|
L’ÉGLISE
ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE
CHAPITRE V
.
LA POLITIQUE DE SAINT AMBROISE
(379 — 383)
Retour d3 Gratien en Occident. — Sa correspondance avec
Ambroise. — Influence que cet évêque prend sur le jeune empereur. — Caractère d’Ambroise.
— Nature de son éloquence. — Traces de sa première éducation politique visibles
dans son gouvernement ecclésiastique. — Ses vues sur le gouvernement de l’État.
— Il veut unir intimement l’Empire et l’Église. — Heureux effets de son
influence sensibles dans les lois de cette période. — L’autel de la Victoire
est enlevé de la salle du sénat de Rome, malgré les réclamations des
sénateurs.—Visite d’Ambroise à Sirmium, où habite l’impératrice Justine avec
son fils Valentinien. — Dangers qu’il y court et inimitié que Justine conçoit
contre lui. — Ambroise dédie à Gratien son traité sur le Saint-Esprit. —
Concile d’Aquilée, où Ambroise exerce une action prépondérante. — Il fait
rendre justice au pape Damase, calomnié par son compétiteur arien.— Le concile
veut intervenir auprès de Théodose pour apaiser les débats intérieurs de
l’Église d'Orient. — Réponse évasive de Théodose. — Les évêques d’Orient ne
veulent pas se rendre à Rome, où le pape les appelle.— Quelques-uns seulement
s'y trouvent à l’époque indiquée. — Voyage d’Ambroise à Rome. — Accueil
enthousiaste qui lui est fait. — Il revient à Milan au comble de la faveur
auprès de Gratien.— Départ de Gratien pour la Gaule. — Sédition de Maxime en
Espagne. — Gratien est abandonné par ses troupes, puis assassiné. — Maxime se
fait proclamer empereur. — Douleur d’Ambroise. — Terreur de l’impératrice
Justine, qui accourt à Milan pour confier à Ambroise son jeune fils
Valentinien.— Elle demande à Ambroise d’aller en ambassade auprès de
Maxime, pour obtenir que l'usurpateur n’attaque pas son fils. — Ambroise se
charge de l’ambassade et part pour Trêves.— Dangers qu'il y court.— Il ne
consent pas aux propositions faites par Maxime. — La paix n’en est pas moins
conclue entre Maxime et le jeune Valentinien. — Pendant l’absence d'Ambroise,
les sénateurs de Rome demandent à l’impératrice le rétablissement de l'autel de
la Victoire. — Harangue de Symmaque au nom du sénat. — Ambroise, à son retour,
exige que le discours de Symmaque lui soit communiqué.— Il en fait la réfutation.
— Le jeune Valentinien se décide de lui-même à refuser la demande du sénat. —
Importance de ce débat et son effet sur les populations.
Si les décrets du concile de Constantinople, spécialement
destinés à l’Orient, ne furent ni envoyés ni même connus à Rome dans leur
teneur exacte, le bruit des violents débats qui les avaient précédés avait
pourtant son écho en Occident. Rien n’était mieux fait pour accroître la
méfiance qu’inspiraient déjà la mobilité et la turbulence asiatiques aux
esprits plus fermes de l’Eglise latine. Le contraste entre les deux Églises
était même d’autant plus frappant qu’au même moment, par un hasard qui devait
être de trop peu de durée, l’Occident jouissait d’un repos inaccoutumé. Ce
bienfait était dû presque exclusivement aux conseils et à l’influence d’un seul
homme, Ambroise, naguère préfet, aujourd’hui évêque de Milan.
Aussitôt après l’élévation de Théodose, Gratien, tout
heureux d’être déchargé de la moitié de l’empire, s’était hâté de retourner en
Orient d’un pas précipite. Tandis qu’il faisait route, le spectacle dont il
venait d’être témoin, cette grande partie du monde chrétien châtiée, par les
désastres de l’invasion, des outrages qu’elle avait laissé faire à la foi,
occupait ses méditations et le remplissait d’une douloureuse inquiétude. A tout
prix, il se promettait d’éviter au peuple qu’il était chargé de gouverner un
pareil malheur, et à sa conscience un remords si lourd. Pour s'affermir dans la
saine doctrine (seul appui à ses yeux d’un bon gouvernement), il relisait
l’écrit que l’évêque de Milan, Ambroise, lui avait remis, et où étaient
exposées en bons termes, dans un style dont son esprit cultivé goûtait
l’élégance, les preuves les plus solides de la divinité du Christ. Ce traité
pourtant, à son gré, ne répondait pas encore à toutes les difficultés. Pendant
son court séjour en Orient, quoiqu’il eût évité de se mêler des querelles
religieuses, et de prêter jamais à l’erreur une oreille curieuse, il avait entrevu
d’autres problèmes, qu’Ambroise, dans son écrit, n’avait pas touchés. L’hérésie
de Macédonius sur la divinité du Saint-Esprit était confusément arrivée à sa
connaissance, et sur ce point, comme sur d’autres encore, il voulait être prêt
à se défendre et muni de bonnes réponses contre les objections. Il recourut
donc tout naturellement à la même autorité: il voulut voir Ambroise pour le
consulter. Mais comme il était pressé de se rendre en Gaule, et n’avait pas le
loisir de se détourner du côté de Milan, il écrivit au prélat de le venir
trouver sans délai quelque part sur la route. La lettre, tout entière de sa
main, était conçue dans les termes d’une affection pieuse et pressante.
« Gratien, Auguste, à Ambroise, religieux pontife du
Dieu tout-puissant.
«Absent, vous vivez dans mon souvenir, et je vis avec
vous par l’esprit; mais je désire vivement vous voir présent et de mes yeux.
Hâtez-vous donc de venir vers moi, religieux pontife, pour m’enseigner la
science de la vraie foi. Non que je recherche les questions contentieuses et
que j’aime à parler de Dieu plus qu’à l’adorer; mais je vous demande au
contraire de m’enfoncer plus avant dans le cœur la révélation divine.
J’écouterai les leçons de Celui que je me plais à reconnaître pour mon Dieu et
mon Seigneur, n’objectant pas à sa divinité les apparences qu’il a prises d’une
nature créée comme la mienne. Assurément je ne puis rien ajoutera la gloire du
Christ; mais en rendant témoignage au Fils, je veux me rendre agréable au
Père.... Faible et fragile comme je suis, mon témoignage sera proportionné à
mes forces, et non à sa grandeur. Je vous prie de compléter le traité que vous
m’avez donné, en y ajoutant une discussion sincère au sujet du Saint-Esprit.
Démontrez-moi qu’il est Dieu, par les Écritures et par le raisonnement. Que la
Divinité vous conserve pendant beaucoup d’années, ô mon père, serviteur du Dieu
éternel que nous adorons, à savoir Jésus-Christ.»
Soit que la lettre n’eût pas été remise à temps, soit
plutôt que le nouvel évêque, fonctionnaire encore la veille, ne fût pas pressé
de promener dans les cours sa récente dignité, Gratien ne vit point accourir
Ambroise à sa rencontre avec tout l’empressement qu’il espérait; mais à peine
arrivé en Gaule, il reçut la lettre suivante, où le prélat s’excusait avec un
mélange de paternité et de respect.
« Ambroise, évêque, à Gratien, bienheureux Auguste
et prince très-chrétien.
« Ce n’est pas l’affection qui m’a manqué, religieux
prince; car il n’est rien dont je puisse me vanter à meilleur droit que l’affection
que j’ai pour vous; c’est la discrétion seule qui m’a empêché de courir
au-devant de Votre Clémence. Mais si mon corps n’a pas été à votre rencontre,
mon âme, mes vœux et tout ce qu’il y a de plus précieux chez un prêtre, se sont
précipités sur vos pas. Que dis-je? je n’avais pas besoin d’aller vous
chercher; quand m’étais-je séparé de vous? Quand avais-je cessé de vivre avec
vous par l'affection et par le cœur? La présence des âmes est plus réelle que
celle des corps. Jour après jour, je suivais toutes vos marches; présent jour
et nuit dans votre camp, ma prière faisait la veille avec vous : tendresse
impuissante, sans doute, mais toujours vigilante.... Que dirai-je de votre
lettre? Elle était tout entière de votre main, et ce soin même atteste votre
piété. C’est ainsi qu’Abraham autrefois tua un veau de sa propre main pour
faire honneur à ses hôtes.... Abraham n’était qu’un simple mortel, et il
servait des anges : vous êtes empereur, et vous honorez un simple prêtre. Mais
c’est Dieu qui est honoré dans son moindre serviteur. Il l’a dit en effet
lui-même : Ce que vous faites au moindre de ceux-ci, c’est à moi que vous le
faites.»
«Louerai-je seulement cette humilité, déjà sublime chez
un empereur? Ne parlerai-je pas plutôt de cette foi que vous inspire, comme
vous le proclamez si justement, Celui que vous ne faites pas difficulté de
confesser ? Quel autre aurait pu vous enseigner à ne pas lui objecter, comme
vous dites, ces apparences de la nature créée, qu’il a voulu avoir en commun
avec nous? Rien de plus profond et de plus juste que cette expression. Appeler
le Christ une créature, c’est l’objection de l’insolence, ce n’est pas la
confession du respect. Quoi de plus outrageant que de supposer Dieu pareil à
nous? Vous voyez donc qu’au lieu de rien apprendre de moi, c’est, vous qui
m’enseignez : je n’ai rien lu ni rien entendu de si vrai que ce que vous avez
dit... Vous dites de plus qu’infirme et fragile comme vous êtes, votre
témoignage n’ajoute rien à la gloire de sa divinité, mais que vous le proportionnez
à vos forces, non à sa grandeur. Cette infirmité va se fortifier dans le
Christ, puisque l’Apôtre dit : Quand je suis faible, alors je suis fort. Et
l’humilité triomphe de la fragilité.»
En terminant, Ambroise promettait d’entreprendre la tâche
qu’attendait de lui Gratien, mais demandait quelque délai pour s’en acquitter
dignement.
Ambroise ne venant pas, ce fut Gratien qui alla à lui. Il
ne passa en Gaule que le temps nécessaire pour y installer dans le consulat son
précepteur Ausone, et lui entendre débiter des flatteries élégantes dans un
langage moitié païen, moitié chrétien, qui a laissé la postérité dans le doute
sur les véritables sentiments de ce poète licencieux et affecté. Tandis qu’Ansone comparait successivement son royal élève à Metellus
le Pieux, à Sylla l’Heureux, à Marc-Aurèle; tandis qu’il appelait sa parole un
lait savoureux, et déclarait qu’il aimait mieux être nommé consul par un si
pieux empereur que par les suffrages des comices; tandis qu’il épelait et
baisait toutes les lettres de son ordonnance de nomination, l’honnête jeune
homme, écoutant à peine cette adulation nauséabonde, appelait du fond de son
cœur le moment où il serait rendu à des entretiens plus libres et plus
salutaire1. Aussi, dès le 1er août 379, il était à Milan. Et à peine l’empereur
et l’évêque furent-ils en présence, que la plus énergique des deux âmes exerça
sur l’antre un ascendant irrésistible. La conscience faible et timorée de
Gratien avait trouvé l’appui, disons mieux, le maître qu’elle cherchait.
Dans la disposition où il était, en effet, d’appuyer en
toute occasion sa politique sur la religion, la rencontre d’un évêque mêlé dès
l’enfance aux plus grandes affaires de l’État dut lui apparaître comme une
faveur marquée de la Providence. Non qu’Ambroise, arraché si inopinément à la
carrière des dignités politiques, fut tenté de négliger les devoirs de sa
vocation nouvelle pour reprendre les prétentions de sa première profession; du
jour, au contraire, où il avait franchi le seuil de l’Église, il semblait n’avoir
plus gardé une pensée pour le siècle, pour ses soucis et pour ses pompes.
Jamais transformation ne fut plus complète. Sa vie n’était pas seulement celle
d’un prêtre, mais celle d’un anachorète. Il avait versé dans le sein des
pauvres tout l’or et l’argent monnayé qu’il possédait, et fait don à l’Église
du fonds de ses biens, n’en réservant que l’usufruit à son frère Satyre et à sa
sœur Marcelline. La merveilleuse facilité d’un esprit rompu au travail comme au
commerce des hommes, et qui pourvoit à volonté se répandre ou se concentrer,
lui permettait de mener de front les soins du ministère sacré et de fortes
éludes destinées à combler les lacunes de son éducation théologique. Dès l’aube
du jour, ses dévotions faites et le saint sacrifice célébré, il s’asseyait à sa
table, dévorant des yeux un volume de l’Écriture sainte, auquel il joignait
quelque commentaire d’Origène, de saint Hippolyte, ou quelque sermon de Basile
de Césarée recueilli par les sténographes d’Orient. Sa porte restait ouverte :
entrait qui voulait, sans même avoir besoin de se faire annoncer. Avait-on
affaire à lui pour quelque aumône du corps ou de l’âme, il interrompait sa
lecture, répondait au solliciteur avec une attention toujours prête et toujours
bienveillante. Puis, la consultation finie, il reprenait son livre, ne
s’inquiétant même pas si des visiteurs importuns demeuraient pour le suivre du
regard avec une indiscrète curiosité. Ainsi se passait le jour entier presque
sans interruption, même pour les repas, car, sauf deux jours par semaine, il
jeûnait jusqu’au soir. La nuit venue, c’était l’heure de la composition : il
préparait alors ses sermons pour le dimanche suivant, ou rédigeait quelque
ouvrage dogmatique; mais, notes ou livres, il écrivait tout de sa propre main ,
ne voulant pas qu’aucun serviteur partageât ses veilles.
Le jour du Seigneur, il prêchait régulièrement après
l’office. C’est alors seulement que, bien que tout dans son langage fût
sévèrement évangélique, un observateur attentif aurait pu surprendre en lui
quelque souvenir d’une éducation différente de celle de l’école ou de l’Église.
Son éloquence était mâle, serrée, comme le langage des affaires. Dans le choix
des sujets et des arguments, l’imitation de Basile était sensible: c’étaient
souvent les mêmes textes, développés par le même ordre d’arguments. Six
sermons, par exemple, enchaînés l’un à l’autre, formant un seul tout et
commentant pas à pas les premiers chapitres de la Genèse, portent chez Ambroise
comme chez Basile le nom d’Hexaméron : c’est, chez l’un comme chez l’autre, la
création entière passée en revue pour en tirer une série d’applications
morales. Mais la diversité des deux esprits apparaît au travers et souvent même
à la faveur de la ressemblance des idées. L’imagination d’Ambroise est moins
riche que celle de Basile, mais son jugement est plus sévère. Il rectifie, sur
certains points, avec une critique scrupuleuse, les assertions de science
douteuse et les conclusions hâtives trop fréquentes chez Basile1. Moins de
grâce littéraire, et aussi moins de familiarité avec l’assistance; moins de
souvenirs des poêles, moins d’allusions aux événements du jour : quelque chose
de plus soutenu qui tient l’auditoire à distance comme devant le tribunal d’un
juge; un commandement plus bref et tombant de plus haut. Toutes ces nuances,
sensibles dans l’égalité du rang, de la naissance, de l’éducation et du génie,
et sous le voile commun de l’humilité chrétienne, distinguent l’ancien
magistrat de l’ancien rhéteur, et celui qui a fait obéir les hommes de celui
qui n’a pu agir sur eux que par la persuasion des discours et l’ascendant du
caractère.
Je doute, par exemple, que, sur le thème si rebattu de la
servitude imposée à l’homme par ses passions, Basile se fût contenu dans un
développement aussi simple à la fois et marchant aussi droit au but que
celui-ci: «Un homme du monde, dit Ambroise dans l’homélie sur le psaume 118, ne
peut jamais dire à Dieu : je suis à vous; car il obéit à trop de maîtres.
L’impureté est là qui lui dit : vous êtes à moi.... vous vous êtes Vendu à moi
pour l’amour de cette jeune fille, et je vous ai payé le jour où vous avez
possédé celte courtisane. L’avarice arrive et lui dit: cet or et cet argent qui
sont en vos mains, c’est le prix de votre servitude, et, en échange de cette
terre que vous appelez vôtre, vous m’avez vendu votre liberté. La débauche
accourt : vous êtes à moi, dit-elle ; par un festin d’un jour, je vous ai payé
toute votre vie ; pour acquitter la dépense de votre table, vous m’avez engagé
tout ce qui est à vous; et, ce qui est pis encore, vous avez été payé plus que
vous ne valez, car un seul de vos repas est plus précieux que votre vie
entière. L’ambition vient aussi, et elle dit : assurément vous êtes à moi....
Ignorez-vous que si je vous ai fait commander aux autres, c’est pour que vous
m’obéissiez?... Ne savez-vous pas que le prince de ce monde a dit au Sauveur
lui-même, en lui montrant tous les royaumes de la terre : Je vous les donnerai
si, en vous prosternant, vous m’adorez? Celui qui veut se soumettre les autres
commence par s’asservir lui-même. Enfin tous les vices arrivent à la file, et
disent tous ensemble : vous êtes à moi. Quel vil esclave que celui que peuvent
revendiquer tant de maîtres!».
C’est le ton de la tribune : c’est la simplicité
pressante de l’orateur politique.
La même différence se laisse apercevoir dans les actes du
gouvernement ecclésiastique d’Ambroise, comparé à celui de Basile: c’est chez
tous deux la même ardeur, on dirait volontiers la même audace de charité, la
même résolution à tout sacrifier et à tout entreprendre pour le bien d’autrui.
Pour l’un comme pour l’autre, rien n’est nécessaire de ce qui ne touche qu’à
leur propre bien-être; rien n’est impossible dès qu’il s’agit de soulager les
pauvres. Mais cet élan est tempéré chez Ambroise par un esprit de prudence,
presque de méfiance administrative, qui indique l’habitude des affaires. Est-ce
un évêque, par exemple, ou un édile chargé de distribuer l’aumône, qui tient
ces sages propos d’économie: «Il est clair qu’il doit y avoir une mesure dans la
libéralité pour qu’elle ne dégénère pas en prodigalité inutile. Cette mesure
doit être gardée surtout par les prêtres, afin qu’ils n’aient pas l’air de
faire largesse par esprit d’ostentation, mais par esprit de justice; car nulle
part plus qu’autour du prêtre n’est grande l’avidité des demandeurs. Vous
verrez venir des gens valides n’ayant d’autre motif de misère que leur
vagabondage, et qui vous demanderont d’épuiser pour eux le fonds des pauvres.
On leur donne un peu, ils demandent davantage.... La plupart simulent des
dettes examinez bien si c’est vrai. D’autres disent que des brigands les ont
dépouillés : qu’ils apportent des preuves du tort, qu’ils ont souffert et de
l’identité de leur personne... Celui qui garde la vraie mesure n’est avare pour
aucun, mais libéral pour tous : seulement il ne prête pas uniquement l’oreille
à la prière; c’est par les yeux qu’il s’assure des besoins. Pour le bon
aumônier, l’infirmité elle-même parle plus haut que la voix de celui qui
demande. Assurément il ne se peut faire que l’importunité du mendiant qui crie
n’extorque pas de vous quelque chose : mettez pourtant quelque frein à son
impudence. C’est à vous de voir le pauvre qui ne vous regarde pas; c’est à vous
de chercher celui qui rougit d’être découvert. Que celui qui ne peut sortir de
prison pour vous venir trouver se présente pourtant a votre pensée : que la plainte qui ne peut atteindre vos oreilles entre pourtant
dans votre cœur.»
Dans certaines occasions même, l'intérêt apparent de
l’Église cède le pas chez Ambroise à des considérations qui peut-être ne
pouvaient se présenter qu’à un esprit formé par l’étude et par la pratique des
lois civiles.
C’est ainsi qu’une sentence rendue par lui causa une fois
dans son clergé une surprise voisine du scandale. Il s’agissait de la
succession d’un évêque nommé Marcel, qui avait laissé son bien en usufruit à sa
sœur, pieuse veuve, à charge de le transmettre après elle à l’Église. Un autre
frère, Lætus, contestait la donation et réclamait la
propriété. Ambroise, désigné comme arbitre, prononça en faveur du frère; et
comme on lui reprochait d’avoir sacrifié l’Église: «C’est l’Église qui gagne,
répondit-il, quand la paix est rétablie dans les familles, et qu’elle ouvre
ainsi aux frères et aux sœurs l’entrée des tabernacles éternels.» Sage maxime,
mais qui peut-être ne lui fût pas venue dans la pensée s’il n’eût reçu souvent,
comme magistrat, les plaintes de familles que des legs pieux frustraient d’un
patrimoine attendu, et qui s’en prenaient à l’Église même de cette déception.
Un acte de générosité d’un autre ordre, et qui avait
peut-être sa source dans le patriotisme encore plus que dans la charité, fut
accompli par lui dans une circonstance plus solennelle, et n’échappa pas non
plus à la critique des esprits étroits. Au lendemain de la bataille
d’Andrinople, et pendant les jours de désolation qui suivirent, il n’était
question dans Milan que de jeunes soldats de la province tombés aux mains des
ennemis, de femmes, d’enfants des campagnes voisines, enlevés par des partis de
Barbares. Chaque famille avait sa part de ces angoisses, et on ne se racontait
dans les rues que les tragiques histoires de supplices endurés par les captifs,
ou d’attentats consommés sur la pudeur des vierges et des adolescents. Ému de
ce concert de gémissements, Ambroise, prit son parti et, sans consulter
personne de son clergé, tira du trésor de la grande église les vases d’or ou de
métal précieux qui y étaient renfermés pour servir aux grandes cérémonies, les
fil briser et réduire en lingots. Puis il chargea une députation de se rendre
sous latente des principaux chefs barbares et de négocier, au prix de cette
monnaie de sa façon, la liberté des captifs originaires de Milan. Les
malveillants, les Ariens surtout, murmurèrent de cette manière de disposer des
biens consacrés arbitrairement et en faveur d’un intérêt de ce monde, et
déplorèrent la nudité où l’église allait se trouver réduite. «Quoi! dit
Ambroise, lequel valait mieux, conserver un trésor, ou sauver des âmes? Les
fidèles ne sont-ils pas les vrais vases de l’Esprit-Saint? Est-ce l’or qui fait
la valeur des sacrements? Le vrai trésor du Seigneur, c’est celui qui, comme
son sang, rachète les hommes.»
La foula applaudit et vint se presser autour de la chaire
de son libérateur. Si ce fut, comme on peut le croire, un des dimanches
suivants que l’ordre des textes l’amena à commenter le passage de la Bible où
Abraham cherche en vain les dix justes qui auraient pu sauver Sodoma, on peut
juger quelle impression durent produire ces fortes paroles: «Apprenez, par cet
exemple, quel rempart c’est pour une cité qu’un seul homme juste.... C’est sa
foi qui vous sauve, et sa justice qui vous préserve de la ruine.» Chacun dans
l’auditoire dut faire l’application de celte vérité au prédicateur lui-même.
C’était en effet comme le soutien d’une cité défaillante,
qu’Ambroise pouvait être amené à reprendre dans les conseils de la politique
cette place à laquelle ses talents naturels le destinaient, d’où le sacerdoce
l’avait violemment arraché, et où nulle ambition humaine ne l’appelait plus.
Trop imbu des traditions de l’autorité impériale pour employer la parole sacrée
à remuer les passions populaires et faire de sa chaire une tribune, il ne se
dissimulait pourtant pas que, par le malheur des temps, l’épiscopat pouvait
devenir une magistrature. Il n’eût pas fait un pas au-devant de la politique;
mais si la politique venait à lui en suppliante, traînant après elle un peuple
éperdu ou un empereur tombant en faiblesse, il ne ferait pas difficulté de lui
ouvrir celte porte qui n’était fermée aux infortunes et aux infirmités d’aucun
genre.
Une autre pensée dominait Ambroise, née, celle-là aussi,
des premières habitudes de sa jeunesse, mais qui devait tôt ou tard l’amener à
prendre malgré lui une action prépondérante dans les affaires de l’Etat. Il ne
pouvait supporter que l’empire n’eût pas de culte légal, ou plutôt en pratiquât
deux tout ensemble. Ses yeux étaient choqués par le
mélange incohérent de christianisme et de paganisme dont l’Occident, et Rome
surtout, donnait à chaque pas le spectacle. Ces églises et des temples rivaux,
ouverts le même jour par ordre du sénat ou de l’empereur aux mêmes cérémonies
officielles; Jupiter et Mars, ces démons glorifiés, associés au Dieu jaloux
pour la protection de la république, invoqués par les mêmes vœux, remerciés des
mêmes bienfaits; ces monuments chargés d’inscriptions profanes, ces statues
d’idoles surmontant les basiliques ou bravant encore dans les places publiques
et au détour des rues la croix triomphante; ce contact adultère, en un mot, de
la vérité et de l’erreur, que les empereurs chrétiens n’avaient jamais osé
complètement proscrire, scandalisait la pureté jalouse de sa foi, non moins que
son goût de régularité administrative. Préfet, il eût volontiers réprimé cette
confusion comme un désordre public; évêque, il s’en indignait comme d’une
profanation. Puisque l’empire n’avait qu’un maître, et qu’un seul Dieu régnait
au ciel, pourquoi ne pas joindre ces deux unités l’une à l’autre par un mariage
jaloux et indissoluble? Pourquoi souffrir encore dans l’État quelque chose en
dehors d’elles? Sur ce point Gratien et lui s’entendaient avant même de s’être
parlé. Cette alliance de l’Église et de l’État, qu’invoquait la conscience
agitée de Gratien, Ambroise était prêt non-seulement à la lui offrir comme un
appui, mais à la lui imposer comme un devoir.
L’intimité la plus grande s’établit donc sur-le-champ
entre le prince et le prélat, et Ambroise ne tarda pas à donner le spectacle,
nouveau pour l’Église, d’un évêque confident, presque ministre, d’un empereur,
et consulté non-seulement sur les intérêts de la religion ou des bonnes mœurs,
mais sur les délibérations de la politique. On aperçut bientôt les effets de
cette action: d’un côté, par une impulsion plus ferme imprimée à toute
l’administration, et qui trahissait une autre main que celle du jeune empereur;
de l’autre, par une série de mesures de plus en plus favorables à l’Église.
Pendant ces trois années, 378 à 381, que Théodose employait laborieusement à
reconquérir son royaume, Gratien séjourna presque constamment à Milan, du moins
pendant l’hiver, la saison du repos; et dans les documents législatifs assez
nombreux qui portent son nom, on reconnaît aisément la trace d’une influence à
la fois humaine et sévère, telle que pouvait l’exercer un évêque qui se
souvenait d’avoir administré. Ce sont des dispositions, mêlées de rigueur et de
clémence, au sujet de ces corporations privilégiées, seule ressource, mais
ressource usuraire et ruineuse de l’existence de l’empire; c’est une
distribution de l’annone dans laquelle l’esprit d’ordre se joint à celui de la
charité; ce sont des lois sagement répressives contre le brigandage, ce fruit
inévitable de l’anarchie, mais en même temps des précautions d’humanité prises
au moment de la répression même. Il y a moins de dureté dans le commandement,
moins de coups de force que dans les lois de Valentinien, mais aussi moins de
brusques alternatives d’impuissance et de faiblesse1.
L’été, Gratien quittait l’Italie pour aller visiter les
garnisons de Gaule, et trouvait dans quelques escarmouches contre les Germains
l’occasion de remporter de faciles triomphes, et de déployer cette bravoure
personnelle qui était sa seule qualité virile. Alors il éprouvait le besoin de
témoigner à Dieu sa gratitude par des marques éclatantes. C’était, ou quelque
faveur pour l’Église, ou, ce qui avait à ses yeux le même caractère, quelque
mesure de rigueur contre les ennemis de la foi. On peut suivre, dans les codes,
la succession de ces actes de piété émanés de la conscience reconnaissante du
jeune empereur. L’énumération seule en est éloquente.
Milan, 3 août 379. Loi générale contre les hérétiques,
modifiant expressément l’édit rendu à Sirmium l’année précédente, et étendant
aux sectes qui altèrent par leurs sophismes la notion de Dieu la prohibition de
propagande déjà faite à ceux qui réitèrent le baptême et l'annulent ainsi en le
renouvelant (les Donatistes).
Aquilée, 5 juillet 379. Exemption ou du moins réduction
du chrysargyre pour les ecclésiastiques.
Milan, 24 avril 380. Exemption de la nécessité de
paraître sur la scène dans les jeux publics pour les femmes de basse extraction
(que leur naissance y condamnait), dès qu’elles ont embrassé la religion
chrétienne; «car, dit la loi, le meilleur mode de vivre qu’elles ont embrassé les
affranchit du lien de leur condition naturelle.»
Mai 381. Restriction de cette loi : Les femmes qui
s’écartent de la pureté de vie chrétienne ne jouiront plus de cette exemption.
»
Même année, 21 juillet. Mise en liberté des criminels, en
l’honneur de la fête de Pâques.
2 mai 382. Dispositions pénales contre les apostats et
ceux qui prêchent l’apostasie. Quiconque aura abandonné la loi chrétienne pour
embrasser, soit l’idolâtrie, soit le culte des Juifs, soit la secte des
Manichéens, sera privé du droit de tester, c’est-à-dire du droit civil par
excellence. Les fauteurs d’apostasie seront châtiés corporellement.
Cette série de mesures fut couronnée par un acte
d’autorité qui eut plus de retentissement que toutes les lois. Le sanctuaire le
plus renommé de la capitale du monde en fut le théâtre.
De temps immémorial, on a déjà eu occasion de le dire,
s’élevait à Rome, dans la salle des délibérations du sénat, un autel à la
Victoire, déesse protectrice de Rome. Un jour, les sénateurs païens, en entrant
dans la curie, cherchèrent des yeux ce symbole révéré de leur culte, pour
offrir leurs dévotions accoutumées. Ils le cherchèrent vainement : un ordre
venu de Milan avait fait enlever l’autel pendant la nuit. Grande fut leur
consternation. Ce n’était pas, il est vrai, la première insulte de ce genre que
recevait la divinité protectrice des vieux Quirites. On se rappelait bien que
Constance, dans sa visite à, Rome, avait déjà exigé, avant de mettre le pied
dans la curie, qu’on éloignât de ses yeux tout vestige d’idolâtrie, et il avait
bien fallu condescendre à cette exigence. L’autel s’était donc voilé pour un
jour. Mais quelle différence! Ce n’était alors qu’une mesure de prudence
passagère, consentie par les adorateurs du vieux culte eux-mêmes, une complaisance,
une faiblesse, si l’on veut, expliquée par l’éblouissement de la présence
impériale, et qu’on s’était hâté de réparer par force expiations dès que le
maître avait tourné ses pas ailleurs. Ici, c’était une déchéance définitive
prononcée par un ordre souverain, sur lequel personne n’était consulté.
L’émotion fut donc extrême. En toute hâte le parti païen du sénat s’assembla et
décida d’envoyer une adresse avec une députation à l’empereur. La résolution
fut même si prompte et le premier mouvement si vif, que les sénateurs
chrétiens, bien que nombreux, se laissèrent intimider par la crainte de
mécontenter l’opinion de la ville. Ils s’abstinrent de participer à la
délibération, qui fut prise à l’unanimité des présents. Secrètement cependant
ils se rendirent chez le pape Damase, pour le prier de faire savoir à
l’empereur qu’ils n’étaient pour rien dans la décision.
Damase se chargea de leur commission, et fit diligence;
car lorsque la députation arriva à Milan, conduite par l’orateur Symmaque, «des
méchants, dit l’illustre orateur lui-même, nous avaient devancés, et l’audience
nous fut refusée.» La résolution fut donc maintenue et complétée. Peu de jours
après, une mesure plus radicale prononça la réunion au fisc des terres qui
étaient consacrées à la Victoire, la destruction des privilèges des pontifes
comme des vestales qui desservaient son culte. La même disposition fut étendue
successivement à beaucoup d’autres établissements religieux du vieux culte, qui
perdirent leurs propriétés foncières et ne durent plus recevoir que des dons
manuels et mobiliers.
Qui étaient ces méchants qui avaient fermé à Symmaque la
porte du palais impérial? Ce ne fut un secret pour personne. Ambroise
assurément était l’un d’entre eux, sinon le seul, et sans doute ne s’en cachait
pas; car aucune marque de son crédit ne pouvait être plus éclatante. On en eut
bientôt une autre, d’une nature tout opposée. La cour de Milan n’était pas,
même en Occident, la seule qui eût des faveurs à dispenser. A l’autre extrémité
du même empire, et à moitié chemin de Constantinople, vivait l’impératrice
Justine, seconde femme de Valentinien, qui n’avait pas voulu s’éloigner des
lieux où un coup imprévu l’avait rendue veuve. Elle résidait, habituellement à
Sirmium, élevant son jeune fils et attendant avec impatience le moment où
l’enfant serait d’âge à exercer le pouvoir que Gratien avait consenti à
partager avec lui. Naturellement, une rivalité sourde régnait entre les deux
cours, et il suffisait de plaire à l’une pour encourir la disgrâce de l’autre.
Était-ce là le seul motif qui faisait incliner la confiance de Justine du côté
des Ariens vaincus? Ne penchait-elle vers l’hérésie que pour prendre le
contre-pied de l’orthodoxie ardente de Gratien? On peut le supposer ; mais, en
tout cas, il est certain que cette prédilection n’était un mystère pour
personne. Quand le siège épiscopal de Sirmium vint à vaquer, les catholiques
désignèrent presque à l’unanimité pour le remplir le prêtre Anémius, dont la
doctrine était sans reproche, et c’en fut assez pour que Justine se montrât
hautement mécontente de ce choix. Les Ariens étant nombreux dans la ville,
Anémius avait à craindre que son ordination ne fût troublée par quelque
désordre. Aussi, bien que Sirmium fût éloigné de Milan, et que les deux villes
ne fussent unies par aucun lien d’hiérarchie ecclésiastique, Anémius
témoigna-t-il le désir d’être consacré par Ambroise, dont la faveur connue
pouvait intimider ses ennemis. Ambroise, moins sensible à ce témoignage de
déférence que désireux de partager les périls de son ami, entreprit sans délai
ce long voyage. A son arrivée, il trouva les rues pleines de monde, et l’église
où il devait officier assiégée par une foule tumultueuse. Des huées
l’accueillirent sur son passage; les femmes surtout, suivant l’exemple de l’impératrice,
se montaient très-animées et éclataient en invectives contre l’évêque nouveau
et son consécrateur. Une d’elles se levant au moment où Ambroise montait à
l’autel, le saisit par un pan de sa robe et essaya de le tirer du côté de ses
compagnes qui l’attendaient, dit un vieux biographe, pour le déchirer.
«Laissez-moi,» dit Ambroise en se retournant sur elles et en fixant sur la
foule un regard intrépide : «quelque indigne que je sois du rang que j’occupe,
il ne vous appartient pas de porter la main sur un évêque. Prenez garde
d’encourir le châtiment de Dieu.» La femme épouvantée lâcha prise; l’assistance
se tut; la cérémonie s’acheva sans désordre, et Ambroise retourna à Milan,
laissant Justine en proie à un ressentiment aussi vif qu’impuissant. Peu de
jours après, la femme qui avait mis la main sur lui tomba malade et mourut.
L’Occident fut plein du renom de cette puissance nouvelle qui, là même où les
faveurs impériales lui manquaient, pouvait déchaîner à son gré les rigueurs
célestes.
Gratien ne témoigna à Ambroise aucun déplaisir de son
audace. Au contraire, et comme s’il eût voulu bien marquer la différence des
deux cours, il saisit ce moment même pour faire remise aux catholiques de la
seule basilique qu’il eût laissée jusque-là entre les mains des Ariens.
Ambroise, en échange, lui fit hommage de ce traité sur le Saint-Esprit qui lui
avait été si instamment demandé, et qu’il avait mis deux années entières à
composer. C’était une suite de textes de F Ancien et du Nouveau Testament,
suivie de commentaires dans lesquels l’inspiration des ouvrages précédemment
écrits sur le même sujet par Athanase et Basile était très-visible. La personne
divine du Saint- Esprit y est retrouvée dans les Écritures sous mille formes et
sous mille noms différents. Il est la lumière, la vie, la source; il sort de la
bouche de Dieu; il est l’onction ou l’eau sainte dont les âmes sont enduites ou
arrosées. «Voyez, dit Ambroise, le Seigneur se dépouillant de ses vêtements et
se ceignant les reins d’un linge, versant de l’eau dans une aiguière et lavant
les pieds de ses disciples. Celte eau était la rosée céleste..., Tendons-lui
les pieds de nos âmes. Venez, Seigneur Jésus, dépouillez ces vêtements que vous
avez pris pour nous ; soyez nu pour me vêtir de votre miséricorde; ceignez-vous
pour nous ceindre aussi d'immortalité. Que votre majesté est grande! vous lavez les pieds de vos disciples comme un serviteur, comme
un Dieu, vous envoyez la rosée du ciel.... Que cette eau vienne donc, ô
Seigneur, sur mon âme et sur ma chair, et que sous l’humidité de cette pluie
les vallées de nos âmes et les champs de nos cœurs reverdissent.... C’est,
ajoute le saint auteur, voire prérogative singulière de racheter le monde
entier en rachetant quelques-uns. Élie fut envoyé à une seule veuve : Elisée
purifia un seul malade : vous, Seigneur Jésus, vous avez purifié des milliers
d’âmes en un seul jour. Combien à Rome, combien à Alexandrie, combien à
Antioche, combien même à Constantinople ! Car Constantinople même vient de
recevoir le Verbe de Dieu, et cette cité a mérité d’obtenir des témoignages
éclatants de votre jugement. Tout le temps, en effet, qu’elle réchauffait dans
ses entrailles le venin de l’Arianisme, ses frontières étaient inquiétées par
la guerre, ses murailles entendaient le bruit des armes. Mais depuis qu’elle a
repoussé ceux qui avaient banni la foi, cet ennemi même qu’elle avait toujours
craint, ce Goth qui se vantait de juger les rois, elle l’a vu venir vers elle
en suppliant; elle a célébré elle-même ses funérailles, et garde sa dépouille.
Combien donc, et à Constantinople et dans tout le monde, cette parole a purifié
d’hommes! Ce n’est pas Damase, ce n’est pas Pierre, ce n’est pas Ambroise, ce
n’est aucun de vos autres serviteurs qui ont fait ces choses : c’est l’esprit
de vos sacrements.»
Ce retour inattendu et un peu forcé sur les bénédictions
temporelles attachées au rétablissement de la foi allait droit à l’âme de
Gratien. Peut-être Athanase ou Basile eussent-ils négligé de tels arguments :
ils prenaient naissance tout naturellement dans un cerveau dont la politique
avait fait don à l’Église.
La conséquence naturelle d’un tel langage était de
presser Gratien de se conduire en tout comme Théodose et de faire disparaître à
tout prix les derniers vestiges de l’hérésie. La tâche était bien avancée, car
les conversions se multipliant avec la faveur du prince. Il ne restait plus
guère dans tout l’Occident que deux vieux évêques entachés des erreurs d’Arius: Palladius et Secondien,
gouvernant dans un coin de la Mœsie inférieure deux diocèses
dont le nom n’est pas parvenu jusqu’à nous. Encore ces hérétiques isolés se
défendaient-ils de cette qualification : quand Gratien avait traversé
l’Illyrie, ils l’avaient prié d’entendre leur justification; et à défaut de
l’empereur (car Gratien s’était refusé à connaître de ces matières étrangères à
sa compétence) ils ne cessaient de réclamer le jugement d’un concile. A coup
sûr, Ambroise, consulté sur cette demande, n’aurait pas jugé de si faibles
adversaires dignes d’occuper l’attention de l’Église, s’il n’eût trouvé
l’occasion favorable pour faire un exemple qui engageât Gratien à extirper
partout les germes et les souches de la mauvaise doctrine. Par ses conseils, ce
prince se résolut donc à faire venir à l’empereur Aquilée tous les évêques d’Occident,
à l’exception de ceux que pouvaient excuser leur âge, la faiblesse de leur
santé ou leur dénuement. La réunion eut lieu dans le mois de septembre 381, et
bien qu’Ambroise ne la présidât pas et cédât avec affectation le pas à l’évêque
de ce lieu, il fut évident, dès le premier jour, qu’il en était l’âme de
l’assemblée et que rien ne s’y ferait que par son inspiration.
Ce fut lui, en effet, qui porta constamment la parole.
Dans un long interrogatoire, tenant les écrits d’Arius d’une main, les condamnations
de l’Église de l’autre, il pressa sans pitié, tantôt Palladius,
tantôt Secondien, de prendre nettement parti entre
l’hérésie et la foi; il les poussa de questions en questions jusque dans leurs
derniers retranchements. Par moments, il dut se croire encore au prétoire, sur
son tribunal, faisant le procès à des accusés, et l’illusion des assistants ne
fut pas moins complète. Les deux vieillards, étourdis de cette argumentation
pressante, balbutièrent d’impuissantes excuses. L’un demanda à attendre la venue
des évêques d’Orient; l’autre dit que l’instance n’était pas régulière, parce
qu’on n’y admettait pas le public et des écrivains pour tenir procès-verbal. «
Veut-il donc être jugé par des laïques?» reprit Ambroise en se tournant vers
ses confrères. «Celui qui récuse le jugement de ses frères et demande celui des
profanes, est-il digne de l’épiscopat?». A l’unanimité, les deux prélats
suspects furent déposés. On leur adjoignit un prêtre de leur confession, du nom
d’Attale, et un évêque du nom de Valens, chassé du siège de Pettau,
qui errait en Italie depuis plusieurs années, semant la discorde sur ses pas.
Celui-là avait refusé de comparaître, et l’indignation d’Ambroise contre lui ne
pouvait se contenir; car on l’accusait, outre ses torts théologiques, d’avoir
fait sa soumission aux Goths pendant l’invasion. En souvenir de cette intimité
passagère avec les ennemis de l’empire, il portait encore un collier et des
bracelets à la mode barbare. Vit-on jamais, s’écriait patriotiquement Ambroise, un tel
sacrilège chez un prêtre, chez un chrétien, chez un Romain? »
Le concile marchant ainsi à souhait, sous une impulsion
puissante, Gratien ne crut pouvoir mieux faire que de lui renvoyer une autre
affaire plus importante, qui menaçait à tout moment de troubler la chrétienté.
Il ne s’agissait de rien moins que du pape Damase lui-même, qui, malgré ses
vertus et son activité, ne pouvait venir à bout de terminer les troubles
intérieurs de son diocèse. Les partisans secrets de son compétiteur Ursin,
excités par ce schismatique lui-même, qui, bien qu’exilé par Valentinien,
trouvait à tout moment moyen de rompre son ban; des évêques suffragants du
siège de Rome, qu’incommodait la suprématie du titulaire; des Donatistes,
fugitifs d’Afrique, qui avaient dans la ville éternelle leur évêque propre et
leur culte secret; tous ces ennemis divers, répandant de concert des calomnies
dans les bas-fonds de la cité, entretenaient une agitation constante. C’était
toujours la pureté des mœurs du pontife qui était mise en doute, par souvenir
sans doute de la faveur féminine qui l’avait autrefois aidé à monter au rang
suprême. Vainement, à plusieurs reprises, l’autorité impériale était-elle
intervenue; vainement même Damase, fort de sa conscience, avait-il soumis sa
conduite à l’examen sévère de tous les évêques de la province, qui, à
l’unanimité, avaient reconnu son innocence, le trouble persistait, et la plus
haute juridiction de l’Église restait atteinte et frappée de suspicion. Sur la
demande de Gratien, le concile éleva la voix. Il pria le prince, dans une
lettre, de fermer pour jamais la bouche aux diffamateurs, afin de préserver a
cette Église de Rome, la tête du monde, qui garde la loi des apôtres, et d’où
partent, pour se répandre sur toutes les nations, les saints avertissements de
l’autorité divine.» A partir de ce jour, Damase ne fut plus inquiété : ceux que
n’avaient dés armés ni les ordres de l’empereur, ni les vertus du pontife,
s’arrêtèrent intimidés devant quelques paroles qui avaient l’accent de la voix
d’Amboise.
Toutes ces décisions étaient prises dans les premiers
jours de septembre 381, quelques mois par conséquent après que le concile réuni
à Constantinople avait terminé laborieusement son œuvre troublée par tant
d’intrigues. Les nouvelles de la première des deux assemblées arrivaient donc à
l’autre encore toutes fraîches et avec force détails qui en faisaient ressortir
le contraste. A Constantinople tout avait été division; les rivalités
personnelles étaient venues compliquer à chaque pas les dissentiments
dogmatiques : à Aquilée ce n’étaient que résolutions unanimes prises avec la
confiance de gens sûrs d’eux-mêmes et confiants dans leur chef. Ici et là deux
grands hommes, de taille presque égale, deux lumières de l’Église; mais quelle
diversité dans leur esprit! Ambroise, né pour commander et se mouvant dans les
hautes dignités comme dans son élément naturel : Grégoire, accablé de sa
grandeur et fléchissant sous le poids de la responsabilité. Et quelle diversité
plus grande encore dans l’accueil qui leur était fait! Ambroise, obéi avant
d’avoir parlé : Grégoire, méconnu, raillé et forcé de quitter son siège la mort
dans l’âme. Ces comparaisons, que chacun faisait, et qui encourageaient
l’Occident dans son dédain un peu orgueilleux pour l’autre Église, étaient
commentées par deux ordres de porteurs de nouvelles qui ne se faisaient pas
faute de peindre les faits plus en noir encore que la réalité. C’étaient, d’une
part, les amis de Paulin d’Antioche, ces catholiques d’une orthodoxie jalouse
qui avaient troublé les jours de Basile. Ceux-là, on se le rappelle, croyaient
avoir à se plaindre tout particulièrement du concile de Constantinople qu’ils
accusaient hautement d’avoir, à la mort de Mélèce, violé la parole donnée par
ce prélat même, en lui désignant un successeur. Il était naturel que Paulin, se
sachant bien vu à Rome, fît retentir tout l’Occident de ses plaintes. Mais à
lui se joignait, qui le croirait? le cynique Maxime lui-même, ce ridicule
compétiteur de Grégoire, qui, bafoué à la cour de Théodose, chassé d’Alexandrie
avec mépris, avait cherché en Italie un asile où ses menées fussent moins
décriées, et où son appareil grotesque d’austérité pût encore faire quelques
dupes. Il n’insistait pas, on le pense bien, sur les détails de sa honteuse
usurpation: il ménageait même dans ses récits le vertueux Grégoire, dont la
réputation était au-dessus de toute atteinte, et que d’ailleurs, depuis son
abdication, il n’avait plus d’intérêt à calomnier. Mais il avait meilleur jeu
contre le dernier évêque que Constantinople venait de se donner : il racontait
avec scandale que Nectaire, le pontife de la nouvelle Rome, élu par le concile
lui- même, était un laïque de mœurs douteuses; qu’il avait fallu le baptiser,
l’ordonner, le consacrer en un jour ; et que c’était cet intrus dans l’Église
qu’on préférait à un confesseur, à un ascète, à un philosophe comme lui. Puis
il accompagnait ces dénominations de protestations de zèle pour la pure
doctrine, et dédiait même ostensiblement à Gratien un traité contre les Ariens
dont il se disait l’auteur.
L’artifice réussit, même auprès d’Ambroise, et, avant de
se séparer, les évêques, toujours sous sa dictée, résolurent de tenter une
démarche pour réparer ce qu’ils regardaient comme les scandales de l’Orient.
Une assemblée générale de toute l’Église, dans laquelle Ambroise ne pouvait
manquer de prendre rapidement la haute main, leur paraissait le moyen le plus
simple d’y parvenir. Plus d’une fois déjà le remède avait été proposé, mais la
division même de l’Église d’Orient en avait toujours fait échouer le projet.
Cette fois, avec ce goût d’agir en toutes choses par la voie de l’autorité qui
caractérisait Ambroise, ce ne fut point à l’Église divisée, ce fut à l’empereur
lui-même qu’on résolut de s’adresser. Deux lettres des évêques d’Italie,
portant en tête de leurs suscriptions le nom d’Ambroise, demandèrent en termes
formels à Théodose de s’entendre avec son collègue impérial pour provoquer la
réunion d’un concile œcuménique, afin de connaître des différends élevés au
sujet des deux grands sièges primatiaux de l’Asie. Le lieu même de la réunion
était indiqué d’avance. Ce dut être d’abord Alexandrie ; puis l’Occident
prenant courage et voulant constater tout à fait sa supériorité, dans la
seconde lettre il fut positivement demandé que Rome fut désignée comme le
rendez-vous de l’Église universelle.
«Nous connaissons, disait cette pièce, ô Empereur, votre
âme dévouée, avec une foi si sincère et si pure, au Dieu toutpuissant. Les
bienfaits dont vous nous avez comblés sont récents: vous avez rendu les églises
aux catholiques. Mais plût à Dieu que vous eussiez rendu aussi les catholiques
à leur ancien respect pour la discipline de l’Église!... Nous gémissons qu’il
vous ait été plus facile de proscrire les hérétiques que de réunir les
catholiques.» Ce fut par ce fier langage, qui semblait lui imposer un devoir en
lui demandant une grâce, que Théodose apprit pour la première fois peut-être à
connaître le nom d’Ambroise. Ce n’était ni la dernière ni la plus sévère
réprimande qu’il dût entendre de la même bouche.
Théodose aurait pu s’offenser de cette intervention dans
les affaires de son domaine, d’autant plus que le reproche était mal fondé, et
qu’il savait à quoi s’en tenir sur la valeur morale des dénonciateurs qui
avaient accusé ses sujets. L’idée d’envoyer à Rome tout son clergé supérieur,
et de faire décider hors de chez lui qui serait l’évêque légitime de ses deux
plus grandes cités, ne pouvait assurément pas lui sourire. Mais, avec ce grand
sens pratique dont il était doué, il comprit que la meilleure manière de se
délivrer de la proposition était de la faire décliner par les évêques
eux-mêmes. Il en rassembla donc un certain nombre à Constantinople, qu’il
chargea de répondre à sa place aux évêques d’Occident. Ceux-ci, entrant
aisément dans sa pensée, s’excusèrent en termes polis, bien qu’un peu secs, de
se rendre à l’invitation de leurs frères, alléguant la nécessité de leur
présence dans leurs diocèses, et assurant qu’ils n’avaient à se reprocher
aucune infraction aux règles de la discipline. «Nous apprécions, disaient-ils
non sans quelque aigreur, la charité fraternelle par laquelle vous nous invitez
à nous joindre à vous.... afin qu’après que nous avons été seuls à souffrir
pendant ces dernières années, vous ne soyez pas seuls à régner maintenant à la
faveur de l’union des deux pieux empereurs.» Muni de cette pièce, Théodose la
communiqua lui-même aux évêques d’Occident en leur disant, avec un ton de douce
réprimande, qu’ils témoignaient trop de chaleur pour des faits qu’ils ne
connaissaient pas bien, et pourraient blesser leurs collègues d’Orient par
cette ingérence.
L’abstention des évêques orientaux ne fut pourtant pas
complète. Outre Paulin d’Antioche, qui avait tout intérêt à prendre son point
d’appui sur l’Occident, quelques évêques restés dans sa communion en Égypte ou
en Palestine firent le voyage avec lui. Les plus illustres étaient le saint
docteur Épiphane de Chypre, Ascole de Thessalonique,
ami de Théodose, mais si récemment adjoint à l’Église orientale, qu’il ne crut
pas non plus pouvoir se refuser à l’appel de Rome. Enfin parmi les voyageurs de
renom qui passèrent dans cette circonstance d’Orient en Occident, on
distinguait le jeune Jérôme, déjà connu par l’ardeur de son caractère et la
fougue de ses écrits. Attaché, comme on l’a vu, dès l’origine, à la communion
de Paulin, dont la société de Grégoire à Constantinople n’avait pas suffi pour
le séparer, il accompagnait à Rome l’évêque de son choix.
Bien que, réduite à ces proportions, la réunion n’eût
plus d’importance réelle, Ambroise ne jugea pas moins devoir s’y rendre. Son
arrivée dans la capitale du monde et de l’Église fut un véritable triomphe. Il
n’y était plus rentré depuis le jour où, préfet novice, il avait reçu la
dernière accolade et les dernières instructions de son protecteur, le fameux Probus.
A coup sûr, dans ses entretiens d’adieux, le vieux courtisan avait initié son
jeune élève à tous les secrets du métier. Il lui avait enseigné l’art de
s’insinuer dans la faveur d’un souverain, de le dominer en paraissant lui
obéir, de se courber sous tous les caprices, et de sourire même à la disgrâce.
Ambroise, dans un jour de dévouement, avait foulé aux pieds toutes ces leçons,
et aujourd’hui, après neuf ans, dans une maturité encore pleine de jeunesse, il
rentrait à Rome, ayant franchi d’un bond tous les degrés de la faveur, devenu
non-seulement confident, mais conseiller dirigeant de la pensée d’un empereur,
commandant à la conscience du prince au lieu de dépendre de son bon plaisir, et
des hauteurs de sa foi tendant une main protectrice à celui qui était assis au
faîte des grandeurs humaines.
De pénibles impressions l’attendaient pourtant dans ce
lieu témoin des travaux et des ambitions de sa jeunesse. Il ne retrouvait plus
dans sa demeure, ni sa vieille mère, qui avait cessé de vivre sans qu’il eût pu
la revoir, ni son frère Satyre, qui avait péri au retour d’un voyage d’Afrique
entrepris pour leurs intérêts communs. Seule, sa sœur Marcelline vint à sa
rencontre, couverte du voile des vierges. Bien des larmes furent mêlées à la
joie de leurs embrassements. Le souvenir de leur frère, très-aimé de tous deux,
les pénétrait de douleur. Ils se rappelaient qu’il était non-seulement le
compagnon de leurs jeux, mais l’arbitre de leurs querelles enfantines. «O mon
frère, s’écriait Ambroise, où irai-je? de quel côté me tourner sans toi? Le
bœuf cherche le compagnon avec qui il avait coutume de porter le joug, et ses
mugissements attestent son amour. Moi, mon frère, cesserai-je de te pleurer?
Pourrai-je oublier celui avec qui j’ai commencé déporter le joug de cette vie?»
Ainsi sa grande âme ne craignait point de s’abandonner à sa douleur; «car,
disait-il, la piété chrétienne est tendre et sensible : elle n’a rien
d’extraordinaire, de sauvage et de dur. La patience consiste à supporter la
douleur, et non à la combattre.» Parfois, pourtant, d’autres souvenirs moins
tristes faisaient passer un éclair de gaieté à travers ces pleurs. Ambroise
rappelait à sa sœur que dans son enfance, ayant remarqué que l’évêque de Rome,
quand il venait à la maison, donnait sa main à baiser aux assistants, il avait
un jour, pour jouer, essayé de l’imiter, et que ni Marcelline ni ses compagnes
n’avaient voulu lui rendre cet hommage. «Je vous l’avais bien dit, ajoutait-il,
que tôt ou tard, vous seriez obligée de me baiser la main.»
Sa maison était assiégée de visites à toute heure, et
c’était à qui te posséderait chez soi : les plus nobles matrones de la cité se
disputaient l’honneur de lui faire célébrer le saint sacrifice dans leurs
oratoires privés. On attribuait à sa présence des grâces particulières et même
miraculeuses. On racontait que dans une visite chez une grande dame vivant
au-delà du Tibre, on lui avait amené une des femmes de la maison, atteinte de
paralysie, et qu’il avait suffi à la pauvre infirme de baiser les vêtements de
l’évêque pour retrouver l’usage de ses mouvements. Ailleurs, il avait accepté
l’hospitalité d’un homme riche qui lui racontait, avec orgueil, l’heureux état
de ses affaires, et se vantait fort de ses bonnes spéculations, sans faire
aucun retour sur la reconnaissance qu’il devait à Dieu. Ambroise se leva sans
rien dire, et prit gravement congé de son hôte. Le lendemain, la maison
s’écroulait sur ses fondements. Ainsi se répandait dans la foule le renom de
cet homme sans égal, qui apparaissait à la fois comme l’élu de Dieu et comme le
favori de l’empereur.
Tous cependant ne s’inclinaient pas devant lui. Les
sénateurs païens, sachant bien de quelle main était parti le coup qui venait si
récemment de les humilier, murmuraient dans l’ombre, et une occasion leur fut
bientôt donnée de mettre au jour leurs ressentiments. Au printemps de cette
année 382, une famine vint à se déclarer dans Rome, soit que la récolte
précédente eût été insuffisante, soit que les arrivages de Sicile et d’Égypte,
sur lesquels reposait la subsistance tout artificielle de la grande ville,
eussent manqué inopinément. L’émotion fut extrême dans cette multitude dont
l’État achetait depuis des siècles le repos en nourrissant son oisiveté. Les
païens ne manquèrent pas de répandre le bruit que la déesse outragée se
vengeait de ses contempteurs. L’irritation populaire eût été aisément tournée
contre les serviteurs du Christ, sans les prodiges de charité que les conseils
et l’exemple d’Ambroise firent accomplir aux chrétiens riches, presque tous ses
parents, ses clients ou ses amis.
Cette générosité, qui eût été un bon calcul quand elle ne
serait pas provenue d’un noble élan du cœur, dissipa le mécontentement et ne
fit qu’accroître la réputation d’Ambroise. Le peuple avait pourtant besoin de
s’en prendre à quelqu’un de ses souffrances. Dans les grandes calamités, il
faut toujours que la foule trouve un coupable. Ce fut contre les étrangers, qui
abondaient dans la ville, que le mécontentement se tourna. On demanda à grands
cris qu’ils fussent éloignés, et que les natifs de Rome seuls fussent admis à
recevoir les rations fort réduites des distributions officielles. La mesure
avait déjà été prise dans des occasions analogues, une fois par Auguste
lui-même, et, bien que l’application en fût cruelle, elle n’était pourtant
qu’une conséquence rigoureuse du système qui mettait à la charge de l’Etat, par
l’intermédiaire des corporations privilégiées, la subsistance de la cité. Le
fardeau, déjà écrasant, serait devenu insupportable si tout le monde était accouru
à Rome en temps de disette, exprès pour s’y faire nourrir.
L’ordre allait donc être donné à toute une foule
innocente et misérable de quitter la ville et d’aller errer sans asile dans ces
campagnes désolées qui bordaient Rome, et où l’attendait une mort certaine. Le
peuple, dans sa fureur égoïste, ne faisait d’exception qu’en faveur des
comédiens et d’autres personnes employées à ses divertissements, dont le nombre
montait encore à plusieurs milliers. Par bonheur le préfet de Rome, pour cette
année, était un vieillard qu’Ambroise qualifie de très-saint, chrétien par
conséquent et qui, en cette qualité, ne pouvait manquer de subir l’influence du
grand évêque. Il réunit les personnes les plus riches et les plus considérables
de la ville, et sollicita de leur part un dernier effort. Son langage fut
pathétique, et au soin qu’Ambroise a mis à nous le conserver dans un de ses
livres, on devine sans peine d’où en était venue l’inspiration. «Quoi, dit le
bon vieillard, nous ne laissons pas des chiens tourner autour de nos tables
sans leur donner quelques miettes de nos aliments, et nous enverrions des
hommes périr de faim! Ces gens-là ne sont pas de la ville, mais ne la
servent-ils pas par le commerce qu’ils entretiennent et par les impôts qu’ils
payent? C’est parmi eux que nous trouvons nos laboureurs, nos fermiers, nos
domestiques: ce sont eux qui nous préparent de quoi vivre. Les laisserons-nous
mourir après qu’ils nous ont fait vivre tant d’années? Craignons-nous
d’augmenter la famine? Mais personne ne s’est jamais ruiné par la miséricorde,
et d’ailleurs c’est à nous à réparer de notre avoir ce qu’ils pourront coûter
à l’annone». L’effet de ce discours fut grand, et les assistants, prenant les
malheureux à leur charge, les dérobèrent à la fureur populaire. « Quel service,
disait Ambroise au vieux magistrat et en le félicitant, vous venez de rendre à
votre patrie! Vous pourrez dire à l’empereur, en lui montrant tous ces hommes
sauvés de la mort: C’est moi qui vous ai conservé ces sujets».
Ambroise ne tarda pas à quitter Rome, suivi des
bénédictions du peuple. Bu but même de son voyage, de Paulin, de Maxime, à
peine parut-il s’être occupé. Le schisme d’Antioche ne fut pas terminé :
l’intrigant de Constantinople, sur lequel probablement de plus sûrs
renseignements avaient été recueillis, ne fut pas réhabilité. Toute la besogne
du concile se borna à une condamnation portée contre la petite secte des
Apollinaristes, dont Damase fit part à l’Église d’Orient par une lettre
paternelle, destinée à maintenir le droit de son autorité suprême. Mais le
passage d’Ambroise n’en laissa pas moins dans les populations de la cité reine
une ineffaçable impression, en montrant pour la première fois, sur la même tête
et sous la même auréole de génie, la sainteté et la puissance, l’autorité
sacerdotale et la faveur politique.
De retour à Milan, Ambroise trouva Gratien prêt à partir
pour sa tournée annuelle dans les Gaules et sur le Rhin. Leur séparation fut
tendre : jamais le crédit de l’évêque n’avait été plus apparent. Il entrait
chez le prince à toute heure, au grand déplaisir des courtisans, qui trouvaient
sa surveillance incommode et se plaignaient de ce bouleversement de
l’étiquette. Une fois même, pendant ces derniers jours, ils essayèrent de lui
fermer la porte du palais. Comme il arrivait pour une affaire pressée, pensant
passer tout droit, comme à son ordinaire, il trouva devant lui le maître des
offices (assez triste personnage du nom de Macédonius), qui lui fit savoir que
l’empereur n’était pas visible parce qu’il se trouvait en ce moment occupé à
chasser à courre dans son parc, et que personne ne pouvait le déranger dans ce
délassement. C’était effectivement le plaisir favori de Gratien, auquel on lui
reprochait de consacrer souvent un temps qui eût été mieux employé aux soins de
l’État. Ambroise fut contrarié, car l’affaire pressait. Il s’agissait d’une
grâce à obtenir en faveur d’un homme qu’on allait exécuter pour avoir médit de
Gratien lui-même, et Ambroise trouvait que l’empereur, au moment d’aller
combattre, s’honorerait devant Dieu par le pardon d’une injure toute
personnelle. On disait d’ailleurs que l’homme était païen : c’était aux yeux
d’Ambroise une raison de plus de le plaindre et de l’épargner. Comme il se
retirait très-peiné, il aperçut des piqueurs qui, tenant un relais de chiens en
laisse, entraient dans le parc par une porte de derrière. Il se glissa avec eux
et parut inopinément devant l’empereur. Gratien fut surpris, et au premier
moment un peu mécontent de cette arrivée inattendue qui venait troubler ses
plaisirs. Il se remit pourtant, et après quelque résistance accorda à Ambroise
la grâce du coupable. Le maître des offices était présent, un peu embarrassé de
sa personne. «Un jour viendra bientôt, lui dit Ambroise d’un ton prophétique,
où vous aurez aussi votre vie à sauver, et vous viendrez à l’église, et
l’église vous sera fermée»
Si cette prédiction sinistre fit concevoir aux assistants
la crainte de prochains malheurs, l’événement ne tarda pas à vérifier ce
pressentiment. A peine, en effet, Gratien avait-il traversé les Gaules et
était-il arrivé sur les bords du Rhin, qu’il apprit qu’une insurrection s’était
déclarée parmi les troupes qui campaient dans l’île de Bretagne. Quelques
légions, se mettant en révolte pour une affaire de discipline, avaient proposé l’empire
à un de leurs chefs, nommé Maxime, Espagnol de naissance comme Théodose, un peu
parent, disait-on, de cet empereur. Maxime, bon officier, d’un esprit assez
tranquille, s’était d’abord défendu; puis l’occasion devenant séduisante et
l’ambition le gagnant, il s’était laissé mettre le bandeau impérial sur le
front. Prenant alors le commandement des légions et de la flotte, il s’était
mis en mer et venait de débarquer avec sa petite armée vers l’embouchure du
Rhin.
De tels incidents étaient trop habituels pour beaucoup
surprendre; mais, avec la mobilité des populations gauloises, il y avait
toujours lieu de s’en alarmer, et Gratien, suspendant à l’instant l’expédition
commencée, se mit immédiatement en devoir de marcher à la rencontre des
révoltés. Sur la route, les dispositions de sa propre armée devinrent
inquiétantes. Il était accompagné de deux généraux d’une fidélité éprouvée : le
comte Balion et le Franc Merobaud.
Mais l’un et l’autre avaient un tort aux yeux des soldats: ils étaient
d’origine étrangère à l’empire, et on reprochait depuis longtemps à Gratien sa
prédilection connue pour les étrangers. Cette faiblesse allait même si loin,
disait-on, que souvent en marche il portait l’habit barbare, le trouvant plus
commode pour aller en campagne. On avait autrefois fait le même genre de
reproche à Constantin, et probablement tous les empereurs d’humeur militaire,
qui faisaient cas de la bravoure personnelle plus répandue chez les barbares
que chez les Romains dégénérés, devaient mériter la même imputation. Puis
Gratien régnait déjà depuis six années, et on avait tiré de lui, en fait de
gratifications et de largesses, à peu près tout ce qu’il était permis
d’espérer, tandis qu’on pouvait se promettre des merveilles d’un prétendant
nouveau dont la bourse n’était pas épuisée et qui avait un empire à gagner. Ces
propos circulaient dans les rangs des soldats quand, vers les premiers jours
d’avril, l’armée impériale rejoignit les bandes révoltées dans les plaines qui
environnent Paris.
Alors le drame de la trahison se déroula avec ses
péripéties prévues et sa lamentable monotonie. A peine en vue de l’ennemi, la
cavalerie maure fit défection tout entière, aux cris de: «Vive Maxime Auguste.»
D’heure en heure, puis de moment en moment, la contagion de la défection gagna.
Enfin, avant la fin de la journée, il ne resta plus à Gratien qu’un gros de
trois cents cavaliers avec lesquels il prit la fuite à toute bride pour se
réfugier du côté du midi, dans les provinces encore fidèles. Sur sa route,
toutes les populations s’écartaient de lui, toutes les villes lui fermaient
leurs portes. «Nous l’avons vu, disait plus tard Ambroise, ce jeune homme
naguère envié de tous, subitement abandonné de tous ceux dont il avait reçu les
serments, environné de traîtres qui lui fermaient le passage et le menaçaient
de mort, sans personne pour venir en aide à son malheur ou partager sa
destinée.» A Lyon pourtant le gouverneur lui fit bon accueil, l’engageant à
séjourner et à rallier ses troupes éparses pour se remettre en défense; et
comme le pauvre prince, qui venait de faire une triste expérience de la
perfidie humaine, hésitait à se fier à ses bonnes paroles, ce lâche magistrat
fit apporter les évangiles, et prit, par un serment solennel, Dieu à témoin de
sa fidélité. Rassuré par ces protestations, Gratien quitta ses habits de
fugitif pour reprendre la pourpre impériale et venir s’asseoir à un festin qui
lui était préparé. A peine le repas était-il commencé que des assassins, se
jetant sur lui, le massacrèrent. Un long gémissement sortit de sa bouche
mourante : «Ambroise, disait-il, Ambroise, où êtes-vous?» Il appelait celui
qui, après l’avoir fidèlement aimé sur celte terre, pouvait encore lui ouvrir
l’entrée du ciel. Dès qu’il eut cessé de respirer, le petit nombre d’amis qui
l’accompagnait prit la fuite. Dans le nombre on remarqua le maître des offices,
Macédonius, qui, pâle de terreur et l’esprit égaré, cherchait un asile du côté
d’une église. Dans son trouble, il passa à côté de la porte qui était ouverte,
sans la voir et sans y entrer. Quelques pas plus loin, il tombait entre les
mains de meurtriers qui le tuèrent pour le dépouiller. Le comte Balion se donna la mort.
La douleur d’Ambroise, en apprenant cette catastrophe,
fut extrême. Il perdait, dans ce jeune souverain de vingt-quatre ans, l’objet
de ses prédilections, l’élève qu’il voyait croître à l’ombre du sanctuaire, et
l’espoir de l’empire orthodoxe que sa politique comme sa foi avaient rêvé. A
tout instant il pouvait s’attendre à voir sa ville épiscopale, placée aux avant-postes
de l’Italie, devenir la proie d’un maître inconnu. Autour de lui les Ariens
humiliés, les païens même, relevaient la tête: «Voilà, disait-on, le châtiment
de celui qui a insulté la Victoire protectrice de Rome, et qui a fait aux dieux
l’affront de refuser les insignes de leur sacerdoce. Un aruspice l’avait bien
prédit, ajoutait-on. Puisque l’empereur n’avait plus voulu être grand pontife (pontifex maximus), c’était à
Maxime de devenir empereur.» Ce jeu de mots avait beaucoup de succès dans la
foule. Pendant qu’Ambroise, maîtrisant sa douleur, faisait tête à l’orage, une
arrivée soudaine vint achever de jeter le trouble dans les esprits, mais lui
offrir à lui-même une occasion de ressaisir sa puissance ébranlée
C’était Justine qui accourait tout éperdue de Sirmium.
Bien que son intimité avec son beau-fils n’eût jamais été grande, le bruit des
événements de Gaule l’avait pénétrée de terreur. Elle sentait bien que
lorsqu’un jeune vainqueur, dans la force de l’âge, entouré d’une armée qu’on
croyait dévouée, venait de succomber, un orphelin de douze ans aurait peine à
préserver sa tête. Effrayée de ces funestes exemples de trahison, elle cherchait
un appui plus sûr que des magistrats égoïstes ou des soldats cupides. Elle
marcha droit à la demeure épiscopale, et, forçant son visage à cacher le
ressentiment que son cœur nourrissait encore, elle déposa entre les bras
d’Ambroise le dernier rejeton du sang de Valentinien.
Elle lui confia en même temps son plan, qui était
celui-ci: fortifier tous les passages des Alpes pour arrêter les progrès de
l’insurrection; retenir ainsi Maxime dans les Gaules, puis négocier avec lui
afin d’obtenir que, satisfait du lot magnifique qu’il s’était déjà adjugé, il
laissât au moins au jeune Valentinien tout l’autre revers des Alpes. Elle avait
même fait choix du négociateur. Un militaire pouvait offenser l’usurpateur; un
homme de cour aurait peu d’autorité : l’un et l’autre d’ailleurs, on le savait
trop, pouvaient être séduits. La parole d’un évêque était la seule qui fût sûre
d’être écoutée partout, et sur laquelle on pût compter contre toutes les
séductions. Ce fut à Ambroise qu’elle proposa de se rendre dans le camp des révoltés.
Depuis la venue du Christ, jamais ministre du Seigneur n’avait encore été
appelé à se mêler à ce jeu des révolutions qui faisait passer sur des fronts
humains des couronnes d’un jour. Les chrétiens avaient subi et servi tous les
maîtres, ils n’en avaient jamais de leurs mains ni élevé ni renversé aucun.
Ambroise n’hésita pourtant pas à se charger d’aller plaider la cause de
Valentinien. Il s’agissait d’un orphelin à défendre et d’un empire à conserver
à la foi.
La saison s’avançait, et Maxime ayant établi son séjour à
Trêves, c’était sous le ciel rigoureux de la Germanie qu’il fallait aller
affronter les premières rigueurs de l’hiver. Ambroise fit route accompagné de
deux officiers: l’un était le fidèle serviteur de Valentinien, le comte Bauton,
d’origine franque (il n’y avait plus que ces serviteurs-là de fidèles dans
l’empire); l’autre était le propre frère de l’usurpateur, nommé Marcellin, qui
s’était trouvé de service à Sirmium au moment où la révolte avait éclaté. Ses
sentiments étaient plus que suspects, et Justine avait été fortement tentée de
le garder en otage; mais Ambroise avait trouvé plus noble et plus habile de
donner l’exemple de la générosité, et Marcellin partait avec l’ambassade,
engagé d’honneur à en favoriser le succès .
A Mayence on rencontra un émissaire de Maxime, le comte
Victor, qui venait au-devant des députés dans des intentions à la fois
hautaines et bienveillantes. Au fond, les désirs du nouvel élu se rapprochaient
assez de ceux de la veuve et de l’orphelin impérial. La Gaule, l’Espagne, la
Germanie, la Bretagne, suffisaient pour le moment à son ambition. Heureux d’une
grandeur inespérée, il était plus pressé d’en jouir en paix que de la
compromettre en essayant de l’accroître. Lejeune Valentinien, à lui seul, ne l’eût
peut-être pas effrayé; mais, derrière la cour désarmée de Milan, il apercevait
la royauté toute-puissante de Constantinople. Il était prêt à ménager l’enfant
pour ne pas avoir affaire au guerrier vainqueur. Seulement, en vrai parvenu, il
voulait se donner la jouissance d’humilier sa victime tout en l’épargnant, et
de voir à ses pieds le fils de son ancien maître. Victor laissa donc entendre
que tout pourrait s’arranger, pourvu que Justine consentît à amener son fils à
Maxime, et à s’en remettre à sa clémence. Le silence d’Ambroise ayant assez
fait voir ce qu’il pensait de cette proposition insolente, Victor n’inista pas, mais passa outre pour la porter lui-même à
Milan. Continuant sa route de son côté, Ambroise arriva à Trêves dans les
derniers jours de l’année 383, et fit sur-le-champ demander audience.
La réponse de Maxime fut conforme au rôle de dignité
empruntée qu’il avait pris. Il assigna aux députés un rendez-vous pour le
lendemain, à la séance ordinaire de son consistoire. C’est ainsi, on se le
rappelle, qu’était nommé le conseil des grands officiers de la couronne qui
entouraient l’empereur les jours d’audience. Un évêque, comme tous les
personnages du premier rang, avait droit d’être reçu à part, et c’était lui
montrer peu d’égards que de le confondre avec des pétionnaires du commun. Ambroise, accoutumé à de meilleurs traitements, hésita un instant à
faire à ce point le sacrifice de sa dignité: il se résigna cependant, ne
voulant pas que le soin de son caractère compromît le succès de sa mission, et
il se rendit à l’heure indiquée : «Eh bien, lui dit Maxime d’un ton de
protection, vous venez de la part de Valentinien; que ne vient-il lui-même?
Qu’il me témoigne la confiance d’un fils, j’aurai pour lui les sentiments d’un
père. — Voulez-vous, dit Ambroise, qu’il se mette en route, avec sa mère, par
cette rude saison d’hiver? Et sans sa mère, un enfant de son âge peut-il
affronter tant de périls?» Maxime insistant, Ambroise finit par déclarer assez
nettement qu’il n’avait de pouvoirs que pour traiter d’un accommodement, et
nullement pour promettre la venue du jeune empereur. «C’est bien, dit alors
sèchement Maxime; attendons ce que Victor rapportera de Milan.» L’attente fut
longue et assez pénible. Ambroise n’avait aucun caractère d’ambassadeur
reconnu, tant que Valentinien n’était pas lui-même traité en souverain par
Maxime. Il pouvait voir à chaque instant ses jours menacés. Un autre que lui
eut été effrayé, et peut-être aurait couru des périls sérieux; mais Ambroise
savait que Maxime était chrétien, baptisé peu de jours avant son usurpation, et
que la pensée de toucher à un évêque ne viendrait pas aisément à un néophyte.
Victor revint enfin, apportant une réponse négative, ou
du moins évasive, de Justine, mais en même temps la nouvelle que Théodose,
informé des événements de Gaule, en témoignait une vive irritation, et faisait
assez publiquement des préparatifs pour venger la mort d’un collègue et
prévenir un précédent fâcheux. La prudence l’emportant alors sur l’orgueil,
Maxime consentit à laisser au moins tacitement Valentinien en possession de
l’Italie, de l’Afrique, et de toutes les provinces qui bordaient le Danube.
Ambroise repartit sans l’avoir revu, traversa la Gaule et rentra en Italie par
les défilés des Alpes qu’il trouva encore gardés des deux côtés, chacun se
méfiant également de la durée et de la sincérité de la paix.
Le sang-froid d’Ambroise avait sauvé, sinon la couronne,
au moins la dignité du jeune empereur. Mais les courtisans lui en témoignèrent
à son retour peu de reconnaissance. A peine était-il revenu, en effet, qu’il
put s’apercevoir que le temps de son absence n’avait pas été perdu par ses
ennemis. A Milan même, les Ariens entouraient Justine, qui leur prêtait en
secret une oreille favorable; à Rome, c’étaient les sénateurs païens, puissants
encore, mais humiliés, qui se hâtaient de profiter de la faiblesse d’un nouveau
règne pour réparer les injures qu’ils reprochaient à la partialité de Gratien.
L’outrage fait à la statue de la Victoire était toujours ce qui leur tenait le
plus au cœur. A chaque séance du sénat, en jetant les yeux sur cette place
vide, témoignage éclatant de leur abaissement, ils sentaient bouillonner tout
ce qui restait encore de sang romain et républicain dans leurs veines. Sur ce
point d’ailleurs, ils se savaient appuyés par la foule, qui ne pouvait voir
sans une terreur superstitieuse le divorce prononcé entre Rome et la Victoire.
Ils crurent donc devoir saisir le moment où leur ennemi était éloigné, et où
ils n’avaient en face d’eux qu’une veuve et un enfant qui avaient besoin de
ménager tout le monde. Ils rédigèrent une nouvelle adresse, à laquelle cette
fois encore les sénateurs chrétiens n’osèrent pas s’opposer, et qui fut envoyée
à Milan en grand secret.
Personne ne veillant ce jour-là à la porte du conseil, la
requête y trouva accès. Elle était écrite avec art, sur un ton de modération
insinuante. C'était Symmaque, préfet de Rome cette année, qui avait prêté sa
plume, la meilleure dont pût se vanter la littérature classique expirante. Le
choix de tout point était heureux. Symmaque d’abord était connu et bien vu à la
cour, ayant suivi pendant plusieurs années, comme député du sénat de Rome, le
premier Valentinien dans ses voyages, parfois même dans ses excursions
militaires, et n’ayant jamais manqué de trouver dans toutes les solennités
politiques ou religieuses l’occasion d’un panégyrique verbeux1. Des qualités
d’esprit plus sérieuses le désignaient également pour une ambassade de cette
nature. Il ne fallait pas qu’un seul mot s’adressant à l’enfant couronné vînt
blesser la susceptibilité d’une jeune âme, élevée dans l’amour de la foi
nouvelle, et Symmaque, d’un caractère doux, d’une intelligence large et
paisible, n’avait pas d’effort à faire sur lui-même pour parler du
christianisme sans amertume. Sincèrement, par le penchant d’un naturel
bienveillant, par l’étude des sages de l’antiquité, par l’effet aussi de cet
affaiblissement des croyances qui naît du spectacle des révolutions, il était
parvenu à se faire un système de tolérance, dont la pratique loyale lui aurait
suffi. Établi sur les hauteurs d’une philosophie orgueilleuse et sereine, il
contemplait les cultes divers comme les formes variées d’un même hommage, dont
l’Être inconnu qui préside au maintien du monde devait se trouver également
honoré. Chaque homme, pour son compte, était libre de choisir celle de ces
formes qui lui agréait le mieux. Seulement, pour les nations, le choix était
fait d’avance et une fois pour toutes. Chacune avait sa religion propre, dont
sa gloire et sa destinée étaient solidaires, et qu’elle ne pouvait déserter
sans paraître jeter au vent la cendre de ses aïeux. Ainsi Rome, aux yeux de
Symmaque, était pour jamais liée à la religion des Fabius, des Scipion et des
Cicéron. Tel Romain pouvait pour son compte, chez lui, à portes closes, adorer
Mithra ou même le Christ; mais Rome elle-même, cet être mystérieux à qui
l’éternité de l’empire était réservée, ne pouvait, sans se déclarer déchue de
son immortelle destinée, sortir du chœur des divinités brillantes qui avaient
couronné son front d’une auréole de gloire. La Victoire, la Fortune de Rome,
étaient-elles des allégories déifiées, ou bien des divinités réelles, existant
d’une vie substantielle et douées de volonté? On eût probablement beaucoup
embarrassé Symmaque en le pressant pour obtenir une réponse précise à ces
questions; mais une chose pour lui était claire, c’est qu’en reniant ces
personnifications de sa grandeur, Rome se reniait elle-même. C’était cette
conviction, plus politique encore que religieuse, produit de l’imagination
plutôt que de la foi, que Symmaque avait fait parler dans sa requête, en lui
prêtant un langage souvent empreint d’une émotion sincère, toujours plein de
tact et de mesure. «Je viens, disait-il, auprès de vous, religieux empereurs
Valentinien et Théodose (car l’empire, divisé ou déchiré en fait, était
toujours en droit indissoluble), investi de deux qualités : comme votre préfet,
je parle au nom des intérêts publics; député de mes concitoyens, j’accomplis
leur mandat. Cette démarche atteste le soin que je prends de votre gloire, car
rien n’est plus important au bon renom de votre règne que le maintien des
institutions antiques de la patrie. Nous réclamons donc cet étal de religion
qui a été longtemps profitable à la république. Comptez tous les empereurs de
l’une et de l’autre secte, de l’une et de l’autre opinion. Parmi ceux qui sont
le plus près de nous, l’un (Julien) a observé lui-même les cérémonies de nos
aïeux; l’autre (Valentinien) du moins les a permises. Si la religion du plus
ancien ne vous sert pas d’exemple, que la patience du plus récent au moins soit
imitée par vous. Quel homme est assez ami des barbares pour ne pas redemander
l’autel de la Victoire? Si ce n’est sa divinité, au moins que ce soit son nom
auquel nous rendions hommage. Combien Votre Éternité ne lui doit-elle pas déjà,
et que ne lui devrez-vous pas encore! Que ceux-là détestent sa puissance, qui
n’ont pas éprouvé son secours; mais vous, n’abandonnez pas cette protection qui
favorisa vos triomphes : cette puissance a droit aux prières de tous. Personne
ne peut nier qu’il faut honorer la Victoire, puisque chacun avoue qu’il la
souhaite! Que si on ne craignait pas justement de mettre contre soi une telle
puissance, au moins fallait-il respecter l’ornement du Sénat. Faites, je vous
en conjure, que ce qu’enfants nous avons reçu de nos pères, vieillards nous
puissions le transmettre à nos enfants. L’attachement qu’inspire l’antiquité
est bien fort. Où désormais prêterons-nous serment à vos lois? Quelle religion
épouvantera l’âme perfide et bannira le mensonge de ses témoignages? Tout est
plein de Dieu sans doute, et aucun lieu n’est sûr pour les parjures; mais c’est
un frein puissant contre l’entraînement du crime que de sentir peser sur soi la
force de la religion. Cet autel est le garant de la concorde de tous et de la
fidélité de chacun, et rien ne donne plus de poids aux décisions de notre ordre
que de paraître toutes rendues par lui sous la foi du serment. Devenue profane,
la curie sera ouverte à tous les parjures. Est-ce là ce que veulent des princes
placés eux-mêmes sous la sauvegarde du serment public? Mais le divin Constance,
dit-on, a déjà fait la même chose. Imitons plutôt d’autres actions de ce
prince, qui ne se serait pas permis une telle entreprise si un autre avant lui
avait commis la même faute; car la chute de ceux qui nous ont précédés nous
avertit, et le blâme qui suit un premier tort sert à nous préserver d’un
second. Que Votre Éternité emprunte plutôt au même prince d’autres exemples,
qu’elle pourra plus dignement mettre en pratique. Constance n’a rien enlevé aux
privilèges des vestales, il a conservé les familles nobles dans ce sacerdoce,
il n’a point refusé aux cérémonies romaines le subside nécessaire Tandis
que lui-même suivait d’autres croyances, il a conservé à l’empire ses rites
antiques. Chacun, en effet, a ses coutumes et son culte. L’intelligence suprême
a assigné à toutes les villes différents protecteurs : de même que les âmes
sont attribuées aux hommes qui naissent, ainsi chaque nation reçoit un génie
qui règle sa destinée. Puis vient l’intérêt public qui attache plus que toutes
choses les hommes aux dieux. Car, toute raison étant obscure, quel meilleur
moyen de connaître la Divinité que d’interroger la mémoire des peuples et de
rester fidèle aux souvenirs qui ont assuré leur prospérité. Il semble que
Rome elle-même se lève devant vous et vienne vous dire : Excellents princes,
pères de notre patrie, respectez la vieillesse où m’a fait parvenir le rite
sacré que j’invoque, Laissez-moi mes antiques solennités : je n’eus jamais à
m’en repentir... Ce culte a mis l’univers sous mes lois : ce sont ces
sacrifices qui ont éloigné Annibal de mes murailles et les Gaulois du Capitole.
Ai-je vécu si longtemps pour changer dans mes vieux jours ? Quelle que soit
l’innovation qu’on propose, il est trop tard, et il serait honteux de me
réformer à mon âge.
« Ainsi, pour nos dieux paternels, pour les divinités
indigènes, la paix est l’unique grâce que nous demandons. Il est juste de
reconnaître que ce que tous adorent ne peut être au fond qu’un seul être. Nous
contemplons les mêmes astres, le même ciel nous couvre, le même univers nous
enferme. Qu’importe donc par quels raisonnements chacun cherche la vérité? Une
seule voie ne peut conduire au grand secret de la nature. »
A sa réclamation pour la statue de la Victoire, Symmaque
en joignait d’autres en faveur des vestales privées de leurs revenus, des
prêtres dépouillés du droit de recevoir des biens par testament, et de posséder
des propriétés foncières. Il montrait, un peu timidement (car il était toujours
retenu par la crainte de blesser la foi du jeune prince), l’empire ébranlé par
les innovations religieuses et la colère céleste se manifestant par des fléaux
dont la famine récemment apaisée à Rome n’était peut-être que le commencement.
Il rappelait la tolérance de Valentinien, puis il ajoutait en terminant: «Que
les mystères secourables et secrets de toutes les sectes vous favorisent, j’y
consens; mais que ceux-là surtout qui protégèrent vos ancêtres, vous défendent
et soient honorés par vous! Nous demandons pour la religion l’état qui a
conservé l’empire à votre divin père et qui lui a donné, après un règne
heureux, de légitimes successeurs. De la demeure étoilée où il vit, ce divin
auteur de votre race regarde les larmes de nos prêtres, et se tient pour
offensé de voir violer la coutume que lui-même a librement conservée. Rendez
aussi à votre divin frère le service de corriger ce qui ne fut chez lui que
l’effet d’un conseil étranger. Il n’a pas su qu’il déplaisait au sénat. Il est
certain que notre députation a été éloignée de lui pour que le jugement public
ne parvînt pas jusqu’à lui. Il importe à la renommée de son règne de faire
disparaître ce qui ne fut point l’œuvre de sa volonté.»
C’est par ces ménagements tempérés et par ces insinuations
discrètes que prolongent leurs jours les institutions vieillissantes. La foi
qui transporte les montagnes et fait toutes choses nouvelles a d’autres
accents. On n’allait pas tarder à les entendre.
Avec quelque secret en effet que la requête eût été
remise, Ambroise, à peine de retour, en eut vent au moment où elle allait être
mise en délibération. Il n’y avait pas de temps à perdre, car les dispositions
du conseil impérial étaient assez favorables au rétablissement proposé. De
vieux politiques, de bons militaires, la plupart chrétiens déclarés, mais assez
froids, ne voyaient pas de motifs pour accroître les embarras d’un règne
naissant par un scrupule que des empereurs, fort religieux d’ailleurs,
n’avaient jamais éprouvé: Gratien avait fait, à leurs yeux, une provocation
inutile à de dangereuses passions. L’autel de la Victoire, relégué dans un coin
du Sénat, leur avait toujours fait l’effet d’un meuble incommode, mais
insignifiant, et qui ne valait pas la peine d’être déplacé du moment où son absence
devait être pour quelqu’un l’objet d’un regret. Cette condescendance
indifférente indignait Ambroise plus peut-être encore qu’une hostilité ouverte,
et ce sentiment éclata dans une lettre qu’il écrivit sur-le-champ au jeune
empereur. Là, nul ménagement, nulle pensée réservée, nulle tentative
d’équilibre entre des idées et des sentiments contradictoires. Chaque mot va au
fait et porte coup. Tout un système de politique, qui consistait en deux points
bien simples, la soumission absolue du monde à l’empereur, et de l’empereur à
Dieu, s’y déploie dès les premières lignes.
«Tous les hommes, disait la lettre, qui sont sous la
domination romaine portent les armes pour vous autres, empereurs et princes;
vous, vous êtes la milice du Dieu tout-puissant et de la foi très-sainte. Car
il n’y a de sûreté pour personne s’il n’adore le vrai Dieu, à savoir le Dieu
des chrétiens, par qui toutes choses sont gouvernées ; lui seul est le Dieu
véritable, qui veut être adoré du fond de l’âme. Les dieux des nations ne sont que
des démons, dit l’Écriture.
«Or, quiconque sert ce Dieu ne doit conserver ni
dissimulation ni ménagement, mais lui consacrer tout son zèle et tout son
dévouement. Que s’il n’éprouve pas ces sentiments, au moins ne doit-il prêter
aucun consentement extérieur au culte des idoles et aux cérémonies des cultes
profanes, car personne ne peut tromper Dieu auquel le fond des cœurs se montre
à découvert... Je m’étonne donc que quelques-uns aient eu l’espérance de vous
voir relever les autels des dieux des gentils, et fournir de votre trésor aux
sacrifices profanes... Ne laissez ici personne séduire votre jeunesse... Moi
aussi, je suis d’avis qu’il faut suivre les conseils des gens d’expérience,
mais le conseil de Dieu doit passer avant tout autre. S’il s’agissait d’une
affaire militaire, vous devriez attendre et suivre l’avis des hommes
expérimentés dans les combats. Puisqu’il s’agit ici de la religion, c’est Dieu
qu’il faut écouter. Est-ce un païen qui vous donne le conseil dont il s’agit?
Ne le forcez pas à croire ce qu’il ne veut pas croire; mais qu’il vous laisse
aussi à tous, empereur, la même liberté, et ne tente point de faire à un
empereur la violence qu’il ne voudrait pas souffrir de lui. Les païens
eux-mêmes n’aiment pas qu’on mente à sa foi : chacun doit garder libre et
sincère la conviction de son esprit. Si ceux qui vous poussent à cette décision
sont chrétiens de nom, que ces vains titres ne vous fassent pas illusion.
Quiconque vous donne cet avis sacrifie aux dieux, qu’il le dise ou non... »
Comme conclusion de ces fortes paroles, il demandait la
communication de la requête et le droit d’y répondre. « S’il s’agissait d’une
cause civile, ajoutait-il, vous donneriez la parole aux deux parties. Il s’agit
de la religion. Moi, évêque, je me présente pour elle... Si vous me refusez,
aucun évêque ne pourra supporter en paix cette iniquité; vous pourrez encore
vous adresser à l’Église, mais où vous n’y trouverez point de prêtres, ou vous
ne les trouverez que prêts à vous résister»
Ni Valentinien, ni sa mère, qui eussent probablement aimé
moins de bruit, ne se sentaient assez fermes sur le trône pour braver en face
le courroux déclaré de l’évêque. Valentinien d’ailleurs était un enfant d’un
naturel doux et affectueux, et Ambroise, en le recevant dans ses bras pendant
un jour de trouble, avait gagné son cœur. La pièce fut donc remise à Ambroise
qui, une fois qu’il la posséda, se mit en devoir de la réfuter et comme de la
dépecer phrase par phrase dans les serres d’une logique impitoyable.
Il faut le voir déchirer tous les voiles délicats de la
rhétorique et de la poésie dont s’était enveloppé Symmaque, dissiper d’un
souffle toutes les équivoques, substituer partout aux nuages de l’allégorie les
clartés de la foi, aux visions déifiées de l’imagination humaine la réalité du
Dieu fait homme, à la stérile mélancolie des regrets l’espérance qui regarde en
avant et commande à l’avenir.
«Le très-illustre préfet de Rome vous a représenté Rome
gémissante et toute en larmes, qui réclame le culte de ses antiques cérémonies.
Ce sont ces saintes pratiques, suivant lui, qui ont repoussé Annibal de nos
murailles et les Gaulois du Capitole. Mais ne voit-il pas qu’en vantant la
puissance de ces cérémonies, il en démontre en même temps l’infirmité? Puisque
ces dieux combattaient contre Annibal, comment l’avaient-ils laissé parvenir en
vainqueur jusqu’aux murailles de la ville?... Et les Gaulois, n’allaient-ils
pas pénétrer dans l’intérieur même du Capitole, si le cri d’une oie ne les eût
trahis? Où était donc alors leur Jupiter? Était-ce lui qui parlait par le cri
de l’oie1? Accordons même que les rites sacrés protégeaient les armes de Rome;
mais Annibal n’adorait-il pas aussi les mêmes dieux? Choisissez donc : si les
dieux ont vaincu avec les Romains, ils ont succombé avec Carthage; s’ils ont
triomphé quand les Carthaginois étaient vainqueurs, de quoi servaient-ils alors
aux Romains? Laissons donc celte plainte prétendue du peuple romain. Ce n’est
pas là ce que Rome vous a chargé de nous dire. Elle parle un autre langage.
Pourquoi, dit-elle, m’ensanglantez-vous chaque jour par le stérile sacrifice de
tant de troupeaux? Ce n’est pas dans les fibres palpitantes des victimes, mais
dans la valeur des guerriers, que se trouve la victoire. C’est par une autre
science que j’ai soumis le monde. C’est par les armes que Camille
précipita du haut de la roche Tarpéienne les Gaulois déjà triomphants, et
enleva leurs étendards déjà flottants sur le Capitole. La religion ne les avait
pas repoussés, le courage les a vaincus. L’Africain n’a pas trouvé la victoire
au pied des autels du Capitole, mais au cœur des bataillons d’Annibal. Pourquoi
me parler toujours des exemples de nos aïeux? Je hais les dieux qu’adorait
Néron. Dois-je regretter ces empereurs dont le règne a aussitôt fini que
commencé? Est-ce pour la première fois aujourd’hui que les barbares sortent de
leurs frontières? Étaient-ils chrétiens ces deux empereurs ( Valérien et
Gallien), dont l’un fut traîné en captivité et l’autre laissa le monde
succomber sous lui?... N’y avait-il pas, dans ces jours funestes, d’autel élevé
à la Victoire? J’ai honte de mes erreurs passées, mais je ne rougis pas dans ma
vieillesse de changer avec le monde entier. Il n’est jamais trop tard pour
apprendre. Il n’y a de honte pour la vieillesse qu’à ne pas savoir se corriger.
Ce qu’on loue dans les cheveux blancs, ce n’est pas le nombre des années, c’est
la gravité des mœurs... J’avais jusqu’à présent cela de commun avec les
barbares, que je ne connaissais pas Dieu. Tous vos sacrifices consistent à
vous asperger du sang des bêtes. Ce sont les bêtes qui sont chargées de vous
faire entendre la voix de Dieu. Laissez-moi chercher le mystère du ciel dans le
témoignage de Dieu qui l’a créé, et non de l’homme qui ne se connaît pas
lui-même.... Vous dites qu’on ne peut parvenir par un seul chemin au grand
secret de la nature. Ce qui est un secret pour vous, la voix de Dieu nous l’a
révélé. Ce que vous cherchez à deviner, la sagesse et la vérité divines nous
l’ont découvert. Vos idées n’ont donc rien de commun avec les nôtres. Vous
attendez des empereurs la paix pour vos dieux : nous, nous demandons au Christ
de donner la paix aux empereurs. »
Passant au second grief, Ambroise raille sans pitié ce
culte besogneux qui veut de l’argent, pour vivre et ne peut l’attendre que de
la faveur d’un prince, ses fidèles ne lui offrant plus rien que leurs vœux;
«ces sept vestales qu’on a peine à tenir au complet pendant les quelques années
d’un célibat à temps, malgré la pourpre qui les couvre et le cortège qui les
suit.» La plaisanterie était permise dans la bouche d’un patricien qui avait
donné tout son bien aux pauvres, et dont la sœur, cachant ses attraits sous le
voile, vivait de jeune et d’aumônes. Il rappelait ensuite les lois restrictives
qui pesaient sur le culte chrétien lui-même, lois aggravées si récemment par le
père même de l’empereur: l’interdiction d’acquérir par testament même des biens
meubles, l’obligation pour le curiale entrant dans les ordres de faire abandon
de ses biens à sa curie. «Que diriez-vous, ajoute-t-il, de telles rigueurs, si
elles vous étaient imposées? Personne chez nous ne s’en plaint.» Le contraste
ici encore était frappant. Ces lois jalouses, en effet, infligées au sacerdoce
chrétien, nul ne parvenait à les faire observer; le mouvement contraire était
trop puissant. Tandis que le culte qui avait déifié la convoitise humaine
mendiait quelques subsides de la main parcimonieuse d’un ennemi, l’Evangile né
dans une crèche, annoncé aux pauvres, ne parlant à l’orgueil humain que de
renoncement et à la chair que de mortifications, attirait à lui la richesse et
la force par ces courants rapides qui débordent la rigueur impuissante des
lois.
Puis, si on regarde à l’usage des biens, quelle
comparaison entre l’église et les temples! L’église ne possède rien, pour
elle-même, que la foi. Tous ses revenus sont la dépense du pauvre. «Dites-nous
un peu combien vos temples ont racheté de captifs, combien d’aliments ils ont
distribué aux indigents, combien de secours ils ont fait passer aux infirmes.
Et vous voulez nous faire croire que la famine récente a été le châtiment de
vos privations! Vos dieux se sont donc plaints que ce qui ne servait qu’à un
petit nombre de prêtres devienne aujourd’hui le partage de tous? »
Il faudrait tout citer, car tout se tient, tout est de
verve et d’une seule haleine. Un souffle continu soutient et exalte l’orateur;
c’est le sentiment d’une nouveauté puissante qui transforme la civilisation
romaine en la complétant. Ce dédain du passé, cette confiance dans l’avenir
reparaissent à chaque ligne.
« Pourquoi nous reprocher de quitter les habitudes
antiques? Est-ce que toutes choses ne se sont pas améliorées par le progrès? Le
monde lui-même s’est constitué d’abord en rassemblant dans sa sphère les
semences des éléments, errantes auparavant à travers le vide : les ténèbres
répandaient sur cet amas encore indigeste de matière l’horreur et la confusion;
c’est ensuite que le ciel, la terre, la mer, se sont séparés et mis en place.
La matière a revêtu ces formes dont nous admirons la beauté; puis la terre, secouant
l’obscurité humide qui pesait sur elle, s’est étonnée de voir luire le soleil.
Le jour n’a pas tout son éclat quand il apparaît; c’est avec le temps que sa
lumière brille et que sa chaleur s’accroît. Pendant la première saison, on voit
encore la terre nue et sans productions : c’est en avançant qu’elle se pare de
fleurs, et sur le déclin de l’année qu’elle regorge de fruits. Que ceux qui
nous accusent soutiennent donc que toute la création devait demeurer dans
l’infirmité de son origine; qu’ils blâment le monde parce que le soleil y a
remplacé les ténèbres. Car combien n’est-il pas plus heureux de voir dissiper
les ténèbres de l’âme que celles du corps, et briller la lumière de la foi que
celle du soleil?... Qu’ils blâment la moisson parce qu’elle est tardive, et la
vendange parce qu’elle termine l’année. Notre moisson, à nous, ce sont les âmes
des fidèles; la vendange de l’Église, ce sont les mérites produits par la grâce
; elle avait sa fleur à l’origine du monde chez les saints : c’est dans notre âge
tardif qu’elle s’est répandue chez tous les peuples, afin qu’il fût clair que
la foi du Christ ne s’était point glissée par surprise dans les âmes
ignorantes, mais que sur les ruines d’une opinion qui régnait, c’est la vérité
qui a prévalu par la justice.»
Autant le ton d’autorité de la première lettre avait
troublé la conscience du prince, autant ce langage plein d’espérance était fait
pour exalter sa jeune imagination. La lettre de Symmaque, au contraire, avec ce
culte idolâtre pour une cité que l’enfant royal n’avait jamais visitée, avec
ces retours découragés vers un passé qu’il avait à peine appris à connaître,
n’offrait rien qui pût l’émouvoir. Aussi, lorsqu’à la séance indiquée du
consistoire les deux requêtes furent lues, l’une après l’autre, personne ne
disait mot, les conseillers se regardaient entre eux, visiblement blessés de
voir un évêque prendre ces airs de commandement, et inclinant vers les conseils
de la prudence. Ce fut l’empereur qui, se levant, le regard tout brillant
d’enthousiasme, prit la parole de sa voix enfantine. «C’était Daniel,» dit
Ambroise. «Je ne puis défaire, dit-il, ce que mon frère a fait. Je ne puis
aimer Dieu moins que mon frère. On dit que mon père n’a pas détruit cet autel
dont on me parle : moi non plus, ce n’est pas moi qui l’enlève. Mais mon père
n’a pas eu à le rétablir, et je ne le rétablirai pas non plus.» Personne ne
répondit, pas même le comte Rumoride, qui était
païen, ni le comte Bauton, qui s’était fait le rapporteur de la pétition, et
dont le crédit était grand depuis qu’il avait accompagné Ambroise dans son
ambassade : et la demande du sénat fut rejetée à l’unanimité.
La foi d’Ambroise avait triomphé, et peu de jours après
son crédit fut plus que jamais établi par la nomination au poste de préfet du
prétoire de son maître et de son ami, le vieux Probus. Mais à Rome, devant ce
forum et cette curie dont une discussion solennelle venait d’ébranler tous les
souvenirs, l’écho de la voix de Symmaque devait retentir plus longtemps. Son
plaidoyer en faveur des dieux proscrits devint le manifeste d’un parti encore
puissant et irrité. Le document circula dans toute l’Italie, et quarante ans
encore après le poète Prudence croyait devoir consacrer à le réfuter deux
pièces de poésie, où l’ardeur du sentiment supplée à l’imperfection de la
forme.
Au fond, le débat ainsi engagé au pied du trône d’un
enfant était peut-être le plus grand qui eût jamais tenu en suspens les
destinées de l’humanité. Il ne s’agissait, en effet, de rien moins que de
savoir si le christianisme était destiné à hâter ou prévenir la chute de la
seule civilisation digne de ce nom que le monde connût, de ce que l’imagination
captive des peuples et des poètes appelait, par excellence, la paix romaine. La
foi nouvelle, qui changeait si rapidement la face de l’empire, se
répandait-elle dans ses membres comme un poison mortel ou comme un remède
vivifiant? L’Eglise offrait-elle à la vieille Rome un moyen de se régénérer, ou
ne faisait-elle que précipiter la décadence d’une grandeur déjà surannée? La
réponse pouvait paraître douteuse: car si la foi chrétienne avait rendu aux
âmes une vigueur qui semblait éteinte, les malheurs de l’empire pourtant
avaient jusque-là coïncidé avec les progrès de l’Église. Aussi jusqu’au dernier
jour de Rome, le procès devait-il être cent fois repris, cent fois instruit,
jamais terminé : les païens soutenant toujours que les dieux, en quittant leur
cité favorite, en laissaient la porte ouverte aux barbares; les chrétiens, que
pour les sociétés comme pour les hommes la vérité seule est source de vie, et
qu’au génie des peuples comme à toute âme vivante un seul nom, celui du Christ,
a été donné pour opérer le salut. Entre ces opinions contraires, la foule
devait demeurer longtemps incertaine, ballottée par le flot des événements,
toujours prête à s’en prendre de ses souffrances aux dieux de ses maîtres,
quels qu’ils fussent : imputant hier au paganisme de Julien l’humiliation des
aigles romaines au fond de la Perse; aujourd’hui à l’hérésie de Valons le
désastre d’Andrinople; demain à la foi des fils de Théodose la marche
envahissante d’Alaric ou d’Attila, comme un malade incurable qui aime à changer
de médecins pour trouver toujours sous sa main un coupable à accuser de la
persistance de ses maux.
L’histoire elle-même, en portant la sentence définitive,
n’a donné ni pleinement tort ni pleinement raison à aucune des deux parties.
Car la question avait deux faces et ne pouvait être jugée de même, suivant
qu’on l’envisageait du point de vue étroit d’un serviteur de Rome, ou du point
de vue plus élevé d’un apôtre du genre humain. Si l’Eglise ouvrait à toutes les
nations, qui venaient se réfugier dans son sein, un avenir de prospérité, de
vertu et de bien-être qu’aucun Romain n’aurait osé rêver, il n’était pas sûr
cependant que les principes de la foi chrétienne fussent pleinement
conciliables avec la durée de l’unité factice sur laquelle reposait la
puissance impériale. Il n’était pas tout à fait faux de supposer que Rome,
détachée du vieux culte des Quirites, serait plus facilement portée à subir le
joug des étrangers, et que la fraternité évangélique préparait tous les peuples
à l’indépendance. Symmaque n’avait pas tort de prévoir que les barrières
tomberaient avec les préjugés, et que ceux qui professaient une religion venue
d’Orient éprouveraient bientôt moins de répugnance à emprunter à la Germanie
des institutions ou des mœurs. Ces périls qu’Ambroise avait droit de mépriser
dans l’intérêt commun des fils d’Adam, Symmaque, enfermé dans un horizon plus
borné, avait peut-être sujet de les redouter. L’un était bien guidé par ses
espérances, mais l’autre ne s’égarait pas tout à fait dans ses craintes.
Peut-être fallait-il que, pour assurer la renaissance du monde, l’Évangile
consommât la destruction de l’empire. C’était l’éternelle parabole de la
liqueur de vie, qui, enfermée dans de vieux vases, achève par sa fermentation
même d'en briser les parois.
Ambroise lui-même n’apercevait pas ces perspectives de
l’avenir, ou, s’il les pressentait confusément, il aimait mieux en détourner sa
pensée. Car on est de son temps, quoi qu’on fasse et quelques lumières de grâce
ou de génie qu’on ait reçues du ciel. Élevé, comme Symmaque, dans la
superstition politique de Rome, Ambroise ne concevait pour le christianisme d’autre
manière de sauver le monde, que de sauver l’empire; et il prenait un peu
témérairement en son nom ce double engagement, ajoutant ainsi au testament de
l’alliance évangélique un codicille qui ne devait pas être ratifié. Il ne
savait pas que ce que l’Évangile tenait en réserve pour les générations
futures, ce n’était pas une Rome régénérée, mais une Rome ressuscitée, et ayant
laissé dans sa tombe, pour en engraisser la terre, la pourriture du cadavre
impérial. N’ayant jamais conçu lui-même la plénitude de Torde moral que sous la
forme de l’unité matérielle, Ambroise n’attendait le triomphe complet de
l’Église que de l’union étroite des deux lois religieuse et politique. Il ne
savait pas qu’un temps allait venir, et même approchait rapidement, où la vertu
de l’Église éclaterait justement en ceci, qu’elle saurait faire planer l’unité
d’une doctrine sur la diversité des institutions nationales. Encore moins se
doutait-il qu’un jour, plus éloigné dans la suite des siècles, l’Église aurait
assez profondément pénétré l’intelligence humaine de ses principes et saturé
l’atmosphère de ses émanations, pour inspirer encore, à leur insu, les lois des
peuples qui l’ont rejetée de leur sein et qui ont effacé son nom du préambule
de leurs codes.
CHAPITRE VI.
LA SÉDITION D’ANTIOCHE ET LA PERSÉCUTION DE MILAN.
(383-387)
|
|