Amazon.com:LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:UNE HISTOIRE DIVINE |
L’ÉGLISE
ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE
CHAPITRE III
LA BATAILLE D’ANDRINOPLE
(368 — 378)
Suite du règne de Valentinien en Occident et de celui de
Valons en Orient. —Difficultés de tous genres que rencontre Valentinien.—
énergie qu'il déployé pour les surmonter.— Fréquentes expéditions au delà du Rhin et sur le Danube. — Son caractère s'aigrit.— Actes de cruauté auxquels il se livre.—Il prescrit à ses agents une sévérité
impitoyable.- Férocité du vicaire de Rome, Maximin.— Tyrannie que ce
magistrat fait peser sur la capitale.— Aucun motif religieux n’est mêlé à ces
actes de rigueur.— Lois de Valentinien qui attestent son impartialité en
matière de religion.— Les prêtres chrétiens protestent contre sa cruauté, et
interviennent parfois en faveur des victimes.— Douceur du gouvernement du
préfet Ambroise, à Milan.— Vacance du siège épiscopal de Milan. — Ambroise est
désigné par le peuple pour le remplir.— Il se défend de ce choix et veut
s’y dérober par la fuite.— Les évêques suffragants et l'empereur confirment la
désignation populaire.— Ambroise se résigne á sa consécration.— Insurrection
des Maures en Afrique, suite des malversations du comte Romain, et favorisée
par les Donatistes.— Une légion romaine déserte et proclame empereur le roi
maure Firmus.— Valentinien envoie en Afrique le comte Théodose.— Succès
rapide de la première expédition de Théodose.— Supplice de la légion
révoltée.— Seconde et troisième expéditions, qui amènent la soumission de la
province.— Révolte des Quades sur le Danube, provoquée par les imprudences et
la perfidie du jeune Marcellin.—Invasion de la Pannonie.— Valentinien s'y rend
au printemps de 375.— Nouveaux actes de cruauté auxquels il se livre.— Il est
frappé d’apoplexie au moment où il reçoit une députation des révoltés.— Sa
mort.— Ses généraux proclament son jeune fils Valentinien.— Son fils aîné,
Gratien, déjà Auguste, et resté en Gaule, consent à partager l’empire avec son
frère.—Premiers actes de Gratien : il répare les injustes sévérités de son
père.— Il se laisse entraîner à des actes de réaction regrettables.— Supplice
immérité du comte Théodose.— Enthousiasme de Symmaque et du sénat romain pour
Gratien.— Harangue du rhéteur Thémistius au sénat de Rome.— Gratien refuse la
robe de souverain pontife que les députés du sénat lui apportent. Explication
et véritable caractère de ce refus. Valens à Antioche.—Il persécute les
chrétiens.— Courage des chrétiens d’Antioche soutenus par les solitaires
des montagnes voisines.— Entrevue de Valens et du solitaire Aphraate.— Édit de Valens pour astreindre les moines au service militaire.— Suite
de la persécution exercée par Valens.— Résistance des chrétiens à Édesse et à
Samosate.— Conspiration dans le palais de Valens.— Il découvre que plusieurs
de ses officiers ont consulté des magiciens pour connaître le nom de son
successeur.— Supplices qui suivent cette découverte.— Proscription de tous les
officiers dont le nom commence par les quatre lettres Théod.— Interdiction générale des pratiques de sorcellerie; supplice des sophistes
et des philosophes illustres.— Arrivée d’une race de barbares inconnus, les
Huns, sur le territoire des Goths.— Les Goths sont vaincus et chassés de leur
territoire.— Renseignements vagues des géographes anciens sur l'origine et les
mœurs des Huns.— L’évêque Ulfilas, traducteur de la Bible dans la langue des
Goths, conseille aux Goths de demander asile dans l’empire romain.— Incertitude
de Valens sur l'accueil qui doit être fait à cette proposition.— Il se décide à
l’accepter, en exigeant que les Goths embrassent l’Arianisme.— Ulfilas les y
décide.—Les Goths, entassés sur les bords du Danube, s'impatientent du retard
mis à leur admission.— Précautions ordonnées par Valens pour la réception des
fugitifs.— Elles se trouvent inapplicables, et les Goths se répandent dans la
Thrace en dévastant tout sur leur passage.— Terreur de Valens : il défend de
recevoir de nouveaux émigrants.— Les Goths se mettent en révolte.— Déroute des
légions romaines : les Goths se rendent maîtres de toute la province.— Valens
fait demander du secours à Gratien, qui lui promet de venir de sa personne, le
printemps suivant.— Valens revient en toute hâte à Constantinople.— Mauvais
accueil qu’il y reçoit.— Il destitue le général chrétien Térentius.—
Il quitte Constantinople pour aller combattre.— Sinistres prédictions du moine
Isaac.— Premier succès de Valens.— Il se décide à livrer bataille sans
Attendre la venue de Gratien.— Bataille et désastre d’Andrinople.— Mort
tragique de Valens.— Épouvante générale dans l’empire.
Notre récit, momentanément interrompu, a laissé les deux
frères couronnés, l’un à Antioche, et l’autre au fond des Gaules, dans des
situations également embarrassées et périlleuses. Mais tandis que Valens ne
pouvait s’en prendre qu’à lui-même des difficultés que lui avait créées sa
sotte ingérence dans les affaires de l’Église, Valentinien accomplissait le
plus impérieux des devoirs en luttant sans relâche contre les causes de
dissolution qui menaçaient la civilisation romaine en Occident.
Sa tâche, qui était la plus honorable, était aussi la
plus rude. A peine rétabli de la maladie à la suite de laquelle il avait cru
devoir s’assurer un successeur, il s’était remis à l’œuvre avec un redoublement
d’activité, de rigueur et d’impatience. Il avait beau faire : le désordre, un
instant comprimé, renaissait partout. Au Nord, au Midi, sur la ligne du Rhin,
du Danube, dans l’île de Bretagne, en Afrique, c’étaient chaque jour invasions
ou séditions nouvelles. Une fois, c’était la ville de Mayence que des Germains
pillaient subitement, le jour de Pâques, pendant que les chrétiens étaient
occupés à célébrer la solennité. Une autre fois, c’était un corps de
travailleurs armés, envoyés par l’empereur lui-même pour élever des forteresses
sur la rivière du Necker, qui était surpris et massacré tout entier. Le chef
seul revenait tristement porter lui-même la nouvelle de ce désastre. Au même
moment, en plein pays de Gaule, des brigands faisaient main basse sur le propre
beau-frère de l’empereur, Constantien, qui
remplissait auprès de lui les fonctions d’écuyer. Un peu plus tard, des
courriers apportaient à Trêves la nouvelle que les Pictes avaient enlevé le
comte Nectaride au milieu du camp établi sur les
bords de la Clyde, et que de hardis pirates saxons dévastaient toutes les côtes
de la Manche
Valentinien faisait tête à tout sans fléchir, par lui-
même ou par ses lieutenants. En six ans, il ne dirigea pas moins de quatre
expéditions sur la rive droite du Rhin. Non-seulement il payait de sa personne,
mais il se faisait accompagner de son jeune fils Gratien, avec son précepteur
Ausone, comme pour montrer qu’il ne voulait épargner pour le salut de l’État
rien de ce qui lui était cher. Dans une de ces excursions, il s’avança jusqu’à
cinquante milles au-delà de la frontière. Dans une autre occasion, il faillit
tomber dans une embuscade et dut abandonner entre les mains de l’ennemi le
soldat de sa suite auquel il avait confié son casque et son armure. Son passage
demeurait marqué partout par des châteaux forts élevés aux points extrêmes de
ses expéditions. A l’intérieur de l’empire, la même vigilance et la même
activité lui étaient nécessaires pour repousser, soit les menaces de sédition,
soit même des connivences coupables entre ses officiers et les ennemis du nom
romain1. Mais cet état de lutte constante ne pouvait se maintenir qu’au prix de
rigueurs outrées, et d’une tension continue de tous les moyens de gouvernement.
Les supplices, les exécutions en masse se multipliaient, et le caractère
naturellement dur de Valentinien, aigri par la résistance qu’il rencontrait,
s’exaspérait jusqu’à la férocité. Dans ses rapports avec les barbares, oh ne
remarquait plus cette bonne foi dont, en brave militaire, il s’était jusque-là
toujours piqué. Il leur tendait des pièges, les mettait aux prises les uns avec
les autres par de feintes alliances, faisait massacrer par surprise des envoyés
venus avec des saufs-conduits, exposant ainsi ses
propres sujets à de cruelles représailles.
On ne tarda pas d’ailleurs à s’apercevoir que sa maladie
lui avait laissé une irritation nerveuse, qui se révélait par les traits les
plus bizarres. A la moindre nouvelle fâcheuse, à la moindre contrariété, son
teint s’altérait et sa voix s’élevait. Il avait toujours été impitoyable pour
les plus légères infractions apportées aux règles de son service domestique; il
devint cruel, et joignit à l’habitude, ancienne chez lui, de prodiguer la peine
de mort, une recherche effroyable dans le choix des supplices. D’horribles
détails circulèrent bientôt sur ce goût nouveau du souverain. Un de ses pages
avait été chargé de dresser pour lui un chien de chasse d’une race fort estimée
de Sparte : le pauvre enfant, effrayé de l’indocilité de l’animal qui se jetait
sur lui pour le mordre, ne put s’acquitter de la commission. Par ordre de
l’empereur, on lui fit rendre l’âme sous le bâton. Une cuirasse ciselée avait
été commandée à un ouvrier: quand l’objet fut apporté, Valentinien trouva, en
le pesant, quelques grains de métal de moins que la commande n’avait prescrit.
C’en fut assez pour qu’il envoyât l’artisan au supplice. Un cocher de l’écurie
impériale, qui avait reçu commission de chercher des chevaux en Sardaigne,
convaincu d’en avoir changé quelques-uns sur la route, fut lapidé au retour.
Enfin Valentinien installa dans son propre palais, pour garder sa chambre à
coucher, deux ourses privées à qui il donnait, en signe d’affection, les petits
noms de Miette d’or et d’Innocence, et qu’il nourrissait sous ses
yeux de la chair des suppliciés. Il fut si satisfait de l’ardeur avec laquelle
l’une des deux bêtes s’acquitta de cette triste tâche, qu’en récompense il lui
rendit la liberté et la fit lâcher dans les bois.
Quand de pareilles scènes se passaient dans l’intérieur
du palais, et pour des affaires domestiques, on devine comment étaient traitées
les affaires d’État. Les plus mauvais jours de l’empire parurent revenus. Deux
officiers distingués des gardes joviennes, Claude et Salluste, furent saisis et
mis en jugement pour avoir tenu quelques mauvais propos contre Valens. Les
magistrats chargés de faire leur procès ne trouvaient aucun grief suffisant et
voulaient les relâcher. L’empereur leur fit dire de condamner toujours, et
qu’il se réservait de faire grâce. Les juges obéirent, mais la promesse
impériale ne fut pas tenue : l’un des accusés fut livré à la mort, et l’autre
envoyé en exil. Un délit nouveau, celui de sollicitations indiscrètes, fut
aussi érigé en crime capital. Un fonctionnaire sortant de charge demandait de
l’avancement, et le maître de la cavalerie s’était chargé de présenter sa
pétition. «Ah! dit le farouche souverain, il veut changer de province; ce sera
de tête qu’il changera. Comte, ayez soin d’y veiller.» Une exécution plus
méritée, mais non moins horrible, fut celle du grand chambellan Rhodanus, qui s’était emparé indûment du bien d’une veuve,
et qui, condamné par le préfet du prétoire, crut pouvoir en appeler à
l’empereur. Valentinien tint à faire, voir que sa rigueur, dictée par la
justice, était exempte de toute connivence dans les désordres de ses serviteurs;
et le jour même où l’appel fut introduit, il fit enlever le chambellan de son
siège, et donna ordre qu’il fût promené par toute la ville, précédé d’un héraut
qui proclamait le sujet de la condamnation; puis il le fit brûler vif sur la
place publique. Tous les biens du condamné furent donnés à la veuve qu’il avait
dépouillée. Sa sévérité à l’égard des décurions responsables de l’impôt passait
également toutes les bornes. Il les condamnait à mort en masse, décimant les
curies, sans même connaître le nom des victimes. Un jour qu’il avait ainsi taxé
plusieurs villes à trois têtes chacune. « Si elles n’ont pas trois magistrats,
lui dit Florentius, faudra-t-il qu’elles complètent ce nombre pour suffire à
l’exécution?— Oui, répondit le prince furieux.»
Valentinien prescrivait à ses agents la même conduite et
traitait de pusillanimité toute apparence d’indulgence. «La sévérité; leur
disait-il, est l’âme de la justice, et la justice est l’âme de la souveraineté.»
Il ne fut que trop bien obéi. Du moment où la cruauté devenait un titre à la
faveur, ce fut une mode générale d’un bout de l’empire à l’autre. Personne ne
se distingua, dans cette triste concurrence, plus que le vicaire de Rome, Maximin,
le même qui, en qualité de préfet de l’annone, avait
déjà souillé par ses violences l’intronisation du pape Damase. Les griefs, les
sujets de procès ne manquaient pas, on l’a vu, dans une ville divisée en sectes
et en religions rivales. L’imputation le plus habituellement échangée entre un
parti et l’autre, et le plus facilement accueillie par la crédulité populaire,
était celle d’empoisonnement par voie de sorcellerie et de maléfice. Maximin,
saisi d’une plainte de ce genre, écrivit à l’empereur qu’il était sur la trace
d’une vaste machination, dans laquelle étaient compromis les principaux
personnages de Rome, mais que les moyens d’instruction lui manquaient, le rang
des coupables lui interdisant de les soumettre à la question. Valentinien lui
envoya en réponse l’autorisation de se mettre au-dessus de tous les privilèges,
et lui adjoignit, pour l’aider dans ses recherches, le notaire Léon, Pannonien
d’un naturel farouche. Fort du blanc seing impérial,
Maximin se donna carrière, et porta bientôt la terreur au sein de toutes les
familles de Rome. Quiconque était convaincu d’avoir atteint ou seulement
poursuivi un but difficile, se vit accusé d’avoir employé des arts illicites
pour y parvenir. Des femmes étaient traînées au supplice pour avoir cherché un
mariage avantageux; des dignitaires disgraciés, pour avoir recommandé aux
aruspices d’intéresser les Dieux en leur faveur. Aucun moyen de police,
d’ailleurs, n’était négligé. Un filet toujours tendu à la porte du prétoire
attendait les dénonciations anonymes; des espions pénétraient dans les maisons;
des agents provocateurs se mêlaient à tous les groupes populaires. Maximin
lui-même, du haut de son siège, poussait les accusés à se livrer
réciproquement, en les séduisant par des promesses, qu’il éludait ensuite au
moyen de fraudes cruelles. Ainsi, il avait promis à l’un d’eux, s’il consentait
à parler, de ne le punir ni par le fer, ni par le feu; quand il lui eut arraché
des aveux, il le fit périr sous les coups d’un fouet chargé de balles de plomb.
«Personne, disait-il insolemment, ne doit se flatter d’être innocent quand je
veux qu’il soit coupable.»
Le sénat, la cité, terrifiés, tournèrent des regards
suppliants vers l’empereur. Pour ne point l’irriter en mettant en doute la
réalité des rapports auxquels il avait ajouté foi, on le conjura seulement de
suspendre les poursuites et d’accorder aux criminels repentants une amnistie
générale. Valentinien s’y refusa avec hauteur. «Vous n’y songez pas, pères
conscrits, dit-il; l’indulgence déshonore ceux qu’elle délivre : elle ôte la
peine, mais non la honte. Faire amnistie au sénat, ce serait condamner le sénat
entier.» Il se borna à permettre aux familles sénatoriales incriminées d’en
appeler de son préfet à lui-même. La faveur n’était pas grande et les accusés
ne gagnèrent guère au change. Le jeune Lollianus,
fils de l’ancien préfet Lampade, qui s’était fait,
par étourderie, initier à des arts magiques, voulut user de la permission. «C’est
bien, dit Valentinien, je l'enverrai de la fumée à la flamme.» Et il lui
désigna un nouveau juge qui le condamna à mort sans délai. Une autre fois, il
remit le sort d’un appelant au sénat lui-même; mais le sénat n’ayant prononcé
que la peine de l’exil, il laissa éclater une grande colère, déclarant qu’on
faisait de l’indulgence à ses dépens et au détriment de son autorité.
La situation de la ville devint si pénible, que les
personnages les plus importants, Prétextât, Vénustus, Minervius, se décidèrent à se rendre à la cour en
députation, pour implorer la clémence de l’empereur. Vaincu par leurs
instances, Valentinien consentit enfin à retirer Maximin de Rome, mais ce fut
pour l’appeler auprès de lui, en qualité de préfet des Gaules. Le sénat respira:
sa joie fut de courte durée. Maximin, en effet, maître plus que jamais de la
confiance impériale, ne tarda pas à se faire remplacer par des agents de son
choix, qui se chargèrent de poursuivre ses vengeances. Il continua, dit Ammien
Marcellin, à tuer à distance. De nouveaux chefs d’accusation remplaçaient celui
de magie, dont l’effet était sans doute épuisé. Ce fut pour soupçon (peut-être
fondé) d’adultère, que des matrones, de grandes dames, et bientôt de hauts
magistrats, furent arrêtés et exécutés presque sans forme de procès. La mort
suivait de si près les poursuites, qu’une femme illustre, du nom d’Hésychie, se voyant accusée, se décida dès le soir de sa
mise en cause à s’étouffer elle-même sous les plumes de son oreiller. Une
autre, Anepsie, alliée de Maximin lui-même, induite
par lui à dénoncer son complice, n’obtint pas même la vie au prix de l’honneur.
Maximin étant chrétien déclaré, tandis que la' majorité
du sénat appartenait au vieux culte, et les faits incriminés étant de la nature
de ceux que la loi chrétienne réprouvait le plus sévèrement, il était à craindre
que l’Église ne portât cette fois encore, comme au temps de Constance, la
responsabilité et l’odieux de cruautés ignorées d’elle, mais commises en son
nom. Un heureux concours de circonstances prévint cette confusion. D’une part,
en effet, soit jalousie de pouvoir, soit persévérance dans une ligne de
conduite sincèrement adoptée, Valentinien mit le plus grand soin à ôter
lui-même aux condamnations qu’il sanctionnait toute apparence de persécution
religieuse. En poursuivant la magie, il entendait toujours respecter le culte
public des païens et même les pratiques augurales qui en faisaient partie. «Je
ne confonds point, écrivait-il au sénat, l’art des aruspices avec le crime des
auteurs de maléfices, et je n’impute nullement à crime, ni cet art en lui-même,
ni aucune des pratiques religieuses permises par nos prédécesseurs. J’en
atteste les lois que j’ai données dès le début de mon empire, et par lesquelles
j’ai accordé à chacun la faculté de suivre le culte dont son esprit est imbu.
Ce n’est point l’art augurai que j’interdis, mais l’usage nuisible qu’on en
peut faire.» Et comme pour donner un témoignage plus certain de son
impartialité, peu de jours après, par une autre constitution, il accordait aux
pontifes païens, pourvu qu’ils fussent parvenus à leur dignité sans brigue et
par des moyens légitimes, toutes les immunités qui n’appartenaient qu’aux
fonctionnaires élevés au rang de comte. Il ne montrait pas moins de justice
envers les Juifs, si particulièrement odieux aux chrétiens. Un jour que des
soldats en campagne s’étaient installés de force dans une synagogue, il blâma
sévèrement, par un rescrit, le magistrat qui les avait autorisés: «Vous auriez
dû, dit-il, respecter un lieu consacré au culte de la Divinité.»
Ce qu’il ne se permettait pas à lui-même, il ne tolérait
pas davantage qu’on le fit sous ses yeux, par un zèle qui méconnaissait ses
lois. Aussi il fit sentir assez sévèrement son déplaisir au solitaire Martin,
l’ami d’Hilaire, qui venait d’être promu, malgré sa résistance et par une
acclamation unanime, au siège épiscopal de Tours. Martin commençait contre
l’idolâtrie des campagnes gauloises la sainte guerre qui a illustré son nom. Il
renversait les autels et poussait les populations à détruire les temples.
Appelé à Trêves pour quelques affaires, il y fut mal accueilli, l’entrée du
palais lui fut refusée, et ce ne fut qu’à force de prières qu’il obtint une
audience, dans laquelle, à la vérité, il parvint, dit son biographe, à dissiper
en partie les préjugés de l’empereur. Enfin cette même disposition à se
préserver de toute influence religieuse, si singulière chez un prince chrétien
lui-même et régulier dans sa pratique, se fit encore remarquer dans deux lois
de ces mêmes années, que les historiens ecclésiastiques lui ont sévèrement
reprochées. Par l’une, il se relâchait de la rigueur que Constantin avait
témoignée aux enfants naturels, et leur permettait d’arriver, pour une faible
part, à la succession de leurs parents: singulière indulgence dans un moment où
l’adultère était poursuivi avec tant de dureté. Par l’autre, il n’autorisait
les comédiens convertis au christianisme et baptisés à quitter leur métier
profane, qu’après avoir justifié, par des preuves convaincantes, de la
sincérité de leurs nouveaux sentiments1.
En même temps que l’empereur séparait ainsi avec soin sa
cause de celle du christianisme, les chrétiens, de leur côté, s’empressaient de
répudier toute solidarité dans les violences dont l’empire gémissait. A
plusieurs reprises même, la religion intervint ouvertement en faveur des
victimes. Une scène touchante de ce genre eut lieu à Verceil, sous les yeux du
jeune chrétien Jérôme, qui se trouvait là de passage et qui en écrivit un récit
animé. Le consulaire chargé de la province faisant sa tournée à travers les
villes principales, on lui amena un jeune homme et une jeune femme accusés
d’adultère. Tous deux furent soumis à la question. Le jeune homme, bientôt
lassé des tourments et préférant une prompte mort à de plus longues douleurs,
sans songer qu’il ne pouvait s’accuser tout seul, confessa une faute
imaginaire. «Mais la femme, dit Jérôme, bien que d’un sexe plus faible, douée
d’une âme plus forte, pendant que le chevalet étirait ses membres et que ses
mains étaient retenues par des liens derrière son dos, levant vers le ciel ses
yeux que le bourreau ne pouvait contraindre, et son visage couvert de larmes: «Vous
m'êtes témoin, dit-elle, Seigneur Jésus, à qui rien n’est caché, qui sondez les
reins et les cœurs, que je ne nie pas ce qu’on m’impute par crainte de la mort,
mais que je ne veux pas mentir par crainte de pécher. Et toi, malheureux, si tu
veux périr, pourquoi veux-tu perdre deux innocents d’un coup? Moi aussi, je
désire mourir, je désire quitter ce corps odieux, mais non pas avec le renom de
l’adultère. Je tends mon cou au glaive, j’attends sans frémir la pointe de l’épée;
mais je veux emporter avec moi mon innocence!» Le magistrat, irrité de cette
dénégation, fit redoubler les supplices en y joignant d’étranges raffinements
de cruauté. «Frappez, brûlez, déchirez, criait l’infortunée : il n’importe, je
n’ai rien fait.» — «Quoi d’étonnant, s’écria le consulaire, qu’une femme préfère
la vie à toutes choses! Après tout, il faut être deux pour commettre un
adultère, et le mensonge d’un coupable est plus naturel à supposer que la confession
d’un innocent.» Il se décida donc à faire périr les deux prétendus complices.
Le jeune homme eut la tête tranchée d’un seul coup. Mais quand le bourreau
voulut faire subir le même sort à l’accusée, soit que la pitié lui fit trembler
la main, soit qu’il fût arrêté par une puissance surnaturelle, il dut s’y
reprendre à trois fois inutilement. Pour porter enfin un coup plus assuré, il
saisit avec force le cou de sa victime en écartant le col de sa tunique; dans
ce mouvement, il fit tomber une épingle d’or. Comme il se précipitait pour la
ramasser, la pauvre femme, d’un geste, lui fit signe de la garder pour lui. Les
assistants s’émurent alors, et, d’un mouvement unanime, se précipitèrent autour
du lieu du supplice pour empêcher l’iniquité de s’accomplir. Mais le licteur
chargé de diriger l’exécution se jetant au-devant de la foule: «Vous voulez
donc ma mort, dit-il : si celle-ci ne meurt pas, on me fera mourir à sa place; pour
sauver une condamnée, ne faites pas périr un innocent. Et faisant avancer un autre soldat, il lui ordonna
de porter le coup au sein de la malheureuse, et de frapper sans hésiter. Cette
fois, la femme tomba et fut laissée pour morte. Mais quand les ecclésiastiques
de la ville vinrent pour l’ensevelir, ils s’aperçurent que son cœur battait
encore; peu à peu ses yeux se ranimèrent, la couleur lui revint au visage, et
de sa bouche entr’ouverte s’échappèrent ces paroles: «Le Seigneur est mon appui;
je ne crains pas ce que l’homme peut faire.» On se hâta de la conduire chez une
vieille femme qui vivait des aumônes de l’Église, pendant que, pour tromper la
surveillance des bourreaux, on achevait toutes les cérémonies extérieures des
funérailles et qu’on refermait la tombe. Mais, dès le lendemain, un prêtre de
distinction, du nom d’Évagre, se rendait en toute
hâte au fond de la Gaule, auprès de l’empereur, et lui racontait cette histoire
étrange. Il obtint, à force d’instances, que celle «que la tombe avait
rendue à la, vie fût aussi rendue à la liberté. »
D’autres interventions du même genre furent moins
heureuses. Un prêtre d’Épire, qui avait aidé la fuite du proconsulaire
Octavien, et qui ne voulut point révéler l’asile de ce condamné, fut envoyé à
la mort à sa place. La même condamnation atteignit trois appariteurs chrétiens
de Milan, qui n’avaient pas voulu prêter leur ministère à l’exécution d’un
ordre d’un vicaire de la cour. L’Église les fit ensevelir avec pompe dans un
lieu voisin de la ville qui garde le nom de Sépulture des innocents. Cette
protestation muette frappa Valentinien; et, peu de temps après, comme il allait
ordonner quelque nouvelle rigueur : «Prenez garde, grand prince, lui dit avec
une courageuse liberté le questeur Eupraxius, les
chrétiens honorent comme martyrs ceux que vous condamnez comme coupables.»
Rien n’était mieux fait qu’un tel contraste pour établir
dans chaque cité l’influence de l’évêque aux dépens de celle du magistrat.
C’est ce qui fut très-bien exprimé en un seul mot par l’illustre Probus, qui, bien
qu’il fût accusé lui-même d’être trop enclin à flatter les penchants de
l’empereur, ne pouvait cependant méconnaître les dangers de cette persécution
d’un nouveau genre. Il prenait congé de son jeune protégé, Ambroise, nommé sur
sa recommandation, en qualité de consulaire, au gouvernement de Milan, dont
relevait toute l’Italie supérieure. «Mon enfant, lui dit-il en le quittant, je
n’ai qu’un avis à vous donner. Conduisez-vous, non comme un gouverneur, mais
comme un évêque.» Ambroise suivit le conseil, et, dans sa haute dignité, donna l’exemple
de toutes les vertus chrétiennes. Au milieu de la terreur universelle, Milan,
maintenu dans l’ordre le plus profond, jouit de toutes les douceurs d’une
administration paternelle. On n’y vit ni troubles, ni supplices, résultat
d’autant plus merveilleux qu’à toutes les causes de division ordinaires la
ville en joignait une toute particulière : c’était le dissentiment prolongé de
l’évêque Auxence et de la meilleure partie de son troupeau. Les populations
regardaient avec étonnement un jeune gouverneur chaste, intègre, humain,
accessible à tous, faisant tour à tour justice et miséricorde, qui ne
sacrifiait à ses plaisirs ou à son ambition ni le temps ni les biens de
personne. Un tel homme, à leurs yeux, n’était pas fait pour être magistrat :
c’est à l’autel, et non au prétoire, qu’une telle merveille eût été à sa place.
Leur conviction naïve se fit jour lorsque la mort de
l’évêque d’Auxence étant venue enfin mettre un terme au scandale de son
pontificat schismatique, il fallut pourvoir à la vacance du siège. Les évêques
de la province, réunis afin de procéder à l’élection, crurent convenable
d’envoyer une députation pour consulter l’empereur. Valentinien mettait autant
de réserve à se mêler lui-même des affaires de l’Église, que de jalousie à
préserver sa propre autorité. «Vous êtes nourris dans les lettres divines, leur
répondit-il, vous savez mieux que moi ce que doit être celui qu’on élève à une
telle dignité: il doit enseigner les autres, non seulement par ses discours,
mais par sa vie. Faites choix d’un tel homme; et, bien que maître de l’empire,
nous courberons la tête devant lui, et nous recevrons ses avertissements comme
la médecine salutaire de notre âme; car, étant homme, nous devons souvent
faillir.» Et comme les députés insistaient pour connaître son avis: «Non,
dit-il, non; un tel choix est au-dessus de mes forces.»
Pendant que la réponse tardait à venir, la ville entrait en
fermentation. Les amis d’Auxence, un instant troublés par sa mort, reprenaient
courage et s’agitaient pour obtenir un choix qui perpétuât leur autorité; les
orthodoxes demandaient hautement un évêque qui effaçât jusqu’au souvenir du
schisme. Des groupes bruyants se formaient autour de l’église où les évêques
étaient réunis pour délibérer. Ambroise, attentif à remplir tous les devoirs de
ses fonctions, se rendit aussitôt sur la place publique pour veiller au bon
ordre et pour engager le peuple à attendre en paix la décision des évêques.
Comme il achevait sa courte harangue avec la bonne grâce accoutumée qui régnait
dans tous ses discours, une petite voix d’enfant sortit de la foule : «Ambroise,
dit-elle, c’est vous qui devez être évêque.» Le mot, à peine prononcé, vola
aussitôt de bouche en bouche. «Ambroise évêque! Ambroise est l’évêque qu’il
nous faut», répétèrent tous les groupes d’une voix unanime. L’idée semblait
simple à tout le monde. Ambroise était vertueux et humain dans le commandement:
aux yeux du peuple, c’est à ces traits que se reconnaissait un évêque.
Ambroise, seul, n’en pouvait croire ses oreilles, et
demeurait plongé dans une inexprimable confusion. Il n’était ni baptisé, ni
même catéchumène; les règlements de l’Église défendaient aux néophytes de
prétendre aux dignités ecclésiastiques; ceux de l’État ne permettaient pas aux
fonctionnaires de quitter brusquement des charges publiques. Toutes ses pensées
d’ailleurs avaient été honnêtement dirigées jusque-là vers les grandeurs du
siècle; la charge inattendue que le caprice de la foule voulait lui conférer
l’accablait de son redoutable poids. Il ne se sentait ni digne de tant
d’honneur, ni prêt à tant de dévouement. Il n’y eut sorte d’artifice qu’il
n’employât pour se dérober à des instances qu’il ne pouvait se décider à
prendre au sérieux. C’était l’heure de ses audiences; il monta au tribunal, et
ayant à juger par hasard une affaire capitale, il montra un visage inhumain et
fit, contre son ordinaire, soumettre rudement les accusés à la question. Le
peuple ne fut point dupe de cette cruauté simulée: «Nous prenons votre faute
sur nous,» dirent très-haut les assistants, et ils n’en crièrent que plus fort:
«Ambroise évêque ! nous ne voulons d’évêque qu’Ambroise.» La journée se
passa ainsi, et Ambroise, rentré chez lui dans un grand trouble, n’imagina rien
de mieux, quand le soir fut venu, qua de faire venir dans son logis, d’une
manière assez apparente, des femmes de mauvaise vie. Ce second artifice ne lui
réussit pas plus que le premier, et personne ne voulut croire que des vices
improvisés eussent rendu en un seul jour le chaste et doux magistrat trop cruel
ou trop dissolu pour être évêque.
Pour faire cesser ce qu’il regardait comme un scandale,
Ambroise alors voulut fuir. Il sortit de sa maison par une porte dérobée, et se
dirigea vers le Tessin; mais la nuit était obscure, et il s’égara de telle
sorte que le matin il se retrouva devant la porte de la ville qui conduisait à
la route de Rome. Il fut reconnu, reconduit chez lui et gardé à vue. Pendant ce
temps, les évêques rassemblés, obéissant aux désirs de la foule, par nécessité
peut-être plus que par goût, se décidèrent à envoyer à l’empereur un récit de
cette élection, qui leur semblait tombée du ciel. Valentinien fut agréablement
surpris de la nouvelle: «Je suis aise, dit-il, que le magistrat que j’ai choisi
soit jugé digne du sacerdoce.» Et il expédia l’ordre de procéder en toute hâte
à l’institution du nouvel évêque, lui faisant dire à lui-même d’accepter sans
crainte, et que lui, empereur, se chargeait de lui faire avoir un épiscopat
tranquille.
La réponse ne trouva plus Ambroise dans la demeure où on
croyait le saisir. Il était venu à bout de s’échapper dé nouveau, et s’était
réfugié chez un de ses amis, riche personnage du nom de Léonce. Pour découvrir
où il était caché, le vicaire de la ville, à qui l’empereur avait recommandé de
faire toute diligence, prit le parti de promettre une récompense à celui qui
désignerait l’asile du préfet de la veille, aujourd’hui évêque réfractaire, et
de menacer de châtiments sévères ceux qui l’aideraient dans sa résistance.
Léonce se déida alors à parler, et Ambroise lui-même
à obéir, consentant enfin à voir dans le concours inattendu du peuple, de
l’Église et de l’empereur, un indice de la volonté divine qui devait faire
taire ses scrupules. Il ne fit plus que deux difficultés : il voulait être
baptisé par un évêque dont l’orthodoxie ne fût pas suspecte, et laisser écouler
quelque délai, suivant les règles ecclésiastiques, entre le baptême et
l’ordination. La première condition lui fut aisément accordée; mais
l’impatience du peuple ne s’accommoda pas de la seconde, et huit jours seulement
après avoir reçu l’eau sainte, Ambroise montait à l’autel pour y porter les
vœux de ceux qui obéissaient naguère à ses ordres. Il offrait à l’Église
l’hommage de ses talents, de son éloquence, d’une naissance illustre et de
biens immenses, de toutes ces grandeurs humaines, en un mot, qui manquaient aux
Apôtres, et dont le Saint-Esprit daignait accepter le secours après s’être
longtemps joué de leur résistance. Il recevait en échange ce qu’il ne pouvait
tenir de l’omnipotence éphémère d’un empereur: une autorité marquée d’un sceau
de perpétuité, et fondée sur l’affection populaire. Ambroise évêque devait
commander de plus haut qu’Ambroise magistrat, se faire mieux obéir et mieux
défendre son peuple. Sa main étendue pour bénir devait faire courber plus de
fronts que lorsqu’elle était armée du glaive.
Dès le lendemain, Ambroise faisait don aux pauvres de la
totalité de ses biens, ne réservant à sa sœur Marceline que l’usufruit de ses
terres. Puis il envoyait chercher en Asie les reliques du saint confesseur Denis,
qui était mort en exil pendant la persécution de Constance. En les lui
renvoyant, après en avoir fait la recherche avec soin, la lumière de l’Orient,
Basile de Césarée, lui écrivait: «Rendons gloire à Dieu qui sait dans chaque
génération choisir les chefs qui lui conviennent : autrefois c’est parmi les
bergers qu’il a choisi les princes de son peuple, et d’Amos le chevrier il a
fait un prophète fortifié par l’Esprit-Saint. Aujourd’hui il prend au sein
d’une ville royale un homme préposé à tout un peuple, éminent dans le siècle
par la hauteur de l’esprit, l’éclat de la naissance, la splendeur des
richesses, la puissance de la parole, et il l’appelle malgré lui à la conduite
du troupeau du Christ... Va donc, homme de Dieu, puisque ce n’est point des
hommes que tu as reçu ton pouvoir et que tu as appris l'Evangile du Christ,
mais que c’est le Seigneur lui-même qui t’a choisi parmi les juges de la terre
pour te faire asseoir dans la chaire des Apôtres; viens combattre le bon combat.»
L’action bienfaisante du clergé chrétien et la confiance
qu’elle inspirait aux populations au milieu des calamités de l’empire, furent
bientôt sensibles dans une occasion encore plus éclatante : ce fut lorsqu’une
terrible révolte faillit, au commencement de 373, faire échapper toute la
province d’Afrique à la domination romaine. Valentinien s’attira lui-même ce
péril par un mélange très malheureux de faiblesse et de dureté. Dès le début de
son règne, il avait reçu une députation d'Afrique qui lui dénonçait des faits
graves contre Romain, comte de cette province. Les habitants de Septi se plaignaient qu’attaqués' par la tribu des Auxuriens, ils n’eussent point été secourus à temps, ni
suffisamment par le comte. «Romain, disaient-ils, arrivé à la tête de ses
troupes jusqu’aux portes de la ville menacée, avait refusé de la prendre sous
sa garde, à moins qu’on ne lui fournit des vivres et des bêtes de transport en
quantité fort supérieure aux besoins de l’armée; et faute de pouvoir subvenir à
ces exigences, la contrée Tripolitaine tout entière s’était vue abandonnée sans
défense aux mauvais traitements des Barbares». Une enquête fut ordonnée, mais
le soin en fut confié à des agents infidèles, qui se laissèrent eux-mêmes, soit
gagner, soit intimider par le comte, et Valentinien, ajoutant une foi entière
au rapport que ces fonctionnaires coupables ou complices lui envoyaient, fit
tomber le poids de sa colère sur les dénonciateurs. Les bourgeois de Septi qui avaient porté la parole auprès de l’empereur furent
envoyés à la mort et condamnés au supplice des délateurs, c’est-à-dire à avoir
la langue coupée.
Huit années s’écoulèrent pendant lesquelles Romain put se
livrer sans contrôle à ses penchants cruels et cupides. Il rançonna et opprima
l’Afrique à sa fantaisie. Enfin Valentinien fut averti tardivement par la
révélation d’un mourant qu’il avait été dupe de la complicité de ses agents, et
qu’il avait sacrifié l’innocent au coupable. Au lieu de laisser tomber dans
l’oubli une faute passée et d’enlever seulement, sans délai, à Romain le
pouvoir dont il abusait, il envoya brusquement à la mort les deux magistrats
Rémi et Pallade, dont le témoignage l’avait trompé, et qui étaient alors à sa
cour; mais il ajourna la destitution de Romain, ne voulant pas se donner trop
ouvertement tort devant les populations africaines. Cette justice imparfaite
fut bientôt connue en Afrique, et elle encouragea tous les mécontents à tenter
de compléter leur vengeance en se délivrant du comte lui-même. Ces mécontents
étaient fort nombreux et de diverses sortes; la population des villes se
plaignait d’être en proie à des exactions qui la ruinaient; les légions
romaines accusaient leurs chefs de faire des profits illicites sur leur solde
et leurs fournitures, et de les laisser dans le dénuement. Les petits
souverains des tribus maures habitant les flancs de l’Atlas, accoutumés à jouir,
sous la suzeraineté romaine, d'une, liberté nécessaire à leur mode d’existence,
s’indignaient de voir accroître sans mesure et sans règle les redevances
auxquelles ils étaient assujettis. Enfin, la secte des Donatistes, toujours
puissante en Afrique, malgré ses divisions intérieures, et redoutable surtout
par l’appui des farouches et rustiques Circoncellions, soupçonnait le comte
Romain de vouloir lui retirer, pour plaire à un souverain orthodoxe, la liberté
que Julien lui avait rendue. Une discussion régulière établie entre leur
principal évêque, Parménien de Carthage, et le
vénérable Optât de Milève, qui portait la parole au
nom des catholiques, avait laissé entrevoir chez ceux-ci une confiance dans
l’appui du pouvoir séculier qui inquiétait les schismatiques (d’ailleurs fort
turbulents de leur nature), sur les dispositions du magistrat suprême de la
province
Toutes ces causes de troubles n’attendaient qu’une
occasion pour éclater. Ce signal fut donné, comme au temps de Jugurtha, par une
querelle domestique survenue dans la famille d’un des chefs tributaires de la
montagne. A la mort du roi Nubel, ses fils se
disputèrent la faveur toute-puissante du préfet de Rome. L’un d’entre eux, Zamma, ayant su gagner la prédilection du comte Romain,
c’en fut assez pour exciter la jalousie de ses frères, et en particulier de
l’aîné, Firmus, qui n’hésita pas à se défaire de lui en l’assassinant. Firmus
ne se croyant pas en sûreté après ce méfait, appela hardiment toutes les tribus
à la révolte. Il osa même davantage : au moyen d’intelligences pratiquées dans les
légions mécontentes, il se procura l’appui de quelques cohortes romaines, qui,
pour déguiser l’odieux de leur désertion, donnèrent à leur barbare élu le nom
d’Auguste. Un tribun lui mit sur la tête un collier en guise de diadème, et,
dans ce bizarre appareil, le Maure, suivi de sa cavalerie renommée et des
cohortes défectionnaires, s’avança à travers la Mauritanie, ravageant tout sur son
passage. Toutes les villes de la côte, Julia Cæsarea, Icosium (Cherchell et Alger), lui cédèrent l’une
après l’autre; celle de Rucate (aujourd’hui
Philippeville), lui fut livrée par l’évêque des Donatistes, en échange de la permission
qu’il donna à ces hérétiques de piller et de chasser les catholiques».
Quand ces nouvelles arrivèrent à Trêves, elles jetèrent
Valentinien dans la plus grande perplexité. Un fait aussi grave que la trahison
de légions romaines et la profanation des insignes impériaux appelait un châtiment
exemplaire que la main de l’empereur seule semblait pouvoir infliger. Mais les
menaces persistantes des Germains, que toute son activité suffisait à peine à
contenir, ne lui permettaient pas de perdre de vue la frontière toujours agitée
du Nord. Il fallait, coûte que coûte, se décider à se faire remplacer en
Afrique, dût celte délégation servir la gloire et par suite préparer
l’élévation d’un rival. Cette nécessité une fois reconnue, le patriotisme de
Valentinien l’accepta sans hésitation, et ne consultant que le bien public, il
fit choix pour le commandement des troupes qu’il devait envoyer en Afrique, du
général le plus distingué qui fût à ses ordres. C’était le maître de la
cavalerie, le comte Théodose, issu d’une famille d’Espagne qui aimait à se rattacher
à la race Ulpienne et au souvenir de Trajan. Il
venait de s’illustrer en affranchissant la Bretagne des attaques des Pictes, et
en formant au sud de cette contrée une nouvelle province romaine qui reçut le
nom de Valentie.
Outre cette origine royale et cette gloire personnelle,
bien faites pour donner de l’ombrage à un souverain, un autre avantage que
Valentinien pouvait envier à Théodose rendait le choix de sa part plus
méritoire: Théodose avait à ses côtés un jeune fils âgé de vingt-quatre ans,
nourri dans les camps, qui n’avait jamais quitté son père et promettait de le
surpasser. Valentinien n’ignorait pas la comparaison que les soldats allaient
faire entre ce brillant jeune homme et le débile Gratien, honnête et studieux
adolescent qui n’annonçait ni goût ni aptitude pour la guerre.
Malgré ces sujets de jalousie, il n’en donna pas moins au
comte Théodose tous les moyens de courir promptement à la victoire. Les troupes
disponibles de la Pannonie et de la Mœsie furent
mises à ses ordres et vinrent rejoindre à Arles, lieu fixé pour le rendez-vous
général, les légions de Gaule. Les forces réunies furent embarquées à
Marseille, firent voile sans délai et prirent terre au port de Dgilgitane (Djigelli), dans la
partie de la province d’Afrique nommée Mauritanie Sitifenne.
Le comte Romain vint sur-le-champ à la rencontre de l’armée. Théodose ne
voulant ni partager l’impopularité de ce magistrat, ni accroître ses propres
difficultés en se mettant en hostilité ouverte avec lui, lui adressa en public
quelques reproches, et se borna à le faire garder à vue. Mais, comme pour bien
établir le contraste de la nouvelle et de l’ancienne administration, il déclara
qu’il n’exigerait des habitants soumis aucune prestation de vivres pour son
armée. Il se réservait de la nourrir aux dépens des provisions réunies par
l’ennemi dans des places fortes, et de ces vastes amas de blé que les Maures,
comme les Arabes de nos jours, avaient l’habitude de former au temps de la
récolte et de dérober ensuite aux regards des hommes et aux injures de la
saison, en les enfouissant dans la terre.
La chaleur était extrême, le sol partout brûlé, et les
troupes pannoniennes souffraient cruellement d’un si brusque changement de
climat. Théodose lui-même, malgré sa longue expérience de la guerre,
s’inquiétait d’avoir à combattre, dans un pays coupé de toutes parts par des
vallons et des montagnes, un ennemi que ses habitudes nomades et l’excellence
connue de sa cavalerie rendaient plus redoutable encore dans la fuite que dans
le combat. Comme il était sur le point de se mettre en campagne, le rebelle
Firmus lui envoya une députation, pour expliquer sa révolte par les injustices
dont il avait été victime, et offrir sa soumission si on voulait lui laisser sa
souveraineté héréditaire. Théodose ne refusa pas d’entendre les députés, mais
exigea, avant de s’engager à aucune concession, que des étages lui fussent
remis. Pendant que les députés retournaient au camp de Firmus porter sa
réponse, il achevait lui-même le recrutement de corps indigènes avec lesquels
il voulait pénétrer dans les retraites où les troupes régulières de Rome
n’osaient s’enfoncer. Quand ses armements furent complets, il marcha rapidement
en avant, sous prétexte que les étages tardaient trop à venir, parvint jusqu’au
pied du Mont-de-Fer, et surprenant à l’improviste deux tribus commandées par
les plus jeunes frères de Firmus, il les tailla en pièces et brûla une de leurs
villes.
Il s’avança ensuite, sans hésitation, de la plaine vers
la montagne, laissant derrière lui, à chaque station, des magasins de vivres.
Firmus ne l’attendit pas. Se faisant devancer par des évêques de son parti, qui
vinrent demander grâce pour lui, il arriva lui-même au camp romain et se jeta
aux pieds du général en implorant son pardon. Théodose le releva et n’exigea de
lui d’autres conditions que la remise entière de tout ce qu’il avait enlevé à
Rome, villes, provinces, soldats, insignes militaires et impériaux.
Avant toutes choses, en effet, c’était le bien de Rome
qu’il fallait reprendre, et la défection des Romains qu’il fallait punir. Aussi
la revendication fut-elle rigoureuse et
s’étendit-elle aux moindres objets, jusqu’à une couronne sacerdotale, retrouvée
dans les bagages des rebelles. La vengeance aussi fut impitoyable. Les cohortes
défectionnaires, rassemblées sur un point central nommé Tigavie,
furent amenées, chargées de chaînes, dans une vaste plaine, aux yeux de toute
l’armée; puis Théodose sortant de sa tente et s’adressant aux légions: «Fidèles
camarades, leur dit-il, que pensez-vous qu’on doive faire de ces scélérats et
de ces traîtres?» Un cri s’éleva de toutes parts, demandant leur mort. Théodose
fit exécuter la sentence avec toute la rigueur des supplices antiques.
Officiers et soldats eurent la tête tranchée. Mais, à la grande surprise du
général, comme à celle de son narrateur enthousiaste, Ammien Marcellin, quand
l’holocauste fut accompli, l’indignation contre le crime fit place à la pitié
pour les victimes. Tant de sang, et le sang de compatriotes, répandu pour une seule
faute! Vainement les souvenirs des grands justiciers de la république, des Manlius, des Décius, des Curion,
furent-ils invoqués. Ammien déplore la mollesse des âmes incapables de s’élever
à la hauteur de si grands exemples. Une autre cause encore, que le vertueux
païen ne comprenait pas, plaidait pour les coupables dans le cœur des
bourreaux. Depuis que les hommes se sentaient tous dignes de châtiment et
avaient tous soif de miséricorde, depuis qu’ils adoraient le supplicié du
Calvaire, ils ne pouvaient voir sans frémir l’exécution impitoyable même des
plus justes sentences.
La vengeance de Théodose s’étendit à toutes les
populations qui avaient participé à la rébellion, au moins par leur trop
prompte soumission. Parcourant toute la côte, depuis Rusucucurra (aujourd’hui Dellys) jusqu’à Icosium et Cæsaréa (Alger et Cherchell), il ordonna partout
des exécutions propres à laisser un long souvenir. Des décurions, soupçonnés
d’avoir favorisé la révolte de leurs cités, furent brûlés vifs, en place publique.
Le fisc prétendit reprendre sur la municipalité de Cæsaréa les deniers trouvas dans la caisse par les rebelles et emportés par eux; mais
l’évêque Clément, préludant au métier de défenseur, que l’avenir réservait à
ses successeurs, se fit auprès de l’empereur l’interprète du désespoir des
pauvres curiales menacés de ruine. Valentinien eut égard à sa demande, et mit
fin aux représailles. Clément, disait quelques années plus tard le païen
Symmaque lui-même, pourvut, dans cette occasion, autant à la bonne renommée de
notre âge qu’à la sécurité de ses concitoyens.
Une fois la défection châtiée et tout ce qui était romain
soumis à Rome, l’expédition avait atteint son principal but et paraissait avoir
triomphé des plus grandes difficultés. Théodose cependant, qui, pour obtenir
cet important résultat, avait consenti à se contenter des excuses insuffisantes
du roi maure, n’avait nul dessein, une fois redevenu maître de ses mouvements,
de le laisser jouir d’une impunité de mauvais exemple. Dès que ses troupes
eurent pris quelque repos, il saisit, pour se remettre en campagne, le premier
prétexte qu’il trouva, et que d’ailleurs le naturel turbulent des populations
ne lui fit pas longtemps attendre. Franchissant le mont Ancorarius (l’un des points de la petite chaîne de l’Atlas, qui avoisine le plus là mer),
il vint chercher Firmus dans le territoire de la tribu des Isaffliens,
où celui-ci s’était retiré. Ce ne fut pas cette fois l’affaire d’un jour; il ne
lui fallut pas moins de dix-huit mois et de trois expéditions pour rétablir
partout la terreur du nom romain. Ses mouvements étaient compliqués par le
parti qu’il avait pris de ne pas lever de contributions sur la contrée, ce qui,
joint à l’impossibilité de transporter des convois suffisants pour une campagne
entière, l’obligeait à ne faire que des pointes assez courtes dans l’intérieur,
et à revenir promptement se ravitailler sur les bords de la mer ou dans les
villes fortifiées. Il rayonna ainsi d’abord vers l’ouest, sur l’autre versant
du mont Ancorarius, dans les plaines qui s’étendent
entre les deux possessions françaises d’aujourd’hui, Milianah et Orléansville ; puis vers le sud, à travers la
chaîne des monts Caprariens, le massif abrupte qui
domine la ville actuelle de Boghar. Entraînée cette
fois plus avant que de coutume, en poussant devant elle l’ennemi qui fuyait,
l’armée romaine arriva jusqu’aux limites de cette région inculte, mais non
inhabitée, incessamment parcourue au contraire par des populations nomades, et
parsemée d’oasis fertiles, que les géographes ont si improprement nommée le grand
désert. Là, pour la première fois, un spectacle étrange frappa ses yeux. À
l’appui des rebelles fugitifs, une immense multitude, au visage hideux et à
l’aspect farouche, était accourue. C’étaient les tribus nègres du centre de
l’Afrique, soudainement éveillées par le bruit des armes, qui se précipitaient
au-devant de l’envahisseur inconnu de leur territoire. Leurs masses confuses,
leurs têtes difformes, surmontées de chevelures crépues, leurs cris inarticulés
pénétraient les légions de terreur. Théodose n’osa les attaquer de front, et se
détournant prudemment comme pour s’emparer d’une ville où Firmus avait déposé
quelques prisonniers romains non encore restitués, il laissa le temps à cette
multitude confuse de se dissiper. Mais Firmus, profitant lui-même de ce
mouvement, trouva moyen de s’échapper et de regagner vers l’est les montagnes
plus voisines de la mer, où l’insurrection avait pris naissance, et qui
semblent destinées par la nature à fournir, en tout temps, un asile aux
résistances désespérées. Ce fut dans cette retraité, alors occupée par la tribu
des Isaffliens, et de nos jours habitée par les
Kabyles, qui s’y sont défendus si longtemps contre nos armes, que Théodose dut
aller le relancer par une troisième campagne, au début de 375. Jusqu’au dernier
moment, Firmus tint bon, essayant même, au milieu des combats, de| provoquer
les troupes romaines à la défection. «C’est le moment, leur disait-il : assurez
votre liberté en me livrant celui qui vous décime par des supplices barbares».
Ces provocations trouvaient encore, à ce qu’il paraît, quelque écho ; car dans
la nuit qui s’écoula entre la première bataille et la seconde, Théodose dut
procéder de nouveau à de sanglantes exécutions destinées à faire justice de
quelques traîtres et à frapper de terreur l’armée entière. Accablés enfin par
la supériorité, non du nombre, mais des armes, les Isaffliens plièrent, et Firmus, averti que son hôte, le roi Igmazen, cédant à la fortune,
allait le livrer à la vengeance des Romains pour faire sa paix avec eux, prit
le parti de s’étrangler lui-même dans sa tente. Igmazen ne voulut pourtant pas
perdre le profit de sa trahison, et conduisit en grande pompe le cadavre de son
allié à la tente de Théodose. Théodose le montra à toute l’armée, en demandant
aux soldats s’ils reconnaissaient bien celui qui avait tenté de les séduire.
Puis il reprit la route de Sétif, où il rentra en vainqueur et où les débris
d’un arc de triomphe portant les noms mutilés de Valentinien et de Théodose,
demeurent encore aujourd’hui comme le monument de ce grand fait d’armes.
Mais le temps n’était plus où l’empire pouvait jouir en
paix du triomphe de ses généraux. Au moment même où l’Afrique rentrait dans
l’ordre à l’aide des troupes que la Pannonie avait fournies, c’était le tour de
cette riche contrée elle-même de passer par les horreurs de l’invasion et de
l’anarchie. Un fait déplorable, un trait de lâche trahison auquel l’orgueil
romain n’avait pas dédaigné de descendre, déchaînait sur cette province la
juste indignation de ses voisins barbares. Valentinien, poursuivant son plan
d’élever sur toutes ses frontières septentrionales une chaîne de citadelles
reliées entre elles et gardant tous les points de passage des fleuves, ne se
faisait nul scrupule, dans le choix des emplacements, de dépasser la limite,
d’ailleurs assez mal définie, du territoire de l’empire. C’est ainsi qu’il
avait jeté au-delà du Danube, sur le domaine de la nation des Quades, les
fondements de deux forteresses qui devaient commander toutes les plaines
environnantes. Les Quades voyant dans cet envahissement un attentat à leur
indépendance, firent des représentations au maître de la cavalerie Equitius,
qui dirigeait les constructions. Celui-ci les accueillit avec faveur, leur
promit de solliciter de nouveaux ordres et interrompit en attendant les
travaux. Mais quand la demande parvint à l’empereur, le farouche Maximin, qui
ne le quittait pas, croyant qu’on pouvait traiter des barbares comme des
sénateurs, s’emporta contre la lâcheté d’Equitius: «Mettez seulement mon fils
Marcellin à la tête de la province, et je vous garantis, dit-il à l’empereur,
que vous aurez l’an prochain vos deux citadelles debout. Valentinien se laissa
persuader ce qu’il avait le désir de croire, et accorda au fils la faveur
sollicitée par le père. «Il était de la sagesse de Dieu, ajoute à ce sujet le
sage Tillemont, que celui qui par sa cruauté avait fait faire tant de fautes à
Valentinien, fût la première cause de la punition que sa justice en voulait
faire.»
Marcellin, à peine arrivé sur les lieux, fit reprendre et
hâter avec ostentation les travaux interrompus. Les Quades, au désespoir,
envoyèrent alors leur chef lui- même (qu’Ammien nomme Gabinius) auprès du jeune
commandant, pour le conjurer de s’arrêter et de ne pas compromettre leurs
relations de bon voisinage. Marcellin fit bon accueil au petit roi, l’invita à
sa table, l’entretint avec complaisance; puis, au moment où le repas était
fini, il le fit, en guet-apens, égorger sous ses yeux.
«C’était là, dit Ammien, même pour des barbares, un juste
sujet de plainte». Aussi toute la nation des Quades, soulevée d’indignation, se
précipita d’un seul élan au-delà du Danube. En un clin d’œil, toute la contrée
qui borde le fleuve fut couverte d’une multitude furieuse qui ravageait tout
sur son passage. Les belles villas romaines étaient pillées et détruites, les
femmes et les enfants emmenés en captivité. Dans l’une de ces demeures faillit
être surprise la fille de l’empereur Valens, Constance, jeune enfant de treize
ans, que l’on conduisait à la cour de Trêves, pour la fiancer à l’auguste
Gratien, et qui s’était arrêtée pour dîner chez un riche propriétaire. On
parvint à emmener la princesse à temps et à l’abriter, derrière les murailles
de Sirmium, où s’était réfugié déjà Probus lui-même, préfet du prétoire cette
année-là, et en tournée dans la province. En toute hâte la cité fut mise en
état de défense et on y rassembla les débris de deux légions qui venaient
d’être mises en déroute après avoir vainement essayé de s’opposer à
l’inondation des barbares. A l’exception de cette ville forte, toute la
Pannonie resta livrée aux envahisseurs. L’exemple n’eût pas tardé même à
devenir contagieux, et les Sarmates, voisins des Quades, se proposaient déjà
défaire subir le même sort à la Mœsie, province
limitrophe de leur territoire; mais ils furent arrêtés par la ferme attitude du
nouveau duc, le jeune Théodose, qui venait de quitter son père après leur victoire
commune, et qui, bien qu’ayant à peine de la barbe au menton, avait obtenu la
faveur de faire en Mœsie le premier essai de son
indépendance1.
Ce ne fut point à Trêves que Valentinien fut informé du
désastre: il était à Bâle lorsqu’il en reçut le récit, écrit tout entier de la
main du préfet Probus. Son instinct, cette fois encore, eût été de courir
sur-le-champ au lieu du péril, mais force lui fut de nouveau de patienter et
d’attendre, parce qu’il avait sur le Rhin d’autres barbares à tenir en respect.
L’hiver s’avançait d’ailleurs, et, dans cette saison de l’année, les routes
n’eussent pas été praticables. Ce ne fut qu’au printemps de l’année 375 qu’il
put enfin venir au secours de sa province envahie. Il partit alors, faisant
route avec grande célérité, quoiqu’il se fût fait accompagner par sa femme
Justine et par un fils qu’elle lui avait donné, et qui était à peine âgé de
trois ans. Il laissait derrière lui trois filles plus jeunes encore. Le
spectacle d’impuissance prolongée qu’il venait de donner l’avait jeté dans une
incroyable irritation. Jamais son humeur n’avait paru si impatiente et si
farouche. A l’entrée de la province de Pannonie, il reçut des députés des
Sarmates, qui venaient se disculper de toute participation à l’invasion.
Valentinien les laissa pleurer à ses pieds pendant assez longtemps. «C’est
bien, leur dit-il enfin en les congédiant: quand nous serons sur les lieux, nous
verrons ce qu’il y a de vrai dans tout ce que vous me dites». Puis il vint
s’établir à Carnonte, ville pauvre et déserte, mais
dont la situation sur le Danube lui semblait favorable pour y rassembler toutes
les ressources nécessaires à son expédition.
Il n’y passa pas moins de trois mois, et trouva, au
milieu de ses préparatifs, le temps de faire le procès à ses agents, et de
rechercher auquel d’entre eux il devait s’en prendre du malheur public. Chose
étrange, il en accusait moins la fourbe téméraire du jeune Marcellin que la
négligence et la maladresse de Probus. Ses soupçons, sa colère, tombaient
principalement sur cet illustre chrétien, qui, à la vérité, ne méritait guère
d’intérêt, ayant plus d’une fois consenti à satisfaire, aux dépens de la
justice, les âpres velléités de l’empereur. Valentinien écoutait, provoquait
même contre lui toutes les dénonciations.
Ainsi Probus, pour se justifier, ayant produit une députation
d’Épire qui venait offrir les vœux de celte province et se louait de l’état de
l’administration, l’empereur prit à part le chef des députés pour lui demander
si ce témoignage était bien sincère. Par hasard son interlocuteur se trouva
être un philosophe grec et païen, qui ne pouvait manquer une occasion si
inopinément offerte de nuire au plus puissant chrétien d’Occident: «Ne
voyez-vous pas, dit-il tout bas à l’empereur, que nous parlons ici comme
contraints et forcés, et qu’au fond l’administration de cet homme mécontente
tout le monde?». Valentinien, toujours en défiance contre ses coreligionnaires,
prêta foi à cette dénonciation intéressée, et Probus put remarquer chez lui un
redoublement sinistre de mécontentement. Vainement essaya-t-il de le fléchir en
assistant lui-même peu de jours après au supplice d’un notaire accusé d’avoir
tué un âne dont le cadavre avait dû servir à des maléfices magiques dirigés
contre la personne de l’empereur.
Valentinien trouva encore une autre occasion de donner,
même au milieu des périls de l’empire, une démonstration de cette impartialité
hautaine en matière religieuse qu’il regardait comme l’apanage propre du
pouvoir impérial. Les évêques orthodoxes d’Illyrie que leur voisinage de
l’Orient tenait au courant du triste état de l’Église d’Asie, crurent pouvoir
profiter de la présence de l’empereur pour lui demander de tendre une main
secourable à leurs malheureux coreligionnaires. Ils se réunirent, dressèrent
une profession de foi conforme à la foi de Nicée, et vinrent la présenter à
Valentinien; ils le prièrent de la faire parvenir lui-même en Orient, et d’y
apposer le sceau de cette autorité impériale, qui, alors même qu’elle était
divisée en fait, demeurait toujours indivisible en principe, et permettait par
conséquent à chacun de ceux qui la possédaient en commun, de se mêler, au
besoin, des affaires de tous. Valentinien ne s’y refusa pas, mais en
communiquant la décision des évêques illyriens aux Églises d’Orient, en son
nom, comme en celui de son frère et de son fils, il l’accompagna d’un
commentaire qui affaiblissait singulièrement l’autorité de son intervention: «Voilà,
dit-il, ce que notre majesté a voulu qui vous fût annoncé. Entendez cependant
notre volonté de telle sorte que nul ne dise qu’il suit la religion de
l’empereur qui gouverne en ce monde au mépris de celui qui a pris soin de notre
salut. Car l’Évangile a dit: Rendez à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui
est à César. Vous donc, évêques qui présidez, au ministère de salut, ne
dites pas autrement». C’était, en d’autres termes, leur dire d’agir absolument
comme il leur conviendrait.
La saison d’agir étant enfin arrivée, il se mit en
campagne et employa tout l’été à promener régulièrement ses troupes sur les
deux rives du Danube, reprenant place par place tous les points occupés par les
barbares, qui reculèrent rapidement devant lui. A l’entrée de l’automne, il se
trouvait dans un petit bourg voisin du fleuve appelé Bregetio,
dont la situation est aujourd’hui inconnue. Ce fut là qu’il se décida à placer
ses quartiers d’hiver, laissant au-delà du Danube une partie de ses troupes
divisées en deux corps d’armée sous le commandement des chefs Mérobaud et Sébastien. Ce fut là aussi que les Quades, fatigués
de soutenir une lutte inégale, se décidèrent à lui envoyer des députés pour
implorer sa clémence.
Il leur assigna une audience pour le 17 de novembre. La
nuit qui précéda le jour indiqué, son sommeil fut très agité. Il vit en songe
sa femme Justine, qu’il avait laissée dans une villa voisine, apparaître devant
lui en habits de veuve, les cheveux épars et les vêtements déchirés. Il se leva
le visage très sombre, n’en fit pas moins un repas assez fort, et voulut, avant
l’heure de l’audience, faire un tour à cheval. L’animal qu’on lui amena se
cabra au moment où il voulait le monter, et il ne put réussir à se mettre en
selle. Se retournant alors vers l’écuyer qui lui avait tendu la main en guise
d’étrier, il ordonna qu’on coupât le bras à ce malencontreux serviteur. Puis il
rentra et fit introduire les députés.
Leur attitude était humble, leur langage suppliant: ils
embrassaient ses genoux en pleurant. «Tous vos gens sont-ils faits comme vous?
leur dit brusquement Valentinien. — Vous avez devant vous, empereur, les plus
nobles et les premiers de notre nation. — Dans quel temps maudit ai-je donc
pris l’empire, puisque des barbares comme vous, hommes vils et méprisés, qui
devraient s’estimer trop heureux de sauver leur propre personne, prennent les
armes, passent les frontières, et menacent le territoire de Rome!». En parlant,
il s’animait, sa voix était tonnante, le sang lui montait au visage, gonflait
ses veines, et semblait lui sortir par les yeux. Subitement il s’arrêta et
s’affaissa sur lui-même: un coup d’apoplexie l’avait frappé; il demeura privé
de sentiment. Les chambellans le portèrent sur son lit, puis ils ouvrirent à
l’instant les portes et laissèrent entrer tout le peuple, afin de bien attester
que cette fin subite n’était due qu’à un accident naturel. On cherchait un
médecin, qu’on eut beaucoup de peine à trouver. Celui qui vint enfin essaya une
saignée : le sang ne sortit pas. Bientôt le mourant rouvrit les yeux, fit
quelques efforts impuissants pour parler, puis quelques gestes convulsifs, et
expira. Il était âgé de cinquante-cinq ans.
L’épouvante fut extrême dans le camp. Les Quades, bien
que disposés à négocier, n’étaient nullement soumis, et l’événement s’étant
passé sous les yeux de leurs députés, il n’était pas possible de leur cacher
que l’armée demeurait sans général. En toute hâte, les officiers présents
décidèrent qu’on romprait le pont construit par Valentinien sur le Danube, et mandèrent
en même temps le chef de celui des deux corps d’armée qui était le plus voisin, Mérobaud. Il arriva sans délai, aussi bien que le
préfet Probus. Tous les fonctionnaires réunis délibérèrent alors entre eux sur
le parti qu’ils devaient prendre. Un jeune homme de dix-sept ans, d’un
caractère faible, éloigné du lieu du péril; un enfant dans les bras de sa mère,
tels étaient les seuls héritiers que laissait le souverain de l’Occident. Dans
la nécessité de pourvoir au plus pressé, le plus jeune des deux, mais celui
qu’on avait sous la main fut préféré. On fit venir de la villa où ils étaient
retirés Justine et le petit Valentinien, et, portés sur une litière, la mère et
l’enfant furent présentés à l’armée. Puis on conclut en hâte un arrangement
avec les Quades. Mais comment Gratien, déjà couronné, et dont le droit n’était
pas douteux, comment les soldats de Gaule, dont Gratien était l’élu,
prendraient-ils le passe-droit qui lui était fait? Bien des jours, plus d’un
mois même, s’écoulèrent dans cette pénible incertitude. On ne fut tout à fait
hors de peine que lorsque les courriers de Trêves firent connaître que le jeune
Gratien, étourdi d’apprendre tout à la fois la catastrophe qui l’appelait au
trône et l’élection improvisée qui lui en disputait la moitié, se résignait à
l’une et à l’autre surprise.
Gratien donnait, en effet, dès le premier jour, la mesure
de son caractère. C’était un jeune homme élevé avec soin, et dont le naturel
avait docilement, mais passivement, profité d’une bonne éducation. Il aimait
les lettres, que le poète Ausone lui avait appris à goûter, et gardait pour son
professeur une tendresse filiale, faisant, dit un rhéteur du temps, une place
brillante aux muses dans son palais. Bien fait de sa personne, il réussissait
aussi dans les exercices du corps, auxquels on l’avait formé dès le jeune âge,
et donnait même souvent à la chasse un temps qu’il eût mieux fait de réserver
aux affaires. Il était scrupuleusement fidèle aux pieuses convictions dont des
prêtres éclairés avaient nourri son enfance. Chaque matin il commençait sa
journée par la prière, avant même de songer à ses ablutions de propreté. Mais
s’il était à peu près également apte à tout, il ne prétendait à rien avec ardeur.
Une touchante apparence de modestie couvrait chez lui un fonds de mollesse; ou
plutôt, comme s’il eût été secrètement averti qu’il ne trouverait pas dans les
inspirations de son génie la force de surmonter toutes les difficultés de sa
tâche, il avait le bon sens de ne pas les accroître par les prétentions de son
amour-propre. Tendre de cœur, d’ailleurs, et ouvert à tous les bons sentiments
naturels, il était disposé à se regarder plutôt comme le tuteur que comme le
rival d’un orphelin. Quand il se trouva dans l’alternative ou de combattre
contre son frère, ou de s’associer avec lui, son choix, dicté à la fois par les
bonnes qualités et par les faiblesses de son caractère, ne demeura pas
longtemps douteux. Il se décida de bonne grâce au partage, et ne se préoccupa
pas même de faire rigoureusement la division de l’héritage paternel. Il n’y eut
point entre les deux frères de répartition proprement dite de l’empire d’Occident.
La souveraineté romaine restant indivisible, il y eut deux cours plus encore
que deux souverains. Chacune eut bientôt son personnel, et même sa famille impériale
au grand complet. Car, tandis que Justine restait naturellement chargée de
l’éducation de son enfant, Gratien rappelait auprès de lui sa propre mère, et
lui rendait tous les honneurs dont le divorce l’avait privée: obéissant ainsi,
sans réflexion, à toutes les inspirations de son bon cœur, et ne se demandant
pas s’il était prudent de placer au pied de deux trônes si voisins deux femmes
séparées par toutes les rivalités du rang et de l’amour maternel
Une humeur si facile semblait faite pour adoucir les
moments, toujours critiques pour une nation asservie, où le pouvoir suprême
change de mains. Mais le malheur du despotisme c’est que la faiblesse du maître
n’y est guère moins à redouter que sa colère. L’effet inévitable de cette
brusque transition était un relâchement soudain de tous les ressorts du
gouvernement, que Valentinien avait tendus à l’extrême. Tout alla bien d’abord.
La paix fut conclue avec les barbares : on en jouit sans trop regarder ni aux
conditions, ni à l’avenir. Les exacteurs trop rigoureux des impôts furent
destitués et leurs archives furent brûlées pour faire disparaître la trace des
dettes non acquittées; une remise de taxes arriérées compléta ce bienfait. Les
supplices, les exécutions s’arrêtèrent. Il n’y avait pas à s’en plaindre. Mais
bientôt une assez vive réaction se déclara contre les conseillers sanguinaires
qui avaient été les fauteurs des rigueurs de Valentinien. La foule demanda des
représailles. Les premiers que frappa ce retour de justice ne méritaient et
n’obtinrent point de pitié : le farouche Maximin fut sacrifié au cri public.
Nul ne fut tenté de prendre sa défense. D’autres le suivirent, aussi violemment
accusés bien que moins coupables; puis d’autres enfin furent désignés au ressentiment
populaire sans avoir d’autre tort à se reprocher que d’avoir froissé des
intérêts privés en défendant avec rigueur les droits de l’État et de la
justice. Du nombre de ces victimes sacrifiées à d’injustes dénonciations, fut
le comte Théodose lui-même, accusé d’avoir réprimé trop sévèrement la révolte
d’Afrique par ceux-là mêmes dont les exactions avaient poussé le peuple à la
rébellion. Gratien, habilement circonvenu, se laissa arracher la condamnation
de ce rude mais fidèle serviteur, et consentit ainsi à déshonorer les premiers
jours de son règne par une éclatante ingratitude. Le pacificateur de l’Afrique
fut conduit au supplice dans Carthage même, implorant le baptême avant de
recevoir le coup de la mort, demandant à Dieu le pardon de ses péchés et
léguant le soin de venger sa mémoire à son fils, déjà célèbre, le jeune
Théodose, qui ne voulut pas séparer sa destinée de celle de son père et se
condamna de lui-même à l’exil.
C’était là une manière étrange d’inaugurer un régime de
douceur; mais les peuples, satisfaits dans leur désir de vengeance, n’y
regardèrent pas de si près et n’en applaudirent pas avec moins de vivacité aux
nobles paroles par lesquelles Gratien, s’adressant au sénat de Rome, lui promit
de ne plus abandonner les pères conscrits aux violences des juges subalternes.
Une loi réglant sévèrement la compétence à laquelle les sénateurs seraient
soumis, et adjoignant comme assesseurs au préfet de la ville, dans toutes les
causes capitales, cinq personnages du rang de spectabiles,
fut lue en séance publique par le païen Symmaque, que Gratien avait eu le soin
de désigner à cet effet, et qui lui transmit, avec l’emphase ordinaire de sa
rhétorique, la vive reconnaissance de tout le corps.
«Vous nous sauvez, lui écrivait-il; vous avez calmé les
discordes publiques. Peu s’en est fallu que nous ne succombassions tous, tant
étaient grands les forfaits de ceux qui, par de basses intrigues, avaient saisi
le pouvoir. Ce féroce Maximin, usurpateur du droit de juger, implacable aux
malheureux, furieux dans ses ressentiments, expie par la peine capitale les
larmes de tous les citoyens. Vous louer, ô Gratien, est notre premier devoir. —
C’était le premier janvier, écrivait-il sur le même ton d’enthousiasme à son
ami, le rhéteur gaulois Ausone. Nous accourûmes tous à la curie de bonne heure,
avant que le jour eût tout à fait dissipé les ombres de la nuit. Un bruit
s’était répandu que cette nuit même une lettre de notre prince bien-aimé était
arrivée, et la nouvelle était vraie. Le greffier était là, fatigué d’avoir
veillé. L’aube blanchissant à peine le ciel, il fallut allumer les flambeaux
pour recevoir l’oracle de ce siècle nouveau. Que dirai-je de plus! Cette lumière
qui nous manquait, la lettre nous l’apporta. Me demanderez-vous ce que nos
Pères ont éprouvé en entendant un tel langage? C’est la nation elle-même qui
peut vous dire mieux que moi quel accueil est réservé aux témoignages d’un
amour longtemps attendu. Nous avons embrassé notre bonheur tout entier. Crois-
moi, je souffre encore de ma joie comme si j’avais peine à en digérer la
crudité. Nerva fut bon, Trajan austère, Antonin pieux, Marc-Aurèle intègre;
mais ils étaient aidés par le siècle où ils vivaient, temps plein de vertus et
qui ne connaissait pas d’autres façons d’être. Chez eux, ce sont les vertus de
l’âge antique qu’il faut admirer : ici c’est la nature même du prince qu’il
faut louer».
L’enthousiasme se maintint à ce niveau pendant plusieurs
jours et se ranima même avec une vivacité nouvelle par l’arrivée du célèbre
rhéteur Thémistius, que Valens envoyait pour féliciter ses neveux sur leur
avènement, et qui profita de son voyage en Occident pour visiter Rome,
probablement aussi pour s’y faire voir. Chacun devait être pressé de connaître
une éloquence si fameuse, et celui à qui le ciel l’avait départie n’était
nullement en disposition de se soustraire à la curiosité publique. Introduit
dans le sénat pour s’y faire entendre, il choisit tout naturellement le sujet
du jour, à savoir les qualités physiques et morales du nouveau prince. Mais
l’éloge était une forme banale d’éloquence, dont l’usage avait singulièrement
émoussé l’intérêt. Un homme comme Thémistius se devait à lui-même d’inventer
quelque moyen inattendu pour le renouveler. C’est ce qu’il fit par ce titre
étrange emprunté aux souvenirs de Socrate et de son fameux Banquet :
Discours amoureux sur la beauté du prince. «La première science, dit-il,
c’est l’amour. Mais, Socrate l’a bien fait voir, autre chose est l’objet
aimable, autre chose l’amour lui-même. A l’objet aimable appartiennent la
jeunesse, la beauté, la plénitude de toutes choses; mais l’amour lui-même
manque de tout cela, car s’il avait ce qu’il cherche, il ne le désirerait plus.
L’amour est donc la privation de tout. J’avais bien compris qu’il en était
ainsi, mais je ne l’avais pas encore éprouvé.... Et je ne pouvais pas dire que
l’amour m’eût fait encore entreprendre un long voyage, ni braver de longues
épreuves, ni passer la vie dans les champs, exposé aux intempéries de l’air....
Mais maintenant, ô très-excellent Socrate, tout ce que tu racontes de l’amour,
et plus encore, m’est arrivé. Pour lui j’ai fait, du Tigre jusqu’à l’Océan, une
course presque égale à celle du soleil.... J’ai passé, sans fermer l’œil, des
nuits et des jours; j’ai couché sur la dure, en plein air, sans couverture et
sans chaussure.... cherchant partout à rencontrer ce qui ne s’offrait à moi
nulle part, une belle âme dans un beau corps, jeunes l’un et l’autre, ayant
déjà en partie la beauté, et promettant d’avance que le temps donnera ce qui
manque. Voilà les délices que j’ai cherchées et suivies partout à la piste,
comme le chasseur suit le gibier.... Mais pourquoi de plus longs détours?
Dépouillant tout voile, c’est de toi que je veux parler, ô toi, mon fils et mon
roi! mon fils, qui es aussi mon père: enfant qui surpasses en vertu les cheveux
blancs! ô toi, heureuse proie obtenue par une longue chasse!
« .... Quand Socrate avait trouvé de beaux jeunes gens,
il lui restait encore, disait-il, à chercher de belles lots et de belles
institutions. Et cela t’était nécessaire, ô fils de Sophronisque,
parce que, quand tu aimais Alcibiade ou Charmide,
l’objet de tes amours était humble et mêlé au vulgaire. Mais mon amour, à moi,
embrasse aujourd’hui deux empereurs, issus du même sang, et animés du même
esprit de justice. Je n’ai plus besoin d’aller chercher en dehors d’eux des
institutions et des lois, car tout cela fait partie de la beauté d’un souverain;
et, dès le premier degré de l’amour, je trouve ce que, toi, tu n’attendais que
du second et du troisième. Mon voyage d’amour est donc moins laborieux que
celui de Socrate.
« .... Et te voici sous mes yeux, Rome, illustre cité,
véritable mer de beauté... Je vois le séjour de ces lois saintes et révérées,
par le moyen desquelles Numa a uni cette ville au ciel. Grâce à vous, fortunés
mortels, les Dieux n’ont pas encore déserté la terre.... Le temps est venu,
illustres rejetons de Romulus, où, déposant la toge, vous devez revêtir la robe
blanche, pure comme le siècle et comme l’empire qui commencent, célébrer des
chœurs, remplir les places publiques de l’odeur des sacrifices, et couvrir de
vos hommages l’objet de mes amours.... Et toi, ô père des Dieux et des hommes,
Jupiter, fondateur et gardien de Rome; Minerve, dont Jupiter est à la fois le
père et la mère; Quirinus, divin tuteur de l’empire romain, faites que mes
amours chérissent Rome, et que Rome, en retour, les chérisse.» On ne sait point
comment les sénateurs chrétiens, si nombreux dans la curie, accueillirent cette
effusion de dévotion païenne. On ne nous dit pas non plus quelle impression
produisit sur les imaginations épurées par la foi ce singulier mélange de mysticisme
et de sensualité renouvelé des plus tristes souvenirs qui avaient déparé les
beaux temps de la Grèce. Personne, sans doute, n’osa interrompre Thémistius.
Mais si les chrétiens eurent ce jour-là à subir une humiliation que leur
imposait la courtoisie naturellement due à un tel hôte, ils n’eurent pas
longtemps à attendre une revanche : elle leur vint de haut. Le sénat ne pouvait
manquer, en effet, d’envoyer une députation à l’empereur pouf le remercier de
sa clémence : des délégations de tous les corps constitués durent s’y joindre
pour offrir, suivant l’usage, à leur nouveau maître, l’hommage de leur
soumission. Or, voici ce qui se passa dans l’une de ces ambassades, du moins si
l’on en croit ce que raconte, en termes un peu énigmatiques, l’historien Zosime
:
« C’était, dit-il, l’usage des Romains de mettre leurs
rois au nombre des souverains pontifes, en raison de l’excellence de cette
dignité. Cela fut fait à l’égard de Numa Pompilius et de tous ceux qui ensuite
eurent le nom de roi, et, après eux, d’Octavien lui-même, comme de ceux qui
après lui obtinrent l’empire chez les Romains. Aussitôt, en effet, que chacun
d’eux recevait le pouvoir suprême, la robe sacerdotale lui était apportée par
les flamines, et il était inscrit sur-le-champ au nombre des souverains
pontifes. Tous les empereurs avaient reçu cet hommage très volontiers et
s’étaient servis de ce titre, même depuis que l’empire fut arrivé à Constantin,
quoique ce prince se soit écarté de la voie droite en ce qui touche au culte,
et ait embrassé la foi des chrétiens. La même chose se fit pour ceux qui
suivirent, et pour Valentinien et Valens. Mais lorsque les pontifes, suivant
l’habitude, apportèrent la robe à Gratien, il refusa de la recevoir, pensant
qu’un tel vêtement ne pouvait convenir à un chrétien».
Rien n’égale la surprise, le scandale et presque le
désespoir qu’a causés aux érudits chrétiens cette singulière anecdote. Comment
croire, en effet, que Constantin, Constance, Valentinien, tant de souverains,
qui, pendant plus de cinquante ans, avaient servi l’Église avec un zèle parfois
aveugle, mais toujours éclatant, se fussent laissé offrir, sans répugnance, les
insignes d’une dignité païenne? Comment imaginer que Gratien ait été le premier
à éprouver, à ce sujet, un scrupule pourtant si naturel à un chrétien? Une
telle supposition semble blesser toutes les notions du sens commun et de la
décence. Le fait paraît incroyable, surtout aux écrivains du siècle le plus
paisible et le plus brillant de notre histoire, aux Tillemont, aux Fléchier,
aux Fleury. Étrangers au spectacle des commotions politiques, élevés dans la
tranquillité d’un culte et d’institutions héréditaires, ces honnêtes historiens
ne peuvent prendre leur parti d’une inconséquence qui bouleverse toutes leurs
habitudes. S’ils osaient, ils accuseraient de mensonge un écrivain
habituellement grave, comme Zosime, racontant à des contemporains un fait que
chacun d’eux pouvait facilement vérifier.
Un peu plus d’expérience des révolutions eût dissipé leur
étonnement. Dans les jours difficiles où s’opèrent les transformations
sociales, rien n’est si commun et rien n’est si aisément explicable que la contradiction
dans les actes et l’incohérence dans les idées. Nous sommes choqués que des
empereurs chrétiens aient consenti à demeurer souverains pontifes : un Romain
était bien plus surpris encore qu’un empereur quelconque consentît à cesser de
l’être. Le souverain pontificat faisait une partie essentielle de ce pouvoir
composite dont Auguste avait transmis la tradition à ses successeurs. C’était
un des fils croisés que la main impériale devait tenir pour faire mouvoir à son
gré toutes les pièces de la machine politique. L’empereur, dans la pensée
d’Auguste, avait dû être le chef du culte, comme de l’armée, de
l’administration, de la justice et des finances, pour ne rien laisser en dehors
de lui qui ne fût inspiré de son souffle et ne vécût de sa propre vie. Il n’eût
point été l’incarnation complète de la patrie, s’il n’en eût représenté les
croyances aussi bien que les intérêts, et s’il n’eût parlé pour elle aux Dieux
comme aux hommes. Bien plus, c’étaient les Dieux surtout qui ne devaient parler
que par son intermédiaire ; car l’omnipotence ne veut point entendre sous le
soleil d’autre son que l’écho de sa propre voix, et quand la tribune était
muette, il ne pouvait convenir que les oracles fussent libres.
Assurément le jour où l’empereur eut déserté la vieille
religion de Rome, ce mécanisme si ingénieusement combiné reçut déjà une
profonde atteinte. L’empereur ne représentant plus le vieux culte, qu’il délaissait,
et ne pouvant commander au nouveau, qui ne connaissait point de maître parmi
les hommes, c’en était fait de la réunion des deux autorités humaine et divine
. sur une seule tête; et par la fissure que laissait ouverte leur déchirement
devait s’échapper la liberté de la conscience comme l’explosion d’une vapeur
longtemps comprimée. De tels résultats, pourtant, n’éclatent pas à l’heure même
où ils se préparent, et les hommes, les souverains surtout, résistent longtemps
aux conséquences de leurs propres principes, quand elles ont pour effet de
restreindre l’étendue de leur pouvoir. Abdiquer subitement le pontificat,
c’était, pour un empereur, quelque pieux qu’il fût, une résolution d’une
gravité suprême, car c’était dénaturer l’idée que depuis trois siècles les
populations s’étaient faite de la souveraineté : c’était mutiler l’imperium,
tel que le décernait l’armée et que le révérait le peuple. Les prétextes ne
durent pas manquer pour éluder longtemps un sacrifice dont s’indignait tout
bas, même dans un cœur chrétien, la fierté royale. Des princes dévoués à
l’Évangile purent se persuader aisément que, même dans l’intérêt de leur foi,
il leur était utile de conserver la haute main sur un culte rival. L’empereur
put mettre du prix à demeurer souverain pontife, en apparence pour surveiller
les intrigues d’un sacerdoce offensé, en réalité pour ne rien laisser échapper
de ses propres prérogatives : heureux peut-être aussi, sans se l’avouer, de
garder le titre d’un pouvoir qui le mettait à égalité complète avec l’autorité
croissante de l’épiscopat chrétien.
Mais les situations indécises n’ont qu’un temps. Les
fictions légales sont comme une écorce qui se dessèche peu à peu, au travers de
laquelle la vérité pousse, et à un moment donné se fait jour. Ce moment était
venu quand Gratien monta sur le trône. Ce n’était plus aux vieilles traditions
de l’empire que ce jeune et débile maître du monde pouvait demander la force
qui lui manquait: d’autres sources d’autorité s’étaient ouvertes, et Gratien se
tournait tout entier de leur côté par le mouvement d’un cœur pieux, et aussi
par l’instinct de la faiblesse. L’exemple même de son père le poussait dans la
voie où devaient l’entraîner fout ensemble sa foi et son caractère. Bien que
chrétien convaincu, Valentinien venait d’essayer encore d’être un empereur à la
mode antique. Il s’était montré jaloux de la moindre de ses attributions, ne
laissant personne, pas même l’Église, pénétrer dans son domaine; au pied de
l’autel serviteur du Christ, partout ailleurs héritier de Trajan et d’Auguste.
Il périssait dans cet effort impuissant, accablé du poids qu’il avait voulu
porter seul, exaspéré par le sentiment de son insuffisance, et ayant perdu
l’amour de ses sujets par la violence qu’il avait dû leur faire pour les
gouverner. La politique qui n’avait pas réussi à un si vaillant homme, un
enfant ne pouvait être tenté d’y persister. Au lieu de se tenir en face de
l’Église dans une attitude de froide réserve, Gratien allait se jeter
humblement dans ses bras et implorer sa protection pour lui emprunter quelque
chose de sa popularité et de sa puissance. L’acte qui a surpris les
contemporains, et qui étonne encore la postérité n’était qu’un témoignage de
cet état nouveau de son esprit. En renonçant au souverain pontificat, et en
détachant ainsi un des plus précieux joyaux du diadème impérial, Gratien
faisait hommage au Christ non-seulement de sa conscience, mais de son pouvoir.
Ce n’était pas l’homme, c’était l’État, dont l’homme était l’image; ce n’était
pas l’empereur, c’était l’empire, qui ce jour-là, par sa bouche, se proclamait
chrétien.
Pendant que ces solennités d’un caractère si divers
s’accomplissaient en Orient, le corps de Valentinien était conduit en pompe à
Constantinople, pour y être déposé dans la sépulture impériale. Valens ne vint
pas rendre à son frère les derniers honneurs. Il n’avait pas reparu dans sa
capitale, dont la fidélité lui paraissait toujours douteuse depuis la révolte
de Procope, et sa résidence était fixée à Antioche d’une manière à peu près
permanente.
Ce n’était pas pourtant que de ce point central de l’Asie
il songeât à diriger lui-même l’expédition depuis si longtemps annoncée contre
les Perses; il y avait au contraire décidément renoncé, dégoûté qu’il était par
les incidents d’une première campagne où il n’avait pourtant aperçu l’ennemi
que de loin. Il se bornait à expédier au jeune roi d’Arménie Para, et à sa mère
qui gouvernait en son nom, des auxiliaires pour entretenir contre Sapor une
guerre qu’il ne voulait plus faire lui-même. Libre par conséquent de son temps,
et présent de sa personne, il pesait de tout le poids de la puissance impériale
sur les ressorts déjà fatigués de l’Église d’Orient. Dès les premiers jours de
l’arrivée de l’empereur, l’ami de Basile, l’évêque Mélèce, avait reçu l’ordre
de s’éloigner: disgrâce honorable, qui témoignait de la pureté de sa foi et de
l’injustice de ses calomniateurs, mais qui n’en laissait pas moins le troupeau
sans pasteur. Deux prêtres courageux, Flavien et Diodore, qui s’étaient déjà
signalés comme confesseurs au temps de la persécution de Constance, bien qu’ils
ne fussent alors que laïques, prirent la direction de l’Église abandonnée. Ils
eurent un véritable pèlerinage, et comme une sortie d’Égypte, à conduire sous
les yeux d’un nouveau Pharaon. Car les fidèles se voyant chassés de la grande
église de la ville, furent forcés de se retirer dans des cavernes voisines, où
une tradition rapportait que saint Paul lui-même s’était dérobé à la poursuite
des Juifs. Pendant tout un hiver, le service divin fut célébré dans cette
retraite, à laquelle on n’arrivait que par des chemins difficiles et en bravant
les intempéries de la saison. Ces périls n’ayant pas découragé le zèle des
catholiques, Valens interdit bientôt aux proscrits même ce modeste abri. Ce fut
alors en plein air, sur un vaste champ de manœuvres qui bordait le fleuve
Oronte, que Flavien assembla la foule pour lui faire entendre la parole de
Dieu. «On eût dit, racontait plus tard un jeune témoin de ces scènes, saint
Jean-Baptiste appelant les pécheurs sur les bords du Jourdain». Pour parvenir à
ce lieu éloigné, il fallait passer sous les fenêtres même du palais du prince,
qui pouvait suivre de l’œil, les jours de fête, cette émigration populaire.
Cédant plus d’une fois à sa colère, il donna ordre de saisir les passants au
hasard et de les jeter dans l’Oronte : la foule n’en grossissait pas moins
chaque dimanche. Les solitaires des montagnes voisines, accourus au bruit des
chants religieux, sortaient de leurs retraites pour s’unir à cette pompe
rustique, et souvent ils accompagnaient les fidèles au retour, afin de les
protéger par la vénération mystérieuse qui s’attachait à leur personne.
Un d’entre eux, le saint moine Aphraate,
renommé pour ses austérités et par les miracles que lui attribuait la croyance
populaire, fut aperçu par Valens, qui du haut de son balcon remarqua sa tenue
étrange et ses vêtements déchirés: «Monte ici, vieillard, lui dit-il, et
dis-moi où tu vas.
— Je vais prier pour votre règne, lui répondit le moine
sans se troubler.
— Que ne restes-tu donc chez toi, reprit l’empereur, pour
y vivre selon la règle de ton monastère?
Le moine reprit avec feu, dans un grec demi-barbare,
très-mêlé de mots syriens, seule langue qu’il sût parler: «C’est ce que je
devais faire et ce que j’ai fait constamment tant que les brebis de Dieu
étaient en paix. Mais maintenant qu’elles sont en péril de tomber entre les
mains de bêtes féroces, je dois tout quitter pour sauver le troupeau. Dites-moi
en effet, empereur, si j’étais une jeune fille renfermée dans l’intérieur d’une
maison, et si je voyais le toit paternel livré aux flammes, que me
conseilleriez-vous de faire? Devrais-je rester tranquillement assis au foyer
sans m’opposer au progrès de l’incendie? Ne devrais-je pas plutôt courir pour
chercher de l’eau afin de l’éteindre? Voilà ce que je fais en ce moment. Vous
avez mis le feu à notre maison, je viens l’éteindre».
L’empereur baissa la tête, ne répondit rien, et laissa
sortir le moine en liberté. Comme il s’éloignait, un des chambellans, qui
sortait au même moment pour aller préparer le bain du prince, l’interpella par
des paroles injurieuses. Quelques instants après, on remarqua que cet officier
ne rentrait pas, bien que l’heure indiquée pour le bain fût déjà passée. Valens,
impatient, l’envoya chercher. En entrant dans la salle de bain, on la trouva
tout inondée et l’officier lui-même étendu à terre, étouffé par la vapeur de
l’eau bouillante.
Valens avait cédé ce jour-là à l’ascendant du moine; mais
il gardait rancune, car peu de jours après paraissait une constitution de sa
main, qui, renouvelant d’anciennes défenses, mettait obstacle à la propagation
des ordres monastiques. Défense était faite à fout curiale de se consacrer à la
vie solitaire, à moins de faire abandon de ses biens à sa curie. Ordre était
donné au comte d’Orient d’enlever de force de leurs retraites tous les
réfractaires pour les ramener à leurs devoirs civiques, militaires ou autres.
Les qualifications d’oisifs et de lâches étaient attribués dédaigneusement et
presque sans distinction à tous les sectateurs de la vie monastique. «Que tous
ceux, disait la loi, qui recherchent la paresse, fuient les devoirs civils dans
les solitudes et dans les déserts, y soient rattachés de force.»Cet édit, exécuté avec une rigueur outrée, et appliqué pour les plus légers
prétextes à ceux-là même qui n’étaient tenus à rien envers l’État, porta
bientôt la désolation dans les plus célèbres monastères de l’Asie.
A Édesse, le point le plus avancé de l’empire du côté de
la frontière de Perse, les ordres de Valens rencontrèrent une résistance encore
plus vive qu’à Antioche. Le pieux évêque Barse était
banni et remplacé par un intrus. Là aussi la population se refusa à entrer dans
l’église ainsi profanée, et se porta tout entière aux environs de la ville,
pour y célébrer le service divin. Valens faisant une tournée de ce côté pour
inspecter l’état de défense de la frontière, fut lui-même témoin du spectacle
étrange de celte cité toute déserte et de cette population rassemblée au dehors
dans la campagne. «Comment ne savez-vous pas ces choses-là, ou comment les
supportez-vous?» dit-il en se retournant vivement vers le préfet du prétoire,
Modeste, qui l’accompagnait comme d’habitude; et dans un mouvement de colère il
frappa cet officier au Visage. «Dès demain, ajouta-t-il, qu’on chasse ces
gens-là à coups de bâton, ou même par l’épée si c’est nécessaire».
Après l’expérience qu’il avait faite à Césarée, Modeste
ne se souciait plus de se compromettre au service d’un maître mobile qui
pouvait au dernier moment se laisser intimider par ses victimes. En prudent
serviteur, il chercha à éluder l’ordre plutôt qu’à l’exécuter. Il fit prévenir,
sous-main, les catholiques de la commission qu’il avait reçue, et le lendemain,
au point du jour, il assembla sa troupe, avec grand bruit d’armes et de
clairons, annonçant tout haut qu’il allait faire main basse sur tous ceux qui
prendraient part au culte défendu. Il espérait bien qu’après un tel avertissement
personne ne serait assez insensé pour se trouver ce jour-là au rendez-vous. Il
avait compté sans l’audace des catholiques; car à peine eut-il fait quelques
pas hors de la ville qu’il vit la route toute couverte de fidèles qui se
rendaient en plus grand nombre que jamais au lieu de la prière, ne se donnant
même pas la peine de se ranger pour laisser passer les soldats. Contrarié et
pensif, Modeste suivait son chemin sans rien dire, ne sachant pas bien ce qu’il
devait faire. Une pauvre femme vint se jeter dans les jambes de son cheval,
portant son enfant dans ses bras; sa coiffe était tout en désordre, et elle
courait à perdre haleine. «Où allez-vous si vite? lui dit-il.
— Au lieu où les chrétiens se réunissent, répondit -elle
sans s’arrêter.
— Et ne savez-vous pas que j’y vais aussi et que nous
allons tuer tout le monde?
— Oui, je le sais, dit la pauvre femme, et c’est ce qui
me presse si fort, car je ne veux prier ni moi ni mon enfant de la gloire du
martyre.
Modeste prit le parti de rebrousser chemin et d’aller
avertir l’empereur que son ordre ne pouvait être exécuté sans un affreux
massacre. Malgré son dépit, l’empereur n’osa pas passer outre, et il dut se
contenter d’envoyer en exil les prêtres qui présidaient à la réunion. En leur
transmettant cette sentence, Modeste essayait encore, par habitude et comme
pour l’acquit de sa conscience, de les ébranler: «Que ne vous rangez-vous à la
communion de l’empereur? leur disait-il.
—Est-il donc évêque en même temps qu’empereur?, lui
répondit l’un d’eux en haussant les épaules.
Les exilés se mirent en route, mais à leur sortie de la
ville, comme dans toutes les bourgades qu’ils traversaient, la foule se
pressait sur leurs pas pour les féliciter. Le préfet, mécontent de cette marche
triomphale, envoya l’ordre de les séparer et de ne pas les laisser voyager plus
de deux ensemble.
A Samosate enfin, quand on vint chercher le vénérable
Eusèbe pour l’emmener, l’émotion du peuple fut telle que le saint évêque
lui-même se mit en devoir de la calmer: «Ne parlez pas du sujet de votre
voyage, dit-il à l’envoyé de l’empereur, car si le peuple l’apprend, il vous
jettera au fleuve, mais laissez-moi faire». Et quelques jours après il sortit
seul à pied, après l’office du soir, et quitta la ville sans rien dire. Son
remplaçant, Eunome, se vit bientôt l’objet d’une
telle animadversion, que personne ne voulait demeurer au bain public quand il y
entrait, et que’ dès qu’il était sorti, on faisait écouler l’eau où il s’était
lavé, comme si elle eût été infectée par son hérésie. Il n’y put tenir et
quitta bientôt la place.
Le mauvais succès de toutes ces tentatives irritait
Valens sans le décourager, et peut-être en fût-il venu à quelque acte de violence désespéré, lorsque, heureusement pour les
chrétiens, son attention fut brusquement appelée d’un autre côté. Un soin plus
pressant à ses yeux qu’aucun intérêt religieux, celui de sa personne et de son
pouvoir, vint le distraire de toute autre préoccupation. Un incident,
insignifiant en apparence, le jeta dans les plus vives alarmes. On lui rapporta
qu’un droguiste, nommé Palladius, accusé d’avoir
vendu des substances empoisonnées et soumis pour ce fait à la torture, s’était
écrié au milieu de ses souffrances qu’il avait bien autre chose à révéler qu’un
crime si vulgaire. Pressé de s’expliquer plus clairement, Palladius fit connaître que des officiers de distinction, au service desquels il s’était
trouvé, s’étaient récemment enquis auprès de magiciens du nom de l’empereur qui
monterait sur le trône après le souverain régnant. Tout céda à l’instant à
l’intérêt de découvrir quels étaient les auteurs de ces questions sacrilèges,
et les audacieux, plus coupables encore, qui avaient essayé d’y répondre, enfin
et surtout quel était le mortel prédestiné que l’oracle avait désigné.
Le préfet Modeste, retrouvant tout son zèle du moment où
il n’avait plus affaire à d’intraitables chrétiens, mais à des courtisans
souples comme lui, mit aussitôt tout en œuvre pour arriver à connaître les
criminels. De nombreuses arrestations furent faites, on fit main basse
indistinctement sur tous les courtisans soupçonnés d’ambition, et sur tous les
philosophes accusés de se livrer aux arts illicites. A force de recherches et
d’intimidation, on parvint à établir les faits suivants: trois officiers,
nommés Pergamius, Fiducius et Irénée, aidés de deux magiciens, Patricius et
Hilaire, avaient conçu en effet le désir de connaître quel serait le successeur
de Valens. Pour satisfaire leur curiosité, ils avaient eu recours à une
pratique de sorcellerie fort en usage à celte époque, et qui consistait, on le
croyait du moins, à mettre en mouvement sans aucune impulsion extérieure, et
uniquement par des rites magiques, une petite table de laurier reposant sur
trois pieds. La table portait un disque de métal sur la face duquel étaient
gravées les vingt-quatre lettres de l’alphabet. Quand on avait réussi à la
faire entrer dans un mouvement de rotation sur elle-même, on approchait un
anneau suspendu à un fil, qui, frappant dans ses oscillations tantôt une
lettre, tantôt une autre, arrivait à former des syllabes, puis des mots, puis
des vers entiers. Les interrogateurs avaient appris ainsi d’abord que le futur
empereur serait un homme instruit, versé dans toutes sortes de connaissances,
puis qu’eux-mêmes ne le verraient pas régner, et qu’ils ne tarderaient pas à
être victimes de leur curiosité. Enfin, insistant pour connaître au moins le
nom du souverain futur, ils avaient vu distinctement l’anneau et la table
former par leur rencontre les deux syllabes Théod.
Ils n’avaient pas poussé plus loin l’expérience, tous s’étant écriés qu’il n’y
avait plus de doute, qu’il ne pouvait être question que de Théodore, le chef
des notaires, le plus instruit et le mieux disant de tout le cabinet impérial.
Théodore, bien qu’absent et étranger à toute cette scène, avait pourtant été
averti sous-main du résultat, et s’était laissé complimenter sur sa grandeur
future. On prétendit même qu’il avait fait au magicien quelques questions sur
la date probable de l’accomplissement de la prédiction. Il est à peine besoin d’ajouter
que de tous ceux qui avaient consulté cet étrange oracle, pas plus que de tous
ceux qui l’avaient fait parler, aucun ne dut survivre à l’interrogatoire.
Théodore, aux yeux de Valens, ne méritait pas davantage d’être épargné. Il
allégua vainement qu’il n’avait jamais songé à hâter, mais seulement à attendre
son élévation. Comment conserver près de soi son successeur en expectative?
Théodore eut donc la tête tranchée.
Mais c’était trop peu encore pour conjurer la destinée,
car Théodore avait plus d’un homonyme, et d’ailleurs le mot malencontreux
n’avait pas même été achevé. Malheur dès lors à tous ceux dont le nom commençait
par les syllabes suspectes : les Théodote, les
Théodule, les Théodose (et le nombre était grand de tous ceux qu’à leur
naissance on avait pu s’être plu à placer ainsi sous la protection spéciale de
la Divinité). En quelque province qu’ils fussent nés, ils étaient recommandés à
l’attention des magistrats, qui saisissaient les moindres prétextes pour en
débarrasser la terre. Le danger de porter un nom de si mauvais augure fut
bientôt si connu que l’année suivante, 375, lorsqu’à l’autre extrémité de
l’empire, à Carthage, l’illustre général Théodose fut envoyé au supplice, tout
le monde en Orient crut que c’était une gracieuseté que, en neveu soumis et
comme don de joyeux avènement, le nouvel empereur d’Occident Gratien faisait à
son oncle. En ce cas, pour rendre la courtoisie plus complète, il eût fallu
joindre au père sacrifié, le fils qui héritait de son nom et de son génie.
D’autres victimes encore étaient naturellement désignées
au ressentiment de Valens: c’étaient les magiciens, les professeurs d’arts
secrets, qui, appartenant presque tous à la religion déchue, étaient soupçonnés
d’user de leur science prétendue pour entretenir et encourager tous les
mécontentements. Constance, avec moins de prétextes, les avait déjà poursuivis
de sa colère. Pour les frapper, il ne fallait que prêter vigueur à la
législation existante, qui défendait toutes les pratiques de magie. Mais le
soupçon de magie s’étendait, on le sait, et non sans raison, à tous les philosophes
de l’école nouvelle, qui jurait par les noms de Plotin et de Jamblique, et qui
avait régné avec Julien. A des yeux même médiocrement prévenus, la théurgie, réhabilitée
par le néoplatonisme, pouvait offrir plus d’un trait de ressemblance avec la
sorcellerie. Le jour d’une terrible réaction, qui menaçait depuis dix ans, et
que la modération des vainqueurs avait seule retardée, se leva donc enfin pour
tous les amis survivants du dernier César païen. Les sophistes, les rhéteurs se
virent partout poursuivis et traînés au supplice. L’illustre Maxime, qui,
grâce à la bienveillance du préfet de l’Asie Mineure, avait pu reprendre le
cours de ses leçons, et étaler de nouveau aux yeux des populations le luxe dont
il avait pris l’habitude sous Julien, fut arraché de son palais d’Éphèse et
amené devant l’empereur à Antioche pour y subir un interrogatoire. Renvoyé
libre parce qu’aucun fait positif n’avait pu être allégué contre lui, il n’en
eut pas moins, au retour, la tête tranchée sans aucune forme de jugement. Un
autre sophiste également renommé, Simonide, fut brûlé vif. Enfin le conseiller
même de Julien, celui qui l’avait aidé dans sa tentative infructueuse pour reconstruire
le temple de Jérusalem, Alypius, malgré les hautes dignités
qu’il avait gérées, fut livré au bourreau avec son fils, comme trop bien initié
à tous les secrets de l’art théurgique.
Aucune éloquence ne vint, cette fois, en aide aux
victimes. Car Thémistius, le seul rhéteur qui eût l’oreille de Valens, était
retenu à Constantinople. Son émule, l’orateur en renom d’Antioche, Libanius,
n’avait pas le même art pour plaire ait souverain. Valens ne goûtait pas sa
faconde un peu prolixe, et lui-même avoue, non sans quelque dépit, que, quand
il parlait devant l’empereur, on renvoyait souvent au lendemain la fin de son
discours, et que quelquefois ce lendemain n’arrivait jamais. Ce fut tout au
plus s’il put sauver de l’orage sa propre tête; car il fut constaté qu’il avait
fait usage du trépied magique afin de se faire indiquer le régime à suivre pour
quelques infirmités dont il était atteint. Il devait d’ailleurs être assez mal
en grâce auprès du rhéteur chrétien Héliodore, dont Valens prenait toujours les
conseils et qui ne cessait de l’exciter à la sévérité. Quand Héliodore mourut,
Valens voulut que ses courtisans suivissent ses funérailles tête nue, pieds
nus, les mains jointes, et il exprima le regret de n’6n pouvoir faire lui-même
autant.
Les magiciens, ou ceux qui étaient réputés tels, se
voyant ainsi poursuivis de toutes parts, se vengèrent en silence par les moyens
insaisissables de leur art. A partir de cette époque, en effet, commencèrent à
circuler sur le sort futur de Valens les plus sinistres prédictions, sortant
des officines de la sorcellerie. On disait tout bas qu’il allait mourir et
d’une mort étrange : brûlé vif comme quelques-unes de ses victimes. Un vaste
bain, nommé bain de Valens, parce que c’était le souverain qui l’avait fait
construire, et où l’on entassait incessamment du bois pour alimenter le foyer,
était devenu l’objet d’allusions et de plaisanteries populaires: «Voilà Valens
qui chauffe», disait-on.
La colère du prince n’en devint que plus vive, et des
personnes sa sévérité s’étendit bientôt jusqu’aux livres et aux écrits. On fil
une recherche exacte de tous les livres contenant des formules, des recettes ou
des prescriptions magiques, et tous les environs d’Antioche étaient pleins de
soldats employés à ces perquisitions. Aussi les détenteurs s’empressaient-ils
de se défaire de ces écrits suspects par tous les moyens : on les brûlait, on
les jetait à la rivière. Un jeune chrétien, du nom de Jean, qui faisait partie
du troupeau de Flavien, se promenant avec un de ses amis sur les bords de
l’Oronte, aperçut par hasard un de ces volumes flottant à la surface du
fleuve. Par un mouvement de curiosité, les deux amis ramassèrent le livre, et
ils se divertissaient à en faire lecture, lorsqu’ils virent un soldat qui
venait vers eux. Leur terreur fut grande; car ils n’avaient pas le temps de
rejeter le livre à l’eau sans être aperçus. L’un d’entre eux le cacha sous ses
habits, et pendant que son compagnon détournait l’attention du soldat, il
trouva manière de le laisser glisser insensiblement derrière lui. Un faux
mouvement pouvait les perdre, et s’ils avaient été surpris, ne pouvant fournir
des explications suffisantes, c’était le futur archevêque de Constantinople,
c’était la Bouche d’or, dont les accents devaient retentir jusqu’à la
dernière postérité chrétienne, qui périssait inconnu à vingt ans sur un soupçon
de sorcellerie!
Tout entier à ces recherches importantes, Valens laissait
de plus en plus flotter les rênes de son empire: ni les incursions des
Sarrasins, qui se ruaient de l’Arabie sur la Palestine, et arrivaient sans
obstacle jusqu’aux portes mêmes de la Syrie, ni celles des Isaures,
qui descendaient sur la Cappadoce des retraites montagneuses de la Cilicie, ni
les menaces constantes de Sapor ne l’arrachaient à ses préoccupations. Il n’en
fut tiré que vers le commencement de 376 par un événement d’une gravité
inattendue. Un bruit vague et sinistre se répandit tout d’un coup en Asie. Une
race inconnue avait, disait-on, apparu en armes au-delà du Danube, sur le
territoire occupé par les Goths; ces nouveaux barbares se précipitaient du fond
des marais de la Scythie, cent fois plus farouches et d’un aspect plus hideux
que les anciens ennemis de Rome. On ajoutait qu’une lutte sanglante venait de
s’engager entre les Goths et ces inconnus, que les Goths étaient vaincus et que
tout l’empire d’Athanaric était au pillage. Bientôt une dépêche officielle du
préfet de Mœsie vint confirmer toutes ces rumeurs;
elle apprit en même temps qu’une députation des Goths fugitifs, ayant à leur
tête l’évêque Ulfilas, passait le fleuve et demandait asile sur le territoire
romain. Les fugitifs étaient porteurs d’une supplique adressée par leurs
concitoyens à l’empereur de Rome, par laquelle ils l’informaient de la
catastrophe qui les bannissait de leur patrie, et le conjuraient de leur
accorder un territoire pour eux et pour leur famille. Ils promettaient d’y
vivre en paix, en fidèles sujets de l’empire
La surprise fut au comble à la cour de Valens.
L’événement paraissait incompréhensible : quels étaient ces inconnus devant lesquels
tremblaient ceux-là mêmes qui avaient souvent fait reculer les aigles romaines?
D’où venaient-ils? De quelles retraites étaient-ils sortis? Quelles étaient
leur origine et leurs mœurs? Sur tous ces points la science ethnographique si
limitée et si confuse des géographes du temps était prise singulièrement au
dépourvu. On savait bien qu’il y avait du côté de l’Orient ou du Nord, aux
extrémités du continent barbare, une race de Finnois (Finm),
différente de la race germaine et à laquelle Tacite avait consacré quelques
lignes dans l’éloquente déclamation connue sous le nom de Germanie. Le
géographe Ptolémée avait aussi fait mention de ces Finnois, et donné même le
nom d’une de leurs confédérations principales dont il avait essayé de
reproduire le son barbare, autant que s’y prêtait l’alphabet grec. Il les
nommait les Chounes, Hounes ou Huns. Il
y en avait, disait-il, de deux espèces : des blancs et des noirs ou plutôt basanés.
Les blancs habitaient principalement le versant des monts Ourals qui regarde la mer Caspienne. Les noirs se perdaient dans les profondeurs du
septentrion. Des commerçants se rendant dans l’Inde avaient quelquefois fait
rencontre des premiers; d’autres s’enfonçant dans le Nord pour y chercher des
fourrures avaient trafiqué avec les Huns noirs. Mais ces relations étaient
rares, toujours périlleuses, et personne ne s’était aventuré jusque dans
l’intérieur même des contrées habitées par ces hommes farouches. A plus forte
raison, nul n’avait séjourné parmi eux assez pour étudier leurs mœurs. On
racontait que leur corps était trapu, leur tête énorme, leur nez affreusement
épaté sur leurs joues, leur menton couvert de cicatrices faites tout exprès dès
l’enfance pour empêcher la barbe de pousser, qu’ils vivaient à cheval ou sur
des chariots, se nourrissaient de racines et de viande séchée sans être cuite,
s’habillaient de peaux de rats sauvages, s’armaient de flèches garnies d’os
pointus en guise de fer, et ne paraissaient adorer aucune divinité; mais
c’était là à peu près tout ce que de vagues renseignements permettaient
d’affirmer.
Si la soudaine invasion de cette race, dont l’existence
était rejetée jusque-là parmi les fables, paraissait un fait inouï, la
proposition qui en était la suite de la part des Goths n’était pas un moindre
sujet d’étonnement. A la vérité, en comparaison avec les êtres mystérieux
devant lesquels ils fuyaient, les Goths étaient pour les Romains des gens de
connaissance: leurs rapports avec Rome étaient anciens, nombreux, et n’avaient
pas toujours été hostiles, beaucoup d’entre eux servaient dans les légions
romaines. Leur grand roi, Hermanaric, avait mis du soin à vivre avec les fils
de Constantin dans des relations de politesse et de bon voisinage. Mais, dans
ces derniers temps, Witimir et Athanaric, ses fils,
délaissant en cela, comme en toutes choses, les traditions de leur père,
s’étaient montrés moins soucieux de l’alliance impériale, et l’avaient plus
d’une fois compromise par des actes de perfidie. Valens avait eu à les
combattre de sa personne. Rien donc ne l’avait préparé à la demande
d’hospitalité qui lui était si inopinément adressée par ces redoutables
suppliants.
Un lien de communication subsistait pourtant toujours
entre l’empire et les Goths dans la personne même de l’évêque Ulfilas,
véritable pionnier de la civilisation chrétienne parmi ces barbares. Ulfilas,
né chez les Goths, mais descendant d’un captif de Rome, élevé dans l’empire,
ordonné prêtre à Nicée, sous les yeux de Constantin, n’était rentré dans sa
patrie que pour s’y consacrer tout entier à la prédication de l’Évangile. Aucun
travail, aucun péril ne l’avait rebuté. Malgré des difficultés sans nombre, et
souvent de cruelles persécutions, il avait réussi en trente années à convertir
plus d’une moitié de ses compatriotes. Il avait traduit pour eux l’Écriture
sainte entière en langue gothique, inventant lui-même des caractères pour fixer
les sons jusque-là inarticulés de cet idiome, et ne retranchant de son texte
que le livre des Rois où il trouvait, disait-il, trop de récits de guerre pour
que la lecture en fût utile à des catéchumènes de nature déjà trop belliqueuse.
Resté en communication constante avec les évêques de Rome, et honoré d’eux
comme un apôtre, Ulfilas était assurément le meilleur intermédiaire que les
Goths eussent pu choisir pour négocier une proposition délicate.
C’était lui, d’ailleurs, on le sut bientôt, qui, aidé de
ses amis personnels et des nouveaux fidèles convertis par lui dans le conseil
des Goths, avait pris l’initiative de la négociation. Pour lui, passer le
Danube et s’établir sur le territoire de Rome, c’était la chose du monde la
plus simple; il l’avait fait plus d’une fois dans sa vie, soit pour assister à
des conciles, soit pour abriter sa tête contre les rigueurs de la persécution;
il avait donné plusieurs fois ce conseil à ses néophytes quand leur conversion
les exposait au courroux de leur famille, et toujours ces exilés volontaires
s’étaient applaudis de l’avoir suivi, n’ayant jamais manqué de trouver, auprès
des évêques et dans les églises de l’empire, un accueil fraternel. Quand-il vit
sa nation tout entière menacée d’une dépossession en masse, il lui parut tout
naturel de suggérer à ses compatriotes une résolution dont lui-même s’était
tant de fois bien trouvé. Les Goths païens, les vieux Goths se récrièrent
violemment, et le roi Athanaric en particulier déclara qu’il n’y adhérerait
jamais, son père lui ayant fait promettre sous serment de ne mettre de sa vie
le pied sur le sol romain ; mais l’ouverture fut mieux accueillie par ceux à
qui les leçons d’Ulfilas avaient appris à voir dans les Romains plutôt des
frères en Jésus-Christ que des ennemis de leur race; et d’ailleurs la crainte,
une fois maîtresse de ces natures grossières, ne souffrait plus aucune
délibération. Athanaric fut déposé et contraint de fuir; deux princes de la
race royale, Fritigem et Alavive,
furent mis à sa place, et c’étaient eux qui avaient chargé l’évêque d’aller
porter la pétition des Goths à Valens, On l’avait trouvé plus apte qu’aucun
autre à faire prévaloir dans le cœur du maître de Rome sur les ressentiments de
la politique la pitié due à des coreligionnaires malheureux.
Tous ces détails, bientôt connus à la cour d’Antioche,
disposaient naturellement Valens en faveur de l’ambassadeur et de la demande.
Rien d’ailleurs n’était plus propre à flatter son orgueil que de voir ces mêmes
hommes qui, la veille encore, bravaient ses légions et lui marchandaient
dédaigneusement quelques auxiliaires, suppliant aujourd’hui à ses pieds qu’on
leur fournit les moyens de vivre. Quelle gloire, ne manquaient pas de s’écrier
les courtisans, pour l’immortel empereur! les ennemis de Rome devenaient ses
soldats! Quel avantage de pouvoir laisser le paysan de l’empire à sa charrue et
de n’avoir à demander aux provinces, au lieu d’un contingent militaire qui les
épuise, que des tributs qui porteront l’abondance dans le trésor! Mais d’autres
conseillers, plus avisés, faisaient valoir, en sens contraire, des motifs qui
trouvaient le chemin d’une autre des. faiblesses du souverain. Tout chrétiens
et baptisés qu’étaient les Goths, ils n’en étaient pas moins des gens fort mal
policés, peu façonnés au travail et rebelles au joug. Introduire de tels intrus
dans l’intérieur des plus belles provinces de Rome, c’était, disaient ces
prudents personnages, mettre le loup dans la bergerie; agneaux et bergers peut-être
pourraient un jour s’en mal trouver. Partagé entre la pitié, la vanité et la peur,
Valens délibéra longtemps. Enfin il crut avoir tout concilié par une heureuse
invention : il décida que les Goths seraient reçus dans l’empire en leurs
qualités d’alliés et de chrétiens; mais pour rendre ces mêmes qualités plus
complètes encore chez eux et les mettre au-dessus de toute contestation, ils
devaient d’une part déposer leurs armes et de l’autre adopter, avec la formule
de Rimini, la croyance particulière de l’empereur.
La première condition ne souleva pas de difficultés. La
seconde, qui touchait à la conscience, était plus délicate. Mais le hasard
voulut qu’Ulfilas avait pris part autrefois lui-même au concile de
Constantinople, où avait été acceptée la formule de Rimini, et y avait adhéré,
comme tous les assistants. Probablement ses oreilles un peu barbares n’en
avaient pas saisi toutes les finesses; car, après comme avant cette adhésion, à
laquelle il n’avait attaché aucune importance, son enseignement était resté le
même. Il avait continué à prêcher à ses ouailles la divinité du Christ sans
s’inquiéter beaucoup s’il y avait une lettre de plus ou de moins dans un mot du
symbole, qu’il traduisait du grec en gothique comme il pouvait. Il lui en coûtait
peu de souscrire de nouveau à un formulaire qu’il n’avait jamais ni bien
compris, ni positivement rétracté, d’autant plus qu’on lui fit connaître
l’exigence de l’empereur par l’intermédiaire d’évêques et de docteurs bien
choisis, qui s’empressèrent de mettre sa conscience en repos. Il fit pourtant
quelques efforts pour comprendre en quoi consistait la concession qu’on demandait
à ses compatriotes, mais ne réussissant qu’imparfaitement à saisir ce qui
distinguait le symbole de Nicée de la formule de Rimini: «Je vois bien, dit-il enfin,
que toutes ces disputes sont affaire d’intrigue et d’ambition, plus que de
théologie, et qu’il n’y a au fond point de différence essentielle dans la
doctrine. Je ferai donc ce que l’empereur demande». Là où passait Ulfilas, il
n’y eut, on le conçoit, point de Goth qui fit difficulté de le suivre, et la
tribu entière se trouva ainsi devenue arienne presque sans le savoir, ne
croyant pas payer trop cher à ce prix, dont elle ne sentait pas l’importance,
le bonheur de devenir aussi romaine.
Toute cette négociation prenait du temps, et, pendant
qu’elle durait, les Goths étaient rassemblés dans la plaine qui borde la rive
gauche du Danube, sous les armes, dans leur appareil de guerre, avec leurs
femmes, leurs enfants, leurs chariots et leurs tentes. Leurs masses
frémissantes et grossies chaque jour par de nouveaux arrivants couvraient toute
la rive du fleuve. Leurs mouvements confus étaient aperçus et leurs cris
entendus aisément de l’autre bord; ils se mouraient d’inquiétude et
d’impatience; car chaque heure, chaque minute pouvait faire apparaître sur
leurs derrières les horribles bandes des Huns, prêts à les culbuter dans le
fleuve. Plusieurs, lassés du retard, essayaient de franchir l’onde à la nage ou
en s’embarquant sur des troncs d’arbres creusés en guise de bateaux; mais ils
étaient bientôt emportés par le courant, que les pluies avaient grossi, ou
atteints par les projectiles que lançaient de la rive opposée les machines de
guerre dont la frontière romaine était garnie; car, en attendant les ordres
positifs de l’empereur, les troupes romaines, probablement peu empressées de
faire accueil à ces nouveaux venus, dirigeaient sans scrupule leurs traits
contre leurs futurs compatriotes. Ces tristes scènes se renouvelèrent à
plusieurs reprises et inaugurèrent sous les plus sombres auspices l’alliance
contre nature qui s’allait conclure.
Enfin la décision d’Antioche arriva, et une flottille
romaine fut mise à la disposition des suppliants pour les transporter d’un bord
à l’autre par des convois successifs. L’ordre prescrit par l’empereur lui-même,
avec un luxe de précautions que tous les courtisans admiraient, était celui-ci:
les femmes et les enfants et un certain nombre des personnages les plus
notables devaient passer les premiers, pour être expédiés sur-le-champ dans les
villes de l’intérieur où ils seraient gardés en otage; les hommes seraient
ensuite admis, mais on ne leur laisserait mettre le pied sur les embarcations qu’après
avoir reçu leurs armes en dépôt; un dénombrement, fait par tête d’homme, serait
dressé au passage et envoyé à l’empereur; les nouveaux débarqués seraient
ensuite divisés en petites bandes et dirigés sur des lieux choisis à distance
convenable les uns des autres, et dans le voisinage des citadelles les plus
fortes. Quand on en vint au fait, il se trouva que pas une de ces mesures si
bien combinées ne put recevoir la moindre exécution. Malgré toutes les
promesses qu’on avait pu faire en leur nom, et dont peut-être ils n’avaient pas
bien compris la portée, les Goths n’avaient nulle envie de se séparer d’objets
également chers à leurs yeux: leurs femmes, leurs enfants et leurs épées. On ne
tarda pas à s’apercevoir qu’il n’était pas aisé d’enlever à des hommes armés
jusqu’aux dents ce qu’ils avaient envie de retenir. Il n’y eut pas moyen non
plus de les astreindre à un ordre quelconque. L’épouvante redoublant leur
violence naturelle, dès qu’une embarcation touchait le bord, ils s’y
précipitaient pêle-mêle, éperdus et irrités, beaucoup plus pressés d’échapper
au péril qui les menaçait que de remercier leurs libérateurs. Le dénombrement
devint impossible à faire dans cette mêlée, et d’ailleurs la masse des fugitifs
dépassait tout ce qu’on avait imaginé. Quand les employés romains furent
arrivés à force de peine à en avoir compté deux cent mille, ils s’arrêtèrent
débordés et découragés. Quant à répartir cette foule d’hommes dans les quartiers
qu’on leur avait désignés, il n’y fallait pas songer: autant aurait valu
essayer de faire couler une inondation dans des canaux préparés d’avance. Ce
n’était pas d’ailleurs une terre, en général, que les Goths avaient demandée,
ou du moins que leurs négociateurs leur avaient fait espérer; c’était celle-là
même que de longue date ils dévoraient du regard, la campagne qui bordait le
Danube, la plaine de Thrace avec ses gras pâturages si bien faits pour leurs
troupeaux. C’est là qu’ils voulaient rester: ils s’y trouvaient bien; du moment
qu’ils eurent mis le fleuve entre eux et les ennemis qui les poursuivaient, ils
ne virent pas de motif pour faire un pas de plus.
La savante combinaison de l’empereur se trouva donc de
gré ou de force abandonnée. Les employés d’ailleurs auxquels le soin en était confié ne se piquèrent pas beaucoup d’y tenir
la main. Quand ils virent que le désordre les gagnait, au lieu de s’obstiner
dans une tâche impossible, ils ne songèrent qu’à profiter de la confusion pour
leur propre compte. Ils se firent payer pour permettre ce qu’ils ne pouvaient
pas empêcher. Après avoir timidement, et pour la forme, demandé aux barbares la
remise de leurs armes, ils consentirent à ne pas insister, moyennant qu’on leur
livrât des joyaux, des objets de prix auxquels les Goths tenaient beaucoup
moins qu’à leurs épées, mais dont la forme bizarre et la rareté pouvaient être
appréciées et payées à deniers comptants par les marchands de curiosités des
villes d’Asie. Ils ne prirent pas, comme on leur avait commandé, les femmes et les
enfants en otages pour les transporter avec égard dans les grandes villes; mais
partout où ils purent rencontrer une belle jeune fille, ou un adolescent au
teint clair, aux yeux d’un bleu pâle, à la chevelure d’un blond ardent, ils
eurent soin de mettre cette précieuse conquête en réserve, soit pour leur usage
personnel, soit pour en trafiquer avec des marchands de prostitution. Toutes
les grandes cités d’Orient virent bientôt arriver des cortèges de cette sorte, les
enfants en pleurs, les femmes prenant plus aisément leur parti, et facilement
consolées par la libéralité de leurs nouveaux possesseurs. Le comte Lupicinus
et le duc Maxime, préposés à l’opération du débarquement, se signalèrent tout
particulièrement par ces coupables transactions. Ces infidèles agents
trouvèrent encore une source de profil dans les fournitures de vivres qu’ils
étaient chargés de faire aux arrivants. Ces vivres furent distribués on
quantité insuffisante et de mauvaise qualité. Des lambeaux de chien et de
cheval furent livrés sous le nom de bœuf et de mouton, sans que le trésor
impérial bénéficiât de cette économie. Les barbares, de leur côté, réduits à la
famine, cherchèrent et trouvèrent une compensation en s’emparant au hasard,
chez les paysans, de tout ce qui pouvait être à leur convenance. Entre ces
rapines de diverses sortes, les unes pratiquées à la mode des pays civilisés,
les autres à la façon barbare, mais retombant toutes également sur les
malheureuses populations, les rives du Danube ne présentèrent bientôt plus que
le spectacle d’une affreuse désolation. Tout le monde gémissait: les Romains,
livrés sans résistance à une invasion d’un genre nouveau par ceux-là mêmes qui
auraient dû les défendre; les Goths, maltraités et vexés, sans être intimidés :
c’était un concept général de plaintes et de menaces.
Le bruit en arriva jusqu’à Antioche. Valens lui- même
s’en effraya. Il ne lui en fallait pas tant pour prendre peur. Il avait
d’ailleurs fort à faire en Asie même, s’étant créé, par de criminelles
intrigues, des embarras sur la frontière amie et chrétienne d’Arménie. Le jeune
roi Para, longtemps son auxiliaire contre Sapor, lui ayant donné quelques
sujets de plainte, il avait essayé de l’attirer à sa cour et de l’y retenir prisonnier.
Para avait réussi à s’enfuir; mais à peine rentré dans son royaume, il avait
péri victime d’un assassinat dans lequel on supposa que des émissaires romains
avaient trempé, et Sapor profitait de l’indignation des grands de l’Arménie
pour les engager dans ses intérêts. L’idée d’être menacé sur ses derrières par
les Goths, pendant que Sapor s’avancerait jusque sur Antioche, pénétra Valens
de terreur. Ordres sur ordres furent envoyés à Lupicinus et à Maxime de
procéder à l’internement des barbares dans les cantons désignés. En réponse,
Lupicinus fit savoir qu’une nouvelle troupe de Goths, la tribu des Greuthonges, s’entassait sur la rive gauche du Danube,
demandant à être comprise dans l’hospitalité romaine. Refus positif de Valens,
cette fois mieux averti, et nouvel ordre de faire évacuer sans délai tous les
abords du fleuve. Lupicinus commença en conséquence un mouvement sur les
derrières du camp où le prince Fritigern s’était établi au milieu de sa tribu
particulière, celle des Thervinges. Il ne put tenter
cette manœuvre sans dégarnir un des points de passage du Danube; les Greuthonges, qui étaient aux aguets, et à qui, de l’autre
côté du fleuve, leurs compatriotes avaient fait passer des moyens de transport,
trouvant le champ libre devant eux, profitèrent de cette faculté pour opérer
hardiment leur traversée. Ils débarquèrent sous les yeux mêmes de Lupicinus
interdit, et opérèrent leur jonction avec Fritigern sans qu’on osât les en
empêcher. Les deux princes barbares, une fois réunis, firent prendre les armes
à tout leur monde, et présentèrent un front hostile aux légions romaines.
Un conflit était imminent. Lupicinus ne prit pas sur lui
de le provoquer. Il engagea au contraire les chefs goths Fritigern et Alavive à venir le trouver à Marianople,
chef-lieu de la basse Mœsie, pour y débattre avec lui
leurs prétentions. Ils vinrent, furent bien accueillis, et se laissèrent
inviter de bonne grâce à prendre part à un festin qu’on leur avait préparé.
Mais pendant qu’ils soupaient au palais, une rixe s’engagea dans les faubourgs
entre l’escorte des rois goths, qui voulait absolument pénétrer dans la ville
pour y faire quelques acquisitions, et le poste de garde, qui avait la consigne
de ne laisser passer personne. On en vint aux mains, et quelques hommes furent
tués. Avertis que le sang de leurs serviteurs coulait, les princes goths se
crurent pris dans un guet-apens; ils se levèrent de table en pâlissant, et sous
prétexte que leur présence était nécessaire pour apaiser le trouble, ils
sortirent en toute hâte du palais sans que Lupicinus essayât de les retenir.
Montant à cheval dès qu’ils furent hors de la ville, ils retournèrent précipitamment
à leurs quartiers, et donnèrent à toutes les tribus le signal d’alarme.
En peu de jours, à la vue de l’étendard national, et aux
accents de la conque barbare, toute la masse errante des Goths se rassembla
autour de ses chefs, et se précipita d’un seul élan sur Marianople,
tout heureuse de marcher cette fois sans contrainte au pillage. Lupicinus
épouvanté rassembla en grande hâte tout ce qu’il avait de troupes à sa
disposition, et s’avança jusqu’à trois lieues de la ville pour faire tête à
l’attaque.
Mais la discipline des légions romaines s’était fort relâchée
au milieu du désordre qui les environnait de toutes parts depuis plusieurs
mois. Les soldats ne savaient que penser de ces barbares, qu’on leur demandait
un jour d’accepter comme des auxiliaires et des compatriotes, et le lendemain
de combattre comme des ennemis. Ils avancèrent mollement au-devant du flot
impétueux qui se répandait sur la plaine. Ils ne tinrent pas même une heure
contre le premier élan des Goths. La déroute fut prompte et générale. Ce ne fut
pas à proprement parler un combat; le terrain resta couvert des armes des
fugitifs, dont les Goths s’emparèrent sur-le-champ.
Ce n’étaient pas seulement des armes, ce furent aussi des
auxiliaires que la victoire leur valut. Par la plus incroyable des imprudences,
Lupicinus avait laissé en garnison à Andrinople un corps de Goths réguliers,
engagés depuis plusieurs années dans l’armée romaine. A la nouvelle du succès
de leurs compatriotes, un sourd frémissement se répandit dans les rangs de ces
serviteurs toujours douteux de l’empire. Leurs chefs voulurent les éloigner
pour les diriger sur l’autre rive de l’Hellespont. Les soldats n’osèrent pas
faire de résistance ouverte; ils demandèrent seulement deux jours de délai pour
se procurer des vivres et pourvoir à leurs préparatifs de voyage, et, en
attendant la réponse qui tardait à venir, ils se mirent en mesure de subvenir à
leurs premiers besoins en pillant quelques villas des faubourgs. La curie de la
ville, mal inspirée, au lieu de songer avant tout à se délivrer d’hôtes si
dangereux, imagina de faire prendre les armes à la population pour châtier les
pillards. Ceux-ci se mirent en défense, et se frayant un chemin à main armée à
travers la foule, allèrent sur-le-champ rejoindre le camp de Fritigern.
Avec les habitudes de guerre régulière qu’ils avaient
prises au service de Rome, ces transfuges auraient voulu engager leurs
compatriotes à venir mettre le siège devant Andrinople, place importante qui
promettait une riche proie; mais le roi goth avait une peur instinctive de ces
hautes murailles garnies de machines de guerre dont il ne connaissait pas
l’usage. «Je ne fais pas la guerre aux pierres,» dit-il, et il se borna à
lâcher tout son monde au hasard dans les vastes champs de la Mœsie. En un clin d’œil, les barbares eurent tout couvert
et tout dévasté; les femmes, les enfants, les vieillards étaient massacrés.
Lamentable témoignage de la décadence de l’empire! les barbares ne furent pas
longtemps seuls à prendre part à cette dévastation: des légionnaires
contumaces, des colons las de la servitude ou accablés d’impôts, des membres
des corporations ouvrières, gémissant sous le poids de charges excessives,
vinrent se mêler aux envahisseurs. Ces traîtres servaient de guides aux Goths
et leur indiquaient les cachettes où les paysans fugitifs s’étaient réfugiés
avec leur pauvre trésor. Des mineurs accoutumés à fouiller les montagnes pour y
chercher des veines de métal, étaient les plus empressés à offrir leurs
services pour ce genre de recherches. Enfin tous les passages du Danube restant
ouverts, et tous les moyens de communication étant tombés aux mains des
barbares, l’émigration ne cessait pas de verser ses flots sur les provinces
conquises. Tribus sur tribus se succédaient, et il-y eut, dit-on, jusqu’à des
Huns qui, alléchés par l’appât du pillage, vinrent se joindre à leurs victimes
de la veille. Dans l’abondance universelle ils furent admis sans difficulté au
partage.
L’épouvante fut extrême à Antioche. Valens, sortant de
son apathie ordinaire, sentit qu’il y allait de sa vie et de son empire, et que
sa présence était nécessaire. Il détacha d’abord en avant les généraux Trajan
et Profuturus, avec des légions tirées d’Arménie.
Puis il se mit lui-même en marche vers Constantinople. Il envoya en même temps
une ambassade à Sapor, pour conclure à tout prix une suspension d’armes, et des
députés à son neveu Gratien, pour le prier de lui venir en aide dans le péril
qui menaçait l’indivisible unité romaine.
L’honnête, le pieux Gratien, bien qu’à peine sorti des
premiers embarras de son avènement, ne pouvait être sourd à un tel appel. Les
dangers ne lui manquaient pas à lui-même; car les barbares formaient le long de
la frontière romaine comme une chaîne électrique qui tressaillait tout entière
d’un de ses bouts jusqu'à l’autre à la moindre commotion. Les Francs qui bordaient
le Rhin, avertis par quelque bruit lointain des scènes qui ensanglantaient les
rives du Danube, entraient de toutes parts dans une sourde agitation.
N’écoutant pourtant que son dévouement à l’intérêt public, Gratien promit
non-seulement d’envoyer des auxiliaires en Mœsie,
mais de s’y rendre lui-même, et de se mettre en marche dès les premiers jours
du printemps. Il donna rendez-vous à son oncle sur le champ de bataille. Comme
gage de son alliance, il dirigea d’avance sur la Thrace deux petits corps de
troupes. Mais il eut grande peine à les décider à partir, car toute la province
des Gaules réclamait, s’écriant qu’on la laissait sans défense, et les
généraux, gagnés par la terreur commune, poussaient eux-mêmes les soldats à la
défection. L’envoi arriva donc fort réduit sur les frontières de l’empire
d’Orient.
Tel qu’il était cependant, grâce à deux bons chefs,
Ricomer et Frigerid (ces fils de barbares défendaient
l’empire pendant que de lâches Romains l’abandonnaient), ce renfort put aider
par une diversion heureuse les généraux que Valens avait envoyés en avant. On
réussit à tenir les Goths en respect pendant tout l’hiver. Ceux-ci d’ailleurs,
se trouvant à l’aise dans les provinces qui leur étaient abandonnées et où ils
vivaient grassement, n’étaient pas pressés de bouger. Quelques enfants perdus
se détachaient seulement de temps à autre, et passant à travers les
avant-postes romains, s’avançaient par une pointe rapide sur la route de
Constantinople. Un parti de barbares apparut ainsi, un instant, au début de
l’année 378, jusque dans les faubourgs de la capitale, causa une grande
terreur, fit quelque butin et se retira.
Valens arrivait au même moment: il trouva la population
de Constantinople encore sous l’impression de l’épouvante que cette attaque
avait répandue. L’irritation était extrême contre lui, et il fut très-mal
accueilli : on l’accusait d’avoir causé la ruine de l’empire par sa concession
imprudente et de la laisser achever maintenant par sa lâcheté. Pour dissiper
cette défaveur, il commença par se montrer souvent en public, passa les troupes
en revue, parut aux jeux du cirque, et partout rencontra la même froideur. Dans
le cirque les habitants criaient tout haut: «On nous laisse assassiner sans
défense; qu’on nous donne des armes, et nous saurons bien nous protéger nous-mêmes».
Dépité de cette manifestation, Valens rentra au palais, n’en sortit plus et se
renferma plus que jamais dans un petit cercle de courtisans et de prélats
favoris. Cette coterie, toujours dominée, même au milieu des désastres publics,
par les passions personnelles, ne manqua pas de lui persuader que toutes ces
rumeurs étaient l’œuvre des catholiques mécontents, qui voulaient décréditer un
prince arien. Les généraux envoyés en Mœsie et qui
avaient traversé Constantinople avant l’empereur, pouvaient bien aussi,
ajoutait-on, avoir contribué à propager la méfiance. Trajan, en particulier,
dont le zèle pour les catholiques était connu, Trajan qui entretenait une
correspondance régulière avec Basile de Césarée, et dont la fille menait sous
la direction de prêtres zélés une vie de religieuse, fut aisément mis en
suspicion aux yeux de l’empereur. Sous l’empire de ces préventions, le brave
général fut mandé à la cour pour y apprendre de la bouche même de Valens sa
révocation: «Vous n’êtes qu’un lâche, lui dit Valens, et vous n’avez rien su
faire des troupes que je vous ai confiées ».
— Si je n’ai pas été vainqueur, Empereur, lui répondit
Trajan, poussé à bout par cette ingratitude, ce n’est pas moi qu’il faut en
accuser, c’est vous-même : c’est vous qui avez ouvert l’empire aux barbares, et
c’est vous aussi qui, en prenant parti contre Dieu, l’avez irrité contre vous.
Vous avez chassé ses serviteurs des églises : il vous chasse aujourd’hui de
votre empire.
Plus d’un officier qui partageait les mêmes sentiments,
entre autres Victor et Arinthéus, les mêmes qui
s’étaient signalés par leur valeur dans la retraite des légions après la mort
de Julien, assistaient à cette scène, et laissaient voir leur approbation pour
Trajan sur leur visage. Valens n’en maintint pas moins sa décision, et remplaça
Trajan par le vieux duc Sébastien, dévoué aux Ariens, et dont tous les exploits
consistaient à avoir vingt-deux ans auparavant aidé à chasser Athanase de son
siège épiscopal.
Sébastien alla sur-le-champ prendre le commandement des
troupes qui se dirigeaient sur les provinces envahies. Cette nomination,
motivée par une sotte passion religieuse, eut pour effet de surexciter tous les
sentiments contraires à ceux qui l’avaient dictée. L’idée que la malédiction
divine planait sur l’empereur et sur le général de son choix, idée propagée par
les catholiques, mais à laquelle les prédictions sinistres des magiciens
avaient préparé les esprits, se répandit rapidement dans la foule. Le 11 juin
378, Valens quitta enfin Constantinople. Comme il s’éloignait de la ville, il
passa devant la cellule d’un solitaire du nom d’Isaac, que sa sainteté et
l’austérité de sa vie avaient mis en grand renom. Au bruit que faisait
l’escorte impériale, le saint homme sortit de sa retraite et se plaça devant le
prince: «Où allez-vous, lui dit-il, ennemi de Dieu? Vous voulez combattre et
vous n’avez pas Dieu pour auxiliaire;... cessez d’abord la guerre que vous faites
à Dieu, et il saura bien faire cesser à lui seul celle que les barbares vous
font. Rendez les pasteurs à leurs troupeaux et vous serez vainqueur sans
combat. Que si vous vous y refusez, et si vous livrez bataille, vous apprendrez
qu’il est dur de regimber contre l’aiguillon, vous perdrez votre armée et vous
ne reviendrez pas.
— Je reviendrai si bien que tu t’en apercevras, insolent
menteur, dit l’empereur, et tu payeras ton mensonge.
— Je consens à
mourir si j’ai mal dit, reprit le solitaire sans s’effrayer.
Valens ordonna qu’on le jetât en prison. «Cette ville est
exécrable, ajouta-t-il: elle m’a déjà trahi pour Procope; je n’y veux plus
rentrer et j’y ferai passer la charrue.»
A la station de Mélanthiade, à
six ou sept lieues en avant de Constantinople, il reçut des nouvelles favorbles des premières opérations du duc Sébastien. Un
parti de Goths détachés avait été cerné et taillé en pièces, et Fritigern, pour
prévenir de nouvelles surprises de ce genre, avait cru devoir rappeler autour
de son drapeau ses hommes épars, et opérer en vue d’Andrinople un mouvement de
retraite et de concentration. La ville se trouvant ainsi dégagée et remise en
communication avec l’armée impériale, Valens put venir camper sous ses
remparts. Ce petit succès remettait les troupes déjà engagées dans la campagne
en bonne disposition; celles que l’empereur amenait étaient toutes fraîches et
pleines d’ardeur.
On attendait des nouvelles de l’arrivée de Gratien, qui
avait promis de se trouver à la frontière opposée de la Mœsie,
soit pour envelopper les barbares par une attaque combinée, soit pour faire sa
jonction avec son oncle en leur passant sur le corps. Il tarda beaucoup plus
qu’on ne pensait. On sut bientôt la raison de ce délai : au moment de se mettre
en route, il avait été forcé de rétrograder pour faire face à une agression des Asemans sur le haut Rhin. Mais il avait tenu tête résolument
aux assaillants et venait de les tailler en pièces aux environs de Colmar;
trente mille hommes étaient restés sur le champ de bataille. Il arrivait
maintenant à marches forcées avec une armée qu’exaltait une victoire récente.
La moindre prudence eût conseillé de le laisser venir
avant d’engager une action décisive. Les Goths d’ailleurs étaient effrayés. Un
prêtre chrétien de leur race, député par Fritigern, circulait autour du camp,
offrant de se porter intermédiaire pour négocier la soumission de ses
compatriotes. En patientant un peu, et en laissant apparaître l’armée de
Gratien sur leurs derrières, il était possible qu’on amenât les barbares à se
rendre à discrétion. C’était l’avis de tous les généraux sensés de l’armée, et
Victor le soutint énergiquement dans le conseil. Sébastien fut d’un sentiment
contraire: il était enivré de ses légers succès et attendait un grand honneur
d’une victoire plus complète, dont l’incapacité bien connue de Valens lui
laisserait recueillir toute la gloire; il n’en voulait rien partager avec les
généraux d’Occident. Valens, sensible lui-même à l’idée de se passer
d’auxiliaire et de ne pas être l’obligé de son neveu, se décida à livrer
bataille sans l’attendre.
Le 9 août 378, au lever du jour, l’armée se mit en
mouvement. On laissa dans la ville le trésor et les bagages sous la garde des
grands officiers de la couronne. La journée était très-chaude et le soleil
très-ardent, lorsque vers midi, à trois lieues d’Andrinople, dans la direction
de la petite ville de Nice, on aperçut les avant-postes des barbares. Les Goths
ne s’attendaient pas à être attaqués ce jour-là, et leur cavalerie, sous la direction
des chefs Alatée et Saphrax, était éloignée à quelque
distance du gros de leur armée. Pour lui laisser le temps de rejoindre,
Fritigern usa de stratagème, et envoya des parlementaires à Valens. Ces députés
avaient ordre d’annoncer de sa part que, pourvu qu’on le munît d’un
sauf-conduit et qu’on lui livrât quelques otages, il était prêt à venir traiter
lui-même de sa soumission. L’idée de vaincre sans coup férir souriait toujours
à Valens, et quelques heures précieuses furent perdues dans ces pourparlers.
Ils duraient encore lorsqu’on apprit que les Goths avaient pris l’offensive, et
que le sang coulait déjà à l’aile droite. La cavalerie était arrivée.
L’assaut des barbares fut terrible. Plus d’une fois les
Romains s’étaient mesurés avec eux en bataille rangée; mais dans toutes les
occasions précédentes ils avaient eu affaire à de petits corps d’aventuriers
qui ne présentaient que peu de surface, et qu’on pouvait dérouter par la
supériorité des manœuvres. Ici c’était un peuple entier qui se ruait avec le
poids irrésistible d’une masse d’eau torrentielle. Les légions, débordées à
droite et à gauche, en tête et en queue, ne savaient où faire face ni à qui
s’en prendre. La chaleur était étouffante; tout à coup, comme le soleil
baissait pourtant déjà à l’horizon, elle s’accrut d’une façon inattendue
jusqu’à devenir insupportable. Au même moment on découvrit à l’horizon une
ligne de flammes s’avançant comme la marée: c’était un vaste incendie d’herbes
et de broussailles que les Goths, maîtres de toute la campagne, avaient allumé
et qui, s’étendant rapidement, eut bientôt enveloppé l’armée romaine comme d’un
cercle de feu. Ce terrible auxiliaire, annoncé déjà, on l’a vu, par les
prédictions populaires, pénétra les esprits de terreur. Le jour tombait; des
nuages de poussière et de fumée remplissaient l’air; les Romains étaient
dévorés d’une soif ardente. L’empereur lui-même, plein d’épouvante, ne donnait
aucun ordre, reculait et avançait sans but et au hasard. La cavalerie enfin
lâcha pied la première et tourna bride; son exemple fut rapidement imité par
toutes les légions. Au moment où Valens s’apprêtait à suivre lui-même l’armée
en déroule, il fut blessé d’un coup de flèche, qui le mit hors d’état de se
mêler aux fuyards. Soutenu par quelques hommes de son escorte, il fut porté
dans la cabane d’un paysan, où il reçut les premiers soins. Mais l’incendie se
propageait de moment en moment; et la cabane elle-même fut aussi gagnée par les
flammes. Chacun alors pensa à sa sûreté: les gens de la suite de l’empereur s’enfuirent
par la porte ou par les fenêtres, et le malheureux prince resta seul sur le lit
où on l’avait déposé, sorte de bûcher où l’attendait le supplice qu’il avait
infligé lui-même à tant d’innocents. Son corps ne fut jamais retrouvé».
Ses principaux capitaines n’eurent pas un meilleur sort.
Sébastien, Équitius, Trajan lui-même, qui, malgré sa
disgrâce, avait généreusement insisté pour prendre part à l’action, restèrent
sur le champ de bataille. Un tiers à peine de l’armée échappa; c’en était fait
de toutes les défenses de l’empire : la Thrace, la Scythie, la Thessalie
étaient livrées sans résistance au flot de l’invasion. Toutes les routes de
Constantinople étaient ouvertes.
«Depuis la journée de Cannes, dit Ammien Marcellin, cherchant
à se consoler par le souvenir des désastres d’une plus glorieuse époque, jamais
la république n’avait été frappée d’un pareil coup». Mais l’imagination
populaire ne s’égara pas comme celle de l’historien rhéteur dans ces
comparaisons lointaines. A peine l’immensité du malheur fut-elle connue, qu’une seule idée s’empara de tous les esprits. Un seul enseignement
semblait se dresser et planer sur ces ruines: le prince qui venait de conduire
l’empire à sa perte était un hérétique; hérétique aussi le général de son choix;
hérétiques enfin, par son fait et par ses ordres, les barbares sous les coups
desquels il périssait. On avait donc ici le spectacle d’une de ces œuvres de
l’impie qui le trompent lui-même. Tout portait dans ce désastre le caractère de
la vengeance céleste. Valons périssait comme Julien, par les mêmes causes, par
les ordres de la même volonté suprême, qui employait, à son choix, des
ministres différents, mais qui se montrait toujours implacable, toujours
infailliblement obéie, et qui par des voies diverses atteignait toujours son
but. Los Goths étaient aujourd’hui, comme les Perses avaient clé hier, de
simples instruments du courroux divin. Désormais donc l’épreuve était faite : assez
de périls, assez de souffrances avaient été endurés pour l’erreur. Plus de
paganisme, plus d’hérésie : Dieu seul pour maître, l’Évangile pour règle, la
loi de l’Église pour unique loi de l’État, un empereur chrétien, orthodoxe,
catholique avant tout. Ainsi l’exigea tout d’un coup un de ces cris de la
détresse et de la conscience publiques auxquels la réponse ne se fait jamais
longtemps attendre.
CHAPITRE IVCONCILE DE CONSTANTINOPLE
(378-381)
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