée et ce fâcheux exemple avaient laissé parmi les chrétiens de Rome des ferments de division toujours prêts à renaître. La dignité pontificale devenait l’objet des vœux cachés de plus d’un cœur qui, sous la robe du prêtre, battait encore pour les grandeurs humaines.

A la vérité Libère, par la sainteté de sa vie, par l’aménité de ses mœurs et surtout par sa courageuse opposition aux décrets du concile de Rimini, avait fini par recouvrer l’estime et l’affection de tous et par effacer les vestiges de sa chute passagère. Félix, chassé par la défaveur publique, était allé mourir obscurément dans un village de Campanie, et ses sectateurs, s’il en existait encore, cachaient dans l’ombre leurs ressentiments. Tant que Libère vécut, il exerça sans contestation toutes les prérogatives de sa charge. On le vit encore, la dernière année de sa vie (365), recevoir une députation des Églises d’Orient, qui s’adressaient à lui, comme au chef de la foi, pour terminer leurs dissentiments, puis présider le jour de Noël dans l’église même de Saint-Pierre, au milieu de toute la noblesse de Rome réunie, à la profession solennelle de la jeune Marcelline, sœur d’Ambroise, qui se consacrait à la virginité. Le langage qu’il fit entendre dans ces deux circonstances fut grave, touchant, et empreint, comme la plupart des documents que nous avons conservés de lui, d’une originalité naïve qui fit une vive impression sur les assistants. Mais peu de temps après, le 24 septembre 366, il terminait en odeur de sainteté ses jours si péniblement agités, et à peine avait-il fermé les yeux, que les dissentiments auxquels sa douce autorité imposait silence éclatèrent sans contrainte. 

Deux compétiteurs en effet se trouvèrent dès le premier jour non-seulement sur les rangs pour obtenir la succession du pouvoir pontifical, mais investis l’un et l’autre d’un titre qui pouvait paraître légitime. C’était l’Espagnol Damase, prêtre de l’église Saint-Laurent, et le diacre Ursin. Le peuple chrétien conservait alors, on le sait, et garda longtemps, surtout à Rome, non le droit, mais l’usage de désigner pour le siège vacant le candidat de son choix. Deux réunions populaires, tenues l’une dans l’église Saint-Laurent, l’autre dans une nouvelle basilique que Libère avait fondée sur le mont Esquilin, et qui garde encore aujourd’hui son nom, se prononcèrent en sens opposé. Les évêques des provinces n’étaient guère moins divisés que le peuple, et chacun des concurrents reçut une consécration épiscopale. Chose singulière et pourtant fréquente dans les temps de confusion, les deux rivaux étaient de la part de leurs adversaires en butte aux mêmes imputations. L’un et l’autre étaient accusés d’avoir pris part, soit à la défection de Libère, soit à l’usurpation de Félix; et si l’on se bornait à compter les témoignages, l’histoire, les trouvant également balancés de part et d’autre, n’aurait pas le droit de se prononcer. Mais les suffrages de toute l’Église orthodoxe et des plus illustres contemporains ont été acquis à Damase, et la suite de son pontificat a fait voir des vertus et des talents qui sans doute avaient motivé le choix de la meilleure partie de la population. Les sectateurs d’Ursin, au contraire, étaient pris dans la lie du peuple chrétien, parmi les vendeurs de poisson et de trognons de choux, dit Ammien. Damase avait donc le droit en sa faveur; mais ses partisans ne négligèrent rien pour compromettre ce droit en l’appuyant par la force. Avertis en effet qu’Ursin et ses amis continuaient à tenir des réunions dans la basilique Libérienne, ils s’y portèrent en masse le 25 octobre, armés de bâtons, d’épées et de haches, investirent l’édifice, forcèrent les portes et, entrant tout ivres de fureur, se livrèrent à un grand carnage. Le soir de cette triste journée, le pavé de la basilique était jonché de cent trente-sept cadavres. Le trouble dura plusieurs jours, en s’aggravant, malgré les efforts du magistrat impérial Juvencus, successeur de Lampadius, qui s’efforçait vainement de concilier les partis, et qui, ne pouvant y parvenir, se retira de la ville pour mettre au moins son autorité à l’abri. Mais un autre fonctionnaire important, le préfet de l’annone, Maxime, d’un caractère cruel, bien que chrétien de profession, embrassa chaudement le parti de Damase, et ne recula devant aucun excès pour assurer son triomphe. Plusieurs jours durant, les supplices et les massacres se succédèrent. Lorsque enfin grâce à ces horribles moyens le calme fut un peu rétabli, Juvencus rentra à Rome et, prenant généreusement le parti du plus fort, condamna au bannissement Ursin et toute sa suite.

La défaite et la persécution eussent peut-être mieux valu pour la justice et pour Damase, qu’une victoire payée de tant de sang. Resté maître du terrain par suite de violences auxquelles il était personnellement étranger, mais dont on lui imputait la responsabilité, le pape légitime se vit en butte aux railleries des indifférents et aux récriminations amères du parti vaincu. Comme toute la noblesse de Rome, les matrones illustres en tête, avait embrassé sa cause, on se moqua de ce pontife qui devait à des femmes le gouvernement de l'Église. On expliqua par de calomnieuses insinuations les motifs qui avaient pu lui valoir cette préférence du beau sexe. Quant aux païens, ils affectaient dans le débat une impartialité dédaigneuse, ou s’en indignaient avec une ostentation d’austérité. «Faites-moi évêque de Rome, disait d’un ton sardonique à Damase lui-même le consulaire Prétextât, homme justement estimé pour l’intégrité de sa vie, et je vous promets de me faire chrétien» «En vérité, dit Ammien Marcellin, se faisant, suivant toute apparence, l’organe et l’écho de ce qu’il avait entendu répéter à ses coreligionnaires, quand je considère le faste qui environne cette dignité dans Rome, je ne m’étonne pas que ceux qui y prétendent se livrent pour y parvenir aux plus violents efforts. Car, une fois qu’ils l’ont obtenue, leur vie s’écoule dans les délices, comblés des présents des dames, portés en pompe sur des chars, vêtus avec magnificence, servis avec tant de profusion que leurs festins surpassent ceux de la table des rois. Mais, ajoute-t-il avec une grave impartialité, qu’ils seraient plus vraiment heureux si, n’ayant point égard à cette grandeur de la cité, dont ils se font un prétexte pour excuser leurs excès, ils vivaient à l’exemple de certains évêques des provinces ! Ceux-là, la frugalité de leurs repas, la grossièreté de leurs vêtements, l’humilité de leurs regards baissés vers la terre, les rendent agréables à la Divinité éternelle et respectables à tous ses serviteurs».

Encouragés par ce mouvement de l’opinion publique, qui se prononçait assez vivement en leur faveur, les sectateurs d’Ursin conçurent la pensée de recourir à l’empereur pour faire casser la sentence du magistrat. Ce fut à Reims qu’ils l’allèrent chercher, et ils l’y trouvèrent fatigué, presque malade des soins qu’il prenait pour rétablir l’administration désorganisée, autant qu’impatienté du peu de succès qui couronnait ses efforts. La nouvelle des troubles de Rome, où un magistrat impérial avait fait un si triste personnage, n’était pas de nature à rendre la sérénité à son esprit assombri. Un empereur, quelque bon chrétien qu’il fût, ne pouvait être très-satisfait d’apprendre qu’on se battait dans sa capitale, sous les yeux de son représentant inactif, pour l’honneur d’une autre dignité que la sienne. D’ailleurs Juvencus, en prenant parti dans le débat, avait manqué à l’impartialité qui était la règle favorite de Valentinien. Aussi son premier mouvement fut-il, sinon de prendre parti contre Damase, au moins de lui retirer la protection de l’autorité séculière. Procédant cependant avec prudence, et intimidé par cette grandeur même du pontificat qu’il essayait de contenir, il se borna à permettre la rentrée des bannis, en les engageant à la soumission. «Je n’ai garde de blâmer, écrivait-il à Prétextai, qui venait de succéder à Juvencus dans la préfecture de Rome, le châtiment dont on a usé pour apaiser les factions élevées dans l’Église ; car, en ces sortes d’affaires, le tumulte est d’autant plus punissable qu’elles devraient perler d’elles-mêmes à la modération et à la paix. Mais c’est dans l’intérêt même de la religion offensée que je trouve plus à propos d’user de douceur. Délivrez donc les condamnés, et rétablissez-les dans leur premier état, sous la condition qu’ils ne recommenceront point à troubler la paix.»

Une telle restriction était illusoire et tout à fait insuffisante pour prévenir, chez les amis d’Ursin, l’effet produit par l’espoir de la protection de l’empereur. Aussi Ursin ne tarda-t-il pas à se présenter lui-même en pompe aux portes de Rome, environné de ses diacres et de tout l’appareil pontifical, et ses partisans vinrent à sa rencontre pour le porter en triomphe. La provocation appela la résistance, et en peu de mois le désordre était devenu tel, que Prétextât lui-même, peu suspect de porter aucune passion dans les débats des chrétiens, n’y voyait plus d’autre remède que de mettre de nouveau, mais celte fois sans éclat, le schismatique hors de Rome. C’est en effet ce qu’il fil, avec l’approbation de tous, y compris des païens, qui lui surent gré et de l’acte même, et de la douceur avec laquelle il y procéda. L’incident finit ainsi, sans que personne peut-être en eût soupçonné toute l’importance. Rien n’était mieux fait pourtant pour attester l’impuissance dans laquelle tombait par degrés, au centre même des souvenirs de Rome, le pouvoir impérial affaibli, devant le pouvoir spirituel grandissant. Damase, élu par la foule, intronisé par la sédition, sourdement contrarié par les magistrats, et finissant par requérir la force publique et la faire mouvoir à son service, était désormais dans Rome plus souverain que l’empereur.

Quelques indices feraient soupçonner que Valentinien, bien qu’il ne fit point difficulté de confirmer les actes de son représentant, s’aperçut pourtant du résultat, et qu’il l’accepta avec un mélange de résignation et d’humeur. Deux constitutions de sa main, adressées l’une et l’autre au pape Damase, mais conçues dans un esprit très différent, semblent révéler ce double sentiment. Par l’une, l’empereur ordonne que toutes les causes de religion seront désormais soumises au jugement de l’évêque de Rome, même celles dans lesquelles d’autres prélats seraient engagés, et défense est faite à tous les juges séculiers d’y prendre part. La seconde, postérieure de peu de temps, interdit aux ecclésiastiques et à tous ceux qui font profession de continence, de fréquenter les maisons des veuves et des jeunes filles en tutelle, et de recevoir d’elles aucune libéralité, même sous forme de testament et au lit de mort. Toute donation, tout legs, tout fidéicommis de ce genre, sont déclarés nuis et de nul effet, et le bien ainsi transmis réuni de droit au fisc impérial. Ne voit-on pas là la trace des irrésolutions d’un esprit partagé entre les scrupules de la foi et la jalousie du pouvoir, qui s’incline devant la force prépondérante de l’Église, en essayant de restreindre sous-main une des sources de la grandeur qu’il redoute?

En ce cas, l’effort était aussi vain que peu sincère. Ce n’étaient point les libéralités des fidèles qui hâtaient l’accroissement de la grandeur pontificale. Ces effusions de la piété étaient le signe et non la cause d’une révolution consommée dans les esprits, et l’empire ne devait s’en prendre qu’à sa propre faiblesse des progrès de son émule. Si les peuples portaient leurs offrandes au pied des autels, c’est qu’ils espéraient trouver là, pour leurs maux sans cesse renaissants et chaque jour plus envenimés, une sympathie plus efficace et moins chèrement payée que celle que pouvait leur promettre le meilleur des empereurs. Un prince ami du bon ordre, comme Valentinien, devait, plus que personne, avoir conscience de cette impuissance.

Plus il s’efforçait en effet de faire renaître l’ordre autour de lui, et plus se dressait devant ses yeux le douloureux problème qui avait déjà troublé les dernières veilles de Constantin. Les populations de l’empire, oisives et amollies, ne daignant plus travailler et n’osant plus combattre, ne sachant plus manier ni la charrue ni les armes, étaient également incapables de se nourrir et de se défendre. Elles s’en remettaient de ce double soin au maître qu’elles s’étaient donné. Mais comment ce maître lui-même les eût-il fait vivre sans aller chercher le blé et l’argent dans les greniers et les trésors déjà appauvris des particuliers, et par quel moyen les eût-il protégés sans retenir de force le soldat contumace sous les drapeaux? Ce n’était donc qu’en les opprimant d’une main, qu’il pouvait essayer de l’autre de pourvoir à leur subsistance et à leur sécurité. De là ce système de vexations enchevêtrées et cet ensemble de fiscalité tyrannique qui ont déshonoré devant la postérité les derniers jours de l’empire. On ne peindra jamais un tel mal sous des couleurs trop sombres; mais la justice exige qu’on, ajoute l’excuse à la condamnation. Le fisc impérial n’eût point été si dur, si les populations n’eussent été si molles : si clics avaient su se suffire à elles-mêmes, il n’y aurait eu besoin ni de tant de soldats ni de tant d’or pour les aider à vivre. Déplorable cercle vicieux où s’enferment les nations qui s’abandonnent elles-mêmes et veulent attendre de la tutelle d’un seul ce que Dieu n’a promis qu’au courage et à l’activité de tous.

Cette cruelle alternative de torturer les peuples pour les faire payer et servir, ou de les laisser périr faute de subsides et de défense, apparaît clairement dans les lois portées par Valentinien pendant ces premières années de son gouvernement. Cet empereur, probe, austère, simple dans ses mœurs, ennemi du faste, et ne dépensant rien pour lui-même, déploie pourtant pour le maintien des rigueurs fiscales une ardeur sans relâche. Peu de princes ont enrichi le code d’un si grand nombre de lois, et presque toutes ont pour but d’assurer soit la rentrée des deniers publics, soit l’accomplissement de ces prestations personnelles qui, imposées indifféremment à toutes les classes de la société, formaient la plus lourde part du système de contributions en vigueur. Il y en a onze aux titres de l’annone, autant répandues dans les divers litres qui traitent de l’impôt en général, vingt-trois touchant la responsabilité pécuniaire des curiales, leurs devoirs, leurs immunités et leurs incapacités civiles; dix règlent les obligations auxquelles sont astreints les percepteurs des tributs en nature; dix autres sont relatives aux impôts spéciaux désignés sous le nom de chrysargyre, ou d’or coronaire; trente-deux sont destinées à assurer les services des corporations chargées de l’alimentation de la capitale; le service militaire en occupe à lui seul vingt et une, dont neuf ont pour but de pourvoir à la subsistance, et douze au recrutement des légions. Enfin, les droits du trésor contre les particuliers ne sont pas garantis par moins de vingt-huit constitutions différentes. C’est l’effort désespéré d’un bon général pour remettre au pas de la discipline toute une société débandée par les révolutions.

Sous une telle impulsion, l’activité de l’administration se réveille. Percepteurs, suscepteurs, agents d’affaires, curieux, numerarii, actuarii, tous les régiments, toutes les variétés de fonctionnaires se remettent en campagne, parcourent les provinces, ramenant de force sous le collier les déserteurs de toute nature, rattachant le colon fugitif à la glèbe, le curiale insolvable à sa cité natale, le fils de vétéran réfractaire à sa légion; expropriant au profit du fisc quiconque ne remplit pas, jus­qu’à la dernière obole, ses obligations d’armateur, de boulanger, de charcutier, de maçon privilégié; le trésor public se remplit, les légions complètent leur effectif, et l’oisif affamé des grandes villes reçoit de nouveau, sur les degrés des temples et des amphithéâtres, sa ration de pain quotidienne. Mais alors se manifeste l’autre face du même mal. Un cri de misère et de famine s’élève du sein de ces corporations chargées de faire vivre aux dépens de leur propre substance les membres parasites de ce corps appauvri. Leur plaintes arrivent jusqu’au pied du trône, assaillent le souverain dans son conseil et viennent le chercher à l’église, où le ministre d’un Dieu ami des pauvres ne manque jamais de l’émouvoir par le tableau des misères du peuple. Ainsi, la veille, l’anarchie menaçante livrait cette société tout entière à la dissolution; le lendemain, l’ordre à peine renaissant charge d’un fardeau insupportable ses forces épuisées. Après l’avoir pressée de tout le poids du pouvoir suprême pour lui arracher un homme et un écu, l’infortuné souverain, condamné à la gouverner, est obligé de se retourner pour panser lui-même la plaie qu’il vient de faire, et les mesures que l’intérêt public lui a impérieusement suggérées, la pitié le force d’en suspendre l’exécution.

Bien que Valentinien fût un chrétien plus austère que tendre, ses lois gardent la trace de ce double mouvement en sens contraire. Tandis que la grande majorité, nous venons de le voir, porte l'empreinte d’une extrême, presque d’une impitoyable rigueur, par moments un souffle de compassion semble s'y glisser, et vient en interrompre plutôt qu’en tempérer le caractère général. On sent que ce jour-là quelque députation de province; introduite par quelque évêque, est venue se jeter à ses pieds. Ainsi, à côté des lois qui tiennent rudement le colon attaché à la chaîne sur la terre où il est né et doit mourir, on en voit qui prennent sa défense contre les exigences excessives du propriétaire ou contre les faveurs injustes accordées à l’habitant des villes; à côté de mesures prises pour assurer le respect des sentences civiles des juges, d’autres sont destinées à prévenir leurs erreurs involontaires ou intéressées, en les astreignant à rendre leurs arrêts en public, en leur interdisant d’acquérir aucun bien dans le ressort de leur juridiction, en les préservant surtout, par une combinaison de peines sévères, des insinuations des délateurs. La création de médecins des pauvres dans les grandes villes, payés sur le trésor public et chargés de donner leurs soins gratuitement aux indigents, la restriction apportée aux exigences excessives des avocats sont des inspirations bienfaisantes du même genre. Enfin le fisc lui-même, ordinairement inflexible dans ses revendications, consent parfois à des restitutions inattendues : des exemptions de taxe sont accordées aux veuves et aux orphelins mineurs, et, à de rares intervalles, on voit, dans les règlements qui touchent les corporations privilégiées, la liberté, la propriété individuelle des membres, protégées contre les tendances de la compagnie à tout absorber pour faire face aux charges communes.

Deux faits considérables surtout, deux institutions nouvelles, dont l’une doit à Valentinien son développement, et l’autre son origine, attestent, mieux que tout le reste, le partage de sentiments auquel cet empereur consciencieux était en proie. Par nature autant que par habitude militaire, Valentinien voulait être obéi sans réplique et n’aimait pas à voir contrôler ses actes. C’est lui pourtant qui semble appeler ce contrôle, en ouvrant aux réclamations des provinces une voie officielle pour arriver jusqu’à lui. Déjà, dans plusieurs parties de l’empire, en Afrique par exemple, un usage ancien permettait aux habitants de la province de former annuellement au chef-lieu une réunion de leurs députés, qui, après avoir pris connaissance de leurs besoins, nommaient une députation pour transmettre leurs vœux à l’empereur. Valentinien, par deux ordonnances datées de la première année de son règne, régularise et étend cette institution: il en détermine la forme et en prévient l’abus. Désormais, toutes les cités auront le droit de convoquer périodiquement une assemblée (tractatus), pour délibérer sur les réclamations qu’elles croient pouvoir adresser au souverain; un premier examen de ces demandes sera fait au chef-lieu même par l’administrateur local, pour en réduire le nombre, s’il est excessif, ou éliminer celles qui passeraient les bornes du respect et de la convenance. Mais celles qui seront admises devront être envoyées à leur adresse intégralement, sans que le texte subisse aucune altération, par une députation qui jouira du privilège de la voiture publique. Et en effet à partir de cette époque, et pendant toute l’agonie de l’empire d’Occident, on devait voir ce rouage nouveau de l’administration jouer avec une activité régulière et transmettre constamment, des extrémités au centre, des plaintes par malheur aussi bien fondées que rarement exaucées.

L’autre innovation est plus radicale. Non-seulement Valentinien promet de faire accueil aux réclamations des grandes cités, mais il va même au-devant de leurs désirs, en leur constituant officiellement un interprète de leurs griefs et un défenseur de leurs droits. Défenseur de la cité, tel est le nom en effet que porte une charge nouvelle qui apparaît pour la première fois dans une loi de 365, et qui vient se placer comme intermédiaire entre la curie et le fisc. Le rôle de ce nouvel agent municipal est double et s’adapte au mécanisme à double pression qui rendait les curies responsables de la totalité de l’impôt communal devant le trésor, puis leur laissait exercer un recours sur tous les petits propriétaires do la cité. Le défenseur est chargé de débattre premièrement avec l’État, au nom des curiales, le montant du contingent à répartir, puis, avec les curiales eux-mêmes, la quote-part de chaque contribuable. Étranger à la curie, il doit ainsi tour à tour la protéger et la contenir, plaider pour elle et contre elle, alléger son fardeau et l’empêcher d’en faire retomber une trop grande part sur autrui. C’est une sorte de tribun du peuple, dont le veto est dirigé, non comme autrefois contre l’influence aristocratique, mais contre la tyrannie administrative. L’empire, dans sa décrépitude, retournait, comme c’est souvent le sort des vieillards, aux habitudes de son enfance.

Mais dans quels rangs choisir ce défenseur et où trouver, à côté de la curie exténuée et au-dessus de la plèbe avilie, un homme d’une âme assez compatissante pour prendre souci des faibles et d’une voix assez forte pour se faire entendre aux oreilles des puissants? Valentinien ne négligea rien pour assurer à ce patron attitré des pauvres tout l’appui de la protection impériale et de la faveur populaire. Il l’investit d’une juridiction limitée sur toutes les causes d’état ou de propriété d’une importance moyenne. Il voulut que chaque nomination de défenseur fût précédée d’une désignation faite, non par la curie seulement, mais par la masse des citoyens notables, et il ne se réserva à lui-même que la confirmation des choix. Toutes ces précautions eussent été sans effet dans l’abaissement continu des mœurs publiques, si le droit nouveau ne s’était retrempé de bonne heure dans des eaux plus vivifiantes que les sources taries des vertus civiques. Mais une constitution d’un des premiers successeurs de Valentinien devait adjoindre aux citoyens chargés de choisir les défenseurs «l’aimable évêque de Dieu et son vénérable clergé» ; et ce fut ce qui sauva l’institution nouvelle d’une décadence prématurée. Peu à peu, les propriétaires étant devenus oublieux de leurs droits et incapables de les exercer, ce fut l’évêque presque seul qui désigna le défenseur et qui abrita ainsi à l’ombre de l’Église les derniers restes de la vie municipale des grandes cités : le défenseur ne fut plus que le lieutenant de l’évêque. Ainsi les hommes suivent à l’aveugle la voie où la Providence pousse l’histoire. Le jaloux Valentinien croyait avoir fait don à l’État d’une institution purement politique, destinée peut-être, dans sa pensée, à défendre l’empire contre l’envahissement d’une Église respectée, mais redoutée. Il n’avait réussi qu’à préparer lui-même un soutien de plus pour ce trône épiscopal d’où plus d’un pontife, entouré de son troupeau éperdu, devait braver les derniers caprices du despotisme et les premières fureurs de l’invasion barbare.

Tant de difficultés d’un ordre si divers, tant d’efforts en sens contraire, une activité si constante et si impuissante, épuisaient rapidement les forces de Valentinien. Vers la fin de 367, il fut atteint à Reims d’une maladie grave qui le mit aux portes de la mort. Du fond de son lit, et pendant que les médecins éperdus lui prodiguaient les remèdes, il pouvait entendre s’agiter autour de lui toutes les intrigues que faisait naître la vacance présumée du siège impérial. Un soir même qu’il était au plus mal, les chefs gaulois, toujours désireux d’avoir un empereur de leur création, se réunirent dans un festin pour délibérer sur le choix à faire. Le plus grand nombre proposa un secrétaire intime du prince régnant, Rusticus Julianus, qui avait géré quelque temps le proconsulat d’Afrique et y avait laissé de terribles souvenirs. Son tempérament rude et sanguinaire semblait convenir à la difficulté des temps. D’autres, d’une disposition plus douce, mirent en avant le nom de Sévère, maître de l’infanterie, qui s’était distingué à Strasbourg, auprès de Julien, et qui, comme son ancien maître, joignait à des talents militaires un goût éclairé pour les lettres. Personne ne songea au jeune fils de l’empereur mourant, qui, bien qu’il ne fût âgé que de huit ans, avait déjà une fois été élevé aux honneurs consulaires.

La forte constitution de Valentinien, soutenue par sa résolution énergique de se rattacher à la vie, le tira de péril et déconcerta toutes les ambitions. Il trouva pourtant l’avertissement utile, et, à peine convalescent, il réunit solennellement toute son armée, y compris les chefs mêmes qui venaient de disposer si librement sous ses yeux de son héritage. Prenant alors par la main le jeune Gratien : «Voici mon fils, dit-il aux soldats en le leur présentant, il a été élevé avec vos enfants; dans l’intérêt du repos public, je me propose de me le donner pour associé en qualité d’auguste, si la faveur du Dieu céleste et votre volonté, digne de tout respect, secondent le vœu de mon cœur paternel. Il est vrai qu’il n’a point été, comme nous autres, élevé dès le berceau dans les rigueurs de la guerre; il n’en a point souffert toutes les misères et ne saurait, vous le voyez, affronter encore la poussière de Mars; mais il voudra se rendre digne de la gloire de sa famille et des hauts faits de ses aïeux, et il s’élèvera rapidement au-dessus de ceux qu’on pourrait lui préférer aujourd’hui. Il apprendra ce qu’il ignore; et, ce qui donne à la piété envers la patrie sa plus grande force, il confondra dans le même amour la république et le foyer de ses aïeux.»

Les soldats, sensibles à la franchise de ce langage et au spectacle de l’amour paternel, touchés d’ailleurs de la physionomie aimable et intéressante de l’enfant, applaudirent avec entraînement à l’éloge de l’hérédité royale. Le questeur Eupraxius s’écria : «Si ce n’est pas Gratien, c’est au moins sa famille qui mérite un tel honneur.» Valentinien se tournant alors vers son fils, pour le revêtir des insignes impériaux: «Reçois, cher fils, lui dit-il, sous d’heureux auspices ces augustes vêtements que te défère la volonté de mes compagnons d’armes. Ceins tes reins pour partager avec ton père et ton oncle le fardeau des périls publics; reste toujours parmi ceux qui portent les armes; ne ménage ni ton sang ni ta vie, pour dé­fendre ceux que tu as à gouverner; regarde comme te touchant toi-même tout ce qui touche l’empire de Rome... Et vous qui m’écoutez, puissants défenseurs de l’État, je vous en supplie, que ce jeune empereur confié à votre félicité grandisse en s’appuyant sur votre affection.»

Les plus chaleureuses acclamations retentirent alors en l’honneur de Gratien et de sa famille, et la journée s’acheva dans une ivresse de joie populaire. Ce ne fut que le lendemain qu’on remarqua que, contrairement à l’usage jusque-là suivi, Valentinien avait conféré à l’enfant royal, non point le titre de César, appellation ordinaire des héritiers présomptifs, mais celui d’Auguste, qui, en cas d’événement imprévu, lui conférait sans nouvelle élection la totalité du pouvoir impérial. Le jeune Auguste n’en restait pas moins soumis à la tutelle paternelle, et continuait son éducation sous la direction du rhéteur fameux de Bordeaux, Ausone.

Cette décision fut suivie d’une autre plus étrange et dont le but ne fut pas sur-le-champ aussi apparent. En même temps qu’il couronnait le fils, Valentinien répudia la mère. Sévéra Marina (c’était le nom de l’impératrice) était une femme de naissance obscure, qui, parvenue inopinément au rang suprême, n’avait su mettre ni ses sentiments ni ses mœurs en accord avec sa grandeur nouvelle. On l’accusait de trafiquer de son crédit et de se faire vendre, à des rabais excessifs, des propriétés destinées à former son patrimoine personnel. Ce fut le motif que Valentinien mit en avant pour l’éloigner du trône, où il faisait monter son héritier. On en soupçonna bientôt un autre, quand on le vit convoler en secondes noces avec une Sicilienne nommée Justine, d’une beauté rare, bien que d’un âge déjà mûr, qui avait un instant, quinze années auparavant, associé sa destinée à celle de l’usurpateur Magnence. Comme l’austérité habituelle de Valentinien ne permettait pas de soupçonner qu’il obéît à un simple caprice des sens, il était évident que la politique avait dicté son choix. Le souvenir du court règne de Magnence avait laissé des traces dans les populations gauloises, dont cet usurpateur avait flatté la jalousie nationale; et Valentinien, désormais fixé dans cette illustre partie de son empire, voulait jeter sur sa dynastie un reflet de cette faveur populaire.

Mais il n’avait pas calculé qu’il blessait du même coup un sentiment plus général et plus profond. Le divorce, en effet, si facilement permis par les habitudes romaines, et qui avait tant de fois servi aux combinaisons ambitieuses des familles impériales, était bien encore inscrit dans les lois; mais l’usage en devenait, sous l’influence chrétienne, chaque jour plus étranger aux mœurs. Les jours de Dioclétien étaient déjà loin, et l’acte qui n’avait choqué personne quand la royale Fausta était venue remplacer dans le lit de Constance la paysanne mère de Constantin, forma contre Valentinien, auprès des consciences devenues plus délicates, un grief à peu près irrémissible. La rumeur publique grossit lé scandale en exagérant la faute. On répéta bientôt que l’empereur avait deux femmes vivantes à la fois, et les gardait toutes deux pour son usage; et ce bruit trouva d’autant plus facilement créance que, la foi de la nouvelle impératrice étant suspecte, on lui imputait sans peine tous les désordres de mœurs. Un siècle plus tard, un historien éclairé comme Socrate prêtait encore à Valentinien la prétention absurde d’établir la polygamie dans les lois.

Il ne semble pas que dans ces transactions diverses, qui intéressaient à un si haut degré pour le présent et pour l’avenir la famille impériale, Valentinien se soit mis en peine de rechercher l’assentiment du frère qu’il avait laissé à Constantinople. Très-peu de rapports d’ailleurs existaient entre eux depuis leur séparation. Si Valentinien, en tirant son frère de l’obscurité pour lui mettre la couronne sur le front, s’était flatté de le maintenir sous sa domination et de gouverner l’Orient par son intermédiaire, il avait bientôt dû reconnaître qu’une telle prétention dépassait ses forces. Sommé dès le premier jour par Valens de lui venir en aide contre une rébellion menaçante, il s’était vu contraint, nous l’avons dit, de refuser le secours qui lui était demandé; et Valens, rendu par cet abandon à son indépendance, avait cessé de chercher des conseils là où il ne pouvait plus trouver d’appui. Puis, peu à peu, absorbés par la diversité de leur tâche, autant que séparés par la diversité de leurs caractères, les deux copartageants de l’empire avaient pris l’habitude de vivre à peu près étrangers l’un à l’autre. C’est le devoir de l’historien de les suivre tour à tour dans ces voies divergentes qui devaient du reste les conduire l’un et l’autre, par un circuit plus ou moins long, à peu près au même résultat.

La révolte, cause du refroidissement survenu entre les deux frères, avait éclaté dès 365, très-peu de temps après qu’ils s’étaient quittés. L’instigateur était Procope, ce parent de l’empereur Julien, laissé par lui à la tête de ses troupes en Mésopotamie pendant l’expédition de Perse, et qui s’était trouvé ensuite chargé de présider à la solennité de ses funérailles. Aussitôt après cette cérémonie, Procope, on se le rappelle, avait cru prudent de se dérober à la malveillance de la foule et à la jalousie d’un nouveau maître. Aucune retraite ne lui sembla d’abord trop profonde, tant il craignait que sa qualité de païen et d’héritier d’une race déchue ne l’exposât au ressentiment des chrétiens vainqueurs. Il s’était caché dans le fond de la Chersonèse Taurique, parmi les tribus barbares qui habitaient les bords du Pont-Euxin. L’ennui de l’exil et la fatigue des souffrances d’une vie misérable le ramenèrent bientôt vers des régions plus civilisées; il vint, toujours en secret, s’établir auprès de Chalcédoine, chez un de ses amis, nommé Stratège, dans une terre qui avoisinait celle de l’hérésiarque Eunome. De là il se rendait parfois déguisé à Constantinople; et dans ces excursions clandestines, il ne tarda pas à s’apercevoir que le nouveau monarque de l’Orient ne réussissait nullement à gagner la faveur populaire.

Valens, en effet, obscur employé la veille du jour où il s’était vu porter au trône par un choix qui n’était point imputable à son mérite, gardait dans le rang suprême les habitudes de son premier métier. C’était un bon comptable qui aimait à tenir sa maison en ordre; il faisait régner la discipline autour de lui, modérait le luxe et la cupidité de ses serviteurs, donnait ses audiences à des heures réglées; mais, en dehors de ces occupations courantes, le poids des affaires de l’État lui était à charge. Retiré dans un petit cercle d’amis, il y vivait avec une simplicité mesquine, qui n’était nullement faite pour plaire à des populations asiatiques, naturellement amies de ce qui brille. Deux qualités surtout lui manquaient, celles-là mêmes dont la famille illustre qui avait avant lui possédé l’empire avait donné avec éclat le modèle sur le trône. Constantin avait été un grand guerrier, Constance un lettré disert. Julien avait uni ces deux mérites, mais ni l’un ni l’autre n’existaient chez Valens. A peine entendait-il le grec, et le seul bruit d’une expédition armée le faisait pâlir. Pour composer ses harangues dans les jours officiels il lui fallait, au su de tout le monde, recourir au secours d’un détestable rhéteur nommé Héliodore, qui se mettait pour lui en frais d’éloquence. Il était d’ailleurs petit de taille, noir de visage, avec une taie sur l’œil du plus désagréable aspect. Ainsi privé de tous les moyens de succès, il n’avait jamais l’occasion de fixer sur lui l’attention avec avantage. Les qualités mêmes dont les historiens le louent, son économie, sa fidélité dans ses amitiés, la lenteur et le scrupule qu’il apportait dans la décision des affaires privées, n’étaient point de celles qui gagnent le suffrage de la foule. Cette impression défavorable fut encore accrue par l’incapacité dont il fit preuve en face des difficultés sans nombre qui vinrent fondre sur lui. Des nouvelles inquiétantes arrivèrent tout à la fois, et de la frontière orientale de l’empire, où les Perses semblaient plus animés que sa­tisfaits par les concessions qu’ils avaient arrachées à Jovien, et de la frontière du nord, menacée par une irruption des Goths. La présence du nouvel empereur était réclamée partout à la fois, et lui-même, désireux au fond de ne répondre à aucun de ces appels, ne savait de quel côté se diriger, pour veiller au maintien de son autorité sans compromettre la sécurité de sa personne. Après bien des hésitations, il résolut de se mettre lui-même en route pour Antioche, tout en dirigeant sur la Thrace une partie de ses troupes. Mais il s’avança très lentement, ne voulant ni s’éloigner trop vite de sa capitale, ni braver, dans des contrées malsaines, les chaleurs extrêmes de l’été. En septembre, il n’était encore qu’à Césarée de Cappadoce. Pendant son absence, la police de Constantinople restait confiée à son beau-père Pétrone, naguère simple officier des gardes, et récemment promu à la dignité de patrice, homme d’un caractère à la fois dur et léger, plus propre à faire détester qu’à faire craindre l’autorité impériale.

Témoin de cette impopularité croissante, Procope sentit s’éveiller en lui des velléités d’ambition jusque-là comprimées par la crainte. Il était si las d’ailleurs de la vie d’inquiétude constante qu’il menait, que le désespoir le portait à tout risquer pour s’en affranchir. Il noua de secrètes relations avec un eunuque du nom d’Eugène, qui avait joui quelque temps d’un certain crédit auprès de l’empereur, et qu’une disgrâce momentanée mettait au nombre des mécontents. Eugène était riche, Procope était l’héritier d’un grand nom ; en mettant en commun ces deux forces, il n’était rien qu’avec un peu d’audace les deux alliés ne pussent accomplir. L’argent d’Eugène servit à gagner les officiers des cohortes des Divitenses et des Tungricani, qui traversaient la ville pour se rendre en Thrace, et devaient y séjourner pendant deux jours. Quand les esprits parurent suffisamment préparés, le 28 septembre, à l’aube du jour, on fit venir Procope dans les bains d’Anastasie, où les cohortes étaient casernées. Il aurait désiré paraître devant elles revêtu d’un habit militaire, mais, soit défaut d’argent, soit crainte d’exciter les soupçons, il dut renoncer à se le procurer. Faute de mieux, il se vêtit d’une tunique dorée, qui lui tombait sur les talons, comme celle que portaient les pages du palais. Il se chaussa de sandales de pourpre, et, tenant un petit étendard de la même couleur à la main, il se présenta devant les soldats étonnés, assez semblable, dit Ammien, à une apparition de théâtre. Un long colloque s’établit entre le prétendant au trône et les soldats, qui ne voulaient se livrer à lui qu’à bonnes enseignes, et moyennant des conditions satisfaisantes.

Quand on fut enfin tombé d’accord du prix que recevrait leur dévouement, les troupes se mirent en mouvement pour présenter le nouvel élu aux regards de la population. Les dispositions de la cité étaient encore si incertaines, et les séditieux craignaient si fort d’être mal accueillis que, en s’avançant dans les rues, ils tenaient leurs boucliers levés au-dessus de leurs têtes pour se préserver des pierres et des tuiles qui pourraient leur être lancées du haut du toit. Le bruit sinistre de ces boucliers choquant contre les casques répandait partout l’effroi. Les portes se fermaient sur le passage des cohortes insurgées, et les passants épouvantés prenaient la fuite. Ils eussent été peut-être plus rassurés s’ils avaient aperçu, au centre de la petite troupe, Procope lui-même, blanc comme un cadavre, plus effrayé qu’aucun autre de son audace, et semblant marcher au supplice plutôt qu’au trône.

Le groupe se grossit pourtant, en avançant, de curieux, d’artisans désœuvrés, d’esclaves, de toute la lie, en un mot, de la population d’une grande ville, toujours avide de nouveautés. Des armes furent distribuées à ces tristes auxiliaires, et on arriva ainsi en force jusqu’au prétoire, où les deux principaux fonctionnaires, le préfet du prétoire même et le préfet de la ville, furent surpris, saisis et jetés dans les fers. Quant au patrice, contre lequel des cris sinistres étaient proférés dans la foule, il est probable qu’il avait déjà pris la fuite, car il ne parut point. Procope se décida alors à monter sur l’estrade du prétoire, et là, les lèvres violettes, et tremblant de tous ses membres, il balbutia quelques mots sur ses droits au trône et sur son origine royale. Les acclamations de ses complices lui répondirent et l’encouragèrent. Il marchaau palais, pendant que le peuple se livrait à des actes de pillage, se fit ouvrir la chambre impériale, et, tous les employés se rangeant sur son passage, il commença à leur donner ses ordres pour assurer la reconnaissance de son pouvoir par tout l’empire.

Sou premier soin fut de tenir ses promesses et de combler de présents les troupes que Valens voulait diriger sur la Thrace, et qui furent charmées de rester dans la capitale. Il parcourait incessamment leurs rangs, tenant entre ses bras la fille posthume de l’empereur Constance, née du mariage tardif de ce prince avec Faustine, enfant de cinq ans qu’il couvrait de ses caresses, en l’appelant sa petite cousine, et qui semblait surprise de cette tendresse nouvelle. Tous ceux que Valens avait mécontentés pour quelque cause que ce fût se virent l’objet de ses flatteries. Il donna la dignité proconsulaire au fils du prince persan Hormisdas, qui avait accompagné Julien dans son expédition, et qui était demeuré depuis ce temps en disgrâce. Il recherchait avec soin les philosophes, les entretenait des souvenirs de Julien, et annonçait même qu’à son exemple il allait laisser pousser sa barbe. Il se maintenait aussi en bons rapports avec les diverses sectes chrétiennes. Enfin, pour conserver la pleine disposition de ses forces à l’intérieur, il se hâta de faire rassurer les Goths contre toute tentative hostile de sa part, et il leur envoya même sous-main demander des auxiliaires. Il aurait voulu se mettre en garde aussi du côté de l’Occident, en s’assurant de l’Illyrie; mais le gouverneur de cette province, Quintius, se montra incorruptible. Il livra au supplice les émissaires qui vinrent le trouver, et mit en état de défense les divers passages qui faisaient communiquer l’Illyrie avec Constantinople. Procope fut un peu troublé de cet échec, qui laissait ses derrières à découvert; il ne s’en décida pas moins à faire quelques pas au-devant de Valens; il passa le détroit et s’avança jusqu’à Nicée.

Valens, en effet, averti de la sédition au moment où il allait partir pour Antioche, se hâtait de rétrograder vers sa capitale en traversant la Galatie. Il n’était guère moins troublé que son rival, et jamais partie d’un plus grand enjeu ne fut jouée entre deux joueurs plus timides. On dit même que si ses lieutenants ne l’avaient retenu, Valens aurait déposé la pourpre et renoncé à la lutte avant de la tenter. Les premiers résultats de ses opérations militaires ne furent pas de nature à le rassurer. Deux légions qu’il envoyait contre Procope passèrent à l’ennemi sous les murs de Nicée sans coup férir, et lui-même s’étant avancé par Nicomédie jusque devant Chalcédoine trouva les portes de cette ville fermées. Du haut des murailles les soldats déserteurs insultaient leur ancien maître: «Que vient-il faire ici, ce buveur de bière?» disaient-ils, par une allusion aux habitudes d’économie sordide qu’on lui reprochait. Craignant de se voir enveloppé de toutes parts, Valens dut reculer par la Bithynie jusqu’à Ancyre, où il attendit des renforts. Par suite de ce mouvement rétrograde, toute la partie supérieure de l’Asie Mineure tombait au pouvoir de Procope, et en particulier la place de Cyzique, prise très importante, parce que c’était là que se trouvaient en dépôt tous les fonds rassemblés dans les provinces d’Asie pour la solde des légions.

Mais un succès si prompt et si inespéré enfla d’orgueil l’âme de Procope. Les jouissances du pouvoir absolu, succédant sans interruption à de si longues souffrances, lui causèrent une sorte d’ivresse; il se livra sans contrainte à toutes ses convoitises, puisant à pleines mains dans le trésor public, et quand les fonds lui manquaient, ne craignant pas même de recourir à d’odieuses exactions pour subvenir à ses dépenses exorbitantes. Par cette conduite imprudente, il eut aliéné en peu de mois le peu de faveur publique qu’il devait au souvenir des fautes de son rival; la présence et les excès du nouveau maître eurent bientôt fait oublier les torts de l’absent.

Une faute en particulier lui fut fatale : il confisqua sous un léger prétexte le palais d’Arbetion, général renommé, et de plus un des familiers de l’empereur Constance. C’était éloigner de lui une bonne partie des clients de la famille même dont il se portait héritier. Arbetion exaspéré alla sur-le-champ offrir à Valens l’appui de son expérience et de son crédit. Connaissant la plupart des officiers inférieurs des légions, il les décida, sans trop de peine, moyennant de nouveaux subsides, à une désertion nouvelle, et quand la campagne se rouvrit au printemps de 366, ce fut le tour de Procope de se voir, dans deux engagements successifs, abandonné par ses troupes sur le champ de bataille. A la suite de la dernière défaite qui eut lieu dans les plaines de Nactolie, en Phrygie, Procope se vit réduit à fuir, et dans la nuit suivante, deux de ses officiers, qui l’accompagnaient, entrèrent dans sa tente pendant son sommeil, le lièrent de chaînes et l’amenèrent en cet état à Valens. Par une justice distributive, qu’Ammien n’ose pas approuver, Valens livra à la fois au supplice les traîtres et la victime. Une députation fut chargée de porter à Valentinien, en Gaule, la tête du malheureux Procope, sinistre hommage qui renfermait peut-être une épigramme : Valens n’était pas fâché de montrer à son frère, sous une forme polie, qu’il avait su se passer de son appui. Ce funeste symbole de victoire, promené à travers l’empire, suffisait d’ailleurs pour ramener partout à la soumission les populations qui auraient été tentées de s’obstiner dans la révolte.

Valens ne tarda pas à rentrer en triomphe dans sa capitale humiliée. Son retour fut suivi d’une de ces réactions sanguinaires, triste prix dont l’empire payait la constante mobilité du pouvoir suprême. Valens ne dépassa pas en fait de sévérité la mesure commune. Il envoya à la mort beaucoup de coupables et aussi quelques innocents. Une classe de citoyens qui éprouvait de grandes craintes fut plus ménagée qu’elle ne s’attendait à l’être. C’était celle des philosophes qu’on pouvait soupçonner d’avoir vu avec plaisir l’héritier et le vengeur de Julien sur le trône. Maxime et Libanius, en particulier, étaient dans de vives angoisses : l’un toujours soupçonné par la foule de troubler le cours des événements par des pratiques de sorcellerie, l’autre accusé d’avoir préparé un panégyrique pour l’usurpateur. Tous deux pourtant furent épargnés. Libanius dut son salut à l’intervention d’un des généraux de Julien, resté fidèle à Valens, au milieu de la défection universelle; Maxime, à l’éloquence du rhéteur Thémistius, qui mêla habilement la défense de son collègue à un panégyrique des vertus du vainqueur, tout parsemé de sentences emphatiques sur la clémence.

Mais à côté des philosophes se présentaient les nombreuses sectes qui se disputaient le nom de chrétiennes; toutes trop mêlées à la politique, trop influentes en Orient, et quelques-unes malheureusement trop engagées dans toutes les intrigues pour qu’on ne les soupçonnât pas d’avoir pris part à la lutte qui venait de se terminer. Aussi les délations de toute espèce contre les chrétiens affluèrent-elles dès le premier jour autour de Valens. On lui signalait en particulier comme s’étant compromis dans la tentative de Procope l’hérésiarque Eunome, l’ami d’Aétius, l’un des chefs de l’extrême Arianisme, qui possédait une propriété dans le voisinage de celle où l’usurpateur s’était caché longtemps. Les Ariens de leur côté se montrèrent prodigues de dénonciations soit contre les catholiques, soit contre les schismatiques d’une nuance intermédiaire et modérée. Troublé par ce feu croisé d’accusations contradictoires, et ne voulant pas prendre le parti le plus sage, qui eût été de fermer l’oreille à toutes indifféremment, Valens eut recours pour s’éclairer aux avis de l’évêque qui depuis le concile de Rimini occupait le siège de Constantinople, et qui s’était prudemment ménagé pendant la crise. Il ne pouvait choisir un conseiller à la fois plus habile et plus dangereux.

Eudoxe, on l’a vu, appartenait au groupe d’évêques que nous avons qualifié du nom d’Ariens politiques. C’était, avons-nous dit, une petite réunion de prélats indifférents au fond même de la querelle dogmatique soulevée par Arius, et qui ne s’étaient jamais mêlés aux débats religieux que pour y chercher des moyens d’accroître l’importance de leur situation dans l’Église ou à la cour. Ce n’étaient pas des catholiques orthodoxes, car ils rejetaient le concile de Nicée, mais ce n’étaient pas non plus des philosophes téméraires comme Aétius et Eunome, et tous ceux qu’on nommait les Anoméens, car ils ne battaient pas ouvertement en brèche la divinité du Christ. Enfin, ils n’étaient pas non plus de ceux qu’on désignait sous le nom de semi- Ariens, c’est-à-dire des esprits faibles, timides, éloignés de la vraie foi seulement par quelques difficultés de terminologie, prêts à signer le symbole de Nicée, moins le mot de consubstantiel, désirant la réunion avec Rome, et disposés à s’y prêter, moyennant quelques concessions. La tactique des Ariens politiques consistait au contraire à se tenir distincts de ces divers partis et à louvoyer entre eux en les ménageant et en les intimidant tour à tour : entretenant toutes les divisions pour en profiter, attentifs surtout à capter et à garder la faveur du souverain pour rester toujours à la source des grâces. La formule de Rimini, celle expression incolore d’une croyance équivoque, était leur œuvre, et avait été l’instrument principal de leur domination. C’était au nom de celle formule, adoptée et sanctionnée par Constance, qu’ils avaient trouvé moyen de faire bannir, le même jour, les orthodoxes; les Anoméens el les semi-Ariens, el de rester seuls maîtres de la cour el de Constantinople. Ils avaient disparu un instant sous Julien, confondus dans la disgrâce commune à tout ce qui portait le nom de chrétien. Plus tard, la simplicité de Jovien avait déjoué leurs artifices, mais ils reprenaient des chances de succès auprès d’un monarque d’un esprit étroit et méfiant comme était Valens, prêt à recevoir toutes les préventions, à subir toutes les influences et à devenir le jouet de toutes les intrigues. Nul ne pouvait être mieux fait qu’Eudoxe pour mettre ù profil ces avantages.

A peine, en effet, Eudoxe se vit-il maître de l’esprit de Valens, qu’il profita de sa puissance pour frapper , droite et à gauche tous ceux sur qui il croyait ne pas pouvoir compter entièrement. Il comprit dans la même condamnation quiconque, soit par témérité d’esprit, soit par scrupule de conscience, s’avançait au-delà, ou restait en deçà de la ligne étroite sur laquelle lui et ses amis s’étaient placés. Il ne défendit point Eu- nome contre le soupçon, peut-être fondé, qui planait sur lui, et le sectaire paya par un nouvel exil, plus rigoureux encore que le premier, sinon le crime d’avoir pris part à la révolte de Procope, au moins le tort plus grave et plus certain de ne pas vouloir arrêter l’héré­sie précisément au point qui convenait à la politique d’Eudoxe. Mais une fois Eunome sacrifié aux scrupules d’orthodoxie qui auraient pu troubler la conscience de Valens, Endoxe se retourna immédiatement de l’autre côté, tant contre les catholiques proprement dits que contre ceux des semi-Ariens qui, fatigués de la division de l’Église, inclinaient à se rapprocher de la communion de Rome et de la foi de Nicée. Ce rapprochement autrefois si ardemment désiré par Hilaire, si fort avancé depuis lors par le malheur commun et par l’esprit de conciliation d’Athanase, était au fond ce que redoutaient le plus Eudoxe et ses amis. Car, une fois la réconciliation des semi-Ariens opérée, ils se seraient trouvés seuls devant la masse de l’Église réunie, et ils n’auraient gardé avec eux que des courtisans, des fonctionnaires serviles et des prêtres indignes. Le semi-Arianisme fournissait au schisme une armée de partisans d’un esprit court et timide, mais par là même plus aisés à conduire, d’ailleurs bien famés, et jouissant au­près des populations du renom de prêtres respectables. Il importait avant toute chose aux Ariens politiques de ne pas laisser ces précieux auxiliaires rentrer sous la loi de Rome et sous l’influence d’Athanase.

A cet égard le danger était pressant, et il n’y avait pas un instant à perdre; car les principaux semi-Ariens gardant un souvenir amer de la manière dont leur avait été imposée la formule de Rimini, instruits d’ailleurs par l’adversité, se mettaient ouvertement en rapport avec Athanase et avec le pape Libère. Rassemblés à Lampsaque, ils venaient d’y condamner en termes sévères le formulaire de Rimini et toute la procédure qui en avait précédé la rédaction. La plupart d’entre eux paraissaient même décidés à signer le symbole de Nicée, y compris le fameux consubstantiel dont ils semblaient avoir enfin compris le véritable sens. Quelques scrupules sur la divinité du Saint-Esprit étaient la seule chose qui les arrêtât encore. Une députation de trois évêques, parmi lesquels figurait l’évêque de Sébaste, Eustathe, esprit peu sûr mais entreprenant, et très-propre à mener à fin une affaire délicate, était partie pour Rome, avec charge d’aplanir ces dernières difficultés et de s’entendre dans cette, intention, non-seulement avec le pape, mais avec le souverain orthodoxe de l’Occident.

Il ne fut pas difficile à Eudoxe d’exploiter cette dernière circonstance pour faire naître des ombrages dans l’esprit défiant de Valens. La députation partie de Lampsaque lui fut aisément rendue suspecte, comme ayant pour but de nouer des intelligences séditieuses avec un pouvoir rival du sien. Valens, prenant feu sur cette pensée, manda auprès de lui plusieurs des évêques qui avaient figuré à Lampsaque, et en particulier l’évêque de Cyzique, Éleuse. Il les réprimanda fortement, et leur enjoignit d’avoir à veiller à l’avenir plus exactement sur leur conduite. Le courage n’était pas la qualité dominante du groupe honnête et timoré auquel appartenait Éleuse de Cyzique. Le pauvre évêque prit peur et fit amende honorable; puis, rentré dans son diocèse, il se repentit de nouveau de sa faiblesse, livrant à la risée de ses prêtres et de son troupeau le spectacle lamentable de ses incertitudes.

L’effet fut bien plus triste encore quand à la fin de cette même année 366 la députation envoyée à Rome revint ayant accompli sa tâche avec un succès inespéré. Elle rapportait des lettres de communion que Libère avait souscrites peu de jours avant sa. mort. Sur leur route, les députés avaient procédé eux-mêmes au rétablissement de l’union avec Rome dans beaucoup d’Églises séparées. Ils avaient fait rentrer dans la foi de Nicée presque toute la province d’Illyrie, et à peine eurent-ils mis le pied en Asie, qu’ils rassemblèrent à Tyane, en Cappadoce, la plupart de ceux qui pensaient comme eux, pour leur donner lecture de l’acte pontifical. Cette communication fut reçue avec beaucoup de joie par les assistants, qui s’engagèrent à la porter à la connaissance de leur diocèse, et à réunir à Tarse un concile de toute l’Église d’Asie, pour sceller la réconciliation tant désirée. Mais quand il s’agit de passer des promesses à l’exécution, le cœur leur manqua successivement à tous. On ne tarda pas à savoir en effet que le retour de la députation avait porté au comble la fureur d’Eudoxe et de ses amis. Or, le crédit d’Eudoxe devenait plus grand que jamais, il s’insinuait tous les jours plus avant dans la faveur, non-seulement de Valens, mais de sa femme, l’impératrice Dominica. On apprit également que Valens, prêt à partir pour aller combattre soit les Goths, soit les Perses, bien qu’assez résolu à ne pas mettre sa vie en péril, avait pourtant voulu songer au salut de son âme, et c’était Eudoxe qui était chargé de lui conférer solennellement le baptême dans l’église principale de Constantinople. A mesure que ces diverses nouvelles se répandaient, l’ardeur des semi-Ariens pour rentrer dans la foi romaine se refroidissait: on voyait renaître chez beaucoup d’entre eux des scrupules sur le symbole de Nicée et sur l’orthodoxie du mot consubstantiel. Bref, le concile de Tarse ne se réunit pas, et la réunion avec Rome resta à l’état de lettre morte.

Par la manière dont il avait placé sa confiance, Valens se trouvait reprendre exactement la suite de la politique embrassée par Constance dans les affaires ecclésiastiques. Rien de plus naturel d’ailleurs qu’un telle ressemblance de conduite, produit inévitable de la ressemblance des situations et des caractères. Entre un despote médiocre, quelque 'nom qu’il portât, et des évêques courtisans, l’attrait devait être réciproque et l’alliance s’établissait d’elle-même. La fortune de l’Arianisme tenait essentiellement à une transaction de ce genre conclue aux dépens de la religion entre le caprice de l’un et l’ambition des autres.

La même politique, appuyée sur les mêmes auxiliaires, devait susciter les mêmes résistances et faire aussi les mêmes victimes. Il ne faut donc point s’étonner si les historiens nous racontent qu’au commencement de l'année 367 Valens fit un édit pour expulser de nouveau tous les évêques qui avaient été bannis sous Constance. Peut-être doit-on douter qu’il ait adopté une forme aussi odieuse, mais le même résultat put être atteint par un détour, en proposant par exemple à tous les évêques la signature d’un formulaire analogue à celui de Rimini. Quoi qu’il en soit, les proscriptions recommencèrent exactement au nom de la même cause et contre les mêmes personnes, et l’on put se croire transporté d’un seul bond à dix ans en arrière : le nom seul de l’empereur paraissait changé.

Trompeuse apparence cependant, car le temps ne passe jamais en vain. Pendant ces dix années, la situation relative de l’Église et de l’Étal s’était profondément modifiée: l’Église était sortie victorieuse de deux persécutions; l’État avait été le jouet de quatre révolutions successives. Un tel contraste frappait tous les regards et éclairait les plus aveugles. On voyait désormais où résidait la force véritable et en qui, même dans des vues d’ambition humaine, il était prudent de placer sa confiance. Valens d’ailleurs, bien que portant le même titre, et pouvant, sans excès de vanité, se flatter de posséder le même génie que Constance, était loin d’égaler son prédécesseur en puissance. Il n’était ni le fils d’un grand homme, ni l’héritier d’un pouvoir incontesté, mais un empereur de hasard, élevé par une faveur sans motif. Personne, même Athanase, n’avait songé à opposer à Constance autre chose qu’une résistance passive. Valens, dans la voie où il s’engageait à la suite de ce triste modèle, devait être arrêté à chaque pas par des obstacles inattendus.

Le premier qui lui fit faire l’épreuve de celte faiblesse était à la vérité un redoutable adversaire, et c’en était un pourtant qu’il n’était pas possible d’éviter. Dès que la foi était en péril, les premiers traits dirigés contre elle devaient venir tomber aux pieds d’Athanase. Cette fois, comme toutes les autres, Athanase attendit la persécution sans rien faire pour la provoquer. Trois années de calme, les premières qu’il eût goûtées depuis qu’il était assis sur le siège épiscopal, n’avaient pas refroidi l’ardeur de son zèle, mais avaient grandement étendu et affermi son autorité. Il était maintenant le vrai souverain de toute la province d’Égypte. Ses voyages constants à travers son immense diocèse étaient de véritables triomphes. Quand les premières nouvelles des fâcheuses dispositions de Valens se répandirent à Alexandrie, Athanase venait de partir pour une de ces tournées épiscopales qu’il devait pousser, cette fois, jusqu’au fond du désert de la Thébaïde. Nul sentiment d’orgueil ne se mêlait dans son cœur à la pieuse émotion que lui faisait éprouver ce retour dans les lieux qui l’avaient vu proscrit. Mais quel spectacle et quelle leçon pour les populations! Quel sujet de bénir Dieu et d’espérer dans sa protection! Quelle humiliation pour ses adversaires! Athanase s’avançait, vêtu comme autrefois de sa robe de bure, et assis sur un âne; mais derrière cette humble monture se pressaient le clergé de toutes les églises, en grande pompe, les évêques en tête portant des cierges allumés, puis de longues rangées de moines dans leurs costumes variés, enfin des flots de peuple, tantôt chantant des hymnes, tantôt se précipitant à genoux. Un peu au-delà d’Hermopole la grande, Athanase vit venir à sa rencontre du fond delà solitude un autre cortège presque aussi nombreux que le sien. «Qui sont, s’écria-t-il, ceux-ci qui volent comme des nuées, et qui viennent à moi comme des colombes vers leurs petits?» C’était le supérieur de l’établissement de Tabenne, Théodore, l’héritier de Pacôme, qui amenait aux pieds du prélat tous les fils que Jésus-Christ lui avait donnés à gouverner. L’anachorète prit la bride de l’âne, et tous les frères entonnant d’une seule voix un chant sacré, la procession se dirigea vers le principal monastère.

Athanase y passa plusieurs jours, visitant tout, interrogeant tout le monde, exprimant tout haut son admiration pour tant d’humbles mérites que la solitude tenait cachés à tous les regards. A leur tour les solitaires invités à la confiance par l’affabilité de son accueil le questionnaient respectueusement soit sur les aventures de sa vie laborieuse, soit sur les origines de leur propre institution, dont il avait vu, dans les jours éloignés de sa jeunesse, la prospérité commencer avec Antoine. Tout ce qui se rattachait à ce saint fondateur, sa vie, ses mœurs, ses traits, les moindres de ses paroles, excitaient au plus haut degré la curiosité naïve de ces enfants du désert. Ne pouvant la contenter suffisamment dans un seul entretien, Athanase leur promit de rassembler et de mettre par écrit tout ce qui lui reviendrait en mémoire et tout ce qu’il tenait de la conversation des amis les plus intimes du saint. Ce fut l’origine du petit récit connu sous le nom de Vie de saint Antoine, qu’Athanase fit rédiger probablement sous ses yeux sans y beaucoup travailler lui-même. On y respire un sentiment de piété ferme qui ne peut émaner que de lui; mais on n’y retrouve pas toujours dans la critique des faits cette sévérité judicieuse qui caractérise ses autres écrits.

A peine rentré dans Alexandrie, Athanase y trouva entre les mains du préfet de la ville un ordre de Valens qui l’éloignait de son siège, comme notoirement opposé à la croyance que l’empereur honorait de sa protection. L’exécution immédiate de cet édit était recommandée au gouverneur, sous peine d’amende et avec de fortes menaces. Pourtant, quand il s’agit d’y procéder, la rumeur devint grande dans la ville, et des rassemblements tumultueux assaillirent la porte du palais du gouverneur. Les citoyens déclarèrent qu’ils ne laisseraient pas porter la main sur leur évêque. Intimidé de ces démonstrations, le magistrat eut recours à un artifice déjà employé par ses prédécesseurs, et qui aurait dû cette fois ne tromper personne. Il consentit à ajourner l’exécution de ses ordres jusqu’au retour d’une députation que la ville allait envoyer à Constantinople. Les attroupements se dissipèrent sur cette assurance, et la cité rentra momentanément dans le calme.

Un demi-siècle d’expérience avait trop bien éclairé Athanase sur le degré de confiance que méritaient les paroles officielles, pour qu’il se laissât tromper par ce répit momentané. Il n’avait pris aucune part à la sédition : quand il la vit complètement apaisée, par une nuit profonde et parfaitement calme, il sortit sans bruit de la ville, et se dirigea tout droit vers une de ces retraites dont il savait seul le chemin et où il avait assez vécu pour pouvoir y retrouver sur-le-champ ses habitudes. C’était, dit-on, cette fois un des tombeaux de sa famille. La précaution était prise à temps, car la nuit n’était pas écoulée que la demeure épiscopale était entourée d’une troupe de gens armés envoyés par le gouverneur; ce magistrat vint lui-même la visiter du haut en bas, fouillant les coins les plus obscurs, montant sur les toits et descendant dans les caves. Mais ne trouvant personne, il dut revenir les mains vides et traverser les flots de la foule accourue au bruit, qui lui reprochait sa perfidie et portait aux nues la prudence divinement inspirée d’Athanase. Il fallut écrire à Constantinople pour raconter cette déconvenue. C’était la cinquième fois qu’Athanase, glissant pour ainsi dire entre les mains de ses persécuteurs, échappait à ceux qui croyaient le tenir. L’idée qu’on ne pouvait rien contre lui, qu’une protection magique ou céleste le dérobait à toute atteinte, s’accréditait de plus en plus. Soit terreur superstitieuse de porter la main sur un être surnaturel, soit crainte d’exciter l’irritation d’une grande ville, soit simplement découragement de réussir dans une tentative tant de fois avortée, Valens n’insista pas, et peu de temps après, par une permission tacite ou expresse, Athanase rentrait dans Alexandrie, triomphant sans éclat de la lassitude de son adversaire. Le premier usage qu’il fit de sa puissance si paisiblement recouvrée fut d’excommunier solennellement le magistrat qui gouvernait la Libye et qui avait donné le spectacle des plus honteux désordres de mœurs.

Ce fut sa dernière épreuve: le temps de l’éternel repos approchait pour lui, et son rôle d'ailleurs était fini. D’autres champions étaient prêts à le remplacer, plus jeunes, mieux appropriés peut-être à la face nouvelle des temps. La politique strictement défensive par laquelle Athanase avait contenu le despotisme encore respecté de Constantin et de ses fils, son attitude de froide réserve, son scrupule de dépasser d’une ligne la limite des attributions ecclésiastiques, toutes ces précautions qui avaient sauvé le grand évêque du filet de tant d’intrigues, devenaient moins nécessaires et moins utiles en face d’un souverain plus faible, qui conservait les mêmes prétentions sans disposer des mêmes moyens de se faire obéir. De nouveaux devoirs naissaient aussi pour l’Église de ses prérogatives chaque jour plus étendues. Au lendemain de la persécution, c’était assez pour elle d’assurer l’indépendance de son propre domaine, et Athanase avait fait la garde autour de cette frontière sacrée avec une vigilance infatigable. Mais, devenue maîtresse des esprits aussi bien que des consciences, et mêlée par là désormais à tous les intérêts humains, l’Église avait droit d’aller chercher ses adversaires sur leur terrain, et d’user pour conserver ou pour étendre son empire de l’ascendant qu’elle avait acquis sur la vie entière des populations converties. Athanase n’avait été qu’évêque; d’autres, élevés à la même dignité, devaient engager au service de la même cause les ressources plus variées du philosophe, de l’orateur, et même la science politique de l’homme d’État.

Deux hommes en particulier, déjà souvent nommés dans ce récit, semblaient appelés, par la richesse de leur intelligence, par l’éclat de leur renommée et par l’étendue de leurs relations, à élargir ainsi le rôle des défenseurs de l’Église: c’était Basile de Césarée et son ami Grégoire de Nazianze, l’un et l’autre issus de familles qui les plaçaient au premier rang de la société, et jouissant d’une réputation qui dépassait les limites de leur diocèse. Ce n’était pas seulement avec leur foi et avec leur courage, c’était avec leur crédit et leur talent qu’il fallait compter, et dès ses premiers pas dans la voie fatale où il s’engageait, Valens les trouva l’un et l’autre disposés à lui résister.

Basile n’était pas à Césarée au moment où se déclarèrent les premiers symptômes d’une persécution nouvelle. Quelques difficultés survenues entre lui et son évêque Eusèbe le tenaient éloigné de sa ville natale. Eusèbe, laïque la veille encore du jour où il avait été promu à l’épiscopat, s’acquittant honnêtement de ses fonctions, mais dépourvu d’expérience comme de tout mérite remarquable, ne pouvait voir sans ombrage l’autorité qu’à côté de lui la vertu et l’éloquence assuraient à un simple prêtre. Rien n’eût été si facile à Basile que de se défendre contre sa sourde malveillance, en faisant appel au dévouement d’un clergé dont il était l’honneur, et de tous les moines du diocèse qui le considéraient comme leur père. Mais Basile jugeant que les sujets de différends n’étaient déjà que trop nombreux dans l’Église, et ne voulant pas que son nom servît de prétexte à de nouvelles querelles, s’était prudemment mis à l’écart pour aller reprendre dans sa chère retraite du Pont ses habitudes de vie monastique et le cours de ses pieuses contemplations.

Vers le commencement de 367, la nouvelle se répandit que Valens, libre des soucis que lui avaient causés la rébellion de Procope, et tout animé des ressentiments que lui inspirait Eudoxe, prenait le chemin de l’Asie et devait s’arrêter à Césarée. C’était d’ailleurs une station qu’il ne pouvait éviter si son intention était de reprendre la guerre contre les Perses que la révolte seule avait interrompue. L’importance de Césarée, comme siège ecclésiastique, était considérable. Cette métropole de la province centrale de l’Asie Mineure étendait son action sur l’exarchat indépendant du Pont, et même au-delà de la frontière de l’empire, sur l’Arménie et sur certaines régions du royaume de Perse. On pouvait donc s’attendre à un grand effort des Ariens pour entraîner dans leur sens l’évêque d’une ville si puissante. Les regards des orthodoxes se tournèrent aussitôt vers Basile, seul en état de soutenir l’épreuve redoutable de la présence impériale. Son retour fut demandé de toutes parts. Eusèbe essaya de rester sourd pendant quelque temps à cet appel, et prit même assez mal les instances qui lui furent transmises par Grégoire et par le vieil évêque de Nazianze, son père. Mais le cri public devint bientôt trop vif pour qu’il pût y résister. Quant à Basile, déjà affaibli par le jeûne et les mortifications et atteint d’infirmités qui ne devaient plus lui laisser un jour de relâche, il accourut au premier mot qui lui fut dit du péril commun, et se montra prêt à se jeter dans les bras du supérieur qui l’avait offensé et à lui faire un rempart de son corps contre les coups qui le menaçaient.

Ce dévouement ne fut pas immédiatement mis à l’épreuve, car Valens ne vint pas aussitôt qu’on l’attendait. Mais Eusèbe, soit touché de sentiments plus chrétiens, soit découragé d’entrer en lutte avec un désir très général, sembla, à partir de ce moment, guéri de ses défiances, et, se déchargeant des soins de son pontificat, il remit la réalité sinon le titre de son pouvoir entre les mains du préféré de la foule. Basile d’ailleurs réclamait plutôt les devoirs que les droits de la charge. Durant une famine qui sévit l’année suivante dans l’Asie Mineure, les prodiges de sa charité achevèrent de lui assurer tous les cœurs. Il prêchait à la fois de l’exemple et de la parole. Le matin, il réunissait dans un même lieu les malheureux affamés, de tout sexe et de tout âge, pour leur distribuer, de sa propre main, dans de vastes marmites, un potage fait de légumes, d’herbes cuites et de sel, dont il avait surveillé lui-même la composition. Les reins ceints d’un linge, à l’exemple de Jésus-Christ, il s’agenouillait devant eux pour leur laver les pieds. L’après-midi et les jours de fête, malgré la faiblesse de sa poitrine, atteinte d’un mal qui le minait lentement, il prêchait sans relâche, avec une éloquence pleine d’âme et intarissable, aux riches la miséricorde, aux pauvres la résignation, à tous la pénitence.

Aussi, lorsque la mort d’Eusèbe laissa peu après vacant le siège de Césarée, personne dans la ville, pas même Basile, malgré son humilité, ne douta que la succession ne lui fût acquise. Avec la tranquillité d’une grande âme qui ne croit aucun déguisement nécessaire, parce qu’elle ne se sent atteinte d’aucune ambition personnelle, il fit assez ouvertement ses préparatifs pour sa promotion, et manda auprès de lui, par une lettre pressante, son ami Grégoire, pour s’aider de ses conseils dans cette grave circonstance. Il insistait même, pour le presser davantage, sur le fâcheux état de sa santé, qui lui rendait nécessaires les soins d’un ami. Grégoire se hâta de partir, mais à moitié chemin un scrupule l’arrêta : il n’était point évêque lui-même; une si prompte arrivée, que rien ne motivait, n’avait-elle pas un air d’intrigue et d’ingérence qui prêterait à de fâcheux commentaires? Ainsi se trahissait à chaque pas cette profonde diversité de caractère qui devait parfois troubler, mais plus souvent ranimer et resserrer l’union de ces deux belles âmes : Basile, né pour le gouvernement des hommes et pour la lutte, prompt et précis dans ses résolutions, embrassant d’un coup d’œil le but à poursuivre et y marchant droit sans s’inquiéter des difficultés et du jugement des spectateurs; Grégoire, atteint de cette délicatesse un peu maladive qui est, chez les esprits d’élite, la source de l’inspiration poétique, sensible à la moindre nuance d’approbation ou de blâme, surtout à la moindre blessure de l’amitié, plus finement averti des obstacles, mais aussi plus aisément découragé, mêlant à la poursuite des plus grands intérêts un soin peut-être excessif de sa dignité et toutes les inquiétudes d’un cœur souffrant.

Grégoire expliqua assez franchement son scrupule à Basile : «Tu es, lui écrivait-il, un esprit ferme et solide, mais qui marche toujours en avant et qui fait les choses avec plus de résolution que de prudence. Parce que tu es exempt de mal toi-même, tu ne le soupçonnes jamais chez autrui... En me faisant venir au moment où tous les évêques se rassemblent à Césarée, lu ne songes pas à l’effet que cela produira et à ce que diront les mauvaises langues... » Et il ne craignait pas de l’engager lui-même à éviter, par une courte retraite, l’apparence de l’ambition. Grégoire avait bien jugé, sinon la conduite à tenir, au moins les dispositions des assistants. L’élection qui semblait, au premier moment, aller d’elle-même, fut au contraire agitée par beaucoup d’intrigues : les évêques de la province étaient jaloux du mérite de Basile; plus d’une famille riche de Césarée éprouvait tout bas quelque inquiétude de se donner un évêque qui prenait si fort au sérieux le devoir de la charité. Un moment on crut la nomination compromise, et, en réalité, elle ne fut assurée que par l’arrivée de deux prélats fort considérés qui s’étaient d’abord abstenus, Eusèbe de Samosate, et le vieil évêque de Nazianze, qui, malgré son grand âge, se décida, au dernier moment, à se mettre en route : il se fit transporter en litière, au risque d’expirer en chemin.

Enfin élu, et non sans peine, par le concours du père sinon du fils, Basile comptait au moins que rien n’empêcherait plus son ami de lui apporter ses conseils pour guider les premiers pas de sa carrière épiscopale. Mais il n'en avait pas fini avec les scrupules de Grégoire. Pour rien au monde celui-ci ne voulut paraître empressé de prendre part à une grandeur à laquelle il avait indirectement concouru. Après comme avant réélection, il refusa obstinément de bouger de Nazianze. Basile ne comprenait rien à cette réserve, qu'il jugeait peut-être un peu puérile. Pour se soustraire à cet affectueux reproche, Grégoire fut obligé de s'excuser sur son goût pour la retraite et pour la philosophie: «Et laisse-moi te dire, ajoutait-il pour mettre fin à la discussion, que ces deux choses excellentes valent encore mieux que ton éloquence». Basile avait peut-être raison de penser que le temps ne comportait pas toutes ces délicatesses, et qu'il l'allait se préparer à la lutte avec plus de simplicité et de résolution. Valens, si longtemps annoncé, approchait en effet, et celle fois sa venue était certaine, car il n’avait retardé son voyage que parce que, toujours pressé de divers côtés à la fois, il avait dû faire face en toute hâte à une agression inopinée des Goths et courir vers le nord avant de songer au midi. Mais, gràce aux conseils de bons généraux autrefois formés par Julien et que Valentinien avait laissés en Orient, ses armes avaient été promptement heureuses. Le roi des Visigots ou Goths de l’ouest (car depuis la mort du vieil Hermanaric les Goths étaient divisés de nouveau en deux royaumes), Athanaric, vint solliciter la paix dans une entrevue qui fut tenue sur un vaisseau au milieu du Danube. Rien ne retenait donc plus l’empereur, et on savait d’ailleurs que ses dispositions étaient chaque jour plus hostiles aux catholiques. Même dans cette rapide excursion, ses conseillers ariens ne l’avaient pas quitté, et lui-même faisait, pour la cause de l’Arianisme, de la propagande jusque dans les camps. Ainsi, il avait essayé de convertir l’évêque d’une petite ville des bords du Danube, nommé Bretannion, et, n’ayant pu réussir dans sa tentative de prosélytisme, il l’avait condamné à l’exil.

 

De retour à Constantinople, il reçut les félicitations du sénat par l’organe de Thémistius: «Car, disait le rhéteur, le tribut de l’éloquence était le seul dont le bienveillant empereur ne voulût point exonérer ses sujets». Puis, il prit à peine le temps de l’hiver pour se reposer; et, dès le printemps de 370, il se mettait en marche vers Antioche. Cette fois Eudoxe, malade, ne put l’accompagner, et, peu de jours après, l’empereur fut rejoint à Nicomédie par un messager qui lui apportait la nouvelle de la mort de son conseiller. Il s’arrêta troublé de cette perte et pressé de pourvoir à la vacance du siège de la ville impériale. Les catholiques l’étaient plus encore de profiter de son absence pour reprendre possession d’une dignité si importante. Aussi, en toute hâte, firent-ils choix d’un prêtre respectable du nom d’Évagre, et envoyèrent-ils demander, pour cette nomination, l’agrément de l’empereur. La députation chargée de cette commission était composée de quatre-vingts ecclésiastiques, les plus distingués et les plus vertueux de la ville. Mais les leçons d’Eudoxe avaient pénétré trop avant dans l’esprit de l’empereur, pour qu’il fût sensible même à une démarche si imposante. Il reçut les députés avec hauteur, et, en les congédiant, il donna tout bas au préfet du prétoire, Modeste, qui l’accompagnait, l’ordre de les envoyer à la mort. Modeste était un serviteur docile, aussi peu sensible à la pitié qu’au scrupule. Il recula pourtant devant la pensée de répandre publiquement le sang de tant d’hommes de bien, et crut devoir user d’artifice. Il fit embarquer les députés comme pour les envoyer en exil, et donna secrètement aux mariniers qui les conduisaient l’ordre de mettre le feu au navire. A la sortie du golfe d’Aztaque, sur lequel la ville de Nicomédie est située, l’horrible commission fut exécutée; les matelots, se sauvant dans la chaloupe du navire, abandonnèrent les malheureux prisonniers à la fureur des flots et des flammes. Le vaisseau incendié vint échouer encore tout en feu sur la côte de Bithynie. Des troupes étaient dirigées le même jour sur Constantinople pour s’assurer de la personne de l’élu des catholiques, et installer à sa place l’évêque de Bérée, Démophile, le même dont les lâches conseils avaient entraîné autrefois dans l’abîme la faiblesse du pape Libère. L’intronisation de ce prêtre méprisable, bien qu’elle fût appuyée par un vaste déploiement de forces militaires, n’eut pas lieu sans une sourde résistance. Au moment où le nom de l’élu fut proclamé dans l’église, au lieu de la réponse ordinaire: «Nous le voulons et il en est digne» plusieurs voix dans la foule firent entendre ce cri : «A bas l’évêque indigne!»

Valens poursuivit son chemin vers le midi. Son voyage fut très lent, parce qu’il s’arrêtait presque dans chaque ville, afin de prendre une connaissance exacte de l’état des populations, et se plaisait à rendre lui-même la justice et à écouter toutes les plaintes avec un soin minutieux. Pour être sûr de rencontrer partout des visages amis, il se faisait devancer d’étape en étape par le préfet Modeste, chargé de lui éviter les rencontres fâcheuses. Partout où Modeste arrivait, accompagné d’une suite brillante et redoutable de chambellans, d’eunuques et de licteurs, il mandait d’abord auprès de lui l’évêque du lieu, et l’interrogeait sur la nature de sa foi, ou plutôt sur sa disposition à complaire à l’empereur. Si la réponse était satisfaisante, Modeste comblait l’évêque de caresses et d’honneurs, et préparait, de concert avec lui, une entrée triomphale pour l’empereur. En cas de résistance, les menaces, les supplices, dont le moindre était l’exil, ne se faisaient pas attendre. A la vérité, Modeste trouvait assez habituellement le terrain préparé d’avance par le zèle des magistrats municipaux et par cette troupe dissolue qui infeste toujours les villes populeuses, et qui se montrait partout très pressée de secouer le joug austère des évêques orthodoxes. En beaucoup de lieux, les catholiques étaient déjà bannis ou envoyés au supplice, sans que le préfet eût eu la peine de les condamner. En entrant dans les villes épiscopales, Modeste pouvait voir autour de lui le spectacle, déjà si familier aux générations de ce siècle, des églises au pillage, des sanctuaires profanés, des clôtures de monastères brisées. Sa tâche alors était plus facile. Réprimant mollement les violences, dont il ne recherchait pas les auteurs, faisant renaître une apparence d’ordre à la surface de la cité, il apprêtait à Valens une réception sinon enthousiaste, au moins paisible. La Bithynie et la Galatie furent ainsi traversées sans résistance, présentant partout, sur le passage de l’emperéur, cet aspect de tranquillité morne, ordinaire aux populations terrifiées, mais que les souverains, trompés par leurs flatteurs, prennent aisément pour l’expression du contentement.

Avançant de cette sorte, bien que lentement, le cortège impérial entra enfin en Cappadoce, et Modeste dut se diriger vers Césarée, où Basile l’attendait. Depuis plusieurs jours déjà la demeure de Basile était assiégée par des personnages importants, des grandes dames de la province, des évêques même, qui, accourant tout épouvantés, le conjuraient de céder au temps, de laisser passer l’orage, et d’apaiser, par quelques concessions, le courroux du souverain. Basile répondait à ces supplications tantôt avec un sourire dédaigneux, tantôt avec une froide sévérité. Le vieil Évhippe, prélat considéré pour sa science et son grand âge, mais déjà compromis sous Constance par ses relations avec les Ariens, ayant insisté plus longtemps que les autres, Basile choisit ce moment-là même pour le séparer de sa communion. Bientôt des gens de cour de la suite du préfet, envoyés en avant pour préparer les logements, vinrent se mêler à la foule tumultueuse qui encombrait les abords du palais épiscopal. Ces valets, fiers de leur importance, se répandaient en propos audacieux et en menaces. Le plus abondant en paroles était Démosthène, chef des cuisiniers, qui prenait le ton très-haut. «Tous ceux qui résisteront passeront par mes couteaux» disait-il. — « Va-t-en au feu, c’est ta place» lui répondit Basile, sans se retourner.

Enfin, le préfet en personne entra dans la ville et, usant du droit de sa charge, il manda sur-le-champ l’évêque auprès de lui. Basile obéit et se rendit à la demeure du préfet; en entrant dans sa chambre, il gardait cet air de supériorité calme qui lui donnait, dit Grégoire de Nysse, l’apparence d’un médecin se rendant à l’appel d’un malade, plutôt que d’un accusé paraissant devant son juge. Cette fermeté intimida le préfet, qui crut d’abord devoir user de douceur: «L’empereur arrive, lui dit-il, prenez garde; il est fort irrité; ne compromettez pas, pour un scrupule de dogme, l’intérêt de votre Église; soyez soumis, au contraire, et vous éprouverez les effets de sa bienveillance»

— Et vous-même, reprit Basile, faites attention que vous ne pouvez rien sur ceux qui ne cherchent que le royaume de Dieu, et ne me tenez pas des discours qui ne sont faits que pour des enfants.»

— Mais quoi, dit le préfet, ne ferez-vous rien pour l’empereur? N’est-ce rien à vos yeux que de voir l’empereur venir se mêlera votre troupeau, et écouter votre enseignement? Voilà ce que vous obtiendrez pour un peu de complaisance et pour un mot sacrifié dans le symbole.

— C’est une grande chose assurément que de voir un empereur à l’église, car c’est une grande chose que de sauver une âme, non pas seulement une âme d’empereur, mais l’âme d’un homme, quel qu’il soit. Et pourtant, bien loin de rien ajouter ou retrancher pour cela au symbole de la foi, je ne voudrais pas même altérer l’ordre des lettres qui le composent.

— Manquerez-vous à ce point de respect à l’empereur?, dit le préfet, élevant la voix et perdant patience.

— Et en quoi est-ce que je l’offense?, dit Basile, je ne puis le concevoir.

— Vous n’adoptez pas sa foi, quand tout le monde autour de vous s’y soumet.  

 Mais mon empereur, à moi, ne le veut pas; je ne puis adorer une créature, étant créé de Dieu moi-même et appelé à lui devenir semblable.

— Et nous donc, qui commandons ici, que pensez-vous de nous? Ne sommes-nous rien à vos yeux? Et ne seriez-vous pas heureux d’être notre égal et associé à notre dignité ?

— Vous êtes nos commandants, et je ne conteste pas l’éclat de votre rang. Mais Dieu est plus respectable encore que vous. Être votre égal, c’est une assez belle chose, sans doute; mais je le suis déjà, puisque vous êtes, comme nous, la créature de Dieu, et que je suis aussi l’égal, et je m’en honore, de ceux qui vous sont soumis.

— Au moins, ne craignez-vous pas ma puissance?

— Et que pouvez-vous me faire?

— Ce que je puis vous faire? Souffrir tous les maux qu’il dépend de moi de vous infliger.

— Et lesquels donc? parlez clairement.

— La confiscation, l’exil, les tourments et la mort.

 — Rien de tout cela ne me touche. On ne peut rien confisquer à celui qui n’a rien; on ne peut exiler celui qui n’est attaché à aucun lieu et se regarde comme étranger partout. Quels tourments pouvez-vous faire souffrir à ce corps déjà si faible, que le premier coup l’achèvera? Et quel service vous me rendriez, ajouta-t-il en touchant à sa poitrine malade, si vous me délivriez de ce misérable soufflet! Quant à la mort, je la regarde comme un bienfait, parce qu’elle me conduira à ce Dieu pour qui je vis, et pour qui je suis déjà à demi mort.

— Personne, reprit le préfet, ne m’a tenu un tel langage.  

— C’est donc que vous n’avez jamais rencontré d’évêque.  

Troublé, irrité, mais craignant encore d’en venir aux dernières extrémités, Modeste, leva la séance, en donnant à l’évêque jusqu’au lendemain pour réfléchir sur sa conduite.

— Vous me trouverez demain ce que je suis aujourd’hui, reprit Basile, et je ne désire pas que vous changiez à mon égard.

Le lendemain et les jours suivants se passèrent dans l’attente de Valens. Les pourparlers et les instances se multiplièrent autour de l’évêque. Chacun des grands personnages voulait l’entretenir et entreprendre avec lui une discussion. Le cuisinier Démosthène surtout tenait à faire preuve de zèle, et revenait à la charge avec une argumentation inépuisable. Modeste, de son côté, assez contrarié de n’avoir pas à annoncer un meilleur résultat à l’empereur, et voulant au moins qu’on n’eût à lui reprocher aucune faiblesse, préparait ouvertement tout l’appareil d’un supplice. Hérauts, licteurs, bourreaux, tous les ouvriers de justice étaient sous les armes, prêts à saisir le séditieux au premier signal. Toutes ces précautions ainsi prises, le préfet, un peu confus, mais au moins la conscience en repos, se rendit au-devant du prince. «Empereur, lui dit-il, j’ai échoué; cet homme est intraitable; menaces, discours, caresses, ce qui agit sur d’autres, ne peut rien sur lui. Il faut ici la force ouverte; donnez l’ordre, el on l’emploiera. » Ce fut justement ce que Valens ne voulut pas faire. Dépité autant que troublé, il n’osa pourtant pas arroser d’un tel sang le chemin où il allait passer. Il commanda de surseoir à toute exécution, et il entra dans la ville, l’esprit très partage, pareil au fer, dit saint Grégoire, qui est amolli par le feu, mais ne cesse pourtant pas d’être le fer.

Il resta plusieurs jours en observation, incertain de la conduite qu’il devait tenir et ne communiquant pas avec la demeure épiscopale. Basile, n’étant pas appelé, ne se présenta pas. Une rencontre pourtant devint bien­tôt inévitable, car le jour arrivait où l’on devait célébrer la fête de l’Épiphanie, et, à moins de se mettre lui-même en dehors de l’Église, Valens ne pouvait pas se dispenser d’assister à l’office divin. Le matin de la fête, en effet, il prit son parti et se rendit au temple avec une escorte de soldats, ne sachant pas bien lui-même s’il serait paisiblement accueilli, ou s’il devait se faire faire place par la violence. Il entre: la foule était très nombreuse et entonnait les psaumes en chœur; le chant était harmonieux et puissant; le service entier présentait cette apparence de majesté et d’ordre que Basile excellait à faire régner dans son église. Au fond de la nef apparaissait Basile lui-même, debout, faisant face au peuple, mais immobile comme une des colonnes du sanctuaire, les yeux attachés sur l’autel. Il se tenait là, tel que les actes des saints le décrivent, dressant de toute la hauteur de sa grande taille son corps droit et sec; son profil d’aigle fortement accusé par la maigreur de ses joues; un regard de feu brillant sous un front en saillie et sous des sourcils arqués; par moments un sourire, un peu dédaigneux, écartant des deux côtés de sa bouche une barbe longue et déjà blanchie. Autour de lui, tout son clergé était debout dans une attitude de crainte et de respect. Devant ce spectacle imposant, Valens fut saisi comme d’un vertige et s’arrêta. L’office continua comme si sa présence eût été inaperçue. Au moment de l’offrande, il fit quelques pas en ayant pour présenter lui-même le don qu’il avait préparé; aucune main ne se tendait pour le recevoir, et personne ne venait à sa rencontre. Un nuage passa devant ses yeux, ses jambes chancelèrent, et, si l’un des assistants ne l’eût soutenu, il tombait à terre. Basile prit pitié de son angoisse, et, d’un geste, fit signe qu’on acceptât l’offrande.

Le lendemain, l’empereur, plus calme, se rendit encore à l’église, et, s’armant de courage, voulut s’entretenir lui-même avec son redoutable adversaire. L’office terminé, il passa derrière le voile où l’officiant se retirait. Basile le reçut de bonne grâce, ayant à ses côtés son fidèle Grégoire, qui, cette fois, le cachant menacé, avait cru qu’il lui était permis d’accourir. L’entretien fut long et assez paisible. Basile donna à l’empereur des explications sur les motifs qui l’empêchaient de se conformer à ses désirs, se livrant même à des développements théologiques; et flattant ainsi la vanité du prince en ayant l’air de faire cas de son jugement, il le tint plusieurs heures durant sous le charme de sa parole lucide et puissante. Ce n’était pas là le compte de beaucoup des assistants qui s’étaient compromis pour l’Arianisme, et quelques-uns voulurent s’interposer pour répondre. Le malencontreux cuisinier Démosthène fut de ce nombre: il tenta une démonstration théologique; mais, à moitié de son argument, il lui échappa de faire, sur un mot qu’il ne connaissait pas bien, un barbarisme ridicule. «Voilà qui est curieux, dit Basile en souriant, Démosthène qui ne sait pas le grec!» L’empereur sortit, d’humeur assez bien­veillante, faisant don à Basile d’un fonds de terre pour un hospice qu’il avait fondé.

Mais cette disposition conciliante ne pouvait se maintenir longtemps contre les suggestions de tout son entourage. On ne tarda pas à faire sentir à l’empereur qu’en épargnant Basile, il compromettait, par cet exemple de faiblesse, le repos de l’Orient entier et le succès de la cause qu’il avait embrassée. Prenant alors un moyen terme entre la rigueur et l’indulgence, Valens se décida, bien qu’avec répugnance, à inviter verbalement l’évêque à quitter la ville. Basile fit sur-le-champ ses préparatifs, qui ne furent pas longs, car il se borna à donner ordre à un de ses gens de se charger de ses tablettes et de le suivre. De vêtement, il ne voulait que celui qu’il portait sur lui-même. Il fut convenu qu’il partirait tard dans la nuit pour se dérober dans l’ombre aux adieux de son troupeau. La nuit venue, le char était prêt, et il allait y. monter, lorsque deux officiers supérieurs du palais, fort liés avec lui, et qui lui étaient restés fidèles dans ses épreuves, vinrent l’avertir que l’empereur le demandait en toute hâte. Il se rendit au palais sur-le-champ, ne sachant à quoi il devait s’attendre de la part de ce mobile souverain. Il y trouva tout en rumeur. Le fils de l’empereur, le jeune Galate, venait d’être saisi d’une fièvre ardente qui croissait d’heure en heure, et menaçait visiblement sa vie, sans que les médecins pussent en arrêter les progrès. On était allé réveiller sa mère l’impératrice Dominicale! on l’avait trouvée elle-même troublée par d’affreux cauchemars qui agitaient son premier sommeil. La princesse était accourue tout en larmes au chevet de son enfant, et c’était elle qui, dans son désespoir, et malgré ses prédilections connues en faveur des Ariens, avait supplié qu’on fit venir Basile pour prier sur le lit du jeune malade.

Basile, à peine introduit, demanda avant toute chose si l’enfant était baptisé. Il ne l’était pas; le retard du baptême était encore l’usage commun de cette époque. «Promettez donc, dit Basile, de le faire instruire dans la foi catholique et de le préparer à recevoir le baptême avec fruit, et j’ai confiance qu’il guérira». Valens fit la promesse qui lui était demandée, et le saint se mit en prières; puis, l’enfant paraissant éprouver quelque soulagement, il se retira. A peine était-il sorti, que les prêtres ariens entrèrent pour le remplacer. Ils étaient tous émus de l’idée que Basile aurait l’honneur d’avoir sauvé l’héritier du trône, et emporterait la promesse de l’instruire. Ils jugèrent qu’à tout prix il fallait lui arracher ce triomphe. «Puisque le baptême était le remède de l’âme et souvent aussi celui du corps, pourquoi, dirent-ils à Valens, le retarder davantage? L’eau sainte, à elle seule, achèverait la guérison commencée». Valens se laissa persuader par eux, et le baptême fut administré à l’enfant par la main d’un hérétique. Peu d’heures après, le mieux dont on s’était flatté disparut, le mal reprit avec violence, et le malade expira dans la matinée. Personne ne douta dans la ville que Valens ne se fût attiré ce châtiment pour avoir manqué de parole à l’évêque et livré son fils aux ennemis de la foi.

Il n’en devenait que plus nécessaire d’éloigner l’homme dont l’ascendant mystérieux se jouait ainsi de toute la puissance impériale. De nouvelles instances furent faites pour arracher à l’empereur un ordre d’exil, cette fois par écrit, afin de lui rendre plus difficile de changer de résolution. Plein d’affliction, de remords et de colère, Valens se laissa faire d’assez mauvaise grâce, et prit d’une main tremblante le papier qu’on lui présentait; la plume, serrée entre ses doigts crispés, se rompit sans qu’il pût former un trait. Il en prit une seconde, puis une troisième, qui lui refusèrent pareillement leur service. Convaincu alors qu’il avait affaire à une puissance surnaturelle, il saisit violemment le papier, le déchira et le jeta par terre. Peu de jours après, il quitta Césarée sans revoir l’évêque et sans rien ordonner à son égard.

Il était dompté sans être changé. Car, à peine fut-il sorti des limites de la juridiction de Basile, qu’il reprit le cours de ses ordres sanguinaires, et la ville d’Antioche, où il arriva en toute hâte, ne tarda pas à en ressentir les rigoureux effets. Mais ce contraste ne fit que mieux ressortir le calme inattendu dans lequel resta, grâce à la main qui la protégeait, la province entière de Cappadoce. A l’ombre du pouvoir que la foi venait d’assurer au génie, ces populations privilégiées respirèrent, et leur exemple fit comprendre qu’il existait désormais, même pour se préserver des maux humains, une autre protection à invoquer que celle des puissances de la terre. On s’en convainquit, bien plus clairement encore, lorsqu’on vit, bientôt après, le préfet Modeste lui-même, déposant sa colère d’emprunt, faire sa paix à petit bruit avec Basile, rechercher son amitié, prendre au besoin ses avis, faire honneur à ses recommandations, et du cabinet même de l’empereur, qu’il ne cessait d’accompagner dans ses voyages, échanger une correspondance pleine de courtoisie avec l’accusé que la veille il envoyait au supplice.

D’autres magistrats, à la vérité, n’eurent pas le sens aussi fin et ne comprirent pas tout de suite qu’il était prudent aux serviteurs de ne pas venir se heurter là où le maître lui-même avait échoué. Un vicaire du Pont, province voisine de la Cappadoce, en fit, peu de mois après, l’expérience à son détriment. Il avait recherché la main d’une veuve de qualité qui possédait de grands biens, et il voulait absolument l’épouser malgré elle. La dame, ne sachant comment se dérober à ses assiduités, vint chercher un refuge chez Basile, qui l’accueillit avec honneur. Le vicaire, irrité, donna ordre que la fugitive lui fût remise. Basile s’y refusa. Feignant alors d’imputer à quelque honteux motif l’intervention du prélat dans cette affaire, le magistrat ordonna une visite domiciliaire, qu’il vint, à Césarée, diriger lui-même. Dans sa fureur contre Basile, il menaçait tout haut de lui faire arracher le foie et les entrailles. «Justement, disait Basile en souriant, j’y ai grand mal aujourd’hui, et vous me soulagerez en m’en délivrant.» Mais les habitants de la ville prirent avec moins de calme le péril de leur évêque et la violation de leurs privilèges. Une grande foule d’artisans et de bas peuple s’ameuta dans les rues, armés au hasard chacun des outils de son métier, celui-ci d’un marteau, celui-là d’un bâton; les femmes même brandissaient, en vociférant, leurs fuseaux en guise de piques. Les corporations d’armuriers, attachées au service de l’empereur, se montraient surtout animées et menaçantes, ne parlaient que de mettre en pièces le persécuteur de l’évêque, et se disputaient à qui aurait l’honneur de porter la main sur lui. Le vicaire, tout épouvanté de ce tumulte, perdit contenance et pria Basile lui-même de le sauver des fureurs de la foule. Basile s’y prêta volontiers: il n’eut qu’à paraître pour dissiper l’attroupement et rendre la liberté à son persécuteur. La veuve fut conduite, par le soin de Basile, au monastère que dirigeait Macrine, où elle prit le voile.

Ce fut, peu de temps ensuite, le tour du ridicule Démosthène lui-même de venir faire l’épreuve de son impuissance. Il reparut à Césarée, mais sous une nou­elle et plus imposante qualité. Un de ces caprices de faveur qui ne tombent que dans la pensée des souverains absolus, l’avait fait passer de l’humble emploi qu’il occupait dans la domesticité impériale à un poste important, sous les ordres du préfet du prétoire. Gardant sans doute quelque souvenir des railleries de Basile et brûlant d’en tirer vengeance, il dirigea une de ses premières tournées de surveillance du côté de la Cappadoce. Il parcourut toute la province, réunissant autour de lui les ecclésiastiques de chaque ville, comblant de faveurs ceux qui inclinaient du côté de l’erreur en crédit, tentant de séparer les évêques suffragants de leur métropolitain, et y réussissant même parfois; car l’harmonie ne régnait pas dans les rangs du clergé de Cappadoce. Basile, on le verra, y comptait plus d’un ennemi. Enfin, se croyant sûr d’être appuyé par une partie des évêques, Démosthène s’essaya à porter un premier coup contre Basile en frappant son plus jeune frère Grégoire, qui venait, depuis peu, de quitter le barreau pour embrasser l’état ecclésiastique. Une élection récente avait appelé Grégoire au siège peu important de la petite ville de Nysse. Sous un frivole prétexte; prétendant que l'élection était irrégulière et que les revenus du siège étaient mal administrés, Démosthène fit arrêter le jeune évêque et le relégua en Galatie. Il annonça ensuite l’intention de faire prononcer sa déposition par un concile, qu’il se réservait de convoquer lui-même. Le coup était sensible pour Basile et la menace directe; car un concile choisi par Démosthène n’aurait pas tardé à étendre sa sévérité du frère cadet au frère aîné. Basile, sans perdre de temps, réunit toute la partie fidèle de l’épiscopat de Cappadoce, et fit adresser au magistrat une lettre collective, rédigée sur un ton ferme et poli, par laquelle il était supplié de ne prendre aucune mesure contre aucun évêque sans recueillir d’abord la totalité des suffrages de la province. Démosthène, intimidé par cette démonstration, tergiversa, ne répondit rien, maintint le jeune Grégoire en exil, mais quitta au plus vite la Cappadoce et ne reparut plus.

Après ces deux expériences, dont les circonstances étaient différentes, mais qui aboutissaient au même résultat, une sorte d’inviolabilité de fait demeurait acquise à Basile, à Césarée, comme à Athanase, à Alexandrie. Tandis que tout alentour à Antioche, à Édesse, à Jérusalem, les fidèles étaient dispersés et les évêques en fuite, les diocèses d’Égypte et de Cappadoce restaient intacts, comme au milieu d’un cercle de feu. Situation vraiment étrange que celle de ces deux hommes, élevés ainsi l’un et l’autre sur un piédestal, au-dessus de la persécution qui faisait rage à leurs pieds. Ce spectacle forme la contre-épreuve exacte, bien que sous une forme plus saillante, de celui que présentait au même moment l’Occident. A Césarée et à Alexandrie, comme à Rome, c’était l’État vaincu par l’Église, et les faisceaux des licteurs contraints de se courber devant la crosse épiscopale. La neutralité hautaine et défiante de Valentinien, la sotte hostilité de Valens conduisaient, par des voies différentes, à la même démonstration. L’un voulait gouverner sans l’Église, l’autre contre elle. Celui-ci prétendait l’asservir, celui-là défendait avec jalousie sa propre domination. Ces deux prétentions, inégalement répréhensibles aux yeux du droit et de la foi, étaient, dans la misère où était tombé l’empire, également impossibles à réaliser et également contraires à l’intérêt des peuples. Valentinien comme Valens se sentaient, malgré leurs efforts, débordés et enserrés de toutes parts par une grandeur nouvelle, qui s’avançait sur eux avec une masse irrésistible et s’acheminait à les déposséder.

Il reste à étudier ce que devenait dans sa constitution intérieure cette Église, déjà rivale et bientôt héritière de l’État; quelles modifications y avaient introduites la succession de tant d’épreuves et le passage de tant de grands hommes; quelle force elle avait acquise pour subvenir à l’accroissement de sa puissance et de ses devoirs. L’épiscopat de Basile est le moment véritablement propre pour se livrer à cet examen; car, par son infatigable et universelle activité, Basile devait faire faire à l’organisation ecclésiastique un pas qui marque dans la suite des siècles. Les courtes et fécondes années de son ministère résument tout un progrès, bientôt imité par tous, mais auxquels lui seul a servi de modèle et donné l’impulsion.

Laissons donc de côté pour un temps la politique et ses révolutions. Tandis que Valentinien reste campé en Gaule et que Valens s’oublie dans les délices d'Antioche, suivons Basile, rendu à lui-même, dans les soins de son gouvernement épiscopal. Pendant celle halte, nécessaire pour envisager, sous une face nouvelle, le double tableau dont le contraste fait le fond de tous ces récits, le lecteur ne perdra de vue ni les acteurs qu’il connaît, ni les vertus qu’il admire.

 

 

CHAPITRE II
L’ÉPISCOPAT DE SAINT BASILE
(372 - 379)