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L’ÉGLISE
ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE
PREMIÈRE
PARTIE
CHAPITRE IV
CONCILE DE NICÉE.
( 325. )
Des écrivains d’un Age d‘incrédulité, qui a précédé le
nôtre, ont blâmé, avec une sévérité dédaigneuse, la résolution par laquelle
Constantin, s’adressant à l’église catholique, l’invita à former une assemblée
universelle de tous ses chefs pour terminer la grande querelle de l’arianisme.
Il leur semblait que l’homme d’État et le souverain s’abaissaient, en tenant un
compte aussi sérieux d’un débat de théologie pure, et l’histoire, entre leurs
mains, paraissait rougir aussi d’avoir à s’en occuper.
Il serait impossible de porter, sur une des phases les
plus mémorables de l’histoire de l’esprit humain, un jugement plus léger et
plus superficiel. Constantin, à coup sûr, n’était ni un grand philosophe, ni
même, malgré les prétentions un peu puériles que l’orgueil de la prospérité
développait chez lui, un habile théologien. Mais il ne manquait, ni de
sagacité, ni de prudence politique, et comme tous les hommes que Dieu destiné
par leur génie à commander à leurs semblables, il avait avant tout le
sentiment, et connue l’instinct des désirs et des périls de la société qu’il
gouvernait. Or, c’était le mérite de cette société, dont la destinée terrestre
était condamnée à tant de douleurs, de porter un intérêt ardent et presque
passionné, aux questions qui touchent la gloire de Dieu et l’avenir de l’âme
humaine.
Ces éternels problèmes dominent toujours l’humanité,
alors même qu’elle essaie d’en détourner ses regards, et les nations, comme les
hommes, se repentent tôt ou tard de les avoir méprisés. Mais au quatrième
siècle, la religion, qui, même dans les jours heureux, devrait être l’intérêt
principal des hommes , était devenue, par la force des choses et par l'effet du
malheur des temps, leur seule passion et leur grande affaire. Le christianisme
avait trouvé la société romaine profondément lasse, découragée, et comme
dégoûtée d’elle-même. On sentait que la constitution politique de ce grand
corps était épuisée, et que les efforts du génie même ne parvenaient point à la
ranimer. Dans l’absence de toute liberté d’agir et de parler, les emplois
élevés étant toujours distribués par une faveur mobile, comme le pouvoir
lui-même, les devoirs civiques demeurant la lourde et stérile charge du grand
nombre, l’ambition politique n’était plus que la préoccupation subalterne de
quelques hommes intrigants. Les arts, les lettres profanes, se sentaient
atteints d’une langueur irrésistible et croissante. L’éloquence et la poésie
s’épuisaient dans d’ingrates et serviles imitations. En tout genre, la
civilisation romaine se voyait avec line grande tristesse, parvenue au terme
fatal de son développement. Dans cet abaissement, dans cet affadissement
universels, le christianisme était venu faire jaillir une source abondante
d’émotions nouvelles. A ces aines sans espoir, il avait ouvert un avenir.
Jamais la divine parole n’avait mieux mérité la définition de son auteur ,
jamais elle ne s’était mieux montrée le sel de la terre, qui seul lui donne sa
saveur. Le christianisme était devenu ainsi la seule partie vivante de la
société romaine. Tout ce qui le touchait, tout ce qui semblait surtout entraver
le cours de ses destinées causait dans tous les rangs une profonde émotion. Sur
cet horizon, bas et chargé, c’était, l’unique rayon de lumière et de chaleur;
un nuage qui venait l’obscurcir faisait passer le frisson dans les âmes.
Le débat, élevé par Arius en particulier, excitait chez
les moins attentifs une inquiété curiosité. L’hérésie d’Arius touchait en effet
le christianisme â son point saillant. Elle l’atteignait directement dans ce
qui le caractérisait aux yeux des peuples. Dans la grande révolution que le
christianisme avait opérée par tout le monde, deux traits principaux frappaient
tous les regards. C’était d’abord un dogme, l’unité de Dieu; c’était ensuite un
symbole, la croix de Jésus-Christ. C’était la substitution d’une seule idée et
d’une seule image, aux fastes interminables et au musée bizarre des dieux du
polythéisme. Comment s’accordaient ce dogme et ce symbole, celle idée et celle
image? Dans quels rapports s’unissaient le Dieu des Chrétiens, si jaloux de son
unité, et l’homme souffrant et méprisé, qu’ils ne craignaient pas de lui
associer dans leur adoration? C’était ce mystère vital du christianisme,
longtemps caché dans le sanctuaire, que l’hérésie d’Arius amenait au grand
jour, et qui allait faire le sujet d’une délibération publique; et comme la
religion nouvelle était encore, en bien des lieux , obscure , malgré sa
renommée, et plus connue dans ses effets que dans ses croyances, chacun
retenait son souffle pour attendre la solution du débat.
Il n’est pas douteux que, plus d’un des docteurs qui
embrassèrent alors l’hérésie arienne, y furent principalement portés par le
désir de rendre le mystère de la Trinité plus explicable aux yeux des nouveaux
convertis, et plus conforme à l’idée d’un Dieu unique. Dans un enthousiasme
récent pour cette unité divine, il pouvait sembler à beaucoup d’esprits qu’il était plus digne de la majesté du Père des cires de
demeurer seul assis sur le trône de l’éternité , et surtout qu’il n’avait pu,
sans s’abaisser, en descendre, même un jour, pour revêtir l’enveloppe misérable
de l’humanité. Ce fut probablement la pensée des prélats éclairés, mais
raisonneurs, qui se maintinrent, avec une obstination orgueilleuse, dans
l’erreur d’Arius, qui la défendirent avec toutes les ressources de l'intrigue,
mais qui, peut-être, au début, l’avaient embrassée par une conviction
consciencieuse.
C’étaient là les vues courtes d’une prudence humaine que
l’événement aurait trompées. La difficulté, nous l’avons vu, n’était pas
d’amener les hommes à la connaissance d’un Dieu unique, car la philosophie y
avait plus d’une fois réussi, mais c’était de les y maintenir; c’était de leur
faire supporter, dans sa redoutable grandeur, l’idée d’un être sans égal,
remplissant de son existence une éternité solitaire. Cette conception
majestueuse, mais froide, n’avait jamais réussi, ni à dompter les sens, ni à
captiver les imaginations, ni à attendrir les cœurs. Quand les hommes l’avaient
quelque temps contemplée, ils s’en détournaient pleins de lassitude et d’effroi,
pour se faire des dieux à leur portée et à leur taille. Ainsi s’opérait, dans
toute l’antiquité païenne, un divorce profond et fatal, entre la philosophie et
la religion, entre la pensée des sages et la piété des simples; la philosophie
poursuivant un Dieu abstrait qu’elle avait peine à concevoir, et dont la
grandeur l’écrasait; la religion empruntant a l’imagination souillée des
peuples les traits informes des idoles. Le Dieu de la raison s’évanouissait
dans une vapeur d’idéalisme, tandis que les divinités de la foule se
plongeaient dans la fange de la matière.
La double nature de Jésus-Christ avait résolu le problème
de présenter aux hommes un Dieu à la fois intellectuel et sensible, digne de
leur intelligence, en même temps qu’accessible à leurs sens. Par la double
nature de Jésus-Christ, le même Dieu qui attendrissait l’âme pieuse d’une
pauvre femme, ravissait la réflexion d’un docteur. Jésus-Christ, verbe de Dieu,
était l’ineffable maître de la pensée de l’homme; Jésus-Christ mort sur la
croix était l’ami de son cœur. Dans cette unité majestueuse résidait le secret
de l’efficacité et de la propagation rapide du christianisme. C’était un mystère
assurément, mais un mystère qui soulageait la nature au lieu de l’accabler.
Les chrétiens orthodoxes, d’un bout du monde à l’autre,
acceptaient le mystère avec soumission, et jouissaient de son bienfait sans
prétendre en pénétrer la profondeur. L’arianisme essayait vainement de
l’expliquer et ne réussissait qu’à l’énerver. Si la doctrine arienne eut
prévalu, Jésus-Christ n’eût plus été qu’un demi-dieu, élevé sur un autel,
pareil à quelque Prométhée bienfaisant ou à quelque chaste image d’Osiris ou d’Hippolyte.
A côté ou au-dessous de lui, la crédulité populaire n’aurait pas tardé à placer
d’autres êtres surhumains pour établir quelques échelons entre le ciel et la
terre. L’humanité reculait ainsi dans l’abîme de superstitions et de rêveries
où elle s’était si longtemps souillée et perdue. Ce fut la grandeur des Pères
de Nicée de comprendre et le danger de l’attaque et le véritable siège de la
défense, et au travers des tourbillons de subtilité dialectique qu’on soulevait
autour d’eux, de ne pas perdre un seul jour de vue ce point lumineux.
Constantin n’eut pas le mérite de tant de perspicacité.
Mais il lit son métier de souverain, en s’apercevant de bonne heure, bien que
confusément, qu’un grand péril menaçait et les peuples qui lui étaient confiés,
et la cause à laquelle il s’était voué. Ce sentiment ne l’abandonna jamais,
même au travers des incertitudes déplorables et parfois risibles, et des
prétentions déplacées par lesquelles il troubla plus d’une fois le cours des
plus graves délibérations de l’Église. En tout temps on ne peut gouverner les
hommes qu’en partageant leurs sentiments et en devinant leurs besoins.
D'ailleurs, l’entreprise, de réunir toute l’église
chrétienne sur un seul point, était grandiose, sans doute, mais aux yeux de
Constantin elle n’offrait rien d’effrayant ni d’impossible. Des hauteurs où sa
fortune et son génie l’avaient porté, son regard embrassait d’un coup d’œil
tout le monde civilisé. Il se considérait lui-même comme un centre où tout
convergeait naturellement. Un ordre signé de sa main ou sorti de sa bouche,
volait rapidement aux extrémités de l’Empire. Toutes les nations vivaient par
habitude sur les traditions de l’unité romaine qui, bien que déjà frappée au
cœur, présentait encore les apparences de la force et de la vie. Moins unies,
au fond, que de nos jours par les sentiments, elles offraient un aspect plus
uniforme. Un voyageur parti de l’Océan Atlantique, arrivait en deux mois sans
interruption aux Dardanelles, à travers les glaces des Alpes, les crues
irrégulières du Rhône et du Danube, les sauvages retraites du Tyrol et de
l’Albanie, sans quitter un jour l’étroite chaussée d’une voie pavée de dalles
indestructibles, trouvant d’étape en étape, des chevaux, des serviteurs, des
maisons de refuge aux insignes de l’empereur. L’administration romaine, à la
veille d’être brisée, tenait pourtant encore la terre domptée sous elle;
Constantin venait d’en ressaisir tous les fils et les faisait mouvoir d’une
main puissante.
L’Eglise de son côté était toute disposée pour répondre à
son appel. Dans son étendue déjà plus vaste que celle de l’empire, la
communication des extrémités au centre n’était ni moins prompte ni moins
facile. A vrai dire les deux organisations politique et religieuse commençaient
à se correspondre à ce moment de l’histoire très exactement l’une à l’autre.
Prédestiné dans la pensée divine à préparer la place de la religion chrétienne
dans le monde, l’Empire prêtait tous ses cadres à l’Église qui s’y était greffée
comme une vigne pleine de fécondité et de sève. Autour des deux points fixes
posés par Jésus-Christ, l’épiscopat et le pontificat suprême, s’était élevée,
nous l’avons déjà vu, toute une hiérarchie mobile, modelée sur l’administration
civile et pouvant changer elle-même suivant les vicissitudes politiques et les
convenances des temps. Remontant aux âges apostoliques, cette organisation
parfaitement conforme aux besoins du culte et à l’esprit du gouvernement
ecclésiastique, s’était dessinée chaque jour avec plus de précision et de
netteté. Partout se formaient des provinces ecclésiastiques répondant par leurs
divisions et leurs limites aux provinces impériales, et reconnaissant la
primauté d'honneur et de juridiction de l’évêque du chef-lieu. La fréquence des
réunions d’évêques, dont la ville principale de chaque contrée était le centre
et le rendez-vous naturel, les rapports nouveaux des grands dignitaires de
l’église avec les magistrats politiques, l’éclat qui les environnait et qui
grandissait naturellement en proportion de l’importance et des richesses de chaque
cité, tout contribuait à rendre, de jour en jour, cette hiérarchie plus
évidente et plus respectée. Les noms de primats, d’évêques, d’exarques ou
d’archevêques, attestaient une supériorité que la force des choses avait créée,
que le temps avait confirmée, et dont toute une législation ecclésiastique n’allait
pas tarder à sanctionner et à régler l’exercice.
Puis, au-dessus des métropoles mêmes, s’élevaient
toujours, en Orient, les deux cités d’Antioche et d’Alexandrie, émules l’une de
l’autre, mais ne reconnaissant point d’autres rivales. Les évêques de ces deux
cités étaient les pères de toute l’église d’Orient, et plus tard même, cette
autorité paternelle devait être consacrée par le nom de patriarche, emprunté
aux usages des Juifs. Leurs sièges étaient, avec celui de Rome, les trônes
apostoliques par excellence. L’évêque d’Alexandrie avait la prééminence sur les
provinces d’Egypte, de Libye, de Cyrénaïque, et de la Pentapole : son nom était
connu et respecté même des populations errantes qui avaient noirci sous les
feux du soleil de la Nubie. L’évêque d’Antioche dominait au même titre toute
l’Asie centrale, et sa voix, franchissant les bornes même de l’empire, allait
encore se faire entendre des Arabes du désert et des indomptables sujets du roi
des Perses : car ces populations toujours rebelles au joug de la civilisation
ne s’amollissaient et ne s’inclinaient parfois que devant la loi du Christ.
Seule des grandes régions orientales, l’Asie-Mineure n’avait pas de patriarche
reconnu. Ephèse, Césarée, Héraclée, se disputaient la primauté, en attendant
que le différend fut tranché par la création d’une nouvelle Rome sur les rives
du Bosphore.
En Occident, aucune ville n’osait se nommer même
au-dessous de Rome. L’évêque de Rome, chef de l’Église universelle, était
l’unique supérieur de tous les métropolitains de l’église latine. Dans le cas
actuel, le pape Sylvestre avait été officiellement prévenu, dès le premier
jour, par Alexandre, de la condamnation portée contre Arius. Rome avait donné
et gardait acte de la sentence.
Pour inviter tous les chefs de l’Église à se réunir dans
une assemblée solennelle, Constantin n’avait donc à s’adresser qu’à un petit
nombre de dignitaires supérieurs, et son invitation pouvait descendre
régulièrement par une filière suivie de degrés en degrés. Il écrivit cependant
à un très-grand nombre de prélats des lettres, non point conçues en forme
d’ordres, mais sur un ton de demande et de respect. Il engageait l’Eglise à se
rassembler pour trancher un débat d’une importance commune à l’Etat et à la
religion. Mais il apportait un grand soin dans toute sa conduite à ne jamais
paraître lui commander. Le premier de ces appels dut sans nul doute être adressé
à l’Evêque de Rome, sans lequel, dit l’historien grec Socrate, l’ancienne règle
ecclésiastique défend de rien décider dans l’Église.
L’émotion fut grande d’une des extrémités de l’Empire à
l’autre. L’espoir de faire le bien, l’amour de la paix, l’étrangeté de
l’événement et la curiosité même, dit Eusèbe, de voir le héros du jour mettait
partout en rumeur les demeures épiscopales. L’Empereur avait promis de défrayer
de tout les évoques convoqués. Il mettait à leurs
ordres, soit des voitures, soit des mulets pour eux et leur suite. Le nombre
des appels qui durent être ainsi envoyés effraie l’imagination, quand on songe
qu’au concile de la seule province de Carthage, dix ans auparavant,
soixante-dix évêques avaient figuré. L’abondance des sièges épiscopaux était un
reste de ces temps de persécution où les communications étant souvent
difficiles, il fallait concentrer tous les pouvoirs ecclésiastiques sur la tête
du seul prêtre qui pût, pendant de longues années, évangéliser une bourgade.
Dans certaines contrées d’Orient il y avait presque autant d’évêques que nous
comptons aujourd’hui de curés dans nos diocèses. Au-dessous des évêques les
chorévêques chargés des campagnes voisines des villes, et les simples prêtres;
au-dessous des prêtres, les diacres; au-dessous des diacres tous les ordres
mineurs, les acolytes, les chantres, les portiers formaient une population
entière qui, à la voix de Constantin, entra dans une effervescence et un
bouillonnement universels. Les laïcs eux-mêmes et les païens partageaient
l'émotion générale. Tous étaient vivement frappés par la nouveauté du spectacle.
Depuis plus de trois siècles pas une assemblée libre ne s’était réunie sur un
point de l’empire, pas une voix sortie de la conscience ne s’était fait
entendre dans ce silence d’un pouvoir absolu, troublé seulement par les
panégyriques fastidieux des rhéteurs ou parles gémissements des victimes. Pour
la première fois, de mémoire de tant de générations, on allait voir des gens de
bien pleins du sentiment de leur dignité personnelle, forts de leur
respectueuse indépendance, accourir auprès du maître du monde non pour le flatter
ou le trahir, mais pour délibérer sous ses yeux sans contrainte. Un débat
sincère allait faire trêve à ces hypocrites comédies de légalité et de force
qui se jouaient sans relâche sur la scène agitée de l’empire. Le accent de
vérité allait réveiller la conscience dans un si long oubli de sa liberté et de
ses droits.
Le rendez-vous de l’Église était à Nicée, ville fort ancienne
qu’Ammien appelle la mère des villes de Bithynie. Moins grande que Nicomédie,
mais plus illustre, Nicée était, comme cette capitale, placée à proximité d’un
des petits golfes que forment les flots de la Propontide en entrant dans les
terres d’Asie. C’était un point central assez bien choisi sur la limite des
deux continents. C’était d’ailleurs sur les bords prédestinés de la Propontide
et de l’Hellespont que commençaient à s’attacher les pensées de Constantin. Son
imagination ne devait plus perdre de vue ces contrées si étrangement découpées
en golfes et en langues de terre et où la nature semble avoir elle-même préparé
les assises d’un grand pont pour unir l’Orient et l’Occident.
Les évêques se trouvaient réunis dans cette petite ville
vers le milieu de juin 325, sous le consulat de Paulinus et Julianus, dans la dix-neuvième année du règne de
l’empereur Constantin. Le nombre des évêques seuls, sans compter leurs
assistants, leurs serviteurs et leurs docteurs, dépassait trois cents, dans la
suite, les auteurs chrétiens, s’appuyant sur un texte de saint Athanase, sont
convenus d’en compter trois cent dix-huit, nombre marqué dans l’Écriture pour
les serviteurs d’Abraham; mais les textes ordinaires ne donnent point le
chiffre exact, et diffèrent dans leurs appréciations
La première rencontre de ces pieux personnages donna lieu
à des scènes touchantes. Unis par une même foi et par des épreuves communes,
mais séparés par les mers et les montagnes, ils ne connaissaient les uns des
autres que leurs mérites et leurs souffrances. C’était une joie ineffable de
s’aborder, de s’embrasser et de parler ensemble de maux si longtemps supportés,
et des biens inespérés du temps présent. On se montrait du doigt les plus
illustres serviteurs de Dieu. Au premier rang paraissaient les débris de la
persécution portant sur leurs corps les stigmates d’une confession glorieuse.
Quand Paphnuce, évêque de Thébaïde, entrait traînant
une jambe dont les muscles avaient été coupés pendant qu’il travaillait aux
mines et promenait sur les assistants l’orbite éteint de son œil crevé; quand
Paul, évêque de Néo-Césarée sur l’Euphrate, levait pour bénir une main mutilée
par le feu, c’était un attendrissement général et on se précipitait pour baiser
les traces de ces saintes blessures. Les solitaires dont les austérités
bizarres faisaient le récit favori du foyer dans toutes les familles
chrétiennes, n’attiraient pas moins l’attention. C’était Jacques de Nisibe,
reconnaissable à son vêtement de poil de chèvre et de chameau qui le faisait
ressembler à saint Jean-Baptiste. Il avait vécu des années sur les confins
déserts de la Mésopotamie et de la Perse, se nourrissant d’herbes crues et de
fruits sauvages. C’était Potamon, évêque d’Héraclée
sur le Nile, qui pouvait raconter l’intérieur du monastère de Pispir et faire le portrait de saint Antoine; c’était aussi Spiridion, évêque de Chypre, dont la douceur enfantine
et les mœurs rustiques étaient proverbiales, et qui gardait encore des moulons,
même depuis qu’il était évêque; mais il les gardait fort mal, et quand des
voleurs voulaient les lui dérober: «Que ne prenez-vous, leur disait-il, la
peine de les demander?». A côte de lui, le doux saint Nicolas, évêque de Myre, ami des enfants, comme Jésus-Christ, dont la mémoire,
omise par l’histoire, s’est conservée dans les traditions reconnaissantes des
familles. Puis venaient les savants, les lettrés dont le nom était connu par
leurs prédications et leurs écrits : Théodore de Tarse, élevé à Athènes; Léonce
de Césarée, le maître de Grégoire de Nazianze,
Eustathe d’Antioche, Macaire de Palestine, Marcel d’Ancyre, d’un esprit inquiet
mais puissant, et dans le nombre, l’homme important du jour, le vénérable
Alexandre, appuyé sur son jeune conseiller, Athanase, dont on le savait
inséparable et dont on connaissait les talents naissants et l’ardente énergie.
Au milieu de tous ces Orientaux, Péderote d’Héraclée,
Protogène de Sardique, Alexandre de Thessalonique, Eustorge de Milan, Capiton de Sicile, Nicaise, évêque de
Digne en Provence, Cécilien de Carthage, figuraient pour l’Occident.
A leur tète marchait la députation de l’évêque de Rome
saint Sylvestre, à qui son grand âge n’avait pas permis de se déplacer. Elle
était composée de deux prêtres, Viton et Vincent, et dirigée par l’ami de
Constantin, la lumière de l’Espagne, Osius de Cordoue. Enfin deux Barbares, un
Perse, Jean, et un Goth, Théophile, complétaient cette réunion du genre humain.
C’était un mélange d’accents et même d’idiomes divers qui faisait ressortir
d’une manière plus touchante la communauté des sentiments. On se rappelait le
don des langues et la première Pentecôte. Toutes les nations dispersées ce jour-là
se réunissaient après trois siècles, fières des épreuves qu’elles avaient
souffertes pour le signe de la Foi, et des fils sans nombre qu’elles avaient
enfantés à Jésus-Christ .
La discussion larda quelques jours à s’ouvrir, parce
qu’on attendait Constantin, retenu à Nicomédie pour célébrer l’anniversaire de
la victoire qu’il avait remportée, deux ans auparavant, sur Licinius. Dans
l’intervalle, des conversations s’engagèrent et des conférences s’établirent.
On y pouvait pressentir les dispositions de la sainte assemblée. Elle se
partageait évidemment en deux camps numériquement fort inégaux. Les plus
nombreux étaient les simples d’esprit, qui voulaient suivre sans détour la voie
frayée par la tradition des anciens, et cherchaient en toute occasion quelle
était l’antique Foi de l’Église. C’étaient aussi les plus renommés par la
sainteté de leur vie. Les autres, plus curieux, plus fiers de leur science,
disaient qu’il ne fallait pas s’en rapporter à l’opinion des anciens sans la
soumettre à l’examen. Ceux-ci favorisaient évidemment l’opinion d’Arius. Ils
n’étaient guère plus d’une vingtaine, mais ils passaient pour les plus habiles.
C’étaient, après les deux Eusèbe, Théodote de
Laodicée, Paulin de Tyr, Athanase d’Anazarbe,
Grégoire de Béryte, Aéce de Lydde, Métrophante d’Éphèse, Narcisse de Néroniade, Patrophile de Sythople, Théogone ou Théognis de Nicée, Théonas de Marmarique et Seconde de Ptolémaïde, ces deux
derniers déjà condamnés par Alexandre. Arius les avait suivis par ordre de
Constantin, et conférait secrètement avec eux.
Des laïcs vénérables, des philosophes, des païens même,
attirés par la curiosité, peut-être par le désir de se railler des divisions de
l’Eglise, se mêlaient à ces entretiens, encore sans caractère officiel. Les
païens eu général, et principalement les philosophes, fort désintéressés
d’ailleurs dans le débat, inclinaient naturellement pour Arius dont le système
semblait plus conforme aux raisonnements de la dialectique. L’idée de faire du
Fils une être intermédiaire, instrument et gouverneur de toute la création,
exécuteur de la pensée divine, leur souriait assez. Ils reconnaissaient là des
traces de la philosophie platonicienne, et le Verbe chrétien ainsi travesti
ressemblait au Démiurge du Timée. C’était donc, en général, dans l’intérêt
d’Arius qu’ils pressaient d’arguments les évêques chrétiens avec qui ils
entraient en dispute, ne se faisant pas faute, au besoin, de se servir des
textes de l’Écriture que la science païenne commençait à bien connaître. Ces
entretiens donnèrent lieu à plusieurs controverses animées dont la singularité frappa
vivement les assistants, et par la suite les discussions des philosophes païens
avec les Pères de Nicée devinrent le texte, soit de légendes touchantes, soit
d’exercices de déclamation sur lesquels se donnait carrière la rhétorique
chrétienne. Gélase de Cyzique, auteur du Ve siècle, a ainsi consacré un
demi-volume à un dialogue manifestement supposé entre le philosophe Phédon et
les plus savants du concile, Eusèbe Pamphile, Osius, Léonce de Césarée, et
Macaire de Jérusalem. Le philosophe y prend la défense du système d’Arius avec
une abondance de citations bibliques et une connaissance de la théologie
chrétienne qui dépassent la mesure de la vraisemblance. On n’y trouve guère de
sensé et de naturel que cette réponse d’un des Pères à une question du
philosophe : «O mon très-cher, nous vous avons déjà averti une fois pour
toutes, quand il s’agit de mystères divins, de ne jamais demander de pourquoi
ni de comment»
D’autre part Socrate, Sozomène et Rufin rapportent
unanimement l’anecdote suivante, qui joint à plus de simplicité le mérite d’une
grâce touchante. Dans une de ces conversations qui duraient depuis longtemps et
tournaient à l’aigreur, le païen qui la soutenait, doué d’une grande éloquence,
s’emportait en railleries contre le culte nouveau et triomphait d’un ton
insolent. Un vieillard sortit alors d’un groupe et s’approcha pour prendre la parole.
C’était un homme vénéré qui avait confessé Jésus-Christ dans des jours
périlleux, mais qui n’avait aucun talent de discussion. Son apparition fil
passer le sourire sur le visage des uns et inspira aux autres la crainte qu’il
ne prêtât au ridicule. Cependant personne n’osait l’arrêter, parce qu’il
jouissait d’une considération générale. Le saint homme alors commençant:
«Ecoute, philosophe, dit-il, au nom de Jésus-Christ. Il y a un seul Dieu,
créateur du ciel et de la terre, de toutes les choses visibles et invisibles.
Il a tout fait par la vertu de son Verbe, et tout affermi par la sainteté de
son esprit. C’est ce Verbe que nous appelons le Fils de Dieu, qui, prenant
pitié des erreurs des hommes et de leur manière de vivre, pareille à celle des
bêtes, a bien voulu naître d’une femme, converser avec les hommes et mourir
pour eux. Il viendra de nouveau comme un juge des choses auxquelles chacun aura
employé sa vie. C’est là tout simplement ce que nous croyons. Ne perds donc pas
tant de peine à demander la preuve des choses que la foi seule comprend, et à
leur chercher des raisons d’être ou de ne pas être. Mais réponds-moi sans
détour, veux-tu croire?». Le philosophe, tout troublé, répondit en balbutiant :
«Je crois». Puis il assura à ceux qui avaient auparavant soutenu le même
sentiment que lui, qu’il avait senti une impulsion intérieure irrésistible qui
le forçait de confesser la loi du Christ.
On put donc voir, dès le premier jour, que le débat
allait s’engager entre l’orgueil de la science et la simplicité de la foi. Mais
le triomphe de la vérité eut été mal assuré, si elle n’avait eu pour elle que
la majorité numérique d’une assemblée pieuse et simple. D’ailleurs sur des
questions aussi ardues que celles qui allaient se débattre, les évêques
partisans d’Arius , habiles et versés dans toutes les ressources du langage,
pouvaient trouver plus d’une manière de mettre en défaut la sagacité de leurs
collègues, et de leur faire admettre quelques expressions équivoques,
innocentes en apparence et au fond captieuses qu’ils se seraient réservé
ensuite d’interpréter et d’étendre élastiquement à leur gré. La candeur
charitable du grand nombre des évêques rendait même ce péril plus redoutable.
Ce fut là l’inappréciable utilité de la présence d’Athanase. Même dans le rang
inférieur où il était encore, tous les auteurs s’accordent à reconnaître qu’il
exerça dès le premier jour un grand ascendant sur toute la réunion. La qualité
principale de son esprit l’y destinait naturellement. C’était un rare mélange
de droiture de sens et de subtilité de raisonnement. Dans la discussion la plus
compliquée rien ne lui échappait, mais rien ne l’ébranlait. Il démêlait toutes
les nuances de la pensée de son adversaire, en pénétrait tous les détours; mais
il ne perdait jamais de vue le point principal et le but du débat. Rompu à tous
les tours de force de la dialectique, son esprit, à la différence du commun des
docteurs d’Orient, n’avait pas perdu en simplicité et en vigueur ce qu’il
gagnait en variété et en souplesse. Unissant les qualités des deux écoles, il
discutait comme un Grec et concluait nettement comme un Latin. Cette
combinaison originale, relevée par une indomptable fermeté de caractère, fait
encore aujourd’hui le seul mérite qu’à distance nous puissions pleinement
apprécier dans ses écrits. La passion particulière qui les animait, affaiblie
dans nos cœurs avec le péril, ne saurait plus nous enflammer au même degré :
elle nous fatigue souvent, au contraire, par ses redites et ses insistances.
Mais quand on a suivi patiemment sa discussion dans le dédale des erreurs qu’il
poursuit et combat, quand on a battu, pour ainsi dire, tous les bois de ce
labyrinthe, c’est un charme de se retrouver assis avec lui sur un roc
inébranlable dominant d’un seul coup d’œil tout le champ de la vérité.
L’empereur arriva enfin le 4 ou le 5 juillet, et la
séance solennelle fut indiquée pour le lendemain. Dans la soirée il reçut
plusieurs évêques, les moins estimables de la réunion, qui l’entretinrent avec
assez d’acrimonie, de différends particuliers, et lui remirent même des
mémoires contre plusieurs de leurs collègues. Constantin qui arrivait avec des
intentions de paix, et très décidé à faire finir les divisions, les reçut avec
beaucoup d’humeur, et fit jeter les papiers au feu sans les lire, en disant:
«Le Christ a dit que celui qui veut qu’on lui pardonne ses offenses, doit les
pardonner aussi à son frère. Quant à moi, ajouta-t-il, si je voyais un évêque
surpris en adultère, je le couvrirais de mon manteau, de crainte que la vue
d’un tel scandale ne fut nuisible à l’âme des spectateurs». Il ne paraît
pourtant pas que cette fâcheuse impression ait altéré, en aucune manière, le
respect que Constantin éprouvait pour la sainte assemblée.
Le lendemain, en effet, au point du jour, le concile
entier se rendit au palais de la ville, dont la grande salle avait été préparée
pour le recevoir. Des sièges étaient rangés le long des murailles, en nombre
exactement égal à celui des évêques. Chacun outra, prit sa place et se tint
dans le silence, attendant l’arrivée de l’empereur. Les portes s’ouvrirent, et les
officiers de la garde impériale défilèrent, sans bruit, l’un derrière l’autre.
On remarqua que des chrétiens seuls avaient été mis de service ce jour-là.
Enfin, on annonça l’Empereur lui-même; tout le monde se leva, et Constantin
parut. Il était revêtu d’une robe de pourpre tout étincelante d’or et de
diamants; il s’avança, dit Eusèbe, les yeux baissés, une légère rougeur sur les
joues, d’une démarche noble, bien que mal assurée, où se montrait la dignité
royale, tempérée par l’humilité chrétienne. Sa grande taille, l’éclat de ses
regards, le feu des joyaux de son diadème, donnaient à toute sa personne, je ne
sais quelle majesté surhumaine. «On eût dit l’apparition d’un ange». Il
traversa ainsi toute la salle et s’arrêta vers le haut-bout, devant un petit
siège d’or qu’on lui avait préparé. Là il se retourna vers l’assemblée avec un
léger salut, comme pour demander la permission de s’asseoir. Tous les prélats
s’inclinèrent et ne s’assirent qu’après lui.
L’évêque qui se tenait au côté droit, et qu'Eusèbe ne
nomme pas, peut-être parce que c’était lui-même, se levant alors, lui fit un
compliment en peu de mots, rendant grâces au Dieu tout-puissant. Cette petite
adresse finie, l’Empereur se leva à son tour au milieu d’un silence universel.
Il promena gracieusement ses regards sur l'assistance, rencontrant partout des
yeux fixés sur lui; puis, d’un ton de voix très doux, il prononça ces paroles
en latin; un interprète les traduisait à mesure:
« Mes très-chers , c’était le comble de mes vœux de jouir
un jour de votre présence. Puisque j’ai aujourd’hui cette bonne fortune, j’en
rends grâces au Souverain du monde, et je compte, au premier rang, parmi ses
bienfaits, le bonheur de vous voir rassemblés autour de moi, et en disposition
de prendre sur toute chose un sentiment unanime. Qu’à l’avenir donc, aucun
ennemi, jaloux de notre prospérité, n’ose la troubler, et puisque la tyrannie
qui avait déclaré la guerre à Dieu, a été détruite de fond en comble, par
l’aide de ce Dieu puissant, prenons garde que le génie malin ne trouve quelque
autre moyen d’exposer aux blasphèmes la loi divine. Quant à moi, la division
intérieure de l’Église m’a paru plus terrible et plus à craindre qu’aucune
guerre et aucun combat, et aucune des choses du dehors ne me cause plus de
peine que celle-ci. Lorsque, par le concours et le consentement du
Tout-Puissant, j’eus triomphé de mes ennemis, je pensais qu’il ne me restait
plus qu’à louer Dieu, et à me réjouir avec ceux qu’il avait délivrés par ma
main. Mais, aussitôt que j’ai appris la division survenue parmi vous, j’ai jugé
que c’était, une affaire pressante et qu’il ne fallait pas négliger, et
désirant apporter aussi remède à ce nouveau mal, je vous ai convoqués tous sans
délai, et c’est une grande joie pour moi que d’assister à votre réunion. Mais,
je ne croirai être arrivé à la satisfaction complète de mes vœux, que lorsque
j’aurai vu tous vos cœurs fondus dans les mêmes sentiments, et unis par celte
concorde, qui doit régner entre nous, puisque c’est votre devoir, consacrés ù
Dieu comme vous l’êtes, de la prêcher aux autres. Ne tardez donc pas, ô mes
amis, ô ministres de Dieu, ô serviteurs d’un maître et d’un sauveur commun, ne
tardez pas à faire disparaître toute racine de discorde, et à délier par la
paix le nœud de vos controverses. C’est ainsi que vous ferez ce qui plaît au
Dieu souverain, et moi, votre frère dans le service de Dieu, vous m’obligerez au-delà
de toute expression. »
Ce discours fini, ajoute Eusèbe, il laissa la parole aux
présidents de la réunion.
Le cours que prit alors la discussion, pendant cette
séance et pendant celles qui suivirent, n’est pas aisé à déterminer. Nous
n'avons aucun récit détaillé et tout à fait digne de foi de l’intérieur du
concile. L’ardeur des écrivains orthodoxes les entraîne évidemment trop loin,
et si on les en croyait, Arius et ses partisans étant condamnés tout d’une
voix, dès le premier jour, par un mouvement d’indignation universelle, on ne
voit pas trop à quoi l’assemblée se serait occupée pendant les six semaines qu’elle
dura encore. D’autre part, les écrivains suspects d’arianisme, comme Eusèbe de
Césarée, laissent à dessein toutes choses dans un demi-jour vague, mêlant
artificieusement à des protestations de respect quelques insinuations
défavorables contre le mode de procéder du concile. Il semble cependant qu’à
travers ces récits combinés, et principalement à la faveur de quelques
fragments de saint Athanase qui font partie de ses polémiques, on puisse se
faire une idée de la suite générale des délibérations.
Le concile étant réuni pour des nouveautés de doctrine
introduites par Arius, c’était au novateur et à ses amis à soutenir d’abord
leurs opinions. Arius fut mandé devant le concile. Il paraîtrait que là, sous
l’influence de l’orgueil que lui inspirait la grandeur de son rôle devant le
monde chrétien assemblé, il perdit tout sentiment de prudence. Il alla, sans
hésiter, jusqu’au bout de son opinion. Il soutint que le Verbe n’était, ni
éternel comme le père, ni de même nature, ni de même substance; qu’il n’était
pas Dieu, mais seulement participant de la Divinité, au sens où l’Écriture dit
que tous les hommes le sont; qu’il n’était pas davantage la propre sagesse du
Père, par lequel il a créé le monde. Il ajouta, qu’au commencement, le Père
était seul et qu’il avait tiré le Fils du néant, par un acte de sa volonté;
enfin, il termina, en disant, que le Père était invisible et incompréhensible même
pour le Fils, car ce qui a commencé ne peut connaître ce qui est éternel. Il
n’était même pas bien sûr que le Fils pût comprendre à fond sa propre
substance.
Il y eut, à la suite de toutes ces paroles étranges, un
mouvement très-vif et très prononcé d’indignation dans le concile. Les évêques
les moins savants en étaient choqués au fond de l’âme, et se bouchaient les
oreilles pour ne pas en entendre davantage. La personne d’Arius fut perdue ce jour-là,
sans retour, dans l’esprit de tous les Pères.
Mais il avait des amis moins compromettants qui
entreprirent de sauver sa retraite. Les deux Eusèbe se mirent à l’œuvre. D’une part,
ils agirent très activement auprès de Constantin pour qu’aucune mesure ne fût
prise contre la personne d’Arius. De l’autre, ils travaillèrent dans le concile
à faire rédiger une déclaration de Foi qui laissât la porte ouverte à la
controverse.
Il ne suffisait pas, en effet, de condamner la fausse
doctrine. Dans l’état d’incertitude et de confusion des esprits, une
déclaration explicite de la vraie foi était nécessaire et réclamée par tout le
monde chrétien. C’était là que les partisans secrets d’Arius attendaient leur
avantage. Ils pensaient, non sans raison, que sur une matière aussi délicate,
le concile aurait peine à trouver des expressions assez claires, assez
positives pour qu’il ne fût pas possible de les dénaturer par voie
d’interprétation. Leur plan fut donc d’accepter, autant qu’ils le pourraient,
les termes dont la majorité du concile se servirait, et d’y adhérer en les
commentant de telle manière que le sens en pût demeurer douteux. De cette sorte
ils hâteraient la fin de l’assemblée, et après sa dispersion, la confession de
foi, rédigée par elle, au lieu de terminer la discussion, ne servirait ‘qu’à
lui fournir un nouvel aliment. Le plan était bien combiné, et sans
l’Esprit-Saint et Athanase qui lui servait d’instrument, l’artifice avait plus
d’une chance de réussir.
Dans cette ligne de conduite, il paraissait désirable aux
partisans d’Arius de se tenir sur la réserve et de laisser porter la parole à
leurs adversaires. Mais, soit qu’on eût pénétré leur détour, soit qu’ils en
eussent déjà trop dit pour pouvoir se dispenser de s’expliquer, on les pria,
avec douceur et politesse, dit Athanase, de donner leurs raisons et de se
justifier de toute complicité dans l’impiété d’Arius. Cette insistance parut
leur causer beaucoup d’embarras, et une scène de confusion s’ensuivit où ils se
contredirent d’une façon assez ridicule les uns les autres, et ne purent
réussir à trouver une formule qui les satisfit tous sans mécontenter le
concile. Espérant mieux réussir par écrit, Eusèbe de Césarée, la plume la plus
exercée du concile, qui d’ailleurs s’était beaucoup moins mis en avant que son
homonyme, se décida à présenter, en son nom, une confession de foi qui a été
conservée. A travers les termes d’un respect profond, pour le Fils verbe de
Dieu , et engendré avant tous les siècles, se trouvait glissée cette expression
ambiguë : Premier né de toute la création.
L’habileté de la rédaction était cependant telle qu’elle
séduisit l’esprit de Constantin, qui suivait tous ces débats sans les trop
comprendre, n’ayant qu’une seule pensée, celle d’apaiser la discussion quand
elle devenait trop vive, et d’arriver à une résolution unanime. Il en fit
d’abord compliment à Eusèbe, mais on lui fit observer que la pièce manquait de
netteté précisément sur le point capital, et il convint qu’il fallait ajouter
quelque chose sur l’identité de substance du Père et du Fils. La profession de
foi d’Eusèbe fut donc, sinon déchirée, comme le disent quelques historiens, du
moins renvoyée à une nouvelle discussion pour être amendée, corrigée et
éclaircie.
Ce fut cette fois le tour des orthodoxes de prendre la
parole. Alors commença une discussion curieuse, décrite par Athanase avec une
vivacité pittoresque qui ne laisse pas douter qu’il en fût lui-même un des
principaux acteurs. Eusèbe et sa troupe, comme il les appelle, adhéraient à
chacune des expressions qu’on mettait en avant, en leur donnant une
interprétation et un sens qui en altéraient toute la force, et ils abondaient
en textes de l’Écriture pour justifier à la fois leur assentiment et leurs
réserves. On leur demandait s’ils voulaient écrire dans la profession de Foi,
que la nature du Fils est de Dieu : «Nous y adhérons, répondaient-ils,
car nous aussi nous sommes de Dieu : il n’y a qu’un Dieu, dit l’apôtre, et tout
est de lui. — Voulez-vous reconnaître, continuait-on, que le Fils n’est point
une créature, mais la vertu, la sagesse et la similitude du Père, véritablement
Dieu?» Ils se regardèrent entre eux, murmurèrent quelque chose, puis ils dirent
: «Nous y consentons. Car nous aussi, les hommes vivants, nous sommes appelés
l’image et la gloire de Dieu, et bien des choses, dans l’Ecriture, sont
appelées aussi sa vertu. C’est ainsi qu’il est dit dans le psaume, toute la vertu
du Seigneur est sortie d’Égypte... et les sauterelles même et les araignées
sont appelées les vertus du Seigneur: quant à dire qu’il est vrai Dieu, nous
n’y voyons pas d'inconvénient, car il l’est depuis qu’il a été fait tel». Ils
semblaient mettre le concile au défi de trouver, dans la langue, une expression
pour rendre sa pensée qui ne convînt pas également à la leur.
C’est pour sortir de cet embarras que les rédacteurs du
concile à la tête desquels figurait Osius, soutenu par Athanase, trouvèrent
dans leur mémoire un mot qui ne se rencontrait pas à la vérité dans
l’Écriture-Sainte, mais usité déjà dans la langue théologique, et dont le sens
était parfaitement conforme à la pensée de l’Evangile. C’était un terme composé
de deux mots grecs dont l’un signifie même et l’autre substance.
Il signifiait par conséquent que le Fils était de la même substance que le Père. On l’a traduit en latin par le mot consubstantialis.
Ce mot se trouvait déjà dans Origène. Il était tellement répandu dans les
écoles, que vers le milieu du III siècle on en avait fait à Saint Denys d’Alexandrie,
le reproche d’avoir paru répugner à s’en servir dans une lettre dogmatique. Á
la vérité, quelques hérétiques en ayant abusé pour nier toute distinction entre
le Fils et le Père, il était un peu tombé en défaveur. Mais dans la
circonstance présente, il parut parfaitement propre à déjouer la tactique
obstinée des Eusébiens.
Outre le mérite d’une parfaite clarté, le mot avait, en
effet, l’avantage d’avoir été positivement condamné par Eusèbe de Nicomédie
dans une lettre qui circulait sur les bancs du concile. Il lui était donc
impossible de continuer ici cette adhésion captieuse qu’il avait donnée
jusque-là à tout ce qu’on lui avait proposé. Il se trouvait, comme dit saint
Ambroise, transpercé par son propre glaive. Le but d’Athanase était atteint. On
allait distinguer, dans le concile, ceux qui voulaient rendre un hommage
sincère à la divinité de Jésus-Christ de ceux qui ne lui payaient que le vain
tribut d’un respect apparent. Aussi les Eusébiens embarrassés firent-ils
éclater, sur-le-champ, une grande colère et se donnèrent-ils toutes les
apparences du scandale. Ils étaient inépuisables en railleries, en
interprétations ridicules et même inconvenantes sur le sens de l'expression
proposée. Le concile, sans s’intimider, soumit la proposition à un sérieux
examen, et comme on reconnut qu’elle ne prêtait à aucune des significations
mauvaises qu’on voulait y trouver, d’un avis commun, dont dix-sept voix
seulement s’abstinrent, le mot consubstantiel dut être écrit dans la profession
de Foi.
Ce résultat fut accueilli avec une satisfaction générale,
et l’on vit jusqu’à un évêque schismatique, appartenant à une petite secte, qui
venait négocier sa réconciliation à Nicée, s’écrier: «O Empereur, rien de tout
ce que vient de faire le concile n’est nouveau : depuis le temps des apôtres on
a toujours cru ainsi ».
On procéda à la rédaction du symbole, c’est-à-dire d’une
formule simple, courte, de nature à se graver dans toutes les mémoires, pouvant
même être mise sur un rythme musical et chantée dans les solennités publiques,
pareille à ce qu’était déjà le court résumé de la Foi, rédigé à Antioche par
les apôtres, qui avait servi si longtemps de signe de reconnaissance aux
chrétiens persécutés à travers le monde. Telle fut l’origine illustre du
symbole aujourd’hui inséré dans l’office divin de la messe, et qui n’est, dans
toute sa première partie, qu’une reconnaissance éclatante et exacte de
l’antique Foi de l’Église au sujet de la Trinité divine. Mais le concile se
borna prudemment à statuer sur les points positivement en litige. La rédaction
s’arrêtait donc à ces paroles : Nous croyons aussi au Saint-Esprit. Tout
ce qui suit dans le symbole provient de définitions de foi postérieures que
l’intérêt de la vérité menacée par d’autres erreurs a rendues plus tard
nécessaires. Le concile s’abstint même d’entrer dans toutes les discussions
oiseuses qu’on avait voulu greffer sur le débat véritable. C’est ainsi qu’il ne
voulut pas décider la question, agitée dans les écoles, de savoir si le mot
grec hypostase pouvait être convenablement employé pour désigner les
personnes de la Trinité. Autant il avait attaché d’importance aux expressions,
quand une pensée véritable y était engagée, autant il témoignait de mépris pour
les querelles puériles de la terminologie.
Enfin, pour ne laisser aucun nuage dans les esprits, le
concile, en condamnant les hérésies nouvelles, eut soin de renouveler les
jugements portés par l’Église sur toutes les erreurs précédentes, et en
particulier, pour éviter que d’une extrémité les esprits ne se portassent trop
naturellement vers une autre, il anathématisa formellement les opinions de
Sabellius, qui confondait en une seule les diverses personnes divines. Il avait
établi l’unité de substance, il maintint la distinction des personnes.
Au symbole était joint le canon suivant: «Quant à ceux
qui disent qu’il y a eu un temps où le Fils n’était pas, ou qu’il n’était pas
avant d’avoir été engendré, ou qu’il a été tiré du néant, ou qu’il est d’une
autre substance ou essence que Dieu, ou qu’il est muable et sujet à changement,
ceux-là, la sainte Eglise catholique apostolique de Dieu les déclare anathèmes».
Il fallait appliquer cette excommunication générale aux
personnes des hérétiques qui étaient présentes devant le concile. Il n’y eut
point de difficulté pour Arius. Il ne fit point, ou on ne lui demanda pas de
soumission. L’irritation du concile contre lui était extrême. On fit
publiquement lecture du poème scandaleux de la Thalie au milieu d’un
soulèvement universel. Il avait probablement prévu cet orage, car on n’entend
plus parler de sa présence à Nicée, et il fit d’autant mieux de s’en éloigner,
que Constantin, enfin fixé dans ses incertitudes, ne se montrait, ni le
dernier, ni le moins ardent à entrer dans le sentiment général. Avec lui, les
peines temporelles suivaient de près les anathèmes de l’Église. Ordre fut
aussitôt expédié à Arius de se rendre en Galatie, et d’y demeurer relégué avec
tous les prêtres de son sentiment. Puis, voulant sévir autant contre les écrits
que contre la personne, Constantin jugea à propos d’en défendre la lecture,
sous des peines sévères, par un édit rédigé dans son style habituel, sans doute
déjà assez connu pour ne plus causer de surprise:
Constantin Auguste, aux évêques et aux peuples :
«Arius ayant imité les hommes méchants et impies, il est
juste qu’il subisse la même peine qu’eux. De même donc que le philosophe
Porphyre, ennemi de la vraie religion, ayant composé contre elle d’odieux
ouvrages, en a recueilli le juste salaire, à savoir : qu’il est devenu infâme
auprès de la postérité, que sa mémoire est couverte d’opprobre, et que ses
livres impies ont été détruits, il nous plaît qu’à l’avenir Arius et ses
sectateurs soient appelés porphyriens, afin qu’ils portent le nom de ceux dont
ils ont imité les mœurs. En outre, tous les livres écrits par Arius devront
être brûlés par les flammes, partout où ils se trouveront, afin que, non
seulement son odieuse doctrine soit anéantie , mais que la mémoire même n’en
passe pas à la postérité. Et je déclare de plus, que si quelqu’un est surpris,
ayant caché un livre d’Arius, et ne le brûle pas sur-le-champ, il subira la
peine de mort. Le supplice capital suivra immédiatement la découverte de la
faute. Que Dieu vous conserve»
L’empereur avait entendu, probablement, dire dans le
concile, que les erreurs d’Arius étaient empruntées aux philosophes
néoplatoniciens d’Alexandrie, et il mettait à profit sa science récemment
acquise par cette voie d’assimilation légale. Le concile, qui ne provoquait pas
cette ardeur , mais ne pouvait la contenir, faisait quelques jours après
allusion à la rigueur de cette sentence, en ces termes touchants de sa lettre
synodale: «Ce qui a été fait contre cet homme, vous le saurez, ou vous
l’apprendrez; ce n’est point à nous à insulter à un malheureux qui expie son
crime par un juste châtiment».
Une si prompte et si rude détermination donnait beaucoup
à réfléchir aux évêques suspects d’arianisme. Eusèbe de Nicomédie surtout,
courtisan par habitude, accoutumé aux bonnes grâces impériales et à la
considération générale, ne pouvait prendre son parti de tomber dans la défaveur
du maître, en même temps qu’il restait dans l’évidente minorité de l’Église. Le
symbole pourtant était signé par tous les prélats, Osius et les deux autres
députés du pape ouvrant la liste; on attendait Eusèbe et les siens. Un grand
combat se livra dans son âme, entre son orgueil, peut-être aussi sa conscience
et les suggestions de la politique. Il consulta la princesse Constantine, qui
sans doute ne lui donna aucun espoir de contenter son frère, à moins d’une
soumission absolue. La politique l’emporta enfin, et il se décida à souscrire
le symbole, avec l’expression même qu’il avait si longtemps combattue, raillée
et maudite. Son exemple fut suivi par tous ceux qui avaient partagé son opinion,
à l’exception des deux qui avaient déjà été condamnés à Alexandrie, Second de Ptolémaïde
et Théonas de Marmarique.
Le symbole eut ainsi, à deux voix près, l’unanimité du concile.
Cette détermination si manifestement extorquée par la
peur, couvrit les prélats dissidents de ridicule et de confusion. Les deux
évêques obstinés, déposés par le concile, mais fiers d’avoir au moins succombé
avec courage, leur tirent sentir avec amertume la honte de leur défection.
«Eusèbe, dit Second de Ptolémaïde, tu as signé pour ne pas être envoyé en exil;
mais je te le dis, de la part de Dieu qui me le révèle, avant un an tu seras
exilé comme nous». Ce souvenir, d’ailleurs, devait faire le désespoir de leur
vie et la honte de leur mémoire. Il n’est sorte d’artifices et de commentaires
qui n’aient été mis en œuvre, soit par eux, soit par les écrivains qui leur
sont favorables, pour en pallier l’humiliation; et Philostorge,
écrivain arien, crut apparemment les justifier, en racontant l’histoire
suivante, qui a eu plus de réputation qu’elle n’en mérite. Il prétend qu’ils
s’avisèrent qu’en changeant seulement une des lettres du mot consubstantiel,
en y insérant un iota imperceptible, on en altérerait le sens. Le mot omoousios signifiait de même substance; le mot omoiousios, signifiait seulement de substance
semblable. En apposant leur signature ils firent ce léger changement, dont
personne ne s’aperçut, et se trouvèrent ainsi moins engagés qu’ils ne
paraissaient. Le mérite de l’invention appartiendrait, dans ce récit, à la
princesse Constantine. L’anecdote n’a pas plus de valeur historique qu’elle
n’aurait de force pour justifier Eusèbe de Nicomédie.
La grande affaire ainsi terminée, le concile songea à
profiter de la réunion du monde chrétien pour régler des débats moins
importants, mais qui se prolongeaient depuis de longues années, et qui avaient
contribué à envenimer la querelle principale, en fournissant à l’hérésiarque
des auxiliaires tout prêts. Au premier rang venait le schisme de Mélèce, évêque de Lycople, qui se
maintenait depuis vingt ans en état d’insubordination contre l’évêque
d’Alexandrie. Il s’était fait primat de son propre chef, et il avait nommé des
évêques dans toute l’étendue de son prétendu ressort. Dans plus d’une ville
d’Égypte, par conséquent, il y avait deux évêques en présence, se disputant le
gouvernement du troupeau. Un tel désordre appelait une prompte répression; mais
le concile, qui répugnait à sévir, comme s’il eût été fatigué de rigueurs, usa,
à l’égard de Mélèce, d’une mansuétude presque
excessive. Il le laissa dans sa qualité d’évêque et même dans sa résidence,
mais en lui interdisant toute faculté, soit de nommer, soit d’ordonner
personne, en réduisant par conséquent, sa dignité, à un vain titre d’honneur.
La disposition prise, à l’égard des évêques ou autres dignitaires créés par
lui, fut plus singulière encore. On les assujettit d’abord à une nouvelle
imposition des mains, et on leur fit prendre rang derrière les prélats
orthodoxes d’une ordination plus récente. De plus, on leur interdit de se
mêler, en aucune manière, du gouvernement de leurs églises, tant que vivrait
l’évêque orthodoxe. A sa mort, ils pourraient rentrer dans la plénitude de
leurs fonctions, moyennant qu’ils fussent agréés par le choix du peuple, et
confirmés par l’évêque d’Alexandrie. Cette disposition bizarre, qui laissait
les rivaux aux prises, ne devait pas profiter à la paix publique. Athanase, qui
eut plus tard à intervenir dans les fâcheuses conséquences qu’elle produisit,
n’en parle pas sans une nuance de mécontentement. On est tenté de penser qu’il
s’y était prudemment opposé, et que le concile, contre son avis, céda au désir
de paix souvent irréfléchi qui tourmentait l’âme de Constantin.
Une question de pure discipline, mais fort grave, qui
avait divisé la chrétienté à plusieurs reprises, et un moment même avait failli
faire naître un schisme, prenait rang ensuite dans les préoccupations du
concile. Tous les Chrétiens ne célébraient pas le même jour la première
solennité du christianisme, celle qui servait de lien à la nouvelle et à
l’ancienne révélation divine, la fête de Pâques. La plupart des Églises avaient
changé le jour de la Pâque, comme le sabbat pour le consacrer spécialement à la
mémoire de la résurrection du Seigneur, dont l’agneau pascal des Juifs n’était
que le symbole. La pâque juive était irrévocablement fixée au quatorzième jour
du premier mois du printemps (mars ou nisan), et tombait, par
conséquent, indifféremment un des jours de la semaine. Les Chrétiens s’étaient
fait de très-bonne heure une règle inviolable de l’ajourner jusqu’au dimanche
suivant, et de consacrer toute la semaine précédente au souvenir de la passion
et aux préparations de la prière et du jeûne. Un petit nombre d’églises
seulement, répandues en Syrie, en Mésopotamie et en Cilicie, étaient restées
étrangères à ces changements, et célébraient la fête le même jour que les
tribus juives répandues par le monde. Aucune instance n’avait pu les déterminer
à se conformer à la règle commune, et plus de cent ans déjà auparavant, le pape
Victor avait vainement employé contre elles les premières foudres du siège de
Rome. On voyait ainsi, par un contraste très-étrange et souvent presque
scandaleux, à quelques lieues de distance, la pénitence des uns à côté de la
réjouissance des autres. Le concile crut nécessaire de ramener, sur ce point,
tout le monde chrétien à l’uniformité, et il décréta, en vertu de son autorité
souveraine, que la pâque chrétienne aurait toujours lieu le dimanche qui
suivrait le jour fixé par Moïse. On remarque qu’il se servit dans ce décret de
cette expression de commandement : nous avons résolu; tandis que dans
l’exposition du dogme, il avait fait précéder sa déclaration de ces seuls mots: Voici quelle est la foi de l’Église; distinguant ainsi les règles qui
peuvent passer et les vérités éternelles, le pouvoir de commander, dont
l’exercice est confié a l’Église, et le dogme révélé
dont elle n’a que le dépôt.
Quelque chose de plus était nécessaire pour arriver à
donner une régularité parfaite à la fête principale de l’année ecclésiastique.
Le calendrier, chez les Juifs, comme presque chez tous les peuples de l’Orient,
se divisait en mois lunaires, et ils n’excellaient nullement à résoudre le
grand problème de toute l’astronomie antique, à établir des rapports exacts
entre les révolutions de la lune et celles du soleil. Pour s’assurer que le
mois de nisan où devait tomber la Pâque revînt toujours à peu près à la
même époque du printemps , ils se contentaient d'intercalations de jours ou de
mois supplémentaires. Leur Pâque tombait ainsi soit avant, soit après
l’équinoxe du printemps, de sorte qu’on vos ait quelquefois deux fêtes de
Pâques dans le cours d’une même année, et quelquefois l’année entière
s’écoulait sans qu’elle revînt. Pour porter remède à ce désordre, le concile
établit que la lune qui servirait à déterminer la fête de Pâques serait celle
dont le quatorzième jour coïnciderait avec l’équinoxe du printemps ou le
suivrait de plus près. Dès lors il y eut un grand intérêt à connaître d’avance
avec un suffisant degré de certitude le rapport du retour des nouvelles lunes
et du passage du soleil à l’équinoxe du printemps : calcul toujours épineux,
puisqu’il faut de part et d’autre tenir compte de fractions de temps souvent
difficiles à déterminer et irréductibles les unes dans les autres. L’antiquité
avait dressé, pour les rendre plus faciles, plusieurs sortes de tables qu’on
nommait des cycles. Le plus illustre était celui de Méthon, connu sous
le nom de nombre d’or, qui comprenait un espace de dix-neuf années au bout
desquelles les révolutions du soleil et de la lune étaient censées se retrouver
dans les mêmes rapports. Ce fut ce tableau fameux par son exactitude relative
que le concile prit pour base de ses appréciations. Mais il ne manquait pas
dans son sein de chronologistes habiles pour en critiquer et en corriger
certains défauts. Eusèbe de Césarée, en particulier, qui avait de justes
prétentions à la connaissance des temps, trouva là l’occasion de réparer les
échecs de son amour-propre froissé. On le chargea, lui et d’autres savants en
astronomie, d’examiner de près la questio , et ce fut
sans doute là l'origine d’un livre de la Pâque qu’il publia plus tard et dédia
à Constantin, comme nous le voyons par une lettre de remerciement que nous
possédons encore. Mais en attendant qu’un tableau exact et définitif pût être
dressé, le concile établit que chaque année, à une époque déterminée, l’Église
d’Alexandrie, terre natale des observations astronomiques, ferait connaître à
l’Église de Rome le jour de Pâques de l’année suivante, et qu’à son tour Rome
en informerait toute l’Église. Tous ces détails intéressèrent vivement
Constantin, qui en fit l’objet d’une proclamation spéciale à tous ses peuples.
Ce n’étaient là pourtant que les premiers tâtonnements d’une science encore
imparfaite, et avant que la question fût fixée tout à fait, il a fallu s’y
reprendre à plus d’une fois. Mais l’histoire serait ingrate si elle ne reconnaissait
pas là le début des services signalés que la religion lui a rendus. Ce fut
grâce à cette observation patiente des temps et des astres que l’Église a pu,
au sein de la barbarie, conserver la trace des jours écoulés, et nous devons
encore aujourd’hui à un pape toute l’exactitude de nos calculs chronologiques.
Le nombre et la nature des autres décisions qui
occupèrent les moments et la pensée du concile ont été l’objet de nombreuses
controverses. Pendant de longues années, en effet, en l’absence d’actes
parfaitement officiels, on a fait remonter jusqu’au concile de Nicée l’origine
de presque toutes les règles un peu importantes de discipline ecclésiastique,
et les vingt canons que nous possédons avec une certitude complète sont loin
d’épuiser tout ce que la tradition, même appuyée de bons témoignages, a prêté à
cette mémorable assemblée. Théodoret, pourtant, affirme qu’il n’y en eut pas
davantage, et Rufin n’en compte vingt-deux que parce qu’il les divise autrement
: c’est aussi le nombre de vingt qui fut envoyé, sur la demande des Pères du
sixième concile de Carthage, par les églises d’Alexandrie, de Constantinople et
d’Antioche, après de minutieuses recherches.
Ces vingt canons peuvent se diviser en deux catégories.
Le plus grand nombre ne fait que renouveler des règles déjà anciennes
concernant la bonne administration des sacrements et la dignité du ministère
ecclésiastique. Ainsi le premier écarte des ordres sacrés les eunuques
volontaires; le second, les néophytes trop récemment convertis, coupables de
péchés graves depuis leur baptême; le dix-septième, les usuriers et ceux qui se
livrent à des gains sordides. Le neuvième et le dixième déposent du sacerdoce
même reçu ceux qui y ont été élevés indûment, en étant indignes soit pour
quelques crimes graves, soit pour avoir failli devant la persécution. Le
onzième, le douzième et le quatorzième établissent de longues années de
pénitence pour les faillis ou les relaps de la dernière persécution de
Licinius. Le treizième accorde des facilités particulières pour la distribution
des sacrements au moment de la mort. Par le huitième, le concile statue d’après
les règles du concile d’Arles sur la validité des sacrements conférés par deux
petites sectes d’hérétiques, les novatiens et les paulianistes, confirmant les
actes des premiers qui avaient conservé la formule orthodoxe du baptême,
infirmant ceux des seconds qui l’altéraient. Enfin le troisième canon défend
positivement à tout évêque, prêtre ou diacre d’avoir chez lui aucune femme,
excepté une mère, une sœur ou une tante. S’il faut en croire Socrate et
Sozomène, dont le témoignage a été en ce point fort contesté, le concile, à ce
sujets aurait voulu s’expliquer plus clairement encore et ordonner positivement
à tous ceux qui s’engageaient, étant mariés, dans les ordres sacrés, de se
séparer de leurs femmes. Mais le vénérable Paphnuce,
évêque de Thébaïde, qu’une longue vie d’austérité ne permettait de soupçonner
d’aucun relâchement, s’y opposa très fortement. Il représenta que tous ne
pouvaient pas être assujettis à une discipline si étroite, et qu’il y aurait
danger pour la vertu des femmes ainsi abandonnées. Il suffisait, suivant lui,
de se conformer à l’ancien usage, et d’interdire aux clercs encore dans le
célibat de contracter mariage. Ce fut devant cette opposition que s’arrêta la
détermination du concile, et peut-être les termes assez peu clairs du troisième
canon indiquent-ils l’intention de poser en principe général la règle de la
continence, si conforme à l’esprit de l’Écriture et à la tradition antique,
sans la rendre pourtant assez explicite pour obliger toutes les églises à
procéder immédiatement à des rigueurs d’une exécution difficile.
Mais à côté de ces règles de mœurs qui ne faisaient que
confirmer d’antiques usages, se place, dans un jour particulier, tout un petit
code de hiérarchie ecclésiastique en cinq articles qui ne fut pas l’œuvre la
moins importante du concile.
Par le quatrième et le sixième canon conçus comme il
suit, les droits des métropolitains dans le monde chrétien, les droits plus élevés
des évêques d’Antioche et d’Alexandrie sont reconnus avec une autorité
désormais inviolable:
«Que l’on garde en Égypte, en Libye et dans la Pentapole,
l’ancienne coutume, de telle sorte que l’évêque d’Alexandrie y ait la
puissance, comme c’est aussi l’usage de l’évêque de Rome, et que l’on conserve
aussi à l’église d’Antioche et aux autres métropoles toutes leurs prérogatives.
Et que tout le monde sache que si quelqu’un est fait évêque sans l’approbation
du métropolitain, le grand concile ne le tient point pour évêque.
«Mais si un choix a réuni les suffrages communs, et qu’il
soit conforme à la raison et aux règles de l’Église, la pluralité des voix doit
l’emporter (6e canon).
«II convient que l’évêque soit institué par tous ceux de
la province. Mais si la chose est difficile, soit à cause de quelque nécessité
présente, soit à cause de la longueur du chemin, que trois, au moins, réunis
dans le même lieu, procèdent à l’imposition des mains: mais que le droit de
confirmer demeure toujours, dans chaque province, au métropolitain (4e canon).
Contre ces droits du métropolitain, aucune considération
quelque élevée qu’elle soit, ne peut valoir. Le concile fit lui-même,
sur-le-champ, l’application de sa règle en maintenant les droits du métropolitain
de Césarée sur les évêques d’Ælia Capitolina. Ælia était le nom officiel donné à la ville d’Adrien
construite sur les ruines de Jérusalem, et Macaire, son évêque, fit en vain
valoir ce grand souvenir. On ne lui accorda qu’une prérogative d’honneur par
ces termes du septième canon : «L’évêque d’Ælia Capitolina conserve l’honneur qu’il a par l’antique
tradition, mais sans préjudice de la dignité du métropolitain.
C’est dans le môme esprit d’organisation et d’ordre que
le concile établit que l’excommunication portée par l’évêque d’un diocèse devra
être tenue pour valable par tous ceux de la province, sauf à être examinée avec
soin dans un concile provincial qui devra se tenir, deux fois par an, avant la
sainte quarantaine de Pâques, et dans la saison d’automne (5e canon). Il défend également (15e canon) qu’aucun, soit évêque, soit
prêtre, soit diacre, passe d’un lieu dans un autre, et échappe ainsi à sa
juridiction naturelle. Enfin, par une dernière prescription (18e canon),
il rappelle aux diacres la soumission qu’ils doivent aux prêtres et la distance
qui les sépare de ceux qui ont le pouvoir d’offrir en sacrifice à Dieu le corps
de Jésus-Christ,
C’est par cette série de dispositions que la grande
assemblée du monde chrétien donnait une sanction officielle et sacrée à ce qui
n’était jusque-là que l’œuvre insensible et lente des années. Attentive à
conserver intacts tous les fondements posés par Jésus-Christ, respectant ce que
l’expérience avait élevé sur ces bases, elle achevait de régulariser tous les
linéaments de l’édifice chrétien et de faire de l’Église une monarchie
fortement organisée, inaccessible à l’injure des passions humaines et du temps.
Tout l’ensemble de ces décrets devait être confirmé à
Rome et porté à la connaissance de la chrétienté entière : c’est à quoi le
concile pourvut par l’envoi de députés aux diverses églises, et la rédaction de
lettres synodales. Nous avons encore le texte de celle qui fut adressée à
l’Église d’Alexandrie, principale intéressée dans le débat de l'arianisme. Elle
est terminée par un éloge touchant du vieil Alexandre qui allait rentrer dans
sa métropole triomphant et justifié. Mais le concile avait, dans Constantin, un
propagateur de ses actes plus ardent encore et plus empressé qu’aucun de ses
membres. L’empereur ne pouvait contenir sa joie d'être enfin arrivé à s’assurer
de l’unanimité au moins apparente des pontifes chrétiens, et, même son orgueil
d’avoir présidé à l’œuvre d’une telle réconciliation. Il ne perdit pas un jour
pour faire connaître à toutes les églises, principalement aux Alexandrins, le
triomphe de sa prudence et de sa Foi : «Nous avons reçu, s’écriait-il dans une
exaltation de joie, un grand bienfait de la divine Providence : c’est à savoir
que, délivrés de toute erreur, nous ne reconnaissons plus tous qu’une seule et
même foi. Le diable désormais, n’a plus de prise sur nous; toutes les machines
qu’il avait dressées pour notre perte sont détruites de fond en comble. Toutes
les discussions, tous les différends, tous les tumultes, tous les poisons
mortels delà discorde, l’éclat de la vérité les a fait disparaître d’après
l’ordre de Dieu. Car il n’y a qu’un Dieu que nous adorons tous sous le même nom
et en l’existence de qui nous croyons tous. C’est pour arriver à ce résultat
que, par l’inspiration de Dieu, j’ai convoqué dans la ville de Nicée le plus
grand nombre d’évêques que j’ai pu; et c’est avec eux que moi, qui ne suis que
l’un d’entre vous qui me glorifie d’être votre frère dans le service de Dieu,
j’ai entrepris la recherche de la vérité; et toutes les choses qui par leur
ambiguïté pouvaient être matière de controverse, ont été soigneusement
discutées et examinées. Mais, Dieu miséricordieux! que de blasphèmes (et
combien graves!) n’avons-nous pas entendus sur notre Sauveur, notre espérance
et notre vie, de la bouche de quelques impudents qui contredisaient les divines
Écritures et la sainte loi! Mais les évêques, au nombre de trois cents et plus,
admirables par leur esprit de sagesse autant que par leur habileté, ont
confirmé par une sentence unanime l’unité de leur foi qui est la seule foi
conforme à la vérité et au texte de la loi divine, et Arius est resté seul
victime des machinations du diable... Nous tous acceptons donc cette croyance
que le Dieu tout-puissant nous offre.
Allons, retournons vers nos frères chéris dont ce ministre impudent du diable
nous avait séparés. C’est notre corps, ce sont nos membres: retournons
promptement vers eux... car ce qui a paru vrai à ces trois cents évêques, il
faut le tenir pour la sentence de Dieu même, puisque le Saint-Esprit éclairant
l’intelligence de tant d’hommes si illustres, leur a découvert la volonté
divine... Que personne de vous ne diffère : retournez tous de bon cœur à la
voix de la vérité, et lorsque je viendrai bientôt parmi vous, que je puisse rendre,
avec vous, grâces à ce Dieu qui voit tout, pour nous avoir fait connaître la
vraie foi et rendu le don si désirable d’une mutuelle charité. O frères chéris,
que Dieu vous conserve!»
Avant que les prélats se séparassent, Constantin voulut
leur donner une fête, le jour de l’ouverture de la vingtième année de son
règne, qui commençait le 25 juillet 325. Il eût été plus conforme à l’antique
usage de se rendre à Rome pour célébrer, au sein de la capitale de l’Empire,
ces vicennalia, dont la solennité était fort
grande dans les habitudes des Romains; mais Constantin, tout entier à la
grandeur de la religion nouvelle, ne croyait pas pouvoir mieux célébrer sa fête
qu’au milieu de l’Église chrétienne réunie. Il fit préparer un grand repas,
dont la magnificence surpassait toute imagination. Dans le vestibule du palais,
les gardes du corps formant le cercle, se tenaient l’épée nue pendant que les
hommes de Dieu défilaient devant eux pour entrer dans les appartements
intérieurs. Les principaux prélats furent admis à manger avec l’empereur; les
autres soupèrent a des tables disposées des deux côtés de la salle. Le coup
d’œil était tel qu’Eusèbe, qui avait à la vérité un grand faible pour les
splendeurs du monde, nous dit qu’il croyait voir une image du règne de
Jésus-Christ, et que tout cet éclat tenait du rêve plus que de la réalité. Ce
qui pouvait contribuer à son enivrement, c’est qu’il fut appelé lui-même, dans
cette solennité, à prononcer devant l’assemblée un panégyrique de Constantin.
Nous n’avons point ce morceau, dont il ne parle pas sans une secrète
complaisance. S’il était de la même longueur et sur un ton d’éloge aussi
emphatique et aussi ampoulé que celui qu’il fit dix ans après, dans une
circonstance analogue et qui nous est parvenu, il dut mettre à forte épreuve
l’admiration et la patience des convives.
Mais, il n’y avait rien et surtout aucun éloge, quelque
long qu’il pût être, qui altérât le contentement parfait de Constantin. Ses
gestes, ses propos, témoignaient à tout moment du ravissement de son âme. Il se
levait de table pour aller baiser les saintes plaies des confesseurs. Puis,
regardant le grand nombre des évêques qui l’entouraient : «Et moi aussi,
dit-il, je suis évêque. Vous, vous êtes évêques pour les choses qui se font au
dedans de l’Église; mais, moi, Dieu m’a institué comme un évêque pour les
choses du dehors». Dans un de ces entretiens familiers, il prit à partie un
certain Acésius, évêque de la petite secte des
novatiens, à qui le concile avait ouvert une porte de réconciliation, et lui
demanda pourquoi lui et les siens étaient sortis de la communion de l’Église,
et Acésius lui ayant expliqué assez longuement que
c’était parce qu’ils ne voulaient pas admettre un certain ordre de pécheurs à
la pénitence: «Faites donc venir une échelle, ô Acésius,
lui dit l’empereur en raillant, et montez au ciel à vous tout seul». Ainsi se
trahissait à tout instant ce même assemblage de piété et d’orgueil, de
soumission et de présomption qui devait semer cette illustre vie de tant de
singuliers et déplorables contrastes.
Sa dernière harangue aux prélats qui prenaient congé, fut
touchante et digne, malgré quelques traits encore bizarres. «Entretenez la paix
entre vous; n’ayez point de jalousie, ni de discorde. Que si l’un d’entre vous
l’emporte en éloquence et en sagesse sur les autres, ne lui portez pas d’envie,
et que lui-même n’en conçoive pas d’orgueil... Car, Dieu seul peut juger
véritablement du mérite de chacun. Que les forts s’accommodent aux faibles avec
indulgence, car il n’y a rien de parfait en ce monde; et il faut pardonner
quelques faiblesses à l’humanité Point de disputes; elles prêtent à rire à
ceux qui guettent toujours pour calomnier la loi divine. C’est à ceux-là
surtout qu’il faut penser, car nous pouvons les gagner, si tout ce qui se fait
parmi nous est toujours irréprochable. Pas trop de discours: les discours
ne font pas le même bien à tout le inonde. Il y a des gens qui aiment qu’on
leur prête secours pour les faire vivre; d’autres ont besoin de
protection...Chez quelques-uns de petits présents, en témoignage d’estime, font
naître l’affection ; mais il y en a peu qui aiment les discours, et moins
encore qui aiment la vérité. Il faut s’accommoder à tout le monde, et, comme un
bon médecin, donner à chacun ce qui lui convient».
Puis, il leur fit distribuer de nombreux présents, leur
donna des lettres adressées aux intendants, à l’effet de mettre chaque année à
la disposition de l’Eglise une certaine quantité de blé pour le soutien des
ecclésiastiques et des pauvres, des veuves et des vierges. Enfin, il se
recommanda a leurs prières, et les prélats sortirent émus et joyeux de tant de
bontés. Ils se mirent chacun en route dans les voitures impériales, qui, au
départ comme à l’arrivée, furent tenues à leur disposition.
Le souvenir de la grande assemblée devait demeurer
pendant des siècles dans la mémoire des peuples, et nul événement de cet âge
n’a laissé mie trace plus profonde et plus brillante. L’imagination populaire,
saisie par le spectacle de dignité et de grandeur qui lui avait été donné, ne
cessait de s’y reporter. On racontait des anecdotes sans nombre sur les actes,
sur les paroles des membres du concile, et sur les moindres détails matériels
des séances. On les redisait sous les plus humbles toits. On les conservait
précieusement dans les familles, et plus d’un siècle après, Gélaze de Cyzique composait un volume entier de ces documents, les uns vrais, d’autres
supposés et même évidemment fabuleux, dont il avait trouvé la plus grande
partie dans les archives de son père. Des traductions plus récentes de
manuscrits arabes ou coptes sont venues grossir encore cette collection, et
faire voir jusqu’à quelle partie reculée de l’Empire avait pénétré la
réputation des trois cent dix-huit, comme on les appelait emphatiquement.
Ces recueils, quoique difficiles à entendre, sont curieux
à étudier. Il y a d’abord des sentences, des pensées remarquables, échappées
probablement dans le cours des discussions à l’éloquence des Pères. Quelques
assistants les avaient recueillies; elles avaient passé de bouche en bouche, et
nous arrivent amplifiées, commentées, dénaturées ; mais quelques-unes
conservent encore un peu de leur saveur antique. Ainsi, nous trouvons dans un
manuscrit copte, d’une antiquité très-reculée, ces phrases vives et fortes : «Il
n’y a pas de créature dans la Trinité; mais lui, le Seigneur, a tout créé. Il
n’y a point de Dieu particulier pour aucune des œuvres de la création. Toute la
création est libre, et Dieu lui a donné la liberté pour que la volonté de
chacun se manifestât... et la volonté de quelques-uns les fait asseoir
au-dessus des anges, tandis que la volonté en a conduit d’autres à l’enfer.
Mais Dieu n’a rien créé de mal, et les démons eux-mêmes ne sont pas mauvais
naturellement. Dieu n’a besoin de rien pour rester saint». On aime à penser
qu’on tient là quelques débris de ces conversations saintes des Pères, que la
présence des philosophes devait amener habituellement à discuter entre eux de
toutes les bizarreries morales ou métaphysiques, enfantées par le panthéisme
oriental. De même, devant ces maximes simples qui suivent : « Hâte-loi vers
l’Eglise, et ensuite à ton métier pour que Dieu bénisse l’œuvre de tes mains;
celui qui va à son métier, avant d’entrer à l’Eglise, travaille en vain.
Retiens ce que tu as entendu dans la maison de Dieu, et roule-le dans la
pensée, pendant le travail comme en voyage. Celui qui cherche son refuge en
Dieu, s’amasse un secours intérieur: on salue avec joie les premières leçons de
cette doctrine évangélique, qui réhabilitait la condition laborieuse, et
jusque-là servile, du pauvre, en lui apprenant à sanctifier le travail par la
prière.
Vient ensuite dans presque toutes ces collections une
abondance de canons et de décrets manifestement apocryphes. C’est un déluge de
pièces fausses au travers desquelles la science a peine à se reconnaître. On
n’a pas moins, dans un manuscrit arabe, de quatre-vingts canons. Le nombre en
est porté à quatre-vingt-quatre, dans un autre texte, traduit et défendu avec
autorité, par un moine Maronite du Mont-Liban, professeur de langues
orientales, à Rome, Abraham Excellensis, et il y joint jusqu’à cinquante-neuf
constitutions séparées qui épuisent à peu près toutes les matières de la
discipline ecclésiastique: célibat des prêtres, ordre des sacrements, règlement
de préséance et presque d’étiquette pour la hiérarchie ecclésiastique,
établissement de la juridiction des patriarches dans les moindres détails,
formules d'excommunication, dispenses de mariage, et causes de séparations
légitimes, règles de pénitence, constitution des monastères, tout est épuisé
dans ce recueil qui est un véritable code de liturgie et de discipline. Malgré
ses marques visibles de suppositions, cette collection jouit encore aujourd’hui
en Orient d’une grande considération, et fait loi, dans presque toutes les
Églises du rit grec. En l’étudiant avec prudence, on peut recueillir quelque
lumière pour connaître des Coutumes immémoriales de l’Église et en tirer
l’interprétation de certains points restés douteux.
Enfin, après les traditions et les écrits apocryphes, les
légendes eurent aussi leur tour. De bonne heure l’autorité divine du concile
fut appuyée aux yeux des peuples par des récits de prodiges. On raconta qu’une
fontaine mystérieuse avait jailli sur la place de Nicée, en un lieu où le concile
rassemblé avait fait une prière publique. Elle coulait sans relâche depuis ce
jour, et on venait se baigner dans ses eaux miraculeuses. Nicéphore, historien
grave, avait entendu aussi faire le récit suivant. Pendant la durée du concile,
deux évêques, du nom de Chrysante et de Musonius, étaient venus à mourir. Le jour où le symbole fut
rédigé , et où il fallait le signer, leurs confrères les invoquèrent en esprit,
leur adressant cette prière: «O pères et frères, vous avez combattu le bon
combat, vous avez accompli votre carrière; vous avez conservé la Foi : si donc
ce que nous venons de faire est agréable à Dieu, que vous voyez maintenant face
à face, que rien ne vous empêche de venir signer avec nous le décret de foi».
Ils laissèrent donc en blanc la place de la signature des évêques morts,
scellèrent ensuite le symbole, et veillèrent alentour toute la nuit. Le
lendemain, on leva le sceau et on trouva la souscription suivante,
miraculeusement insérée pendant la nuit : Nous Chrysante et Musonius, pleinement d’accord avec le saint
concile œcuménique, bien qu’enlevés de la terre, nous avons signé le symbole de
notre propre main.
Voici enfin une tradition d’un autre origine. Elle est
tirée d’un manuscrit copte, déjà cité, qui s’exprime ainsi: «Quant à ce qui a
été dit que les évêques étaient au nombre de trois cent dix-huit, des grands du
palais ont raconté ceci à nos frères : nous avons entendu dire qu’au temps du
concile, quand tous les évêques étaient sur leurs trônes, on en trouvait trois
cent dix-huit; mais quand ils se levaient et se tenaient debout, on en comptait
trois cent dix-neuf... de telle sorte qu’on ne pouvait venir à bout de fixer le
chiffre complet, ni de savoir le nom de celui qui venait en plus du premier compte;
mais quand on arrivait à lui, il prenait la figure de son voisin. A la fin on
comprit que c’était le Saint-Esprit qui faisait le trois cent dix-neuvième, et
qui aidait ainsi les évêques à établir la vraie Foi! »
Ces pieuses anecdotes, sans nulle valeur critique,
témoignent pourtant de l’admiration naïve qu’inspirait aux populations l’œuvre
des pères de Nicée. L’Esprit-Saint, en effet, avait accompli par leur
intermédiaire une merveille plus grande que tous les prodiges qu’on racontait.
Cette Asie Mineure, où l’Eglise chrétienne venait de tenir ses grandes assises,
était depuis bien des siècles, la terre natale de toutes les superstitions et
de tous les systèmes. La fable et la philosophie en avaient fait leur demeure
de prédilection. Sur la côte méridionale de cette même contrée, le sol était
jonché des ruines de Troie, brillante patrie des dieux d’Homère. Il n’était pas
une des villes florissantes qui bordent la mer d’Ionie, pas une des îles de son
archipel, qui ne pût se glorifier à la fois de la protection d’un Dieu et de la
naissance d’un sage. Samos avait le temple de Neptune et le berceau de
Pythagore. L’Apollon de Claros et la Diane d’Ephèse étaient adorés sur les
mêmes bords où avaient enseigné Thales et Anaximandre, où Héraclite avait vu le
jour. Mais ce long travail d’un même peuple , pour concevoir la pensée ou
l’image de Dieu, n’avait enfanté jusqu’à ce jour que des rêveries, des idoles,
ou des monstres. Et en moins de six semaines, trois cents hommes, inconnus les
uns aux autres, arrivant des bouts opposés du monde, s’exprimant dans des
langues diverses, avaient su donner de la nature divine une formule nerveuse et
concise, destinée à traverser toutes les mers et tous les âges! Et aujourd’hui,
après quinze siècles écoulés, d’une extrémité à l'autre de la terre civilisée,
dans les hameaux reculés des Alpes, dans les îles perdues de l’Océan
découvertes par la science moderne, quand la solennité du dimanche relève vers
le ciel les fronts courbés par le travail, on entend un concert de voix rustiques
répéter sur un mode uniforme l’hymne de l’unité divine :
Credo in unum Deum, pâtre omnipotentem factorem visibilium omnium
et invisibilium : et in unum Dominum Jesum Christum, Filium Dei unigenitum et ex Paire natum ante omnia sæcula : Deum de Deo, lumen de lumine,
Deum verum de Deo vero : genitum non factum, consubstantialem Patri : per quem omnia facta sunt ; qui propter nostram salutem descendit de cœlis : et incarnatus est, et homo factus est ; passus et sepultus est ; et resurrexit terlia die; et ascendit in cœlum et iterum venturus est judicare vivos et mortuos, et credo in Spiritum sanctum.
CHAPITRE IV
CONCILE DE NICÉE.
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