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L’ÉGLISE
ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE
PREMIÈRE
PARTIE
CHAPITRE
PREMIER
LA
BATAILLE DU PONT MILVIUS ET L’ÉDIT DE MILAN
(311
— 312)
Au moment
où ledit de tolérance de Galère mettait fin à la dernière persécution de
l’Église chrétienne, la nouvelle organisation de l’Empire, bien qu’elle n’eût
que vingt années de date, n’était déjà plus conforme à son plan primitif. Dans
la pensée de Dioclétien, l’Empire devait rester partagé entre deux empereurs en
titre qui gardaient exclusivement le nom d’Augustes, et deux héritiers
présomptifs, mais associés au pouvoir, et qu’on appelait Césars. En 311 après
Jésus-Christ, la division avait déjà été poussée plus loin. Les noms d’Auguste
et de César étaient confondus, et il y avait eu jusqu’à six empereurs à la
fois, tantôt unis, tantôt en guerre, sans compter le vieux Dioclétien lui-même,
qui languissait dans la solitude, après une abdication volontaire, et qui
assistait tristement à la décomposition de son œuvre.
Parmi
tous ces princes dont les sentiments étaient fort différents, mais l’ambition
égale, et dont la rivalité troublait l’État, un en particulier fixait tous les
regards par des dons brillants, par un courage déjà éprouvé dans les batailles,
par une intelligence élevée, et par une qualité très surprenante dans ces cours
dissolues, l’austère pureté de ses mœurs. C’était Constantin, fils de
Constance Chlore, qui avait reçu en héritage de son père la souveraineté de
toute la partie occidentale de l’Empire. Il faut reprendre d’un peu plus haut
le cours d’une vie déjà signalée par de remarquables événements.
La
naissance de Constantin n’était pas tout à fait égale à l’élévation de son
rang. Il avait vu le jour à Naisse dans la haute Mœsie en l’an 274 après Jésus-Christ, plus de dix ans, par conséquent, avant que Dioclétien
eût appelé Constance, son père, à partager le pouvoir suprême. Bien qu’allié assez
proche de l’empereur Claude, dont il portait le surnom, Constance n’était
alors qu’un général distingué. Sa modique fortune lui avait fait donner par ses
compagnons le surnom de pauvre. Il avait contracté de bonne heure une
alliance inégale avec une fille de basse condition, une hôtelière, suivant
saint Ambroise, du nom d’Hélène. Constantin était né de cette union d’une
nature particulière qui ne donnait pas tous les droits du mariage romain. Après
le partage de l’Empire, il entra dans les vues de la politique de Dioclétien de
cimenter l’union des nouveaux empereurs par des alliances domestiques et de
garder auprès de lui des gages de leur fidélité. La mère de Constantin fut
répudiée pour que Constance pût épouser la belle-fille de l’auguste Maximien
Hercule. Constantin lui-même dut rester à Nicomédie comme en otage. Mais
malgré le vice de son origine, il y fut traité avec les honneurs impériaux. On
l’avait vu traverser la Palestine avec l’empereur vers l’an 296, lors de
l’expédition d’Égypte dirigée contre l’usurpateur Achillée. Il se tenait à la
droite du souverain : les curieux remarquaient sa haute taille, la beauté de ses
traits, la vigueur de ses membres et je ne sais quel air royal qui respirait en
lui. Dioclétien, appréciant ses qualités précoces, le nomma de bonne heure
tribun de premier ordre. Il était encore dans le palais lorsque Galère fit
décider la persécution des chrétiens : il fut témoin delà délibération, non
sans éprouver la répugnance que celte entreprise sanguinaire fit ressentir à tous
les gens de bien, et la crainte qu’elle inspira à tous les hommes doués de
quelque prudence.
Le
conseiller, d’ailleurs, devait lui déplaire presque autant que la mesure même.
C’était l’ennemi de son père et le sien. S’il n’avait pas su alors cette hostilité,
il n’aurait pas tardé à la reconnaître. Entre les deux Césars, Galère et
Constance, il y avait une rivalité naturelle de position, qui ne cessa pas
lorsque l’abdication contrainte ou volontaire des deux Augustes les fit monter d’un
rang l’un et l’autre (305 ap. J.C.). Cette promotion
laissait deux places vacantes dans la hiérarchie impériale. Il semblait
naturel que l’une au moins fût réservée au fils de Constance; mais Galère
profita de l'éloignement de Constance pour prévenir un choix qui aurait donné
à son collègue la prépondérance dans le conseil impérial. Par ses avis ou
plutôt par l’effet de ses menaces, on alla chercheuses nouveaux Césars en
dehors des familles régnantes. Constantin se vit préférer deux soldats inconnus,
Flavius-Sévère, homme de basse naissance et de mauvaises mœurs. et Maximin Daia, fils de la sœur de Galère, berger demi-barbare «qui sortait
à peine des bois, et quittait des troupeaux de bêtes pour commander à des
peuples». Quand on proclama ce singulier choix devant l’armée et les citoyens
assemblés aux portes de Nicomédie, il y eut une surprise et un désappointement
universels. Toute la foule avait les yeux fixés sur Constantin alors dans la
force de l’âge, connu et aimé de tous les soldats. On crut qu’il y avait une
erreur de nom; mais Galère écartant Constantin de la main, produisit son favori
inconnu qui fut sur le lieu même dépouillé de ses vêtements ordinaires, et
revêtu de la pourpre. L’offense était égale et pour Constantin qu’on frustrait
d’une espérance légitime, et pour l’empereur Constance qui apprit dans sa
retraite des Gaules qu’on avait disposé de l’empire sans le consulter.
Le jeune
homme frémit d’impatience, mais il dut dissimuler son ressentiment. Son père
était trop éloigné, et avait trop à faire en Gaule pour lui venir en aide.
D’ailleurs une certaine douceur naturelle qui contrastait avec la rudesse des
mœurs communes rendait Constance peu redoutable aux yeux de son farouche
collègue. Constantin resta à la cour du persécuteur des chrétiens, l’objet
d’une surveillance ombrageuse, et souvent d’honneurs dérisoires et périlleux.
N’osant attenter à sa vie toujours chère à l’armée, Galère l’exposait sans
cesse à des périls où il se distinguait, mais où on espérait qu’il devait
succomber. Dans les jeux publics on l’excitait à entrer en lutte avec des bêtes
sauvages. Dans des expéditions successives contre les Sarmates, on le plaçait
toujours au poste le plus dangereux: un jour c’était un barbare gigantesque
qu’on le voyait combattre, saisir aux cheveux et traîner aux pieds de Galère;
une autre fois il entrait le premier avec son cheval dans un marais profond, et
toute l’année passait après lui, Dans tous ces traits on admirait sa valeur:
d’autres plus tard devaient adorer la main de Dieu qui l’avait sauvé presque
miraculeusement des périls.
Cependant
la santé de Constance s’affaiblissait; il rappelait avec instance son fils
auprès de lui. Galère ne put se refuser plus longtemps au désir d’un collègue.
Constantin obtint la permission de partir, et reçut le brevet impérial (sigillum) qui était nécessaire pour disposer des
relais publics, distribués sur toutes les routes. Galère le lui remit assez
tard, un soir, avec injonction de ne partir, le lendemain, qu’après avoir reçu
ses derniers ordres. Mais le jour venu, Galère, qui avait à dessein retardé
son lever jusqu’après midi, apprit que Constantin était parti immédiatement au
sortir du souper. On fit courir en toute hâte après lui : mais les maisons de
postes n’avaient plus de chevaux valides. Constantin avait eu la précaution
d’en emmener le plus grand nombre possible, et de mutiler ceux qu’il laissait.
Galère éprouva tant de dépit de celte fuite qu’on dit qu’il en versa des
larmes. Le chemin de Nicomédie en Gaule fut très rapidement parcouru, et Constantin
eut enfin la joie de toucher le sol du royaume paternel.
Le
spectacle qui attendait Constantin en Gaule était bien de nature à frapper
l’attention d’un jeune prince dont l’esprit formé de bonne heure à la politique
était tout rempli de l’espoir et de la pensée de régner. Il venait de quitter la
capitale de Galère, au moment où tout retentissait des gémissements des chrétiens
traînés au supplice. Tout le long de sa roule, en Thrace, en Norique, sur le haut
Danube, les croix étaient dressées, les bûchers en flammes, tout l’arsenal des
supplices déployé. Dans beaucoup d’endroits, les bourgs étaient dépeuplés, les
chrétiens se cachaient dans les montagnes et dans les cavernes.
Au milieu
de la crise violente qui ensanglantait et agitait l’Empire, la magnifique
province des Gaules était restée, grâce à la mansuétude de son souverain, dans
une paix à peu près complète. Humain par nature et par tempérament, quand les
ordres sanguinaires de Nicomédie lui étaient arrivés, Constance en avait sinon
refusé, du moins éludé l'exécution. Quelques églises fermées, quelques pans de
murailles détruits lui avaient semblé suffisants pour ne pas encourir le
reproche d’une désobéissance directe. Mais il respecta, dit Lactance, le vrai
temple de Dieu qui est dans les hommes. Il avait conservé des chrétiens à sa
cour : on dit même qu'il leur donna par une ruse innocente le choix de perdre
leur charge ou de sacrifier aux dieux, et qu’il éloigna de lui ceux qui eurent
la faiblesse de faire infidélité à leur foi pour conserver ses bonnes grâces,
disant que les lâches qui étaient capables de trahir leur Dieu et leur
conscience trahiraient aussi leur souverain. Il portait dans toutes les parties
de son gouvernement la même modération d’âme. Son domaine était le seul où l’on
ne souffrît point des rigueurs d’une sévérité fiscale que l’accroissement du
nombre des fonctionnaires et la multiplicité des cours fastueuses et avides
avaient rendue nécessaire. Sous ce régime libéral, la Gaule préservée des
scènes de meurtre et de ruine qui désolaient l’autre versant des Alpes, faisait
admirer sur le plus beau sol et chez la nation la plus intelligente de
l’Empire, les richesses renaissantes de la paix et toute l’activité de la foi.
Les écoles d’Autun, de Toulouse, de Bordeaux, de tout temps fameuses, se
relevaient sous la direction du rhéteur Eumène, d’une décadence momentanée. Les
invasions des barbares fortement réprimées avaient été mises à profit par une
politique habile. Constance avait distribué aux Germains captifs les terres
incultes: fournissant ainsi des bras à la culture des champs dont le
délaissement était un des grands maux de la société impériale. Le rhéteur latin
s’étonnait de voir labourer le Chamave et le Frison,
le vagabond attaché à la glèbe et le brigand garder des troupeaux. Cette terre,
féconde dans tous .les produits de la nature et de l’intelligence, fournissait
aussi une abondante moisson spirituelle. Saint Irénée à Lyon, saint Galien à
Tours, saint Denys à Paris, saint Paul à Narbonne, saint Quentin à Amiens,
saint Crépin à Soissons, et tant d’autres encore avaient laissé derrière eux
des disciples nombreux et actifs. Au début du quatrième siècle on peut déjà
citer en Gaule plus de vingt évêques. Ainsi se manifestait en tout genre
l’activité de cette race gauloise qui avait déjà le sentiment de son importance
et qui se montrait surtout très empressée de faire des princes et de créer des
gouvernements.
Elle
accueillit Constantin par des clameurs enthousiastes. Il traversa la province
entière pour aller retrouver son père à Gessoriacum (Boulogne-sur-Mer), au moment où, malgré sa vieillesse précoce et sa santé
altérée, ce prince allait s’embarquer pour porter encore une fois ses armes
dans l’île de Bretagne. Constance ne survécut point aux fatigues de cette
dernière expédition. Il expira à Eboracum (York), après quelques succès remportés sur les Pictes, le 25 juillet de l'an
306; il avait porté la couronne treize ans et deux mois, en qualité de César,
et un an et demi, en qualité d’Auguste. Il s’éteignit au milieu de tous ses
enfants. Il n’en avait pas moins de six, outre Constantin, tous nés de sa
seconde femme. Mais aucun des membres de cette jeune famille n’était en âge de régner,
et le père
mourant eut le temps de les recommander tous à leur aîné et de le désigner lui-même à l'affection et au choix de ses soldats.
A peine
avait-il fermé les yeux, que les troupes s’assemblaient d’elles-mêmes et
charmées de la bonne mine de Constantin, comptant aussi sur sa générosité, le
proclamèrent empereur tout d’une voix. Un des plus animés pour cette élection,
était même, dit-on, un chef barbare, Eroc, roi des
Allemands qui servait sous les étendards romains. Constantin désigné ainsi par
la voix populaire, se laissa faire, sans trop de résistance, et parut revêtu de
la pourpre, aux funérailles, ou pour mieux parler, à l’apothéose de son père;
car il ne manqua pas de décerner à l’illustre mort les honneurs divins qui
étaient d’habitude, et plusieurs médailles en fournissent la preuve.
Fidèle d’ailleurs en toute chose à l’étiquette romaine, il envoya aussitôt à
tous les princes son image couronnée de lauriers. Ce fut un moment à la fois
piquant et solennel que celui où cet envoi parvint à Nicomédie et fut remis à
Galère. Le vieil Auguste fut bien tenté de le refuser et de faire jeter dans le
feu l’image et le messager; mais on lui représenta que Constantin ne manquerait
pas d’arriver bientôt pour défendre ses droits, et que toute l’armée, qui
gardait encore son souvenir, se porterait sans doute à sa rencontre avec joie.
La prudence l’emporta, et l’image fut reçue. Mais pour témoigner, en quelque
manière, sa répugnance, Galère décida que Sévère seul serait appelé au rang
d’Auguste , et que Constantin n’aurait à remplir que le poste vacant de
quatrième empereur et de second César. Aussi patient que résolu, aussi modéré
qu’ambitieux, Constantin ne réclama pas, et se contenta, pour le moment, de
rester assis sur la dernière marche du trône.
Mais il
s’appliqua sur-le-champ avec ardeur à l’administration de son empire. Le
premier usage qu’il fit de son pouvoir fut de consommer la pacification delà
Gaule, en rendant officiellement aux chrétiens une liberté dont ils ne
jouissaient encore que par tolérance. Puis il marcha contre les Francs qui
avaient profité de l’interrègne et de l’éloignement des troupes pour violer
leurs traités et envahir le territoire romain. Il les battit par deux fois sur
le sol même de la Gaule et au-delà du Rhin. Il ramena en triomphe deux de leurs
rois Ascaric et Ragaise qu’il fit mourir, ainsi que les jeunes guerriers de leurs tribus, en les
exposant aux bêtes dans des jeux magnifiques qu’il institua. Grâce à ses soins,
tout le cours du Rhin fut dominé par des châteaux forts dont la ligne faisait
l’ornement en même temps que la sécurité du fleuve. Des vaisseaux pleins de
soldats le sillonnaient à toute heure. On jeta dans les flots les assises d’un
pont qui devait faire de Cologne la porte de la Germanie. Ces mesures
protectrices qui faisaient respecter le nom romain jusqu’au fond des forêts
barbares, inspiraient à la population une vive reconnaissance, et à l’armée un
juste sentiment de fierté.
Une année
entière s’était écoulée dans ces soins intelligents, lorsque la Gaule reçut
une visite inattendue qui ramena l’attention de Constantin vers les affaires
générales de l’Empire. Constantin n’avait pas été la seule victime de
l’ambition jalouse de Galère. Un autre prince placé à peu près dans la même
situation que lui, Maxence, fils de Maximien Hercule, s’était vu également
éloigné du trône par une exclusion pareille. Pour celui-là, si ce n’étaient pas
ses talents qui le faisaient craindre, c’était son humeur incommode et
arrogante, et son naturel emporté. Il s’était résigné péniblement à la
condition privée. Mais quand il vit de quelle façon hardie et facile
Constantin s’était fait rendre justice, l’exemple le poussa à l’imitation.
L’occasion lui parut bientôt favorable. La ville de Rome aux portes de laquelle
il habitait et où un mécontentement sourd n'avait cessé de gronder depuis les
réformes monarchiques et financières de Dioclétien, était poussée au dernier
degré de l’exaspération par la visite des agents fiscaux de Galère qui allaient
commencer un recensement des biens, de fâcheux augure. Pour prévenir un
soulèvement imminent, l’ordre était déjà donné aux prétoriens animés d’un
esprit rebelle, de quitter la ville. Une partie des gardes avait obéi, mais il
en restait encore assez pour que Maxence se présentant dans leur camp et les
aidant à massacrer le préfet de Rome, soutenu d’ailleurs par les vœux et les
espérances du peuple, pût s’y faire proclamer empereur. Puis, bientôt effrayé
lui-même de son audace et ne voulant pas en porter seul la responsabilité, il
envoya chercher dans le fond de la Campanie son vieux père Hercule, qui
supportait tristement l'abaissement où l'abdication l’avait réduit. Le père et
le fils ne s’aimaient guère; mais l’ambition les réunit, et Galère apprit que
Rome s’était donné à la fois, sans son consentement, deux souverains, un ancien
Auguste rétabli et un troisième César.
Cette
fois l’audace lui parut excessive et insupportable. Toutes ces générations
d’empereurs dont les unes naissaient et les autres ressuscitaient, n’allaient
bientôt plus lui laisser qu’une souveraineté nominale. Il se décida à résister
par la force. Il expédia en Italie son collègue et l’instrument de ses
volontés, Sévère, avec une armée nombreuse. Mais cette armée avait servi sous
les ordres du vieil Hercule, elle connaissait Rome et désirait goûter sans
combat les douceurs d’une garnison fameuse par ses délices. Elle déserta tout
entière, abandonnant son chef, et Sévère, forcé de s’enfuir à Ravenne, puis de
se rendre à discrétion, obtint à grand peine la faveur d’une mort douce. II
n’était pas possible de supposer que Galère voulût laisser cette injure sans
vengeance. Une guerre acharnée pouvait s’ensuivre, et c’est pour être en mesure
de la soutenir que les deux usurpateurs de Rome eurent la pensée de recourir
au jeune héros dont la réputation traversait déjà les Alpes. Hercule prit le
parti d’aller lui-même en Gaule offrir son alliance à Constantin, et s’assurer
de son concours.
Les
offres d’Hercule étaient séduisantes: il proposait la dignité d’Auguste qu’il
s’attribuait le droit de conférer à son gré, et la main de sa dernière fille
Fausta. Dans ces familles impériales, avec la multiplicité des mariages
romains, il y avait toujours des filles de tout âge, prêtes pour toutes les
alliances. Pour Constantin dont la naissance était équivoque, dont la jeunesse
fort pure s’était écoulée dans un mariage obscur, une union presque royale
était précieuse. Fausta, d’ailleurs, était une jeune personne d’une beauté
rare, fille d’une mère orientale, et élevée avec toutes les délicatesses de la
civilisation de l’Asie. Constantin l’avait connue à Nicomédie. On s’était plu à
les fiancer dans leur enfance. On conservait à Aquilée un tableau où le jeune
prince déjà adolescent était représenté recevant des mains de Fausta , en
présent de noces, un magnifique casque d’or étincelant de diamants. Constantin
se prêta de bonne grâce à l’accomplissement des projets de sa jeunesse. Mais,
soit que cette aventure combinée par un vieillard presque en enfance el par un
jeune homme sans raison ne lui inspirât qu’une médiocre confiance, soit que son
ambition prévoyante ne voulût prêter les mains à l’établissement durable
d’aucune souveraineté en Italie, il ne s’engagea qu’avec beaucoup de réserve
dans l’alliance qui lui était proposée. On célébra des noces magnifiques, il y
eut des panégyriques où l’on prôna les vertus et l’intimité des deux princes,
on chargea de présents et d’hommages les autels des dieux. Mais quand il s’agit
de fournir des troupes et d’entreprendre lui-même une expédition, toutes les
instances du vieillard ne purent arracher à Constantin aucune réponse positive,
et il quitta la Gaule sans en avoir obtenu de secours.
L’événement
justifia pleinement la prudence de Constantin. L’entreprise d’Hercule eut une
issue ridicule. Il n’eut pas besoin à la vérité de secours pour se défendre
contre l’attaque de Galère qui n’apparut qu’un instant en Italie, et se sauva
sans coup férir, craignant d’être victime comme son collègue de la désertion de
ses troupes; mais restés maîtres de Rome, le père et le fils ne purent
longtemps s’entendre et se tendirent réciproquement des pièges. Hercule essaya
d’ameuter le peuple contre son fils et lui arracha la pourpre en pleine
assemblée. Maxence, mieux avisé, se jeta dans les rangs des soldats qui mirent,
sans délai, Hercule à la porte de Rome . Le vieil ambitieux erra dans l’empire,
essayant d’intéresser quelqu’un aux mésaventures de sa fortune et à ses
projets de vengeance et de haine. Il s’adressa à Galère, à Dioclétien même, à
qui il proposa de suivre son exemple, et de rentrer dans la carrière, mais qui
eut la prudence de s’en défendre : il ne fut écouté nulle part. Éconduit
partout, on le vit revenir humblement en Gaule, déposant une seconde fois la
couronne, et ne demandant à son gendre qu’un asile.
C’était
un hôte inquiet et incommode, d’un commerce peu sûr, d’un esprit d’intrigue et
d’ambition incorrigible. Constantin fit éclater dans ses rapports avec lui un
mélange singulier de qualités diverses, de longanimité d’abord, puis de rigueur
inflexible. Il le traita avec considération, le logeant dans son palais, où il
lui faisait trouver avec les douceurs de la vie privée, les honneurs de la
royauté. Il le consultait sur les opérations militaires, faisant grand cas de
son expérience acquise dans des luttes heureuses contre les barbares. Hercule
reconnut ces soins en abusant de sa confiance pour le perdre. Il l’engagea à
aller repousser, avec fort peu de troupes, une invasion de quelques tribus
franques qui n’étaient pas encore soumises. Il l’accompagna même jusqu’à
Trêves, puis retournant brusquement sur ses pas, il s’en revint à Arles où il
s’empara du trésor, en fit des largesses aux soldats et reprit la pourpre pour
la troisième fois. Constantin, qui était déjà assez avancé dans les forêts de
la Germanie où il s’épuisait en marches pénibles, averti à temps, rebroussa
chemin en toute hâte, ramenant ses troupes à marches forcées du Rhin jusqu’à Châlons,
et de Châlons à Arles par la Saône et le Rhône. L’empressement des soldats
était tel qu’ils ne voulaient pas attendre qu’on leur fit la distribution de
solde ordinaire, et qu’en descendant le cours des fleuves, les légionnaires
mettaient eux-mêmes la main à la rame. Constantin se présenta devant Marseille
où Hercule s’était réfugié, et essaya de donner l’assaut sur-le-champ. Pendant
qu’il approchait des murailles et en mesurait la hauteur qui se trouvait trop
grande pour ses échelles de siège, il aperçut sur les créneaux son beau-père
Maximien Hercule lui-même, qui entra en conversation en l’accablant
d’invectives. Comme il les repoussait avec assez de modération, la ville
ouvrait ses portes d’elle-même et se remplissait de soldats. On amena Hercule à
son gendre, qui pour toute punition lui enleva la pourpre : puis il alla
combler de présents les autels des dieux et surtout ceux d’Apollon, sa divinité
favorite.
Ces
nouvelles bontés furent récompensées exactement comme les premières. No pouvant
venir à bout de son bienfaiteur par la révolte, Hercule eut recours à l’assassinat.
Il tenta la fidélité de sa fille Fausta, et la conjura de laisser une nuit la
chambre de son mari ouverte, lui promettant qu’il saurait l’en délivrer et lui
trouver un meilleur parti. Plus tendre épouse que fille, Fausta promit tout,
mais se hâta d’aller tout révéler à son mari. Cette fois, la clémence étant à
bout, il s’agit de faire une justice exemplaire. Constantin résolut de laisser jouer
la comédie tout entière, et ne fit pas difficulté de sacrifier à l’intérêt de sa
vengeance la vie innocente mais vile d’un esclave. Il fit coucher dans son lit
un eunuque delà dernière condition, et laissa tous les accès ouverts. Hercule,
à l’heure convenue, ne manqua pas de se lever, prétendant qu’il avait eu un
songe dont il voulait rendre compte à son gendre. Il entra dans la chambre, plongea
son épée dans le sein de l’eunuque, et sortit avec un cri de triomphe annonçant
à tout le monde qu’il s’était défait du tyran. Pendant qu’il parlait,
Constantin entrait d’un autre côté avec une troupe de gens armés. On se jeta
sur le meurtrier stupéfait de celte apparition; on lui laissa à peine le temps
de se reconnaître et on ne lui donna que le choix du genre de mort. Il se pendit
lui-même à une haute poutre de sa prison. Ainsi se termina cette sombre
tragédie de famille où Constantin laissa voir que s’il n’avait pas le goût il
ne répugnait pas à l’usage de ces supplices domestiques qui étaient comme de
tradition parmi les héritiers des Césars.
D’autres
soins cependant occupaient son esprit. Ce n’étaient plus seulement
l’administration et la défense de son domaine qui continuaient d’être conduites
avec intelligence et vigueur; ce n’étaient pas seulement l’embellissement des
villes, l’établissement des impôts et la fortification des frontières, les
visites et les reconnaissances continuelles, tantôt sur le Rhin, tantôt en Bretagne.
Il ne perdait pas de vue l’état général de l’Empire, et il voyait approcher,
non sans doute avec trop de regret, le moment où il allait être appelé à
paraître sur un plus grand théâtre.
Une
crise, en effet, était imminente. Galère se mourait de son horrible mal. Le
Dieu inconnu auquel il s’était enfin recommandé ne répondait pas à son insolente
et tardive invocation. Il expira à Nicomédie dans les premiers jours de mai de l’an
311. Quelques années avant sa mort, à son retour d'Italie (307) il avait fait
don à ses sujets d’un empereur de plus. Il avait élevé au rang d’auguste un
ancien ami, un compagnon d’armes, Licinius, originaire de la nouvelle Dacie et
qui se disait descendant de l’empereur Philippe, homme d’une éducation
grossière, de mœurs impudiques, d’une avarice sordide, mais bon administrateur
et bon guerrier. La mort de Galère laissait donc l’Empire en partage à quatre
souverains survivants : Licinius et Maximin Daia en
Orient, Constantin et Maxence en Occident. Tous portaient indifféremment le nom
d’Auguste; Constantin ne l’ayant plus quitté depuis son mariage avec Fausta, et
Maximin s’en étant emparé d’autorité, en dépit de toutes les représentations;
l’on voit d’après les médailles que Maxence avait fait de même. Ce
titre n’ayant d’autre valeur que d’être le symbole d’une complète indépendance,
cette confusion avait fait disparaître toute trace de la subordination que
Dioclétien avait prétendu faire régner entre les copartageants du pouvoir. Les
quatre empereurs étaient égaux, et par conséquent, au fond, ennemis et rivaux.
L’hostilité
devait s’accroître en raison même du voisinage. Elle faillit éclater sur-le-champ
entre les deux augustes orientaux, Licinius et Daia.
Ils furent sur le point d’en venir aux mains dès le lendemain de la mort de
Galère. On leur ménagea pourtant une entrevue dans le détroit de Chalcédoine,
et ils réussirent à s’accorder sur le partage de l’Orient, prenant le détroit
même pour limite. Daia garda la rive asiatique, et
Licinius la rive thrace. Mais entre Maxence et Constantin la rivalité moins
apparente, moins prompte à éclater, était au fond plus profonde, et des deux
parts il y avait très peu d’envie de vivre en paix.
Tout était
semblable entre eux, excepté leurs caractères. Leurs domaines étaient
limitrophes. Maxence, souverain de l’Italie et de l’Afrique, n’était séparé que
par la ligne des Alpes et le détroit de Cadix, de la Gaule et de l’Espagne qui appartenaient
à Constantin. Tous deux possédaient l’empire à titre à la fois héréditaire et
électif. Ils étaient à peu près du même âge, et l’un et l’autre, par des
raisons différentes, assez aimés des soldats. Enfin le rapport des situations
était tel, qu’il leur avait suggéré au début, à tous les deux, la même
politique. Maxence avait commencé par mettre en liberté, par flatter même les
chrétiens. Mais là s’arrêtaient les ressemblances. Autant Constantin était
maître de lui et comprenait les besoins de ses sujets et de son temps, autant
Maxence, emporté par une brutalité sans frein, allait rapidement au-devant de
sa perte. Il avait promptement dissipé la popularité qui l’avait porté au
pouvoir. La ville de Rome, qui avait tant regretté de ne plus posséder
d’empereur dans ses murs, ne tarda pas à gémir d’avoir retrouvé en lui un de
ces insensés, atteints du vertige du pouvoir absolu, aux appétits monstrueux et
aux fantaisies sanguinaires, qui s’étaient si souvent joués de son repos.
Maxence enlevait les femmes de distinction et ne les renvoyait que déshonorées
à leurs maris. Il s’entourait de délateurs chargés d’accuser les sénateurs
riches, afin de donner occasion de confisquer leurs biens. Ses folles
superstitions cherchaient souvent l’avenir dans les entrailles des femmes et des
enfants. Ne pouvant maintenir une telle oppression qu’à l’aide d’une grande
force militaire, il avait soin de ne rien refuser à une soldatesque grossière dont
il était environné. Il lui abandonnait l’honneur, la vie, les biens des
citoyens, et l’exhortait à faire bonne chère et à user largement de toutes les
richesses de la capitale. C’était, d’ailleurs, la seule occupation qu’il
partageât avec elle; ne figurant jamais dans ses rangs, ne prenant part à aucun
exercice militaire , trop paresseux pour traverser deux fois dans le même jour
l’espace qui séparait le mont Palatin des jardins de Salluste, il ne s’en
intitulait pas moins le maître du monde, l’unique empereur dont tous les autres
n’étaient ou ne devaient être que les lieutenants.
Rome n’était
pas assez éloignée de la Gaule pour qu’on n’y fit pas des comparaisons entre
cette tyrannie grossière et la sage administration qui faisait sentir ses
bienfaits sur les bords du Rhône, de la Seine et du Rhin. Constantin, qui
n’ignorait pas ce sentiment général, eut pourtant la patience de ne rien faire
pour provoquer directement son rival. Ce fut Maxence qui, 11e pouvant contenir sa
jalousie et ne doutant pas de sa toute-puissance, chercha le premier un sujet
de querelle. Il feignit d’être irrité de la mort d’Hercule, qui n’avait
pourtant habité la Gaule que pour y chercher un refuge contre la haine de son fils. Constantin répondit aux plaintes qui lui étaient adressées à ce sujet,
en se justifiant avec beaucoup de modération et avec des paroles de paix.
Maxence refusa de les entendre, fit abattre les statues de Constantin à Rome,
comme celles d’Hercule avaient été détruites en Gaule, et annonça l’intention
de venger par les armes le supplice de son père. Il ne donna pas immédiatement suite
à ces menaces, parce qu’une partie de ses troupes était occupée avec le préfet
du prétoire Rufus à réprimer en Afrique une sédition commandée par un
usurpateur du nom d’Alexandre. Mais quand cette expédition eut été couronnée
d’un plein succès, et que Maxence se fut donné à loisir le temps de piller et
de ruiner l’Afrique et Carthage, quand il eut triomphé à Rome en l’honneur de
la victoire de son lieutenant, il se mit sérieusement à songer à son expédition
et traça son plan de campagne qui devait commencer par la Rhétie, province
intermédiaire entre la Gaule et l’Illyrie. Il ne méditait pas moins, dans son
enivrement, que de jeter ses troupes à droite et à gauche sur le domaine de
Licinius comme sur celui de Constantin.
Constantin
ne devait pas lui laisser le temps d’éprouver même la vanité de ses projets. Du
moment où il se vit un prétexte suffisant, il se détermina à ne pas attendre
son adversaire. Il n’y avait entre leurs armées aucune égalité numérique. Les
troupes de Maxence étaient très-nombreuses. Rome avait toujours été le point
le mieux gardé de l’Empire. Les défections des deux armées qui avaient
successivement essayé de l’envahir, les douceurs dont Maxence faisait jouir ses
soldats avaient contribué, sans doute, à augmenter encore les forces nominales de
la ville. Maxence n’avait pas moins de quatre-vingt mille hommes, Romains et
Italiens; quarante mille Carthaginois s’y étaient joints : la Sicile avait
fourni son contingent; l’armée entière se montait ainsi à cent soixante et dix
mille hommes de pied, et dix-huit mille chevaux. Constantin n’avait de troupes
romaines que les légions qui gardaient sa part de l’empire; encore fallait-il
laisser de bonnes garnisons à la Gaule, et pourvoir le Rhin de défenseurs et
de vaisseaux: il lui restait donc tout au plus 25 à
30 mille hommes disponibles: avec les barbares et les Bretons alliés chez
lesquels il avait fait des levées, ses forces pouvaient s’élever au plus haut à
quatre-vingt-dix mille fantassins, et huit mille hommes de cavalerie. Mais
l’expérience et l’ardeur des hommes, leur confiance dans la vigueur habile de
leur chef, leur attachement dévoué à sa personne compensaient l’inégalité des
chiffres. Constantin, malgré les murmures des généraux et les présages
sinistres des aruspices, ne balança pas à prendre l’agressive, et se prépara à
franchir les Alpes. A. d. Tout ce
qu’une politique prudente pouvait combiner pour rendre l’accès de Rome
facile avait été mis en œuvre. L’alliance du plus voisin des deux empereurs
d’Orient était assurée à Constantin. Licinius en acceptant en mariage Constantia,
sœur de son collègue, s’engageait à maintenir en paix toutes les provinces
limitrophes du nord de l’Italie. Des intelligences étaient ménagées dans
l’intérieur même de la capitale, et s’il n’est pas certain que le sénat eût
envoyé à Constantin des ambassadeurs, comme l’affirment quelques historiens,
il y avait au moins, à coup sûr, entre les opprimés et leur prochain
libérateur, des relations secrètes et suivies. Enfin, Constantin avait pu mettre
en mer des flottes pour se saisir de la Sardaigne, de la Corse et des ports de
l’Italie, et se préparer ainsi des renforts.
L’expédition
avait donc toutes les chances favorables de succès; mais elle n’en était pas
moins périlleuse et solennelle. Pour des troupes romaines et qui servaient sous
les aigles, entrer le fer à la main en Italie, franchir le territoire sacré de
la république, donner l’assaut au Capitole, c’était toujours une entreprise qui
faisait passer un frémissement sourd dans les rangs. Il n’y avait pas dix ans
que deux armées impériales s’étaient dissoutes par le scrupule feint ou réel
de porter les armes contre Rome. Constantin, demi-barbare de race,
d’une nature mâle mais simple, très-porté à la superstition, comme tout homme
nourri dans les camps et comme tout esprit entreprenant qui donne beaucoup à la
fortune, n’échappait point à cette impression. Cette Rome qu’il n’avait jamais
visitée, au nom de laquelle il régnait sans la connaître, lui apparaissait dans
le lointain comme un fantôme enveloppé de gloire et de mystère. Au moment de
porter la main sur elle, un sentiment intérieur le pressa de se recommander à
quelque puis sance surnaturelle, et d’appeler la
protection divine à l’aide des forces humaines.
Mais
l’embarras était grand pour un Romain pieux de cet âge. Les dieux de la
république dont les images étaient encore portées en tête des légions, dont les
autels recevaient encore tous les hommages officiels, avaient singulièrement
perdu de leur considération. L’efficacité de leur protection était étrangement
compromise. La moitié de l’Empire avait cessé d’y croire et se permettait
impunément de les outrager. Plus d’une fois, dans l’ardeur d’un zèle nouveau,
les déserteurs du culte des dieux avaient brisé leurs images et troublé leurs
sacrifices. Non-seulement le châtiment céleste n’avait frappé aucun de ces
sacrilèges, mais les dieux avaient trahi tous les efforts faits par leurs serviteurs
pour les venger. En dépit des persécutions, les chrétiens se multipliaient,
prospéraient, fondaient leurs églises, prêchaient hardiment leur croyance.
Lassés de lutter contre un obstacle insurmontable, dominés par une force invincible, les païens avaient fini par les laisser vivre et parler, faute de pouvoir les
faire taire ou périr. Constantin en avait connu beaucoup à la cour de son père
et à la sienne. C’étaient des hommes de mœurs graves, d’une vie irréprochable,
qui au milieu du trouble général gardaient une âme pleine de confiance et dont
le visage respirait la paix. Leurs raisonnements, souvent assaisonnés de
railleries piquantes, laissaient une forte impression dans tous les esprits
Frappés de la simplicité du culte chrétien, les païens rougissaient d’adorer
eux-mêmes un si grand nombre d’hommes criminels et de femmes impudiques.
L’unité de Dieu commençait à être une idée familière. Constance Chlore avait
souvent professé qu’il ne reconnaissait, au fond, qu’un maître du monde. Toutes
ces pensées se pressèrent confusément dans l’esprit de Constantin, au moment
où il élevait, vers le ciel, la prière dont sa destinée devait dépendre. Il se
demanda avec anxiété de quel Dieu il allait implorer l’assistance.
Il tomba
alors dans une méditation rêveuse sur les vicissitudes politiques dont il avait
été lui-même témoin. Il considéra que dans sa courte existence il avait déjà vu
disparaître trois des hommes qui avaient partagé avec lui le pouvoir suprême.
Hercule et Sévère avaient péri par le glaive, Galère dans les tourments. Tous
avaient placé leur confiance dans la multitude des dieux , orné leurs
autels et consulté leurs oracles. Leurs dieux les avaient laissés sans appui au
moment du péril. Deux expéditions déjà dirigées contre l’usurpateur de Rome,
sous les auspices de tous les dieux, avaient échoué misérablement. Son père
Constance, au contraire, secret adorateur du Dieu unique, avait fini ses jours
en paix et légué son pouvoir à sa descendance. Constantin se décida à prier le
Dieu de son père de prêter main-forte à son entreprise.
La
réponse à cette prière fut une vision miraculeuse qu’il racontait lui-même,
bien des années après, à l’historien Eusèbe, en l’attestant par serment et avec
les détails suivants: Un après-midi, pendant une marche qu’il faisait à la tête
de ses troupes, il aperçut dans le ciel, au-dessus du soleil déjà incliné vers
l’occident, une croix de lumière portant cette inscription : «triomphez par
ceci». Toute son armée et beaucoup de spectateurs qui l’environnaient virent
comme lui ce prodige avec stupéfaction. Il demeura fort en peine de savoir ce
que signifiait celte apparition. La nuit le trouva encore dans la même
perplexité. Mais pendant son sommeil, le Christ lui-même lui apparut avec la
croix qui s’était fait voir dans le ciel et lui ordonna de faire façonner, sur
ce modèle, un étendard militaire sous la protection duquel il se placerait dans
les combats. Au point du jour Constantin se leva et fit part de la révélation à
ses confidents. Sur-le-champ des orfèvres furent appelés, et l’Empereur leur
donna ses instructions pour que la croix mystérieuse fût reproduite en or et en
pierreries.
Eusèbe
avait vu lui-même cet étendard et en donne la description. C’était une longue
pique dorée traversée dans sa partie supérieure par une barre qui formait la
croix. Au sommet de la pique était une couronne d’or ornée de joyaux et dans le
cercle de la couronne les deux premières lettres grecques du nom du Christ
croisées l’une sur l’autre, comme on les voit, en effet, sur les tombeaux des
catacombes. A la barre transversale était suspendu un voile de pourpre brodé
de pierres précieuses d’un éclat qui éblouissait les yeux, et d’une
incomparable beauté. Le voile était carré. Il ne descendait donc pas jusqu’au
bout de la pique, qui était plus longue que la barre. Au-dessous du signe même
de la croix, et sur la partie supérieure du voile se trouvaient brodées ou
peintes en or jusqu’au buste, les images de l'Empereur et de ses enfants.
Cette
description est conforme, sauf quelques différences, à plusieurs emblèmes
qu'on retrouve sur les médailles de Constantin. Parfois le monogramme du Christ
est moins visible, la lettre X n’étant représentée que par une barre. Dans
d'autres images, ce sont ces lettres sacrées elles-mêmes qui figurent sur le
voile, et l’on distingue le long de la pique plusieurs médaillons destinés
probablement à porter les images impériales. L’étendard lui-même était dans le
palais impérial du temps d’Eusèbe et un siècle encore après, du temps de l’historien
Socrate; on le retrouve jusqu’au IX siècle Il avait reçu le nom bizarre de Labarum dont on n’a pu découvrir ni
l’étymologie ni le sens.
Tel est
le récit d’Eusèbe. Il était écrit et publié peu d’années après la mort de
Constantin, et par conséquent du vivant d’un très-grand nombre de contemporains.
Éternellement gravé dans l’imagination des peuples, il demeure comme
l’éclatant symbole de la plus grande révolution dont l’humanité ait conservé la
reconnaissance et le souvenir; mais malgré cette popularité ancienne qui est
à elle seule un respectable témoignage, malgré le charme que trouvera toujours
dans une marque si sensible de la protection divine la foi même la plus
éclairée, on a opposé au rapport d’Eusèbe des difficultés que la sincérité fait
un devoir de constater, sinon d'admettre. Eusèbe, dit-on, est un écrivain
flatteur, aussi peu scrupuleux qu’orthodoxe. On relève dans ses assertions des
contradictions et des incohérences. Ainsi il parle des enfants de l’Empereur,
qui n’avait encore à cette époque qu’un fils de son premier mariage, puisque
son premier enfant de sa femme Fausta ne naquit qu’en l’année 316. De plus la
vision en elle-même n’avait nul besoin d’être expliquée par un songe. La croix
était devenue un symbole assez connu dans l’Empire pour que le sens de l’apparition
fût clair dès le premier moment. On croit donc reconnaître là deux versions mal
combinées d’un même fait, et Lactance, autre contemporain, ne parle que d’un
songe qu’il place à une époque postérieure de l’expédition, et qui décida
seulement Constantin à faire mettre le monogramme du Christ sur le bouclier de
ses soldats.
Quoi
qu’il en soit, il demeure certain que Constantin fit à ce moment de sa vie,
sinon une adhésion complète aux dogmes des chrétiens, au moins un appel et une
invocation solennelle à leur Dieu. Sur ce point, le témoignage unanime des
historiens est en faveur d’Eusèbe, et l’impression populaire qui rapporta toujours
à ce moment suprême l’impulsion nouvelle de l’âme de Constantin ne saurait
s’être trompée. Jeune, ardent, confiant en lui-même, mais saisi de ce frémissement
intérieur qui s’empare de l’âme à la veille d’une crise longtemps attendue, et
en vue d’un bien longtemps convoité, il opposa le chiffre mystérieux du Christ
à celui du sénat et du peuple pour dominer une religion vieillie, par le charme
d’une plus jeune et plus florissante. Il se recommanda au Dieu qui s’était montré
puissant, à celui qui savait encore glorifier ses serviteurs et humilier ses
ennemis.
Il est
également assuré qu’il rechercha, dans cet acte décisif, la protection
surnaturelle du Christ et non pas la force humaine de ses partisans. Ce fut un
acte de foi ou de superstition, si l’on veut absolument refuser le nom de foi à
un sentiment dans lequel l'ambition avait tant de part. Ce ne fut point un acte
de politique. Les chrétiens étaient paisibles, et dans une querelle qui ne les
touchait pas directement, ils se montraient naturellement favorables à
Constantin dont le règne et la famille ne leur étaient connus que par des
bienfaits. Peu exigeants dans leurs prétentions, jouissant avec délices comme
d’un bien inaccoutumé, de la faculté de vivre, de respirer, de posséder leurs
biens, d’adorer surtout leur Dieu en liberté, ils ne demandaient rien de plus.
La tolérance et la justice qui marchaient derrière les drapeaux de Constantin
suffisaient pour lui répondre, et de leur fidélité dont aucun empereur n’avait
jamais douté, et môme de leur dévouement personnel. Mais les chrétiens, malgré
leur ascendant et leur nombre, ne formaient nullement alors l’incontestable
majorité de l’Empire. A Rome, principalement, ils étaient encore faibles et peu
comptés. Rome était le sanctuaire de la religion officielle, et demeura
longtemps en face de Jésus-Christ et de son vicaire le dernier asile des dieux
proscrits. Rome tout entière formait comme le vaste temple où le polythéisme
sur son déclin déployait encore son éclat et sa bassesse, son faste et ses
turpitudes. Constantin devait s’apercevoir rapidement que Rome était un séjour
dangereux pour un empereur chrétien. Il connaissait dès lors bien assez l’état
intérieur de la ville pour calculer qu’une offense faite au culte national
courait risque de rattacher à Maxence une population partagée, une plèbe avide
des fêles païennes, un sénat opprimé, mais héritier des vieilles traditions, et
d’autant plus attaché à la gloire antique qu’il était plus incapable de la
reproduire. La politique qui lui commandait la tolérance, ne lui permettait
rien de plus.
Il
n’écouta que sa confiance dans un secours miraculeux. L’événement qui justifia
son espoir décida par-là de toute sa conduite. Toujours mal instruit des
doctrines de l’Évangile, pratiquant plus mal encore ses préceptes, il conserva
pour l’Eglise chrétienne un sentiment de respect mêlé de reconnaissance et de
crainte qui inspira sa politique et qui tempéra, sans en prévenir tous les
éclats, les emportements d’un naturel impétueux.
Avec les
soins d’une si grande expédition à conduire il n’avait pas beaucoup le temps
d’étudier à fond la religion, et le rôle de catéchumène ne pouvait guère se
combiner avec celui de conquérant. Il est donc difficile de penser, malgré le
témoignage d’Eusèbe, qu’il ait fait venir des docteurs, et se soit mis à
l’œuvre pour embrasser en toute connaissance la religion chrétienne. Mais les
chrétiens abondaient à sa cour et dans son armée; ils ne négligeaient aucune
occasion d’étendre et de multiplier les conversions, et ceux qui étaient placés
dans les rangs élevés, ceux surtout qui approchaient la personne des princes,
avaient depuis longtemps reçu de leurs pasteurs l’instruction de se préparer à
quelque événement de ce genre qui n’était pas sans exemple dans les familles
impériales et de se tenir prêts pour en profiler. Si Constantin voulut donc
s’éclairer sur les faits principaux du christianisme, il le put faire
facilement sans quitter même ses préparatifs militaires et sans apporter de
retard à la célérité de son expédition. Cette célérité fut telle qu’on le
croyait encore sur les bords du Rhin que déjà il débouchait sur l’Italie par le
passage des Alpes Cottiennes (le mont Genèvre). Il se montra à l’improviste
dans ces plaines fatales de la haute Italie, toujours réservées à servir de théâtre
aux grandes luttes de la civilisation, et à la jeunesse victorieuse des héros.
Il suivit
rapidement cette voie qui semble la route militaire de tous les conquérants du
monde. Il arriva devant Suse où il était si peu attendu qu’on ne pouvait croire
que ce fût lui-même. La ville essaya une résistance qui ne dura pas plus de la
journée. Le feu fut mis à ses portes, mais le pillage sévèrement interdit aux soldats.
La marche fut continuée sans arrêt jusqu’à Turin. Là une armée considérable,
redoutable surtout par une grosse cavalerie, était rangée en avant de la ville.
La cavalerie était la partie la plus faible de l’armée de Constantin.
Redoutant la pesanteur des charges, mais comptant sur l’embarras des mouvements
des chevaux, Constantin ordonna à son infanterie de s’ouvrir pour leur laisser
un passage ; puis la ramenant en avant, il enferma la cavalerie ennemie dans
les carrés de ses fantassins. Pendant que les chevaux et les hommes bardés de
fer essayaient gauchement de se retourner, on tomba sur eux à coups de massue.
Ce fut un désastre général, auquel contribuèrent les mouvements désordonnés
des chevaux effrayés. Il n’échappa pas un seul cavalier. C’est ainsi du moins
que la manœuvre nous est racontée dans un style aussi peu historique que militaire
par un des panégyristes rhéteurs de Constantin. La prise de Turin fut le
résultat de cette journée sanglante, et la province se trouvant dégarnie de
troupes, toutes les autres villes se soumirent volontairement. Le chemin fut
ouvert jusqu’à Milan.
Après
quelques jours de repos dans cette capitale qui l’accueillit avec de grandes
démonstrations de joie, Constantin fut averti par un engagement de peu d’importance
qui eut lieu auprès de Brixia [Brescia) de la
présence d’une armée nombreuse à Vérone. Elle était commandée par le préfet du
prétoire Ruricius Pompeianus qui gardait avec une
grande masse d’hommes bien conduits et bien dirigés tout le cours inférieur et
l’Adige et du Pô. Il fallait assurer ses derrières avant de pousser sur Rome.
Comme Ruricius s’enfermait dans Vérone, le siège de la ville fut résolu.
L’abord en est difficile; le fleuve qui l’environne presque entièrement ayant
en cet endroit des bords escarpés et un cours impétueux. Constantin le remonta
et le traversa hors de la vue de l’ennemi, dans un lieu qui n’est pas nommé.
Les assiégés, qui avaient compté que la barrière de l’Adige leur tiendrait la
communication libre avec la province de Vénétie, se trouvèrent par-là investis
de tous les côtés. Ils tentèrent sans succès une sortie qui fut vigoureusement
repoussée. Le général se décida alors à s’échapper en secret pour aller
ramasser les troupes répandues dans la province et revenir prendre à revers les
lignes des assiégeants. Constantin fut averti de sa manœuvre, et laissant une
partie de ses forces pour continuer les opérations du siège, il marcha
résolument au-devant de l’ennemi. Pour masquer l’infériorité de ses troupes, au
lieu de se présenter sur deux lignes égales, comme c’était la lactique
habituelle, il réduisit la seconde en étendant le front de la première.
L’engagement eut lieu avant la fin du jour, et se prolongea fort avant dans la
nuit. Constantin y donna de grandes marques de valeur personnelle; il s’exposa
avec plus d’impétuosité que de prudence à tous les périls. Avec le jour le
tumulte de la mêlée finit et laissa voir l’avantage de Constantin.
Ruricius
fut trouvé parmi les morts sur le champ de bataille. Vérone se rendit à
discrétion; la garnison fut désarmée et mise aux fers, et les troupes victorieuses
s’abandonnèrent à leur joie. Les généraux de Constantin embrassaient ses mains
avec larmes, en le priant de ne plus compromettre si imprudemment une vie aussi
précieuse. Il n’y avait plus entre le vainqueur et la capitale que des
provinces mal défendues et quelques journées de route.
Le
trouble devenait grand dans Rome. Les nouvelles des succès de Constantin, bien
que supprimées ou altérées, commençaient à circuler et causaient une vive
émotion. Le palais impérial fut le dernier lieu où l’on prit l’alarme. Soit
indolence naturelle, soit confiance dans celte vertu mystérieuse du sol romain
qui l’avait déjà délivré deux fois sans coup férir de l’invasion, Maxence
n’interrompait passes occupations ou plutôt ses plaisirs accoutumés. Parfois même
il disait, avec une forfanterie véritable ou jouée, qu’il était bien aise
d’apprendre que Constantin approchât cl vînt affronter la majesté de la ville
éternelle. Il ne fut tiré de cette insouciance que par l’indignation de la foule
qui le suivait de ses huées dans les lieux publics. Il passa alors, comme c’est
l’ordinaire, d’une confiance exagérée à un trouble qui ôta toute prudence à ses
résolutions. Constantin arrivait à grandes marches. Une fois qu’on l’avait
laissé venir si près de Rome, il était plus sûr de s’y renfermer et d’y
attendre un siège qui aurait exigé pour être poussé avec vigueur, une masse de
troupes plus considérable que celle dont l’ennemi pouvait disposer, et un temps
pendant lequel la corruption, le découragement ou la mollesse auraient pu se
glisser dans l’armée des assaillants. Les gardes prétoriennes qui étaient dans
la ville, et fort dévouées à Maxence dont elles avaient aidé et partagé tous
les excès, suffisaient à une longue défense. C’était là ce que craignait Constantin;
mais Maxence, mal conseillé par la terreur, prit au contraire le parti de faire
sortir son armée en rase campagne.
L’imprudence
de la mesure fut accrue par le choix incroyable du champ de bataille.
Constantin s’avançait à travers l’Étrurie par la voie Flaminienne. De ce côté
la défense naturelle de Rome est excellente. Le Tibre qui sort des Apennins
étrusques et descend du nord au midi, arrivé en vue des murailles de Rome,
semble s’arrêter, reçoit les eaux de l’Anio qui
arrive du sens opposé et forme un coude d’environ une lieue de longueur avant
de reprendre sa direction et d’entrer dans la ville un peu au-dessous de la
colline Vaticane. Le voyageur ne saurait donc aborder Rome par cette voie sans
passer le fleuve dont le cours assez impétueux est bordé de rochers escarpés
et rougeâtres, et s’engager ensuite dans une sorte de presqu'île, qui s’étend
jusqu’au pied du mur d’Aurélien. Derrière cette muraille, ouverte par la porte
du Peuple, on rencontre immédiatement aujourd’hui un des quartiers les plus
peuplés de Rome, mais alors l’enceinte d’Aurélien était à peine achevée, et la
ville proprement dite ne commençait que beaucoup plus loin derrière les anciens
remparts de Servius Tullius, à peu près au pied du Capitole. Entre les deux
lignes s’étendait la fameuse plaine du Champ-de-Mars, presque vide
d’habitations et parsemée seulement des plus beaux monuments de l’univers.
Maxence avait donc là une suite de positions presque imprenables. S’il eût
laissé Constantin franchir le Tibre, il l’aurait tenu à discrétion entre les
murailles et le fleuve : s’il eût préféré disputer le passage, le Tibre était
infranchissable , si enfin il se fût porté, par une marche plus rapide, à une
distance suffisante au-delà du fleuve, il aurait conservé, en cas de revers,
la faculté et le temps de se replier un bon ordre dans une forte situation. Il
négligea toutes ces facilités, et par une combinaison inouïe il fit passer le
fleuve à tous ses soldats, mais les arrêta sur la rive droite de manière que
son arrière-garde touchait presque le bord. Ce fut au-delà du pont Milvius, qui
fait partie de la chaussée Flaminienne, qu’il prit ses positions de bataille.
On construisit pour le passage, à côté du pont Milvius lui-même qui n’avait que
la largeur d’une chaussée romaine, un autre pont de bateaux. Mais ces deux
communications étaient évidemment insuffisantes pour assurer une retraite, et
il était clair qu’une armée ainsi acculée contre un fleuve serait au premier
moment d’ébranlement ou de désordre, précipitée tumultueusement dans ses
ondes. La victoire dépendait de l’impétuosité d’une première attaque.
Ravi de
voir son adversaire se livrer ainsi entre ses mains, Constantin vint de son
côté placer son camp le plus près du Tibre qu’il lui fut possible. Il avait
éprouvé sur sa route quelques échecs qui n’arrêtèrent pas sa marche. Il
rencontra les avant-postes de l’ennemi à un petit endroit nommé Saxa rubra, à neuf
milles de Rome, et à six du pont Milvius (environ deux lieues et demie) c’était
à deux pas du petit ruisseau de la Cré- mère, sur les bords duquel avait péri
le bataillon des trois cents Fabius. Des hauteurs qui dominent sur ce point la
voie Flaminienne on peut apercevoir tout le bassin de la plaine du Latium,
théâtre des âpres combats qui ont posé l’inébranlable fondement de la grandeur
romaine. Au pied d’un amphithéâtre de montagnes se dessine le profil de la
grande cité, projetant le reflet de ses édifices dans les ondes jaunâtres du
Tibre. Jamais la Providence ne prépara à une action plus solennelle un cadre
plus magnifique. Sur les sommets de ces sept collines chargées de temples, de
palais, de souvenirs et d’années, tous les dieux du monde antique semblaient
se dresser pour découvrir dans le lointain des airs l’étendard de la croix.
La
bataille fut livrée le 28 octobre 312, septième anniversaire de la promotion
de Maxence à l’empire. Lactance, un peu suspect par sa passion et par sa
recherche des effets dramatiques, prétend que ce lâche souverain voulut encore
faire célébrer des jeux pour cette solennité , qu’il y assistait même au
moment où le premier engagement avait lieu , et qu’il ne sortit du Cirque que
sur les cris de la foule indignée. Avant de s’exposer lui-même, il envoya
consulter les livres sibyllins sur le sort de la journée. Les pontifes lui
firent répondre que l’ennemi de Rome devait-y périr misérablement; sentence
énigmatique qui n’était de nature ni à compromettre ni à raffermir l’autorité
chancelante des oracles. Décidé pourtant à l’interpréter dans le sens
favorable, Maxence monta enfin à cheval, sortit de Rome et passa le pont au
même moment qu’une immense quantité d’oiseaux de nuit s’échappaient des
murailles. Le présage fut remarqué et jeta dans les rangs de ses soldats une
impression sinistre.
Constantin,
exempt de ces lâches incertitudes, chargeait déjà à la tête de sa cavalerie
gauloise avec toute la furie d’un lion animé par la vue de sa proie. Les feux
de la riche aigrette de son casque, l’or éclatant de ses armes le désignaient à
tous les regards et à tous les coups: Sous le poids de la première charge, la
cavalerie de Maxence plia: les Italiens, les alliés se débandèrent, moitié par
terreur, moitié par désir d’être débarrassés du tyran. Les prétoriens seuls
résistèrent jusqu’au dernier. Ils sentaient qu’il n’y avait pas de grâce
possible pour eux, et préféraient la mort des combats à celle des supplices. Ils
couvrirent de leurs corps leurs postes de bataille. Quand leur défaite fut
enfin constatée la déroute devint générale, et tout le monde, Maxence en tête,
songea à repasser le fleuve par les deux étroites issues qu’on s’était
ménagées. L’encombrement fut tel que le pont de bateaux se rompit et que même
beaucoup d’hommes furent précipités du parapet du pont Milvius. Ce fut le sort
de Maxence lui-même. Il tomba dans les flots tout armé et avec son cheval. Le
désordre fut alors épouvantable; les animaux à la nage, les mouvements
convulsifs des mourants formaient un spectacle de confusion qui rappelait,
d’une manière frappante, une des merveilles les plus fameuses de l’Ecriture.
Plus d’un chrétien, sans doute, de l’armée de Constantin, nourri dans la
lecture de la Bible, et possédant mieux, peut-être, que son général le secret
de l’importance de la journée, dut répéter involontairement l’hymne de Moïse:
«Le cheval et le cavalier ont été précipités dans les flots... Ils sont tombés
comme le plomb dans les ondes bouillonnantes... Qui est semblable à vous, ô Yahvé, grand en sainteté , terrible par vos œuvres et opérant des choses
merveilleuses?» La nouvelle se répandit sur-le-champ dans Rome; mais on n’y
ajouta tout à fait foi que le lendemain, lorsque le corps de Maxence eut été
retrouvé dans la vase, et que sa tête fut apportée, dans la ville, au bout
d’une pique. Alors les gens de bien se livrèrent à la joie de la délivrance et
la foule à ces transports grossiers avec lesquels elle accueille la chute et
l’avénement dé tous les pouvoirs. Constantin suivit
de près le sinistre emblème de sa victoire. Il entra en triomphe dans Rome, le
29 octobre, accompagné du sénat qui était venu à sa rencontre, et faisant
défiler ses troupes par le Champ-de-Mars, devant le Panthéon d’Agrippa, il
traversa les flots d’une foule immense qui encombrait les fenêtres et jusqu’aux
toits, et ébranlait l’air par ses acclamations. Pendant les jours suivants, des
jeux eurent presque continuellement lieu, et Constantin y assista. On se
pressait pour le voir et on n’avait d’yeux que pour lui. On admirait l’éclat de
ses regards, la majesté de son port et de ses traits. De tous les points de
l’Italie on accourait à Rome pour contempler le premier grand homme que le ciel
rendît à l’Empire après tant d’années d’abaissement et de misères.
Sa
conduite fut celle d’un maître juste, mais qui voulait être respecté et obéi.
Il ne fit périr qu’un très-petit nombre de personnes, les plus attachées au
tyran, et probablement aussi le jeune fils de Maxence, Romulus qui avait été un
instant César. Il cassa les gardes prétoriennes, détruisit leurs casernes
fortifiées. Pour le reste de l’armée de Maxence, il se borna à l’éloigner de
Rome et à l’envoyer combattre les barbares sur le Rhin. Ces précautions prises
il mit un terme aux délations; une loi du 19 janvier 313 défendit les dénonciations
sous la peine du dernier supplice. En achevant de désarmer Rome, il continuait
la politique de Dioclétien. Lorsque ses panégyristes nous disent donc qu’il
rendit au sénat sa première autorité, il ne faut voir là qu’une phrase de
convention usitée dans les occasions solennelles. Il est certain qu’il parut
plusieurs fois dans ce simulacre d’assemblée , et que la convenance de son
langage comme l’affabilité de ses manières lui concilièrent des cœurs qui
étaient difficilement rebelles aux attraits de la toute-puissance. Il y plaça
d’ailleurs un grand nombre de membres nouveaux choisis parmi les personnes
illustres des provinces, et surtout de cette Gaule dont tous les enfants lui
étaient dévoués. Ces nouveaux et ces anciens serviteurs réunis
décernèrent au vainqueur le premier rang entre les empereurs. Cette prééminence
n’avait rien de blessant pour Licinius dont la souveraineté était récente. Elle
ne pouvait offenser que Maximin Daia; mais
Constantin avait trouvé à Rome des preuves de l’intelligence intime de cet
obscur souverain avec Maxence, et tenait peu à le ménager. Avec le peuple, il
se montra plus bienveillant et plus facile encore qu’avec les grands. Ses
largesses furent considérables, et si nous en croyons les écrivains chrétiens,
elles se distinguèrent, dès lors, de ces prodigalités vaines que les nouveaux
maîtres jetaient d’habitude en pâture à la sensualité de la populace. Des
secours donnés à l’indigence, des vêtements pour couvrir la nudité, une aide
intelligente et discrète venant chercher les misères cachées que rendait plus
pénibles une ancienne opulence, le soin de soulager les veuves et de doter les
orphelines, révélèrent, ou dans l’âme de Constantin de nouveaux sentiments, ou
dans ses conseils de nouveaux ministres. Les pauvres se sentirent traités en
frères dignes d’amour et non plus comme des animaux tantôt féroces et tantôt
soumis, dont on assurait la docilité en satisfaisant les appétits.
Toutefois,
avec quelque soin et quelque partialité même qu’on y ait regardé, il a été
impossible de découvrir dans la conduite de Constantin, pendant ces premiers
instants de triomphe, aucune profession tout à fait explicite de la foi
nouvelle. Le langage d’Eusèbe sur ce point est évidemment embarrassé, et les
assurances qu’il donne, vagues et générales, attestent le défaut d’aucun fait
précis. Fort postérieurement à cette époque on trouve encore des médailles de
Constantin qui portent les images de plusieurs dieux du paganisme, et l’on
sait l’embarras qu’a donné à la critique le fait étrange rapporté par Zosime,
et confirmé par plusieurs inscriptions, à savoir que pendant plus d’un siècle
encore après, tous les empereurs ou reçurent les insignes de souverain pontife,
ou du moins s’en laissèrent donner le titre.
D’autre
part, les historiens ecclésiastiques ont fait remarquer, et non sans raison,
que dans aucun des récits du triomphe de Constantin rapporté par ses panégyriques,
il n’est question ni d’un sacrifice aux dieux, ni même d’une visite au
Capitole, ce qui était pourtant la cérémonie essentielle de toutes les ovations
romaines. Présente à la pensée de tous, la religion fut absente de cette grande
solennité.
La
situation même de Constantin explique ces réserves et celte incertitude. Comme
dans toutes les sociétés longtemps agitées par les révolutions et qui ont
beaucoup passé de main en main, la souveraineté politique était devenue
distincte, à Rome, de l’administration. L’Empire changeait de maître,
d’impulsion et d’esprit; il était disputé, partagé, souvent vacant. L’administration
étai fixe et fidèle à des traditions de régularité et d’ordre qui seules
maintenaient, au travers des secousses politiques, l’existence artificielle et
précaire d’une si grande réunion d’hommes. Elle se pliait avec souplesse et se
relevait avec élasticité sous la main des maîtres divers qui s’asseyaient au
sommet. Cette administration était intimement liée avec le culte national. La
religion officielle en était le ciment. Ses pratiques, ses rites, ses
croyances, étaient entrelacées dans tous les actes administratifs. Pour
détacher brusquement l’administration du culte, il eût fallu arrêter tous les
ressorts de cette machine savante et les remonter sur d’autres pivots.
Constantin n’était pas prêt à exécuter, peut-être pas même à concevoir une
révolution d’une telle portée. Lui-même ne comprenait pas bien nettement ce qu’il
y avait d’exclusif et d’impérieux dans le culte d’un Dieu jaloux. En tout cas,
placé tout d’un coup à la cime du pouvoir, la main lui tremblait sans doute
avant de mettre la hache dans l’édifice même qui le portait. En cessant d’être
pontife , il devait craindre de n’être plus qu’à demi empereur. Décidé à garder
son pouvoir tout entier, il se donna le temps d’agir, peut-être de penser, de
savoir ce qu’il devait, peut-être même ce qu’il voulait faire. Il se borna à
n’offenser par aucun acte personnel le Dieu nouveau qui l’avait fait vaincre.
L’administration
romaine de son côté, le sénat, les jurisconsultes, les corps constitués, tout
cet appareil qui environnait le trône, qui passait de l’un à l’autre avec la
fortune et veillait toujours autour du pouvoir, n’ignorait pas sans doute,
sinon la conversion miraculeuse de leur vainqueur, au moins son inclination
héréditaire pour les chrétiens. Ce n’était ni la première ni la plus étrange
fantaisie qu’ils fussent accoutumés à subir ou à flatter. On dit que plusieurs
embrassèrent le christianisme après la journée du pont Milvius. Dieu seul peut
connaître ceux qui, en franchissant ce pas décisif, songèrent à autre chose
qu’à prévenir par une flatterie délicate des désirs qu’ils n’avaient pas de
peine à deviner. Les plus prudents étaient instruits de longue main dans l’art de
se conformer aux caprices d’un souverain sans s’y compromettre trop avant. Ils
ménagèrent, sans les partager, les prédilections connues de Constantin.
Cette
situation réciproque du maître et des serviteurs nous est attestée par deux
monuments curieux dont l’un même est gravé encore sur la pierre. Des deux parts,
on voulut perpétuer le souvenir de la délivrance et de la victoire. Constantin éleva
sa propre statue, le sénat lui décerna un arc de triomphe. La statue fut placée
dans un lieu très-apparent et très-fréquenté. Elle tenait à la main, dit Eusèbe
, une lance en forme de croix. Au-dessous était gravée cette inscription « Par ce
signe salutaire du véritable courage, j’ai délivré votre ville du joug d’une
domination tyrannique. J’ai mis en liberté le sénat et le peuple romain , et je
leur ai rendu l’éclat de leur première dignité.» La croix n’est pas nommée, le
crucifié encore moins. Il est pourtant impossible de ne pas voir là l’hommage
timide d’une conscience sincère qui voudrait s’acquitter envers Dieu, sans
braver trop ouvertement les hommes.
Le sénat
répondit à ce faux-fuyant par un autre. L’arc de triomphe, construit
précipitamment, monument grossier d’un art en décadence, où l’on fut obligé de
plaquer des bas-reliefs évidemment arrachés à d’autres édifices et destinés à
rappeler d’autres événements, subsiste encore à côté des ruines du Colysée. On
y lit sans peine la dédicace suivante :
IMP.
CAES. FL. CONSTANTINO
MAXIMO
P. F. AVGVSTO. S. P. R.
QVOD. INSTINCTV. DIVINITATIS. MENTIS
MAGNITVDINE. CYM. EXERCITV. SVO
TAM. DE. TYRANNO. QVAM. DE. OMNI. EIVS
FACTIONE. VNO. TEMPORE. JVSTIS
REMPVBLICA.M. VLTVS. EST.
ARMIS
ARCVM.
TRIVMPHIS. INSIGNEM
DICAVIT.
«Au très grand
empereur Flavius César Constantin Auguste, qui, par l’inspiration de la
Divinité et par la grandeur de son génie, aidé de son armée, a vengé, par ses justes
armes, la république du tyran et de sa faction, le sénat et le peuple romain
ont dédié cet arc de triomphe.»
Dés
bas-reliefs représentant Apollon, Diane et des hécatombes, servent de
soubassement à cet hommage rendu à une divinité vague qui pouvait être
également le Jupiter, roi des dieux, l’âme panthéiste du monde ou le père
éternel de Jésus-Christ. Le mot divinitas,
expression d’un usage très-rare dans la langue latine , et qu’on ne trouve
guère que dans les écrits philosophiques de Cicéron, allait devenir pour
quelques jours le terme favori de la langue officielle .
Mais si
l’établissement d’une religion nouvelle était une œuvre grande et périlleuse
devant laquelle reculait tout le courage de Constantin, rien ne s’opposait à la
tolérance de tous les cultes. Sur ce point Galère avait établi un précédent,
et l’opinion commune était enfin favorable à la liberté. Constantin accorda aux
chrétiens cette liberté avec une solennité et une étendue qui lui donnèrent
toute l’apparence et tout le retentissement d’une victoire. Il fit de la
tolérance une véritable institution politique. Il l'établit par deux, actes
solennels. Un premier édit fut publié à Rome et envoyé à l’acceptation de
Licinius. Ce document n’est pas parvenu jusqu’à nous. Nous ne savons quelles
difficultés en rendirent l’exécution impossible. Quelques indices feraient croire
qu’il était conçu dans des termes d’une généralité telle qu’il semblait
s’étendre à des sectes ennemies de toute morale et favoriser par là une licence
périlleuse. Il fallut procéder à en rédiger un nouveau. Ce ne fut point à Rome
que Constantin s’en occupa, mais à Milan, où il avait donné rendez-vous à
Licinius pour célébrer les noces de sa sœur et régler la nouvelle direction de
l’Empire.
Il s’y
rendit avec son infatigable activité, moins de trois mois après sa victoire, au
mois de janvier 313. Licinius l’y attendait avec tout le respect et tout
l’empressement que réclamait un collègue devenu le premier homme de l’Empire.
Constantin aurait voulu donner plus de solennité encore aux résolutions qui
allaient sortir de leur conférence. Il avait mandé par une invitation
impérieuse le vieux Dioclétien qui traînait une vie languissante dans
l’obscurité, mais dont le nom agissait encore sur les esprits, et qui avait
retrouvé quelque considération par la dignité de son repos. Il aurait aimé à
mettre sa politique nouvelle sous le patronage du vieux chef de la race impériale.
Dioclétien s’excusa sur son grand âge. Constantin, qui déjà n’aimait pas à
être désobéi, lui répondit fort durement par une lettre de menaces où il l’accusait
d’être de concert avec ses ennemis. Le vieillard, qui connaissait les
conséquences ordinaires du déplaisir impérial, crut prudent de les devancer, et
mit fin lui-même à ses jours. Cet événement passa inaperçu et n’interrompit ni
les noces ni les conférences impériales.
Enfin le
grand édit vit le jour. Il aurait été impossible d’aller plus loin, ni de
s’exprimer plus nettement dans la mesure de la liberté seule. Le culte chrétien
jusque- là officiellement insulté dans les décrets mêmes qui lui étaient
favorables, se vit tout d’un coup mis sur le pied d’une égalité complète avec
l’ancien culte de Rome. Le décret avait la forme d’une constitution envoyée aux
magistrats de l’Empire.
«Nous, y était-il
dit, Constantin et Licinius augustes, venus à Milan sous d’heureux auspices et
recherchant avec sollicitude tout ce qui intéresse le bien de la chose
publique, entre beaucoup de choses que nous avons jugées utiles, et pour mieux
dire avant toutes choses, nous avons pensé qu’il fallait poser les règles dans
lesquelles seraient contenus le culte et le respect de la Divinité. C’est à
savoir que nous accordons aux chrétiens et à tous autres toute liberté de suivre
la religion qu’ils choisiront : en vue de quoi, la divinité qui réside au ciel veuille
bien être favorable et à nous et à ceux qui vivent sous notre empire. Par ce
sage et salutaire conseil, nous faisons donc savoir notre volonté, afin que la
liberté de suivre ou d’embrasser la religion chrétienne ne soit refusée à
personne, mais qu’il soit licite à chacun de dévouer son âme à la religion qui
lui convient... Cette concession que nous leur faisons à eux, chrétiens,
absolument et simplement, votre sagesse comprendra que nous l’accordons
également à tous ceux qui veulent suivre leur culte ou leurs rites
particuliers. Car il convient évidemment à la tranquillité de notre temps que
chacun dans les choses divines puisse suivre le mode qui lui convient.»
L’égalité
de la loi a jusqu’ici parlé seule, la préférence du législateur va se faire
entendre :
«Mais
nous décrétons ceci de plus en faveur des chrétiens que les lieux où ils avaient
coutume auparavant de se réunir s’ils ont été confisqués, soit par le fisc, ou
par quelque autre, leur soient restitués sans aucun prix, et même sans aucune répétition
de la plusvalue, immédiatement, sans aucune restriction; et ceux qui ont reçu
ces biens en don doivent les rendre sur-le-champ aux chrétiens. Ceux qui les
ont acquis ou reçus des premiers donateurs, s’ils veulent obtenir quelque indemnité
de notre clémence, qu’ils s’adressent au préfet qui a juridiction dans la
province, et notre bienveillance tiendra compte de leurs perles. Les biens eux-mêmes
doivent être remis sans délai au corps des chrétiens, et comme ces mêmes
chrétiens ont, à notre connaissance, perdu non-seulement leurs lieux de réunion
habituels, mais même des propriétés qui appartenaient non pas à chacun en
particulier, mais à leur corporation, vous ordonnerez de même sans aucune
hésitation, que ces biens-là soient rendus à chaque corps et chaque réunion de
chrétiens en ayant, pour le rachat du prix
et pour l’indemnité, les égards indiqués ci-dessus en raison de quoi, comme nous
l’avons dit plus haut, que la bienveillance divine que nous avons déjà éprouvée
en plusieurs occasions demeure envers nous ferme et stable à perpétuité.»
Licinius
qui paraît avoir, dans cette conférence, subi l’ascendant de son collègue et exécuté
toutes ses volontés, n’opposa aucune résistance à ce grand acte. On en pouvait
craindre un peu plus de la part de Maximin Daïa, héritier des traditions de
Galère, allié inutile de Maxence, jaloux de Constantin et qui continuait contre
les chrétiens, dans son royaume, une persécution cruelle, bien que sourde; maison
lui avait signifié, de Rome même, avec hauteur, d’avoir à se conformer à la
majorité du conseil impérial. Il obéit avec répugnance et transmit les ordres à
ses magistrats en les dénaturant. Après avoir entendu dans l’édit de Milan les
sentiments d’un chrétien contenus par la prudence, on peut écouter dans l’édit
de Maximin, qui n’est que l’écho des ordres de Constantin, le dépit d’un païen
contraint par la nécessité.
«Jovien
Maximin Auguste à Sabin préfet : Il est bien connu de votre gravité aussi bien
que de tous les hommes, comment nos parents et seigneurs, Dioclétien et
Maximien voyant que presque tous les hommes quittaient le culte des dieux
immortels pour s’adonner à la secte des chrétiens, établirent avec prudence et sagesse,
que quiconque aurait abandonné la religion de ses dieux, y serait ramené par la
vindicte publique et par les supplices. Pour moi, lorsque je vins dans la province
d’Asie, sous d’heureux auspices, j'appris que plusieurs hommes qui pouvaient
être utiles à la chose publique étaient relégués en exil, par les juges, pour
le motif que je viens de dire; j’ordonnai donc aux juges, en particulier, de ne
point procéder avec trop de sévérité à l’égard de nos sujets, mais d’essayer
plutôt de les ramener au culte des dieux par des caresses et des exhortations.
Tout le temps, par conséquent, que cet ordre de notre majesté a été exécuté par
les juges, personne des contrées d’Orient n’a été ni exilé ni maltraite : et au
contraire, nos sujets se voyant traités avec clémence sont retournés au culte des
dieux c’est pourquoi, quoique j'aie
écrit souvent à votre dévouement dans ce sens... j’ai jugé nécessaire de vous
adresser encore ces lettres pour que vous invitiez nos sujets, plutôt par des
caresses et des exhortations, à reconnaître les soins et la providence des
dieux. Que si donc quelqu’un revient de lui-même au culte des dieux, qu’on le
reçoive à bras ouverts; mais si d’antres aiment mieux persévérer dans leur
secte, qu’on leur laisse la liberté de le faire... »
De Milan,
Constantin ne retourna point à Rome. Il avait entendu, au milieu des fêtes, le
tocsin d’alarme qui ne devait plus laisser à l’Empire un jour de tranquillité
pure. Les barbares avaient reparu sur le Rhin. Y courir, les vaincre, en
ramener un grand nombre en captivité fut l’affaire de quelques semaines. Puis
il séjourna quelque temps à Trêves, qui était l'une des capitales des Gaules,
en même temps qu’un des postes les plus avancés de l’Empire; heureux de se
donner, dans tout l’éclat du triomphe, en spectacle à une contrée qui l’avait
vu partir dans le péril d’une aventure. L’enthousiasme, avec son cortège de
flatteries, ne quittait plus ses pas. Les rhéteurs gagés de toutes les écoles
des Gaules déployaient, pour faire son panégyrique, toutes les ressources de
leurs déclamations vieillies. Tous ses exploits recevaient entre leurs mains
une apparence et comme un vêlement classique, et la vision merveilleuse dont tout
le monde s’entretenait en Gaule, était travestie en une apparition de l’ombre
glorieuse de Constance Chlore, conforme aux traditions de l'Iliade et de l'Enéide. «Et toi, s’écriait l’un d’eux, en présence de Constantin même, «écoute-moi,
divin auteur des choses qui as voulu porter autant de noms qu’il y a de langues
parmi les homme , nous ignorons comment tu veux qu’on t'appelle, soit qu’il
faille reconnaître en toi une force et une âme divine, infuse dans le monde, mêlée
à tous les éléments et qui les fait mouvoir par un principe intérieur, sans
aucune impulsion du dehors; soit qu’élevée au-dessus de tous les cieux, ta puissance
contemple du sommet de celte citadelle de la nature, le monde, ton ouvrage. Qui
que tu sois, je t’invoque et je te prie de conserver ce prince pour l’éternité
: car ce serait peu de ne souhaiter à tant de vertus et de piété que la plus
longue durée d’une vie humaine.»
Tel était
le langage ambigu que l’adulation suggérait aux courtisans. Le monde ne pouvait
rester plus longtemps suspendu sur une équivoque. La force irrésistible des
choses et la ferveur des chrétiens n’allaient pas tarder à en déterminer le
sens.
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