Amazon.com:LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:UNE HISTOIRE DIVINE |
L’ÉGLISE
ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE
CHAPITRE VIII.
DERNIÈRE LUTTE DU PAGANISME
(390-395)
Ferveur de Théodose après sa pénitence. — Diverses lois
que ce sentiment lui inspire. — Prohibition générale du culte païen. — Cette
mesure no reçoit qu’une exécution incomplète, surtout en Occident. — Théodose
quitte Milan et retourne à Constantinople. — Il réprime divers désordres
survenus pendant son absence. — Disgrâce de Tatien, de Proculus et de Promotus. — Démolition des temples païens en Asie et
désordres qui en sont la suite. — Nouvelle loi prohibitive. — Apaisement du
schisme d’Antioche. — Consécration de l’église de Saint-Jean-Baptiste. — Mort
de saint Grégoire de Nazianze. — Différends qui s’élèvent en Gaule, entre le jeune empereur
Valentinien et le comte Arbogast, commandant de ses armées. — L’un et l’autre en appellent à Théodose. — Meurtre du jeune Valentinien et proclamation, par
Arbogast, du rhéteur Eugène, comme empereur. — Caractère de ce personnage. — Députation
envoyée à Constantinople. — Théodose ne reconnaît pas Eugène. — Funérailles de
Valentinien à Milan, et son oraison funèbre par Ambroise. —Arbogast fait des
préparatifs pour résister à l’agression de Théodose. —Eugène, par ses conseils,
accorde à une députation du sénat de Rome la restitution des biens enlevés aux
temples et le rétablissement de l’autel de la Victoire. — Eugène passe les
Alpes. — Ambroise quitte Milan pour ne pas le rencontrer. — Lettre qu’il, écrit
à l’usurpateur. — Il rencontre à Florence le sénateur Paulin, qui se rend à Siole, avec sa femme Thérasie,
pour y vivre dans la retraite. — Eugène se trouve placé, malgré lui, à la tête
des païens. — Théodese se décide à regret à aller
combattre en Occident.— Ardeur de sa piété. — Cérémonie touchante pour le
couronnement de son fils Honorius. — Son départ. — 11 rencontre Eugène et
Arbogast près d’Aquilée. — Incertitude de la première journée. — Vision de
Théodose pendant la nuit. — Seconde bataille, dont le succès est déterminé par
la défection d’un des généraux d’Eugène et l’effet d’un orage qui contrarie
l’armée rebelle. — Mort d’Eugène et d’Arbogast. — Lettre d’Ambroise à Théodose.
— Clémence du souverain. — Entrée triomphale dans Milan. — XI tombe malade, et
mande en hâte son fils Honorius. — Arrivée de ce jeune prince. — Dernières
dispositions de Thé idose. — Son langage sévère à la
députation du sénat de Rome. — Sa mort. — Douleur et consternation
universelles. — Ambroise ranime le courage par une éloquente oraison funèbre. —
Présence du jeune Goth Alaric à cette cérémonie. — Erreur d’Ambroise et de
Théodose sur l’avenir réservé à l’empire, qu’ils croient sauvé par le
christianisme.— Véritable effet du triomphe du christianisme pour l’avenir
du monde.
Régénéré par la pénitence et sorti comme des ondes d’un
nouveau baptême, Théodose sentit sa foi se rallumer dans son cœur avec une
sorte d’exaltation qui était nouvelle chez lui. Toutes ses paroles, tous ses
actes, n’étaient plus qu’un épanchement des émotions dont débordait son âme. Un
changement s’opérait dans le fond de son être, et sa politique allait s’en
ressentir. Ce n’est plus désormais cette docilité tranquille qui marchait à pas
comptés dans la voie tracée par la loi divine : c’est une ferveur inquiète qui
a soif d’expiation et cherche partout des occasions de réparation et d’épreuve.
On aperçoit déjà la trace de cette ardeur inaccoutumée dans les lois assez
nombreuses qui, rendues à Milan même, servirent de première communication entre
lui et son peuple à la suite de ces grandes scènes. Il n’en est aucune où ne se
manifeste un zèle ardent qui dédaigne les calculs de la prudence. A cette
inspiration d’un christianisme vivifié doivent être rapportées sans hésitation
et la loi généreuse du 12 mars 391, qui rend la liberté par un acte souverain à
tous les enfants que leurs pères, pressés par la misère, ont laissé arracher de
leurs bras et réduire en servitude, et celle du 10 juillet de la même année,
qui autorise le plus humble particulier, victime d’un attentat de la part des
grands et des soldats, à se faire justice lui-même par la voie des armes, même
sans attendre l’intervention du juge : deux dispositions dont l’une, contraire
au régime légal de la propriété romaine, et l’autre, pouvant menacer la paix
publique, devaient rencontrer dans le conseil plus d’une résistance motivée aux
yeux de la politique humaine. Il est difficile de ne pas faire remonter à la
même source deux lois pénétrées d’une émotion éloquente, très-rare chez
Théodose (législateur calme d’ordinaire), et qui flétrissent d’un opprobre
mérité et condamnent à de terribles supplices d’infâmes désordres, dont depuis
longtemps le nom romain était déshonoré.
Mais où ce changement d’attitude et, si l’on ose ainsi
parler, d’inflexion dans la voix, est surtout visible, c’est dans trois lois
qui se succèdent presque sans interruption sous l’empire évident d’une pensée
commune, et qui frappent avec une rigueur systématique les païens, les apostats
et les hérétiques. Jusque-là, nous l’avons vu, Théodose, portant dans l’emploi
de la force une mesure de prudence soigneusement calculée, avait eu soin de
laisser toujours, en matière religieuse, à ses lois répressives, une sorte
d’élasticité vague qui permettait d’en proportionner l’application aux
circonstances. C’est ainsi que les édits portés contre le culte païen,
très-modérés dans la forme, avaient pu devenir très-rigoureux dans l’exécution,
tandis que ceux qui avaient frappé les hérétiques, plus menaçants en apparence,
avaient été appliqués sans violence. Ici, la face change : nul ambage, nul doute; un dispositif à la fois précis et
général, qui embrasse tous les cas et n’ouvre point d’échappatoire ; une
profession de principes nette et catégorique. C’est un code d’unité religieuse,
cette fois régulièrement tracé et s’avouant sans déguisement; c’est la volonté
désormais proclamée de faire de l’Évangile l’unique loi, non-seulement
spirituelle, mais politique, civile et, au besoin, pénale de l’empire.
Ainsi les lois précédentes n’avaient retiré aux vieilles
divinités que l’hommage sanglant des sacrifices; les temples restaient ouverts
à la prière, aux vœux et aux offrandes pacifiques. Cette fois, c’est l’entrée
même des temples que la loi du 27 février 391 prohibe sans distinction : « Que
personne, dit cette loi, n’aborde le temple; que personne n’élève ses regards
vers des simulacres formés par des mains humaines.» Et ceux que l’édit menace
particulièrement, ce sont les fonctionnaires de l’empire, toujours suspects de
regret pour le passé, et sur qui la volonté impériale veut pouvoir compter
désormais pour transmettre aux peuples son irrévocable décision1.
Même ostentation de sévérité dans la loi qui touche les
apostats. A l’incapacité de léguer ou de recevoir par testament, dont ces
relaps étaient déjà frappés par des dispositions antérieures, la loi du 9 mai
ajoute celle de paraître en justice comme témoin, et la privation de toute
dignité, soit acquise, soit héréditaire: elle les ensevelit en un mot dans le
sépulcre d’une véritable mort civile, et la rigueur de la sentence est accrue
encore par l’étrange amertume des paroles. Le législateur regrette de ne
pouvoir faire davantage, et s’applaudit des souffrances qu’il a su ménager à
ses victimes: «Nous eussions condamné ces malheureux au bannissement dans un
lieu désert, dit-il, s’il n’était plus dur de vivre au milieu des hommes en
n’étant plus compté dans leur nombre.» Pour ce genre de crime, point de
réhabilitation ni de prières possibles. « On peut venir en aide, dit encore la
loi, à ceux qui tombent ou à ceux qui errent, mais ceux qui se sont perdus
eux-mêmes par la profanation de leur baptême, aucun recours de pénitence ne
leur est ouvert.» Paroles dures dans la bouche d’un meurtrier baptisé qui, la
veille encore, implorait avec ardeur la miséricorde ; et manière plus zélée que
touchante de témoigner sa reconnaissance au Dieu qui pardonne.
La loi sur les hérétiques, qui porte la date du 15 mai,
n’est ni moins catégorique ni moins passionnée: « Qu’en aucun lieu, dit-elle,
cette cohorte sacrilège ne puisse se rassembler; que leur perversité ne puisse
se procurer ni réunion publique ni entretien secret. »
La suscription qui figure en tête de ces lois est aussi
digne de remarque que leur contenu. Le nom du jeune Valentinien y est partout
associé à celui de son beau-frère, et nulle distinction n’est faite dans la
généralité des termes entre les deux parties de l’empire. Mais, chose
singulière et au premier moment à peine croyable, elles sont adressées toutes
soit au préfet du prétoire Albin, soit au préfet d’Italie, Flavien, et d’autres
témoignages du temps nous font connaître que ces deux magistrats étaient
eux-mêmes des païens de distinction, élèves et amis, correspondants habituels
de Symmaque. On ne pouvait donc attendre d’eux un grand zèle dans l’application
de peines qui les frappaient eux-mêmes. Il faut conclure de cette singularité
que Théodose, en donnant à sa pensée une forme tranchante et décisive,
obéissait plutôt à un entraînement qu’à un dessein calculé. Il avait en vue de
faire une profession de principes éclatante plutôt qu’un acte suivi de
conséquences pratiques. Effectivement, revenu à peine de Rome, où il avait vu
et supporté le culte païen encore dans tout l’éclat ses .pompes, prêt à
abdiquer la tutelle de l’Occident, à laquelle la vingtième année de son pupille
mettait naturellement un terme, il ne pouvait songer à imposer à un souverain
sans expérience l’accomplissement immédiat d’une tâche devant laquelle
lui-même, dans sa toute-puissance, avait reculé. Seulement il n’était pas fâché
de compromettre le jeune homme sans retour aux yeux de ses peuples, et de
l’engager pour toute sa vie dans une voie où Ambroise n’aurait plus qu’à le
faire avancer, et où un pas rétrograde lui serait impossible. Quant à lui-même,
il ne songeait qu’à retourner en Orient, où l’œuvre qui lui était chère, mieux
préparée par les événements, pouvait être activement poussée et menée à fin.
Il partit en effet dans les derniers jours de juin 391,
laissant Valentinien maître de son domaine héréditaire, sous la garde de deux
conseillers: Ambroise pour les affaires civiles et religieuses; pour le
commandement des armées le comte Arbogast, seul général de distinction qui,
bien que d’origine étrangère, était resté fidèle à ses maîtres pendant
l’usurpation, et qui avait en leur nom achevé la soumission des Gaules.
Tranquille de ce côté, ou du moins croyant avoir sujet de l’être, Théodose
quitta l’Occident avec la ferme intention de n’y plus revenir.
Sur la route et à l’arrivée, des soins assez graves
l’attendaient qui, sans le distraire de son but principal, réclamèrent pourtant
d’abord toutes ses pensées. Un empire entier n’avait pu être abandonné quatre
années de suite aux mains d’un mineur, sans que le désordre y eût pénétré de
bien des côtés. Théodose trouva la Macédoine infestée par des partis barbares,
débris de l’armée de Maxime, qui s’étaient réfugiés dans des bois et dans des
marais, d’où ils sortaient à l’improviste pour piller la campagne et rançonner
les paysans. Avant de faire un pas de plus vers Constantinople, il entreprit de
déloger ces bandes de leurs retraites; et, pour pousser la recherche plus
vivement, il battit de sa personne la campagne plusieurs mois durant, sans
autre compagnie qu’une faible escouade de cavalerie et deux aides de camp, Timase et Promotus. Il couchait
dans des chaumières ou sur la dure, et dégainait lui-même toutes les fois qu’il
rencontrait des bandes de brigands sur son chemin. Dans le cours de cette vie
errante, qui dura plusieurs mois, il faillit plus d’une fois trouver la mort.
Un soir en particulier qu’il avait cherché un abri chez une vieille paysanne,
il fut reconnu par un espion des barbares qui s’était? glissé sous le même
toit, et c’était fait de lui s’il ne s’était à temps méfié de la figure
suspecte du personnage. Grâce à ce déploiement d’énergie, la Macédoine fut
bientôt sortie de péril, et Théodose put laisser à Promotus le soin d’en achever la pacification. Mais on ne comprendrait pas l’ardeur
irréfléchie qui portait un empereur à risquer ses jours pour le bien d’une
seule province, si l’on ne songeait que cette province était celle-là même qui
avait souffert de son crime et dont les blessures ouvertes par sa main
saignaient encore. Dans ces bois obscurs, dans ces embuscades où il engageait
sa tête, Théodose cherchait l’achèvement de sa pénitence et le prix de son
absolution.
A Constantinople, où il arriva le 9 novembre, ce furent
les intrigues de palais qui troublèrent les premières joies de sa bienvenue. Le
préfet du prétoire, Tatien, véritable empereur sous le nom d’Arcadius, devait
rendre compte de sa gestion, et le compte de quatre années de pouvoir absolu
était, en tout temps, difficile à régler. Il y avait eu, pour la régularité des
affaires courantes, un certain nombre de proscriptions et de confiscations à
prononcer, qu’il fallait justifier et faire ratifier par Théodose. Tatien et
son fils Procule étaient païens, nous l’avons vu. Ce
n’est pas une raison pour penser avec Zosime qu’ils fussent irréprochables;
mais c’en était bien assez pour que leurs ennemis (et qui n’en a pas dans les
cours?) se crussent en mesure de faire admettre par Théodose toutes sortes
d’accusations contre eux. Dès le premier jour, des réclamations furent
présentées contre le père et le fils au nom de parents ou d’épouses qui
demandaient le rappel de leurs enfants ou de leurs maris, et au nom de
propriétaires dépouillés de leurs biens. Ces sévérités avaient-elles été
iniques ou méritées? Était-ce péculat, concussion, ou simple exercice des
droits rigoureux du fisc? Qui pourrait le dire? Il est probable que personne ne
s’en enquit très-soigneusement. Toujours est-il que Théodose ajouta foi à ces
dénonciations. Tatien fut envoyé en exil, Procule au
cachot, et toutes les mesures de leur administration furent cassées par
plusieurs édits conçus en termes très-sévères.
Ces diverses sentences ne furent pas confirmées par
l’opinion publique. Pour la première fois on accusa Théodose, jusque-là
pleinement maître chez lui, même dans ses jours de colère, de s’être laissé
tromper et conduire par un favori. On désigna comme l’instigateur de ces
mesures de réaction le Gaulois Rufin, le même qui avait dicté le massacre de
Thessalonique, et que la verve satirique de Claudien devait plus tard livrer à
l’exécration de la postérité. Rufin, en effet, succéda à Tatien dans la charge
de préfet du prétoire. A peine installé dans ce poste, comme s’il eût voulu
faire maison nette de toute influence rivale, il se prit de querelle avec Promotus, le lieutenant même qui venait d’accompagner
Théodose dans son expédition à travers les bois, et le seul général dont
l’empereur eût paru apprécier le mérite. Promotus,
provoqué par des paroles injurieuses, se laissa emporter jusqu’à donner un
soufflet à son agresseur. Rufin alors entra précipitamment dans la chambre de
Théodose, et, lui montrant sa joue encore chaude, lui demanda justice. Théodose
prit vivement le parti de son agent, et voyant que les regards des assistants
n’exprimaient rien de bienveillant pour ce favori : «Je saurai bien vous le
faire respecter, leur dit-il; si vous n’en voulez pas pour ministre, je vous le
donnerai pour empereur.» Promotus fut renvoyé à
l’armée, où peu de jours après il périssait dans une embuscade. Presque en même
temps, Procule finissait ses jours en prison en vertu
d’un ordre impérial, que Théodose, prétendit-on, s’était laissé arracher, et
avait voulu au dernier moment, mais trop tard, révoquer. Dans toutes ces scènes
douloureuses, chacun crut voir que Théodose avait plutôt laissé faire que
commandé lui-même, et cette faiblesse inaccoutumée surprit péniblement. Quelque
lassitude commençait-elle à courber cette tête puissante, ou bien, tout entier
à la ferveur pieuse qui remplissait son âme, détournait-il ses regards avec
découragement et dégoût du spectacle de la politique humaine?
Après les intrigues et les révoltes, d’autres objets
appelèrent aussi son intervention, où on retrouva mieux sa prudence et sa
fermeté ordinaires. Des abus graves s’étaient glissés dans l’administration des
provinces : il mit la main courageusement à l’œuvre pour les réparer. Les
magistrats donnaient presque par tout l’Orient le spectacle d’une trop grande
facilité à se laisser aborder par des solliciteurs de tous genres, et
l’autorité de la justice en souffrait. L’empereur leur défendit de donner aucune
audience particulière. Dans les campagnes, les paysans, pressurés à la fois par
les agents du fisc qui venaient recevoir les impôts en argent, et par les gens
de guerre qui exigeaient des prestations en nature sous forme de nourriture ou
de logement, avaient imaginé de neutraliser ces deux tyrannies l’une par
l’autre. Ils gagnaient à prix d’argent les soldats, qui se chargeaient de les défendre
contre les exigences des agents des contributions. Des officiers assez élevés
en grade consentaient à ce genre de trafic, et chaque village acquérait ainsi
un protecteur attitré, qui défiait l’administration centrale et formait dans
les campagnes à peu près la contrepartie des défenseurs nouvellement donnés
aux cités. C’était effectivement le même besoin de protection qui se faisait
jour, mais, cette fois, par une expression irrégulière et violente. A la
vérité, l’administration retrouvait son avantage lorsque le paysan venait
apporter ses denrées à la ville pour les vendre, et elle prenait sa revanche
par des corvées qu’elle imposait suivant ses caprices, et pas toujours
exclusivement dans l’intérêt public. Le marchand rustique était obligé de
prêter ses mulets, ses chameaux ou ses charrettes au transport des matériaux ou
des décombres que le magistrat urbain trouvait bon de faire convoyer par ce
procédé économique. Les défenseurs des cités eux-mêmes, ces magistrats créés
dans un intérêt d’humanité, étaient accusés de ne pas toujours s’abstenir de
ces sortes de violences.
Tous ces désordres furent vivement représentés à Théodose
par l’orateur Libanius, qui en fit le sujet de plus de cinq discours, ornés de
toutes les fleurs de sa rhétorique accoutumée, et qu’il vint prononcer lui-même
à Constantinople. L’empereur l’écouta de bonne grâce et mit ordre aux maux
signalés par quelques lois favorables aux propriétaires malheureux, et d’autres
mesures d’humanité dont les vestiges se trouvent à cette date dans les codes.
Mais ces soins une fois pris et ces diverses questions
d’ordre public une fois réglées, il avait pourtant hâte d’en venir à la grande
affaire, à celle qui lui tenait véritablement au cœur : la destruction
définitive du paganisme et la consommation de l’unité religieuse. Asseoir
l’Église à côté du trône, surmonter le diadème de la croix, c’était désormais
l’unique vœu de sa conscience repentante, et, pour l’aider à l’accomplir, il ne
trouvait personne en Orient assez zélé, pas même les évêques de sa cour. Leur
obéissance empressée, trop souvent complimenteuse, à la mode orientale, mais
purement passive, ne lui suffisait pas. Il regrettait le langage franc et les
conseils impérieux d’Ambroise. Ainsi, à sa première entrée dans l’église de
Constantinople, l’évêque Nectaire l’ayant invité à reprendre la place d’honneur
qui lui était réservée dans le chœur : «Non, dit-il brusquement, et avec un
soupir mal étouffé que lui arrachait une pénible association de souvenirs; j’ai
appris à Milan à comprendre le peu qu’est un empereur dans une église, et la
différence qu’il y a de lui à un évêque. Mais personne ici ne me dit la vérité.
D’évêque je n’en connais qu’un, c’est Ambroise »
Aussi, sous l’empire de cette impulsion venue de haut, le
zèle se ranima et les habitants de toute l’Asie s’aperçurent du retour de
l’empereur en voyant reprendre de toutes parts, avec une activité nouvelle,
l’œuvre momentanément interrompue de la démolition des temples. Ce qui venait
de se passer en Égypte, après la chute du Sérapéion,
fut donné et accepté partout pour modèle. Au moindre prétexte, et il n’en
manqua nulle part, les sanctuaires encore debout furent condamnés à périr; le
préfet d’Orient, accompagné de deux tribuns et de soldats, fit une nouvelle
tournée dans toute la province pour veiller lui-même à l’exécution de ses
décisions. En général, la résistance du parti vaincu et découragé fut cette
fois à peine sensible. En quelques lieux cependant des scènes de désordre
éclatèrent. A Apamée, par exemple, la seconde ville de la Syrie après Antioche,
la destruction du grand temple fut un véritable drame, qui tint plusieurs jours
toute la ville en suspens et finit par un dénouement tragique. L’édifice était
construit de pierres de taille si solides, si fortement cimentées avec du fer
et du plomb, que les ouvriers ordinaires et les soldats appelés à leur aide
déclarèrent qu’ils ne pouvaient venir à bout de le démolir. Un ouvrier de la
ville se présenta alors et proposa d’essayer un système particulier de
combustion pour triompher de la résistance des matériaux. L’offre fut
accueillie avec une incrédulité générale, sauf par l’évêque Marcel, saint et zélé
personnage, qui, se croyant engagé dans une lutte contre le démon, ne pouvait
consentir que le Christ eût le dessous. Sur sa demande, on laissa l’artisan
essayer de son procédé. Il environna d’un bûcher de bois d’olivier trois des
colonnes qui soutenaient le corps principal du bâtiment, et s’efforça d’y
mettre le feu. Pendant qu’il faisait ses préparatifs, l’évêque, en prières,
conjurait le Tout-Puissant de ne pas tarder à faire voir sa force et la
faiblesse de ses adversaires. Le feu fut très-long à s’allumer, et à travers
les tourbillons d’une fumée noire qui s’élevait, les assistants crurent
plusieurs fois voir s’agiter des démons qui éteignaient la flamme toutes les
fois qu’elle commençait à prendre. Enfin pourtant l’incendie se déclara;
bientôt la colonne s’ébranla, et le faîte qu’elle soutenait, privé d’un de ses
appuis, s’abîma avec un fracas épouvantable au milieu des cris de surprise, de
terreur et de joie de toute l’assistance. Mais l’irritation des païens fut au
comble, et, pour empêcher qu’ils ne se portassent à des représailles, il fallut
faire garder plusieurs jours de suite les églises chrétiennes, tant par des
postes de soldats que par des paysans choisis dans les montagnes voisines, qui
se placèrent volontairement en sentinelle. Ces inquiétudes n’étaient pas
exagérées. En effet, peu de jours après, l’évêque se rendant dans une autre
partie de son diocèse pour assister à une exécution du même genre, un parti de
païens se mit en embuscade pour l’attendre. Il fut arrêté, dépouillé, et laissé
mort sur la place .
Cet attentat répandit dans la contrée une sorte de
stupeur. Le saint, élevé tard à l’épiscopat, laissait des fils qui voulaient
venger son injure. Les évêques de la province, réunis en concile pour désigner
le successeur, craignirent sans doute d’irriter trop vivement les passions, et
engagèrent les jeunes gens à s’abstenir de toute poursuite. «La couronne du
martyre, dirent-ils, assurée à votre vénérable père, suffit à votre consolation
et à son honneur. Il faut rendre grâces à Dieu, et non nourrir des pensées de
ressentiment.» Peut-être fut-ce par crainte de susciter ailleurs de pareilles
scènes de violence, que l’exécution ordonnée par Théodose fut en certains lieux
laissée imparfaite. Sozomène cite en particulier, comme 'ayant survécu à la
destruction générale, les temples de Pétra et d’Aréople,
en Arabie, et celui de Gaza, en Palestine.
Quoi qu’il en soit, le succès fut assez grand et assez
général pour que Théodose pût le célébrer dans la loi suivante, dont les termes
exaltés ressemblent plus à un chant de triomphe qu’à une loi pénale.
« Que nul homme, dit cette loi du 8 novembre 392, à
quelque ordre ou classe qu’il appartienne, de quelque dignité qu’il soit
revêtu, qu’il soit ou ne soit pas en puissance et en honneur, que le sort l’ait
fait naître dans une condition et une fortune élevées ou humbles, en quelque
lieu ou ville que ce soit, n’offre aux simulacres inanimés même un simple
sacrifice. Que personne non plus, même dans un oratoire sacré, n’offre à aucun lare ni pénate aucun genre d’hommage : ni
luminaire, ni encens, ni guirlandes. Que si quelqu’un ose immoler une victime
en sacrifice, et consulter ses entrailles vivantes, qu’il soit tenu pour
coupable de crime de lèse-majesté, qu’il soit loisible à chacun de le dénoncer,
et qu’il soit frappé de la peine qu’un tel crime encourt, quand même il
n’aurait cherché dans son enquête rien qui fût contraire ou même relatif au
salut du prince1. Car il suffit pour le poids de l’accusation qu’on ait tenté
de violer les lois de la nature elle-même, de pénétrer ce qu’il est défendu de
savoir, de révéler ce qui doit rester caché, de tenter ce qui est interdit, de
s’enquérir de la destinée d’un autre et de faire concevoir l’espérance de sa
mort.
« Que si quelqu’un, craignant soit le ridicule soit
le péril du culte public, se crée lui-même quelque image de ce genre, mortelle
et destinée à périr, et l’honore soit en enlaçant alentour le feuillage d’une
vigne, soit en l’élevant sur un tertre de terre, comme l’injure faite à la
religion est égale, bien que l’hommage soit plus humble, qu’il n’en soit pas
moins, pour cette offense, considéré comme coupable et privé de la demeure ou
des possessions où il sera constant qu’il a rendu obéissance à la superstition
des gentils. Car tout lieu où il sera avéré que s’est élevée la fumée de
l’encens (si ce lieu est en la possession de ceux qui ont fait brûler cet
encens), sera réuni à notre fisc. Que si c’est dans le champ d’autrui et à
l’insu du maître qu’un tel genre d’hommage a été rendu, le coupable sera puni d’une
amende de vingt-cinq livres d’or, et la même peine sera étendue à tous ceux qui
auront, connivé à son crime. Nous recommandons ces défenses à tout défenseur et
curiale, de telle sorte que les crimes dénoncés soient par eux sur-le-champ
punis. Si, cédant soit à quelque complaisance, soit à la négligence, ils
cachent le méfait ou le laissent impuni, ils seront soumis à un arrêt
judiciaire, et les juges eux-mêmes, s’ils retardent encore la vengeance des
lois, seront frappés d’une amende de vingt-cinq livres d’or. La peine sera
commune à tous leurs agents. »
L’excès même de ces peines, véritablement draconiennes ,
et le ton emphatique sur lequel elles sont proclamées, attestent assez que le
législateur ne redoute plus les résistances qu’il avait ménagées si longtemps.
Effectivement l’histoire, qui a conservé le texte de ces terribles menaces,
n’en signale dans le cours du même règne aucune application.
De la part des hérétiques qui avaient si fort troublé les
premiers instants de son règne, Théodose ne rencontra pas plus de difficultés.
Ils se dérobaient presque à ses regards : on les cherchait, on ne les trouvait
pas. Cette division fatale et presque séculaire qui avait ensanglanté et épuisé
l’Orient, semblait disparue et rentrée sous terre. En interdisant sous des
peines sévères toute ordination nouvelle, faite dans les rangs des hérétiques,
Théodose put se flatter que les restes en allaient mourir d’inanition.
Le schisme seul d’Antioche subsistait encore, plus
difficile à déraciner, malgré la frivolité de ses motifs, parce qu’il
s’appuyait sur la rivalité toujours subsistante de l’Orient et de I ’Occident.
Paulin n’était plus; mais il était mort en défiant les anathèmes de
Constantinople, et avant de quitter la vie il avait transmis à un prêtre de son
choix, nommé Évagre, sa dignité, ses prétentions, et
aussi la faveur dont il avait toujours joui auprès de Rome et des évêques
d’Italie. Ambroise partageait cette prévention commune à tous ses compatriotes,
et il en avait fait part à Théodose, qui revenait fort indécis, ne sachant trop
quelle conduite tenir entre le respect qu’il éprouvait pour tout ce qui venait
d’un tel conseiller, et les égards qu’il devait aux décisions d’un concile
qu’il avait réuni lui-même. D’une part, en effet, il était prêt dans son zèle
nouveau à obéir à toutes les inspirations du confident de sa pénitence ; de
l’autre il respectait, dans le rival de Paulin, le vénérable intercesseur qui
avait épargné à Antioche le sort de Thessalonique, et à lui-même un meurtre de plus.
Il déploya pendant près de dix-huit mois un soin touchant et persévérant pour
amener les deux partis à un accommodement honorable. Flavien fut mandé à la
cour, et Théodose, embrassant presque ses pieds, le pria de se rendre à Rome
pour expliquer ses droits au souverain pontife. Flavien s’excusa poliment,
demanda du temps, et ne s’exécuta pas. Ambroise alors, à qui Théodose rendait
régulièrement compte de ses embarras, imagina pour lui venir en aide un
expédient plus conciliant encore, mais qui n’eut pas un meilleur succès. Les
Occidentaux se réunirent d’eux-mêmes en concile à Capoue, et, évitant de se
prononcer sur le fond du débat, déléguèrent la décision au patriarche
d’Alexandrie, Théophile, que sa situation et les traditions d’Athanase avaient
maintenu dans une sorte de neutralité entre les deux partis. Théodose consentit
encore à transmettre lui-même cette proposition à Flavien, qu’il fit venir une
seconde fois auprès de lui, et qu’il assiégea de nouvelles instances. Mais il
le trouva aussi intraitable que jamais. «Prenez tout de suite mon évêché,
Empereur, disait Flavien, et donnez-le à qui bon vous semble; mais je ne
soumettrai au jugement de mes égaux ni mon honneur, ni ma foi.» L’affaire
n’avançait pas, et l’impatience commençait à gagner l’Occident; les lettres
d’Ambroise devenaient pressantes et sévères pour Flavien: «Évagre,
écrivait-il, n’a rien à demander; Flavien a quelque chose à craindre : voilà
pourquoi il refuse d’être jugé. Veut-il donc se mettre seul en dehors de
l’Église, de la communion de Rome et du commerce de ses frères? » L’embarras de
l’empereur était cruel, quand un coup qui lui parut venir du ciel l’en tira
subitement. Évagre mourut sans avoir eu le temps de
désigner son successeur. La tradition épiscopale des dissidents fut ainsi
interrompue après plus de cinquante ans de durée, et, bien que leur soumission
ne fut ni immédiate ni complète, le schisme, désormais privé de direction comme
d’avenir, cessa d’être un scandale et un danger pour l’Église.
Rien ne troubla plus alors la joie de Théodose : tout
allait à souhait, et son cœur débordait d’allégresse. Il donna librement cours
à ce sentiment dans une brillante cérémonie à laquelle tout Constantinople fut
appelé à prendre part. C’était la consécration d’une église pleine de magnificence,
élevée en l’honneur de saint Jean-Baptiste dans le faubourg d’Hebdomon, aux portes de la ville impériale. Un sanctuaire
avait été préparé pour y recevoir la tête même de Jean-Baptiste, relique dont
l’authenticité était plus que douteuse, mais qui venait de faire l’objet de
beaucoup de conversations populaires et même d’un petit triomphe remporté sur
l’hérésie. On racontait que ce chef précieux, miraculeusement sauvé par le zèle
de quelques chrétiens au moment où la tombe du saint était violée par les
satellites de Julien, avait été remis à l’empereur Valens, qui en avait fait
don à des gens de sa suite. Depuis lors, la relique était restée dans un
domaine voisin de Chalcédoine, confiée à la garde d’un prêtre et d’une vierge
appartenant l’un et l’autre à l’erreur des semi-Ariens. Quand Théodose la fit
redemander, ces dépositaires, d’un commun avis, refusèrent de s’en dessaisir:
«Qu’on vienne la prendre, dirent-ils : on verra que celui qui y touchera s’en
repentira, et la sainte relique elle-même refusera de quitter les mains pieuses
qui la gardent.» Le bruit se répandit, en effet, que l’écrin où les restes
sacrés étaient renfermés, fiché dans le sol, n’en pouvait être détaché par
aucune force humaine. Théodose, inquiet de l’effet que produisait ce prétendu
prodige, crut devoir se rendre sur les lieux lui-même; et, étendant sur le
coffret un coin de sa robe de pourpre, il l’enleva d’une main ferme et
l’emporta sans la moindre peine sous son bras. C’était donc sa conquête qu’il
venait déposer lui-même dans l’église, à la grande joie des fidèles et à la
confusion du petit nombre d’hérétiques obscurs qui pouvaient encore se cacher
dans la foule. Ce qui compléta le triomphe fut l’abjuration publique du prêtre
semi-arien qui avait d’abord résisté au désir de l’empereur, et qui crut devoir
suivre, dit-il, sa relique chérie partout où elle se laissait conduire. On
espéra même un instant que la vierge en ferait autant, et Théodose s’employa
personnellement à l’y décider; mais elle tint bon et resta dans son petit
domaine, gouvernant avec sagesse d’autres filles vouées comme elle à tous les
devoirs d’une piété égarée, mais sincère.
L’enthousiasme pieux de Théodose était partagé de toutes
parts autour de lui, et chacun célébrait avec effusion le jour enfin venu où l’Église
et l’empire semblaient s’unir à jamais par un étroit embrassement. «Le veau
d’or est en poudre, s’écriait un orateur contemporain, les Israélites l’ont
avalé. Ces mystères du paganisme, qui paraissaient avoir l’éclat et la solidité
de l’or, on a vu enfin qu’ils n’étaient que poussière; ils se sont écoulés
comme l’eau, et ceux qui les adoraient et y plaçaient leur confiance les ont
brisés eux-mêmes et comme avalés, jusqu’à les faire disparaître dans la
confession d’un seul Dieu et du nom de Jésus-Christ »
Ainsi parlait le frère de Basile, Grégoire, le saint et
disert évêque de Nysse, seul survivant de toute une
famille de génies chrétiens. Mais pour prêter de dignes accents à la vivacité
du sentiment public, ce n’était pas assez de son ingénieuse faconde.
L’éloquence d’un autre Grégoire, son maître et son prédécesseur dans la foi, se
fût seule élevée à la hauteur d’un si grand sujet. Malheureusement celle-là
avait cessé de se faire entendre. L’incomparable orateur de Nazianze, le
champion intrépide de la Trinité, le doux et triste archevêque de
Constantinople, n’était plus là pour applaudir au triomphe de la foi dont il
n’avait connu que les épreuves. Ce soleil s’était couché dans les nuages, et
l’éclat inattendu du malin ne le réveillait plus. Grégoire venait de finir ses
jours dans la terre d’Arianze, voisine de sa ville
natale, petit domaine qui appartenait à sa famille, où il avait un jardin, une
fontaine versant la fraîcheur avec ses eaux, et quelques arbres qui lui
prêtaient leur ombre. Mais là même, le repos l’avait fui.
Parmi les âmes que Dieu chérit, il en est à qui Dieu
accorde dès ici-bas un avant-goût de la paix suprême; il en est d’autres à qui
il refuse non le secours, mais le sentiment de sa grâce, et qu’il laisse se
débattre jusqu’à leur dernière heure contre les défaillances et les obscurités
de la nature. Grégoire était de ce nombre. Rendu à la liberté et à la solitude
qu’il avait rêvées, rien ne l’empêchait plus de partager entre la prière et la
poésie les loisirs de ses derniers jours et les veilles de ses dernières nuits.
Mais ni les élans de sa foi, ni les jeux brillants et purs de son imagination,
ne réussissaient soit à lui faire oublier les amertumes de sa vie, soit à
calmer les anxiétés scrupuleuses de sa conscience. Tour à tour il jetait sur la
corruption du siècle des regards pleins d’une irritation mélancolique, ou il
les plongeait avec effroi dans les abîmes de l’éternité; et chacun de ces
sentiments, en s’échappant de son âme, était coulé dans le moule d’une
versification savante: «Pleure, s’écriait-il, pleure, pécheur; c’est là ton
seul allégement. Il faut quitter les festins et les gracieuses compagnies de la
jeunesse, la gloire de l’éloquence, l’orgueil du rang, les demeures au faîte
élevé, les plaisirs, les richesses, la lumière du jour et les astres brillants,
couronne de la terre; il faut tout quitter. La tête enveloppée de bandelettes,
cadavre glacé, je serai là, étendu sur un lit, donnant à la douleur la
consolation de pleurer, emportant quelques éloges et quelques regrets qui ne
dureront pas longtemps, et ensuite une pierre funèbre et le travail éternel de
la destruction. Mais ce n’est pas là ce dont s’inquiète mon âme: je ne tremble
que devant la justice de Dieu. Où fuir, malheureux, où fuir ma propre
perversité? Me cacherai-je dans les abîmes de la terre, ou dans les nues? Que
n’est-il quelque part, pour m’y réfugier, un lieu impénétrable au vice, comme
il en est, dit-on, à l’abri des bêtes féroces et des contagions! Un homme, en
prenant la route de terre, évite les tempêtes; le bouclier repousse la lance;
le toit d’une maison défend contre la froidure; mais le vice nous environne :
il est partout avec nous, hôte inévitable. Élie est monté aux cieux sur un char
de feu, Moïse a survécu aux ordres d’un tyran meurtrier, Daniel a échappé aux
lions, les jeunes hommes à la fournaise; mais comment échapper au vice?
Sauve-moi dans tes bras, ô Christ, ô mon roi! » C’est dans ces tristesses, dont
fut assiégé même son lit de mort, qu’avait fini, en 391, à la veille du triomphe
complet de la Trinité, le dernier des illustres champions qui avaient lutté
pour elle à côté d’Athanase.
A la vérité, s’il eût vécu, il eût bientôt trouvé, même
dans le cours des affaires publiques, de quoi nourrir la mélancolie de son
génie. Au milieu de la prospérité générale, un point noir se montrait déjà et
grandissait à l’horizon. Depuis quelque temps, Théodose recevait de Valentinien
des lettres qui commençaient à l’inquiéter, parce que le jeune souverain s’y
plaignait en termes peu ménagés de l’un des gardiens qu’on lui avait laissés.
Chose singulière, et qu’on n’eût point attendu d’un si jeune homme, ce n’était
pas d’Ambroise ni de la tutelle sacerdotale qu’il se plaignait. Il ne
s’irritait ni du zèle ni de la rigueur que ce directeur difficile exigeait de
lui dans toutes les pratiques religieuses; au contraire, en cette matière il
allait de lui-même au-devant des moindres indications. Chaste, sobre, austère,
il était toujours le premier à retrancher quelque chose à ses divertissements,
et à fuir même l’ombre d’un plaisir coupable. 11 avait eu un instant le goût
des jeux du cirque, mais, sur l’observation qui lui fut faite que ce
passe-temps était bien sanguinaire pour un chrétien, il fit détruire en un seul
jour toute la ménagerie destinée au combat. Les jours de jeûne, il lui arrivait
de donner à dîner à ses courtisans sans prendre lui-même part au repas. Une
fois il étonna tout le monde en faisant chercher à Rome une comédienne fameuse
par ses attraits. On croyait qu’il la destinait à ses plaisirs et que son
austérité allait faiblir. Avec quelle surprise n’apprit-on pas qu’il n’avait eu
d’autre but que de la faire enfermer pour empêcher qu’elle ne corrompît la
jeunesse de sa cour ! Mais, en échange de tant de plaisirs sacrifiés, il
demandait à exercer en réalité le pouvoir dont il avait le titre, et il faut
ajouter qu’il justifiait cette prétention par son assiduité au travail,
l’attention constante et le bon esprit qu’il portait dans les délibérations du
conseil, ses sentiments d’humanité et son amour pour ses peuples, le soin qu’il
mettait à faire prévaloir la justice et même la clémence sur toutes les
calomnies intéressées des délateurs. Ce respect pour l’équité était si puissant
chez lui qu’aucune influence, même la plus chère, n’était capable de l’y faire
manquer. Ainsi, bien qu’il aimât tendrement ses sœurs, il se refusa obstinément
à juger dans un procès où elles étaient parties et que cette abstention marquée
leur fit perdre.
Or, dans ce désir si naturel de faire usage d’un pouvoir
qui lui appartenait et dont il était digne, il rencontrait un obstacle qui, en
dépit de son humilité chrétienne, lui causait une vive irritation. C’était
l’esprit de prépotence du général Arbogast, que Théodose lui avait imposé
'comme son précepteur militaire. Celui-ci, homme d’un mérite et jusque-là d’une
fidélité éprouvés, gardait de son origine barbare une rudesse de manières et
d’humeur qui en faisait un ministre et surtout un maître peu commode. Investi
par Théodose lui-même du commandement des armées, il avait su s’y faire bien
voir et gagner le cœur des soldats. Il s’était, dès lors, aisément persuadé
que, maître de la réalité du pouvoir, il régnerait effectivement sous le nom de
Valentinien. Il ne prit pas d’abord au sérieux les velléités que son pupille
lui témoigna de se mêler d’affaires. C’était là, pensa-t-il, une fantaisie
passagère qui ne tiendrait pas devant le dégoût du travail et les distractions
du jeune âge. Quand enfin il fut constaté que l’intention était véritable et,
qui plus est, justifiée par une capacité réelle, à tout prix il résolut d’y
mettre ordre et de ne pas se laisser enlever la toute-puissance dont il avait
pris la douce habitude.
A partir de ce moment, en effet, Arbogast parut n’avoir
plus d’autre pensée que de contrecarrer ostensiblement Valentinien en toutes
choses. Il suffisait que le jeune homme lui exprimât un désir pour que l’ordre
contraire fût à l’instant donné, et l’habitude était si bien prise par toute la
cour d’obéir au général plutôt qu’au souverain, que personne n’eût osé exécuter
un commandement direct de Valentinien sans l’avoir auparavant fait approuver
par Arbogast. Arbogast eut soin d’ailleurs d’entourer son élève de ses
créatures, qui furent en réalité pour le jeune prince autant d’espions et de
geôliers. Encore, à Milan, Valentinien trouvait-il quelque défense contre cette
tyrannie, ou du moins quelque consolation chez Ambroise et d’autres vieux amis
de sa famille, ainsi que dans l’amitié de ses deux sœurs, avec qui il vivait
dans la plus tendre intimité. Mais la servitude devint tout à fait intolérable
pendant un voyage qu’il dut faire en Gaule pour prendre possession de cette
province, la plus belle de son empire. Là, inconnu, dépaysé, et n’osant
s’ouvrir à personne, le pauvre empereur se vit véritablement tenu comme en
prison. A Vienne, où il séjourna, personne ne le visitait dans son palais, dont
il ne pouvait sortir lui-même sans être surveillé. Son impatience devint
extrême. A plusieurs reprises il écrivit en cachette à Théodose; mais Théodose,
distrait et éloigné, jugeait mal la situation et ne se pressait pas de
répondre; et pendant ce temps Arbogast se servait de son nom et du mandat qu’il
tenait du grand empereur pour bien établir qu’il ne pouvait être destitué ni
même désobéi en Occident par personne.
Une circonstance importante vint pourtant relever un
moment le courage de Valentinien, en lui permettant de faire, avec
l’assentiment général, un acte d’indépendance qu’Arbogast dut subir. Pour la
quatrième fois, avec une persévérance digne d’une meilleure cause, les
sénateurs païens de Rome vinrent renouveler leurs instances pour le
rétablissement de l’autel de la Victoire. Ce jour-là encore, ils espéraient se
faire écouter à la faveur d’un conflit de pouvoir et des faiblesses d’un
interrègne. En allant chercher Valentinien jusqu’au fond des Gaules, ils
comptaient profiter de sa jeunesse, de son inexpérience, de l’éloignement
d’Ambroise et de Théodose. Arbogast leur avait-il sous-main promis de les
aider? La supposition (qu’aucun texte précis n’appuie) n’est pas
invraisemblable; car, qu’il fut païen ou chrétien, Arbogast assurément n’était
pas dévot. Il devait, comme beaucoup de courtisans, avoir conçu de l’humeur
contre le ton de piété régnant à la cour, qui assurait à l’évêque de Milan un
crédit rival du sien, et, en éloignant le jeune souverain des plaisirs, le
rendait plus disposé à se tourner du côté des affaires. Quoi qu’il en soit, les
députés du sénat furent introduits, et si soudainement que Valentinien se
trouva tout à fait pris par surprise: «Je n’avais pas même eu le temps de lui
en écrire, nous dit Ambroise lui-même, nous révélant par ce trait seul quelles
étaient la régularité et la fréquence de ses correspondances avec le jeune
prince. Mais sur un point qui touchait à sa conscience, Valentinien n’avait pas
besoin de prendre le temps de la réflexion. Il ne laissa pas même achever les
députés et les congédia sans les écouter. Arbogast, qui sentit bien qu’il
serait perdu auprès de Théodose s’il paraissait porter le moindre intérêt à la
demande, dut se résigner à laisser faire ce jour-là sous ses yeux un véritable
acte de souveraineté »
Encouragé par ce premier succès, auquel l’opinion
générale applaudit, Valentinien prit le parti de tenter un effort pour rompre
tout à fait ses lisières. Un jour donc, dit Zosime, qu’il figurait dans un
consistoire public, assis sur son trône, on vit Arbogast s’approcher de lui
pour jouer sa comédie habituelle en venant recevoir publiquement des ordres
qu’il avait par avance dictés lui-même. Mais quand le ministre tout-puissant
jeta les yeux sur le papier qui lui était tendu, un éclair de surprise et de
colère passa sur son visage. Au lieu de l’ordre insignifiant qu’il attendait,
il venait de lire un brevet en forme qui le révoquait de son poste de
commandant des troupes. Il paya d’audace, et, regardant l’empereur en face : «
Ce n’est pas de vous que je tiens mon pouvoir, dit-il; ce n’est pas vous qui
pouvez me le retirer. » Et il déchira le papier en mille morceaux. Personne ne
bougea, et le jeune homme jeta en vain les yeux autour de lui pour chercher un
auxiliaire; le nom de Théodose intimidait tout le monde.
Cet abandon général causa à Valentinien un véritable
égarement de désespoir et de colère. Il se précipita violemment sur le garde
qui était à ses côtés, pour lui enlever son glaive. Le soldat résista et refusa
de livrer son arme. Arbogast s’avançant alors et saisissant le bras de
l’empereur : « Que voulez-vous? dit-il : voulez-vous donc me tuer? — Non,
répondit l’empereur: c’est moi qui dois périr. Puisque je suis empereur sans
pouvoir commander, il vaut mieux cesser à la fois de régner et de vivre. » Des
courtisans se jetèrent entre eux et opérèrent à force de prières un semblant de
raccommodement, puis l’assemblée se dispersa au milieu de l’émotion générale1.
Le défi était jeté, et l’hostilité désormais publique et
irréconciliable. Chacun, comme on peut le penser, s’empressa d’écrire à
Théodose un récit de la scène fait à sa manière, et en attendant la réponse une
trêve sinistre régna entre les deux adversaires. Ce temps ne fut pas perdu pour
Arbogast. Il restait en apparence maître du terrain, mais en y réfléchissant il
trouva que sa situation était plus dangereuse qu’elle n’avait l’air. Une fois
en effet que le masque était levé et qu’il fallait choisir entre le souverain
et le ministre, il était fort à craindre que Théodose ne prît à cœur de
soutenir la dignité du rang suprême dans la personne du frère de sa femme.
L’idée vint alors à l’audacieux barbare de prévenir une décision qui pouvait le
ruiner à jamais, et des projets de meurtre commencèrent à rouler dans son
esprit. Incapable de sonder et même de concevoir une telle profondeur de
perfidie, Valentinien se sentait cependant très-mal à l’aise entre les mains
d’un homme offensé, auquel obéissait jusqu’au moindre des gardes qui veillaient
à son chevet. Il ne songeait plus qu’à s’échapper, et en attendant il refusait
systématiquement de signer aucune des nominations ou destitutions qu’Arbogast
lui présentait. La Gaule surtout, où il se sentait sans défense, lui devenait
odieuse : à tout prix il voulait partir et retourner en Italie, auprès
d’Ambroise. Un instant il crut avoir trouvé un excellent prétexte de départ.
Les barbares attaquaient l’Illyrie. Il annonça l’intention de franchir les
Alpes pour aller à leur rencontre. Les ordres furent donnés, les journées de
voyage distribuées, les logements préparés sur la route, et tout l’appareil
impérial envoyé en avant. Arbogast n’eut garde de s’opposer ouvertement à un
dessein si généreux ; mais il fit naître retard sur retard, et comme en
définitive les troupes dépendaient de lui, il n’y eut pas moyen de bouger sans
son consentement.
Poussé à bout par ces délais, et de plus en plus inquiet,
Valentinien voulut au moins avoir un ami auprès de lui. Sous prétexte qu’avant
d’aller en guerre il fallait mettre ordre à sa conscience, il demanda à
recevoir le baptême, et pria son ami Ambroise de venir lui-même administrer le
sacrement. Ambroise hésita d’abord à quitter son poste et à paraître usurper,
pour une mission de confiance et d’honneur, les prérogatives de ses confrères
de Gaule. «Qu’avez-vous besoin de moi? fit-il répondre à la première’ demande.
Vous ne manquez pas d’évêques en Gaule. » Nouvelle lettre et nouvelle instance.
«Venez au plus vite,» écrivait l’empereur.» Et pour s’assurer que la lettre
serait remise, il la confia à un messager de sa garde personnelle, qu’il
choisit lui-même parmi les Silentiaires, et qui eut ordre de ne laisser la missive
qu’en mains propres. Prévoyant cependant le cas où, malgré cette précaution,
elle tomberait entre les mains de son surveillant, il avait ajouté ces paroles:
«Venez, vous me servirez de garant de ma bonne foi auprès du comte, qui veut
toujours douter de mon amitié pour lui. »
A peine la lettre était-elle partie qu’il aurait déjà
voulu en avoir la réponse. Son impatience croissait d’heure en heure. Le soir
en se couchant, le matin en s’éveillant, sa première comme sa dernière question
était toujours: «Le Silentiaire est-il revenu?» Mais quelqu’un était encore plus
pressé que lui, et avait juré qu’Ambroise n’arriverait pas à temps. Le
treizième jour après le départ de la lettre, comme le jeune homme faisait seul
sa promenade sur les bords du Rhône, les gens de sa suite s’étant éloignés pour
aller prendre leur repas, des assassins inconnus se précipitèrent sur lui,
l’étranglèrent de leurs mains, suspendirent son cadavre à des arbres voisins,
et disparurent. Des soldats qui montaient la garde à quelques pas de là
entendirent ses cris, mais arrivèrent trop tard, peut-être parce qu’ils ne
coururent pas assez vite. Ils prétendirent avoir distingué ces mots : «Ah ! mes
pauvres sœurs! » Ainsi finit brusquement cette pure, noble et triste existence.
Valentinien venait d’accomplir ses vingt ans, dont il avait nominalement régné
plus de seize. Règne dérisoire et misérable enfance traînée entre les intrigues
des cours et les périls des camps, sans avoir connu ni un éclair de joie, ni un
jour de paix.
L’horrible nouvelle se répandit aussitôt, mais sans
bruit, sans trouble, sans aucun de ces spectacles d’émotion publique ou
militaire dont ce genre d’événement, si fréquent dans l’empire, était
généralement accompagné. Arbogast restant maître le lendemain comme la veille,
rien ne fut changé à l’ordre extérieur. Il fut établi que le jeune prince
s’était tué lui-même dans un accès de folie pareil, dirent les amis d’Arbogast,
à celui dont il avait donné le spectacle au dernier consistoire public. Cette
version officielle-fut répétée par tout le monde sans être crue par personne.
Au fond le regret était général, bien que contenu. Tant de jeunesse, tant de
vertus naissantes, de si heureuses espérances tranchées par un si sombre
attentat! Le meurtrier, qu’aucune bouche ne nommait, se sentait désigné par
tous les regards. Pour en finir plus vite avec une situation dont il sentait
l’embarras, Arbogast décida que le corps serait transporté sans délai à Milan,
afin d’y recevoir les honneurs funèbres.
Le cortège partit et, à mesure qu’il s’éloignait du lieu
du crime, la douleur publique se donnait sur son passage plus librement
carrière. Les populations accouraient en foule, le visage baigné de larmes.
L’émotion fut surtout portée au comble aux approches de Milan. Là, on attendait
le prince lui-même qu’Ambroise, parti peu de jours auparavant, avait promis de
ramener à la tête de son armée. Au lieu de ce retour, dont on s’était proposé
de faire un triomphe, on vit rentrer l’évêque éperdu, qu’un messager avait
arrêté à temps au moment où il franchissait les Alpes, et qui, véritablement
abîmé dans la douleur, ne voulait plus montrer son visage en public. Puis
arriva le funèbre convoi lui-même : les deux jeunes princesses, objets de la
tendresse et des dernières pensées de l’illustre mort, se précipitèrent à sa
rencontre, les cheveux épars, et poussant des clameurs lugubres qui arrachaient
des larmes de tous les yeux. Elles se jetèrent en sanglotant sur cette
dépouille chérie, et ne voulurent plus la quitter. Elles s’établirent auprès du
cercueil, dans une chapelle où ces tristes restes furent déposés en attendant
le retour d’un courrier qui fut envoyé à Théodose pour le prier de régler
lui-même le cérémonial des funérailles.
Qu’allait penser, en effet, qu’allait ordonner Théodose?
C’était la question qui naissait dans l’esprit de tous, en Italie aussi bien
qu’en Gaule. Arbogast, on le devine, ne fut pas le dernier à se la poser. Pour
rester rigoureusement dans le rôle qu’il avait joué, il aurait dû se borner à
notifier lui-même la vacance du trône à Constantinople, puis attendre les
ordres en maintenant la fidélité des troupes et la tranquillité publique. Mais
il connaissait trop bien Théodose pour imaginer qu’il fût possible de se jouer
de lui par une comédie dont les moins habiles n’étaient pas dupes. Il sentit
que le dé était jeté, et que l’audace était désormais sa seule ressource. En
prenant les devants et en affranchissant hautement l’Occident de toute
subordination, il y avait une chance pour que la modération de sentiments
naturelle à Théodose, la fatigue de l’âge, la crainte d’un long déplacement et
d’une expédition pénible, fissent consentir l’empereur de l’Orient à un nouveau
partage de la puissance suprême.
La résolution fut donc sur-le-champ prise par Arbogast de
donner lui-même un successeur à Valentinien et un maître à l’Occident. Restait
à savoir qui pourrait être ce nouvel élu. Se couronner soi-même eût bien été le
parti le plus simple et le plus séduisant; mais, d’une part, c’était achever de
se trahir en recueillant ostensiblement les fruits de son crime; et, de
l’autre, l’origine étrangère d’Arbogast et jusqu’à son nom, si peu romain
d’apparence, semblaient lui interdire le rang suprême. L’empire consentait bien
à être défendu, mais n’était pas résigné à être possédé par un barbare. Force
lui fut donc de se contenter de régner sous le nom d’un autre. Seulement il
fallait choisir ce prête-nom avec assez de soin pour que, une fois couronné, il
ne conçût pas, comme Valentinien, la fantaisie d’être pris au sérieux. On ne
pouvait chercher un sujet trop souple, d’un caractère trop faible, d’un esprit
trop nul, un homme trop incapable, en un mot, de penser, de vouloir, et de
régner par lui-même.
Arbogast crut avoir trouvé toutes ces qualités réunies
dans un personnage auquel, en effet, sans ces considérations d’un ordre tout
particulier, personne n’aurait jamais songé pour en faire un empereur. C’était
un homme de lettres, un professeur qui avait passé sa jeunesse à enseigner la
grammaire et la rhétorique, et, moyennant sa belle écriture et son habileté à
tourner des phrases, était parvenu à un poste assez élevé dans les bureaux du
palais. Il occupait un de ces emplois supérieurs que la notice impériale appellé Magistri scriniorum, gardes des sacs ou cartons où étaient
renfermés les papiers relatifs aux grandes directions administratives. Simple
commis, malgré son titre et ses appointements élevés, rien ne montre qu’il eût
jamais exercé aucun commandement pour son compte, encore moins qu’il eût jamais
porté l’épée. Mais c’était un avantage aux yeux d’Arbogast, plus sûr par-là que
le commandement de la force armée, le véritable ressort du pouvoir, ne lui
serait pas disputé. A ce mérite négatif, Eugène en joignait un autre du même
ordre : il n’était précisément ni païen ni chrétien. De naissance, il paraît
bien qu’il appartenait à la religion nouvelle, mais son rôle de rhéteur l’avait
rapproché des païens, encore maîtres de presque toutes les écoles d’éloquence,
et il avait pour les anciennes divinités de l’empire au moins le culte poétique
dont la plupart des lettrés faisaient profession. C’était un chrétien à peu
près comme le poète Ausone, qui dans ses poèmes et dans ses discours rend
hommage à Jupiter et à Vénus et se permet à peine, une fois en passant, de
prononcer le nom du Christ. Ami intime de Symmaque, qui lui écrivait sur le ton
de la plus intime familiarité, mais en relations polies avec Ambroise qu’il
avait souvent rencontré à la cour, un tel homme était justement ce qu’il
fallait pour toutes les éventualités. Si le grand empereur consentait à le
reconnaître pour collègue, rien ne l’empêcherait de bien vivre avec les évêques
et le parti dominant. Mais si Théodose refusait de l’admettre au partage, et si
une lutte devenait nécessaire, Eugène pourrait aisément trouver, pour se soutenir,
des forces dans la sympathie de l’opposition païenne. Eugène fut donc couronné,
sinon avec l’enthousiasme, du moins avec l’assentiment de l’armée de Gaule.
Lui-même se laissa faire sans beaucoup d’empressement, ne voulant pas, dit
Zosime, se refuser à la fortune. Des devins qui lui prédirent une facile
victoire achevèrent de le décider. «Et voilà, disait plus tard le poète
Claudien, comment un exilé de Germanie nous donna son serviteur pour maître.»
Arbogast caractérisa tout de suite la situation mixte
dans laquelle il voulait maintenir sa créature, par le choix des députés qui
durent aller porter à Théodose la nouvelle de la promotion et en demander la
reconnaissance. Ce furent, d’une part, un Athénien, païen comme l’était encore
la majorité de ses compatriotes, et de l’autre plusieurs évêques gaulois. La
Gaule, on le sait, en produisait de toutes sortes, et dans le nombre plusieurs
qui aimaient avant tout à vivre à la cour, sans se montrer trop difficiles sur
les qualités du souverain. En passant par Milan, l’un des députés eut ordre de
remettre à Ambroise une lettre d’Eugène, qui, traitant l’évêque de puissance à
puissance, lui notifiait son avènement.
La députation fit diligence, et arriva à Constantinople
dans les derniers jours de 392, presque en même temps que la nouvelle du crime
et que le courrier parti de Milan. Elle trouva le palais impérial plongé dans
la stupeur. L’impératrice Galla, tendrement attachée à son frère, faisait
retentir ses appartements de ses cris, et, comme elle était dans un état de
grossesse assez avancée, la surprise et le désespoir lui causèrent un
saisissement dont elle ne se remit pas. Théodose lui-même, pénétré
d’indignation, et se reprochant sans doute de n’avoir pas tenu assez de compte
des plaintes de son malheureux beau-frère, n’était guère en humeur d’écouter
les propositions d’un usurpateur qui tenait son pouvoir d’un traître. Il
n’était pourtant pas possible de refuser audience à des évêques, ni même
prudent de se constituer en hostilité avec le général qui avait dans sa main
toutes les armées d’Occident, avant d’avoir eu le temps de se mettre soi-même
en étal de défense. Il consentit donc à recevoir les ambassadeurs; mais il leur
fit peu de questions et encore moins de réponses, écouta de sang-froid le récit
qu’ils lui présentèrent des événements, no contredit pas les protestations
qu’ils étaient chargés de lui faire de l’innocence d’Arbogast, et les congédia
sans avoir prononcé une parole dont le nouveau tyran pût ni s’offenser
directement, ni se prévaloir pour se vanter d’être reconnu. Il répondit en même
temps à Ambroise de faire procéder sans délai aux funérailles avec toute la
splendeur royale. Il indiquait en particulier, comme pouvant servir à recevoir
la dépouille mortelle, une vaste urne de porphyre du plus beau grain qui
existait à Milan, et où autrefois déjà avaient été déposées les cendres de
Maximilien Hercule, le collègue de Dioclétien.
La cérémonie eut lieu, et ce fut pour Ambroise la
première occasion de sortir de la retraite qu’il n’avait pas quittée depuis la
fatale nouvelle, et où il s’enfermait autant peut-être par prudence que par le
penchant de sa douleur. Sa situation, en effet, était des plus délicates. Son
affection pour la royale victime, son horreur pour ses assassins, sa répugnance
pour le régime nouveau, n’étaient un mystère pour personne, et sur tous ces points
il était en sympathie avec tous les honnêtes gens d’Italie. Mais parmi ces
honnêtes gens aucun ne songeait à faire la moindre résistance. Du moment où les
légions de Gaule avaient prononcé, et jusqu’à ce que d’autres légions amenées
par Théodose eussent détruit par la force ce que la force venait de faire,
Eugène paraissait à tout le monde un souverain plus désagréable peut-être, mais
tout aussi légitime qu’un autre. Ainsi le voulait la constitution que les
siècles avaient donnée à l’empire, et Ambroise, qui se faisait peut-être du
droit politique une idée plus élevée, ne pouvait songer à la faire partager à
ses contemporains, encore moins à prendre lui-même l’initiative d’aucune
résistance. L’obéissance passive aux plus mauvais maîtres, en tout ce qui
n’offensait pas directement la loi, était la tradition de toute l’église
chrétienne, et Ambroise eût causé autant de scandale que de surprise en s’en
écartant. Son dessein était donc de paraître le moins possible, pour n’avoir
aucun acte de soumission à faire ou à refuser au nouveau souverain, et pour
laisser à Théodose le temps d’arriver. L’excès de sa douleur expliquait assez
bien cette attitude et lui servait de prétexte pour ne faire aucune réponse
directe à la lettre qu’Eugène lui avait adressée.
IL n’hésita pourtant pas à se montrer, et même à prendre
la parole devant toute la ville le jour où le dernier hommage dut être rendu à
son élève chéri. Il prononça dans la grande église de Milan l’oraison funèbre
de Valentinien. Son discours, plein d’une émotion sincère, portait aussi
l’empreinte de l’habileté la plus consommée. En même temps que toutes ses expressions
étaient de nature à entretenir la vivacité de la douleur et même de
l’indignation générales, pas une cependant ne désignait directement comme les
auteurs du malheur public ceux auxquels tout le monde pensait. Il laissait
régner sur sa pensée un nuage transparent qui ne la dissimulait à aucun regard.
IL imputait la mort de Valentinien au projet formé par le jeune empereur de
venir en aide à l’Italie menacée. Mais comment un dessein si généreux avait-il
hâté si fin? Qui donc lui en avait fait un crime? C’est ce qu’il n’indiquait
pas, laissant chacun répondre pour lui à la question: «Valentinien enfin arrive
parmi nous, s’écriait-t-il, mais non pas tel que nous l’attendions. Il a voulu pourtant
remplir sa promesse, même au prix de sa vie. Quand il a entendu dire que les
Alpes qui détendent l’Italie étaient en allies par un ennemi barbare, il a
mieux aimé se mettre en danger lui-même en quittant la Gaule, que de ne pas
partager nos périls. Voilà le crime d’un empereur : c’est d’avoir voulu venir
au secours de l’empire. » Puis tout de suite, écartant lui-même l’idée qu’il
avait fait naître, il parlait avec ménagement d’Arbogast et regrettait de n’être
pas arrivé à temps en Gaule pour apaiser les différends qui pouvaient exister
entre le souverain et son ministre: «Excellent jeune homme, disait-il, plut à
Dieu que je t’eusse trouvé vivant! Je ne me promets rien ni de ma vertu ni de
mon génie; mais quel soin j’aurais apporté à rétablir entre toi et le comte ton
ministre la concorde et la confiance! Avec quelle ardeur je me serais porté
garant pour toi... Et si je n’avais pas réussi à convaincre le comte, je serais
resté auprès de loi... Ah! s’écriait-il, se reportant avec tristesse vers les
souvenirs de ses précédents voyages, entrepris pour le service de celui qu’d
pleurait aujourd’hui, qu’il vaut mieux pour des évêques d’être persécutés
qu’aimés par un empereur! et que j’étais plus heureux quand Maxime menaçait ma
vie que quand je pleure sur la mort! »
Il trouvait ensuite l’art d’éveiller dans l’âme de ses
auditeurs une étincelle d’attachement dynastique, sentiment très-étranger aux
Romains de l’empire, mais qui pouvait pourtant exister dans quelques âmes pour
une famille régnant déjà depuis trente ans avec honneur. Il passait en revue
tous les membres de cette race qui avaient mérité, soit la reconnaissance, soit
la compassion publique. C’étaient d’abord les pauvres jeunes filles qui étaient
là devant lui, autour du cercueil, pâles, maigries, changées, à peine
reconnaissables, pour avoir veillé auprès du cadavre plusieurs mois durant
pendant les chaleurs de l’été: «Saintes âmes, leur disait-il, conservez
précieusement l’héritage de la gloire fraternelle. Les caresses de votre frère
ornaient mieux votre visage que les pierres les plus précieuses; vos mains étaient
mieux parées par les baisers de sa bouche royale que par de brillants anneaux;
votre présence était toute sa consolation; il ne désirait point d’autre
compagnie que vous, et différait de chercher une épouse, parce que votre
affection lui suffisait. Que ce regret n’affecte pas trop vos âmes, que la
gloire de votre frère vous soutienne plus que la douleur de sa perte ne vous
abat. Je le sais, les larmes elles-mêmes sont une nourriture et soulagent
l’âme; les pleurs rafraîchissent la poitrine et soulèvent le poids du chagrin.
Mais quelle que soit l’horreur du spectacle que vous avez sous les yeux, Marie
aussi a vu la souffrance de son fils unique, et elle était debout au pied de la
croix. Je lis dans l’Écriture qu’elle était debout, non qu’elle ait pleuré. »
Puis il rappelait la mémoire du premier Valentinien, qui
avait su, sous le règne de l’Apostat, mépriser les honneurs du tribunat
militaire par amour pour la foi divine; enfin celle de son fils aîné, Gratien,
pareil au jeune héros qu’il pleurait en vertus, en candeur, en jeunesse, pareil
aussi pour la sinistre et mystérieuse promptitude de sa mort. Le caractère de
chacun de ces princes, avec sa nuance particulière, était marqué par une touche
aussi fine que juste. S’adressant à Dieu par une apostrophe directe : «Rendez,
disait l’orateur, rendez, Seigneur, au père son enfant, au frère son frère; il
leur a été semblable à l’un et à l’autre; il a imité le courage de l’un, le
dévouement de l’autre et sa fermeté à refuser aux temples le rétablissement de
leurs privilèges. Ce qui avait manqué à son père, il a su l’ajouter; ce que son
frère a établi, il a su le maintenir. »
On ne pouvait mieux distinguer, même au milieu d’un
entraînement de sensibilité oratoire, la différence qui avait séparé la
politique du chef de la race, froidement impartial entre les cultes, de celle
de ses deux enfants, soumis l’un et l’autre sans réserve et dévoués aveu
passion à l’Église.
Aussi c’était sur le portrait de ces deux adolescents,
ses enfants dans la foi, ses élèves dans la politique, qu’Ambroise concentrait
en finissant tout l’éclat de ses plus touchantes couleurs. Leur rencontre au
pied du trône de Dieu est peinte avec des expressions tirées du Cantique des
cantiques, celte élégie où l’amour mystique emprunte souvent les traits
brûlants de l’amour profane. A l’exemple du prophète royal, l’orateur ne craint
pas de décrire même la beauté physique du prince qu’il pleure: « Oh!
Valentinien, s’écrie-t-il, mon bel adolescent au visage candide et rosé,
portant sur ses traits l’image du Christ. » Puis de la beauté du corps il passe
à celle de l’âme, qu’il se représente arrivant aux portes du ciel : « Quelle
est celle-ci? s’écrie-t-il (citant ici les termes mêmes du texte sacré), qui
regarde d’en haut comme l’aurore, belle comme la lune, étincelante comme le
soleil? Oui, âme chérie, c’est toi que je crois voir toute brillante, cl je
crois t’entendre dire : 0 mon père, voici l’aurore; j’ai traversé la nuit qui
régnait sur la terre; le jour céleste s’est levé pour moi Oui, tu es belle
comme la lune, car auparavant tu brillais comme dans l’ombre de ton corps,
illuminant les ténèbres de cette terre; mais maintenant lu as emprunté tous les
feux du soleil de la justice, et tu as tout l’éclat du grand jour. Je crois te
voir sortir de ce corps ténébreux et laissant loin de toi, comme l’aigle dans
son vol rapide, toutes les choses de la terre.
« Au-devant de celle âme qui monte, je vois accourir son
frère Gratien, qui l’embrasse et qui lui dit: Viens, frère, allons dans les
champs, reposons-nous à l’abri des châteaux; demain, à l’aurore, nous
parcourrons les vignes.... Allons dans les champs où le travail n’est point
stérile, où sourit une abondante moisson de grâce. Ce que tu as semé sur la
terre, ici tu le moissonneras; ce que tu as répandu, tu le recueilleras.
Reposons-nous à l’abri des châteaux, c’est-à-dire des
lieux fortifiés et défendus contre les incursions des bêtes féroces de la
terre... Après avoir embrassé son frère, elle l’entraîne vers sa propre
demeure... Et les anges et les autres âmes bienheureuses, les voyant passer,
demandent à ceux qui les accompagnent : Quelle est cette âme qui s’élève toute
candide vers nous, portée par un appui fraternel? »
« Ô frères chéris, heureux serez-vous l’un et l’autre si
nos prières ont quelque force! Aucun jour ne se passera pour moi sans que votre
nom soit prononcé; aucune de mes oraisons ne vous laissera sans hommage; aucune
de mes nuits ne s’écoulera sans que quelque prière s’élève en votre faveur;
vous serez présents à tous mes sacrifices... 0 Gratien et Valentinien,
également beaux tous deux et également chers, que votre vie a été bornée par
d’étroites limites! que le terme de vos jours a été rapproché ! que vos sépulcres
sont voisins l’un de l’autre! Votre vie s’est écoulée plus vite que les flots
tourmentés du Rhône. 0 Gratien et Valentinien, qu’il m’est doux de m’arrêter
sur votre nom et de me reposer dans votre souvenir ! O Gratien et Valentinien!
inséparables dans la vie, vous ne serez point séparés dans la mort ; la tombe
ne désunira point ceux qu’unissait l’affection... Plus simples tous deux que la
colombe, plus légers que les aigles, plus doux que les agneaux, plus innocents
que le jeune veau qui tette sa mère! Je pleure sur toi, Gratien, dont l’amitié
m’était si douce... Je pleure sur toi, Valentinien, dont l’affection m’était si
précieuse. Ton amour s’était reposé sur moi : c’est moi que tu invoquais pour
t’arracher à tes périls ; tu ne m’aimais pas seulement comme un père, tu
m’attendais comme un libérateur. Tu disais : Arrive- t-il? Croyez-vous que je
vais voir mon père? Touchante confiance, mais mal justifiée! vaine espérance,
si elle n’eût été fondée que sur un homme. Mais dans le prêtre, c’était le Seigneur
que tu attendais... Seigneur, puique personne ne
peut rien souhaiter de mieux à autrui que ce qu’il désire pour lui-même,
daignez ne pas me séparer dans la mort de ceux qui m’ont été si chers en cette
vie... Seigneur, je vous demande que là où je serai ils soient aussi, et que je
vive avec eux dans l’éternité, puisque je n’ai pu ici-bas jouir plus longtemps
de leur tendresse. Je vous en prie, ô Dieu tout-puissant, appelez promptement à
vous ces chers adolescents, pour compenser par une précoce béatitude la fin
prématurée de leur vie terrestre »
Tant d’éloquence et tant d’émotion consacrées à célébrer
les morts ne faisaient pas, on le pense bien, exactement le compte des vivants.
Eugène et Arbogast ne pouvaient s’attendre que de pareilles scènes leur préparassent
à Milan une entrée bien triomphale. Ils comprirent aisément qu’avec une telle
attitude prise par le grand évêque d’Occident, et la réserve menaçante dans
laquelle s’était renfermé Théodose, il n’y avait à attendre des chrétiens
qu’une soumission malveillante qui ferait défaut dans l’épreuve. Le parti
d’Arbogast fut pris dès lors de chercher des auxiliaires là où Théodose n’en
pouvait trouver, chez les païens et chez les barbares.
Arbogast mit beaucoup d’art dans les moyens qu’il employa
pour se ménager ce double appui. Grâce à son origine, il avait encore beaucoup
de parents de l’autre côté du Rhin. Rien ne lui eût été si aisé que de se
servir de ses relations pour opérer à prix d’argent des levées de troupes parmi
les tribus franques ou germaines, et incorporer ensuite ces recrues dans les
légions. Mais c’eût été imiter exactement la conduite du tyran Maxime, qui
avait si mal fini, et dont il semblait toujours garder l’exemple devant les
yeux pour se préserver du même sort. C’eût été, de plus, faire justement
murmurer la fierté romaine et suggérer un contraste pénible entre Valentinien,
mourant au moment où il allait combattre les ennemis de l’empire, et son
successeur, leur ouvrant lui-même les portes. Arbogast n’avait garde de laisser à Ambroise un tel argument. Il trouva plus
habile de commencer lui-même par une expédition d’outre-Rhin, où il se procura
sur quelques tribus choisies un facile triomphe. Pendant l'hiver de 392 à 393, il
poussa une pointe à quelques lieues au delà de
Cologne, dans le territoire occupé par les Bructères et les Comaves.
Puis, quand il cul amené assez aisément les barbares, surpris par cet acte
d’agression, à demander des conditions de paix, il lit arriver en pompe Eugène
lui-même sur le Rhin, et là un traité fut conclu, dont l’une des conditions fut
la formation de plusieurs corps de troupes auxiliaires. Les barbares rentrèrent
ainsi dans les cadres de l’armée romaine, à l’état de vaincus plutôt que
d’alliés. Avec son armée renforcée de la sorte, et d’ailleurs soigneusement
entretenue dans la discipline, Arbogast se prépara à passer les Alpes pour
attendre Théodose ou faire taire Ambroise.
Mais là même, en pleine Germanie, le fantôme d’Ambroise
le poursuivait. Un soir, en effet, pendant que les pourparlers avec les barbares
avaient lieu, il dinait familièrement en compagnie du roitelet d’une des
tribus, et s’entretenait avec lui dans cette langue germaine qu’il avait parlée
lui-même dans son enfance. Quelle ne fut pas sa surprise d’entendre le petit
roi lui faire cette question : «Connaissez-vous l’évêque Ambroise? — Oui,
répondit Arbogast, un peu surpris de l’interrogation. » Et il ajouta prudemment
: «Je le connais en effet, et il m’honore de son amitié. —Ah! reprit le
barbare, voilà donc pourquoi vous êtes invincible : c’est que vous êtes l’ami
d’un homme à qui Dieu ne refuse rien, qui peut dire au soleil : Arrête-toi, et
le soleil s’arrête ». Surpris de constater ainsi, par une révélation naïve,
l’étendue de la renommée de son adversaire, Arbogast n’en conçut que mieux la
nécessité de se délivrer d’un tel homme, et le danger de l’attaquer en face.
Aussi, lorsque, de retour en Gaule, Arbogast et son
empereur retrouvèrent le préfet du prétoire Flavien qui les attendait avec les
hommages du sénat, les relations les plus amicales s’établirent sur-le-champ
entre ce magistrat, l’une des têtes du parti païen, et la nouvelle cour. On
entra tout de suite en confidence. Flavien avait en poche l’éternelle demande
du sénat : le rétablissement de l’autel de la Victoire et la restitution des
biens enlevés aux temples. Arbogast, d’un caractère expéditif, ouvrit l’avis de
faire droit sur-le-champ à l’une et à l’autre pétition. Mais Eugène, qui dans
les affaires politiques était un peu plus consulté que dans le commandement des
armées, parce qu’il avait une certaine triture de l’administration, fit
quelques difficultés. La démarche lui semblait trop ouvertement hostile aux
chrétiens. Tout rhéteur et dévoué aux lettres païennes qu’il était, il ne se
sentait que médiocrement tenté de copier le rôle de Julien, qui n’avait pas
bien tourné à l’original. On négocia plusieurs jours, et enfin on tomba
d’accord de l’accommodement suivant. Les revenus, les temples, furent
restitués, non pas à la personne collective du sacerdoce païen, mais bien aux députés
qui avaient apporté la demande, en leur nom propre et personnel, sauf à eux à
en faire, s’ils le jugeaient bon, donation à leur culte. Quant à l’autel de la
Victoire, on n’en parla pas, mais il fut bien entendu que, de retour à Rome,
les sénateurs païens disposeraient leur salle de séances comme ils
l’entendraient. Moyennant ces subtilités, Eugène se persuada qu’il pourrait
contenter l’un des partis sans irriter l’autre, et se faire de l’autre côté des
Alpes, sinon également bien voir, au moins tolérer des deux côtés. Il se mit en
route pour l’Italie.
Mais l’équivoque ne convenait ni à la conscience, ni au
caractère, ni même à la politique d’Ambroise. Il n’eut rien de plus pressé que
de la dissiper. Tant qu’il n’avait eu contre Eugène que des griefs tirés de son
usurpation sanguinaire, il lui avait bien fallu user de ménagements et même,
malgré ses répugnances, entretenir avec le palais impérial quelques relations
officielles pour l’expédition des affaires courantes. Mais le jour où il fut en
possession d’un grief qui le touchait, non plus dans ses affections légitimes,
mais dans sa conscience de chrétien, il se sentit libre d’entrer ouvertement en
résistance, et il usa tout de suite de sa liberté. A l’annonce de l’arrivée
d’Eugène, il quitta publiquement Milan, et, pour bien faire comprendre le motif
qu’il voulait donner à son départ, il laissa à l’adresse du nouvel empereur une
lettre où il lui accordait toute la déférence qui convient à un sujet, à la
condition de se retrancher immédiatement dans la dignité outragée de l’évêque.
Elle portail cette suscription : Ambroise, évêque, au très-clément empereur
Eugène. «Ne cherchez point, disait-il, d’autre cause à mon départ que la
crainte de Dieu, en vue de laquelle j’ai coutume de diriger, autant que je le peux,
tous mes actes, comme de rechercher la faveur du Christ plutôt que celle
d’aucun homme. Je ne fais injure à personne quand je préfère Dieu à tout le
monde, et voilà pourquoi je ne crains pas de dire mon sentiment même à vous
autres, empereurs. Ce que je if ai pas cru devoir taire à vos prédécesseurs, à
vous non plus je n’en ferai pas mystère. » Il rappelait ensuite tous les
précédents relatifs à la suppression de l’autel de la victoire. Énumérant
toutes les démarches faites inutilement par le sénat de Rome auprès de Gratien
et de son frère, et, comparant cette conduite avec celle qui venait d’être
tenue, il n’avait pas de peine à faire justice de la puérilité subtile par
laquelle Eugène avait cru mettre d’accord sa foi nominale avec l’intérêt de son
ambition. «La puissance impériale est grande, disait-il, mais considérez
pourtant, Empereur, combien plus grand est ce Dieu qui voit le fond des cœurs,
qui interroge l’intérieur des consciences, qui voit toutes choses avant même
qu’elles se fassent, qui discerne tous les mouvements qui se passent dans votre
poitrine. Vous ne voulez pas qu’on vous trompe, et vous croyez pouvoir cachera
Dieu quelque chose ? Si vous n’aviez fait qu’une simple libéralité avec le
lien des temples, qui songerait à vous le reprocher? Ce ne sont pas vos
générosités dont nous nous occultons et nous n’envions pas les biens faits à
autrui. Mais personne ne regardera à ce que vous avez, fait, tous à ce que vous
avez voulu faire. Ce que feront les gens à qui vous avez donné ces biens, c’est
vous en réalité qui l’aurez fait... Du reste, ajoutait-il en terminant, il y a
longtemps que je prévoyais tout ceci, et voilà pourquoi au commencement même de
votre règne je n’ai pas répondu à votre lettre. »
Le départ d’Ambroise fit grand bruit: partout les
populations se pressaient sur son passage pour voir l’élu de Dieu, qui avait
été si longtemps le favori de l’empereur et sur qui se concentraient tant de
rayons de gloire humaine et divine. L’opinion qu’aucune borne n’existait à sa
puissance était généralement répandue : partout où il devait venir, on
attendait, partout où il avait passé, on racontait des merveilles. C’étaient
partout des malades guéris, des morts ressuscités, des reliques de martyrs qui
sortaient du sol et secouaient la pierre de leurs tombeaux. Bologne, Florence,
se disputaient sa présence.
A Florence, il fit rencontre d’un voyageur de distinction
qui put lui donner quelques renseignements sur la marche des affaires en Gaule.
C’était un de ses parents et anciens amis, le sénateur Paulin, appartenant à
l’illustre famille des Paul, mais issu d’une branche depuis longtemps établie à
Bordeaux. L’histoire de la vie de Paulin offrait avec celle d’Ambroise lui-même
de touchantes analogies. Comme Ambroise, il avait quitté dans la pleine maturité
de l’âge, les dignités du siècle pour embrasser le service du Christ. Riche,
noble, homme du monde accompli, Paulin relevait l’éclat de sa situation
héréditaire par des talents littéraires d’un ordre élevé. Il était le disciple
chéri du rhéteur Ausone et disputait à son maître la palme de la poésie et de
l’éloquence; dans les écoles les plus renommées de Gaule on récitait avec
admiration ses déclamations et ses vers. Un riche mariage contracté avec une
fille de race aussi illustre que lui, la belle Thérasie,
avait mis le comble à ces avantages de toutes sortes, dont l’heureux couple
jouissait avec une modestie et une bienveillance qui leur gagnaient tous les
cœurs. La seule chose qui manquât à leur bonheur leur fut accordée après une
longue attente. Thérasie, longtemps stérile, eut un
fils dont la naissance fut saluée par toute une famille dans la joie. Mais
cette félicité ne fut qu’un éclair. Huit jours après l’enfant avait cessé de
vivre.
La douleur que conçurent les parents fut telle que, dès
cet instant, toutes les jouissances du monde cessèrent d’avoir un prix à leurs
yeux. Par une résolution commune qu’ils mirent le même jour à exécution. Paulin
et Thérasie prirent le parti de ne plus vivre que
pour le ciel. Ils jurèrent de transformer leur union en une communauté toute
spirituelle de pensées et de prières; puis, vendant successivement tous leurs
biens pour en distribuer le montant aux pauvres, quittant leur demeure et leur
patrie, ils cherchèrent un lieu éloigné pour s’y dérober au bruit du monde, surtout
à celui que ne pouvait manquer de faire leur retraite. Vainement leurs amis,
leurs parents, tous ceux qui charmaient leur société ou qui vivaient à l’ombre
de leur grandeur, les conjurèrent-ils de renoncer à un projet qui les faisait
passer pour insensés aux yeux du monde. Vainement Ausone employa-t-il, pour
ramener Paulin au culte des lettres, toutes les ressources de sa poésie;
vainement lui adressa-t-il, coup sur coup, plusieurs épitres en vers que nous
avons encore et que l’amitié a pénétrées d’un souffle touchant et naturel.
Paulin fut invincible : il repoussa, à son tour, les instances d’Ausone dans
une épître versifiée sur le même rythme et toute pleine d’une ferveur pieuse.
Puis, après quelque temps' passé en Espagne, où il reçut le caractère de la
prêtrise, il se décida à aller fixer ses jours dans la petite ville de Noies,
en Campanie, lieu célèbre par le supplice d’un saint confesseur sous
l’invocation duquel on l’avait placé dès son enfance. Il se rendait dans cette
retraite accompagné de la femme qui était devenue sa sœur, suivi et devancé par
l’admiration publique, qui publiait partout ses sacrifices, lorsqu'il
rencontra, à Florence, le cortège non moins triomphal qui accompagnait Ambroise
dans sa fuite.
La rencontre des saints personnages fixa un instant toute
l’attention publique. Ils ne s’étaient pas revus depuis que, dans tout le feu
de la jeunesse, ils couraient la carrière des hautes dignités politiques. Ils
se retrouvaient après plus de vingt années, ayant renoncé l’un et l’autre à l’éclat
du monde, mais l'un et l’autre aussi, parvenus parce renoncement même, au plus
liant degré de la popularité et de la gloire, ils s’embrassèrent avec émotion,
s’entretinrent un instant des malheurs publics et des épreuves de la foi. Puis
Paulin poursuivit sa route vers Rome. Il ne fit que traverser la capitale du
monde, au milieu d’une multitude émue, qui se pressait pour voir les illustres
pénitents. L’enthousiasme fut tel, sur leur passage, que le pape Sirice,
accoutumé à être seul honoré de la sorte à Lomé, en conçut un peu d’humeur, et
Paulin, pour le calmer, fut obligé de quitter la Aille sans délai. Arrivé à
Noies, il eut bientôt mis fin à des ovations qui lui pesaient, en s’enfonçant
dans une solitude où la renommée devait plus d’une fois encore venir le
chercher.
Pendant que tous les hommages populaires suivaient ainsi
les pas de deux chrétiens qui se rendaient l’un dans l’exil, l’autre au désert,
Eugène, désigné comme le violateur de loi divine, s’avançait vers Milan, au
milieu du silence d’une foule indignée. On s’écartait sur son passage; à
l’église, on faisait le vide autour de lui, et les prêtres refusaient
d’accepter ses présents. Il ne recevait que les hommages compromettants de
quelques païens. Ceux-ci, en revanche, exaltés par un retour de faveur
inattendu, compensaient leur petit nombre par le mouvement qu’ils se donnaient,
et, leurs protestations bruyantes servaient puissamment les vues d’Ambroise en
achevant de faire prendre à la lutte qui allait s’engager le caractère d’un
combat suprême et final entre le vieux culte et le nouveau. Non-seulement
l’autel de la Victoire était rétabli à Rome, mais les temples se rouvraient
partout : c’était à qui scruterait les entrailles des victimes, afin d’y
chercher des présages heureux pour le nouveau règne. Flavien, à son retour à
Rome, avait donné l’exemple, et, comme il passait pour très-habile dans la
science des aruspices, ses prédictions favorables circulaient rapidement de
bouche en bouche. Dans les légions, les insignes païens reparaissaient : on
surmontait les étendards de l’image d’Hercule. L’ordre ayant été donné de
fortifier les passages des Alpes Juliennes, ceux qui construisirent les
nouveaux forts ne crurent pas pouvoir mieux faire leur cour qu’en consacrant
une statue d’or représentant Jupiter armé de sa foudre, dont ils ornèrent
ensuite le rempart principal. Témoin étonné de cette réaction, qu’il avait
déchaînée sans le vouloir, peu confiant dans la puissance de ces divinités
classiques, qu’il n’avait jamais célébrées qu’en vers, le pauvre Eugène se
laissait faire, sans trop comprendre où on le conduisait. Quant à Arbogast,
plus résolu et plus irascible de son naturel, l’opposition sourde qu’il sentait
gronder autour de lui l’exaspérait. Il en accusait hautement Ambroise et ses
prêtres. Il se livrait tout haut à des exécrations de colère : «Je ferai une
écurie de leur église, disait-il à Flavien, dont il était devenu inséparable,
et quant à leurs clercs, ils iront apprendre leur devoir dans les armées »
D’un autre côté, l’attitude que prenait Théodose à
Constantinople n’était pas moins faite pour donner à la crise que chacun
sentait venir l’aspect d’une lutte ouvertement religieuse; et pour entrer ainsi
dans la pensée d’Ambroise, Théodose n’avait nul besoin de se concerter avec
lui. La force d’une même situation et d’une même conviction les amenait au même
point, et ils s’entendaient de loin sans avoir besoin de communiquer. Au fond
l’intérêt de la religion était nécessaire à Théodose pour le décider à se
mettre en mouvement. Il est fort à croire, en effet, que si le devoir de venir
en aide à la foi en péril n’eût soutenu son courage, ni le soin de son
ambition, ni même le désir de venger son parent, n’eussent été des mobiles
assez actifs pour le décider à braver les fatigues et les ennuis d’une
expédition nouvelle. Il n’avait jamais eu de goût à gouverner l’Occident, et
son bon sens, d’accord avec la modération de ses désirs, l’avait toujours
averti que le poids de l’empire entier accablait les épaules d’un seul homme.
Il était revenu en Orient quatre ans auparavant, décidé à n’en plus sortir,
aspirant à jouir sans trouble de la soumission de ces belles provinces, où les
esprits étaient faits à lui obéir, et sinon du bonheur domestique tel qu’il
l’avait goûté autrefois auprès de la compagne de sa jeunesse, du moins de la
paix que promettaient à ses derniers jours les douces vertus de sa nouvelle
épouse, Galla. Pour la seconde fois, toutes ses espérances étaient brisées.
Galla, mortellement atteinte par le coup douloureux qui avait troublé sa
grossesse, expirait dès les premiers jours de 393 dans une couche douloureuse.
Accablé par cette nouvelle épreuve, et déjà sur le déclin de l’âge, Théodose
voyait devant lui, au lieu du repos qu’il s’était promis, une guerre à
conduire, une conquête à faire, un empire à pacifier. Le découragement se fût
aisément glissé dans son âme, si la voix impérieuse de la conscience n’eût
parlé plus haut. Sa propre injure n’eût pas suffi : il lui fallait, pour
l’émouvoir, la gloire du Christ à venger.
Était-ce même bien un devoir de courir au-devant de cette
lutte? Ne suffisait-il pas de la laisser venir et de l’attendre? C’est sur quoi
il éprouva le besoin d’être éclairé, et, pour obtenir des lumières, il envoya
consulter le même oracle qui l’avait déjà une fois bien guidé dans l’expédition
contre Maxime. Il dépêcha l’eunuque Eutrope (si tristement célèbre depuis) vers
les déserts de Thébaïde, pour y chercher le solitaire Jean de Lycople et lui poser cette question: «Faut-il commencer la
guerre ou attendre l’attaque d’Eugène? » L’eunuque avait même ordre d’amener le
moine à la cour, si c’était possible, Théodose désirant suivre en tout ses conseils. Mais Jean refusa obstinément de se
laisser arracher à sa solitude. Il se borna à faire savoir, en termes sévères
et tristes, qu’il répondait de l’issue de l’expédition, mais non du sang
qu’elle pourrait coûter, Dieu ne devant pas donner si facilement la victoire à
son serviteur dans cette expédition que dans la précédente. Il laissa entendre
que Théodose, quittant l’Orient, pourrait bien ne pas y revenir, mais qu’en ce
cas Dieu protégerait ses enfants et leur assurerait l’empire.
Décidé plus qu’encouragé par cette prédiction
mélancolique, l’empereur s’apprêta à la lutte comme le chrétien se dispose pour
la suprême lutte de la vie. Il se prépara à la guerre, dit un historien presque
contemporain, en cherchant le secours, non pas tant des armes et des traits que
des jeûnes et des prières, se croyant bien moins défendu par la vigilance de
ses sentinelles que par les veilles de ses nuits passées en oraison, visitant
avec les prêtres et le peuple tous les lieux de dévotion, s’agenouillant sur un
cilice devant les tombeaux des martyrs et des apôtres, et demandant à
l’intercession des saints le seul appui qui ne trompe pas. Ce redoublement de
piété, qui achevait de donner à l’expédition entreprise le caractère d’une
guerre sainte, avait tellement frappé les populations qu’on n’hésitait pas à
prêter à Théodose les actes de dévotion les plus singuliers. Le bruit se
répandit, et quelques écrivains mal informés l’ont reproduit, qu’il s’était
même déguisé en paysan pour aller visiter, à l’insu de sa cour, les saints
lieux de Jérusalem.
L’effet de ces dispositions morales se trahit, comme
d’ordinaire, dans ses actes législatifs; mais c’est par un accroissement, plus
marqué peut-être que dans les précédents, de douceur et d’humanité. Véritable
récompense de la grâce, et signe certain de l’œuvre de Dieu dans une âme : à
l’excès de zèle un peu âpre qui avait suivi chez Théodose les secousses de sa
pénitence, succède avec le progrès de la piété et le déclin de l’âge je ne sais
quoi de plus calme dans la ferveur, et, dans le même dévouement à la vérité
divine, une compassion plus indulgente et plus tendre pour les faiblesses ou
les misères humaines. Les lois de cette année 393, pendant laquelle la pensée
de la lutte prochaine ne le quitta pas, n’ont plus, à l’exception d’une seule,
trait à la répression de l’erreur. Presque toutes ont pour but le soulagement
des maux des populations. Ce sont des mesures prises pour contenir les
exactions des soldats qui, surtout à la veille d’une grande expédition
militaire, abusaient du droit de se faire nourrir et loger pour ruiner le
pauvre paysan. C’est la restitution ordonnée de l’argent et des propriétés
confisqués par la rigueur exagérée des magistrats. Chose singulière, une guerre
dont tout le monde parle, au lieu de s’annoncer par le sinistre préliminaire de
taxes et de tributs extraordinaires qui d’habitude signalent ce genre
d’événements, est, au contraire, précédée de dégrèvements, de remises d’impôts,
d’augmentation dans les distributions de blé et de vivres faites aux indigents
des grandes villes. La sévérité du législateur ne se réveille qu’un instant
pour contenir les excès scandaleux du luxe des comédiennes, mais elle s’adoucit
l’instant d’après en faveur des juifs, pour protéger, même contre la ferveur
des chrétiens, les derniers asiles qui restaient au culte des compatriotes du
Christ.
Mais nulle part le chrétien ne parle d’un ton plus pénétré
que dans la loi du 9 août de cette année, par laquelle toutes les offenses
dirigées contre le souverain seul sont déclarées d’avance exemptes de peines,
et une sorte d’invitation est adressée à tous les magistrats de lui faire
connaître le mal qu’on dit de lui, pour qu’il juge si ces reproches méritent
quelque attention. On dirait vraiment qu’il prépare en public sa confession
dernière, et qu’il invite tous ses sujets à l’aider pour la présenter humble et
complète devant Dieu.
«Si quelqu’un, dit la loi, ne connaissant pas la modestie
et oubliant la pudeur, a cru pouvoir attaquer notre nom par des paroles
malicieuses et vives, et que, dans un esprit de turbulence et d’ambition, il décrie notre règne, nous ne voulons point qu’un tel homme
soit soumis à la peine ordinaire des lois, ni qu’on lui fasse subir rien de dur
ou de rigoureux : car s’il a parlé par légèreté, il faut le dédaigner; si c’est
par égarement, il est à plaindre; si c’est par malice, nous lui pardonnons...
Nous ordonnons donc qu’avant d’entamer aucune recherche, il en soit fait
rapport à notre sagesse, afin que nous jugions de la valeur des paroles d’après
les personnes, et décidions s’il faut poursuivre ou laisser passer. » Pour un
successeur de Néron et de Domitien, c’était une manière bien nouvelle de faire
appel à la délation et de protéger la majesté du trône.
Le temps s’écoulait cependant, trop vite au gré de
Théodose, qui ne se sentait point pressé de partir, et sous l’empire de cette
répugnance secrète prolongeait ses préparatifs peut-être plus que de raison.
Enfin, vers le printemps de 394, tout étant prêt, et aucun motif, aucun
prétexte même de retard ne subsistant plus, il fallut bien songer à se mettre
en route. Avant de quitter sa capitale, Théodose voulut prendre congé d’elle
dans une dernière et éclatante cérémonie. Il conféra la dignité d’Auguste à son
second fils Honorius, le même qui l’avait accompagné à Rome, et qui venait à
peine d’achever sa dixième année. En mettant ainsi ses deux héritiers sur un
pied d’égalité, le dessein du père était évidemment de faire entre eux, de son
vivant même, la répartition des deux moitiés de l’empire, toujours destinées,
dans sa pensée, à rester séparées. Il traçait d’avance la ligne de partage de
la couronne dont il sentait son front surchargé. La solennité fut touchante :
on regardait avec une admiration émue ce père illustre allant risquer sa vie et
sa fortune pour l’honneur du Christ et de Rome, serrant contre son cœur, dans
un embrassement qui pouvait être le dernier, des enfants deux fois privés de
mère, dont la figure innocente ne trahissait point encore les vices que devait
développer plus tard chez eux la malsaine éducation du trône. L’impression de
cette scène resta si vive que, quelques années encore après, le poêle Claudien
consacrait à la célébrer la molle facilité et l’harmonie monotone de sa muse.
Mais la réalité fut sans doute plus saisissante que tous les ornements factices
dont le poète rhéteur se plut à la parer. Peut-être que le soleil ne s’arrangea
pas (comme Claudien se plaît à le raconter) pour percer le nuage et briller
juste au moment où l’acclamation des soldats salua le nouvel Auguste. Très certainement
Théodose ne prononça pas le centon de morale rebattue et tout imprégnée de
polythéisme que Claudien met dans sa bouche. Il ne parla pas à son fils de la
double nature enfermée dans le corps de l’homme lorsque Prométhée mêla pour le
former les éléments de la terre à ceux du ciel; il ne lui dit point que la
clémence égale les hommes aux dieux, et ne lui recommanda pas la modération
dans les désirs par l’exemple de Phœbus, qui ne s’écarte jamais d’une voie
moyenne tracée d’avance dans le ciel, et de Neptune qui respecte ses rives.
Rien n’indique non plus qu’Honorius, qui ne montra à aucune époque de sa vie
une grande ardeur pour les combats, ait interrompu cette harangue pour demander
à partir en guerre avec son père, et que celui-ci, modérant cette généreuse
impatience, l’ait engagé à aller étudier encore l’amour de la liberté et de la
patrie à l’école de Brutus, d’Horatius Codés et de
Camille. Aucun des personnages présents à cette scène ne prit ces poses
dramatiques et ne tint ce langage de théâtre. Mais si dans ce suprême adieu
Théodose, levant les yeux vers le ciel, étendit ses mains sur les jeunes fronts
où il venait de déposer un dernier baiser, puis traça au-dessus de leur tête le
signe protecteur de la croix, ces gestes suffirent, mieux que n’aurait fait
aucune parole, pour communiquer à l’assistance toute l’émotion de son cœur
patriotique et paternel.
La journée se termina par la consécration d’une statue
équestre colossale de Théodose, coulée en argent et posée sur une colonne
torse, autour de laquelle s’enroulaient des bas-reliefs représentant les
principales victoires du règne. Enfin, les fêtes finies vers les premiers jours
de mai, le départ eut lieu. Les troupes étaient nombreuses, en bon ordre, mieux
ralliées même et mieux exercées que lors de la première expédition, Théodose
sachant qu’il avait affaire dans Arbogast à un ennemi qu’il ne fallait pas
mépriser. Timase et Stilicon, le mari d’une nièce de
l’empereur (c’est la première fois que ce nom, plus tard fameux, est prononcé),
commandaient les troupes romaines; les barbares auxiliaires (aucune armée
romaine ne pouvait désormais s’en passer) étaient confiés au Goth Gainas et à
l’Arménien Bacure, tous deux fidèles chrétiens. Sous
leurs ordres, dit un historien, servait un petit chef de tribus, encore tout
jeune, et qui apprenait le chemin de l’Occident. Son nom, que personne ne
remarquait, était Alaric. L’armée qui allait venger Rome emmenait avec elle son
conquérant futur. On avait vainement attendu quelques légions d’Afrique. Le
préfet Gildon, Maure de naissance, et frère de Firmus (celui dont Valentinien
avait puni la révolte), profitait de son éloignement pour se maintenir dans une
neutralité prudente. L’Orient restait confié au préfet du prétoire Rufin,
chargé aussi de veiller sur les enfants couronnés.
Théodose sortit de sa capitale par le faubourg Hebdomon où il s’arrêta, pour présenter ses dévotions à
saint Jean-Baptiste, dans l’église qu’il avait fait construire. Il était à
Andrinople le 15 de juin, et y fit un peu de séjour. Il eut même le temps d’y
rédiger plusieurs lois qui attestaient que la préoccupation de son esprit
n’avait pas encore quitté Constantinople, la ville par excellence des plaisirs
et des sectes; car la première défendait aux comédiens d’exposer dans les lieux
publics leurs images et aux actrices de paraître jamais en public avec le
costume de vierge, enfin aux uns comme aux autres d’enseigner aux enfants
chrétiens les principes funestes de leur art. La seconde adoucissait un peu les
peines imposées aux hérétiques de la confession d’Eunome;
tout en leur interdisant toujours d’ordonner des prêtres et de consacrer des
évêques, elle leur rendait le droit de tester et les principaux droits civils :
qu’ils jouissent au moins du droit commun, disait le législateur dans un
mouvement généreux, tel qu’en produit souvent chez les nobles âmes l’émotion
des grandes circonstances de la destinée
D’Andrinople il se dirigea rapidement vers le nord à
travers la Mœsie et la Dacie inférieure. Ce n’était
pas le chemin qu’il avait suivi pour aller chercher Maxime; il avait alors au
contraire traversé la Macédoine et abordé la Pannonie, en remontant le cours
inférieur de la Save. Mais cette fois, comme la précédente, sa marche fut
rapide, secrète, et, comme il s’était fait assez longtemps attendre pour que
l’on commençât à douter de sa venue, il trouva les passages des Alpes, bien que
fortifiés avec soin, dégarnis d’hommes et mal défendus. Il les emporia d’assaut
sans difficulté, à la grande surprise d’Eugène, qui se croyait en sûreté dans
la ville d’Aquilée, où il était venu suivre les opérations militaires.
L’usurpateur vit avec terreur revenir vers lui les garnisons fugitives et
privées de leur chef, le préfet Flavien, qui ne reparut plus. L’opinion fut
vivement frappée de ce premier désastre. Ainsi ces forteresses que Jupiter
protégeait de son bras armé de la foudre cédaient au premier effort, et le
magistrat qui avait obtenu le rétablissement d’un autel pour la Victoire ne
réussissait pas à la fixer, même un jour, sous ses drapeaux
Mais ce n’était là pourtant qu’un commencement, et le
gros des troupes d’Eugène restait en bon ordre sous le commandement d’Arbogast,
couvrant, à plusieurs lieues à l’entour d’Aquilée, toutes les plaines de là Vénétie. Du point culminant dont il s’était emparé,
Théodose apercevait leurs tentes dans la plaine, et pouvait compter les
escadrons de leur cavalerie. Il se convainquit sans peine que l’armée de son
adversaire était beaucoup plus nombreuse que la sienne. Arbogast, en effet,
instruit par l’exemple de Maxime, qui s’était perdu pour avoir divisé ses
forces, avait concentré les siennes sur ce point unique, pensant, non sans
raison, que Théodose ne pouvait s’avancer vers l’Italie sans commencer par
s’assurer la possession de la ville forte d’Aquilée. Aussi fut-ce vers une
petite bourgade située en avant de cette ville et nommée, sans doute à cause
d’un ruisseau qui descendait des montagnes, Flitmen Frigidum, que les avant-postes des deux armées en vinrent
aux mains le 5 de septembre. Un corps de Goths, commandé par Gainas, fut engagé
d’abord et soutint très-mal le premier choc. Théodose les vit revenir à lui en
déroute. Il les rallia, les harangua, puis, levant les yeux au ciel avec une
expression de ferveur enthousiaste: «Seigneur, dit-il, vous savez que je n’ai
entrepris cette guerre que pour le nom de votre Fils et pour ne pas laisser le
crime impuni. Si j’ai eu raison de compter sur votre secours, étendez votre
main sur vos serviteurs afin que les païens ne disent pas de nous : Où est leur
Dieu? » La confiance pieuse du général passa dans l’âme des soldats, qui
revinrent à la charge, guidés cette fois par leur autre chef Bacure. Ce barbare paya hardiment de sa personne, et,
entrant dans les rangs ennemis, y fit une large trouée. Mais il y laissa la
vie, et ce dévouement ne réussit qu’à maintenir jusqu’à la fin du jour la
fortune indécise. Les deux armées rentrèrent dans leur camp, après une effroyable
effusion de sang. On portait à dix mille le nombre des Goths restés sur la
place. Chacun triompha de son côté, comme c’est l’ordinaire dans de telles
journées, mais chez Eugène la joie fut d’autant plus grande que l’inquiétude de
la veille avait été plus vive. La nuit se passa en festins joyeux et en
largesses.
Dans le camp de Théodose, au contraire, tout était grave
et sombre. Du moment, en effet, où la victoire se faisait attendre, la
situation devenait critique, car les légions d’Arbogast occupaient
non-seulement la plaine, mais même, à l’exception du passage étroit que
Théodose s’était frayé, presque toutes les hauteurs avoisinantes sur la droite
et sur la gauche. Elles pouvaient donc, au premier échec, se donner la main et
fermer toute retraite. Cette prévision intimidait les généraux de Théodose,
qui, dans un conseil tenu le soir, proposèrent de faire une demi-retraite pour se mettre plus en sûreté et laisser à des renforts le temps d’arriver.
Mais ce conseil, que peut-être dans d’autres circonstances Théodose, général
circonspect de son naturel, eût adopté de lui-même, lui parut pour une guerre
si sainte trop entaché de prudence humaine. «Non, dit-il, vous avez vu sur les
drapeaux ennemis l’image d’Hercule : la croix ne reculera pas, même un jour,
devant-elle.» Et il ordonna pour le lendemain une nouvelle attaque. Puis il se
rendit à une petite chapelle voisine pour y passer la nuit en prières. Il pria
en effet, et avec tant de ferveur que ses yeux se fondaient en pleurs et que
ses vêtements étaient trempés de larmes. Après plusieurs heures d’oraison, le
sommeil ferma involontairement ses paupières, mais sa pensée se poursuivit à
travers ses songes : il vit apparaître deux cavaliers vêtus de blanc, montés
sur des chevaux de même couleur : «Ne crains rien, lui dirent-ils, c’est Jean
l’évangéliste et Philippe l’apôtre qui te parlent : ce sont eux aussi qui
viendront demain à ton secours.» Comme il retournait à sa tente à l’aube du
jour, remerciant Dieu d’avoir soutenu ainsi son courage, un soldat s’approcha
pour lui raconter une vision du même genre. «Vous voyez, dit Théodose à ses
généraux : si c’était moi seul à qui Dieu se fût fait voir ainsi, on dirait que
c’est une invention de moi pour vous faire combattre. C’est donc pour vous, non
pour moi, qu’il a parlé à ce soldat. »
Puis, faisant le signe de la croix, il donna le signal du
combat, et le gros de l’armée, qui était resté la veille dans les
retranchements de la montagne, se mit en mouvement vers la plaine. A mesure
qu’on descendait et que l’horizon s’étendait devant les regards, on distinguait
plus nettement les détachements de troupes ennemies postés sur toutes les
hauteurs voisines, et cette vue pénétrait les plus fermes courages d’une
secrète inquiétude. A chaque moment on craignait d’apprendre que l’armée était
prise en queue et coupée de sa retraite. Plusieurs fois on vit Théodose se
retourner pour regarder en arrière avec angoisse, puis, pendant des moments de
halte, mettre pied à terre, se jeter à genoux, et se relever le visage plus
illuminé que jamais d’une sainte confiance. Soudainement, d’une des éminences
quelques officiers se détachèrent en parlementaires et vinrent parler à
Théodose. Après quelques instants d’entretien, Théodose tira des tablettes de
sa poche, y traça quelques lignes et les tendit à ses interlocuteurs, qui
repartirent sur le champ. Le sens de ce dialogue fut bientôt connu. C’était la
défection ou plutôt le repentir du comte Arbitrion,
qu’Arbogast avait chargé du commandement des postes détachés sur les montagnes,
et qui, au moment d’en venir aux mains avec son souverain légitime, sentait
défaillir son audace. Il envoyait offrir sa soumission et demander grâce.
Théodose accepta volontiers ce secours inespéré. Ainsi disparaissait le plus
grand danger de la journée, qui se transformait au contraire en une force
inattendue. Quel changement! quel coup de la main divine! quelle réponse aux
prières de Théodose! Désormais l’armée pouvait s’avancer en pleine sécurité,
appuyée sur une forte et large base d’opérations.
Le défilé était pourtant toujours assez lent, car les
chemins étroits de la montagne ne permettaient pas à plusieurs chevaux de
passer de front. Théodose, plus encouragé que jamais dans sa confiance, mais
contrarié d’un retard qui laissait à l’ennemi le temps de se concentrer pour
résister à la première attaque, mit résolument pied à terre et l’épée à la main
: «C’est maintenant, dit-il, qu’on va voir le Dieu de Théodose.» Il s’avança, à
la tête de la première cohorte, jusqu’en vue d’un petit tertre où Eugène
s’était placé pour assister sans péril à la journée. Eugène le reconnut et
poussa un cri de surprise et de joie. Informé des dispositions prises par
Arbogast, mais ignorant encore la défection qui venait d’en déjouer toutes les
combinaisons, il prit cet acte d’audace pour un coup de désespoir. «Il est
perdu, s’écria-t-il, et il veut mourir en brave. Je ne veux pas qu’il ait celte
gloire : qu’on me l’amène les pieds et les mains liés.»
A peine avait-il achevé de parler que déjà il ne voyait plus
rien devant lui qu’un affreux tourbillon de poussière. Au moment, en effet, où
Théodose engageait cette attaque presque téméraire, la nature, semblant par une
volonté divine se mettre d’elle-même à ses ordres, lui envoya un auxiliaire sur
lequel personne ne comptait. Un vent violent s’éleva, qui, soufflant en plein
dans le visage des rebelles, remplissait leurs yeux de sable, et même enlevait
leurs armes de leurs mains. Les traits lancés par eux, contrariés par
l’agitation de l’atmosphère, retombaient sans force à leurs pieds, ou allaient
frapper à côté sur des amis. L’effet moral de cette intervention des éléments
en faveur du chef chrétien fut immense. Une panique se répandit dans les rangs
de ses ennemis : les uns s’enfuirent; d’autres tombaient aux pieds de Théodose
en demandant grâce. Théodose reçut avec bonté tous les suppliants, mais exigea
qu’on lui amenât sur-le-champ les deux principaux coupables.
On n’eut pas de peine à trouver Eugène : il était encore,
tout étourdi, sur l’éminence où il avait placé sa tente, et même, dit-on, ne
comprenant rien à ce qui se passait, il y attendait toujours qu’on lui amenât
Théodose. Quand il vit accourir auprès de lui, tout hors d’haleine,
quelques-uns des gens qu’il était accoutumé à regarder comme les siens: «Eh!
bien, dit-il, vous le tenez. Est-il bien enchaîné? » Sans lui répondre, on lui
passa à lui-même la corde autour des pieds et des mains, et on l’amena sur le
champ de bataille, où le vainqueur l’attendait dans toute l’exaltation du
triomphe. « Vous voilà, dit Théodose : Hercule vous a donc laissé prendre ! Invoquez-le
maintenant, et qu’il vous secoure. » Et comme le pauvre rhéteur fléchissait le
genou en suppliant, et allait appeler à son aide toutes les ressources de son
ancien métier, un soldat passant par derrière lui frappa la nuque et le
décapita d’un coup de sabre. La tête fut ensuite promenée au bout d’une pique,
à travers les rangs ou plutôt la mêlée des soldats. Le même sort attendait
Arbogast, mais il avait disparu. On sut qu’il avait dirigé sa fuite vers les
montagnes, mais on retrouva peu de jours après son cadavre transpercé de son
épée par sa propre main.
Comme Théodose avait tout demandé à Dieu avant le combat,
il ne perdit pas un moment pour lui tout rapporter après la victoire. C’était
pour le Christ seul qu’il avait combattu : ce fut au nom et pour la gloire du
Christ aussi seulement qu’il voulut triompher. D’abord on fit disparaître sans
délai les insignes païens; les images d’Hercule furent foulées aux pieds, et
les statues de Jupiter furent mises en pièces. « Voilà les éclats de la foudre»
dirent les courtisans en voyant voler de toutes parts des fragments d’or ou de
métal précieux. « Nous aimerions fort à être foudroyés de la sorte.» Et
Théodose leur permit, en riant, de ramasser et de mettre en poche tous les
débris de quelque valeur.
Mais il lui fallait trouver quelques témoignages à la
fois plus sérieux et plus éclatants de sa reconnaissance : et, pour faire ce
choix, avant tout il voulut consulter Ambroise. Dès le soir même du combat, à
peine rentré sous sa tente, il lui écrivit. Seulement, il ne savait où lui
faire parvenir sa lettre; car il avait été informé qu’Ambroise avait quitté
Milan, et le lieu de sa retraite ne lui était pas connu. Un courrier fut
dépêché avec ordre de l’aller chercher partout où on pourrait soupçonner qu’il
se fût retiré. La recherche ne fut pas longue. Ambroise était tout simplement à
Milan, au palais épiscopal, où il était rentré dès le lendemain du départ
d’Eugène pour l’armée. Ce fut là qu’il reçut, coup sur coup, la nouvelle du
combat et la lettre de l’empereur.
Son cœur fut inondé d’une joie sans bornes. Jamais ses
sentiments de Romain et de chrétien, si intimement mêlés dans son âme, ne s’épanchèrent
avec plus d’effusion que dans les termes brûlants de sa réponse. Peut-être même
l’évêque fit-il dans sa joie plus de part que l’empereur à la patrie terrestre,
au bonheur de voir Rome arrachée aux mains d’un usurpateur barbare. «Vous me
croyiez parti, écrivait-il, mais j’avais plus de confiance dans votre courage
et dans votre mérite. Je n’ai jamais douté que le secours céleste ne répondît à
votre piété et ne vous aidât à délivrer l’empire romain des mains de ce
barbare. Je suis donc revenu en hâte dès que je n’ai plus eu chance de
rencontrer celui que je voulais éviter, car je n’avais jamais eu dessein
d’abandonner l’Église que Dieu m’a confiée, mais seulement de fuir le contact
d’un sacrilège. Je suis ici depuis la fin d’août.
« Vous voulez donc que je rende grâces à Dieu de votre
victoire, et bien volontiers je vais le faire. Une hostie offerte en votre nom
est sûre de plaire à Dieu... D’autres empereurs commandent des arcs de triomphe
: vous demandez, vous, que des sacrifices et une action de grâces soient
offerts à Dieu par la main de ses prêtres. Bien qu’indigne d’être l’interprète
de tels vœux, je vous dirai pourtant ce que j’ai fait. J’ai porté votre lettre
à l’autel, et je l’y ai déposée; je l’ai tenue en main en offrant le saint
sacrifice, pour que ce fût votre foi qui parlât par ma bouche, et que le rescrit
impérial lui-même me tînt lieu d’offrande. Oui vraiment, Dieu regarde d’un œil
favorable l’empire de Rome, puisqu’il lui a donné un tel prince, un tel père,
dont la vertu, parvenue à un tel point de grandeur, est cependant tellement
contenue par l’humilité, qu’il passe en vertu tous les empereurs et en humilité
tous les prêtres. Qu’ai-je de plus à désirer? quel vœu former? Tout se réunit
en vous : je trouve chez vous le plein accomplissement de tous mes souhaits. »
Répondant alors plus particulièrement à la question de
Théodose, il lui conseillait tout simplement de témoigner la vivacité de sa
reconnaissance envers Dieu par un déploiement inusité de clémence envers les
vaincus. Le conseil fut suivi, et à la lettre. A part les deux victimes du
premier jour, il n’y en eut aucune autre. Le fait ne serait pas croyable si les
témoignages n’étaient unanimes pour l’affirmer. Un secrétaire d’État fut
dépêché du camp même pour aller porter à Milan un acte général d’amnistie. Ce
fut dans l’église qu’on dut le lire, car c’était là que, par instinct, tous
ceux qui se sentaient menacés s’étaient
d’avance réfugiés. Dans le nombre étaient les enfants d’Eugène et ceux
d’Arbogast, qui avaient cherché l’asile du sanctuaire, quoiqu’ils n’eussent pas
reçu encore le signe sacré du christianisme. Théodose ordonna qu’on saisît
cette occasion pour les enrôler sous les lois du Christ ; il leur conserva tous
leurs biens et leur promit son affection. Le fils de Flavien, païen comme lui,
ne fut pas plus maltraité. L’enthousiasme causé par cette application
inattendue de toutes les maximes évangéliques fut au comble, surtout chez les
vaincus. Leur voix s’éleva plus haut que celle des vainqueurs le jour où
Théodose, accompagné d’Ambroise, qui était venu à sa rencontre, fit son entrée
triomphale dans Milan. Les deux cultes célébrèrent à l’envi toutes les
circonstances prodigieuses de la victoire, et peut-être les païens, plus
disposés par leur croyance même à reconnaître dans les forces physiques de la
nature l’action directe de la puissance divine, étaient-ils les plus pressés à
proclamer le secours inattendu que les éléments étaient venus apporter aux
efforts du héros.
« Prince véritablement chéri des dieux, disait quelques
années plus tard encore un poète païen, à qui Éole, du fond de son antre,
envoie l’armée de ses tempêtes, pour qui l’éther combat, et qui fait accourir
les vents sous ses étendards, au son de sa trompette! » Et il ajoutait : «
Prince clément, qui met fin à la haine le même jour qu’aux combats, et dont il
est heureux d’être le prisonnier »
Seul, au milieu de l’ivresse générale, Théodose gardait
une gravité mélancolique. Soit que les tristes présages mêlés aux prédictions
de la victoire par le solitaire de la Thébaïde eussent laissé leur ombre dans
son esprit, soit qu’il sentît déjà le poids d’un mal secrètement engendré dans
ses organes, affaiblis par les fatigues de l’expédition, soit détachement d’une
âme chrétienne à qui la terre, même avec la parure de la gloire, ne suffit
plus, il paraissait jouir sans entraînement et presque sans goût de ce comble
de renommée et de fortune. Sans perdre un jour, il ordonna qu’on fît venir de
Constantinople son fils Honorius, et, en l’attendant, par un scrupule de
dévotion raffinée, il voulut se priver de ses plus chères consolations
spirituelles en s’abstenant de l’approche des sacrements. Il lui semblait que
sitôt après une bataille, auteur, sinon coupable, de la mort de tant d’hommes,
il ne pouvait être admis au festin de Dieu. La seule odeur du sang, même
légitimement versé, le reportant par une pénible association d’idées vers le
souvenir d’autres meurtres, lui causait un trouble involontaire.
En toute hâte le jeune prince arriva conduit par sa tante Séréna, femme de Stilicon, et accompagné de sa petite
sœur Placidie, encore dans les langes, seul enfant qui fût resté à Théodose de
son union si courte avec Galla. Le cortège royal laissa Constantinople dans la
joie, et sur la route des fêtes saluèrent partout son passage. Mais l’arrivée à
Milan, dans les premiers jours de 395, fut plus sombre. De graves accidents,
des secousses fréquentes de tremblement de terre, des orages effroyables,
étaient venus mêler au bonheur public de sinistres présages et des malheurs
privés. De plus l’empereur était décidément malade, et déjà on savait que son
mal, d’une gravité reconnue, était une hydropisie de poitrine.
Depuis plusieurs jours, il gardait le lit. La vue de ces
êtres chéris le ranima. Il se leva, se rendit avec eux à l’église, où il les
remit solennellement aux mains d’Ambroise, pendant que lui-même recevait le
pain céleste dont il s’était privé si longtemps.
Puis il se mit à l’œuvre pour régler les affaires d’État
avec la ferme résolution d’un mourant. Le partage de l’empire était déjà chose
arrêtée et connue de tous. Arcadius avait l’Orient, Honorius l’Occident. Auprès
de chacun il plaçait un tuteur : c’était le préfet du prétoire Rufin à
Constantinople; à Milan, le général Stilicon, allié de la famille impériale :
tous deux chrétiens de nom, mais tous deux atteints de tous les vices, des
cours, tous deux cachant, sous les apparences du dévouement, le feu intérieur
d’ambition qui les dévorait. Théodose confirma par un acte nouveau l’amnistie
qu’il avait donnée à Milan, les remises d’impôts qu’il avait faites à
Constantinople. Son principal soin paraissait être de laisser tout en paix
après lui, et sa pensée parcourait successivement tous les points de l’empire
pour chercher s’il n’y laissait pas subsister quelque occasion de trouble.
Ainsi, une députation d’évêques d’Occident lui étant venue présenter ses
hommages, il se plaignit à eux que leur hostilité contre l’évêque d’Antioche
durât toujours, bien que la mort de Paulin et de ses successeurs n’y laissât
véritablement aucun prétexte. « Mettez-y ordre, je vous en prie, leur dit-il
paternellement; ces discordes affligent l’Église. » Et il ne les laissa partir
qu’après avoir obtenu d’eux la promesse de faire le sacrifice de leurs
ressentiments
Une autre députation l’attendait, qui ne manquait jamais
après aucune victoire : c’était celle du sénat de Rome conduite par les deux
consuls que Théodose lui- même venait de désigner, Anicius Olybrius et Anicius Probinus,
fils tous deux du fameux préfet du prétoire Probus et élevés sous ses yeux par
la sainte Anicie. La seule désignation de ces deux rejetons
de la première maison chrétienne de Rome, pour inaugurer ensemble les fastes
consulaires de la nouvelle année, attestait assez au sénat dans quel sens
Théodose entendait désormais qu’il eût à marcher. Claudien, ami et client de la
famille Probus, eut beau, en célébrant ce nouvel honneur, mettre successivement
les jeunes magistrats sous le patronage de Bellone, de Phœbus, de Mars, de
Vénus et des Nymphes : personne autour d’eux ne s’y méprit et ne vit dans le
choix de l’empereur autre chose que la volonté de consacrer solennellement au
Christ tout ce qui restait des souvenirs de la république. Tels étaient
cependant l’attrait d’une cour et le besoin impérieux qui poussait toujours un
sénateur à se rapprocher d’un empereur, qu’un très-grand nombre de patriciens
païens accompagnèrent les nouveaux consuls dans leur visite à Milan. Théodose
les fit entrer et leur tint un langage d’une sévérité mélancolique : « Jusques
à quand donc tarderez-vous, leur dit-il, à embrasser cette foi qui seule nous promet
la délivrance de tous nos péchés?» Les sénateurs, ainsi directement
interpellés, se récrièrent, alléguant l’antiquité de leur religion: «C’est par
elle, osèrent-ils dire, que depuis douze cents ans Rome subsiste invaincue. Si
Rome quitte les dieux qui l’ont protégée, qui sait ce qu’elle deviendra? »
Théodose n’insista pas. Il n’était ni de force ni d’humeur à soutenir une
discussion théologique. Mais il leur déclara sèchement qu’ils n’eussent
désormais plus à compter, pour l’entretien d’aucun temple, sur les subventions
du trésor public. Les pauvres païens, sentant bien qu’avec les sources du
trésor tariraient aussi celles de la piété des fidèles, répondirent tristement
: «Mais si ce n’est pas le trésor qui soutient le culte, le culte ne sera donc
plus celui de l’empire» et ils se retirèrent en baissant la tête. Stilicon fut
chargé de les reconduire à Rome et de donner le commentaire des paroles de
l’empereur. Il le fit en effet, et non sans quelque brutalité, s’il est vrai,
comme le raconte Zosime, qu’il mit les temples au pillage, enlevant, soit pour
le compte de l’État, soit pour son compte personnel les richesses qui s’y
trouvaient; s’il est vrai en particulier que sa femme Séréna,
visitant un temple de Vesta, ôta sans scrupule du cou de la déesse un collier
de brillants et le passa au sien, malgré la résistance d’une vieille vestale
qui la poursuivit de ses imprécations.
Au milieu de ces occupations diverses auxquelles Théodose
présidait avec calme, la maladie le gagnait de jour en jour. Mais, soit que son
parti fût pris de ne pas s’en apercevoir et de mourir debout, soit que ses
douleurs ne fussent pas accrues dans la même proportion que la gravité du mal,
il ne voulut rien interrompre, pas même les fêtes qui continuaient à célébrer
ses victoires et l’arrivée du nouvel Auguste en Occident. Le 16 janvier il
devait, après son dîner, assister à une course de chevaux : il se mit à table
avec quelque appétit, mais à peine fut-il assis qu’un
étouffement le saisit, et il ne put achever le repas. Il insista cependant pour
que le jeune prince allât présider la course. Dans la nuit, l’état s’aggrava et
la respiration, de plus en plus courte, fut enfin tout à fait supprimée. Il
expira le 17 au malin, et ceux qui veillaient à son chevet crurent entendre
errer sur ses lèvres le nom d’Ambroise. Il n’avait que cinquante ans, et n’en
avait régné que seize.
La douleur publique fut extrême et mêlée d’une confuse
angoisse. De la hauteur où venait de le porter et de l’établir, avec une
solidité apparente, un grand capitaine, l’empire se sentait de nouveau retombé
aux mains de deux enfants gouvernés par deux ambitieux. On ne pouvait donc plus
respirer, même un jour: c’était à désespérer. Le désenchantement fut d’autant
plus profond qu’un instant la confiance était rentrée avec une vivacité depuis
longtemps ignorée dans le cœur de ces générations ordinairement lasses et
dégoûtées d’elles-mêmes. La foi de Théodose et celle d’Ambroise, confirmée par
la fortune, avait été contagieuse.
On s’était pris à penser avec ces fermes croyants que la
cause des maux persistants de l’empire était enfin découverte et pourrait être
détournée, et que les épreuves de l’empire allaient cesser avec l’hommage rendu
par lui à la majesté du Dieu unique. On se flattait que Rome, retrempée par une
foi nouvelle, allait renaître à sa vieille gloire. On comptait avec
reconnaissance les signes de la bénédiction divine, déjà marqués sur le front
de Théodose. Cet espoir était trompé. L’empereur chrétien, l’empereur
orthodoxe, celui qui avait fait de l’Évangile la loi unique de l’État et
donation complète au Christ de son pouvoir, périssait, comme un autre, par une
mort qui l’enlevait à moitié de son âge et de son œuvre. Il abandonnait, comme
un autre, sa famille et ses sujets aux intrigues des cours et aux menaces des
barbares. La voie inconnue où Rome s’avançait désormais, loin de ses dieux
pénates et des tombeaux de ses pères, était donc, aussi bien que toute autre,
couverte d’un sable mouvant où le pied même d’un héros ne pouvait fixer son
empreinte. Les païens triomphaient tout bas de cette impuissance commune à la
nouvelle comme aux anciennes divinités. Au moins, eux, ils étaient restés
fidèles à leurs souvenirs. Mais ceux qui, pour suivre la fortune, avaient trahi
le passé, se sentaient honteux de n’avoir acheté à ce prix ni la paix du
présent ni la sécurité de l’avenir.
Ce sentiment de dégoût et de doute était écrit sur bien
des visages, lorsque le quarantième jour après la mort de Théodose la foule
accourut à l’église pour rendre un dernier hommage à sa dépouille mortelle
avant le départ du convoi qui devait l’emmener à Constantinople. Ambroise
célébra le saint sacrifice, puis, se retournant vers le peuple, il prit la
parole. Lui aussi était trompé dans toutes ses espérances humaines. A lui
aussi, pour la troisième fois en vingt ans, le rêve patriotique de sa vie
échappait au moment où il croyait le saisir. Il perdait un ami, un grand homme
qui avait porté la couronne, comme lui-même portait la croix, avec une humilité
fervente, qui avait compris, partagé, qui réalisait de jour en jour les vues
idéales de sa politique. Mais la foi d’Ambroise, bien qu’intimement unie dans
son âme à sa piété filiale envers Rome, était pourtant reliée au ciel par une
chaîne que ne pouvait briser aucun événement humain. Dieu parlait, Dieu
frappait, c’en était assez : il fallait se soumettre, se confier, et bénir.
C’est cette ferme assurance qu’il sut faire passer dans les cœurs, en les
élevant au-dessus de la terre sans les détacher de la patrie.
« Voilà donc, dit-il, ce que nous annonçaient ces
profondes secousses de la terre, ces inondations des eaux du ciel, celte
épaisseur étrange des ténèbres qui nous environnaient. C’est que Théodose
devait quitter la terre; les éléments pleuraient son départ... Et comment le
monde n’aurait-il pas pleuré de se voir enlever un prince par qui étaient
adoucies les rigueurs de la condition terrestre? Il nous a donc quittés, ce
grand empereur; mais, ajouta l’orateur en montrant du doigt le jeune Auguste
qui présidait à la cérémonie funèbre, il ne nous a pas quittés tout entier; il
nous a laissé ses enfants, en qui nous devons le reconnaître, en qui nous le
voyons et le possédons encore... Ne soyez point émus par la jeunesse de leur
âge : la foi des soldats complète ce qui manque à l’âge de l’empereur. Et
réciproquement c’est la foi de l’empereur qui fait le courage des soldats .
« C’est la foi de Théodose qui vous a donné la victoire :
qu’à son tour votre foi soit la force de ses fils... Abraham, lorsqu’il a
engendré, Sarah, lorsqu’elle enfanta dans sa vieillesse, n’ont pas considéré
quel était leur âge. Comment seriez-vous surpris que la foi vienne en aide à
l’âge, puisque la foi est faite pour représenter les choses à venir? Qu’est-ce
que la foi, sinon la substance des choses qu’on espère? Ainsi nous l’enseigne
l’Écriture. Mais si la foi prête un corps à ce que nous espérons, combien plus
à ce que nous voyons!... Et il n’est pas rare que ce soit précisément dans la
mort que la foi triomphe. N’est-ce pas la vertu des martyrs qui tourmente
chaque jour l’ennemi du genre humain et ses légions?... Efforçons-nous donc,
nous qui jouissons encore du bienfait de la vie, de ne point être ingrats;
rendons aux gages que nous a laissés le pieux empereur une affection tendre et
paternelle. Payons aux fils ce que nous devons au père. Vous lui devez plus
mort que vous ne lui deviez vivant. Si même dans une famille privée, c’est un
grand crime de violer le droit des mineurs, que serait-ce quand il s’agit des
fils d’un empereur?... Et qui peut douter que le Dieu tout-puissant leur serve
d’appui? Avec l’aide de ce Dieu, l’empereur Arcadius est déjà tout florissant
de jeunesse; Honorius frappe aux portes de l’adolescence, plus avancé en âge
que n’était Josias qui, venu au trône orphelin comme lui, a vu la trente et
unième année de son règne, et a plu à Dieu plus que tous les autres rois
d’Israël, parce qu’il a célébré la Pâque du Seigneur et aboli les erreurs des
cérémonies idolâtres.»
L’éloge des vertus du défunt était le thème obligé qui
devait suivre; mais parmi ces vertus Ambroise fit choix, pour les célébrer, non
de celles qui avaient brillé aux yeux des hommes, mais de celles dont l’orgueil
de plus d’un de ses conseillers avait parfois rougi : son humilité, sa
promptitude au repentir, sa soumission au moindre vœu de l’Église. «Je l’ai
aimé, dit-il, se mettant hardiment en scène lui-même, j’ai aimé cet homme
miséricordieux et humble dans l’exercice du pouvoir, d’un cœur pur et d’une âme
douce, tel que Dieu les aime quand il dit : Sur qui me reposerai-je, sinon sur
celui qui est humble et doux? J’ai aimé cet homme qui, préférant être accusé à
être flatté, a su un jour jeter à terre tous ses insignes royaux, pleurer son
péché dans l’église, demander grâce par ses gémissements et ses larmes. Ce qui
fait rougir des particuliers, la pénitence publique, n’a pas fait rougir cet
empereur, et depuis ce jour aucun autre ne s’est écoulé sans qu’il ait pleuré
son erreur. J’ai aimé cet homme qui, dans son dernier soupir, m’appelait
encore, qui, au moment de sortir de la vie, s’occupait plus de l’étal de
l’Église que de son propre péril. Je l’ai aimé, je l’avoue, et voilà pourquoi
je le pleure du fond de mes entrailles. Je l’ai aimé, et j’espère de mon Dieu
qu’il accueillera la voix de la prière par laquelle je m’efforce de suivre cette
âme pieuse.»
« Oui » poursuit l’orateur, comme si le ciel s’ouvrait à
ses yeux, et comme s’il apercevait au pied du trône divin tous les souverains
chrétiens, et s’il entendait s’élever du fond des enfers les gémissements de
tous leurs ennemis : « Oui, Théodose repose maintenant dans la lumière et
triomphe dans le chœur des saints. Il y embrasse Gratien, qui ne pleure plus
ses blessures puisqu’il a trouvé un vengeur... En face, au contraire, Maxime et
Eugène sont plongés dans l’abîme des ténèbres, montrant par. leur exemple
misérable combien il est dangereux d’attaquer ses princes par les armes. Oui,
c’est maintenant que l’auguste Théodose sait ce que c’est que régner,
maintenant qu’il règne avec Jésus-Christ. C’est maintenant qu’il est roi, quand
il reçoit dans ses bras son fils, sa fille Pulchérie, doux gages de l’amour
conjugal qu’il avait perdus, quand il embrasse son épouse Flaccille,
cette âme restée fidèle à Dieu, quand il se félicite de retrouver son père, et
quand il s’assied à côté de Constantin. »
L’auditoire peut-être ne s’attendait guère à voir
apparaître, au milieu de l’énumération de tant d’êtres chéris retrouvés au
ciel, l’image oubliée du grand Constantin, que Théodose n’avait ni servi ni
connu; mais Ambroise usait à dessein de cette audace oratoire pour rattacher
l’un à l’autre, comme les deux extrémités d’une même chaîne, le fondateur et le
consommateur de l’empire chrétien. Ce que Constantin avait commencé, Théodose
venait de l’achever : il fallait les montrer ensemble au pied du trône de Dieu,
et entre eux, présentée par eux, convertie par eux, Rome elle-même, catéchumène
et pénitente, lavée du sang des martyrs par l’eau du baptême.
A la vérité, bien différent de Théodose, Constantin,
souillé comme lui d’une tache sanglante, n’avait à offrir à la justice de Dieu
et de la postérité, ni les mêmes excuses, ni la même expiation. Son bras
n’avait pas été armé par la sévérité légale du juge, son front ne s’était pas
courbé dans la poussière de la pénitence.
Crime et repentir, il avait tout enveloppé dans le pardon
silencieux d’un baptême tardif. Mais cette différence, qu’il signale d’un trait
rapide, n’arrête pas l’assimilation patriotique d’Ambroise. L’un et l’autre
sont des pécheurs dont la miséricorde divine a réglé les comptes, mais aussi
des serviteurs couronnés de la vérité, dont il tient à entrelacer les noms sur
le diadème impérial.
« Oui, Constantin, reprend-il, car bien que ce prince
n’ait reçu qu’au dernier jour la grâce du baptême qui remet tous les péchés,
cependant parce qu’il a été le premier des empereurs qui ait eu la foi et parce
qu’il en a laissé l’héritage à ses successeurs, cela seul lui assure un grand
mérite, et c’est de son temps que s’est accomplie cette prédiction du prophète
: On verra en ce jour le clou qui tient le frein du cheval, consacré au Dieu
tout-puissant. »
Averti sans doute en ce moment, par la surprise des
auditeurs, que cette citation étrange était inintelligible pour eux, Ambroise
ne craint pas d’interrompre le mouvement de son discours pour l’expliquer. Il
commence par raconter tout au long la découverte merveilleuse de la croix du
Christ, faite du vivant de Constantin par les soins d’Hélène sa mère cette
digression dut tenir les esprits singulièrement en suspens, jusqu’à ce qu’il en
vint à ce détail singulier, qu’Hélène, ayant ramassé deux des clous qui avaient
tenu le bois saint, avait enchâssé l’un des deux dans un diadème et fait
tailler l’autre en forme d’un frein de cheval, puis envoyé à son fils ces deux
objets sacrés. « Voilà, dit-il, le diadème et le frein que Constantin a reçus à
la fois de sa mère. Il a gardé tous les deux, et les a transmis aux princes ses
successeurs. O sage Hélène, qui a placé la croix sur la tête du souverain, pour
que ce soit la croix qu’on adore dans la majesté impériale! O clou sacré,
devenu véritablement le clou qui tient cet empire de Rome, à qui le monde
obéit! 0 digne ornement du front des souverains, qui fait des prédicateurs de
ceux qui étaient des persécuteurs ! La croix est devenue un diadème pour faire
briller la foi, mais elle est devenue aussi un frein pour tempérer la
puissance. Gardez donc, ô prince, cette libéralité du Christ, pour qu’on puisse
dire aussi de l’empereur de Rome : Vous avez placé sur sa tête une couronne
faite d’une pierre de grand prix . »
Jamais l’union indissoluble de l’Église et de l’empire,
le mariage du Christ et de Rome, n’avait été proclamé dans un plus ferme et,
par son étrangeté même, plus saisissant langage. Mais si Ambroise à ce moment
promena ses regards sur l’assistance, il put distinguer dans la foule brillante
des officiers un jeune Goth, qui avait pris part à la dernière victoire de
Théodose, et qui s’en retournait en Germanie avec son escouade de cavaliers.
C’était celui que ses compatriotes nommaient Alaric et surnommaient le hardi, le
bail, par excellence. Le destructeur futur de Rome était là peut-être inconnu
et pensif, tandis que l’empire ensevelissait son dernier héros, et qu’une voix
toute romaine essayait de faire sortir de cette tombe même le présage d’un
nouvel avenir. Moins de vingt ans vont s’écouler, et ce jeune homme inconnu se
promènera en vainqueur sur le champ de Mars jonché de ruines, tandis que
l’héritier des promesses d’Ambroise ira cacher sa honte et son effroi dans les
lagunes de l’Adriatique.
Faut-il redire une fois de plus, au terme de ce long
récit, qu’en appuyant l’empire sur l’Église et en pensant les fortifier à
jamais l’un par l’autre, Ambroise cédait à une pieuse et patriotique illusion?
Non, l’Église n’assurait pas la perpétuité de l’empire, et en lui donnant les
paroles de la vie éternelle Jésus-Christ ne l’avait autorisée à y associer
aucun gouvernement humain. A aucune époque l’alliance rêvée par Ambroise n’eût
été ni durable, ni sincère, ni efficace.
Il est douteux que la vertu de l’Évangile, même inoculée
au berceau des institutions impériales, en eut corrigé le vice originel; car
Ambroise lui-même avait pu s’apercevoir que le frein de la croix n’est pas
toujours suffisant pour contenir, dans sa course emportée et dans ses écarts,
le pouvoir déchaîné d’un despote: et une expérience constante a démontré
jusqu’à l’évidence que l’Église est plus souvent compromise que servie par les
prédicateurs couronnés. Mais à l’heure où parlait Ambroise, le temps d’une
telle alliance, s’il avait jamais existé, était passé pour jamais. Le mal avait
pénétré trop avant; la ruine de l’empire était consommée. Sous peine de périr
avec lui, à tout prix l’Église devait s’en dégager. Pour suivre jusqu’au bout
dans leur vive incohérence les métaphores qu’Ambroise empruntait ou prêtait
lui-même au texte sacré, le clou enfoncé dans l’édifice vermoulu, loin de le
raffermir, en faisait voler plus rapidement les débris en éclats et en
poussière.
Dieu pourtant n’avait pas suscité en vain ni fait
rencontrer au hasard des ouvriers tels qu’Ambroise et Théodose. Le maître de la
pensée humaine, qui la dirige sans la consulter ni la contraindre, employait
ces deux instruments à un dessein qu’il ne leur révélait pas et qu’ils
n’auraient pu comprendre. En consacrant au Christ les derniers jours de Rome
décrépite et mourante, Ambroise et Théodose prolongeaient à peine de quelques
heures l’existence de l’empire, mais ils préservaient pour les générations
futures son héritage. Ils retiraient du naufrage les lois, les monuments du
génie et de l’art, toutes les œuvres de la raison et de la conscience humaine,
que Rome, pendant dix siècles de puissance, avait ou produites ou conquises, à
qui elle avait servi de berceau ou d’asile. En aidant l’Église à marquer de son
sceau et à couvrir de sa protection tout ce labeur du passé de l’humanité, ils
ne donnaient pas à la puissance romaine la force de revivre, mais à la
civilisation de Rome la force de survivre à sa domination.
L’avenir leur cachait le plan de l’œuvre que Dieu
accomplissait par leurs mains. Et peut-être que, si le voile eût été levé
devant leurs yeux, ils eussent trouvé la tâche ingrate, et le courage leur eût
manqué pour s’y dévouer tout entiers. Peut-être que le spectacle de tant
d’héritiers barbares déjà conviés à recueillir la succession de leur Rome
chérie, et pressés d’en déchirer la dépouille, les eût pénétrés d’une
douloureuse surprise, que l’éclat d’aucune autre espérance n’aurait
suffisamment adoucie. Vainement leur eût-on montré
ces ravisseurs eux-mêmes subjugués par la maternité de l’Église, et l’évêque de
Rome montant au trône d’où tombaient les empereurs : toute la splendeur promise
au Vatican ne les aurait point consolés de l’humiliation réservée au Capitole.
Peut-être, pour qu’ils pussent déployer dans un pieux concert toutes les forces
de leur génie, fallait-il qu’ils crussent sincèrement sauver et servir tout ensemble leur foi et leur patrie.
A Théodose surtout cette honnête illusion était nécessaire.
D’un esprit plus ferme qu’étendu, son mérite principal consistait dans la
droite simplicité de son caractère et de ses vues. Il avait cet œil sain dont
par le l’Évangile, et qui tient en lumière le corps tout entier. Une pensée
suffisait à remplir son intelligence, un, devoir à régir ses actes. Le jour où,
sortant d’une retraite qui contentait ses désirs et qu’embellissait le bonheur
conjugal, il recueillit dans un suprême péril le poids et l’honneur du pouvoir
suprême, ce devoir lui apparut sous la forme d’un but très-simple à poursuivre
: rétablir l’unité sur le sol comme dans les âmes, prévenir le morcellement du
territoire et le déchirement de la foi. L’invasion, la sédition, l’hérésie, les
barbares, les païens, les Ariens, se montrèrent à lui comme une masse confuse
d’ennemis à combattre, par des armes diverses, mais au nom d’un même intérêt et
en vertu d’un droit égal. Il se dévoua à cette lutte, sans se laisser distraire
un seul jour par aucun sentiment de vengeance, d’ambition ou d’orgueil personnels.
Ses fautes mêmes furent celles d’une âme adonnée à une préoccupation
patriotique. 11 fut cruel, ne pensant que faire justice : il sévit pour
défendre un droit, jamais pour tirer raison d’une injure, ou pour assouvir une
convoitise. Puis, quand il eut péché par excès de zèle pour la loi de l’empire,
il pensa tout réparer par un éclat de soumission envers l’Église, témoignant
ainsi la persistance de son respect pour ces deux autorités qui lui
apparaissaient comme superposées l’une à l’autre et n’en faisaient qu’une à ses
yeux. Humble serviteur de l’une, modeste dépositaire de l’autre, il ne
concevait pas même la pensée qu’elles pussent être un jour séparées, et que le
bras pût jamais être détaché de la tête. Si le soupçon d’un tel divorce avait
traversé son intelligence, il y aurait porté un trouble mortel; car la moindre
incertitude eût altéré l’harmonie de ces facultés heureuses, mais moyennes, qui
n’atteignaient la grandeur que parce que, ralliées par une volonté ferme, elles
tendaient toutes à la même fin. Dieu épargna l’angoisse du doute à la sincérité
de cet homme de bien. Il lui témoigna ses complaisances, moins encore par les
biens dont il couronna sa vie, que par l’ignorance où il le laissa des maux qui
allaient suivre sa mort. Pour grâce suprême, il le retira de ce monde au
lendemain d’une victoire et à la veille du dernier désastre.
Le dessein qui aurait surpris Ambroise et désolé Théodose
nous a été révélé par l’histoire. Une patiente étude nous a fait voir à quel
but était destiné, dans les vues de la Providence, ce temps d’arrêt de près
d’un siècle qui sembla suspendre le cours fatal de la destinée, entre la
conversion légale de Rome et sa chute définitive. Nous avons vu germer et déjà
mûrir tous les fruits inaperçus de tant d’épreuves et de tant d’efforts imposés
pendant cette ingrate période à d’excellents et d’éminents serviteurs de la
vérité. Mais, après avoir suivi dans ses moindres détails ce travail de
décomposition et de transformation successives qui remplit le ive siècle,
peut-être convient-il de jeter un dernier coup d’œil pour en saisir les
résultats dans leur ensemble. Eloignons-nous de quelques pas pour apercevoir
d’un plus juste point de perspective le développement du plan divin.
RÉSUMÉ ET CONCLUSION
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