MES JOURNALS |
BIBLIOTHÈQUE FRANÇAISE |
MES LIVRES |
L’ÉGLISE
ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE
PREMIÈRE
PARTIE
CHAPITRE V
MEURTRE DE CRISPUS ET DE FAUSTA
( 325 — 329 )
L’heureux succès du concile de Nicée avait mis le comble
aux prospérités de Constantin. Il avait réussi dans toutes ses entreprises
politiques, militaires et religieuses. Il arrivait à cette période critique
trop ordinaire dans la vie des grands hommes où leur fortune se lasse pendant
que leur orgueil s’enivre.
C’est un grand honneur pour ceux qui courent la carrière
de l’ambition d’avoir associé le sort de leur pouvoir et de leur renommée au
triomphe d’une bonne cause. Mais dans l’extrême faiblesse humaine, nul honneur
n’est sans péril. Quand on confond trop intimement sa cause avec celle de Dieu,
l’égoïsme naturel en prend souvent subtilement prétexte pour se déployer sans
scrupule en colorant d’un si beau nom ses âpres poursuites et ses jouissances
empoisonnées.
Constantin n’était assurément pas destiné à éviter cet
écueil où ont péri misérablement des consciences plus droites el plus
délicates. Sa foi ferme mais grossière avait été dès le premier jour formée
presque à parties égales de reconnaissance et d’orgueil. Au point où il en
était arrivé, engagé aux yeux des peuples dans le sort de la religion nouvelle
par tant d’actes et de paroles, ni lui ni personne ne pouvaient distinguer si
l’ardeur qu’il mettait à la servir avait pour but principalement l’intérêt de
sa gloire ou de celle de Dieu. Il éprouva en particulier, après le spectacle
imposant qu’avait donné le concile de Nicée et le rôle honorable qu’il y avait
joué, un véritable éblouissement de vanité. Il ne pouvait manquer d’être
entretenu dans ces sentiments par le concert des éloges que lui décernait la
reconnaissance sincère des pieux évêques, et des flatteries intéressées qu’y
mêlait la politique arienne.
Cet entraînement d’amour-propre prit un cours très singulier.
Depuis qu’il avait entendu disserter de théologie, il avait pris la passion de
travailler lui-même, avec un grand appareil d’érudition et de controverse, à la
conversion de tout ce qui l’approchait. Ayant reçu peu d’éducation première, il
était naturellement peu lettré. Mais c’est une remarque assez générale que le
goût des lettres accompagne presque toujours les nobles instincts du pouvoir.
Il avait fait preuve de bonne heure d’une grande estime pour la littérature. Il
avait eu soin de faire entrer dans sa maison, pour l’éducation de ses enfants,
des professeurs de renom : Lactance avait élevé son fils aîné Crispus, et Arborius de Toulouse,
l’oncle du poète Ausone, fut chargé du soin des plus jeunes. Les poètes, les
écrivains étaient bien reçus de lui sans distinction de religion, et lui
dédiaient volontiers leurs œuvres. Une grande partie des Histoires Augustes
rédigées par des narrateurs païens, et dans un esprit assez hostile à la
révolution que Constantin avait entreprise, lui sont pourtant adressées, et
l’on voit qu’il avait donné parfois aux écrivains des renseignements et des
directions pour présenter le récit des faits historiques de l’Empire dans un
ordre convenable. Le philosophe néoplatonicien Sopatre vivait à sa cour, et s’il n’est pas possible de croire, comme le dit Eunape, qu’il exerçait un grand crédit sur son esprit, il
est certain cependant que la qualité d’écrivain et de penseur illustre faisait
pardonner en lui celle de païen, et ce ne fut qu’à regret que Constantin
l’abandonna plus tard à la vindicte populaire. Cette protection s’étendait à
tous les arts libéraux, et le litre du Code théodosien sur les médecins et les
professeurs s’ouvre par trois lois de Constantin accordant à tous les genres de
lettres l’exemption des charges publiques. On a de lui aussi une lettre qui
n’est pas sans prétention de bel esprit, écrite au poète Optatien,
qui lui avait offert un bizarre opuscule tout entier composé d’acrostiches et
de jeux de mots : «Souvent, lui dit-il, ô mon frère très cher, il a manqué au
génie des hommes cette faveur du temps qui est nécessaire pour nourrir et pour
arroser les esprits consacrés à la poésie, comme ces ruisseaux descente dans
des hauteurs rocailleuses d’une colline viennent tempérer la sécheresse du sol
en se répandant dans des veines souterraines. Mais dans mon siècle ceux qui
parlent, comme ceux qui écrivent, sont sûrs d’une oreille bienveillante et d’un
souffle de faveur; et je ne refuse jamais aux études le témoignage qu’elles
méritent... Quant à l’éloquence, elle a un cours libre. Mais la poésie est
enchaînée par la loi et les entraves de la mesure. Ce n’est donc point à tort
que l’usage a voulu que ceux qui veulent s’essayer en ce genre et invoquent le
Parnasse et l’Hélicon, puisque là où échoue la force de l’esprit des mortels le
secours divin est nécessaire. J’ai donc vu avec plaisir que vous en étiez venu
à ce point de facilité, de pouvoir, en conservant les anciennes règles des vers
, vous imposer de nouvelles lois et j’ai pour agréables l’hommage de votre
éloquence, l'exercice de votre esprit et la souplesse de votre talent»
Mais s’il n’avait dédaigné aucun genre de belles-lettres,
c’était principalement à l’apologétique sacrée qu’on vit tout d’un coup
s’adonner avec autant d’ardeur que de prétention. Il se mit à prêcher sans
distinction tous ceux qui venaient à sa cour. Non-seulement il réunissait le
matin tous les officiers de son palais, pour leur lire les saintes Ecritures,
les commenter et prier avec eux à haute voix; outre cette habitude patriarcale
qu’il avait établie et qu’il maintenait dans un touchant sentiment de foi
chrétienne, il avait institué de véritables conférences où on voyait le
souverain du monde, transformé en docteur, faire lui-même le catéchisme. Il
passait des nuits entières à composer ce qu’on nommait dans la rhétorique
ancienne des déclamations. Puis il convoquait une grande assemblée, et récitait
devant elle sa composition. Il y avait, comme on pense, grand concours de
public, chacun voulant voir, dit Eusèbe, le prince qui philosophait. L’ordre de
ces discours était d’ordinaire celui-ci : il attaquait d’abord très-vivement la
superstition païenne ; il en démontrait le mensonge et l’impiété; puis il
s’étendait sur l’unité du Dieu suprême et sur sa providence qui prend soin de
toutes choses. Il montrait ensuite par quelle juste et salutaire dispensation
Dieu avait donné aux hommes les moyens de salut. Cela l’amenait à parler du
jugement dernier, et c’était là surtout qu’il s’animait. Rien n’égalait la
sévérité des menaces qu’il proférait au nom de Dieu contre les avares, les
injustes et les violents; et s’il remarquait que la vivacité de ses paroles,
éveillant chez quelques-uns les aiguillons de la conscience, leur fit baisser
les yeux et monter la rougeur au front, alors il les prenait à partie
directement, et leur annonçait en élevant la voix que le jour allait venir où
ils rendraient leur compte au Dieu suprême. Quand il avait fini, c’était un
applaudissement universel. Levant alors les yeux au ciel avec des sentiments
d’humilité qu’il était plus aisé d’exprimer une d’éprouver, il conjurait qu’on
rapportât toute la gloire à Dieu et qu’on demandât pour lui-même le bien d’être
le plus humble de ses serviteurs.
Eusèbe, qui nous rapporte tous ces détails, nous a
conservé lui-même une interminable pièce de rhétorique qui répond assez à cet
exposé et qu’il intitule : Discours de l'empereur Constantin à la réunion
des saints. Il y est parlé à peu près de tout : de la fatalité, des
philosophes, des devins, des malheurs de l’empire et des erreurs des systèmes,
dans un ordre assez confus. Tous les genres de preuves y sont admis en faveur
de la religion chrétienne, depuis les hautes raisons morales jusqu’aux
prédictions tirées des vers de Virgile et des anagrammes delà sibylle
d’Érythrée. Mais il y a plus d’une raison de croire, sans qu’il y ait beaucoup
à se louer ni à se plaindre de l’échange, qu’Eusèbe a substitué là son éloquence
à celle de l’Empereur. Le préfet et le souverain étaient d’ailleurs sur un pied
de confidence littéraire qui permettait ce genre d’infidélité. Si Eusèbe
traduisit plus d’une fois la faconde impériale du latin en grec, en revanche
Constantin lui en témoignait sa reconnaissance en écoutant debout, et sans
paraître jamais en avoir assez, les sermons de longueur plus que raisonnable
que l’évêque de Césarée prononçait dans les grandes solennités publiques.
Jamais on ne pouvait le décider ni à s’asseoir ni à laisser l’orateur abréger. Il
y avait entre eux une sorte de confraternité oratoire dont la trace est
sensible, et dont l’influence fut malheureuse.
Eusèbe remarque aussi, non sans malice, que dans ces
pieuses réunions, les officiers de l’empereur qui applaudissaient le plus
vivement n’étaient pas les plus attentifs à tenir compte de ses avis pour
réprimer leurs passions cupides. Tel est en effet le danger auquel s’exposent
les prédicateurs couronnés. La faiblesse de Constantin une fois connue, on sut
bientôt la manière de lui faire sa cour. En fait de flatterie, des Romains du
quatrième siècle et des Orientaux n’avaient pas besoin de longues leçons.
Paraître touché de la vérité du christianisme et ardent à s’instruire, être
particulièrement accessible aux arguments de l’empereur, et laisser peu à peu
fléchir devant la force de ses raisons les préjugés de l’idolâtrie, ce fut
bientôt, pour tout bon courtisan, la manière connue de se mettre en grâce.
Alors il n’y avait plus de limite à la confiance de Constantin, et les
convertis qu’il avait faits jouissaient d’une faveur à peu près sans contrôle.
Les honneurs et même l’argent pleuvaient sur leurs têtes. Car on a vu que
Constantin ne dédaignait pas tout à fait ce moyen indirect de prosélytisme.
Aussi vit-on bientôt ce grand monarque, qui avait fait sa première réputation
et signalé les débuts de son règne par une administration éclairée et
vigilante, laisser former autour de lui un entourage de serviles et cupides
ministres dont l’hypocrite conversion déshonorait du même coup et leur foi et
leur maître. Les historiens profanes s'expriment très sévèrement sur ce sujet,
et Eusèbe, qui n’est pas toujours aussi scrupuleux n’ose pas, dans cette
circonstance, défendre son héros. On commençait à pressurer les provinces et à
rançonner les citoyens au nom de l’empereur et du christianisme.
Parfois, le bruit de ces désordres s’élevait jusqu’aux
oreilles de l’empereur; il s’en indignait vivement, faisait quelque scène
violente et même quelque exemple; mais peu après, sa faiblesse pour les
néophytes reprenait le dessus. C’est dans un de ces moments trop courts de
justice et de vivacité qu’il se décida à publier, à Nicomédie même, une loi qui
attestait à la fois la grandeur du mal et le désir sincère, mais impuissant,
qu’il avait de le réprimer. «Si quelqu'un, dit-il, dans cet édit du 17
septembre 325, un mois après le concile de Nicée, croit pouvoir alléguer un
grief avec preuves vraies et manifestes contre quelqu’un de nos juges, amis,
comtes ou gens du palais, qu’il vienne sans crainte et en sécurité auprès de
moi; qu’il s’adresse à moi: j’entendrai tout, je prendrai connaissance de tout. Qu’il dise hardiment tout ce que sa conscience lui
suggère. S’il prouve son dire, je me vengerai de celui qui juste que-là m’aura
trompé par un faux semblant d’intégrité, et celui qui me l’aura dénoncé, et qui
aura fait sa preuve, je le comblerai de dignités et de biens. Qu’ainsi nous
soit propice la divinité souveraine, qu’elle me conserve sain et sauf et fasse
fleurir la république par toutes sortes de prospérités». Cet appel à la
dénonciation avait bien aussi ses inconvénients, et ne fut peut-être pas
étranger aux scènes sanglantes qui allaient assombrir le règne entier de
Constantin1. En général, cependant, il paraît avoir été peu entendu, peut-être
parce qu’il n’inspirait pas suffisamment de confiance, et la complaisance de
Constantin pour ses ministres demeura un grief croissant qui amassait peu à peu
contre lui les mécontentements des populations.
Les historiens nous ont conservé le nom de plusieurs de
ces favoris détestés du public et démesurément favorisés par leur maître. Ammien
Marcellin, nous parle en termes très sévères, du comte Stratège Musonien, qui fit sa fortune en aidant l’empereur à étudier
avec soin les différences des diverses sectes chrétiennes, et en mettant à
profit, pour cette recherche, sa connaissance exacte des deux langues grecque
et latine. Mais le plus considérable et le plus connu était un officier du nom
d’Ablave ou d’Ablabe.
C’était un des premiers qui eût suivi l’exemple du maître en embrassant la
religion chrétienne, comme on peut le voir par une lettre déjà citée que
l’empereur lui adressait au plus fort de la querelle des donatistes; et il
avait recueilli le fruit de cet acte de foi ou de prudence en se voyant
successivement promu à la dignité de vicaire d’Afrique, puis d'Italie. Il usait
de tous ces honneurs sans ménagement pour satisfaire sa cupidité, et l’empereur
en fut plus d’une fois averti. Un jour entre autres, il le manda devant lui à
la suite de quelques découvertes lâcheuses qui étaient venues à ses oreilles,
et lui dit paternellement: «Est-ce que nous ne saurons donc jamais mettre un
terme à notre cupidité?». Puis, saisissant sa lance, il traça ù terre avec la
pointe le dessin du corps humain: «Quand vous auriez, continua-t-il, toutes les
richesses de ce siècle, après votre mort, vous ne posséderez jamais que le
petit espace que voilà, et encore n’est-il pas sûr qu’on vous l’accorde». Ablave s’inclina, mais l’histoire ajoute qu’il ne se
corrigea pas. Constantin ne l’en désigna pas moins comme préfet du prétoire
pour l’année 326. C’était la première magistrature de l’empire, et en outre
celle qui par ses attributions judiciaires se trouvait le plus en rapport avec
ce qui restait encore à Rome d’organisation sénatoriale et républicaine. La
mauvaise réputation d’Ablave devait être grande
surtout en Occident où il avait principalement vécu et gouverné. C’était sous
les fâcheux auspices d’une telle nomination que Constantin allait entreprendre
vers Rome un voyage trop longtemps retardé et devenu enfin nécessaire.
Il était temps, en effet, de songer à l’Occident. Depuis
la défaite de Licinius, Constantin n’avait pas quitté les provinces orientales.
C’était assez d’avoir célébré à Nicée, au milieu des évoques, le début de sa
vingtième année, il était impossible de la laisser achever sans appeler à
prendre part à cette solennité le peuple roi et le sénat. Vers la fin d’octobre
325, Constantin fit ses dispositions pour se rendre en Italie.
Avant de partir, il eut encore deux grandes occasions de
rendre un public hommage aux idées qui faisaient désormais la règle de sa
conduite. Par une loi datée du 19 octobre et publiée à Béryte en Phénicie, il
défendit en ces termes les jeux sanglants de gladiateurs. «Les spectacles
sanglants, dit la loi, ne conviennent point au sein de la paix civile et
domestique; c’est pourquoi nous défendons que l’on condamne à être gladiateurs
ceux qui autrefois avaient mérité cette peine par leurs fautes. Obligez-les
plutôt de servir aux mines, pour qu’ils expient leurs fautes sans verser le
sang». Cette prescription n’était encore ni tout à fait expresse ni absolue. Il
fallut s’y reprendre à plus d’une fois pour déraciner une coutume chère aux
populations oisives. Mais c’était déjà un fait remarquable qu’une loi même
timide et impuissante, signée de la main de cet empereur même qui, moins de
vingt ans auparavant, avait livré dans des jeux solennels ses captifs aux bêtes
féroces.
L’autre préoccupation de Constantin avant son départ fut
de prévenir par une décision énergique le retour des troubles religieux en
Orient pendant son absence. Il n’était pas malaisé, en effet, de s’apercevoir
que les prélats dissidents rentrés chez eux, relevaient timidement la tête,
essayaient de reprendre sous-main leur tactique d’ambiguïtés et d’équivoques,
et laissant s’effacer l’impression des premiers moments, s’apprêtaient à
profiter de l’éloignement de l’empereur. Eusèbe de Césarée avait commencé cette
manœuvre par une lettre pastorale dans laquelle il expliquait à son troupeau
les décisions du concile et la conduite qu’il y avait tenue. Il y rapportait
textuellement la confession de foi qu’il avait lui-même proposée et insistait
sur l’approbation qu’elle avait obtenue de l’empereur. C’était l’empereur, disait-il,
qui avait insisté pour que, tout en conservant les parties essentielles de
cette pièce, on y insérât le mot de consubstantiel, et lui, Eusèbe, n’avait pas
cru devoir s’y refuser pour le bien de la paix, et parce qu’on lui avait assuré
à plusieurs reprises qu’il fallait interpréter cette expression dans un sens
tout spirituel, en écartant toute idée de communauté et de division
corporelles. Il n’avait pas fait difficulté également, après quelques
explications, de porter anathème contre Arius, parce qu’en effet Arius s'était
servi d’expressions qu’on ne trouvait pas dans les Ecritures, et en ceci aussi
il s’était rendu aux raisonnements «du saint empereur, si cher au Dieu
tout-puissant. Voilà, mes chers frères, disait-il en terminant, ce que nous
avons cru devoir vous écrire, afin que vous voyiez clairement avec quel
jugement nous avons pesé d’abord nos doutes et ensuite notre assentiment, et
combien nous avons eu raison, d’abord de résister jusqu’à la dernière heure
quand il nous paraissait qu’on avait écrit des choses qui ne convenaient pas et
ensuite d’adhérer sans difficulté, lorsque nous avons reconnu en toute
sincérité que l’on pouvait donner aux mots un sens conforme à ce que nous
avions nous-même expliqué dans notre exposition de Foi.»
Il y avait dans ces paroles plus d’une sorte d’artifice.
D’une part, la portée, du mot consubstantiel y était grandement
affaiblie; de l’autre, en attribuant presque exclusivement à l’empereur
l’insertion de celte importante expression dans le symbole, Eusèbe en diminuait
l’autorité auprès des chrétiens sincères, et se faisait honneur auprès du
maître d’un assentiment accordé uniquement à son influence. Constantin se
laissa prendre apparemment à celte flatterie un peu grossière; car, Eusèbe de
Césarée, malgré celle démarche équivoque, ne paraît pas avoir été inquiété.
Eusèbe de Nicomédie fut moins heureux. Il n’avait pas
renoncé à agir auprès de l’empereur par des influences de cour et de palais.
Aussi, sa demeure et celle de Théognis de Nicée, son voisin, devinrent-elles
insensiblement le rendez-vous de tous les mécontents qui espéraient entraîner
l’empereur à se relâcher de ses sévérités premières. On y rencontrait des
méléciens qui ne voulaient pas se soumettre, des ariens mandés d’Alexandrie,
par Constantin, pour rendre compte de quelques méfaits particuliers. Eusèbe
demandait pour eux des audiences de l'empereur, de légères faveurs, la
tolérance de leurs assemblées. Cette petite agitation, persistant dans son
voisinage, inquiétait Constantin, surtout à la veille d’un grand voyage. Son
impatience fut portée au comble, quand il sut que les deux évêques avaient été
jusqu’à admettre les hérétiques à la communion des saints mystères. Il ne
balança plus, et dans les premiers jours de novembre , il donna ordre qu’Eusèbe
de Nicomédie et Théognis de Nicée, enlevés tous deux de leurs sièges, fussent
relégués dans une province éloignée.
Conformément à son habitude, il fit suivre cet acte de
rigueur d’une proclamation publique, adressée aux habitants de Nicomédie et de
Nicée. Il ne perdit pas une si favorable occasion de faire une dissertation
théologique par voie légale, et si le début de cette pièce était, en effet, tel
que Gélase de Cyzique nous l’a conservé, on y trouvait des phrases auxquelles
il est à la lettre difficile de prêter un sens. Mais, en venant à l’événement
du jour, son langage s’éclaircissait, et quittant les définitions dogmatiques,
il traçait un portrait du proscrit, avec une verve assez remarquable
d’invectives.
Oubliant qu’il avait pardonné à Eusèbe son intimité avec
Licinius, jusqu’au point d’en faire, à son tour, un de ses confidents, il
faisait remonter ses reproches jusqu’à une date déjà ancienne. «Quel est,
disait-il, celui qui a enseigné ces erreurs au simple peuple? C’estEusèbe que vous connaissez, Eusèbe qui a pris sa part de
la cruauté de votre tyran. Car, il n’est point douteux qu’il était le favori du
tyran... Je sais même, de preuve certaine, que quand j’avais affaire à l’armée
de mes ennemis, il envoyait des espions contre moi, et prêtait son ministère au
tyran.... Je n’en puis douter, car j’ai saisi alors des prêtres et des diacres
de sa suite. Mais, je laisse de côté les injures qu’il m’a faites et que je ne
rappelle que pour le couvrir de honte. Je n’ai qu’une crainte et qu’une pensée,
c’est qu’il vous entraîne dans la participation de son crime. Par son
enseignement et sa doctrine perverse, votre
conscience s’est éloignée de la vérité...» Il invitait ensuite les Nicomédiens et les Nicéens à faire choix d’autres évêques,
saints, bons et orthodoxes.... «Quant à ces pestes, si quelqu’un en rappelle le
souvenir, on en fait l’éloge, la main du serviteur de Dieu, c’cst-à-dire la
mienne, le châtiera de son audace». Sur l’invitation de l’empereur, les deux
prélats furent régulièrement déposés et remplacés par Amphion à Nicomédie, et
par Chrestus à Nicée. Satisfait de ces deux
exécutions, Constantin se borna alors à en faire part aux autres évêques
suspects, en les engageant à profiter de la leçon et de l’exemple. Il crut
enfin pouvoir partir en sécurité.
Il s’avança pourtant avec lenteur vers l’Accident. On le
suit comme à la trace dans le code Théodosien, de 326 Naisse à Sirmium, de
Sirmium à Aquilée, d’Aquilée à Milan. Chacune de ces stations semble avoir été
de la longueur d’un véritable séjour. Il est clair qu’il se rapprochait à
regret de la terre d’Italie et de la capitale du monde. Son instinct
l’avertissait que l’accueil qu’il allait y recevoir devait interrompre
péniblement le cours de ses préoccupations favorites.
Rome, en effet, qui l’avait accueilli, douze ans
auparavant, avec l’enthousiasme de la délivrance, ne l’attendait plus cette
fois qu’avec un sentiment à peine déguisé de malveillance. En face du Palatin,
abandonné et aux pieds du temple de Jupiter Capitolin, les récits des pompes de
Nicée avaient inspiré autant de jalousie que de scandale. Rome se sentait
délaissée, elle et ses Dieux, par les hommes et le culte de l’Orient.
Il importe de ne pas oublier dans quelle situation les
derniers actes de Constantin avaient laissé la religion antique de Rome.
Non-seulement aucun ordre n’était venu interdire l’exercice régulier de
l’ancien culte, mais rien ne lui avait enlevé son caractère officiel de
religion d’État. Aucun édit, parti de Nicomédie, n’avait enjoint d’effacer des
monuments, des monnaies, des étendards même, les insignes du culte païen Par un
contraste étrange, que les temps de révolution ont souvent reproduit, pendant
que l’empereur était chrétien, théologien, et se disait presque évêque, pendant
que toutes les grandes dignités commençaient d’appartenir aux chrétiens,
l’Empire, en tant que personne abstraite et morale, professait toujours le
culte des dieux. On se tirait de celle contradiction par des compromis de
diverses natures, inclinant dans l’un ou l’autre sens, du côté du fait
vainqueur ou du droit antique, suivant les nécessités du jour et les forces des
partis dans chaque lieu. Eu Orient, sous les yeux de Constantin et dans la
grande ardeur religieuse des populations, le christianisme entrait chaque jour
plus avant dans l’État, forçant les portes qui ne s’ouvraient pas d’elles-mêmes,
et chassant, sous d’excellents prétextes, le paganisme de ses sanctuaires
démolis et dévastés.
Mais à Rome, il en allait tout différemment. Là, la
fiction légale, appuyée par les souvenirs et par la sympathie du bas peuple,
reprenait l’empire d’une vérité. Là, le sénat s’assemblait dans un temple : là,
des corporations de métiers, fières de devoir leur origine à Numa et à Servius
Tullius, se réunissaient chaque année à des jours solennels pour rendre leurs
adorations à un patron divin. Là, l’administration demeurait païenne de cœur
aussi bien que de nom. Non-seulement elle ne détruisait pas les temples, mais
elle les relevait avec soin quand ils tombaient. Le langage officiel
s’obstinait à considérer la conversion de l'empereur comme un fait non avenu,
et pendant qu’il dirigeait les délibérations du concile de Nicée, on le forçait
de figurer sur des médailles et des inscriptions, comme le serviteur et presque
l’associé des Dieux. Rome ressemblait à un camp retranché où le paganisme,
repoussé par une invasion croissante rassemblait ce qui lui restait encore de force dans les lois et dans les
mœurs.
A cet attachement au vieux culte, les Romains joignaient
encore une rancune sourde et invétérée contre les réformes monarchiques, dont
Dioclétien avait eu l’invention, mais dont Constantin avait recueilli et devait
développer la tradition. Un souverain, qui en douze ans ne les avait visités
que deux fois, et qui paraissait se plaire particulièrement dans ses nouvelles
possessions d’Asie, leur répugnait instinctivement.
Constantin fit son entrée en juillet 326 dans cet asile
des souvenirs et des vieilles mœurs. Seulement à le voir passer dans son
costume asiatique, vêtu d’une tunique chargée de perles, la tête coiffée d’un
couronne fermée qui retenait les boucles de ses cheveux, on pouvait comprendre
qu’on n’avait plus affaire à un dictateur de la vieille Rome, à un successeur
d’Auguste déguisant les sanglantes réalités du pouvoir sous un masque
d’austérité républicaine. Constantin avait pris goût à tout ce faste royal de
l’Asie, qui était dans sa pensée, comme dans celle de Dioclétien, moins un
étalage de vanité que le symbole d’une manière nouvelle de considérer et
d’établir la puissance monarchique.
Il paraissait cependant avoir formé le projet de ne pas
blesser trop directement les sentiments de la population. De Milan même, dans
une loi adressée aux corporations municipales pour les engagera ne pas s’obérer
par des constructions imprudentes, il avait eu soin d’excepter spécialement de
ses interdictions les constructions des temples. Il saisissait ainsi une
occasion d’annoncer publiquement qu’il n’arrivait pas dans l’intention de
procéder contre le paganisme aux exécutions sommaires qui avaient eu lieu plus d’une
fois en Orient. Dès le premier jour de son arrivée il écrivit poliment au sénat
pour le prier de lui indiquer quels étaient parmi ses membres, victimes de la
tyrannie de Licinius et de Maxence, ceux qui ayant été rayés indûment des
contrôles méritaient d’être réintégrés. Il promettait d’avoir égard à toutes
ses désignations. Mais huit jours ne s’étaient pas écoulés sans que les
différences de sentiments du souverain et des sujets eussent éclaté au grand
jour. Au lu juillet avait lieu régulièrement une grande procession de tout
l’ordre équestre qui se rendait en pompe au Capitole. Ce jour-là tous les
chevaliers, couronnés de guirlandes d’olivier et vêtus de loges écarlates, se
réunissaient dans un temple situé hors de la ville, et montaient à cheval toute
la rampe du mont Capitolin pour aller sacrifier à Jupiter. Du temps de la
république c’était l’occasion d’une revue exacte que les censeurs leur
faisaient passer. On ne manqua point cette année-là à l’usage accoutumé. Mais
Constantin ne voulut prendre part à aucune de ces cérémonies trop mêlées de
rites idolâtres. Ce ne fut pas tout; grand railleur de son naturel, il ne put
regarder, des hauteurs du Palatin, défiler les cavaliers sans laisser échapper
assez haut des plaisanteries piquantes où perçait peut-être le dédain d’un
homme de guerre sérieux pour des cavaliers de parade.
Cette scène, rendue publique à l’instant, mit le feu aux
ressentiments populaires qui n’attendaient qu’une étincelle. Ce fut un
déchaînement universel contre le contempteur des dieux. Le sénat et le peuple
étaient également animés. Des clameurs insolentes suivaient le cortège de
l’empereur quand il sortait dans les rues. L’irritation que dut causer un
traitement si nouveau à un vainqueur tout-puissant enivré de pouvoir et
d’adulations se peut aisément deviner. Il mit en délibération dans son conseil
intime quel genre de châtiment on devait tirer de cette foule insolente. Il se
trouva des conseillers flatteurs pour lui proposer de tailler en pièces les
mutins, et s’offrir même de les charger à la tête d’une légion de soldats.
D’autres, plus avisés, lui conseillèrent de contenir son ressentiment et de
paraître dédaigner ces insultes. Tout compte fait, Constantin goûta et suivit
ce dernier avis. On le vit sortir de ces conseils avec un visage serein et
dédaigneux, et ce fut peut-être alors qu’il prononça un mot célèbre encore au
siècle suivant, et fort différent, il faut en convenir, de son caractère
habituel. Un courtisan étant venu lui annoncer tout ému qu’on avait frappé
d’une pierre ses statues à la tête , il le regarda avec sang-froid, passa sa
main sur son visage en souriant: «C’est surprenant, dit-il, je n’y sens aucune
blessure»
Celte modération inattendue est un de ces traits de la
politique instinctive et profonde qui se fait jour chez les grands hommes au
sein de leurs emportements. N’espérant pas venir à bout par la force, et en un
jour, de la religion païenne si fortement enracinée dans le sol, Constantin
n’essaya pas, ni ce jour-là ni aucun autre, de l’attaquer de front. Il n’entreprit
pas une lutte dont il n’était pas sûr de sortir vainqueur. Il réprimait
l'hérésie dans l’Eglise, comme sur le terrain du combat un général réprime
l’indiscipline dans son armée. En face d'un ennemi encore fort, bien que
vaincu, il se gardait de toute fausse attaque avec prudence et patience.
Son âme n’en était pas moins ulcérée et accessible
intérieurement aux plus sinistres conseils. Peu de jours, en effet, après cette
scène de rue, éclatait dans l’intérieur de sa famille une des plus effroyables
tragédies domestiques que le palais des Césars, déjà rougi de tant de sang, eut
encore couvertes de son ombre. Au travers des lueurs douteuses que le silence
flatteur des historiens laisse parvenir jusqu’à nous, il nous semble impossible
de ne pas supposer que ce furent ces agitations du séjour de Rome, habilement
exploitées pour envenimer des dissentiments de famille déjà anciens, qui
portèrent Constantin aux terribles résolutions par lesquelles il surprit et
épouvanta tout l’empire.
L’orateur Libanius nous dit que dans le conseil où on
agita la détermination à prendre pour réprimer l’insolence des Romains
assistaient deux frères de Constantin, fils comme lui du second mariage de
Constance Chlore, dont l’un parla dans le sens de la clémence et l’autre
inclina pour la rigueur. La présence de ces deux membres de la famille
impériale, que Libanius mentionne sans insister, devait être pourtant un fait
curieux, prélude de toute une révolution dans l’intérieur domestique de
Constantin. Ces frères de l’empereur, au nombre de trois, Dalmace, Annibalien et Jules Constance, étaient issus du
second mariage que la politique avait fait contracter à leur père avec la
belle-fille de l’empereur Maximien. Un lien assez étroit les rattachait, par
conséquent, non-seulement à Constantin lui-même, mais à sa femme Fausta,
l’impératrice régnante, sœur utérine de leur mère. Au lit de mort de Constance
Chlore, Constantin avait promis de les protéger. Malgré cette double parenté et
ce souvenir, ils avaient toujours vécu jusque-là dans la défaveur impériale.
Cette froideur était principalement due aux préventions de la mère de
Constantin, la vieille Hélène, qui avait peine à leur pardonner le divorce
auquel ils devaient leur naissance et dont elle avait été victime. Hélène,
devenue depuis si justement chère à la postérité chrétienne, était
naturellement une femme de passions vives et de résolutions énergiques.
Lorsqu’à l’avènement de son fils, après de longues années d’abandon, elle avait
enfin retrouvé ses dignités, elle n’avait réclamé d’autre droit que celui de
présider à l’éducation de ses beaux-fils, pour les empêcher de devenir de
dangereux prétendants à l’empire. Elle s’acquitta de ce soin, disait plus tard
amèrement l’empereur Julien, avec la vigilance d’une marâtre habile. Elle les
fit bien instruire par des rhéteurs de Toulouse, mais elle les garda dans
l’obscurité. C’est à Rome pour la première fois qu’on les en voit sortir, et
prendre part, dans une occasion grave, à une délibération aussi intime
qu’importante.
Leur présence devait être un nouvel élément de discorde
dans une famille déjà profondément divisée comme en deux partis opposés.
L’impératrice Fausta trouvait en eux des parents et des alliés prêts à partager
ses prédilections et ses haines. A chaque génération, en effet, la multiplicité
des mariages romains, la fréquence des divorces ramenaient dans les familles
les mêmes jalousies et souvent les mêmes drames. Les sentiments qu’Hélène avait
portés aux fils de Constances Chlore, Fausta les éprouvait à son tour pour
l’enfant du premier lit de Constantin, le brillant Crispus,
déjà popularisé par tant de victoires. Elle ne pouvait lui pardonner ni sa
qualité de fils aîné, ni ces dons éclatants qui le désignaient, à l’exclusion
de ses propres enfants, comme héritier de la gloire et de la puissance
paternelles. En revanche c’était sur ce même Crispus qu’Hélène, dans ses vieux jours, avait reporté une affection toute particulière.
Dans ce fils d’une étrangère, né pendant l’adversité de son père, elle
retrouvait des analogies touchantes avec sa propre destinée. A la vérité,
Hélène, convertie au Dieu de Constantin, avait commencé, depuis quelques années
déjà, à porter sur de plus dignes objets l’ardeur épurée de son âme. Les élans
d’une dévotion mêlée, comme toute sa nature, de tendresse et de force,
absorbaient de plus en plus toutes ses facultés. Pourtant l’amour maternel
faisait encore palpiter de quelques mouvements humains ce cœur régénéré : et
Fausta avec toute sa famille, Hélène avec Crispus formaient, on peut le croire, autour de Constantin deux groupes ennemis qui se
disputaient l’influence sur son esprit. L’un séduisait son orgueil par la
splendeur d’une naissance royale, l’autre parlait à son cœur par des souvenirs
toujours chers de l’adversité et de la jeunesse.
Longtemps Constantin avait paru porter toutes ses
prédilections sur sa mère et son fils aîné. Les premiers succès de Crispus l’avaient comblé de joie; il les avait récompensés
par des dignités supérieures à son âge. Mais un peu de jalousie n’avait pas
tardé à se mêler à ces sentiments paternels. Il n’a jamais été agréable à aucun
souverain, et il n’était pas sur à un empereur romain
de partager avec qui que ce fût la faveur publique, et cette faveur se portait
sur Crispus avec une vivacité inquiétante
qu’attestent les médailles où on le voit appelé le vainqueur des Barbares, les
délices de la jeunesse, l’espoir et le salut de la république. Aussi, depuis la
défaite de Licinius à laquelle Crispus avait
peut-être trop brillamment contribué, Constantin ne paraît plus s’être soucié
de l’associera aucun des actes de son pouvoir. Pendant ce temps ses autres
fils, les enfants de Fausta, grandissaient, et leur mère, toujours aux côtés de
Constantin, ne manquait pas de les insinuer à toute heure dans la confiance
paternelle. Deux d’entre eux avaient déjà reçu la dignité de Césars, Constantin
le jeune en 317 et Constance en 323, bien que ce dernier ne pût alors avoir que
six à sept ans. Constance, de plus, était consul cette année 326 avec son père.
Devant ces gages d’un autre amour et ces nouvelles garanties d’avenir, le
crédit et l’influence de Crispus diminuaient, et son
père, entouré de ses ennemis, n’entendait plus prononcer son nom qu’avec des
soupçons affectés et une malveillance habile.
Serait-ce excéder les droits d’un historien fidèle que de
supposer que dans ce moment critique où Constantin crut sentir trembler dans
Rome les assises de son pouvoir, les conseillers qui l’environnaient, parents
ou flatteurs de l’impératrice Fausta, saisirent l’occasion d’exalter sa
jalousie et de diriger toutes ses méfiances contre Crispus?
On peut croire qu’ils lui représentèrent que le véritable péril n’était pas
dans les dispositions mobiles d’une foule sans armes, mais dans l’existence
d’un rival jeune, ardent, populaire, ayant habité longtemps l’Occident et les
Gaules, objet des complaisances de la foule, et pouvant rassembler aisément
autour de lui tous les mécontents et tous les vaincus. Aucun texte précis
n’autorise tout à fait celte conjecture, mais toutes les vraisemblances la
confirment. Il est certain, par le concours de tous les témoignages, que les
calomnies de Fausta contre son beau-fils redoublèrent, dans ce séjour de Rome,
de vivacité et de crédit. Zosyme, Aurélius Victor, Philostorgc lui prêtent unaniment ce rôle de calomniatrice, sans bien expliquer de quelle nature furent les
griefs dont elle noircit l’infortuné jeune homme auprès de son père1. Zosyme, suivi en cela par Zonare et les légendaires chrétiens, va jusqu’à supposer ici une petite répétition de
la fable de Phèdre et d’Hippolyte; conte ridicule renouvelé des souvenirs de
rhétorique, et répété par tous les historiens modernes, mais que démentirait au
besoin l’âge déjà mûr de l’impératrice. Mais ce fut sans doute d’autres
soupçons plus croyables qu’on essaya d’entretenir Constantin; et rien ne
dispose une âme hautaine à accueillir des accusations comme une colère
impuissante. Constantin, surpris autant qu’offensé d’une résistance inattendue,
n’osant pourtant pas sévir contre la foule, était dans cette disposition où
l’on voit des conspirations partout. Crispus,
assurément, était chrétien; plus d’un témoignage l’atteste, bien que le plus
grand nombre de ses médailles portent les emblèmes du paganisme. Mais Licinius
aussi l’avait été, et même avec éclat, et pourtant il ne s’en était pas moins
trouvé, à un jour donné, le chef de tout le parti païen de l’empire. Rien ne
dut être plus aisé que de persuader à Constantin qu’il avait dans son fils un
chef tout prêt et déjà désigné pour se mettre à la tête d’une révolte païenne
et populaire. Grégoire de Tours, dont le témoignage fort récent est assurément
de peu de valeur, mais qui pouvait avoir recueilli quelques traditions, dit, en
propres termes, que Crispus fut accusé de crime d’État
et de rébellion.
Sur cette vague imputation, on vit tout d’un coup le fils
de Constantin, arrêté, sans forme de procès, et envoyé sous bonne garde à Pôle,
en Istrie. Le bruit se répandit bientôt qu’il avait péri dans la prison, sans
qu’on sût, ni pour quel motif, ni de quel genre de mort. On hésitait entre le
poison et le glaive. La rumeur prit chaque jour plus de consistance, et l’Empire
ne put bientôt plus douter qu’il avait perdu son jeune héritier. En même temps
une autre nouvelle arrivée d’Orient, prouvait qu’une raison d’État avait
déterminé cette résolution mystérieuse. Le fils de Licinius et de Constance, le
propre neveu de l’empereur, jeune enfant, âgé de douze ans, qui annonçait le plus
heureux naturel, avait été enlevé aux bras de sa mère et égorgé, dit saint
Jérôme, par une cruauté extraordinaire. Si les païens dans l'Empire avaient
fondé quelque espérance sur ce rejeton de leur dernier chef, ils durent
apprendre par là à quelle adresse étaient destinés les coups répétés dont
Constantin frappait sa propre famille.
Les amis de Fausta triomphaient au milieu de la
consternation universelle. Tout à coup, par un brusque coup de théâtre, la
scène changea. Du sein de la terreur générale une voix éloquente se fit
entendre; c’était Hélène, accourue d’Orient, comme une autre Agrippine, pleine
de douleur et de passion. La perte d’un enfant chéri, le crime d’un fils qui
faisait sa gloire, le déshonneur qui en rejaillissait sur la religion chrétienne,
tout concourait à la pénétrer d’indignation et de désespoir. Elle rompit le
silence officiel du palais par un éclat d’invectives et de plaintes. Aux
accents de cette voix vénérée, le trouble, la honte, le remords, rentrèrent
dans l’âme de Constantin : ses yeux se dessillèrent ; il aperçut la légèreté de
ses soupçons. Il se vit avec horreur tout couvert du sang d’un fils aimable et
innocent. Les anathèmes du Christ, qu’Hélène sans doute lui rappela, achevèrent
d’égarer son imagination. Il était dur de tomber en un jour du rang d’un des
chefs de l’Église à celui d’un pénitent à peine digne de pardon. L’âme
orgueilleuse de Constantin se roidit contre le repentir : au lieu de se borner
à avouer un crime qu’il déplorait, il chercha, dans un accès de fureur sauvage,
à se décharger du remords et des châtiments sur la tête des flatteurs qui
l’avaient trompé.
On vit alors un effroyable spectacle qu’on distingue mal
au travers d’une ombre funèbre, mais qui pénétra d’horreur tous les
contemporains. Cette nature violente, endurcie de bonne heure à la cour des
tyrans, touchée un instant, mais sans être au fond réformée par les beautés du
christianisme, donna carrière, toute bride lâchée, à l’impétuosité farouche de
ses instincts. Se retournant sur ses conseillers, il en fit un véritable
carnage. Peu content de ces victimes obscures, il en chercha une plus illustre.
Il fit choix de sa propre femme, de la mère de ses enfants. Tous les supplices
lui paraissaient trop doux pour celle qui l’avait entraîné dans le crime.
L’infortunée Fausta, plongée par son ordre dans un bain brûlant, y périt
étouffée. Tel fut l’holocauste, qu’en vrai païen il offrit aux mânes irrités de
son fils, et la consolation qu’il présenta à Hélène épouvantée. Et pendant que
ces coups répétés répandaient l’effroi autour de lui, les jeux, les solennités,
les fêtes continuaient avec un redoublement de splendeur et de faste. On eût
dit qu’il voulait prolonger son vertige en s’étourdissant, et couvrir par le
bruit des fêtes, les cris de sa conscience et le silence réprobateur de la
foule. Une sourde rumeur d’exécration s’élevait pourtant jusqu’à lui; un matin
il trouva à sa porte ce distique sanglant, inscrit pendant la nuit :
« Que parle-t-on de l’âge d’or? Voici un siècle de perle,
mais c’est le siècle de Néron. »
Les habiles crurent y reconnaître la main du préfet Ablave, compromis sans doute dans l’intrigue de Fausta, et
qui vengeait ainsi, par une satire anonyme, la mémoire de ses amis.
Comment cette ivresse tomba et quel en fut le réveil,
aucun des historiens ne nous le dit. Leurs phrases entrecoupées et mystérieuses
se ressentent encore de l’épouvante qui suivit ces horribles scènes. Des
traditions populaires, tant païennes que chrétiennes, s’accordent seulement à
nous représenter Constantin, après ce délire de cruauté, comme tourmenté de
remords et frappant à toutes les portes pour obtenir d'une religion quelconque
la purification de ses crimes. Zosime nous raconte sérieusement qu’il s’adressa
aux flamines d’un temple païen et leur demanda à être purifié. Ces prêtres,
saisis ce jour-là d’un scrupule d’austérité, lui répondirent qu’il n’existait
pas, dans le culte des dieux, d’expiations possibles pour de tels crimes. Mais
un Égyptien, qui était à la cour de Constantin et dans l’intimité des femmes du
palais, lui assura que la religion chrétienne avait des secrets pour remettre
tous les péchés, et ce fut, suivant Zosime, l’origine de la conversion de
l’Empereur. Sozomène rapporte ce même petit conte qu’il croit nécessaire de
réfuter. Seulement au lieu des flamines, le païen austère est le philosophe
néoplatonicien du nom de Sopatre, et c’est l’évêque
de Rome qui offre complaisamment le baptême à Constantin. Jusqu’où ne va point l’esprit
de système chez les plus consciencieux écrivains? Le grave cardinal Baronius ne
craint pas de donner l’autorité de son adhésion à ces puérilités historiques,
uniquement dans le but d’accréditer par-là l’idée que le baptême de Constantin
eut lieu à Rome par les mains du pape Sylvestre. El partant de là, sur la foi
d’actes apocryphes, que leur lecture seule convainc de mensonge, il nous montre
successivement Constantin frappé de lèpre pour le punir de ses crimes,
divinement averti d’avoir recours pour sa guérison à l’intervention de
Sylvestre, miraculeusement purifié, en effet, par le baptême, posant les bases
de la basilique vaticane et de plusieurs autres, les chargeant de richesses et
d’offrandes, et enfin accordant des honneurs, des privilèges et des possessions
particulières à l’église de Rome. Il n’hésite pas à nous le faire voir tout
souillé du sang de sa famille, haranguant le sénat et le peuple romain sur les
marches de la basilique Ulpienne, et proclamant le
christianisme au milieu des acclamations de la foule.
Le fond de vérité qui peut se mêler à toutes ces fables
n’est pas impossible à entrevoir. Constantin assurément ne songea point à
chercher son pardon au pied des autels du paganisme. Il n’ajouta pas cette
humiliation à celle qu’il ressentait déjà confusément à la pensée de ses
crimes. S’il l’eût fait, le paganisme ne se serait pas montré si scrupuleux sur
le meurtre, et les Dieux, qui, dans leur toute-puissance, avaient admis Tibère
et Caligula pour collègues, n’étaient pas devenus plus difficiles dans
l’adversité. Constantin n’avait aussi nul besoin d’un mage égyptien pour lui
enseigner, au sortir de Nicée, les règles principales de la foi chrétienne. Il
n’est pas vrai davantage qu’il ait reçu ou demandé le baptême à Rome.
Heureusement pour l’honneur de la religion chrétienne, cette cité païenne ne
vit point l’eau du baptême appelée si tôt à laver le sang du parricide. On ne
viola point, pour Constantin, toutes les règles du droit ecclésiastique en
admettant, sans pénitence suffisante, l’homicide volontaire aux sacrements.
Heureusement aussi, la grandeur temporelle du siège de Rome ne sort point de
cette origine sanglante, et, c’est se montrer peu jaloux de sa dignité que de
faire une telle supposition. Il est certain, au contraire, que malgré leur
reconnaissance pour Constantin, les chrétiens, dignes de ce nom, n’ont jamais
cherché, par une faiblesse coupable, à pallier l’énormité de ses crimes. Eusèbe
de Césarée seul, aussi bon courtisan que mauvais évêque, lui a fait la faveur
de son silence, et sacrifie, dans un de ses ouvrages, la mémoire de Crispus qu’il avait exaltée dans un autre; mais saint
Jérôme accuse Constantin sans détour dans la sécheresse simple et franche de sa
chronique. Un siècle encore après, du haut de la chaire épiscopale de la ville
qui portait son nom, saint Jean Chrysostôme racontait
sa funèbre histoire au peuple de Constantinople, sous des traits aisément
reconnaissables comme l’un des plus signalés exemples du danger des prospérités
temporelles, et l’impassible Tillemont lui-même, n’a pu tracer cette page de
sang sans laisser échapper un cri du cœur : «Dieu, dit le grave érudit, exécuta
contre Constantin la sentence qu’il avait autrefois prononcée contre David. Car
comme ses crimes, aussi bien que ceux de ce roi, avaient fait blasphémer contre
le nom de Dieu, l’épée ne se retira plus de sa maison. »
Mais, laissant de côté cette fable d’un baptême
précipité, il est très-possible et très-vraisemblable que Constantin, revenu à
lui-même, et au sentiment de ses crimes, ait cherché à apaiser la colère divine
en multipliant les pratiques de piété, et en couvrant de richesses et de
présents les autels de Dieu. Il n’y a rien là que de parfaitement conforme au
caractère de sa foi très-sincère, bien que peu efficace. Et c’est probablement
à ce mouvement de dévotion réparatrice qu’il faut imputer la fondation de
beaucoup de sanctuaires et d’églises qui se sont de tout temps réclamés des
souvenirs de Constantin. Il n’est guère de basilique romaine qui ne prétende à
celte illustre descendance. Saint-Pierre, Saint-Paul, Saint-Jean de Latran,
Sainte-Croix, Saint-Laurent, les églises de Sainte-Agnès et de Saint-Marcellin,
se vantent toutes encore aujourd’hui, d’avoir leur généalogie en règle jusqu’à
Constantin. Le fait n’est complètement établi qu’à l’égard de la vieille
basilique vaticane détruite au XV siècle pour faire place à l’église de
Saint-Pierre, et dans les murailles de laquelle on trouva des médailles de
Constantin. Sainte-Agnès porte aussi une longue inscription qui fait remonter
son origine à l’intervention de Constantine, fille de l’empereur. Et tout
auprès s’élève une petite église de forme ronde dont la structure, l’élégance
et les ornements païens trahissent une origine antique et profane; il est
permis de penser que ce fut un temple consacré par Constantin lui-même au Dieu
des chrétiens. II est plus que vraisemblable, enfin, que la colline de Latran,
où avait demeuré l’impératrice Fausta, et où s’était déjà tenu un concile,
reçut à cette même époque une grande construction du même genre. On ne peut
faire un pas sur cette éminence sans retrouver quelque souvenir vrai ou
fabuleux de Constantin. Un petit monument circulaire, subsistant encore
aujourd’hui, a passé longtemps pour avoir été élevé par lui sur le lieu même où
il était censé avoir reçu le baptême. D’admirables colonnes de porphyre, une
vaste urne de basalte vert, de belles pièces d’architecture antique arrachées à
quelque temple païen, demeurent encore comme les présents expiatoires de
l’illustre catéchumène. A côté de ce petit baptistère, s’élèvent la métropole
de Rome et le palais pontifical de Latran illustré par tant de conciles. En
face se déroule toute la plaine du Latium parsemée de ruines et traversée par
les arches rougeâtres des aqueducs.
A toutes ces constructions, il est probable que
Constantin joignit des largesses abondantes pour servir à l’ornementation
intérieure, et même des revenus en fonds de terre pour assurer la subsistance
des prêtres chargés du soin du culte. Un fond de vérité que l’on ne peut pas
séparer de l’erreur et du mensonge, se mêle donc aux énumérations détaillées
que nous a transmises à ce sujet le bibliothécaire pontifical Anastase. Lorsque
Constantin eut apaisé ainsi, par des prodigalités pieuses, l’amertume de son
repentir, lorsqu’il eut orné les nouveaux sanctuaires chrétiens de
chefs-d’œuvre de l’art antique, lorsqu’il eut posé précipitamment les
fondements de beaucoup de ces demeures de sainteté perpétuelles, comme il les
appelle dans une loi de cette époque, il quitta Rome pour n’y plus rentrer. Il
en sortit chargé, dit Zosime, de la haine populaire, et détestant lui-même un
séjour où il avait laissé la paix de sa conscience et le prestige de sa
renommée. A mesure qu'il s’en éloignait, le calme semblait rentrer dans son
âme, et on le voit déjà dès le mois d’octobre de celte année, dans la petite
ville de Spolette, revenu à ses soins de
prédilection, faisant des lois contre les hérétiques pour les astreindre aux
charges publiques et limiter, dans une étroite mesure, l’exercice de leur
culte.
Hélène aussi quittait Rome en même temps, et c’était
cette femme généreuse et véhémente qui allait se charger de rappeler à de
saintes pensées l’imagination des peuples assombrie par ces lugubres scènes, et
de rendre courage aux chrétiens qu’elles avaient dû plonger dans l’abattement.
De Rome elle se rendait directement en pèlerinage en Palestine, comme pour
chercher sur le sol baigné par le sang du rédempteur, l’expiation du crime de
son fils. Depuis le jour de sa conversion, une idée s’était emparée d’elle et
ne la quittait plus : c’était le désir de tirer de rabaissement, où elle était
tombée, la terre qui avait vu naître et mourir Jésus-Christ. On dit même que
plusieurs visions, aperçues en songe, l’avaient confirmée dans ce dessein.
Alors, plus que jamais une telle tâche convenait à sa douleur et à sa piété.
Voyant Constantin en disposition de tout prodiguer pour éblouir les yeux et
distraire la mémoire des peuples, elle en obtint une permission générale d’agir
à son gré, en Judée, pour la gloire de Dieu. Forte de cette sorte de plein
pouvoir auquel se joignait un crédit d’argent illimité, dès la fin de 326,
malgré l’hiver et son grand âge, elle fit voile vers Jérusalem.
Rien n’était triste et désolé comme l’état où la dernière
conquête romaine avait laissé les fameuses contrées, promises autrefois comme
une sorte de paradis terrestre aux enfants d’Abraham. Les insurrections
consécutives des Juifs, les sièges meurtriers qu’avait subis Jérusalem, les
terribles justices des Romains vainqueurs avaient répandu partout l’aspect de
la désolation et de la mort. Depuis la dernière victoire d’Adrien où avaient
péri, au compte de Dion Cassius, 585,000 hommes, le sol épuisé de la Judée
n’avait pas eu la force de réparer de telles pertes. A la vérité, sur les
ruines de la cité de David s’était élevée à la voix d’Adrien une grande ville
pourvue de beaux monuments, avec la régularité froide et splendide qui
caractérise les constructions officiellement décrétées; les temples surtout y
abondaient. On avait eu soin de placer un autel à Jupiter sur le sol même qui
avait porté le temple de Salomon. A dessein ou par hasard les lieux sanctifiés
par la naissance et la mort du Sauveur se trouvaient chargés aussi de
sanctuaires consacrés aux plus infâmes mystères. Mais l’accès d’Ælia Capitolina était interdit
aux anciens Juifs, qui n’avaient permission d’y paraître qu’un seul jour par an
à l’époque de la grande foire et encore en payant des droits d’entrée. On avait
même sculpté un pourceau sur la porte principale, dans le dessein de faire
reculer les vrais Israélites devant cet emblème détesté. Ainsi privée de ses
habitants naturels, la nouvelle cité n’était peuplée que d’un ramassis de
colons mêlé de Syriens, de Grecs et d’Arabes. Les Juifs établis tout alentour,
à Tibériade, à Capharnaüm, à Nazareth, où ils avaient fondé de grandes écoles,
lançaient des regards d’envie et de regret sur le sol sacré qui leur était
désormais interdit. Ils essayaient de temps à autre des résistances
impuissantes qui leur attiraient de nouvelles rigueurs, et étouffaient à chaque
génération tout germe renaissant de prospérité. Constantin lui-même ne s’était
pas montré pour eux plus doux que ses prédécesseurs, et deux lois rédigées sur
un ton très-sévère pour les astreindre aux charges municipales et leur
interdire tout acte de prosélytisme, avaient attesté que les compatriotes du
Christ, descendants de ses meurtriers, n’avaient rien à attendre de la clémence
du césar chrétien.
Avec le temple et les cérémonies des Juifs, la religion
chrétienne, qui longtemps ne s’en distingua pas essentiellement aux yeux des Romains,
s’était vue bannie de Jérusalem. Tous les chrétiens juifs avaient dû s’éloigner
du berceau de leur culte. Un petit nombre de Grecs convertis subsistaient seuls
dans Ælia Capitolina, et le
siège apostolique de saint Jacques , qui s’était longtemps enorgueilli de
n’être occupé que par des parents et des alliés du Christ, perdit
singulièrement de sa splendeur aux yeux du monde chrétien. L’évêque Ælia était tombé au rang d’un simple assistant du
métropolitain de Césarée. Vainement, au concile de Nicée, le saint titulaire de
ce diocèse, Macaire, avait-il ému l’assemblée sur l’abaissement de sa dignité :
en lui confirmant ses privilèges honorifiques on l’avait maintenu expressément
sous la juridiction de son métropolitain. On juge avec quelle joie il vit arriver
l’impératrice qu’il avait pu connaître à Nicée, et qui venait avec le dessein
arrêté de rendre aux lieux confiés à sa garde leur antique renommée.
Le premier désir de l’impératrice en entrant dans
Jérusalem fut d’être conduite sur-le-champ auprès du tombeau du Sauveur.
«Allons, disait-elle, allons adorer le lieu où ses pieds sacrés se sont
arrêtés». À sa grande surprise on éprouva quelque embarras à le lui indiquer.
Depuis longtemps la caverne où avaient été déposés les restes mortels de
Jésus-Christ avait été comblée par les païens pour la soustraire aux adorations
dont l’environnaient les premiers chrétiens. Peu à peu les chrétiens eux-mêmes
avaient cessé de la visiter, parce qu’on y avait élevé des emblèmes idolâtres
auxquels ils craignaient de paraître rendre hommage. Puis au milieu des
bouleversements, des constructions faites et défaites, la disposition du
terrain avait singulièrement changé. Toute cette population récente qui
remplissait la ville d’Adrien n’avait aucune notion traditionnelle sur les
souvenirs évangéliques. De tous les lieux saints on ne connaissait guère plus
que les grottes de Bethléem où était né le Sauveur. Hélène ne se découragea pas
devant ces difficultés. Elle rassembla les chrétiens les plus savants et fit
même venir des écoles voisines les Juifs les plus instruits, et devant elle
s’engagea une discussion topographique sur le lieu des scènes de la passion. On
tomba d’accord enfin de l’endroit où l’on supposait que se trouvait le saint
sépulcre dans le voisinage du Calvaire. Un Juif, qui avait un mémoire
particulier venu de ses pères, contribua beaucoup, dit-on, à fixer les
incertitudes.
Le débat terminé, Hélène se leva aussitôt, et, à la tête
d’ouvriers et de soldats, se rendit elle-même sur le terrain, en ordonnant
qu’on commençât une fouille. L’opération n’était pas sans difficulté : il
fallait abattre quantité de constructions qui s’élevaient sur la colline du
Calvaire et tout alentour, et la dérobaient presque aux regards. Mais Hélène
avait des ordres de Constantin qui lui permettaient de ne reculer devant rien.
On détruisit indifféremment les maisons et les temples, et on creusa à de
grandes profondeurs, en ayant soin de porter le plus loin possible les
matériaux enlevés comme pour purifier le saint lieu de leur contact profane.
Hélène excitait tout le monde au travail par ses brûlantes exclamations :
«Voici, s’écriait-elle, le lieu du combat; mais où est le signe de la victoire?
Je cherche l’étendard du salut, et je ne le trouve pas. Quoi! je règne et la
croix de mon sauveur est dans la poussière!... Comment voulez-vous que je me
croie sauvée si je ne vois pas le signe de la rédemption?»
Enfin, après plusieurs jours de travail, on découvrit la
grotte du saint sépulcre sous les ruines d’un temple de Vénus, et, d’après le
rapport de tous les historiens, Eusèbe excepté, on trouva en terre, à côté,
trois croix de bois conservées intactes dans le sol. On ne mit pas un moment en
doute que ce ne fussent les instruments du supplice du Sauveur et des deux
larrons crucifiés à ses côtés. Mais il s’agissait de distinguer celle qui avait
porté le Sauveur du monde.
Ici les récits authentiques, jusque-là à peu près
unanimes, diffèrent sur un point capital. Saint Ambroise dit simplement qu’en
examinant de près la croix qui tenait le milieu, on y découvrit l’inscription
placée autrefois par Pilate, en trois langues différentes : Jésus de
Nazareth, roi des Juifs. Saint Jean Chrysostome, dans une homélie sur la
Passion, confirme d’une façon indirecte, mais claire, cette version. Suivant
tous les au très historiens, au contraire, saint Paulin, Socrate, Sozomène et
Rufin, ce titre était sur une tablette séparée et détachée du tronc de la
croix, de sorte qu’il ne pouvait servir d’indice. Il était de plus fort effacé,
et les lettres à moitié rongées. Il fallut recourir à un autre moyen; l’évêque
Macaire, qui suivait, auprès de l’impératrice et au milieu d’une foule émue,
tous les incidents de cette découverte dramatique, saisi comme d’une
inspiration divine, en suggéra tout d’un coup l’idée.
II fit amener sur le lieu une dame de qualité, qui se
mourait d’une maladie sans remède; puis, il fit apporter les trois croix hors
de la grotte, et se mit à genoux tout auprès, lui, l’impératrice et tous les
assistants. Levant alors les yeux au ciel, «Seigneur, dit-il, qui avez daigné
faire le salut du genre humain, par la passion de votre fils unique sur la
croix, et qui, dans ces temps, avez inspiré à votre servante, la pensée de
chercher ce bois sacré qui a porté notre salut; faites-nous connaître, d’une
façon évidente, celle de ces croix qui a servi à la gloire du Seigneur, et
celle qui n’a été dressée que pour le supplice d’un esclave. Accordez-nous
qu’aussitôt que cette femme que voici, et qui est là étendue à moitié morte,
aura touché ce bois salutaire, elle soit rappelée à la vie». Il approcha alors
la première croix et la malade ne bougea pas. Au contact de la seconde, même
insensibilité. Mais, dès que la troisième croix eut touché les membres de la
mourante, on la vit ouvrir les yeux, se dresser sur ses pieds, et marcher en
publiant la gloire de Dieu. Au récit de saint Paulin et de Sulpice Sévère, ce
ne fut point seulement la guérison d’une mourante, mais la résurrection d’un
mort qui servit de témoignage à la vraie croix.
La découverte ainsi heureusement terminée, Hélène, dont
le cœur débordait de joie, s’approcha, en tremblant, du bois sacré. Elle
désirait et n’osait le toucher. Elle se mit à l’adorer, «mais prenez garde, dit
saint Ambroise, elle n’adora pas le bois, ce qui serait l’erreur des gentils et
la sottise des impies. Elle adora celui dont les membres avaient pendu sur le bois,
dont le nom avait été inscrit sur la tête de la croix, celui, dis-je, qui cria
à haute voix, comme l’insecte du désert, pour implorer le pardon de ses
persécuteurs. Elle toucha pourtant cet objet qui avait été comme le lit de la
vérité même; le bois parut briller à ses yeux, et la grâce illumina son cœur »
La croix lut enfermée dans une vaste boîte d’argent, et
remise à l’évêque de Jérusalem. Hélène n’en conserva qu’une faible partie et
deux des clous qui avaient dû servir à assujettir la sainte victime sur le bois.
Elle avait hâte d’envoyer à son fils ces précieuses reliques. Par son ordre,
l’un des clous fut enchâssé dans un diadème de pierreries qui servait à former
un casque, sorte de coiffure que Constantin affectionnait, puisqu’on la
retrouve souvent sur ses médailles. Elle destina l’autre à un emploi plus
singulier. Elle le fit tailler dans la forme du mors d’un cheval. La bizarrerie
de cette disposition donna lieu à beaucoup de commentaires. Saint Ambroise y
voyait une application d’un verset assez énigmatique du prophète Zacharie, mais
saint Jérôme le raille de celle interprétation. Ne serait-il pas permis de
supposer, qu’Hélène, en envoyant ce présent bizarre à son fils chéri et
coupable, lui indiquait, par une de ces formes symboliques, si familières aux chrétiens
de cet âge, que ce fer baigné du sang du Christ, était le frein qui devait
briser l’indomptable furie de ses passions?
Constantin reçut avec une joie infinie la nouvelle de la
découverte de la croix, et les présents de sa mère. Dans la disposition
généreuse où il était, l’idée ne pouvait manquer de lui venir de consacrer
aussitôt les lieux saints par quelque monument digne de leurs souvenirs. Sans
délai, il écrivit de Thrace, où il était encore, à l’évêque de Jérusalem, pour
mettre à sa disposition toutes les richesses de l’Empire. «La grâce de notre
Sauveur est telle, disait-il, qu’il n’y a point d’expression capable de
célébrer un tel miracle. Que le sacré monument de la passion de notre Dieu ait
pu rester tant d’années caché dans la terre pour briller le jour où l’ennemi du
genre humain est terrassé, et où les serviteurs de la croix sont en liberté,
cela dépasse toute admiration , et quand on convoquerait tous les hommes
habiles qu’il peut y avoir sur la terre pour leur faire dire quelque chose qui
approche de la a dignité d’une telle merveille, je ne crois pas qu’ils puissent
arriver à en exprimer la moindre partie. Ce miracle dépasse la capacité
naturelle de la raison humaine, autant que les choses divines surpassent les
choses humaines. Sachez donc que je n’ai rien de plus à cœur que de voir
ce lieu déjà débarrassé par mes soins, des simulacres ignominieux de
l’idolâtrie, dont le poids l’accablait; ce lieu, qui, dès l’origine, a été fait
saint par le choix de Dieu, et s’est montré plus saint encore en produisant au
jour le témoignage de la passion de Notre-Seigneur; — ce lieu, dis-je, orné de
toute espèce de magnificence de constructions. Il convient donc à votre
prudence de tout disposer et de tout mettre en œuvre, pour qu’une basilique s’y
élève qui surpasse les plus belles qui soient au monde, et que, non-seulement,
le bâtiment lui-même, mais tous les accessoires l’emportent de beaucoup sur les
plus beaux édifices qui soient dans aucune ville. Quant à la construction et à
l'architecture des murailles, nous avons donné commission d’y veiller, à notre
ami Dracilien, le préfet de la province. Notre piété
lui a ordonné de diriger sur-le-champ les artisans et les ouvriers, et toutes
les choses que votre prudence lui indiquera comme nécessaires pour une telle
œuvre. Mais, quant aux colonnes et aux marbres intérieurs, hâtez-vous de nous
écrire les matériaux que vous jugez être les plus utiles et les plus précieux.
Quand nous saurons par vos lettres de quoi vous avez besoin, de quelle qualité,
en quelle quantité, nous en ferons faire la recherche Dites-moi aussi, si
pour l’intérieur de la basilique vous jugez à propos qu’elle soit lambrissée,
ou disposée de quelque autre manière. Car, s’il doit y avoir des lambris, on
pourra les charger d’or. Écrivez-moi
vite sur tout cela, non-seulement sur les marbres et les colonnes, mais aussi
sur les lambris, si ces genres d’ornement vous paraissent les plus beaux. Que
Dieu vous conserve.»
Constantin n’était pas le seul à se réjouir. Un cri de
joie s’échappa de toutes les familles chrétiennes, a la nouvelle que Jérusalem
sortait de ses ruines, couronnée par la vraie croix de Jésus-Christ. Dieu
venait de consacrer, parmi dernier miracle, le triomphe déjà merveilleux de son
Église. Quel spectacle pour des hommes échappés depuis douze ans seulement de
la terreur du supplice, pour des enfants qui avaient pleuré au pied du gibet de
leurs pères, pour des mères qui avaient passé toute leur jeunesse, cachées dans
des cavernes, ou se glissant furtivement dans des cachots, que cet instrument
du supplice divin sortant tout d’un coup des entrailles de la terre, et
devenant comme un signe de domination et de victoire! On croyait assister au
jour de la résurrection dernière, et voir le Fils de l’Homme, porté sur des
nues et prêt à couronner ses serviteurs. Toutes les impressions des choses de
la terre s’effaçaient devant de si vives émotions. Heureux les peuples que les
élans d’une foi ardente viennent distraire promptement du spectacle des
faiblesses et des violences humaines.
Hélène, dont on avait peu parlé jusqu’alors, devint
aussitôt l’héroïne de tout le monde chrétien. Sa réputation remplaça celle de
son fils, dont l’éclat ternissait. On s’entretint partout de ses vertus. On
s’étonnait de trouver en elle, dans le rang élevé d’impératrice, au milieu du
faste dont son fils l’environnait, avec l’humilité de la chrétienne, la
simplicité primitive de la paysanne. Pendant qu’elle répandait l’or à pleines
mains sur son passage, comblant de largesses et d’aumônes les villes, les
soldats et surtout les pauvres, habillant les uns, rachetant les autres de la
servitude, délivrant les prisonniers, rappelant les exilés, chargeant les
autels des plus riches présents, on la voyait aux offices divins, sous un voile
modeste, confondue parmi les rangs des simples femmes. Sa verte et sereine
vieillesse lui permettait de se livrer aux plus rudes exercices. Dans un festin
qu’elle donna en signe de réjouissance à toutes les vierges consacrées à Dieu,
dans Jérusalem, on la vit reprendre cette robe de servante qu’elle avait portée
dans sa jeunesse, alors qu’étant simple hôtelière, elle avait fixé les yeux de
Constance Chlore. Elle tint le bassin pour laver les mains des saintes filles,
mit les plats sur la table, versa à boire, trop heureuse, disait-elle, de
servir les servantes de Jésus-Christ. En sortant de là, elle leur assigna une
large pension sur le trésor impérial.
On peut juger avec quel empressement elle mit la main à
l’exécution des ordres généreux de Constantin. Avant de quitter la Palestine,
elle s’occupa très activement de la construction de cette église de la
Résurrection et de la Croix, qui devait s’élever sur les vestiges du
Saint-Sépulcre. Elle commença aussi deux autres sanctuaires, l’un sur la
caverne de Bethléem, où était né le Sauveur, et l’autre sur le mont des
Oliviers, d’où il avait pris son essor vers le ciel. Les fondements de ces
édifices une fois posés, elle quitta la Judée pour aller rejoindre son fils qui
se rapprochait lentement de l’Orient. Leur entrevue fut très tendre.
L’affection que Constantin lui avait toujours portée, semblait s’être ranimée
plus vivement, depuis ces dernières épreuves. II venait de donner son nom au
petit bourg de Drépane, en Bithynie, où elle avait vu
le jour, et qui, sous la dénomination d’Hélénopolis,
allait devenir une grande ville. Tous les citoyens, tous les soldats, les
païens même, l’appelaient auguste et impératrice. On frappait son image sur des
monnaies. C’est au milieu des embrassements de ce fils chéri, et dans cette
espèce de triomphe universel, qu’Hélène sentit ses forces s’épuiser, et
reconnut les approches de la mort. Elle avait, près de quatre-vingts ans. Elle
expira vers le commencement de 328, entre son fils et son petit-fils, leur
distribuant ses biens, ses bénédictions et ses conseils. Elle exhorta
Constantin à gouverner ses sujets suivant les règles de la justice, à pratiquer
la vertu, mais à ne pas s’en enorgueillir, et à servir Dieu toujours avec
crainte et tremblement. Puis, elle s’endormit dans le Seigneur.
Ses funérailles se firent avec grande pompe. On ne sait
trop pourquoi Constantin fit transporter son corps à Rome, au milieu d’un
cortège de soldats; car, il est certain qu’elle était morte en Orient. Mais
cette ville qui avait insulté la puissance du fils, reçut avec vénération les
dépouilles de la mère. Ses vertus, son courage faisaient taire tous les
ressentiments. Elle fut déposée, dit Nicéphore, dans un tombeau de porphyre,
placé dans une église, de forme ronde, qu’on croit être celle de saint Pierre
et Marcellin, sur la voie Lavicane, aujourd’hui la
route de Naples, par Anagni et Frosinone. On y trouve un cimetière qui porte
son nom. Ce nom sacré, du reste, devint celui d’un grand nombre de cités et de
provinces entières. On a retrouvé en plusieurs lieux d’Asie et d’Italie des
statues et des inscriptions en son honneur. Enfin, plus tard, quand l’église eut
permis qu’on élevât des autels sous son invocation, de nombreuses villes se
sont disputé l’honneur de posséder ses reliques.
Pendant que ce cortège glorieux traversait l’empire, ap.329,
une autre femme royale achevait languissamment une triste vie, toujours
sacrifiée à la politique, et dont la fin même allait avoir de graves
conséquences. La malheureuse princesse Constantine, mariée autrefois à Licinius
pour servir les vues ambitieuses de son frère, privée plus tard par ce frère
même d’un fils et d’un époux, se mourait dans la retraite. Dans la douleur où
elle passait ses derniers jours, la religion, pour elle aussi, était devenue
l’unique consolation. Mais, au nombre de ses chagrins, il fallait compter
l’exil de son ancien ami et de son confident, Eusèbe de Nicomédie, qui avait,
de tout temps, régné sur sa conscience. Il avait eu soin de laisser auprès
d’elle un prêtre de son parti, qui profitait des sentiments pieux de la
princesse mourante, pour l’intéresser à petit bruit au sort des hérétiques, si
rudement traités, disait-il, par le concile et par l’empereur. Tout en l’entretenant
des grandes vérités de la foi et des leçons de la mort, le prêtre astucieux
savait glisser quelques mots sur les saints hommes calomniés, sur Arius
sacrifié à la jalousie de son évêque, et dont la doctrine avait été si fort
défigurée. Constantine recevait ses paroles avec confiance, et soupirait en
secret des erreurs d’un frère qu’elle n’avait pas cessé de chérir, malgré ses
injures, et qu’elle aimait mieux croire en tout genre trompé que coupable.
Son mal s’aggravant, elle demanda pourtant à le revoir.
Il accourut à Nicomédie, un peu confus des douleurs qu’il lui avait causées, et
en manière de réparation il la combla de soins et de tendresse. A son chevet il
trouva le prêtre suspect, qu’elle ne manqua pas de lui présenter comme un homme
dévoué au bien de la religion et de l’État, dont les avis pouvaient être
utiles, et qu’elle lui recommandait instamment d’écouter, dans l’intérêt de son
propre salut. L’empereur, très ému, était disposé à tout bien accueillir de la
part d’une sœur chérie, offensée et mourante. On fit parler Constantine jusques
dans l’angoisse de ses derniers moments. «Je meurs, lui dit-elle en expirant,
et la vie n’est plus rien pour moi; mais, je ne suis inquiète que pour vous; je
crains que Dieu ne vous punisse par la ruine de a votre Empire, des traitements
que vous faites subir à des innocents, et des exils perpétuels auxquels vous
les condamnez! »
Ces adieux, que la mort suivit de près, portèrent le
trouble dans l’âme de Constantin. On a vu combien sa conscience était facile à
alarmer sur tout ce qui tenait à la religion. D’ailleurs, en cette matière, une
seule idée paraissait toujours le préoccuper : c’était de terminer, à tout
prix, la division de l’Église. Dans cette pensée, il était à peu près
également, et tour à tour, disposé à frapper de grands coups sur les dissidents
pour les intimider, ou à leur faire de grandes concessions pour les ramener. Il
s’entretint avec le prêtre qui avait assisté les derniers moments de sa sœur,
et il se laissa facilement persuader qu’Eusèbe de Nicomédie et Théognis, s’ils
avaient failli, avaient été assez punis par trois ans d’exil; qu’après tout,
ils avaient fait preuve de soumission dans le concile en signant le symbole,
qu’il était temps de mettre fin à leur pénitence, et que peut-être, par leur
moyen, on pourrait ramener Arius lui-même dans le sein de l’Eglise, et effacer
ainsi jusqu’au souvenir du schisme. Ce furent sans doute ces raisons ou
d’autres analogues, qui le décidèrent à prendre le parti étrange de rappeler de
l’exil les deux évêques proscrits, et même, par un procédé assez irrégulier et
contraire aux canons, de les rétablir d’autorité sur leurs sièges.
Les deux exilés en témoignèrent une reconnaissance sans
bornes, et ce sentiment prêta encore des charmes nouveaux à ce talent de
flatterie délicate dont Eusèbe de Nicomédie était doué. On n’est jamais plus
accessible à l’adulation que lorsqu’on est mécontent de soi-même. Constantin,
inquiet au fond des avertissements secrets qu’il avait reçus du jugement public
et de sa conscience, goûta avec délices les complaisances empoisonnées de
l’évêque hérétique. En peu de mois, Eusèbe, qui avait très habilement dissimulé
le fond de ses opinions, était rétabli dans toutes ses fonctions. L’entrée du
palais lui était rouverte, et il pouvait exercer une seconde fois, sur l’esprit
de l’empereur, sa déplorable influence.
Il lui fut d’autant plus aisé de reprendre paisiblement sa
place dans les bonnes grâces impériales, que Constantin se croyant délivré pour
quelque temps des divisions religieuses, avait l’esprit tout rempli d’un grand
dessein, auquel l’évêque de la première ville d’Orient avait plus d’une raison
de donner les mains. Constantin, en quittant Rome, mécontent de lui-même et des
autres, avait juré de n’y plus rentrer, et dès le premier novembre 329, il
posait les fondements d’une nouvelle cité, destinée à égaler la capitale du
monde. De grandes raisons politiques justifiaient à ses yeux ce dessein, dont
un jour de colère avait précipité l’exécution.
CHAPITRE VI
FONDATION DE CONSTANTINOPLE
|