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L’ÉGLISE
ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE
DEUXIEME PARTIE
: CONSTANCE ET JULIEN
CHAPITRE V
JULIEN EN GAULE.
(356-361 ).
Tandis que les discussions religieuses, réveillant chez les peuples un
esprit de résistance depuis longtemps inconnu, livraient la réputation de
l’empereur et la dignité impériale aux débats d’une publicité bruyante, le nom
du césar qui régnait en Gaule n’était pas prononcé dans ces querelles. Non
cependant que, depuis quatre ans qu’il gouvernait, il eut usé du pouvoir en
souverain fainéant, et fût demeuré dans l’obscurité et dans l’inaction: chaque
jour, au contraire, il avait fait un pas dans la voie de la renommée. Mais,
concentrant avec soin toute son activité dans les bornes de sa province, fuyant
tout contact avec le pouvoir d’un parent qu’il redoutait en le méprisant, et
l’autorité d’une Église qu’il détestait intérieurement, il avait transformé la
Gaule en un royaume isolé dont l’histoire, pendant ces quatre années, se
détache entièrement des annales du reste du monde.
Rien n’était, au reste, plus conforme aux tendances naturelles des peuples
qu’il avait à gouverner. La Gaule, après avoir d’abord très-vaillamment
défendu, mais ensuite très-promptement abdiqué ses mœurs, sa langue et ses
dieux, ne conservait de son ancien esprit d’indépendance que le goût
très-prononcé d’exister pour son compte et d'être régie chez elle par un
souverain qu’elle pût connaître et voir à l’œuvre. Nulle part peut-être la
civilisation romaine n’avait plus fortement marqué son empreinte; nulle
population n’avait subi, à un plus haut degré, la transformation de la conquête; mais en prenant les mœurs, elle avait voulu prendre aussi les droits des
conquérants. Elle imitait Rome avec la prétention, toujours persistante et
souvent exprimée, de la remplacer. A la différence de l’Orient hellénique qui
subissait servilement le joug de ses vainqueurs, mais gardait sous leurs yeux
et même leur communiquait ses molles coutumes, la Gaule, en se dépouillant de
la barbarie, n’avait perdu ni le souvenir ni l’espoir de la liberté. Au sein
de chacune de ses cités florissantes, une curie, composée de citoyens riches
dont les noms, bien qu'allongés par une terminaison romaine, trahissaient leur
origine celtique, présentait, par la dignité de ses délibérations, l’image d’un
véritable sénat. Vers le milieu du troisième siècle, au moment où l'anarchie
et l’invasion rendaient à chaque province le soin de sa propre défense, la
Gaule avait usé de l’interrègne pour porter à sa tête des soldats nés sur son
territoire, et créer un véritable empire gaulois qui put se maintenir treize
années. Elle n’avait été ni moins prompte ni moins habile à tourner à son
profit la division de la dignité impériale, devenue si habituelle depuis
Dioclétien. Constance Chlore, Constantin, dans sa jeunesse, n’avaient pu gagner
le cœur de leur province qu’en prenant l’altitude de souverains gaulois par
excellence. Julien, subissant la même influence, ou suivant la même politique,
était sûr d’arriver au même succès.
Ce n’était pas tout, d’ailleurs, de gouverner la Gaule : il fallait
aussi la défendre, et cette lâche suffisait amplement à l’apprentissage, même
de la plus heureuse intelligence. Jamais les invasions des Barbares, fléau toujours
redoutable de cette région, du reste aimée du ciel, n’avaient été plus
fréquentes et n’avaient porté des coups plus terribles. La ligne du bas Rhin,
qui formait, au nord et à l’occident, la limite supérieure des provinces
gauloises, bornait, du côté du sud et de l’est, cette immense étendue de
territoire où flottaient, comme les vagues d’une mer, les courants des tribus
germaines et sarmates. Ce bassin, toujours rempli d’hommes et toujours orageux, était mal contenu par les parois artificielles que lui opposait la résistance
savamment organisée de l’empire. La moindre interruption dans la continuité de
la digue, le moindre affaiblissement dans sa force, ou seulement une agitation
inaccoutumée des flots qu’elle contenait à peine, suffisaient pour déterminer un
débordement. Une guerre civile dans l’empire, qui dégarnissait des places
fortes; un conflit entre quelques-unes des tribus barbares, qui forçait les
vaincus à chercher leur salut dans l'émigration: c’étaient là les causes
ordinaires d’attaques toujours renaissantes. Une invasion était la suite
immédiate de toute lutte de prétendants dans le monde romain, ou de toute bataille
livrée entre deux roitelets du monde barbare. Le repos des provinces
limitrophes en sentait également et inévitablement le contre-coup.
Or, dans les dix dernières années que notre récit vient de parcourir,
ces deux causes réunies avaient agi de concert pour troubler la prospérité et
la paix des Gaules. D’une part, l’insurrection de Magnence, qui avait eu la
Gaule pour point de départ et pour dernier théâtre, avait nécessairement
affaibli la défense de la frontière. Magnence, en s’avançant vers l’Orient,
pour accabler Constance du poids de toutes les troupes qu’il avait pu réunir,
dégarnissait systématiquement, on l’a vu, les provinces occidentales : soit
que, grâce à sou origine germaine, il crut n’avoir rien à craindre sur ses
derrières, soit tout simplement que son ambition peu patriotique courût d’abord
au plus pressé. On lui reprochait même d’avoir levé des recrues parmi les tribus
qui habitait les bords du Rhin et de leur avoir enseigné ainsi lui-même à
franchir la borne fatale de l’empire. En revanche, quand il était revenu sur
ses pas, repassant les Alpes, en pleine déroule, mais mollement pressé par
Constance, ses partisans accusaient l’empereur d'avoir déchaîné les Germains
pour l’achever. Toutes ces récriminations avaient probablement un côté de
vérité, et ce n’était que l’éternelle répétition du spectacle que donnaient
toutes les guerres civiles. Chaque compétiteur avait pensé à son pouvoir plus
qu’au salut de Rome, et acceptait, de bonne grâce, le secours que pouvait lui
prêter, même sans combinaison préméditée, une diversion faite par les Barbares.
Puis les rapports fréquents favorisés par Constantin entre l’empire et ses
voisins, ceux qui subsistaient naturellement entre les Barbares établis sur le
sol romain ou engagés dans les armées romaines et leurs anciens compatriotes:
toutes ces relations suggérées par une politique chrétienne étaient sans
inconvénient, tant que l’autorité impériale se maintenait dans toute sa force.
Mais dès que le lien se détendait, elles favorisaient de dangereuses trahisons,
comme ne l’avait que trop tristement prouvé l’étrange défection dans laquelle
l’épouvante et la calomnie venaient de précipiter le malheureux général
Sylvain. Et ce qu’il y avait eu de curieux dans cette circonstance, c’est que
pendant qu’un général, Franc d’origine, prenait ainsi la pourpre, en présence et
avec l’appui des Barbares, c’étaient aussi d’autres Barbares, les Francs Malaric et Mellobaud, qui
s’étaient chargés, an nom de Constance, d’instruire sa cause et de poursuivre
son châtiment. Toutes ces agitations, tontes ces allées et venues, auxquelles
la Gaule servait nécessairement de passage, familiarisaient ses rudes voisins
avec l’habitude d’envahir à leur gré, sur le moindre prétexte, le territoire
sacré de l’empire.
Une révolution intérieure, survenue à l’extrémité opposée de la Germanie,
ne contribuait peut-être pas moins à précipiter ces invasions. Parmi toutes les
nations germaines avec qui l’empire avait à combattre, et dont les historiens
latins défigurent les noms en les traduisant, une en particulier avait pris,
dans ces dernières années, un développement inattendu qui fixait sur elle tous
les regards. Elle le devait, suivant toute apparence, aux principes
civilisateurs du christianisme que lui avaient communiqués, dès la fin du
siècle précédent, des prêtres et des captifs chrétiens. Les Goths, établis de
longue date au nord du Pont-Euxin, vainqueurs des Sarmates qui leur avaient
disputé quelque temps les bords du Tanaïs et des Palus-Méotides;
entrés, depuis un traité conclu avec Constantin, dans l’alliance régulière de
l'empire, venaient de prendre, sous l’habile administration d’un de leurs
rois, le vieil Hermanaric, l’assiette d’un gouvernement régulier. Hermanaric
avait soumis rapidement et ses plus proches voisins et les diverses tribus de
son peuple. Ses conquêtes, parties du Danube et s’avançant jusqu’à la Baltique,
comprenaient une grande partie des régions que gouverne aujourd'hui le sceptre
des czars et de celles qui forment la confédération germanique. On l’appelait
l’Alexandre du Nord. A ses cotés siégeait un évêque chrétien, Ulphilas, héritier
de ce Théophile qui avait déjà figuré à Nicée, mais doué de facultés plus rares
et d’une éloquence plus persuasive. Soit qu’Hermanaric eût ou non favorisé la
propagation de la religion chrétienne, qu’il ne professait pas lui-même,
toujours est-il que, sous la double influence et d’une autorité protectrice et
d’une foi plus éclairée, le royaume des Goths sortait un peu de la barbarie.
Pour la première fois, on voyait sur la rive gauche du Danube, et hors de la
puissance romaine, quelque chose qui ressemblait à l’ordre d’une société
policée.
La conséquence naturelle de celte pression régulière qui se faisait
sentir à l’une des extrémités du continent germanique était de refouler vers
l’autre toutes les tribus nomades qui ne consentaient point à la subir.
Quades, Vandales, Boiens, Marcomans, Burgondes, toutes
ces populations échelonnées le long des barrières romaines, trouvant leurs
mouvements gênés à l’Orient par la présence d’un obstacle inaccoutumé,
refluaient vers l’Occident, se poussant l’une l’autre, comme les colonnes d’un
liquide. C’était la frontière du Rhin qui supportait le dernier contre-coup de
cette longue agitation, et l’extrême limite de cette frontière se trouvait
occupée par une confédération plus hardie, plus entreprenante qu’aucune autre,
celle-là même dont les soldats romains, déjà un siècle auparavant, célébraient
la puissance dans ce chant fameux: «Nous avons tué mille Francs: un milliard
de Perses ne sauraient nous effrayer». Les Francs étaient le nom générique
d’une énergique association de plusieurs peuples établis entre le Rhin, le Mein
et le Weser. C’étaient donc eux qui subissaient toute la force accumulée du
mouvement dont l’extension de la puissance des Goths était l’origine, et le
poids de cette impulsion les aurait poussés, malgré eux, sur les plaines de
Gaule, quand même leur courage et leur convoitise, toujours en éveil,
n’auraient pas trouvé dans ces riches provinces l'appât le plus séduisant.
Aussi, dès la fin de l’année 355, la destruction de quarante villes
ruinées en peu de mois et le siège mis devant l’importante forteresse de
Cologne n’avaient pas permis aux Gaulois de méconnaître qu’ils devaient s’attendre,
de la part de leurs voisins barbares, à un redoublement de fureur. Leur effroi
avait été d'autant plus grand que, depuis la mort de Silvain, les légions étaient
fort débandées, et que la Gaule semblait oubliée par l’empereur. Mais quand ils
apprirent qu’un prince impérial arrivait pour les commander, le soulagement
fut général, et de toutes parts on s’apprêta à le recevoir avec allégresse.
Julien mit le pied sur le territoire des Gaules dès les premiers jours de
l’année 356, et c’est jusqu’à cette date que, pour ne pas interrompre la suite
des faits, notre récit doit maintenant rétrograder.
La première ville gauloise où le nouveau césar fit son entrée fut celle
de Vienne sur le Rhône. Il paraissait triste et soucieux, et son petit corps
d’armée, composé en tout de trois cent soixante soldats, était livré au plus
profond abattement. Sur la route, en effet, et même avant qu’on eût franchi les
Alpes, une déplorable nouvelle avait circulé dans les rangs. Cologne était
pris, et la tête de pont du Rhin ainsi livrée à la puissance des Barbares. Le
jeune prince s’étonnait que Constance, informé de ce désastre avant leur
séparation, lui en eût fait un secret. L’esprit toujours assiégé de méfiances,
il voyait dans ce silence une preuve nouvelle que, sous prétexte de le
couronner, on ne voulait, en réalité, que le faire battre et tuer dans une
partie désespérée. Pourtant, la joie qui éclatait partout sur son passage, l’empressement
des populations, les fêtes et les arcs de triomphe préparés en tous lieux, ne
tardèrent pas à dissiper un peu sa mélancolie. Deux faits de bon augure
vinrent aussi rassurer son esprit superstitieux. Le temps, très-brumeux en
Italie, s’adoucit et s’éclaircit subitement de l'autre côté des Alpes, malgré
l’époque avancée de la saison; et le jour de l’entrée du cortège impérial dans
Vienne, le soleil se montra brillant à l’horizon, comme par une belle matinée
de printemps. Dans la première rue où Julien passa, une couronne de
feuillage, suspendue à une fenêtre, se détacha et vint se poser d’elle-même sur
sa tête, aux acclamations de la foule. On raconte aussi qu’une vieille femme
aveugle, entendant ce bruit, demanda ce qui se passait. «C’est, lui dit-on, le
césar Julien qui fait son entrée.—Ah! reprit-elle, c’est donc celui-là qui
rétablira le culte des dieux».
L’aspect des choses, en réalité, n’était pas riant, et il n’avait pas de
temps à perdre en fêles. La moitié de la Gaule était ravagée, et les Franks, no
trouvant aucune résistance devant eux, s’étaient avancés jusque dans les
plaines de Bourgogne. Julien n’amenait pas de troupes avec lui, et celles qu’il
trouvait en Gaule étaient livrées à l’indiscipline. On lui avait enjoint de ne
rien faire sans l’avis des généraux qui les commandaient. Mais malgré son
ignorance complète de l’art de la guerre, il ne lui fallut pas longtemps pour
s’apercevoir que tous ces seconds qu’on lui donnait pour maîtres étaient des
hommes incapables, qui ne se souciaient nullement de marcher au péril et qui
avaient pour instructions secrètes de le tenir sévèrement en bride. Ils le
traitaient sans beaucoup de considération, comme un apprenti tout fraîchement
sorti des écoles, et ne cherchaient qu’à l’endormir dans une fausse sécurité.
Julien sentit donc, sans le dire, qu’il n’avait de conseil à prendre que de
lui-même. Par bonheur, il avait l’hiver devant lui avant de devoir se mettre en
campagne. Ce fut un temps de constantes études et d’infatigables exercices, la
nuit dans les livres, le jour dans les camps. A la surprise universelle, et au
grand déplaisir de ses surveillants, son ardeur suffit à tout. Les recherches
savantes de l’écolier servirent à guider et à éclairer l’activité passionnée du
nouveau général. Sa bonne grâce et son désir d’apprendre curent bientôt séduit
tout le monde. Il était le premier à rire de son inexpérience dans toutes les
parties matérielles et pour ainsi dire mécaniques de son métier. Quand il lui
fallait, par exemple, comme une simple recrue, apprendre à marcher au pas au
son d’un instrument qui marquait la cadence : «J’ai l’air, disait-il en riant,
d’un bœuf qui porterait le bât». Puis il ajoutait de bonne humeur : Voyez,
Platon, ce que l’on fait d’un philosophe!»
Une si noble ardeur ne tarda pas à toucher même le cœur dur de
quelques-uns des fonctionnaires qu’on lui avait donnés pour tuteurs. Des
chambellans, des officiers, deux entre antres nommés Euthérius et Salluste, se
mirent rapidement en bonne intelligence avec lui. Le trésorier Ursule, qui
avait ordre de lui donner peu d’argent pour empêcher qu'il ne s'attachât les
troupes par des largesses, voyant son zèle pour le bien public, lui ouvrit en
secret tous les crédits qu’il put désirer. Aidé de ces appuis et surtout de son
génie naturel, en six mois, lui qui ne savait auparavant de quoi se composait
une légion, il eut réformé et rééquipé une partie de l’armée, et plein d’un feu
qui se communiquait autour de lui, il sollicitait déjà humblement de Constance
la permission d’aller montrer à l'ennemi l’image de l’empereur.
Les premiers jours de juin le virent en effet en marche vers la ville d’Autun,
devant laquelle les Barbares avaient mis le siège. Quand il y arriva, le 21 de
ce mois, les Barbares avaient disparu et la ville était libre. Le seul bruit de
son approche, en effet, avait rendu le courage aux vétérans qui défendaient la
cité, et plusieurs sorties heureuses avaient fait reculer les troupes
assiégeantes qui s’éloignaient par la route d’Auxerre. Julien n’hésita pas à se
mettre à leur poursuite. Deux routes pouvaient être suivies pour les atteindre:
la grande voie romaine qui passait par Sidoleucum et
Cora (Saulieu et Saint-Moré, le long de l’Yonne), et un chemin de traverse qui
coupait au plus court en s’enfonçant dans les bois. Julien choisit sans
balancer la voie la plus rapide et la plus périlleuse. Accompagné de deux corps
de cavalerie et d'infanterie légère, il traversa la forêt et se trouva à
Auxerre au moment où l’ennemi sortait de celle ville pour se diriger sur Troyes
(Tricassini). Après quelques instants de repos, la
poursuite fut reprise. Entre Troyes et Auxerre on atteignit enfin les Barbares,
et Julien se vit même environné de toutes parts. Un combat engagé dans un lieu
habilement choisi lui permit de frapper un grand coup sur une de leurs bandes isolées,
qu'il fil captive presque tout entière. Le reste de la troupe, très-effrayé,
continua son mouvement rétrograde, et Julien, ne se souciant pas de commettre
son petit corps d’armée avec une foule désordonnée, laissa à dessein les
fugitifs s’échapper. Tous ces mouvements avaient été accomplis pourtant avec
tant de célérité, que quand il arriva aux portes de Troyes, les gens de la
ville, distinguant mal la masse d’hommes qui s’avançait, ne pouvaient croire
que ce fussent les troupes romaines et hésitaient à ouvrir leurs portes.
L’audace qui, dans cette première attaque, lui avait réussi, faillit le
perdre quelques jours après. De Troyes il se rendit à Reims pour faire sa
jonction avec le gros de l’armée de Gaule qui était sous le commandement de
Marcellus, successeur d’Urficin. Confiant dans cet
accroissement de ses troupes, il reprit avec un nouvel élan sa poursuite; et, malgré
les avertissements de son conseil, il s’engagea, pour atteindre un parti d’Alamans
dans le pays qui s’étend entre la Sarre et la Moselle, aux environs de Decempagi (aujourd'hui Dieuze). Un brouillard s’éleva
autour de lui dans cette région marécageuse et le couvrit d’une ombre si
épaisse, qu’au moment où il s’y attendait le moins il se trouva complètement
tourné par les Barbares, qui attaquaient déjà son arrière-garde. Deux légions
eussent été ainsi entièrement détruites si, au bruit de la mêlée, un corps d’auxiliaires,
probablement germains, ne fût accouru et ne les eût dégagées. Cet accident
acheva l'éducation militaire de Julien. Il était audacieux, il devint prudent;
il cherchait le combat, il apprit à craindre les embûches. S’avançant dès loirs
avec plus de circonspection, mais non avec moins de courage, en peu de mois il
eut poussé devant lui les Barbares jusqu’à Strasbourg; et de là, descendant le
cours du Rhin, il put rétablir successivement la puissance romaine à Coblentz, puis enfin à Cologne. Une seule bataille, livrée
dans une plaine d’Alsace, décida la fortune. Un des rois francs demanda la
paix; les fortifications de Cologne furent réparées; puis Julien n’osant ni se
fier à ces traités, ni passer l’hiver sur une frontière encore si dégarnie de
troupes, eut le temps de traverser de nouveau la moitié de la Gaule et de venir
dans un lieu plus sûr, aux environs de Sens, non pas jouir de ses victoires,
mais en préparer de nouvelles.
Pendant les derniers jours de cette heureuse campagne, un incident
assez singulier fit le sujet des conversations de l’armée. On distribuait un
matin aux soldats, sous les yeux du césar lui-même, la solde extraordinaire de
campagne, et chacun venait à l’appel pour la recevoir. On appela à son tour
Martin, fils de vétéran, et à ce nom on vit sortir des rangs un tout jeune
homme, de bonne mine, qui, au lieu de s’approcher du payeur, marcha droit au
prince et lui dit : «César, jusqu'aujourd'hui j’ai servi pour vous : souffrez
que désormais je serve Dieu. Que celui qui veut porter les armes prenne votre
solde : pour moi, je ne veux plus être soldat que du Christ, et les combats ne
me sont plus permis». A cette demande inattendue, suivie de cette profession de
foi qui ne lui plaisait guère, Julien fronça les sourcils, d’assez mauvaise
humeur : «Quel est le lâche, dit-il, qui veut se retirer la veille d’un
combat?»—«Si l’on prend ma foi pour de la peur, reprit le jeune cavalier sans
se troubler, qu’on me mette demain sans armes devant les rangs, et au nom du
Seigneur Jésus, et avec le signe de la croix pour toute défense, je saurai
traverser les bataillons ennemis». Soit qu’il voulût ou non accepter
l’épreuve, Julien fit toujours, en attendant, mettre l’importun pétitionnaire
aux arrêts. Puis le hasard fit qu’il n’y eut plus de combat, les Barbares ayant
demandé la paix dès le lendemain. Alors, si Julien voulut examiner les états de
service du jeune homme, il put apprendre qu’il était originaire de Pannonie;
qu’on l’avait enrôlé de force cinq ans auparavant, à peine âgé de seize ans, en
vertu de la loi qui obligeait les fils de vétérans à embrasser la carrière de
leurs pères. On ne parlait dans la légion que de son inépuisable charité; ses
camarades l’aimaient vivement; il distribuait aux pauvres ce qui ne lui était
pas strictement nécessaire pour subsister, et ce nécessaire était peu de chose,
car sous l’uniforme il vivait avec l’austérité d’un moine. On racontait de lui,
entre autres choses, un trait touchant. Un jour, par un grand froid, il avait
rencontré sur sa route un pauvre à moitié nu : lui-même était fort mal couvert,
ne portant d’autre vêtement que le simple manteau militaire; et n’ayant
d’ailleurs nul argent sur lui, il n’avait rien imaginé de mieux que de partager
son manteau par la moitié avec son épée, et d’en donner mie partie au mendiant.
Puis il était rentré au camp dans cet accoutrement bizarre, au milieu des
plaisanteries de ses camarades. Mais, ajoutaient les soldats chrétiens, dans la
nuit, le Christ lui était apparu couvert du lambeau qu’il avait donné au
pauvre, en disant : «C’est Martin qui m’a vêtu de la sorte». Depuis lors il
n’avait plus songé qu’à quitter le camp pour se rendre auprès de l’évêque
Hilaire de Poitiers, dont la renommée croissante l’attirait. Rien de tout cela,
sans doute, ne touchait beaucoup Julien; mais Martin était dans son droit, son
temps de service était fini. On le laissa partir sans autre observation, et
bientôt personne n’y pensa plus.
Malgré l’enthousiasme qu’excitaient dans l’armée des succès inattendus,
personne mieux que le jeune césar ne sentait combien ils étaient incomplets.
«Les affaires allaient mal la première année», écrivait-il lui-même plus tard:
il avait raison. Les Barbares n’étaient nullement découragés. Des transfuges
partis probablement des rangs des troupes auxiliaires, les informaient régulièrement
de tout ce qui se passait dans le camp romain. Ils apprirent ainsi que, pour
subvenir à la subsistance de l’armée sans trop fouler des populations déjà épuisées
par l’invasion, Julien avait disséminé ses troupes à d’assez grandes distances
autour de Sens. Ils surent même en particulier que les deux corps qui portaient
les noms de Scutarii et de Gentiles,
les meilleurs probablement dont Julien put disposer, n’étaient point avec lui
en garnison dans la ville. Profitant de cet avertissement, ils prirent
subitement les armes au milieu de l’hiver, et on les vit arriver devant Sens,
au moment qu’on s'y attendait le moins. A peine eut-on le temps de fermer les portes et de mettre les murailles en défense. Julien,
surpris, ne perdit pas pourtant courage: il ne s’agissait, après tout, que de
tenir quelques jours, car on ne pouvait douter que le maître de la cavalerie,
Marcellus, campé à peu de distance, n’accourût à la première nouvelle du péril
d’une personne impériale. Fortifiant le mieux qu’il put la muraille intérieure,
Julien mit sa petite troupe en défense sur le rempart, et en prit lui-même le
commandement. Plusieurs nuits, plusieurs jours s’écoulèrent dans une attente
infructueuse. Marcellus n’arrivait pas. La troupe tombait de fatigue et de
sommeil; Julien se promenait sur le rempart avec rage, et regardait en grinçant
des dents la plaine, très-irrité de ne voir rien paraître. Aucun retard ne put
pourtant le déterminer à céder la place, et trente jours se passèrent ainsi, au
bout desquels les Barbares, fatigués eux-mêmes, et ne trouvant plus de quoi se
nourrir, s’en allèrent comme ils étaient venus.
C’était alors à Marcellus d'expliquer sa coupable inaction. Julien le
cita à comparaître; mais l’officier insolent, au lieu de se conformer à cet
ordre, prit tout droit, sans autre explication, la route de Milan, annonçant
qu’il allait rendre ses comptes à Constance. Il n’était pas embarrassé, en
effet, pour trouver de quoi remplir, dit Ammien Marcellin, ces oreilles, toujours
ouvertes à la délation. Arrivé au séjour de l’auguste, Marcellus demanda à être
introduit dans le consistoire sacré, et là se mit à dénoncer avec une grande
chaleur le césar de Gaule comme se livrant à des manœuvres évidentes pour
gagner la confiance des troupes et les détourner de leur devoir. «Ses ailes
croissent, disait-il, en suivant sur le visage de Constance l'effet de ses insinuations,
et il ne tardera pas à prendre son vol plus haut encore». Il en était là, quand
on annonça qu’un envoyé de Julien demandait à son tour à être admis. Il n’y eut
pas moyen de fermer la porte à la défense après l’avoir ouverte à l’accusation.
Julien, en effet, avait envoyé, à la suite de Marcellus, un député
chargé de justifier sa conduite, et il avait fait choix pour cette mission d’un
des eunuques mis auprès de lui en qualité de chambellans, et chez qui il avait
démêlé un esprit et un cœur supérieurs à sa condition. C’était un Arménien du
nom d’Euthérius, noble d’origine, mais que le sort de la guerre avait réduit
dès son enfance en captivité. Bien qu’il fit partie de ce cortège imposé où
Julien ne voyait que des espions, le prince et lui sciaient promptement liés
par une sympathie de goûts littéraires. Euthérius avait l’esprit cultivé, et
Julien avait trouvé du charme à reprendre avec lui ses lectures favorites. Peu
à peu, touché de ses bons procédés, il s’était laissé aller à épancher dans le
sein de ce confident inattendu les peines qu’il devait cacher à son entourage
suspect. En retour, le chambellan lui donnait ses conseils et corrigeait même
assez hardiment en lui ce qui pouvait rester encore de la mollesse des
habitudes asiatiques. Cet excellent ami s’acquitta dignement de sa mission :
mis face à face avec Marcellus, il raconta, preuves en main, comment l’agent
infidèle avait compromis par sa défection le sort de la domination romaine en
Gaule. Sa défense énergique trouva un auxiliaire dans l’appui d’Eusébie, qui
gardait toujours pour son jeune parent une tendre prédilection. Sous
l’influence de celte douce voix, Constance fit taire, au moins en apparence,
sa jalousie naissante, et Marcellus fut banni et remplacé. La cavalerie fut
confiée à Sévère, et l’infanterie renforcée de vingt-cinq mille hommes sous le
commandement d’un général du nom de Barbation. Si ce Barbation était le même
officier qui avait arrêté autrefois Gallus en Istrie, c’était un étrange
serviteur qu’on donnait au frère même de ce malheureux prince.
Satisfait cependant de ce résultat qui lui fut connu probablement dans
l’hiver de 357, avant qu'il put reprendre le cours de ses opérations militaires,
Julien en témoigna sa reconnaissance à l’empereur, et, avec plus de vivacité
encore et de sincérité, à l’impératrice. C’était le moment où Constance se
disposait à ce voyage de Rome, dont nous avons raconté tout au long les
ridicules incidents. De toutes parts, on se le rappelle, les sénats des grandes
cités envoyaient leurs députations pour assister à l’entrée de l’empereur dans
la ville éternelle, et lui offrir leurs hommages. Partout les écrivains étaient
à l’œuvre: dans tous les ateliers de rhétorique on fabriquait des panégyriques.
Julien, aussi dissimulé qu’ardent et habitué des renfonce au mensonge par l’oppression,
quitta aussitôt l’épée pour la plume, et se mit à l’ouvrage comme les autres;
appelant à son aide tous ses souvenirs classiques, feuilletant de nouveau son
Virgile et son Homère qui ne le quittaient pas dans ses campagnes, il tira de
sa veine deux morceaux de déclamation verbeuse, où il compare Constance à tous
les héros de l’Iliade, et Eusébie à Andromaque et Pénélope. Nous avons encore
ces deux pièces curieuses, composées, avec beaucoup d’art, d’après toutes les
traditions de l’école. Le texte en a pu être un peu retouché par l’auteur, à
une époque postérieure, car l’invocation aux dieux du paganisme y dépasse
vraiment la mesure de ce que la fiction poétique pouvait permettre sous un
empereur chrétien. Mais l’esprit général n’a pu être altéré. C’est une suite de
citations classiques, entrecoupées d’aphorismes philosophiques, tout empreints
des souvenirs de Platon et des interprétations de l’école d’Alexandrie.
Libanius n’eût fait ni mieux, ni même aussi bien; mais en fait de basses
flatteries, l’élève ne reste pas non plus au-dessous du maître. Constance a la
valeur d’Ajax, mais n’a pas sa violence; il n’a pas fui, comme Hector, devant
Achille; son éloquence est plus heureuse que celle de Nestor et d’Ulysse, car
elle a apaisé une guerre civile, et les orateurs grecs n’ont pu empêcher leurs
princes de se quereller. Suivent les récits obligés des exploits de Nisibe et
de Murse, et le moindre mot ne fait pas soupçonner
que Constance était absent à la première de ces affaires, et se cachait à la
seconde. Vient enfin un tableau d’un bon prince, d’un prince courageux dans
l'adversité et clément dans la victoire, et Constance est encore prié de se
reconnaître dans ce tableau si ressemblant.
Un accent plus vrai se fait entendre dans l’éloge d’Eusébie. Il y a de
la grâce et du sentiment dans ce début. «Je m’étonnerais, en vérité, si nous,
qui louons si volontiers les hommes de bien, nous regardions comme indignes de
louanges les vertus des femmes, qui ne sont pas moindres que celles des hommes.
Nous voulons qu’une femme soit chaste, prudente, juste pour tous, courageuse
dans le danger, magnanime, libérale. Nous exigeons d'elle, en un mot, toutes
les vertus, et nous la privons de toute louange, comme si nous craignions de
paraître flatteurs. Mais Homère n’a pas rougi de louer Pénélope et l’épouse d’Alcinous... Nous ne rougissons pas de recevoir d’une femme
un bienfait. Hésiterons-nous à lui en rendre grâce? Et si l’on dit qu’il est
ridicule d’attendre quelque chose d’une femme, trouverons-nous donc que le
sage Ulysse a manqué de courage, lorsqu’il est venu supplier la vierge royale
qui jouait avec ses compagnes sur le rivage de la mer?»
L’auteur s’attendrit tout à fait lorsqu’il vient à raconter
l’inépuisable charité d’Eusébie et à vanter ses bontés pour lui-même. Il ne
s’abandonne pourtant pas complètement à son émotion, car l’allusion aux
malheurs qu’il a soufferts est toujours conçue dans un esprit de dissimulation
prudente. «Dès mon enfance, dit-il, l'empereur s’était montré pour moi
très-humain et tout à fait amical. Il m’avait arraché à des périls dont un
homme, même parvenu à l’âge viril, n'aurait pu se tirer sans la protection
divine. Ma famille était comme abandonnée dans un désert, quand il m’enleva de
la main des puissants qui me persécutaient, et me rendit ma première fortune;
et j’aurais encore à raconter bien d’autres bontés de lui, dignes d’une grande
reconnaissance. Plein du souvenir de tels bienfaits, je lui portai toujours
une fidèle affection. Mais je m’aperçus un jour, je ne sais pour quelle cause,
qu’il était irrité contre moi. Alors Eusébie, remarquant ces soupçons qui ne
reposaient sur aucun tort de ma part, l’engagea à ne pas admettre sans examen
ces fausses et injustes calomnies; et elle ne cessa point de le supplier
jusqu’à ce qu’elle eût obtenu de lui que je parusse en sa présence et qu’il m’entendit.
Quand elle me vit justifié, elle s’en réjouit avec moi et décida le prince à
m’accorder une escorte sûre pour me ramener dans mon pays. Puis, la suite de
mon mauvais sort, ou quelque autre accident, ayant empêché mon départ, elle me
fit envoyer vers la Grèce..., sachant que je trouvais tout mon plaisir dans
l’étude, et que ce lieu était favorable à l’éducation de l’esprit. Quelles
grâces n’ai-je point rendues alors, d’abord à l’empereur, puis à elle, parce qu’ils
avaient accordé, l’un et l'autre, à mon vif désir le bonheur de voir ma
véritable patrie?». A ce mot de Grèce, en effet, toute l'imagination de
l’écolier se réveille. «La Grèce, dit-il par une gracieuse comparaison, est
pour la philosophie ce que le Nil est pour l’Égypte. C’est un réservoir d’eaux
vives que le soleil ne peut tarir.» Suit le récit de son élévation à l’empire,
de sa surprise, de ses craintes, de son agitation, à la veille d’un si grand
changement dans son existence. «Songeant à ces choses nuit et jour,
continue-t-il, j’errais triste et sombre. Mais d'abord le noble et divin empereur,
m’honorant par ses actes et ses paroles, m’enleva une part de mon souci. Puis
il m’ordonna d’aller saluer l’impératrice: grand encouragement pour moi, et
grand témoignage de sa confiance. Lorsque je parus en présence d’Eusébie, il me
sembla que j’entrais dans un sanctuaire et que je contemplais la statue de la
Chasteté. Le respect saisit mon âme et mes yeux restèrent fixés vers la terre.
Mais elle : «Rassure-toi, me dit-elle; tu as déjà reçu quelque chose de nous;
tu recevras le reste de Dieu, pourvu que tu sois fidèle et juste envers nous. »
Elle n’en dit pas davantage, se servant de peu de paroles, quoiqu’elle sache
faire des discours qui ne le céderaient point à ceux des meilleurs orateurs.
Après cette entrevue, je restai frappé de surprise, comme si la Sagesse
elle-même venait de me parler. Le son harmonieux de sa voix retentissait encore
à mes oreilles. Voulez-vous que je vous dise ce qu’elle fit ensuite, et que je
vous raconte en détail tous ses bienfaits?... combien de mes amis éprouvèrent
sa bonté, et l'alliance qu’elle m’a fait contracter avec l’empereur? Peut-être
voulez-vous aussi que je vous énumère ses riches présents et, comme dit Homère
:
Sept trépieds qui n'ont point vu le feu , deux fois cent
talents d’or et vingt aiguières.
«Mais je n’ai point de temps pour raconter de pareilles choses.
Peut-être cependant faut-il que je vous parle d’un présent qui m’a comblé de
joie plus que tout autre. Ce sont les livres des philosophes, des meilleurs
historiens, des rhéteurs, des poètes, qu’elle m’a donnés, sachant que j’avais
apporté peu de volumes avec moi, parce que j’avais le désir et l’espérance de
retourner bientôt dans ma maison; et le nombre de ceux qu’elle m’a remis est si
grand qu’il satisfait même mon insatiable soif de telles lectures. Grâce à
elle, la Gaule, la Germanie, sont devenues pour moi comme un musée de livres
grecs; et toutes les fois que j’ai quelque loisir, je saisis ce don précieux,
et je ne puis oublier de qui je le tiens. Toutes les fois même que je pars en
expédition, un de ces livres me suit, comme un compagnon de guerre».
L’empereur, comme on le voit, n’avait point à se troubler de ces éloges
donnés à l’impératrice, dans lesquels on lui faisait si généreusement sa part.
Une seule personne aurait pu se plaindre; c'était la pauvre Hélène, si
froidement mentionnée par Julien au nombre des bienfaits de sa protectrice, et
qu’il paraissait mettre, dans sa reconnaissance et ses prédilections, si loin
derrière sa bibliothèque. On dirait qu’en prononçant seulement son nom,
l’orateur craindrait d’émouvoir la jalousie de sa noble souveraine. Ce fut
pourtant cette princesse si dédaignée qui dut, suivant toute apparence, être
chargée de porter à la cour les deux morceaux d'éloquence. Car elle fil partie,
comme on l’a vu, du cortège qui accompagna Constance à Rome. Elle venait de
mettre au jour un fils mort dès sa naissance, et relevait à peine de cette
couche malheureuse. On disait dans l’armée que la sage-femme qui l’avait
délivrée avait fait périr son enfant par ordre supérieur. Plus tard,
lorsqu’elle revint, on répandit aussi le bruit qu’Eusébie, stérile elle-même,
et jalouse de sa cousine peut-être encore à un autre titre, lui avait fait
prendre un breuvage qui devait l’empêcher de concevoir de nouveau. Ammien
Marcellin, avec la naïve immoralité d’un païen, rapporte même le fait comme
avéré, sans qu’il paraisse croire diminuer en rien par-là la haute estime qu’il
professe pour les vertus d’Eusébie. Il est certain que, quel qu’en soit le
motif, et peut-être uniquement par l’effet des froideurs de son époux, Hélène
n’eut point d’autre fruit de celte union si peu tendre.
Une des deux pièces que nous venons de citer se termine brusquement par
ces paroles brèves: «Mais le temps manque pour pousser plus loin le culte des Muses;
il faut maintenant retourner à mon ouvrage».
En effet la saison du loisir et des Muses s’écoulait; celle des armes
était venue. Maître maintenant de deux armées, Julien avait conçu pour les
employer une combinaison de manœuvres dont il se promettait le plus heureux
succès. Les Francs étant momentanément réduits par la prise de Cologne et la
défense du Rhin supérieur, c’était contre les bandes alamanes, refoulées dans
les Alpes helvétiennes et rhétiques, que l’effort principal devait porter.
D’après le plan de Julien, le général Barbation arrivant d’Italie devait
s’avancer dans ces régions montagneuses en suivant le Rhin qui en sort,
jusqu'au pays des Rauraques (le canton de Bâle). Julien, de son côté, à la tête
de son corps d’armée, devait remonter le Rhône jusqu’au lac Léman. Les
Barbares se trouvaient ainsi enserrés de toutes parts, coupés de la Germanie et
obligés, pour échapper à cette tenaille (comme parle Ammien Marcellin), de
livrer bataille, soit à l’une, soit à l’autre des deux armées romaines.
L’effet répondit d’abord aux espérances de Julien. Il rencontra l’avant-garde
barbare dans les plaines de la Saône et sur le territoire de Lyon, qu’elle
était en train de ravager. Devant l’apparition des aigles romaines, les
Barbares reculèrent à l’instant et rentrèrent dans l’Helvétie, non sans
éprouver de grandes pertes sur les routes où Julien avait disposé de toutes
parts des embuscades pour les accabler. Ils se trouvaient ainsi chassés du côté
on Barbation devait les attendre; et, pour être plus sûr de les faire tomber
dans les mains de ce général, Julien envoya sur leurs derrières mi-corps de
cavalerie commandé par Bainobaude et Valentinien, tous deux tribuns, et le
dernier destiné plus tard à une grande fortune. Ils avaient ordre de presser
l’ennemi, l’épée dans les reins. Mais, au milieu de leur course, les deux
officiers se trouvèrent arrêtés subitement par un tribun du corps des Scutaires,
appartenant à l’armée de Barbation, qui vint leur interdire dépasser outre,
attendu que les Barbares étaient déjà hors de portée. En effet, bien que très-fortement
posté sur le Rhin, où il avait établi un pont de bateaux, Barbation, par une
négligence affectée, avait laissé passer l’ennemi sous ses yeux, et les
Barbares s’acheminaient tout à leur aise vers la Germanie, en suivant les deux
rives du fleuve.
Victime une seconde fois de la trahison, et voyant s’échapper de ses
mains la proie qu’il croyait tenir, Julien ne se découragea pas. Suivant de son
côté, à marches forcées, une ligne parallèle à celle des Barbares, il les
atteignit dans tes campagnes qui s’étendent entre le Rhin et les Vosges. Leurs
masses étaient considérables; ils avaient occupé toutes les îles du fleuve.
Avertis de l’approche de l'armée romaine, ils fortifiaient, par des abatis de
grands chênes, l’entrée des défilés des montagnes. Cette barricade improvisée
fut rapidement emportée; mais ce ne fut pas sans un grand effroi que les
Romains aperçurent alors le vaste fleuve chargé de barques toutes pleines
d’hommes, de femmes et d’enfants, et entendirent retentir de toutes parts des
cris de fureur et de sauvages hurlements.
Pour attaquer toute cette foule qui se réfugiait dans les embarcations
et dans les îles, Julien n’avait pas un navire à mettre à flot. Il envoya
sur-le-champ ordre à Barbation de rompre le pont dont il avait fait si peu
d’usage et de mettre à sa disposition les bateaux qui le composaient. Par une
complication plus que suspecte, il se trouva que le feu avait pris au pont la
veille, et que les bateaux étaient consumés. Tout se réunissait donc pour
perdre Julien; son audace fit tête à la fortune. Quelques mots échappés à des
prisonniers lui firent supposer que, grâce à l’extrême sécheresse de la saison,
le fleuve pourrait à la rigueur être guéable. Il donna ordre de faire entrer
dans l’eau un corps de troupes légères, et d’attaquer ainsi directement l’île
principale, qui servait de retraite au gros de l’armée barbare. Les vélites
auxiliaires sous la conduite de Bainobaude, se risquèrent à l'aventure, et on
vit ces braves, entrant sans sourciller dans le fleuve, ayant de l’eau
jusqu’aux épaules, tantôt nageant, tantôt marchant, monter en quelque sorte à
l’assaut de l’île. Ils firent un grand carnage sur la foule prise à
l’improviste, et, détachant les nacelles qui étaient amarrées à l’île, ils les
ramenèrent au rivage, où elles purent servir à embarquer le reste de l’armée.
Le massacre des Barbares culbutés dans le Rhin fut épouvantable. Une partie
cependant put regagner l’autre rive et rentrer en
désordre en Helvétie.
Ce n’était pas tout ce qu’avait rêvé Julien; c’était un résultat
pourtant dont il crut devoir momentanément se contenter. Il se retira vers un
établissement militaire nommé Tres-tabernœ (aujourd’hui Saverne), et se mit en devoir de constituer là une place de guerre
bien fortifiée et régulièrement ravitaillée, qui pût tenir tête de ce côté aux
incursions de l’ennemi. Il voulait y former un approvisionnement de vingt jours
de vivres, et comptait, pour remplir ses greniers, sur un convoi qu’il
attendait des provinces méridionales. Le convoi n’arriva pas; Barbation l’avait
retenu au passage. Il fallut y suppléer en entrant en armes sur les terres
cultivées par les Germains et en faisant main basse sur leurs moissons.
L’irritation était grande dans les légions contre ces trahisons successives de
Barbation, et on disait tout haut qu’il avait ordre de l’empereur d’entrainer
le césar dans un piège et de l’y faire périr.
Mais ce fut bien pis quand on apprit que l’arrière-garde des Barbares,
échappée des ondes du Rhin et refoulée en Helvétie avait rencontré l’armée de Barbation,
et que ce perfide officier, joignant l’incapacité à la trahison, s’était laissé
mettre en déroute par des bandes elles-mêmes vaincues et en retraite. Il avait
tout perdu dans cette attaque inopinée, bagages, chevaux et gens de suite.
N’osant, après un tel désastre, affronter la sévérité de Julien, il fit rentrer
précipitamment ses troupes en Gaule, et, après les avoir dispersées dans leurs
quartiers d’hiver, il prit, comme son prédécesseur, le chemin de Milan pour s’y
justifier, suivant le mode ordinaire, en accusant son général.
Un si grand échec rendit aussitôt courage aux Barbares. Un transfuge
leur fit connaître que l’armée de Julien était, par celle défection, réduite à
treize mille hommes. Le moment leur parut donc favorable pour tenter un nouveau
coup, et celle fois avec toutes leurs troupes rassemblées. Un de leurs rois,
Chnodomaire, qui avait envahi déjà une fois la Gaule, au moment de l’usurpation
de Magnence, guerrier d’une valeur éprouvée, d’une haute stature, redoutable
surtout par un visage sévère que surmontaient d’épais sourcils, se rendit au
quartier général des Alamans, accompagné de quatre autres princes. L’un d’entre
eux, Agénarich, fils d'un frère de Chnodomaire, avait
été longtemps retenu en otage dans la Gaule, où même il avait changé son nom
contrôla dénomination orientale de Sérapion. L’oncle et le neveu étaient des
Barbares un peu dégrossis, qui mettaient de l’affectation à imiter les
habitudes et les façons d’agir des souverains civilisés. Chnodomaire prétendait
même avoir eu avec Constance des rapports de puissance à puissance, et montrait
des lettres scellées du seing impérial qui lui conféraient le droit de
s’établir dans les provinces voisines du Rhin. Ce fut en vertu de ce litre
qu’il envoya une ambassade régulière pour se plaindre des moissons enlevées sur
son territoire, et sommer Julien d’avoir à s’abstenir désormais d’y mettre le
pied. Pour être juste envers la mémoire de Constance, il faut ajouter que Libanius
seul parle de ces lettres, et qu’Ammien Marcellin, témoin, bien informé, et peu
discret sur les torts de l’empereur, n’en dit pas un mot.
Vrais ou faux, en tout cas, ces documents ne devaient pas même obtenir
de Julien l’honneur d’un instant d’examen. Les députés barbares le trouvèrent à Tres-tabernœ, occupé à visiter les murailles
qu’il faisait construire. Il les reçut avec beaucoup de hauteur, el se borna à
répondre que jamais prince barbare n’ayant poussé l’insolence jusqu’à envoyer
de tels messages à un empereur, il tenait leur mission pour une imposture et
les faisait arrêter comme espions. Puis, réunissant ses troupes dès le point du
jour, et les rangeant devant lui en bataille sous la forme d’une espèce de coin
dont il occupait le milieu, il leur proposa hardiment de se mettre en marche et
de franchir en une journée les quatorze lieues gauloises ou vingt et un milles
romains qui les séparaient du fleuve. Son généreux langage , le mâle accent de
sa voix et le souvenir de ses victoires remplirent les soldats de confiance. Un
cri d’enthousiasme s’éleva; on entendit de toutes parts le son des piques
frappant sur les boucliers. «Marchons! s’écria un porte-enseigne en levant son
étendard. Pars devant nous, heureux César; suis la fortune qui te guide. Enfin
nous trouvons en toi la prudence et la valeur qui vont combattre pour nous».
La marche commença sur-le-champ.
Elle fut rapide, mais prudente. Julien ne cessait de regarder autour de
lui pour s’assurer s’il ne découvrirait pas quelque embûche. En effet, sur le
sommet d’une petite colline chargée de moissons, d’où le Rhin s’apercevait
déjà, on découvrit trois vedettes ennemies à cheval qui prirent sur-le-champ le
galop pour aller annoncer l’arrivée des Romains aux Barbares. Un piéton, ne pouvant
les suivre, tomba entre les mains des Romains, qui apprirent par lui que les
Barbares avaient mis trois jours et trois nuits à franchir le Rhin. Les avant-postes
de ces deux armées si inégales en nombre étaient en vue; la bataille était
inévitable, et chacun s'y prépara.
Julien rassembla toute sa grosse cavalerie, bardée de fer, sur sa
droite, où il devait commander lui-même. La cavalerie légère eut la gauche,
sous le commandement de Sévère: les légions formaient le centre. Chnodomaire,
pleinement informé de toutes ces dispositions, leur en opposa de semblables. Il
se mit lui-même à la tête de son aile gauche, couvert d’une riche armure, le
casque surmonté d’une aigrette brillante, et brandissant un large sabre. Il était
monté sur un cheval tout écumant. Le Germain civilisé, Sérapion, se chargea de
la conduite de la droite. La cavalerie formait le gros de ces deux corps, mais
on avait eu soin de répandre entre les cavaliers quelques fantassins légèrement
armés et exercés à ramper en quelque sorte, dans la poussière, de manière à
pouvoir, dans les charges, se glisser sous le ventre des chevaux ennemis et
leur percer le flanc. Dans les fossés qui bordaient la plaine, et que cachaient
les moissons déjà hautes, des embuscades avaient été placées.
Aux premiers sons du clairon, Sévère se mit en mouvement, mais il n’eut
pas fait deux cents pas, qu’apercevant l’embuscade cachée dans les fossés, il
craignit de s’aventurer et s’arrêta tout à coup. L’hésitation se répandit dans
les rangs de l’infanterie. A cette vue, Julien, se détachant de la droite avec
deux cents cavaliers, se porta immédiatement vers le centre intimidé, et,
parcourant les rangs, adressant à chacun des paroles brèves, mais ardentes, il
se mit en devoir de ranimer les courages. «Voici le jour, amis, disait-il aux
uns, que vous avez tant désiré: les Barbares courent d’eux-mêmes entre vos
mains.—Il faut laver notre honte, disait-il à d’autres; je n’ai consenti à être
césar que pour cela». Et, tout en parlant, il étendait sou front de bataille,
pour faire face à l’infanterie ennemie qui avançait.
Dans les rangs de cette infanterie des troubles assez vifs s’élevaient.
Les Barbares n’étaient point accoutumés aux dispositions que leurs chefs
avaient adoptées pour résister aux Romains en les imitant. En voyant le roi Chnodomaire
parcourir les rangs de son armée, monté sur un cheval, ils crurent qu’il avait
voulu se pourvoir d’un moyen de fuir à temps en cas d’échec, et de les laisser
dans le péril. De tons les rangs on cria que les princes devaient mettre pied à
terre, pour partager le sort des soldats. Chnodomaire ne se le fit pas dire
deux fois, et sautant à bas de son cheval, donna l’exemple à tous les autres
chefs. L’attaque commença alors des deux parts avec une égale fureur.
Les charges de la cavalerie alamane contre les Cataphractes (bardés de
fer), furent terribles. Jamais les troupes romaines n’avaient vu de si près, et
dans une si chaude mêlée, l’horrible aspect des Barbares, avec leurs crinières
flottantes au veut et le feu qui sortait de leurs yeux verdâtres. Puis, au
moment où les cavaliers romains levaient tous ensemble leurs boucliers pour former
une muraille qui pût résister à la grêle des piques et des traits, plus d’un se
trouva subitement jeté à terre par les coups que les piétons germains, se glissant
sous des nuages de poussière, savaient porter dans le ventre des chevaux. Une
surprise de ce genre coûta la vie à un des officiers principaux , et ce fut le
signal d’une déroute dans l’escadron entier, qui se rejeta en désordre vers les
légions qui formaient le centre de l’armée.
C’était là que Julien se trouvait encore, n’ayant pas voulu quitter ce
point d’abord menacé. Se reporter en hâte sur sa droite ébranlée fut l'affaire
d’un bond et d’un instant. A la vue de son étendard bien connu (c’était un
dragon de pourpre, glorieusement mutilé dans les combats), les fuyards
s’arrêtèrent, et les officiers, tour à tour pâlissant de crainte et rougissant
de honte, se mirent en devoir de reformer les rangs. Ce temps d’arrêt vint à
propos, car les ennemis, suivant le mouvement de recul de la colonne des
Cataphractes, s’étaient déjà précipités sur le centre, et les légions se
trouvaient ainsi pressées à la fois par les assaillants et par les fugitifs.
Les corps qui soutenaient ce nouvel assaut étaient les Cornutes illyriens et les Bracates gaulois, excellentes
troupes, depuis longtemps aguerries. Sans s’émouvoir, ces braves gens
entonnèrent un chant national, nommé barrit, sorte de clameur d’abord
assez basse, puis grossissant par degrés, qui commençait comme le murmure d’un
vent léger, et finissait par gronder comme le mugissement des flots dans la
tempête. Ils formaient en même temps, en élevant leurs boucliers au-dessus de
leurs têtes, la fameuse manœuvre de la tortue. La lutte acharnée qui s’engagea
sur ce point dura plusieurs heures avec un succès incertain, les Germains ayant
l’avantage du nombre et de la force, et les Romains leur opposant toutes les
ressources de l’adresse et de l’agilité. À la fin, cependant, les légions
semblaient plier, et une brèche se faisait dans les rangs. Le groupe des
princes barbares crut le moment venu pour porter un dernier coup, et se lança,
Chnodomaire en tête, dans la mêlée. Ils chargeaient sur le point central, qu’on
nommait le camp prétorien, et où ils croyaient trouver le trésor de l’armée.
Ce fut une manœuvre imprudente qui les perdit; car c’était aussi le point le
mieux défendu. Ils y rencontrèrent un gros de troupes encore fraîches qui
avaient peu donné dans la journée, et qui les reçurent sur la pointe de leurs
épées. Cette résistance inattendue et la perte de plusieurs des leurs les
poussèrent à une retraite un peu brusque, qui eut aux yeux de leurs soldats,
déjà inquiets de leur fidélité, l’apparence d’une fuite. La terreur se mit dans
les rangs, et en un clin d’œil toute cette puissante armée était en déroute et
regagnait précipitamment les bords du Rhin. Les Romains se lancèrent à sa
poursuite avec des cris de triomphe, et vainqueurs et fugitifs arrivèrent
ensemble sur le bord du fleuve.
L’armée romaine comptait, on l’a vu, dans ses rangs d’habiles nageurs.
Ils demandèrent avec instance à Julien la permission de se mettre à l’eau pour
suivre les Barbares qui fuyaient de toutes parts comme ils pouvaient, les uns
à la nage, les autres assis sur leurs boucliers, d’autres enfin sur les esquifs
qui avaient servi, deux jours avant, à leur passage. Julien ne consentit pas à
exposer à de nouveaux périls ses troupes déjà fatiguées. Il les rangea au
contraire sur la rive, et leur permit seulement d'accabler de leurs traits les
fugitifs. Ce fut alors, dit Ammien Marcellin, comme au théâtre, où on a de
grandes émotions sans péril. On voyait le fleuve couvert de nageurs qui
paraissaient, puis disparaissaient à la surface, les uns plongeant pour éviter
les coups, les autres s’engloutissant pour ne plus revenir. Les flots roulaient
une écume sanglante. Ce spectacle, à peine terminé, lut suivi d'un autre plus touchant.
C’était l’arrivée du roi Chnodomaire, qu’on avait trouvé à peu de distance de
là, renversé par son cheval dans un marais. Une nombreuse escorte, également
captive, l’accompagnait; elle aurait pu s’échapper, mais elle avait voulu
mourir avec son roi. Le vieux chef s’avançait, pâle, défait, la tête basse, et
demandant merci.
Lorsque l’armée regagna le soir ses quartiers, traversant la plaine que
couvraient six mille cadavres germains, l’enthousiasme fut au comble. Au moment
où passait Julien, suivi de son royal captif, on entendit des voix s’élever qui
joignaient à son nom celui d'auguste. Le prince se retourna vers ces
imprudents: «Je ne prétends pas à ce titre, et je ne l’espère pas, dit-il
sèchement». Et dès le lendemain il faisait partir Chnodomaire pour la cour de
Milan, avec le messager qui portait le récit de sa victoire.
Constance attendait les nouvelles avec impatience, il était à peine de
retour de son voyage triomphal à Rome et passait dans le nord de l’Italie pour
se rendre à Sirmium , où il allait porter un coup terrible à la foi par la
chute d’Osius et de Libère. Il eût été fort épouvanté si Julien avait été
vaincu; il n’était guère moins contrarié qu’il fût vainqueur. En attendant, ses
courtisans, sûrs de lui plaire, se moquaient volontiers, à l’arrivée de chaque
dépêche, des succès partiels dont Julien tenait modestement mais fidèlement
registre. Ils lui avaient donné par dérision le sobriquet du Victorinus. Cette fois, cependant, il n’y avait pas
moyen de contester que le petit vainqueur eût remporté une grande
victoire. Aussi Constance ne crut pouvoir mieux faire que de se l’approprier.
Il envoya Chnodomaire à Rome, où on lui assigna une demeure sur le mont Cœlius, qu’il ne devait pas habiter longtemps, car il
mourut, peu après, de consomption. Puis l’empereur fit savoir à ses sujets
d’Orient qu’il avait gagné lui-même une grande bataille sur les bords du Rhin,
vanta les savantes mesures qu’il avait prises, et décrivit dans un édit tous
les incidents de la journée, y compris la soumission de Chnodomaire, qui était
venu, dit-il, se mettre à genoux devant lui. Tout était vrai, à cela presque le
nom de Julien était partout remplacé par celui de Constance. Le sénat de
Constantinople, dupe ou complice de la fraude, complimenta l’auguste en toute
hâte par l’organe de son panégyriste à gages, Thémistius, et le félicita
d’avoir vengé l’empire des outrages des Barbares.
Mais Julien savait de reste que la gloire ne s’achète pas par des
compliments officiels, et il n'en continuait pas moins à la chercher
obstinément sur les champs de bataille. S’il avait arrêté ses troupes sur le
bord du Rhin, c’était pour modérer leur ardeur, non pour laisser échapper
l'ennemi. Après quelques jours de repos pris à Tres-tabernœ,
il se dirigea vers Mayence, pour y passer le fleuve sur un pont de bateaux. Ses
troupes, dont le courage était maintenant refroidi, hésitaient à s’avancer
dans les profondeurs mystérieuses de la Germanie. Ce fut au tour de Julien de
les exciter; et, pour leur donner cœur à l'ouvrage, il les autorisa à tout
piller et à tout détruire sur leur passage. Les soldats usèrent largement de la
permission, et répandirent autour d’eux une telle terreur que les Barbares se
croyant mal en sûreté dans les forêts qui avoisinent le Mein, et où les Romains
tentaient déjà de pénétrer, vinrent humblement demander la paix. Julien ne
l’accorda qu’après avoir relevé sur leur territoire un fort autrefois
construit par Trajan, depuis longtemps abandonné, et où il laissa un corps de
troupes, pour répondre de la tranquillité du pays. Il exigea des Barbares la
promesse de ne point attaquer cette citadelle, et de la ravitailler même à
leurs frais, si elle venait à manquer de vivres. Puis, pressé par la neige qui
commençait à tomber, il regagna en toute hâte les plaines de Gaule.
Un dernier péril l’y attendait, dont il se lira aussi hardiment et aussi
facilement que des autres. C’étaient des Francs, au nombre de six cents
(Libanius dit même mille), qui s’étaient répandus dans les campagnes voisines
de la Meuse, pour profiler de l’absence des troupes romaines et faire diversion
sur leurs derrières. A l’arrivée de Julien, ne sachant comment s’échapper, ils
s’enfermèrent dans deux châteaux situés sur le bord de la rivière, et délaissés
depuis longtemps par les troupes romaines, pour l’usage desquelles ils avaient
été construits. Leur espoir était que, le froid croissant tous les jours, le
fleuve se prendrait et qu’ils pourraient s’échapper sur la glace. Mais Julien
devinait leurs calculs, et chaque nuit il fit casser les premières croûtes
déglacé qui se formaient sur la rivière. Pressés par la famine, les Francs
durent enfin se rendre : fait presque sans exemple chez cette tribu héroïque et
opiniâtre. C’était une si grande nouveauté de voir des Francs prisonniers, que
Julien crut devoir les envoyer sans antre commentaire à Constance, et le
jaloux souverain, devant ce témoignage vivant qui valait mieux qu'aucune
dépêche, ne put s'empêcher de s’écrier : «Ah! ceci est pourtant un cadeau».
Puis il incorpora ces braves dans ses légions, croyant, dit Libanius, y faire
entrer autant de tours invincibles
L’année 358 était déjà commencée et l’hiver dans toute sa rigueur,
lorsque Julien revint enfin prendre tranquillement ses quartiers en Gaule.
L’expérience de l’année précédente lui apprenait assez que le lieu qu’il
choisirait pour s’établir n’était point indifférent. Il fallait se placer dans
une plaine assez vaste pour nourrir aisément ses troupes, et pourtant à portée
d’une place assez bien gardée pour qu’on pût s’y retirer et s’y défendre en cas
de surprise. Son choix s’arrêta sur une ville placée au confluent de deux
rivières, déjà importante comme entrepôt de commerce et de navigation , et d’où
il croyait pouvoir avantageusement observer et contenir les Barbares. C’était
Lutèce, cité gauloise, fondée par la tribu des Parisiens.
Lutèce, à proprement parler, n’était qu’une île de la Seine, située
au-dessous du point où ce fleuve reçoit le cours de la Marne. Habitée par une
petite tribu gauloise, qui avait rejoint l’ile aux deux rives par des ponts de
bois, cette bourgade avait joué un rôle considérable dans la défense des
provinces septentrionales des Gaules, tentée par Camulogène contre le lieutenant de César, Labienus. Le héros de l'indépendance gauloise
paraissait en avoir senti l’importance comme place de guerre, car quand il eut
renoncé à la défendre, il y avait mis lui-même le feu pour qu’elle ne tombât
pas entre les mains des ennemis. Mais ces jours de gloire, en même temps que de
péril, avaient été courts, et pendant les premiers temps de la conquête
romaine, le nom de Lutèce n’avait guère été connu que de quelques commerçants.
Une corporation de nautes (navigateurs) s'y était établie sous le règne
de Tibère, et y avait bâti, à la pointe de l’île, un temple de Jupiter, orné de
riches bas-reliefs, où figuraient, accolées par un mélange bizarre, les divinités
grecques et gauloises. On y voyait, à côté des statues de Vulcain, de Castor et
de Pollux, le celtique Hésus coupant un chêne, Siviéros exorcisant un serpent, el Cernunnos, coiffé d’un
bois de cerf. Le taureau aux trois grues, le Tara Trigaran des Druides, y apportait ses hommages à Jupiter. Non loin de là, une petite
chapelle chrétienne s’était bientôt élevée, gardant les ossements du martyr
Denys et de ses compagnons, immolés dans une persécution, sur un des coteaux de
la rive droite. On nommait le lieu de leur supplice le mont de Mars, el les
chrétiens, jouant sur le mot en l’altérant, en avaient déjà fait le mont des
Martyrs. Ainsi se pressaient et s’entassaient l’une sur l’autre les trois
religions successivement maîtresses de la Gaule. La corporation des nautes,
enrichie peu à peu, avait fini par prendre rang parmi les municipes, el
cédaient ses richesses sans doute, aussi bien que sa forte position, qui lui
avaient valu le triste honneur de devenir, lors de la révolte des Bagaudes,
sous Maximien-Hercule, une des premières prises des insurgés, el une des
dernières qu’il fut possible de leur enlever. Quoi qu’il en soit, à partir de
ce moment, Lutèce était devenue une des places d’armes favorites des empereurs
de Gaule. En face de la ville, sur la rive gauche de la Seine, Constance-Chlore
avait fait bâtir pour son habitation un vaste palais, dont les constructions,
jardins et dépendances diverses s'étendaient depuis la rive du fleuve jusqu’au
pied de la colline qui le surmonte de ce côté, alors appelée Locatitius, et aujourd’hui consacrée par le souvenir de
sainte Geneviève. Autour du palais, un vaste faubourg avait été bientôt
construit et peuplé; un camp retranché en gardait l’entrée; la grande voie
militaire venant d’Autun et d’Orléans (Augustodunum et Genabum), y aboutissait; c’était le point de départ de belles promenades qui
longeaient le cours de la Seine, et venaient se terminer à un grand canal; des
cirques, des basiliques, y avaient apporté tout le luxe des mœurs romaines.
Mais ce quartier neuf pouvait toujours être abandonné en un clin d’œil en cas
d’alarme, et, le pont de bois une fois coupé, la cité proprement dite restait
imprenable derrière la double barrière de son fleuve et sous la garde de ses
braves mariniers.
Ce fut là que Julien s’établit, et il prit bientôt un goût très-vif pour
cette résidence et ses habitants. Tout lui plaisait: la simplicité vive du
caractère national, la pureté des eaux, jusqu’au climat qu’il trouvait doux, et
au vin du voisinage qu’il trouvait savoureux. Il y goûtait avec délices les
premières jouissances d’une renommée déjà grande et d’un pouvoir désormais
affranchi de toute entrave; mais il les goûtait sans en être enivré.
L’exaltation naturelle de son âme était séduite par d’autres objets. Nourri,
dès l’enfance, dans les leçons de la philosophie stoïque, prenant au sérieux,
avec la candeur d’un néophyte, toutes les prescriptions sévères tracées par
Porphyre, pour la purification et même la déification de l’âme, il avait conçu
sérieusement la pensée de se les appliquer à lui-même. Faire voir un
philosophe sur le trône, c’était le rêve de sou imagination. Épaminondas, Caton
et Marc-Aurèle étaient les images qu’il ne perdait point de vue; c’était
l’idéal vers lequel tendait l’essor d’une âme jeune, ardente et orgueilleuse,
et s’il se mêlait à celle ardeur vertueuse une ambition secrète de grandir et
de commander, il se la déguisait à lui-même, et ne s’y abandonnait pas sans
contrainte.
Sa vie n’avait point cessé, à partir du jour de son arrivée dans les
Gaules, d’être sévèrement réglée d'après les modèles qu’il trouvait dans les
livres de philosophie. Rien n’égalait sa sobriété et sa vigilance. Constance
avait cru faire merveille de régler d’avance, par écrit, pour le tenir en
bride, tout son régime et jusqu’à l’ordinaire de sa table. Julien se fit
montrer le menu de ses repas, tracé par la main impériale. Il y avait des mets
délicats, des faisans, des viandes de porc exquises, découpées avec ces
raffinements qu’a seule inventés la sensualité antique. Julien raya de sa main
tous ces articles, et commanda qu’on lui servît la ration ordinaire du soldat.
Son lit fut formé d’une simple couverture sur laquelle on jetait une peau de
bête. C’était là qu’on le voyait tous les soirs (au dire de son biographe),
sans doute pour empêcher le sommeil d’alanguir ses sens, invoquer à genoux
Mercure, le plus agile des Dieux, celui qui représentait dans les symboles
philosophiques l’esprit vivant du monde, et qui était chargé de communiquer le
mouvement à tous les êtres animés.
Un tel repos n’était pas long et ne consumait qu’une faible partie de la
nuit. De ses heures de veille il faisait deux parts distinctes: l’une pour
les affaires, l’autre pour l’étude. Quand il avait examiné toutes les pétitions
qui lui étaient remises et donné toutes les signatures qui lui étaient
demandées, écrit ou dicté toutes ses lettres, et avec une rapidité telle que
ses secrétaires n’y pouvaient suffire, il fermait ses dossiers et prenait ses
livres. Philosophie, poésie, rhétorique, histoire nationale et étrangère, tout
l’occupait et l’absorbait successivement. L’étude approfondie de la langue
latine, qu’il n’avait pas parlée dans son enfance, lui prenait aussi une part
d’attention. Il arriva assez vite à la posséder suffisamment, sans jamais, à ce
qu’il semble, y prendre beaucoup de goût et sans faire grand cas de ses
chefs-d’œuvre. Il était Grec de cœur comme de naissance, et son imagination
restait attachée aux rives dorées de l’Attique. Des nuits ainsi employées
écartaient, dit Ammien Marcellin, jusqu’au moindre soupçon de voluptés
sensuelles.
La chambre où il poursuivait ces travaux nocturnes était habituellement
sans feu, malgré la rigueur de la saison, bien qu’elle fut pourvue d’une
cheminée, sorte de construction qu'il n’avait pas rencontrée en Orient, et dont
l’aspect paraît lui avoir causé au premier moment quelque surprise. Une fois
pourtant, le froid fut si vif qu’il permit qu’on lui apportât quelques charbons
enflammés; mais il les déposa maladroitement dans le milieu de sa chambre, et
la vapeur se répandant autour de lui, il ne tarda pas à être pris d’une forte
oppression et d'un sommeil pesant. Ses esclaves s’aperçurent du danger qu’il
courait, comme il était déjà en défaillance, et l’entraînèrent hors de
l’appartement. On lui fil vomir son léger repas, et on l’arracha ainsi à un
péril dont on ignorait généralement autour de lui la nature. Il était remis au
travail dès le lendemain.
Ses journées appartenaient à la politique. Il donnait beaucoup de temps
à l’administration, accordait beaucoup d’audiences, écoutait patiemment toutes
les réclamations. Et pourtant son administration en Gaule, comme plus tard à
Constantinople, paraît avoir été intègre et scrupuleuse, plutôt qu’active et
féconde. On ne lui attribue aucune loi importante, aucune mesure d’organisation
ou d’innovation considérable, ni même aucun de ces grands monuments qui
laissent sur le sol la trace du passage d’un souverain. Rien qui rappelle
l’activité, souvent intelligente, parfois trop hâtive, mais toujours passionnée,
de Constantin. Solitaire, méfiant, et, hors du champ de bataille, livré à
d’enthousiastes spéculations, il semblait plutôt contempler un idéal abstrait
de justice, toujours présent devant ses yeux, que poursuivre avec l’instinct du
génie un grand but de gouvernement. Ses efforts tendaient surtout à faire
régner le droit autour de lui, et à contenir l’avidité des fonctionnaires.
L’horrible corruption qui régnait parmi eux le révoltait. Grâce à cette
probité intraitable, il devint rapidement l’épouvantail de tous les
concussionnaires, et de tous les spoliateurs officiels. Il ne leur épargnait ni
châtiments, ni railleries. «Voyez, disait-il un jour, en regardant un agent
d'affaires qui se précipitait pour toucher ses appointements dans le creux
de sa main, au lieu d’étendre un pan de sa robe, suivant l’usage; ce n’est pas
recevoir, cela, c’est prendre; ces gens-là ne savent pas faire autre chose».
Cette rigueur ne tarda pas à le mettre aux prises avec le préfet du prétoire de
cette partie de l’empire, Florentius, qui ne se piquait pas des mêmes
scrupules. C’était à Florentius, en vertu de sa charge, qu’il appartenait de
proposer le contingent d’impôts de la province, et d’en faire la répartition
entre les divers services. Cette année 358, malgré le poids énorme de la taxe
ordinaire, le préfet ne craignit pas de demander un tribut supplémentaire.
Quand il vint en faire la proposition à Julien, celui-ci ne lui laissa pas
achever sa phrase. «Plutôt mourir, s’écria-t-il, que d’y consentir!».
Florentius, très-piqué de cet accueil, lui demanda avec beaucoup d’humeur s’il
mettait en doute l'intégrité d’un ministre qu’Auguste lui-même s’était choisi.
Julien, reprenant alors le compte avec plus de calme, lui fit voir par chiffres
que la capitation ordinaire, non-seulement couvrait, mais excédait les
besoins. Florentius se retira sans se tenir pour battu, et, peu de jours après,
avec le dédain d’un vieux praticien pour les scrupules d’un débutant, il lui
renvoyait sans autre commentaire l’ordonnance à signer. Celte fois Julien,
très-irrité, froissa le papier et le jeta par terre devant tout le monde.
L’affaire ne pouvait être terminée de la sorte, et des deux parts on
réclama auprès de Constance : Florentius se plaignant de l'humiliation subie
par son autorité; Julien refaisant ses calculs pour montrer que la taxe était
inutile et que la Gaule n'avait pas de richesse superflue à céder au trésor.
Constance ne donna ni tort ni raison à personne; il blâma Julien d’appeler par
sa conduite les soupçons sur les fonctionnaires; mais il lui laissa faire à lui
seul le recouvrement de l’impôt de la seconde Belgique, qui était en retard.
Julien se chargea en effet de la perception et la mena à fin sans recourir aux
violences ordinaires du fisc, avec un heureux mélange de douceur et de fermeté.
Bientôt, moyennant celte habile administration, la capitation, qui était de
vingt-cinq pièces d’or à l’arrivée de Julien, fut réduite à sept dans toute
l'étendue de la Gaule.
Pareils incidents se renouvelaient tous les jours. Une fois, c’était un
gouverneur accusé de péculat et absous par Florentins, et que Julien, après
avoir évoqué l'affaire en seconde instance, ne craignait pas de condamner.
Une autre fois, c’était un délateur qui dénonçait nu magistrat mal vu de ses
supérieurs, et qui ne trouvait pas que Julien accueillît sa dénonciation avec
assez d’égards. «Qui serait coupable, César, s’écriait-il, si, pour être absous,
il suffisait de nier ses crimes?—Qui serait innocent, reprit Julien, s’il
suffisait d’être accusé pour être condamné?». Parfois aussi il mitigeait,
lui-même, de sa propre autorité, la sévérité des lois, et notamment de ces
dispositions excessives que Constantin, dans un excès de zèle, avait portées
contre le rapt. «Que la justice, disait-il alors, accuse, si elle veut ma clémence,
un souverain généreux doit être au-dessus des lois». Il n’était question dans
les rangs du peuple que de la justice de César, tandis que, parmi les gens d’affaires,
on souriait au contraire un peu de celle vertu niaise qui tenait, à leurs yeux,
de la duperie. On le raillait en haut, on le bénissait en bas.
Il se consolait de ces vaines tracasseries avec deux ou trois confidents
de prédilection, dans le sein desquels il épanchait les secrets de son âme :
c’était, outre le chambellan Euthérius, le médecin Oribase, l’africain Euhémène et un officier gaulois, du nom de Salluste. A
Oribase, par exemple, momentanément absent, il écrivait, au plus fort de ses
démêlés avec Florentius, pour les lui raconter en détail. «Que pouvait faire en
telle occurrence, ajoutait-il, un disciple d’Aristote et de Platon? Fallait-il
laisser des malheureux entre les mains des larrons? Ne devais-je pas les
défendre de tout mon pouvoir? Les infortunés, sous l'oppression de ces impies,
chantent déjà le chant du cygne. Ne serait-il pas honteux de condamner les
tribuns militaires, quand ils quittent leur poste, d’aller jusqu’à les priver
de sépulture, eux qui ont la mort à braver; tandis que nous, nous déserterions
la protection de ces victimes et le devoir que Dieu nous a imposé de combattre
avec son aide contre ces larrons? S’il faut souffrir quelque chose pour cela,
ce ne sera pas une médiocre consolation que de partir d’ici avec une bonne
conscience... Si un successeur m’est donné, j’espère que je n’en éprouverai pas
trop de chagrin. Il vaut mieux peu de temps bien employé que beaucoup d’années
à faire le mal. C’est là de la philosophie péripatéticienne, qui n’est
nullement, comme quelques-uns le prétendent, moins noble que la stoïque. A mon
sens, elles ne diffèrent qu’en ceci: c’est que finie est plus ardente et plus
inconsidérée; l'autre est plus réfléchie, mais plus persévérante dans les
choses qu’elle a résolues».
Ces paroles étaient empreintes d’un désintéressement louable, mais il
faut ajouter qu’elles étaient précédées du récit d’un songe, que Julien donnait
à interpréter à son ami, en sa qualité de savant. Il avait vu deux arbres
croissant l’un1 près de l’autre, l’un élevé, altier, placé sur une vaste
éminence, l’autre attaché à la même racine, mais petit encore et humble,
quoique déjà chargé de fleurs. Chose étrange, peu d’instants après, le grand
arbre était par terre, et le petit survivait encore. Sans être aussi érudit
qu’Oribase, Constance peut-être aurait compris le sens de l’apologue, et il est
heureux pour Julien que la lettre n’ait pas été interceptée.
En retour de ces confidences politiques, Oribase soumettait à Julien
toutes ses idées scientifiques, et en disputait avec lui. Il avait reçu de lui
la mission de réunir en un vaste traité toutes les idées médicales de Galien,
mises en regard de celles des médecins illustres qui l’avaient précédé. Avec
les amis et les savants qu’il avait laissés en Grèce et en Asie Mineure, Julien
entretenait aussi une correspondance active et amicale. Il leur envoyait ses
ouvrages et leur demandait leurs conseils. Quelques-uns venaient le voir, et il
les recevait avec empressement. Mais c’était avec Salluste surtout que son cœur
s’ouvrait. Tout était commun entre eux, le goût des armes, la passion des
lettres et la croyance religieuse. Plus heureux que son souverain, Salluste
n’avait pas l’obligation de feindre pour la foi chrétienne un respect qu’il n’éprouvait
pas. Tandis que Julien était encore obligé de laisser mettre son nom en tête
des édit; qui consacraient les immunités épiscopales, ou proscrivaient les
augures, Salluste, n’étant pas roi, avait la liberté d’être païen. Nul doute
qu’il n’en usât pleinement, et que ce ne fût là le principal attrait qui lui
valait la confidence intime de son jeune maître. Comme il se trouvait toujours
à ses côtés, au camp comme à l’étude, cette communication constante avait fait
naître entre eux une de ces amitiés à la mode antique, que Julien aimait à
mettre sous l’invocation d’Oreste et de Pylade, d’Achille et de Patrocle,
d’Épaminondas et de Pélopidas. Quelques mots feraient croire que Salluste
joignait aux croyances païennes ordinaires ce culte bizarre de Mithra qui
s’adressait particulièrement à l’astre du jour, et semblait vouloir éclairer
l’âme de ses rayons. Ce serait alors dans ces longs épanchements de l’amitié
que Julien aurait puisé la dévotion qu’il manifesta plus tard pour le Roi-Soleil, «régulateur des mondes intelligible et matériel, premier type des idées,
émanation du Bien absolu et semblable à lui». Abreuvées ainsi aux mêmes sources
d’enthousiasme et d’illusion, ces deux âmes se fondaient l’une dans l'autre et
mettaient en commun, dans d’interminables entretiens, leurs actes d’adoration,
leurs rêves de grandeur, leur inimitié contre les puissants du jour, et leurs
chimères de bien public.
Les malveillants qui les entouraient se firent un plaisir de rompre leur
doux commerce. Florentius, dont l’orgueil blessé ne pardonnait pas, écrivit à
Constance que Salluste disposait en maître de l’esprit du jeune césar; de la
part d’un païen, celle influence était nécessairement suspecte. Mais il eut
soin d’ajouter aussi que Salluste était un habile homme, versé dans l’art de la
guerre, et que c’était par ses conseils que s’expliquaient les succès
improvisés du nouveau héros. Quant à Julien lui-même, ajoutait le calomniateur,
dans un langage auquel tous les courtisans de Constance faisaient écho, «avec
sa grande barbe mal peignée et son petit corps grêle, c’était une chèvre plus
qu’un homme; il avait l’air d’un singe vêtu de pourpre; ce n’était qu'une taupe
bavarde, à vue courte et à langue bien pendue. Cet écrivailleur grec n’aimait
au fond que son cabinet: il était timide sur le champ de bataille, et n’avait
d’art que pour tourner des phrases à sa propre louange : on verrait bien le peu
qu'il valait, si on le laissait faire tout, seul». Il n'en fallut pas davantage
pour qu’un ordre de rappel fût envoyé sur-le-champ à Salluste, qui reçut un
commandement en Thrace; et Julien apprit avec une douloureuse surprise qu’il
était privé de son ami. La haine avait frappé juste. Son désespoir fut violent,
bien que contenu. Il l'exhala dans une lettre, qui servit à la fois
d’épanchement à sa douleur et d’exercice à sa rhétorique. Les souvenirs
classiques s’y mêlent étrangement à l’accent d’un sentiment vrai et au cri
d’un cœur navré.
«O cher ami, s’écrie-t-il, si je ne te disais ce que je
ne cesse de me dire à moi-même depuis que j’ai appris ton départ, je me
priverais de toute la consolation qui me reste... Nous avons tout partagé,
douleurs, plaisirs, actions, discours, affaires privées et publiques, repos du
loyer et agitation des camps: il faut que nous trouvions, en commun, un
remède au mal présent, quelque grand qu’il soit. Mais qui saurait imiter la
lyre d'Orphée, on répondre aux chants des sirènes? Qui pourrait découvrir un
nouveau népenthés, pour verser l’oubli des
maux?.... Je ne sais en vérité comment il se fait que le chagrin cl la peine
naissent toujours de la même source, et se succèdent l’un à l’autre. Mais c’est
l’opinion du sage que les événements les plus tristes et les travaux les plus
laborieux doivent apporter à l’homme de sens autant de jouissances que de
peine. Les abeilles du mont Hymette tirent des herbes acides une douce rosée
dont elles font du miel. Les corps sains et robustes se nourrissent de tous les
aliments qu’ils rencontrent, et ceux qui paraissent le plus nuisibles, non
seulement ne leur nuisent pas, mais se tournent pour eux en nouvelles forces...
Et de même les âmes qui ont une santé forte (je ne parle même pas de la vigueur
d’Antisthène ou de Socrate, ou du courage de Callisthène, ou de la patience de Polémon) parviennent à trouver quelque joie dans l’âpreté
même du malheur. Mais, pour moi, j’ai fait une triste expérience de moi-même,
lorsque j’ai appris ton départ. Ma douleur fut égale à celle que j’éprouvai le
jour que, tout enfant, on m’enleva mon précepteur. Tout m’est revenu à la fois
en mémoire : les fatigues que nous avons partagées, ces affectueux saluts de
chaque jour d’une tendresse si sincère, ces entretiens tout pénétrés de vérité
et de justice, cette communauté d’efforts pour le bien, celte même ardeur, ce
même courage de résistance contre les méchants, une telle union des cœurs, une
telle ressemblance des mœurs, une telle confiance d’amitié, et je me suis
rappelé le vers d’Homère : Ulysse est maintenant abandonné!—C’est à ce héros
que je suis semblable. Pour toi, un Dieu t’a retiré, comme autrefois Hector, du
milieu des traits que dirigeaient contre toi les sycophantes. A vrai dire,
pourtant, c’était moi qu’ils cherchaient à travers toi, car ils ont su que je
n’avais qu’un point vulnérable, et qu’ils ne pouvaient m’atteindre qu’en me
privant d’un ami-fidèle, mon défenseur intrépide et le compagnon infatigable de
tous mes périls... Que ma douleur soit juste, privé que je suis, non d’un ami
seulement, mais de quel appui, Dieu le sait! je pense que Socrate lui-même, le
héraut et le maître de toute justice, ne le contesterait pas, du moins autant
que je le puis conjecturer d’après les discours de Platon qui nous le font
connaître. Platon dit, eu effet : «Gouverner la chose publique m’a toujours
paru la plus difficile de toutes les tâches, car on ne peut gouverner sans amis
et sans compagnons fidèles, et de telles gens ne se trouvent pas aisément.» Que
si cette tâche a paru à Platon plus difficile que de percer le mont Athos, que
faut-il que j’en pense, moi qui suis plus éloigné de sa sagesse et de sa
prudence qu’il n’était de Dieu lui-même? Vers quel ami bienveillant me
tournerai-je aujourd’hui? A qui permettrai-je de me traiter avec une noble
franchise? Qui est-ce qui me conseillera avec prudence, me réprimandera avec
douceur, et tournera mon âme sans faste et sans arrogance vers toutes les
choses honnêtes?»
L’ami affligé continue sur ce ton moitié déclamatoire, moitié sensible;
et, après avoir comparé successivement sa douleur à celle de tous les héros de
l'antiquité, il se console aussi par leurs maximes et par leurs exemples. Puis
il souhaite à Salluste un bon voyage vers la Grèce (on l’envoyait en Thrace
pour le service militaire): ce séjour sera un nouveau lien entre eux. Julien,
Grec par le cœur, se fait Gaulois pour plaire à Salluste: Salluste, Gaulois de
naissance, sera bienvenu parmi les Grecs en l’honneur de Julien. D’ailleurs,
ils peuvent parler à loisir de leur amitié. « Sur tout le reste, ajoute le
prudent philosophe, il faut être plus silencieux que Pythagore». Il prend congé
de lui avec deux vers d’Homère.
Une consolation plus efficace encore pour l’âme de Julien que la
philosophie, ce fut la distraction des camps et du commandement militaire. Dès
le commencement de l’été de 358, en effet, il était pressé de rentrer en
campagne, et supportait impatiemment le retard que lui imposait une année très rigoureuse.
On attendait les convois de vivres ordinaires d’Aquitaine, et l’état des routes
ne permettait pas d’espérer qu’ils fussent prêts avant le mois de juillet. Ne
pouvant se résigner à une si longue patience, Julien tira des greniers
ordinaires des garnisons une provision de biscuit suffisante pour vingt jours
de nourriture. Puis, confiant dans la rapidité accoutumée de ses succès et dans
les ressources que la guerre pourrait fournir, il se mit en marche sans plus tarder.
C’était, cette fois, vers le nord de la Gaule qu’il marchait, et contre les
Francs qu’il voulait déployer la même énergie avec laquelle il avait assuré, en
dépit des efforts des Alamans, la sécurité des provinces orientales. Il avait
en vue principalement une tribu franque, les Salions, qui, récemment poussés
hors de Germanie par les Saxons, étaient venus occuper les îles qui ferment
l'embouchure du Rhin, et se répandaient sur toute la partie méridionale de la
Belgique. A peine avait-il fait deux jours de marche, qu’il fut rencontré à
Tongres par une députation de ce peuple qui venait, tout effrayée, demander la
paix. Julien discuta leurs propositions, exigea quelques conditions de plus que
celles qu’on lui offrait, et renvoya les députés chercher de nouveaux pouvoirs,
en leur laissant croire qu’il les attendrait. Dès qu’ils furent partis, il fit
passer la Meuse à sa cavalerie avec Sévère, et lui-même arriva sur leurs
derrières avec la rapidité de l’éclair. La soumission des Saliens suivit
immédiatement. Ils se rendirent avec leurs biens et leurs enfants. Julien leur
assigna un territoire pour leur habitation, avec l’obligation de fournir un
corps de milice pour la cavalerie romaine. Une autre tribu franque, les Chamaves, sentit aussi le poids de ses armes foudroyantes.
Un barbare établi sur le territoire de Trêves et qui portait le nom de Charietton, rendit à l’armée romaine de grands services
dans celle nouvelle attaque, en pénétrant la nuit dans les tentes de ses
anciens compatriotes par des passages qu’il connaissait et en massacrant, sans
bruit, tous les hommes ivres et endormis qui tombaient sous ses mains. Puis
quand le soleil, en se levant, éclairait ces scènes de meurtres, les Barbares
croyaient à quelque intervention miraculeuse. Réduit enfin à demander la paix,
le roi des Chamaves se rendit lui-même à la tente de
Julien. Avant de rien conclure, le vainqueur exigeait des otages et ne
demandait pas moins que la personne même du fils du roi. «Plût à Dieu que je
pusse le remettre entre vos mains, disait en pleurant le pauvre roi vaincu,
mais il était mon fils unique, et il est mort sous vos coups». Ses larmes
touchaient tout le monde, et Julien paraissait prendre part à sa douleur. Mais
tout à coup, sur un signal donné comme à la comédie, le rideau de la tente se
leva, et on vit paraître le petit prince barbare lui-même, qui avait été fait
prisonnier dans un combat, sans que son père sût ce qu’il était devenu. Prenant
alors la parole au milieu de la surprise universelle: «Vous le croyiez mort,
dit Julien, Dieu et la clémence des Romains vous le rendent. Je le garderai
près de moi, et il ne manquera de rien tant qu’il vivra dans mon amitié. Mais
ce sera pour vous le gage de ma vertu, et vous saurez qu’avec les Romains et
leur empereur on n’a jamais l’avantage ni dans la guerre, ni dans la paix». Les Chamaves se soumirent et Charietton obtint le prix de son utile-concours en étant promu à la dignité de comte.
Pour assurer le résultat de tous ces succès, Julien faisait élever sur
la Meuse trois châteaux forts. Mais, pendant qu’on les construisait, les
conséquences de la précipitation de son départ se faisaient sentir; les vivres
manquaient, et pourtant il en fallait en abondance, tant pour nourrir les
travailleurs que pour approvisionner les nouvelles citadelles. On avait compté
sur les moissons de l’année, et la saison continuant à être retardée, elles
n’étaient pas encore mûres. Pour la première fois, le soldat commençait à
murmurer contre son général. Ou l’accusait d’avoir trompé l’armée par de
fausses espérances, et les noms de Grec et d’Asiatique, qui, parmi les
Gaulois, étaient synonymes de menteur, circulaient à voix assez haute dans les
rangs. La solde faisait aussi défaut, car il n’était sorte de chicane que les
trésoriers du fisc, sous l’influence de Florentius, ne suscitassent à ceux de
l’armée. Pour contenir ces mécontentements toujours dangereux dans des armées
peu fidèles, comme l’étaient alors celles de Rome, Julien s’avisa qu’en
Bretagne la récolte était meilleure et plus avancée, et prit le parti de faire
venir du blé de cette île. Mais les moyens de transport étaient difficiles à
réunir, car la mauvaise administration de la Gaule avait laissée peu près périr
la flotte qui devait être entretenue constamment dans les ports de la mer du
Nord. Il fallut faire construire à neuf six cents bâtiments. C’était sur le Rhin
qu'on devait les mettre à flot, et c’était ensuite en remontant ce fleuve que
les transports devaient revenir approvisionner l’armée. De là, de nouvelles
difficultés. Comme les Francs occupaient toutes les eaux inférieures du fleuve,
il était douteux qu’ils laissassent circuler sans opposition la flotte qui
ravitaillait leurs ennemis. Florentius, accoutumé aux manières de faire de
Constance, proposait déjà d’acheter, au prix de mille livres d’or, la liberté
du passage, et Constance lui-même écrivait à sou collègue pour l’y engager.
Julien repoussa cette lâche proposition avec indignation, et se confia
hardiment à la terreur inspirée par son nom. Le succès justifia son audace. Le
premier voyage s’opéra, en effet, sans encombre, sous les yeux des Barbares
qui n’osaient bouger.
La campagne fut enfin terminée, pour cette année-là, par une pointe que
Julien se décida à pousser au-delà du Rhin, dans les derniers jours de
l’automne, afin de s’assurer par lui-même de l’impression qu’avait laissée chez
les Alamans le coup porté à Strasbourg. A peine fut-il de l’autre côté du fleuve (qu’il traversa sur un pont de bateaux) que deux des
souverains qui avaient assisté à la bataille de l’année précédente, Suomaire et Hortaire, vinrent se
rendre à discrétion. Julien les reçut dans l’alliance romaine, en exigeant
d’eux des prestations de vivres, de bois, de fer et des transports pour la
réparation des villes gauloises qu’ils avaient ruinées dans leur première
expédition; en outre, la liberté de tous les captifs romains qui étaient encore
entre leurs mains. Le plus grand soin fut apporté à l’accomplissement exact de
cette dernière condition. Julien avait fait dresser, d’après des renseignements
recueillis dans chaque localité et dans chaque famille, la liste de tons les
soldats gaulois qui n’avaient pas reparu à la suite de la dernière guerre. Le
jour où les captifs libérés lui furent solennellement remis, des notaires
placés auprès de lui contrôlaient exactement ces listes, tenant note à la fois
des présents et des manquants. Puis Julien fit lire à haute voix les noms de
tous ceux qui n’avaient pas répondu à l’appel, et insista pour qu’on
représentât, ou leurs personnes vivantes, ou les preuves de leur décès. Les
Barbares, ne comprenant rien à cette perfection de la statistique romaine,
croyaient que l’empereur avait le don de divination, et plusieurs d’entre eux
qui avaient gardé, sans en rien dire, quelques esclaves pour leur usage, tout
terrifiés de se les voir réclamer, se hâtèrent de les restituer. Il y eut ainsi
plus de vingt mille captifs rendus à leur patrie, qui défilèrent devant la
lente de Julien, en le saluant par des cris de reconnaissance et d’allégresse.
Mais, avec tant de nouvelles bouches à nourrir, les précautions prises par
Julien pour se procurer des vivres ne devenaient que plus nécessaires, et
n’étaient que mieux appréciées
L’année suivante fut moins occupée : Julien dut un peu de repos à la
crainte qu’il inspirait. La Gaule présentait un aspect de fêtes et de joie inaccoutumé.
L’hiver s’écoula dans les plaisirs. Avec l’été, Julien se remit en mouvement.
Mais ses expéditions, quoique constamment renouvelées, n’étaient plus guère que
des promenades triomphales. Il parcourait incessamment les places fortes qu’il
avait fait élever, s’assurant que leur approvisionnement était au complet, et
que les Barbares reçus à merci s’acquittaient des contributions qu’ils avaient
promises. A son tour, il se piquait à leur égard de la plus exacte fidélité, et
toutes les fois qu’il faisait une excursion au-delà du Rhin, il avait soin
d’éviter de toucher le territoire des provinces soumises. En revanche, il
punissait sévèrement ceux qui, comme le roi Hortaire,
après avoir engagé leur parole avec Rome, avaient l’audace d’y manquer. Tant
d’équité, tant de sagesse et en même temps de fermeté, remplissait ces
populations naïves d’une religieuse surprise. Julien se laissait approcher,
admirer tout à l’aise, lui et son armée: «Quelles merveilles! quelles belles armes!
quels beaux hommes! que ces aigles sont terribles!» disait un petit souverain
germain du nom de Macrien, passant dans les rangs avec le prince des Rauraques, Vadomaire. Et Vadomaire,
qui avait été ami de Rome dans sa jeunesse, se joignait à l’admiration de son
collègue, tout en disant qu’il connaissait déjà toutes ces belles choses et
avait vu mieux encore. Ainsi se rétablissait au-delà du Rhin le prestige déjà
affaibli, mais encore si puissant, du nom romain.
Julien probablement ne se serait pas longtemps contenté de cette
paisible gloire. Voyant la Gaule pacifiée, la Germanie refoulée dans ses
limites, il jetait les yeux d’un autre côté, et c’était vers cette Bretagne qui
avait si récemment servi de grenier d’abondance à ses troupes, qu’il songeait à
tourner ses pas. Déjà vers la fui de 355, craignant une invasion des Pictes et
des Scots qui, réfugiés habituellement dans leurs montagnes, en sortaient
souvent pour dévaster la partie méridionale de l’île soumise aux Romains, il
avait fait franchir le détroit à son maître de cavalerie, Lupicinus, successeur
de Sévère, avec deux légions de Moesie et un corps
d’auxiliaires Dérides et Bataves. Il avait reçu des nouvelles satisfaisantes
des premiers faits d’armes de ce général, bon militaire, mais d’un caractère
arrogant, et qu’il n’était pas fâché d’employer utilement loin de sa personne.
Peut-être se proposait-il de le rejoindre lui-même, lorsqu’il apprit subitement
que des lettres de Constance étaient arrivées à l’adresse de ce même Lupicinus.
Quant à Julien lui-même, le messager c’était le notaire Décentius;
n’était chargé d’aucune dépêche qui le concernât. Il avait seulement commission
verbale de le prier de ne point s’opposer à l'exécution des ordres de
l’empereur. Quels étaient ces ordres? c’est ce qu’on ne tarda pas à savoir, car
Lupicinus étant absent, il fallut bien ouvrir la dépêche. Julien y apprit avec
surprise que l'empereur demandait qu’on lui envoyât sur-le-champ tous les
auxiliaires des corps hérules, celtes et bataves,
plus une excellente légion qu’on appelait les Pétulants, et trois cents
hommes d’élite choisis dans toutes les divisions de l’armée transalpine. La
marche de ces troupes vers l’Orient devait être conduite par le chef des
écuries de Julien, Sintula : du césar lui-même, pas
un mot. Julien demeura stupéfait, et du procédé et de la demande: on le
privait de ses meilleures troupes, sans daigner l’on prévenir. Il vit là un
nouveau coup, cette fois mortel, de la haine de son cousin et de la perfidie du
préfet.
Il n’avait pourtant raison qu’en partie. L’insulte partait bien, en
effet, de l’esprit jaloux et haineux de Constance; mais le besoin que cet
empereur éprouvait de bonnes troupes était réel. Tous les embarras à la fois
tombaient sur sa faible tête. C’était le moment où finissaient les fameux
conciles de Rimini et de Séleucie, et Constance devenu, par la faiblesse de ces
deux assemblées, le juge suprême du différend qui se plaidait devant lui à
Constantinople, sentait pourtant tout le monde chrétien frémir et s’ébranler
sous sa main usurpatrice. Pour appuyer la sentence équivoque qu’il allait
rendre, et pour assurer le succès de tous les coups d’autorité qu’il avait à
frapper, un immense déploiement de forces lui était nécessaire. Mais, par une
complication à laquelle sa maladresse n’était pas étrangère, les mauvais
succès de la guerre récemment rallumée contre les Perses venaient mettre en
même temps dans un extrême péril la sécurité des provinces orientales.
A plusieurs reprises déjà, inquiet de ce côté, il avait essayé d’obtenir
des Perses une paix durable. Mais ces efforts ne faisaient qu’accroître
l’orgueil du despote du Haut-Orient. Sapor, enhardi par la timidité visible de
son adversaire, ne mettait plus de bornes à ses prétentions. Il écrivait à
Constance pour lui réclamer les provinces, situées au-delà du Tigre, que Galère
avait autrefois enlevées au roi Narsès, son aïeul, et il croyait encore lui
faire grâce en ne demandant pas à s’étendre jusqu’à la limite du Strymon, en
Macédoine. Le ton des lettres était aussi arrogant que le fond. C’était le roi
des rois, allié des astres et frère du soleil et de la lune, qui voulait bien
envoyer le salut de paix à son frère le césar Constance. Mais derrière ces
forfanteries ridicules il y avait des armées qui ne prêtaient pas à rire; et
Constance, bien que très-blessé dans son orgueil, n’avait négligé aucun moyen
d’éviter une rupture ouverte. Il envoyait ambassade sur ambassade, choisissant
pour la députation ses conseillers les plus affidés, les orateurs les plus
habiles, le notaire Spéctat et même le sophiste Eustathe,
merveilleux artisan de persuasion, dit Ammien Marcellin. Mais malgré tous les
triomphes oratoires que Libanius et Eunape prêtent au
sophiste ambassadeur, et bien qu'au dire de ce dernier, peu s’en fallût que
Sapor, ravi de tant d’éloquence, n’eût quitté la tiare pour revêtir le manteau
des philosophes, tous les arguments avaient été inutiles; et, dès l’été
précédent, Sapor venait montrer, en assiégeant et en prenant, après un siège
lent et cruel, la ville d’Amide, sur le Tigre, qu’il n’était pas encore prêt à
renoncer au métier de guerrier, pour embrasser la rhétorique et la sagesse.
Ce qui accroissait encore la force de Sapor dans celle victorieuse
attaque, c’est qu’il avait accueilli dans son camp un transfuge romain qui
avait occupé une place importante dans l’administration militaire de l’empire.
C’était un marchand enrichi, du nom d’Antonin, devenu intendant par ses
intrigues, et ensuite banni pour quelques méfaits ou par suite de quelque
délation. Antonin avait porté à Sapor l’état exact des places et des années
romaines, et le tenait au courant des rivalités intérieures qui existaient
entre les généraux. Par lui Sapor avait su que Constance, jaloux du seul homme
de mérite qu'il eût à son service dans son année d’orient, le général Urficin, lui avait donné pour collègue et pour rival un
vieil officier sans capacité, ami de l’eunuque Eusèbe. Il avait su également où
il devait porter ses coups pour surprendre Urficin au
dépourvu, et la chute d’Amide après deux mois de siège était le résultat de ce
merveilleux gouvernement des eunuques, qui semblait prendre à tâche de
décourager tous les serviteurs de l’empire et de ne leur donner le choix
qu’entre la désertion et la mort. C’était aussi probablement aux avertissements
d’Antonin que Sapor devait la connaissance des profonds ressentiments que les
vexations de Constance laissaient dans le coeur des
populations chrétiennes, et ce farouche persécuteur, profitant de cet avis, ne
dédaignait pas de faire, dans les provinces romaines, appel aux sympathies des
mêmes hommes qu’il envoyait au supplice dans son propre pays. Ayant trouvé dans
un château-fort, dit Ammien, des vierges consacrées au service de Dieu d’après
le rit des chrétiens, il ne leur fit aucun mal et les laissa continuer leurs
dévotions accoutumées.
Il fallait donc des troupes à Constance (an 360) pour remplacer celles
qu’il venait de perdre dans une campagne malheureuse, et ses propres
provinces, livrées à une effroyable confusion, ne pouvaient pas les lui
fournir. Partout le trouble des populations rendait la présence des légions nécessaire.
A Rome, le pape Libère venait de regagner l'affection du monde chrétien et
l’estime d’Athanase , en refusant son assentiment à la formule de Rimini, et sa
sanction aux actes du concile. Mais il se débattait péniblement contre les
partisans de l’usurpateur Félix, et des violences en sens divers
ensanglantaient les rues de la capitale. À Alexandrie, le farouche Georges
déployait sans pudeur ses instincts tyranniques et cupides, se faisait le
délateur des innocents et le spoliateur des familles, mettait des taxes énormes
sur toutes les actions de la vie, depuis le baptême jusqu’à l’enterrement, et
profitait de la permission, si étrangement donnée par Constance aux
ecclésiastiques, de faire le commerce, pour s’arroger le monopole du salpêtre,
du sel et du papier. Il soulevait ainsi l’indignation de tous, sans distinction
de païens et de chrétiens, et excitait à plusieurs reprises des séditions
graves dont l’une même le réduisit à quitter momentanément la ville. A Constantinople,
enfin, le nouvel archevêque, Eudoxe, mettait en rumeur tous les habitants, le
jour même de son intronisation, par un discours plein de blasphèmes ariens.
Enfin il fallait des troupes aussi à Paul-la-Chaîne, le fameux
inquisiteur, qui parcourait les provinces d’Asie Mineure et de Palestine, pour
tenir note et tirer vengeance de tous les païens de distinction qui
consultaient es oracles. Partout où il passait, des jeunes filles, des
vieillards, des philosophes étaient traînés au supplice pour faits de
lèse-majesté. En un mot, il n’y avait pas un point de la partie du monde
soumise à l’empire de Constance où la force armée ne fût tenue sur pied et en
éveil pour maintenir l’ordre matériel au sein de la confusion religieuse. On
était donc porté tout naturellement à chercher du secours dans la seule région
de l’empire qui fût encore paisible, et la Gaule était à peu près l’unique
province où Constance pût se procurer les forces qui lui étaient nécessaires.
Mais en Gaule on ignorait ou on ne voulait pas savoir tous ces besoins
factices que s’était créés une politique artificieuse. Julien ne vit donc
qu’une chose dans l'ordre étrange qui lui était adressé; c’est qu'on lui
demandait le sacrifice de ses meilleures troupes. Les cohortes auxiliaires ne comprirent
aussi qu’un seul fait, c’est qu’elles avaient été levées avec la promesse de ne
pas quitter leur sol natal, et qu’on voulait les entraîner vers une partie
lointaine du monde. Les paisibles habitants de la Gaule, en voyant partir leurs
plus braves défenseurs, se croyaient menacés du retour du ces mauvais jours
dont Julien seul avait arrêté le cours. On murmurait très-haut aux camps et
dans les cités. Julien seul ne donna aucun signe d’impatience. Il lit des
représentations modérées à Décentius, qui ne les
écouta pas et qui se mit à l'œuvre pour opérer sans délai le triage des hommes
d’élite qu’il devait choisir dans les légions. Le prince manda alors auprès de
lui Florentius, pour le faire juge lui-même si l’opération demandée par l’empereur
était praticable, sans mettre en danger la sûreté de la province; il aurait
voulu s’autoriser de son avis pour décliner, ou du moins, pour retarder
l'exécution des ordres: «C’est votre devoir, lui écrivait-il, de venir m’aider
de vos conseils. Si vous ne me prêtez pas appui, je vais jeter le manteau
impérial, car j’aime mieux mourir que de consentir à la perte des provinces qui
me sont confiées». Mais Florentius était à Vienne pour veiller à
l'approvisionnement de la province, et il refusa obstinément de se rendre à cet
appel.
Le mécontentement grossissait pourtant dans l’armée. On faisait circuler
des écrits à la main, intitulés: Les plaintes de la Gaule abandonnée, et
remplis d’invectives contre Constance. Les femmes des soldats qu’on voulait emmener
arrivaient par bandes, sur toutes les routes, les vêlements déchirés et
souillés, portant leurs enfants dans leurs bras et poussant des cris de
désespoir. «On nous enlève comme des criminels et des condamnés, disait un de
ces pamphlets répandus par des mains inconnues dans les rangs de la Pétulante,
on nous mène aux extrémités de la terre. Les objets de notre tendresse, déjà
une première fois asservis par les Alamans et délivrés par de sanglants
combats, vont retomber en servitude». La pièce fut saisie et portée au
quartier-général de Julien. Celui-ci ne parut pas s’en émouvoir, ce qui serait
assez aise à comprendre, si comme l'insinuent quelques historiens et en particulier
le païen Eunape, elle émanait de personnes de sa
connaissance telles que le médecin Oribase et le philosophe Évhémère. Seulement
pour adoucir la rigueur des mesures prises, Julien donna ordre qu’on préparât
de vastes chariots, ordinairement destinés aux bagages et aux malades, et qu'on
les mit à la disposition des soldats pour emmener avec eux leurs familles. Décentius, qui prit connaissance aussi de l’écrit, en
éprouva une impression toute différente. Craignant de laisser durer
l’explosion de tels sentiments, il résolut de presser le départ des troupes,
sans attendre le retour du maître de la cavalerie. Julien opposa quelques
difficultés à cette précipitation. On lui répondit par des regards soupçonneux
et des menaces équivoques. Il se tut à l’instant. Sur la route à faire suivre
aux troupes, un nouveau débat s’éleva. Julien, peut-être pour attester combien
il était étranger à celte mesure imprudente et impopulaire, ne voulait pas
faire passer les légions par Lutèce, où était sa résidence. Décentius,
au contraire, pour lui faire ostensiblement partager la responsabilité, décida
qu’elles traverseraient la ville sous ses yeux.
Le défilé eut donc lieu dans un des premiers jours de mars 360. Le
prince vint au-devant de ses fidèles soldats jusque dans le faubourg de la ville,
disant un mot aimable à tous ceux qu’il rencontrait, nommant chacun par son
nom, rappelant à chacun ses faits d’armes: «Allez sans crainte, leur
disait-il; Auguste est généreux et puissant, et ne vous laissera pas sans
récompense». Les soldats ne répondaient que par un morne silence, et le
regardaient d’un air plein d’angoisse; des habitants de la ville et des
campagnes voisines se jetaient à travers les rangs en sanglotant, embrassaient
les genoux de leurs défenseurs et les suppliaient de ne pas les abandonner. La
fin du jour termina seule cette scène déchirante. Les soldats se retirèrent
dans leurs quartiers, mais César, rassemblant auprès de lui à dîner les
principaux officiers, les tint encore une partie de la soirée réunis, à causer
de leurs souvenirs communs et de leur triste avenir, promettant lui-même de les
servir par tous les moyens qui seraient en son pouvoir
On venait à peine de se séparer, quand on entendit un grondement sourd
retentir du côté des quartiers où campaient les troupes. C’était l'éclat
longtemps contenu des fureurs militaires. Tout à coup, en effet, des masses de
soldats, demi-vêtus, mais tout armés, se répandent dans la ville en poussant
des cris, et, en peu d’instants, accourent de divers côtés vers le palais. On
ne tarda pas à distinguer, parmi les clameurs qui s'échappaient de leurs
bouches, ces mots d’abord timidement, isolément prononcés, puis répétés en
concert: «Julien Auguste! Nous voulons Julien pour Auguste!»—Ils établirent
autour de la demeure impériale comme une sorte de siège, montant la garde à la
porte, pour que personne n'en put sortir, et tenant le prince prisonnier pour
être plus sûrs de le faire empereur. Personne ne répondant à leur appel, ils
demeurèrent toute la nuit dans la même agitation, et le point du jour les
trouva encore en armes. Mais la porte ne s’ouvrait pas, et Julien, vainement
appelé, persistait à ne point paraître.
Il entendait pourtant; et, de l’appartement de sa femme où, par hasard,
il s'était retiré cette nuit-là, il distinguait son nom et l’appellation à la
fois batteuse et redoutable dont on le faisait suivre. Par une ouverture de la
pièce placée à l’étage supérieur on apercevait la voûte du ciel. «Levant alors
les yeux, j'adorai, dit-il, Jupiter; et comme le tumulte s’accroissait, grossi
par les échos du palais , je priai ce dieu de m’envoyer quelque signe de sa
volonté». Ce signe, racontait-il plus tard à un de ses confidents, fut le génie
même de l’empire qui lui apparut sous la forme que les médailles lui prêtent
d’ordinaire. «Julien, lui dit la vision, je me tiens à ta porte depuis
longtemps; tu m’as déjà plus d’une fois refusé l’entrée. Si tu me repousses
encore, aujourd’hui, quand tant de gens me conduisent vers toi, je m’en irai
triste pour ne plus revenir. Cependant, écoute bien ceci: en aucun cas je ne
demeurerai longtemps avec toi». Était-ce invention préparée? Était-ce
hallucination? Nul ne le sait; Julien, peut-être, ne le sut jamais bien lui-même.
Tout à la fois enthousiaste et dissimulé, vivant, depuis tant d’années,
d’exaltation et d’hypocrisie, dans les filets d’erreur où il s’engageait chaque
jour, il ne distinguait déjà plus bien les mensonges qu’il adorait de ceux
qu’il forgeait lui-même.
Il sortit, ayant son parti pris, mais se gardant bien de le laisser
soupçonner. Plusieurs heures durant, on le vit parcourir les rangs, repoussant
le titre d’Auguste avec une indignation assez bien jouée pour paraître sincère,
et suppliant les soldats de ne pas le contraindre à ternir leur gloire commune.
Il offrait d’intercéder auprès de Constance pour faire rétracter l’ordre de
départ. Mais les choses avaient été poussées trop loin pour reculer. Vers neuf
heures du matin, le drame se dénoua enfin; on saisit le césar de force, on le
plaça debout sur le bouclier d’un fantassin, et les airs retentirent du cri de:
«Vive Julien Auguste!». Puis on chercha un diadème pour lui ceindre le front.
Comme on n’en trouvait pas au palais, quelqu'un proposa d’y suppléer par le
collier de l’impératrice. «Non, dit le nouvel auguste, déjà assez maître de lui
pour plaisanter: je ne veux point commencer à régner, paré comme une femme». Il
refusa également de se servir d’une aigrette de cheval qu’on lui proposa. Alors
un porte-étendard de la Pétulante, arrachant une plaque de cou qui
distinguai! son grade, se fit hisser auprès de lui pour l’en couronner; et
Julien, se laissant faire, promit à chacun des assistants cinq pièces d’or et
une livre d’argent.
Il lui convenait pourtant de paraître contraint jusqu’au bout. A peine
rentré au palais, il ferma la porte sur lui, ôta le diadème, et resta plonge
dans de profondes réflexions, couvrant des apparences d’une douleur feinte une
émotion qui ne l’était pas, et ne voulant même pourvoir à aucune des affaires
courantes du gouvernement. Cette réclusion dura plusieurs jours, au milieu de
la surprise et bientôt de l’inquiétude universelles. Enfin ou commença à
murmurer dans l’armée que les amis de Constance avaient fait tuer ou disparaître
le prince. Il n’en fallut pas davantage pour renouveler l’émotion à peine
calmée, et les soldats, quittant de nouveau leurs campements, vinrent une
seconde fois forcer en désordre l’entrée du palais, où ils trouvèrent toutes
choses dans le calme le plus parfait. Sur l’interrogation des gens de garde qui
leur demandèrent ce qu’ils voulaient: «Nous voulons voir Auguste»
s’écrièrent-ils. On leur ouvrit à l’instant la porte de la salle où se tenait
le consistoire, et Julien leur apparut alors tout à point, assis sur le siège
impérial et dans son brillant costume d'empereur. La foule ravie demandait
encore justice des assassins prétendus. Julien, qui savait sans doute à quoi
s’en tenir sur la réalité du complot, contint ces fureurs aveugles, et l’on
applaudit à sa clémence.
Dès le lendemain, une revue fut convoquée au champ de Mars, et pour les
troupes présentes et pour d’autres qui, déjà en marche, s'étaient mises à
rétrograder sur la nouvelle des événements de Lutèce. Une tribune lut dressée
avec un appareil inaccoutumé, et Julien y monta en grande pompe, au milieu des
aigles et des drapeaux. C’était la première fois qu’il haranguait
solennellement les troupes, car il s'était jusque-là abstenu d’user de cette
prérogative du pouvoir suprême. Son discours fut simple et grave. Peu de mots
lui suffirent pour rappeler aux troupes leurs exploits communs, et remercier
cette armée de Gaule qui, après l’avoir adopté presque enfant, avait fait de
lui un général et venait d’en faire un empereur. «Après de si grandes choses,
dit-il, la postérité, je pense, ne se taira point sur vous, si ce rang élevé
que vous avez su atteindre, vous, savez aussi le garder par la vertu et la
sévérité de vos mœurs. Afin donc de maintenir l’intégrité de la discipline,
d’assurer au courage la récompense qui lui est due, et de contenir les
entreprises de l’intrigue, je déclare, en présence de votre respectable
assemblée, que désormais ni magistrat civil, ni officier militaire, ne sera
élevé à un grade supérieur, au-dessus de son mérite, par la recommandation de
qui que ce soit, et que celui qui sollicitera pour un sujet indigne sera marqué
lui-même d’une note d'ignominie».
Ces paroles, qui condamnaient le long favoritisme de l’administration de
Constance, furent reçues avec transport; et, pour ne pas laisser refroidir les
bonnes dispositions de l’auguste, des intendants militaires de la Pétulante et de la Celtique firent demander sur-le-champ, par leurs soldats, à
être élevés, en raison de leurs mérites longtemps méconnus, au grade de gouverneurs
de province. Mais Julien tint sa parole encore plus fidèlement qu’on n’avait
cru; il n’accueillit pas ces recommandations faites à main armée, et, dans la
joie commune de la journée, on ne songea pas à lui en vouloir.
Le défi une fois jeté, il se prépara à le soutenir avec sa prudence et
son courage accoutumés. Il ne se porta à aucune violence contre ses ennemis
secrets ou publics. Il se borna à s’assurer de la personne du maître de la
cavalerie, Lupicinus. Décentius était en fuite.
Florentius aussi avait quitté la Gaule précipitamment, à la nouvelle de
l’élévation de son ennemi. Julien envoya un brevet de voitures publiques à sa
femme et à ses enfants, et leur permit d’emporter toutes leurs richesses. Il ne
mit aucun empressement à entrer en correspondance avec Constance, qu’il
connaissait trop bien pour espérer le fléchir après l’avoir offensé; mais,
quand il crut toutes ses mesures de défense bien prises, il mit les bons procédés
de son côté, en lui envoyant une députation pour solliciter de lui une
reconnaissance officielle. Le maître des offices, Pentadius,
dont il avait eu à se plaindre, mais qui s’était rallié à son pouvoir, et son
vieil ami, le chambellan Euthérius, furent envoyés, en qualité d’ambassadeurs,
porteurs de deux dépêches, l’une ostensible, l'autre secrète. Dans la première,
où, par égard, il ne prenait encore que le titre de césar, il racontait, avec
des détails dont l'exactitude matérielle était incontestable, la violence dont
il avait été l’objet, et la pression à laquelle seule il avait cédé. «J’ai
opposé longtemps à ces furieux le rempart de ma poitrine... Je n’ai cédé que
quand tout m’a convaincu que, moi mort, un antre serait déclaré prince à ma
place. Voilà les faits: je vous prie, examinez-les d’un œil favorable... Voici
maintenant mes conditions. Recevez-les de bonne foi, considérant en vous-même
qu’après tout il est utile à la république qu’unis comme nous sommes par les
liens du sang, nous soyons associés au rang suprême... Je vous fournirai des
chevaux de trait espagnols, et de jeunes Lœti descendant d’une bonne race de Barbares établis de ce côté du Rhin, pour les
faire entrer dans vos corps de Scutarii et de Gentiles... Je recevrai de Votre Clémence, pour
préfets du prétoire, des hommes distingués par leur intégrité et leurs talents.
Quant aux magistrats ou officiers de l’armée, il est juste que ce soit moi qui
les nomme: cary a-t-il rien déplus insensé que de mettre auprès d’un empereur
des gens dont il ignore les caractères et les volontés?... J'estime que ces
propositions et ces offres sont faites dans votre intérêt. Je ne veux point
parler en empereur; mais je sais combien de fois des affaires perdues par la
discorde ont été rétablies par l’union et les concessions réciproques».
L’autre lettre était sur un ton différent: «Elle était, dit Ammien,
mordante et sarcastique. Nul ne la vit; et, si on la connaissait, il ne
conviendrait pas de la publier». Sans doute, jouissant de sa force, mais
voulant effrayer Constance sans l’humilier publiquement, Julien s'y donnait le
plaisir d'exhaler, par quelques allusions piquantes, une haine concentrée
pendant vingt années, et avertissait, à mots encore couverts, son timide parent
de ne pas hâter lui-même le jour de la vengeance.
Les députés ne se pressèrent pas: arrivés probablement dans les
premiers jours de l’été de 360, ils ne trouvèrent plus Constance à
Constantinople. Les succès réitérés de Sapor devant Singare et devant Bézabde, la soumission presque entière de
la Mésopotamie, l’avaient enfin arraché à la théologie. Il s’était mis en
marche contre les Perses avec ce qu’il avait pu ramasser de troupes et
d’auxiliaires levés parmi les Goths, espérant être rejoint en route parles
renforts de Gaule. Il était déjà à Césarée en Cappadoce, quand, au lieu des
troupes qu'il attendait, on lui annonça l’arrivée des ambassadeurs de Julien,
précédés par la redoutable nouvelle de l'usurpation. Il les fit entrer, saisit
leurs dépêches d’une main tremblante, les parcourut en pâlissant, et, fixant
sur eux des regards furieux, leur ordonna de sortir de sa présence, sans
vouloir ni faire aucune question, ni entendre aucune explication
Resté seul, sa perplexité fut affreuse. Julien sur ses derrières et
Sapor devant lui, de quel côté se tourner? Partager le trône avec un rival, ou
céder une province aux Perses, c’étaient deux alternatives également odieuses.
Dans cette cruelle indécision, le péril le plus pressant l’emporta. Il résolut
de continuer sa marche contre les Perses, en essayant de gagner du temps avec
son autre adversaire. Sans rendre de réponse aux députés, il dépêcha lui-même
le questeur Léonas avec une lettre qui refusait
péremptoirement, mais sans colère, tout assentiment à la promotion décrétée par
les soldats. Il engageait Julien, dans l’intérêt de sa sûreté, à ne pas
persévérer dans une entreprise dangereuse, à se contenter du pouvoir régulier,
déjà considérable, qu’il lui avait conféré; et, pour bien attester qu’il se
regardait toujours comme souverain des Gaules, il renouvela tous les
fonctionnaires et donna des successeurs à Florentius et à Lupicinus. Puis il se
remit en campagne, reçut sur sa route les hommages du petit roi d’Arménie, Arsace, avec qui il assura l’alliance de l’empire en lui
donnant en mariage la veuve de l’empereur Constant, Olympias, fille du préfet Ablave. Il passa l’Euphrate à Samosate et ne s’arrêta qu’à
Édesse, pour attendre l’ennemi et compléter ses armements.
Léonas cependant faisait route en toute vitesse vers la Gaule. C’était un
agent habile, le même qui avait présidé l’année précédente le concile de Séleucie,
et qui s’était acquitté de cette mission à la satisfaction de l’empereur. Mais
cette fois il avait affaire à plus forte partie, et sa commission était plus
difficile. Il trouva Julien à Lutèce, n’ayant rien changé à son genre de vie et
usant avec mesure, mais sans timidité, de ses nouveaux droits. Le prince le
reçut très-poliment, mais différa de l’entendre jusqu'au lendemain. Dans la
nuit, une grande assemblée de troupes cl de peuple fut convoquée, et Julien,
montant sur son trône, donna ordre qu’on fit lecture de la lettre de Constance.
C’était un rouleau assez épais, ayant la forme des édits officiels. On le
déplia et on commença de lire. Quand on en vint au passage où Constance , après
en avoir appelé au souvenir de leur parenté et des bontés qu’il avait eues pour
Julien orphelin, dans sa jeunesse, lui enjoignait solennellement de se
contenter du titre de césar, un violent murmure s’éleva: «Julien, cria la
foule, vous êtes auguste. Qu’il en soit comme l’ont voulu les provinces, les
soldats et l'autorité de la république, à peine sauvée des incursions des
barbares.—Vous le voyez, dit Julien à Léonas; ce
n’est pas moi qui refuse d'obéir». Il chargea alors Léonas lui-même déporter sa réponse. Fidèle aux conditions qu’il avait proposées, il
acceptait le nouveau préfet du prétoire, Nebridius, et
refusait sa sanction à tous les autres choix. Puis, sans s’écarter encore des
égards officiels, l’amertume de son langage s'accrut cependant d’un degré.
Répondant aux reproches d’ingratitude : «Je conviens, disait-il, que quand
Constance est moulé sur le trône j'étais orphelin, et il eu doit savoir quelque chose».
La guerre était au bout d’un pareil langage; mais elle n’était pas
déclarée, et, avec les embarras qui gênaient l’action de Constance, elle
pouvait tarder plus d'un jour. Il ne convenait à Julien, ni d’en prendre l’initiative,
ni de paraître trop s'en préoccuper. La saison, quoique déjà avancée, était
encore belle; pour tenir ses troupes en haleine, il les conduisit de l’autre
côté du Rhin à une petite expédition contre les Francs Attuariens, qui ne fut
qu’un jeu. Puis il revint, comme en triomphe, remontant le fleuve et visitant
toutes les frontières jusqu’à Bâle. De là, par Besançon, il se rendit à Vienne
sur le Rhône, où il comptait séjourner l’hiver. Il y fit célébrer des jeux
publies, où il parut pour la première fois ceint d’un diadème impérial tout
chargé de pierreries. C’était une première étape vers l’Orient. On était à la
fin de novembre, et presque au même moment Constance, après quelques faits
d’armes insignifiants, qui ne changeaient rien à la situation réelle des
armées perses et romaines, rétrogradait, en versant lâchement des larmes sur
ses villes ruinées et ses provinces abandonnées, et rentrait à Antioche pour y passer
aussi la mauvaise saison.
Pendant que les deux souverains du monde demeuraient ainsi s’observant
l’un l’autre, aux deux bouts de leur empire, un même malheur domestique les
frappa et compléta l’exacte parité de leurs situations, en même temps qu’il
creusait plus profondément l’abîme qui les séparait. Hélène acheva en Gaule sa
triste vie. Son mari la pleura si peu que ses ennemis, plus tard, purent
l’accuser de l’avoir empoisonnée. Il envoya pourtant avec honneur sa dépouille
mortelle au sépulcre de la famille Flavienne, à Rome, sur la voie Nomentane. Mais un deuil plus sensible fut la mort de
l’aimable Eusébie, qui s’éteignit à la fleur de l’âge. Elle échappait, par une
fin prématurée, à la douleur de voir aux prises son époux et l’objet de sa
tendre prédilection. C’était l’ange de paix qui se retirait de l’empire et
l’abandonnait aux fureurs de la guerre civile.
Mais Julien n’avait plus ni loisir ni pensée à donner à des regrets.
L’imminence de la crise qui menaçait l’absorbait tout entier. Attaquerait-il,
comme Magnence? Attendrait-il, comme Gallus? Ces deux exemples, tour à tour
présents à sa pensée, n’avaient rien de rassurant ni l’un ni l’autre. Par
nature, d’ailleurs, il n’avait de sang-froid que sur le champ de bataille; hors
de là, son âme était le théâtre d’une constante agitation. Le calme d’esprit
qu’il trouvait dans l’action l’abandonnait dans le repos. Après avoir tout fait
avec prudence et résolution pour dominer l’avenir, son imagination inquiète
cherchait encore avec angoisse à le pénétrer. Il n’avait sorte de conjurations
magiques, d'artifices divinatoires, qu’il ne mit en œuvre pour deviner l’issue
de la lutte, ou en mieux diriger le cours. Augures, vol des oiseaux, entrailles
des victimes, cours des astres, voix de la foudre, visions des songes, il
interrogeait tout et croyait à tout. Son confident et son admirateur, Ammien,
pense même devoir placer à ce moment de sa biographie une petite dissertation
de philosophie mystique sur la vérité de l’art divinatoire, comme s’il voulait
demander grâce pour la mémoire de son héros à la risée des lecteurs chrétiens.
Puis, en sortant de ces cérémonies mystérieuses , dont le bruit, sans doute,
transpirait au dehors, Julien était pris de la crainte d’être vu en compagnie
de magiciens et de scandaliser la foi vive et simple des Gaulois chrétiens.
Alors, pour faire compensation, il affichait quelque acte bien éclatant de
dévotion et d’hypocrisie. Le jour de l’Épiphanie, par exemple (6 janvier 361)
il se rendit en grande pompe à l'église, et fit avec componction et à haute
voix sa prière devant tout le peuple assemblé. Peu de jours après, on lui
annonçait le retour en Gaule d’Hilaire de Poitiers, à qui Constance avait
permis de rentier dans sa patrie, soit pour empêcher qu'il ne prît en Orient,
sur les semi-ariens persécutés, une trop grande autorité, soit dans l’espoir
que l’ardeur de son zèle causerait quelque trouble dans les Gaules. Hilaire
rentrait au milieu des flots d’une population empressée qui lui apportait de
toutes parts des enfants à bénir et des malades à guérir. Il était accompagné
du jeune Martin, ce soldat de la charité, devenu diacre, qui ne le quittait
pas, et dont la renommée croissait à l’ombre de la sienne. Julien vit leur
retour sans inquiétude, et leur permit même de tenir à Paris un concile des
évêques de Gaule, où Saturnin d’Arles fut excommunié, et la formule de Rimini
rejetée avec mépris. Ces concessions, dit l'historien Zonare,
non sans quelque vraisemblance, avaient surtout pour luit de garder la faveur
des soldats, dont un grand nombre étaient chrétiens. Par suite de la même
politique de conciliation générale, Julien rappelait aussi sous ses drapeaux
d’autres victimes de la persécution de Constance, les soldats de l’armée de
Magnence, licenciés depuis près de dix ans.
L'hiver se passait dans cette activité extérieure et ces angoisses
secrètes, lorsqu’à l’entrée du printemps on apprit que les Alamans avaient
tenté de nouvelles incursions du côté du pays des Rauraques. Les agresseurs
étaient des sujets du roi Vadomaire, l’un de ceux que
Julien avait honorés de son alliance , et celui même qui paraissait y attacher
le plus grand prix. Celte trahison troubla fort l’empereur; mais son inquiétude
fut plus vive encore lorsqu’on lui apporta une lettre interceptée de ce petit
prince lui-même, où il se plaignait auprès de Constance du césar des Gaules,
et offrait à l’auguste de l’en délivrer. Vadomaire ne
porta pas loin la peine de sa défection. Sans faire semblant d’être averti,
Julien lui dépêcha le comte Philagre, qui lut reçu en allié. Puis, au milieu
d’un festin qu’on lui offrait, le comte fit saisir au corps le roi lui-même par
des gardes apostés, et le ramena au camp des Romains. Julien lui montra les
lettres qui étaient tombées entre ses mains, le convainquit do trahison, et
l'envoya finir obscurément ses jours en Espagne. Une courte et terrible
expédition fit aussitôt rentrer tous les Alamans dans le devoir.
Cette alerte précipita les événements. Le bruit, en effet, s’était
généralement répandu dans le camp que Constance, suivant avec Julien la môme
lactique qu’autrefois avec Magnence, voulait lâcher les Barbares sur ses
derrières. Julien lui-même en avait sinon la preuve, comme il le dit plus tard,
au moins la crainte. Et, en tout cas, celle rumeur lui fournissait un excellent
moyen d’enflammer les esprits. Pour achever de confirmer ces soupçons, on vit
bientôt arriver une lettre de Constance, sur un ton si orgueilleux, que chacun
pouvait se demander d’où venait, à un ennemi si éloigné et si impuissant, un
retour si inattendu de confiance. Elle était portée par l’évêque Epictète, l’un
des prélats favoris de la cour d’Antioche, et toujours adressée au césar
Julien. Mais on ne lui promettait plus, celle fois, que la vie sauve, et encore
pour prix d’une soumission immédiate. Zosime assure qu’en recevant celte
insolente missive Julien en éprouva une si forte émotion, qu'il s'écria: «Non,
ce n’est pas à Constance à prendre soin de ma vie: c’est aux Dieux que je
remets ce soin»; ce pluriel inaccoutumé dut exciter autour de lui quelque surprise.
Ou ne tarda pas à savoir également que les passages des Alpes étaient
soigneusement mis en défense. La peur d’être enfermés en Gaule, coupés du reste
de l’empire, et livrés en proie aux Barbares, s’empara de tous les soldats, et
le cri public fit sentir à Julien que le moment était venu de se décider à
combattre.
Avant de prendre un parti si solennel, il interrogea une dernière fois
ses dieux. Depuis plusieurs jours les augures se montraient à lui de plus en
plus favorables. Une vision aperçue en songe lui avait même annoncé, en quatre
vers grecs fort bien faits, la mort prochaine de Constance pour une date fixe
de l’automne suivant. Cette fois ce fut Bellone, la déesse de la guerre, à qui
Julien adressa une dernière interrogation. Bellone s’étant montrée
bienveillante, il rassembla ses soldats et leur demanda s’ils étaient prêts à
se mettre en marche. Il ne parlait point encore de faire la guerre, mais
seulement de s’avancer jusqu’aux extrémités de la Dacie et de l’Illyrie, pour effrayer
Constance et briser le cercle de fer qu’on formait autour des Gaules. La
demande était faite au nom du Dieu céleste, expression ambiguë, qui rappelait
les premiers jours du règne de Constantin. Les soldats répondirent par des
transports et jurèrent de mourir pour leur général. Les habitants des Gaules offraient
tous leur argent et leurs provisions. Un seul homme, le préfet Nébridius, ne crut pas pouvoir rompre le serment qui
l’attachait à Constance. Tombant aux genoux de l’empereur et baisant le bout de
sa robe, il lui demanda pardon de ne pouvoir le servir, et comme il voulait
même prendre sa main pour la baiser: «Ma main est pour mes amis, lui dit
Julien en se reculant; mais vous pouvez vous retirer.» Son choix était tout
fait pour remplacer Nébridius. C’était son ami Salluste
qui, d’Illyrie où il campait, était venu précipitamment le rejoindre. Julien le
laissa dans les Gaules, dans cette nouvelle qualité. Puis l’ordre du départ
fut donné, et l’itinéraire indiqué par la route de Pannonie. Un détachement
dut traverser l’Italie par la conduite de Jovinus : un autre la Rhétie, sous
les ordres de Névitta. Julien lui-même, parti de
Bâle, n’emmenait avec lui que trois mille hommes. Mais ses troupes se
montaient à plus de vingt mille, et leur rendez-vous général était à Sirmium.
Dès que la nouvelle de son expédition se répandit de l'autre côté des
Alpes, la terreur et la défection devinrent générales. Les deux consuls,
préfets d’Italie et d’Illyrie, et dont l’un était Florentius lui-même, l’ancien
ennemi de Julien, prirent la fuite bien avant d’être en péril; et, à partir de
ce moment, Julien, en conservant dans les actes officiels leurs noms qui
indiquaient la date de l’année, eut soin de les faire suivre de cette
qualification épigrammatique: Florentius et Taurus, consuls en fuite. Mais il ne
songea point à s’emparer de ces riches plaines d’Italie qui lui étaient ainsi
livrées sans combat. C’était par les âpres contrées qui bordent le Danube qu’il
s’avançait à marches forcées, tantôt longeant le fleuve, tantôt même
s’embarquant sur ses ondes, quand il trouvait des moyens de transport. Sur les
deux rives du fleuve, Barbares et Romains accouraient pour voir le héros et son
cortège. «O sainte divinité, s’écriait, dans le langage déjà équivoque des
courtisans, son panégyriste Mamertin, qui occupait auprès de lui la place de
comte des largesses sacrées; quelle ne fut pas la pompe de cette navigation, où
l’on voyait sur la rive droite de ce fleuve illustre une foule non interrompue
de gens de tout sexe, de tout rang, armés ou désarmés, et sur le rivage de
gauche tous les Barbares à genoux , faisant entendre des prières et des
gémissements lamentables! Tant de villes parcourues! tant de décrets rendus!
tant d’injustices réparées! tant d’inquiétudes calmées! tant de pardons
accordés aux Barbares : partout les bienfaits de la paix répandus. Si l’on ne
regarde qu’au temps employé, on dirait que l’empereur n’a fait qu’une course;
si l’on considère la quantité des choses accomplies, on dirait qu’il s’est
attardé partout» Julien, en effet, ne perdait pas un jour : il ne s’arrêtait de
loin en loin que pour faire lire à haute voix au peuple assemblé les
correspondances, vraies ou fausses, qu’il disait avoir surprises entre
Constance et les Barbares, et pour justifier ainsi son agression.
De ce train rapide, il ne tarda pas à arriver aux environs de Sirmium.
Ses généraux, de leur côté, se trouvèrent rendus au lieu de réunion au jour
indiqué, après avoir fait main basse de toutes parts sur les provisions
préparées par Constance pour l’envahissement de la Gaule. Le gouverneur de
Sirmium, Lucilien, qui ne s’attendait pas à tant de précipitation, fut surpris
par l’avant-garde, au moment où il rassemblait ses troupes. Il fit mine, au
premier moment, de résister avec fanfaronnade, puis se soumit peu après avec
une promptitude et une humilité ridicules. On l’admit en présence de Julien,
qui lui permit de baiser sa robe de pourpre, en signe de pardon. «Quelle imprudence
à vous, empereur, lui dit le magistrat captif, de vous aventurer avec si peu de
troupes dans des pays ennemis!—Gardez ces conseils prudents pour Constance,
répondit Julien. Ce n’est pas pour vous prendre comme conseiller que je vous ai
laissé toucher cet insigne de la majesté souveraine, mais pour vous guérir de
vos craintes». L’entrée dans la ville fut un triomphe et entraîna la soumission
de toute la province. Peu de jours après, Julien avait mis garnison au Pas de Sucques; et, maître ainsi de la moitié de l’empire, il
était venu s’établir à Naisse.
Il y attendait la concentration du ses troupes, les nouvelles de l'effet
que sa marche produirait sur Constance, peut-être aussi la date fatale,
annoncée par ses songes, où la Parque, se chargeant de sa défense, devait
trancher elle-même la destinée de sou rival. Plus il avançait, en effet, plus
sa confiance en ses Dieux secrets, justifiée par la fortune, s’accroissait et
se manifestait hautement. Enfin, quand il se sentit maître de tout l’Occident,
quand de toutes parts des députations de Macédoine, de Grèce, d’Italie, vinrent
lui offrir les hommages des provinces soumises, ou les vœux de celles qui l’attendaient
comme un libérateur, il prit son parti et jeta le masque. Dans les régions
qu’il parcourait, beaucoup de temples avaient été fermés et dévastés: il permit
de les rouvrir et encouragea même à les orner de nouvelles offrandes. Ce
n’était encore que de la tolérance. Ce fut bientôt de l’apostasie. Il parut
dans les temples rouverts et sacrifia une hécatombe. On prétend que dans la
nuit qui précéda cette manifestation solennelle, pour rompre à jamais avec le
Dieu qu’il quittait, il voulut effacer de son front le sceau du baptême; et
qu’il se soumit à l’étrange cérémonie d’initiation connue sous le nom de Taurobole
que le culte de Mithra avait popularisée dans l’empire. L’initié couché tout de
son long dans une fosse recouverte d’un tamis, recevait sur ses membres mis à
nu le sang d’une victime immolée. «Julien, dit saint Grégoire, voulut laver
dans ce bain horrible ses mains qu’il croyait souillées pour avoir touché le
sacrifice non sanglant par lequel nous participons à la passion du Christ». Le
même saint Grégoire affirme encore qu’en ouvrant les entrailles de la première
victime qui fut sacrifiée, on y trouva très clairement figurée l’image d’une
croix environnée d’une espèce de cercle et de couronne. Et comme tous les
assistants regardaient avec effroi le symbole du Christ ainsi surmonté de celui
de l’empire: «vous n’y entendez rien, dit le maître de l’impiété (c’est-à-dire
sans doute Julien lui-même): ce cercle signifie que les chrétiens sont pris de
toutes parts et ne peuvent plus nous échapper». Voilà, dit le saint docteur, le
prodige qu’on m’a raconté; s’il est faux, que le vent l’emporte. Chose étrange,
cette défection si longtemps méditée, ajournée, redoutée, ne paraît avoir causé
autour de Julien ni indignation, ni surprise : ses historiens mêmes en ont à
peine gardé la trace. Toute sa personne respirait le paganisme depuis tant
d’années! Puis on était si fatigué de querelles religieuses; les esprits, au
milieu de tant de luttes, étaient devenus si incertains et si dégoûtés; les
courtisans, les fonctionnaires, étaient si accoutumés à suivre en fait de dogme
tous les caprices du maître, et à ne considérer la religion que comme un moyen
d’intrigue et d’ambition : tant de chrétiens de commande, que Constantin et
Constance avaient faits à leur fantaisie, étaient si prêts à vendre leur
apostasie au même prix que leur conversion! Parmi les chrétiens sincères (ils
étaient nombreux dans l’armée), l’horreur du joug tyrannique de Constance était
extrême; et, par celte disposition naturelle qui fait toujours oublier le mal
passé pour ne penser qu’au mal présent, un maître étranger à l’Église leur
paraissait peut-être moins à craindre qu’un chrétien qui voulait en être le
tyran. Ils espéraient beaucoup de la douceur de l’esprit de Julien; et, au pis-aller,
ils redoutaient moins encore d’être persécutés qu’asservis. L’événement se
passa donc sans bruit, tout le monde s'entendant par instinct pour n’y pas
donner trop d’éclat. S’il y eut des protestations, elles furent silencieuses:
s’il y eut des murmures, ils circulèrent à voix basse; et Julien pouvait écrire
à son ancien maître, Maxime, avec un transport d’enthousiasme:
«Vous apprendrez avec joie que nous avons des marques sensibles et
nombreuses de la protection des dieux... Aussi nous les adorons sans crainte et
à visage découvert. La masse de l’armée qui nous environne partage notre piété: nous sacrifions publiquement. Nous avons offert aux dieux de nombreuses
hécatombes, en reconnaissance de leurs bienfaits. Ces dieux me demandent de
vivre saintement autant que je le puis, et je leur obéis d’un cœur empressé.
Ils me promettent de grands fruits de mes peines, si j’agis avec diligence».
Ce n’était pas la seule lettre qu’il écrivît dans ces sentiments. Tandis
qu’il s’établissait à Naisse avec tout l’appareil d’un souverain, rendant la
justice, réparant, souvent avec trop de précipitation et de rigueur, les torts
de l’administration de Constance, il se mit aussi en devoir de répondre par des
morceaux d’éloquence aux hommages qu’on lui envoyait de toutes parts. Il
écrivit aux plus grandes cités de l’empire, pour incriminer Constance et
justifier sa propre élévation. Il ne s’attendait pas sans doute à trouver un
juge bien sévère dans ce public de l’empire accoutumé depuis si longtemps aux
entreprises des ambitieux et aux rivalités des prétendants, et qui n’était pas
difficile en fait de légitimité ; mais il lui importait de mettre d’accord
l’audace de son entreprise avec le type abstrait de justice et d’impassibilité
stoïque qui convenait à un philosophe couronné. Posant, comme le modèle du
sage, devant la postérité et devant les déclamateurs de toutes les écoles, il
lui importait de faire comprendre comment il pouvait concilier ce caractère
avec la prétention à l’empire, et l’ardeur qu’il mettait à venger ses injures.
Ces pièces d’éloquence, dont une seule nous est parvenue, furent très diversement
accueillies. A Rome l’envoi réussit très mal : on trouva que le philosophe
s’était oublié, et que l’invective contre Constance, qui s’étendait même à la
mémoire de Constantin, passait la mesure. Quand le préfet Tertullien donna
lecture de la lettre en plein sénat, il y eut un soulèvement général : «Montrez
plus de respect, lui cria-t-on, pour celui qui vous a fait ce que vous êtes».
D’où venait cette lueur d’indépendance dans un corps asservi? Était-ce
seulement un élan de reconnaissance pour les bontés que, quatre ans auparavant,
Constance avait témoignées à la capitale du monde? Quelque dépit, on peut le
supposer, se mêlait à ce sentiment honorable. Rome était blessée de voir que ce
jeune homme, qui voulait restaurer l’empire et le culte des dieux, ne fût pas
venu tout d’abord se retremper chez elle aux traditions nationales: elle
sentait en lui le Grec plus que le Romain, un lettré antiquaire plutôt qu’un
fils du vieux monde latin. Ses héros, on le voyait, étaient au Parthénon, au
Portique, à l'Académie, partout, excepté au Capitole. La république, du sein
de sa tombe, regardait donc avec indifférence les dernières luttes de la
philosophie. Julien, informé de cette mauvaise grâce, n’en prit point d’humeur
: au contraire, comme il sut en même temps que le blé manquait à la capitale,
et qu’on y était menacé de la disette, il prit avec un soin tout particulier de
sages mesures pour assurer la subsistance du peuple romain. Il donna la place
de Tertullien à un sénateur, païen de distinction, Symmaque, très versé dans la
rhétorique, en même temps qu’il accordait le gouvernement de la grande Pannonie
à l’historien Aurèle-Victor. Le gouvernement des théologiens finissait, cl
faisait place à celui des lettrés.
Aussi ce fut à la capitale des lettres qu’il adressa son épître la plus
parfaite, la plus étudiée, la seule qui, jugée digne d’être conservée, reste
encore entre nos mains. Sa lettre au sénat et au peuple d’Athènes, exact et
touchant récit des malheurs de sa jeunesse, est une œuvre d’art achevée. On
sent que l’auteur parlait là à son public de prédilection. «Il savait, dit
Libanius, que les dieux mêmes ont voulu être jugés par les Athéniens, et c’est
pourquoi il prit les fils d’Érechthée pour ses juges».—«C’est à vous, leur
disait-il, à vous qui avez conservé jusqu’à nos jours les restes et comme
l’étincelle des vertus de vos aïeux, c’est à vous à considérer, non la grandeur
des choses, mais leur justice. Et quand même quelqu’un traverserait le monde
avec une incroyable rapidité et une force infatigable, comme s’il volait à travers
les airs, vous devriez encore vous demander s’il fait tout cela avec le droit
de son côté. Et si vous trouviez qu’un tel homme est juste, alors seulement
vous auriez le droit de le louer en public et en particulier. Mais s’il avait
manqué à la justice, vous le priveriez, avec raison, de tout honneur; car la
justice est la sœur de la prudence. Ceux qui la méprisent, chassez-les
justement comme des impies qui outragent votre déesse. Et voilà pourquoi je
veux vous raconter tout ce qui me touche». Le messager qui porta cette lettre
était sans doute cet hiérophante d’Éleusis, appelé, suivant Eunape,
à la cour de Julien, et qu’il renvoya à Athènes avec ordre de présider à la
reconstruction des temples.
On juge avec quelle émotion un tel langage fut reçu dans ces écoles
d’Athènes dont Julien avait été l’élève et demeurait l’honneur. Des étudiants,
pourtant, et des professeurs chrétiens s’en alarmèrent. A la porte des temples
rouverts, devant les statues des dieux, qu’on s’empressait d’orner et de
relever, il y eut des querelles assez vives entre les jeunes gens et les
maîtres. Julien l’apprit et en fut inquiet. Il ne lui convenait pas, tant que
Constance était debout, que les deux religions en vinssent aux prises. II se
hâta donc, par une nouvelle lettre, d’apaiser les esprits, en engageant chacun
à adorer en paix ses dieux, d’après le rit de ses pères, et il écrivit en même
temps à l’illustre rhéteur chrétien Proberèse, pour
lui offrir de lui raconter tous les motifs de son élévation à l’empire et de
lui fournir les documents nécessaires pour en faire l’histoire et l’apologie.
Si Constance eût été doué de la moindre intelligence politique, les
incertitudes de son adversaire lui eussent clairement tracé son chemin. Faire
résolument trêve aux divisions dogmatiques, et appel aux sentiments chrétiens,
s’entourer à l’instant des héros de l’épiscopat, et convoquer toutes les
fractions de l’Eglise à s’unir contre l’ennemi commun : c’était le conseil du
bon sens comme de la foi. Mais il n’y eut point de courtisans pour le lui faire
entendre, et lui-même, enivré de sa toute-puissance , ne paraît pas avoir eu le
soupçon d’une telle politique. Pendant qu’à Naisse on rouvrait des temples, que
faisait à Antioche l’empereur chrétien? Il avait passé tout l’hiver à tenir des
réunions d’évêques et à condamner ses frères dans la foi. Fidèle à son système
de politique à double face, il frappait tour à tour, à droite et à gauche, les
Ariens extrêmes et les orthodoxes. Un jour, c’était Eunome,
le disciple chéri d’Aétius, qu’il envoyait rejoindre son maître en exil, après
l’avoir dépouillé du siège épiscopal de Cyzique, auquel il avait été nommé par
mégarde. Le lendemain, c’était Mélèce, nouvel évêque d’Antioche, qu’il trouvait
trop dévoué au consubstantiel, et qu’il faisait remplacer d’autorité par un
vieillard arien et fidèle ami d’Arius lui-même, le diacre Euzoïus.
A chaque nouvelle décision, c’était une victime de plus qui appelait involontairement
de ses vœux un libérateur, quel qu’il fût. Et pendant que de toutes parts ces
gémissements s’élevaient autour de lui, il célébrait les fêtes d’une troisième
noce avec une dame romaine, nommée Faustine.
L’été venu, il avait paru un instant se mettre en mouvement pour aller
combattre Sapor. Mais à peine arrivé sur les bords du Tigre, et n’ayant pas
encore rencontré l’ennemi qui paraissait craindre de s’avancer contre lui, il
avait été rejoint par les nouvelles de la marche forcée de Julien et de la
prise du Pas de Sucques. Il rétrograda alors précipitamment,
pour courir au plus pressé. Pendant les premiers jours de sa route, il
paraissait faire bonne mine, se montrait plein d’une confiance qu’il faisait
partager à ses troupes, et les haranguait même avec sa faconde accoutumée : il
répétait que jamais insurrection tentée contre lui n’avait réussi. Peu à peu,
cependant, son humeur s’assombrit; on répandit dans l’armée qu’il avait eu des
songes funestes et vu de mauvais présages, rencontré un cadavre, entendu de
sombres avertissements de la part de son ange gardien ou de son génie familier.
Quand il quitta Antioche pour la seconde fois, afin de se mettre en route pour
l’Asie Mineure, il était tout découragé, et l’abattement s’était communiqué par
contagion à l’armée. Un malaise sourd, présage de grands désastres, parcourait
tous les rangs. Chacun sentait instinctivement que les situations naturelles
étaient renversées, cl que personne n’était dans son rôle. Le représentant du
vieux culte, du culte de l’orgueil et des sens, était un jeune homme de mœurs
austères et simples, modestement éclairé d’un rayon de gloire. Vieilli avant l’âge
par la vie des cours, le défenseur de l’évangile s’avançait, comme une idole
fardée, au milieu d’une pompe ridicule, et portail sur ses vêtements la tâche
du sang des chrétiens.
Arrivé à Tarse, en Cilicie, dans les derniers jours d’octobre, il fut
saisi d’un léger mouvement de fièvre. Il crut que l’exercice la dissiperait, et
s’avança par un chemin fort difficile jusqu’à Mopsucrène,
au pied du mont Taurus. Le lendemain, voulant se lever, il tomba en faiblesse
et fut contraint de se remettre au lit. La fièvre devint très violente, et tout
son corps brûlait d’un feu intérieur. Il reprit pourtant connaissance et
comprit la gravité de son état. Comme son père, il avait retardé jusqu’au
dernier jour, pour se livrer plus en liberté à ses passions, le sacrement de la
régénération chrétienne. En toute hâte, on manda d’Antioche le nouvel évêque Euzoïus, qui arriva à temps et lui administra le baptême.
Puis il donna une dernière pensée à l’empire, jeta ses regards autour de lui,
et, ne voyant d’autre héritier que son ennemi, plus attaché à sa race
qu’obstiné dans sa haine, il désigna d’une voix mourante Julien pour son
successeur. Sa nouvelle femme Faustine était enceinte : il ne songea à faire
aucune réserve en faveur du fils qui pouvait lui naître. Il expira le 3
novembre 361, à l’âge de 45 ans. Ainsi mourut, dans un bourg d’Arménie, le
dernier fils de Constantin, au milieu des malédictions des chrétiens, entre les
bras d’un hérétique, et laissant le trône à un apostat. «Le Seigneur se
réveille, dit rudement saint Jérôme: la bête meurt et la tranquillité
revient». Ammien Marcellin est moins dur: «Ce souverain transforma, dit-il,
la simple religion chrétienne eu une superstition de vieille femme: plus
occupé de la discuter avec subtilité que de l’établir avec gravité, il fit
naître beaucoup de querelles, et il les envenima par dos disputes de mots».
Ses favoris, ses eunuques, ses prélats étaient consternés. Ils
perdaient, par un coup imprévu, l'amitié d’un souverain encore jeune, sur qui
ils avaient fait reposer leur fortune. Un autre arrivait, ennemi, inconnu,
méditant des choses nouvelles. Un instant, l’eunuque Eusèbe eut la pensée de
faire un empereur de son choix : mais le temps manquait, et le candidat à l’empire
ne se trouvait pas. La terreur lit taire l’intrigue, et on fit partir avec
empressement les deux comtes Théolaïphe et Aligilde (sans doute quelques Barbares engagés au service
de Rome), pour aller porter à Naisse les hommages de cour d’Antioche.
Julien n’avait pas quitté ce poste, maintenant son armée dans un repos
que son âme ne goûtait pas. D’assez graves nouvelles venaient même de lui
causer un surcroît d’inquiétude. Deux légions illyriennes, qu’il avait renvoyées
en Gaule, parce qu’il n’était pas sûr de leur fidélité, s’étaient mises en
révolte sur la route; et, se jetant dans la ville d’Aquilée, s’y étaient si
bien fortifiées que, malgré un siège en règle, on ne venait pas à bout de les
en faire sortir. Ce pouvait être là le noyau d’une dangereuse diversion sur ses
derrières. Les présages annonçaient toujours la chute d’un grand, d’un homme
puissant; mais ces termes ambigus ne le rassuraient pas complètement.
Toutefois, quand les députés arrivèrent et lui apprirent qu’il n’avait plus de
rival, il eut assez de puissance sur lui-même pour paraître à la fois, et
s’affliger de la nouvelle, et s’y attendre. Il pleura son parent et remercia
les dieux. L’oracle lui tenait parole, et la Providence lui livrait le monde
CHAPITRE XIII
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