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LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:

UNE HISTOIRE DIVINE

 

 

L’ÉGLISE ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE

DEUXIEME PARTIE : CONSTANCE ET JULIEN

CHAPITRE VII

JULIEN PERSÉCUTEUR.

(362-363)

 

Mesures de gouvernement prises par Julien à Constantinople. — Il songe à se mettre en campagne pour reprendre la guerre contre les Perses. — Il part pour An­tioche. - Hommages rendus au temple de Cybèle à Pessinonte. — Discours sur la fable de Cybèle et d’Alys. — Séjour de Julien à Ancyre. — Procès et supplice du martyr saint Basile. — Crainte des habitants de la Cappadoce. — Basile de Césarée et Grégoire de Nazianze sont faits prêtres malgré eux.— Élection d’Eusèbe à l’évêché de Césarée. — Julien vent la faire casser et recule devant la résistance du père de Grégoire. — Arrivée de Julien à Antioche. — Légers différends avec Libanius. — Etat des affaires d’Égypte. — Georges, aidé par le préfet Anémias, devient insupportable aux populations. — Plaintes portées contre Artémius auprès de Julien. — Procès et supplice de ce magistrat. — Massacre de Georges. — Julien, d’abord irrité, se hisse aisément calmée. — Sa lettre aux Alexandrins. — Retour et entrée triomphale d’Athanase à Alexandrie. — Il se met à l’œuvre pour apaiser les dissentiments intérieurs de l’Église. — Réunion d’évêques à Alexandrie — Sagesse de ses décrets. — Lucifer de Cagliari maintient et accroît le schisme a Antioche. — Les païens, effrayés de l’effet de la présence d’Athanase, s'adressent à Julien, qui bannit de nouveau l’évêque d’Alexandrie. — Réclamation des Alexan­drins; réponse irritée de Julien. — Sa lettre aux Bostréniens contre l’évêque Tito, à Hecebole contre les chrétiens d’Édesse. — Massacre des chrétiens de Palestine toléré et encouragé par Julien. — Départ d’Athanase d’Alexandrie : il y rentre et se cache dans la ville. — Vexations quotidiennes exercées par Julien contre les chrétiens. — Supplices de Juventin, Maximin et Bonose. — Julien vent reconstruire le temple de Daphné aux portes d’Antioche : scènes qui accompagnent la translation des reliques de saint Babylas, enterré près du temple. — Incendie du temple. — Irritation de Julien. — Martyre de saint Théodore. — Julien fait fermer la grande église d’Antioche. — Martyre du trésorier Théodoret exécuté par les ordres de comte Julien, oncle de l'empereur. — Mort affreuse de ce magistrat. — Julien, attaqué par les chrétiens, n’est pas satisfait des païens. — Plans de réforme du paganisme. — Ils ont peu de succès auprès des païens. — Famine, et mesures imprudentes prises par Julien pour y porter remède. — Irritation générale de la population d'Antioche : ses railleries contre Julien. — Il y répond par la saura intitulée Misopogon. — Satire des Césars- — Analyse d’un grand ouvrage composé par Julien ci réfuté par saint Cyrille d’Alexandrie. — Faveur témoignée par Julien dans cet ouvrage à h religion juive.— Son intimité avec les Juifs.— Il entreprend, de concert avec eux, la reconstruction du temple de Jérusalem. — Prodige qui arrête l’accomplissement de ce plan. — Julien se décide à se mettre en campagne contre les Perses. — Son plan de campagne : division de ses forces ; il veut marcher lui-même droit à Ctésiphon, en suivant le cours de l’Euphrate — Départ d’Antioche. — Efforts inutiles de 1a ville et de Libanius en son nom, pour fléchir le courroux de l’empereur. — Lettres de l’empereur el de Libanius pendant les premières journées du voyage. — Crainte des habitants d’Édesse et discours da diacre Ephrem. — Revue générale de l’année à Carrhes. — Julien se met en marche : il est rejoint par la flotte à Cincesium : il harangue ses trouves. — Arrivée en Babylonie : prise des principales places fortes situées entre l’Euphrate et le Tigre — Arrivée devant Ctésiphon. — Julien fait passer sa flotte de l'Euphrate dans le Tigre. — Victoire, mais situation périlleuse de l’armée romaine. — Difficultés du siégé de Ctésiphon. — Présages funestes. — Julien renonce au siège et veut aller chercher Sapor en Perse. —Trompé par un transfuge, il brûle sa flotte, et s’avance dans le pays. — Souffrances de l’année dans cette marche ; elle force Julien à se mettre en retraite, en remontant vers l’Arménie. — Périls et maux de cette retraite : engagement près de Phrygia : Julien est frappé d’un trait au foie ; victoire de l’armée romaine et mort de Julien. — Résumé de son règne.

 

CHAPITRE VII.

JULIEN PERSÉCUTEUR.

(362-363)

 

Six mois avaient suffi à Julien pour changer, d’une extrémité de l’empire à l’autre, toute la face des affaires religieuses et la disposition de tous les esprits. De quelque activité qu’il fût doué, il avait, dans ce court espace de temps, célébré trop de cérémonies, relevé trop de temples, écrit trop de lettres, soutenu trop de controverses, pour avoir pu donner aux intérêts généraux de son État une attention bien soutenue. Aussi, à l’exception de quelques mesures déjà citées et qui, sous une forme générale, avaient un but particulier très défini, trouve-t-on dans les codes peu de traces de son action législative, pendant ces premiers mois de règne où il séjourna constamment à Constantinople. Quelques témoignages de bienveillance donnés à la ville impériale, qu’il appelait sa mère parce qu’elle était sa patrie; des immunités accordées ou étendues en faveur de son sénat; la construction d’un nouveau port destiné à mettre les bâtiments à couvert du vent du midi, et d’une vaste bibliothèque à laquelle il fit don de ses meilleurs livres: tels sont à peu près les seuls actes pour lesquels Julien eût consenti à faire trêve à ses préoccupations favorites.

Mais si la politique enlevait peu d’instants à l’ardeur du néophyte, la guerre pouvait conserver encore des attraits pour le cœur du jeune conquérant. Constance, interrompu par la sédition, puis par la mort, n’avait pu achever celle interminable guerre de Perse qui avait été le fléau de tout son règne. Julien, un peu responsable des derniers échecs des armes romaines, se sentait obligé de les réparer. Il n’osa pas courir tout de suite sur le champ de bataille, tant à cause de la mauvaise saison, que parce qu’il lui fallait le temps de s’assurer que toutes les troupes que l’empire avaient accepté le nouveau règne. Une résistance prolongée de quelques légions, derrière les murailles d’Aquilée, lui donna tout l’hiver un grand souci et le condamna longtemps à la prudence. Dès que la soumission des rebelles fut obtenue, et que le printemps ramena les beaux jours, il songea à se mettre en campagne. Quelques courtisans lui conseillaient de commencer par une expédition contre les Goths, qui avaient manqué aux conditions de leurs traités : mais il répondit, avec mépris, que de tels adversaires n’étaient pas dignes de lui, et, se bornant à fortifier les bords du Danube, il dirigea ses meilleures troupes du côté de la Mésopotamie.

Ses préparatifs furent faits avec le plus grand soin. La licence des années de Constance, leurs exactions exercées indistinctement sur les bourgeois des villes et les cultivateurs, n’avaient pas peu contribué à l’impopularité de son gouvernement. Julien régla lui-même, par de sages dispositions, le rayon dans lequel les armées en campagne auraient le droit d’exiger des prestations pour leur entretien, et le temps de l’année où de telles exigences pourraient être produites. Il réduisit au plus strict nécessaire les impôts extraordinaires destinés à faire face aux dépenses de la guerre, et le fardeau, ce semble, n’en tomba que sur une partie de ses sujets. On dit qu’en plus d’un endroit les sommes furent perçues par le moyen d’une amende imposée à ceux qui ne voulaient pas sacrifier aux Dieux. Les historiens chrétiens, en rappelant cette vexation, l’attribuent, sans hésiter, à une loi de l’empereur dont on ne trouve aucune trace, et dont le sincère Ammien ne donne pas le plus léger indice. Mais les gouverneurs des provinces étaient à la fois très-flatteurs et très-puissants. Les curies des villes étaient chargées de la perception des impôts sous leur responsabilité personnelle : dans chaque municipalité, une lutte s'engageait entre les fonctionnaires municipaux et les administrés, pour rejeter des uns sur les autres le poids des exigences du fisc. Il n’y a point à s’étonner que, dans cette occasion, toute la charge ait porté sur ceux dont les réclamations avaient le moins de chance d’être écoutées à la cour.

Julien quitta Constantinople dans les premiers jours de juin 362, pour se rendre à Antioche. Sa marche fut lente. Dans toutes les petites villes où il y avait un temple de quelque importance, échappé à la destruction sous Constance, ou récemment rouvert, on l’arrêtait pour lui demander de sacrifier. Puis chaque cité, pour lui complaire, avait mis à sa tête, comme chef de la curie, un sophiste, un lettré, un ami du beau langage. Lui-même avait élevé au rang de gouverneur plus d'un de ses confrères en éloquence. Tous ces disciples voulaient se faire entendre et admirer du grand maître. Celui-ci n’était pas fâché de leur répondre. C’étaient donc d'étape en étape autant de scènes étudiées, autant de harangues académiques, qui faisaient encore, même en souvenir, plusieurs années après, battre d’émotion le cœur de Libanius. Les séances, pourtant, étaient un peu longues, et les courtisans qui y assistaient, debout, par un soleil brûlant, maudissaient volontiers ces effusions d’éloquence. De Chalcédoine, laissant de côté Libyssa, où se trouvait le tombeau d’Annibal, non sans doute sans en avoir fait l’objet de quelque réflexion à la fois patriotique et déclamatoire, et Nicée, où les souvenirs du concile durent prêter à plus d’une plaisanterie, l’empereur arriva à Nicomédie. La ville, détruite deux ans auparavant par un tremblement de terre, sortait à peine de ses ruines. Julien l’avait habitée dans son enfance, du temps où il était confié aux soins du fameux Eusèbe. Parmi les malheureux habitants qui traînaient leur misère dans les rues dévastées, il reconnut plus d’un de ses anciens camarades. Ce spectacle lui causa beaucoup d’émotion, et on vit même des larmes couler de ses yeux, quand il passa le seuil du palais en débris. D’abondantes aumônes et des fonds libéralement donnés pour la reconstruction de la ville, firent bénir son passage .

De Nicomédie, pour tendre vers Antioche, le chemin direct traversait la Galatie, la Cappadoce, et venait rejoindre le bord de la mer, à l’extrémité de la Cilicie. Mais Julien fit plus d’un détour sur la route. D’abord il inclina à droite, vers la Phrygie, pour aller rendre ses hommages au sanctuaire illustre de Cybèle, mère des Dieux, à Pessinonte. Cybèle, autrement Ops, autrement encore Vesta, et la Bonne Déesse, avec ses travestissements tour à tour grecs, orientaux et romains, avec ses statues chargées de mamelles et ses prêtres mutilés, venait immédiatement après Apollon Mithra dans la dévotion d’un philosophe alexandrin. Julien rappelait d’ailleurs gravement à ses courtisans que c’était la sibylle de Cumes elle-même qui, au plus fort de la guerre punique, avait conseillé à la république en péril de faire venir la statue de Cybèle de Pessinonte à Rome. Ce serait conscience que de passer si près d’une si grande divinité sans l’adorer. Il vint donc au pied des autels de la déesse, y pria dévotement, mais ne fut point content, à ce qu’il semble, de la piété ni des habitants, ni de sa cour. Les cérémonies un peu grotesques du temple, la condition humiliante de ses prêtres, la complication singulière de leur régime, l’histoire même des aventures de la Déesse, prêtaient à rire aux courtisans. Ils plaisantaient sur cette habitante du ciel, patronne des vertus, si sévère sur la chasteté, qu’elle ne voulait se laisser toucher que par des vierges, mais qui s’était pourtant vengée, avec une jalousie sanguinaire, de l’infidélité de son amant. Ils ne trouvaient pas moins ridicules les prescriptions d’abstinence qui permettaient aux prêtres de manger les légumes et les fruits, lorsqu’ils s’élevaient à une certaine hauteur, mais leur défendaient l’usage des racines et de tout ce qui touchait directement la terre. Julien, très scandalisé de ces façons irrévérencieuses, entreprit de venger sa déesse à sa manière.

Il passa la nuit à rédiger un petit traité dogmatique sur le sens métaphysique de la fable des amours d’Atys et de Cybèle. Il convient lui-même que tout ici fut emprunté à son imagination. Il n’avait même pas lu ce que Porphyre avait écrit sur ce sujet, et volait, pour la première fois, de ses propres ailes, dans les espaces de la métaphysique. Atys, suivant lui, est l’image d’une des divinités placées a un rang moyen dans la chaîne des êtres, et dont la tâche principale est de communiquer à la matière le principe fécondant. Mais lorsqu’il descend trop bas sur cette pente et se laisse entraîner vers des régions trop inférieures, la Bonne Déesse, qui le domine et doit rester en communication avec lui, arrête son essor. Tel est le sens de sa jalousie et de sa vengeance. La mutilation d’Atys, c’est la limitation de l’infini en communication avec le fini. Quant aux règles de la nourriture des prêtres, elles signifient que l’homme peut se nourrir de ce qui part de la terre pour s’élever vers le ciel, mais non de ce qui y rampe et s’y attache. «O mère des Dieux et des hommes, s’écrie le pieux philosophe, assise auprès de Jupiter sur le même trône! O source de tous les Dieux intelligibles! O toi, si étroitement unie aux essences les plus pures de toutes choses! qui concentres en toi-même toute la force créatrice, pour la communiquer à tout ce qui est intelligence; déesse féconde, prudence, conseil, inspiration de nos âmes! 0 toi qui fus éprise du grand Bacchus, qui sauvas Atys abandonné et sus le tirer ensuite de la caverne où il tomba... donne à tous les hommes le bonheur dont le principe est la connaissance de Dieu ! Fais ce bien à la république des Romains, d’effacer d’elle la tache de l’impiété ! Et permets ensuite qu’une Fortune bienveillante préside à son gouvernement pendant des milliers d’années! Pour moi, je te demande, comme récompense de ma fidélité à t’honorer, la connaissance de la vérité dans les choses divines, la perfection dans le service des Dieux, et dans toute œuvre ou politique ou militaire, la vertu avec le bonheur, une mort douce, glorieuse, avec l’heureux espoir de partir pour te rejoindre.» La déesse fut touchée, dit-on, de cette éloquence, car elle rendit un oracle en faveur de Julien.

Satisfait d’avoir ainsi dégagé sa responsabilité de l’impiété générale, Julien se remit en roule et arriva à Ancyre, métropole de la Galatie, où les prêtres d’Hécate vinrent à sa rencontre, portant la statue de la déesse sur un brancard : pieux empressement qui leur fut payé par de grandes largesses. Il trouva la ville fort agitée, par suite des brusques réactions politiques des dernières années. On apporta à son tribunal des réclamations de toutes sortes : c’étaient des curiales qui voulaient se faire rayer des registres de la municipalité, ou y faire réintégrer des collègues injustement favorisés; c’étaient des accusations réciproques de conspiration et de lèse-majesté. Julien prêta à toutes les plaintes une oreille attentive, examina toutes les questions avec soin et les résolut avec impartialité. S’il ne réussit pas, au dire d’Ammien, à connaître toujours la vérité et à rendre toujours justice, il réprima au moins les délations, et n’écouta point les suggestions d’un zèle flatteur qui le poussait à venger, comme de graves injures, de simples inconvenances et des violations d’étiquette. Il s’irritait même très-vivement contre les délateurs, et quittait parfois le rôle de juge, pour discuter très-aigrement contre eux et les railler avec esprit. Un de ces dénonciateurs ne cessait d’accuser son voisin de s’être fait faire, sans avoir le droit de le porter, un vêtement de pourpre. Ennuyé de cette réclamation qui revenait à plusieurs reprises: «Eh bien, dit Julien à cet importun conteur, il portera non-seulement une robe, mais même des chaussures de pourpre, et c’est vous qui les lui procurerez. Apprenez par là ce que valent des chiffons d’étoffe.»

Cette modération philosophique ne se démentait que lorsque, par hasard, une question s’élevait qui touchait à la religion. Déjà, plusieurs fois, on avait remarqué qu’il interrompait son interrogatoire pour demander brusquement aux accusés et aux plaideurs de quelle religion ils étaient, et que, suivant leurs réponses, son visage devenait serein ou sombre. Aussi on s’attendait sans doute à quelque scène intéressante, lorsqu’on l’engagea à faire paraître devant lui un chrétien obstiné qui mettait tout le pays en rumeur, et que le gouverneur avait récemment fait jeter dans les fers. Ce captif portait le nom alors très-commun de Basile, et s’était fait connaître depuis longtemps par l’ardeur de son zèle. Sa rigoureuse et fervente orthodoxie l’avait déjà fait fort mal noter, du temps de Constance, auprès des prélats de la cour et de son évêque, le chef timide et doux des semi-Ariens. Mais depuis que Basile voyait avec Julien l’idolâtrie glorifiée sur le trône, son zèle indigné ne connaissait plus de bornes. On l’accusait d’avoir excité tout haut les habitants à s’opposer au rétablissement des temples, et d’avoir tenu des propos injurieux contre l’empereur et son culte. Dans plusieurs interrogatoires qu’il avait subis en présence du proconsul et de quelques magistrats de la cour, le prisonnier avait tenu un langage ferme, fier et exalté. Il avait particulièrement très-fort maltraité les comtes Elpidius et Pégaze, deux apostats, officiers supérieurs de la maison de l’empereur, qui s’étaient récemment convertis au paganisme pour plaire à leur maître. Ce furent eux qui, piqués au vif, pressèrent Julien de faire paraître Basile devant lui. Julien y consentit, et l’accusé fut introduit.

Il fit son entrée dans le prétoire, le front haut et l’air impassible. « Qui êtes-vous, lui dit Julien, et comment vous nommez-vous? — Je vais vous l’apprendre, dit Basile. Tout d’abord, je m’appelle chrétien, et c’est là un nom grand et plein de gloire, car le nom du Christ est éternel et ne périra point. Ensuite, je porte aussi le nom de Basile, et c’est sous celui-là que je suis connu dans le monde. Mais, si je conserve le premier, j’aurai l’immortalité bienheureuse pour récompense. — Vous vous trompez, Basile, dit Julien, qui n’était pas fâché de l’occasion de disputer. Vous savez que j’ai quelque connaissance de vos mystères; croyez-moi, celui en qui vous espérez n’est pas tel que vous pensez; il est mort lui-même, et bien mort, du temps que Pilate était gouverneur de la Judée. — Je ne me trompe point, dit Basile; c’est vous, empereur, qui vous trompez; c’est vous qui avez renoncé Jésus-Christ, au moment où il vous donnait l’empire; mais je vous avertis en son nom qu’il vous ôtera bientôt cet empire avec la vie, et vous connaîtrez, mais trop tard, quel est celui que vous avez abandonné. Comme vous avez perdu la mémoire de ses bienfaits, lui-même ne se souviendra plus de ses bontés, quand il s’agira de vous punir. Vous avez renversé ses autels, il vous précipitera de votre trône; vous avez pris plaisir à fouler aux pieds sa loi, celte loi que vous-même vous aviez si souvent annoncée aux peuples; votre corps de même sera foulé aux pieds, et restera sans sépulture, après que votre âme en aura été arrachée par les plus atroces douleurs».

Ces menaces, prononcées avec toute l’assurance de l’inspiration prophétique, firent passer dans l’assemblée un frémissement de terreur. Il y avait là bien des personnes qui trouvaient au fond l’entreprise de Julien ridicule, tout en s’y prêtant, et la puissance du Dieu des chrétiens avait été si visible depuis un siècle que, dans les cœurs où la foi était éteinte, une crainte superstitieuse subsistait encore. Ce n’était point le compte de Julien. Une discussion où il aurait fait briller ses talents lui aurait convenu; l’anathème l’irrita: «Je voulais vous sauver, dit-il en se contenant encore, mais puisque vous ne tenez nul compte de mes conseils et que vous manquez de respect à mon rang, il faut bien que je venge la majesté de l’empire outragée.» Il leva la séance en ordonnant que des coups fussent appliqués à l’accusé.

Le commandement fut exécuté avec une rigueur que peut-être Julien n’avait pas prévue, mais qu'il ne tempéra pas. Le fouet dont on se servit était de telle nature qu’il enlevait à chaque coup une lanière de chair, de sorte que, sans faire périr le patient, on ne pouvait en donner plus de cinq ou six par jour. Dès le lendemain, Basile fit demander à être admis en présence de l’empereur. Le comte Fromentin, qui était commis à sa garde, ne douta point que son courage ne fût ébranlé, et courut sans retard annoncer à Julien ce triomphe. En toute hâte, on fit amener Basile dans le temple même d’Esculape, où l’empereur, entouré de prêtres, était en train de sacrifier. A peine entré : «Eh bien, dit Basile, vos devins vous ont-ils fait connaître d’avance ce que j’ai à vous dire? — Je pense, dit Julien, que vous êtes assez sage pour avoir reconnu votre erreur, et quo vous allez sacrifier avec nous. — N’y comptez pas. Vos Dieux ne sont que des statues de bois qui ne voient ni n’entendent.» Puis ouvrant ses vêtements et déchirant ses plaies : «Tiens, dit-il, en jetant aux pieds de l’empereur un lambeau de chair tout sanglant, nourris-toi de mon sang, puisque tu en as soif: pour moi, je me nourris de Jésus-Christ.»

L’assistance était consternée; on se jeta sur l’accusé, sans même attendre l’ordre de Julien, qui, ne proférant pas une parole, lançait des regards irrités au courtisan dont la maladresse l’avait exposé à cet outrage. Fromentin comprit à demi-mot le moyen de se réhabiliter. Dès le lendemain (sans qu’il soit fait mention d’aucun ordre de Julien), Basile périssait du plus affreux supplice, mais dans l’extase du martyre. Au moment où on le dépouillait de ses vêtements pour le frapper du dernier coup, on crut remarquer que toutes les traces des blessures précédentes avaient miraculeusement disparu et que son corps se présentait au bourreau sain et pur comme son âme devant le Seigneur. Au dire de Sozomène, ce ne fut point la seule exécution de ce genre qui marqua en traits sanglants le passage de Julien par Ancyre.

Quand de pareilles scènes se passaient en Galatie, la province qui en était voisine, la Cappadoce, si ardente dans ses sentiments chrétiens, contre laquelle Julien avait des griefs si directs, et où il comptait des ennemis si connus, devait avoir beaucoup à craindre. Déjà, depuis quelques mois, sur la nouvelle du voyage de l’empereur en Asie, les Cappadociens s’étaient fort émus. On s’attendait, à toute heure, à le voir arriver en armes, prêt à faire peser sur la ville de Césarée le poids d’un courroux dont elle avait déjà ressenti les effets éloignés. Bien loin de disposer les chrétiens à l’humilité ou à la soumission, l’attente d’un tel péril les entretenait dans une grande fermentation. Ils cherchaient partout, pour organiser la résistance, les chefs les plus décidés, sans s’inquiéter s’ils n’étaient pas aussi les plus compromettants. Ce fut ainsi qu’on alla tirer de la retraite Basile et Grégoire, pour leur imposer, malgré leur répugnance, avec le caractère de l’ordination sacrée, le devoir de prendre la conduite des troupeaux chrétiens dans ces circonstances périlleuses. L’évêque de Nazianze, père de Grégoire, avait donné le premier l’exemple de celle sorte de violence, que légitimaient chez lui les droits de l’autorité paternelle. Dès le printemps de 362, aux approches de la fête de Pâques, il avait fait de son fils un prêtre, sans l’en prévenir d’avance el presque sans le consulter. Vainement, tout épouvanté du poids de cette dignité qui devenait si redoutable dans des temps orageux, Grégoire s’était-il débattu et avait-il cherché, après le sacrement reçu, un refuge pour sa faiblesse au fond des solitudes du Pont. Il fallut se soumettre à la volonté divine, et paraître même dans la chaire pour expliquer ses refus et ses scrupules. Là, pour la première fois, se fit entendre au publie chrétien celle voix qui remplissait les voûtes de l’Église comme des sons d’une musique harmonieuse. Grégoire prononça, pour expliquer les hésitations de sa conduite, un discours plein de verve, que nous possédons encore tout entier, et qui est resté comme la description accomplie des devoirs du sacerdoce. Son intention était de montrer combien il avait raison de craindre cette lâche; mais il ne réussit qu’à prouver combien il était capable de la remplir . Insistant sur les périls que faisaient courir aux chrétiens les divisions qui les livraient à la risée de leurs ennemis: «C’est là ce que je crains, s’écriait-il, et non la guerre du dehors, non cet animal funeste qui s’est élevé contre l’Église, cet aide qui vient achever l’œuvre du malin. Qu’il nous menace du feu, du fer, des bêtes féroces! Dût-il devenir plus inhumain que tous ceux que la démence a égarés avant lui, dût-il ajouter de plus rudes supplices à tous ceux qu’on a découverts, il n’importe. Contre tout cela j’ai un remède : un chemin m’est ouvert vers la victoire; je me glorifierai dans le Christ, dans la mort soufferte pour le Christ. Mais, quand il s’agit de la guerre qui sort de mon propre sein, je ne sais plus ce que je deviens, ni vers qui je dois me tourner.»

Suivant l’exemple des habitants de Nazianze, ceux de Césarée n’hésitèrent pas à imposer à Basile la même contrainte. Ils allèrent même plus loin encore. A la mort de Dianée, leur évêque, qui eut lieu presque au moment où Julien quittait Constantinople, comme les suffragants de la province, réunis pour pourvoir à la vacance, tardaient à faire leur choix, le peuple, qui trouvait la circonstance pressante et voulait avoir un maitre, désigna brusquement un simple laïque pieux, du nom d’Eusèbe, connu par ses vertus et son courage, mais qui n’était même pas baptisé, et les évêques furent contraints d’accepter et de bénir ce choix. Fait étrange, et qui prouve jusqu’à quel point l’incorporation de la religion chrétienne dans l’État était devenue intime, les troupes en garnison dans la ville se joignirent à la population pour traîner Eusèbe dans l’église, et l’offrir à la consécration des évêques, malgré lui et malgré eux.

Julien ne se méprit pas sur le sens de cette élection improvisée, dont la nouvelle dut lui arriver, d’après le rapprochement des dates, pendant le temps qu’il séjournait en Galatie. Il connaissait Eusèbe de réputation, comme un des plus grands ennemis de sa religion, et ne put voir dans l’émeute qui le portait au trône épiscopal autre chose que l’explosion du sentiment chrétien irrité qui se mettait hardiment sur la défensive. Il était d’ailleurs, en toutes choses, fort mécontent de la Cappadoce, comme on le voit par une lettre de cette époque, adressée à un philosophe de ses amis. Il se borna pourtant à charger le gouverneur de faire de très-vives remontrances sur le procédé, effectivement irrégulier, qui avait été suivi: «C’est la fin de tout bon ordre, fit-il dire, et un vrai pillage des choses publiques.» Le gouverneur transmit ces représentations aux évêques, accompagnées de fortes menaces; et comme il savait que ces prélats eux-mêmes n’avaient pas goûté la pression populaire à laquelle ils avaient obéi, il ne désespérait pas de les amener à casser l’élection. Mais le vieux Grégoire, l’un des prélats électeurs, inspiré par son fils, lui ôta promptement cette illusion: «Illustre gouverneur, lui répon­dit-il, dans tout ce que nous faisons, nous reconnaissons un juge et un maître: c’est celui-là même qu’on attaque aujourd’hui. C’est lui qui contrôlera l’élection présente, que nous avons faite d'après ses lois et pour lui plaire. En toute autre chose, si vous voulez nous contraindre par la violence, cela vous sera aisé : mais nul ne nous empêchera de défendre ce qui a été fait comme juste el légitime. Avez-vous la prétention de faire la loi, là où il ne vous est même pas permis de regarder?» Le gouverneur reçut ce fier défi avec beaucoup d’humeur, menaça d’en tirer vengeance, fit mine même de faire avancer une compagnie d’archers contre l’église de Nazianze. En définitive, rien ne bougea, et on sut bientôt que Julien ne passerait pas par Césarée. «Tu nous connaissais, Basile et moi, s’écrie Grégoire, et nous faisais honneur, comme le Cyclope honora Ulysse, en nous réservant pour être engloutis les derniers.»

Julien reprenait en effet sa route, plus affligé encore qu’irrité, moins sensible aux offenses qu’il recevait des chrétiens qu’humilié de trouver tant de contraste entre leur ardeur et la complaisance, froide et contrainte, de ses amis. Le zèle qui bravait son pouvoir lui inspirait plus de jalousie que de colère : il enviait amèrement à Jésus-Christ ses disciples. Le voyage d’ailleurs s’attristait en avançant, par le mauvais état des campagnes qu’on traversait. La sécheresse avait été fort grande tout l’hiver, et les récoltes manquaient. Il semblait que le cortège impérial fût partout précédé ou suivi par la famine. Ce fut sous cette impression de découragement maussade, prélude d’une irritation plus vive, que Julien fit son entrée à Antioche, dans les premiers jours de juillet, pendant les fêtes célébrées en l’honneur de l’amant de Vénus, Adonis, dont la mort sanglante était regardée comme une image de la moisson tombant sous la faux.

Une belle fête, une entrée royale et un jeune prince mettent toujours les populations en humeur d’applaudir. Julien fut très-bien accueilli, et les airs retentirent d’acclamations enthousiastes. Mais, au moment où il mettait le pied dans le palais, on entendit s’élever une sorte de hurlement lugubre : c’était le rituel de la fête d’Adonis qu’on achevait, etl les prêtres poussaient des cris sur un mode convenu, à l’heure où la dent du sanglier avait tranché les jours du jeune chasseur. La coïncidence fut remarquée, et le front de Julien s’assombrit.

Les jours suivants furent partagés entre les sacrifices et les audiences. Julien fit admirer tour à tour, dans ces divers exercices, et sa dévotion et sa justice. Les sacrifices furent abondants, splendides, renouvelés sur tous les autels et sur tous les points de la ville. Le tribunal fut ouvert aux réclamations de tous les particuliers, avec une facilité qui ne dégénéra pourtant pas en encouragement à la délation. Julien se montra surtout très peu soucieux de ses injures personnelles. Le premier jour il avait fait éloigner de sa présence un fonctionnaire élevé, nommé Thalassius, connu pour avoir été un des espions employés autrefois par Constance à surveiller et à perdre Gallus. Le lendemain, des officieux, empressés à profiter de cette disgrâce, vinrent intenter une action contre ce même Thalassius, en répétition de divers biens qu’ils prétendaient enlevés par lui. C’est votre ennemi, disaient-ils à l’empereur, qui nous a fait ce tort. — Il m’a offensé, j’en conviens, répondit en souriant Julien : attendez donc, pour l'accuser, qu’il ait réparé ses torts envers moi; j’ai droit à la préférence.» Et il envoya chercher Thalassius, à qui il rendit les prérogatives de son emploi. Quelques jours après, pendant qu’il sacrifiait, il vit tomber à ses pieds un magistrat tout tremblant. C’était Théodote, décurion d’Hiéropolis, qui se souvenait d’avoir accompagné Constance, au moment de sa dernière expédition. Il demandait alors au souverain, comme marque de faveur, d’envoyer à sa ville natale la tête de ce même César devant lequel il lui fallait comparaître aujourd’hui: «Je sais ce que vous avez fait, dit l’empereur en riant de sa terreur; mais n’ayez pas peur: si j’ai des ennemis, j’en veux diminuer le nombre.» Une autre fois, une pauvre femme osa citer à son tribunal un officier de la garde des Protecteurs. L’officier se rendit à l’audience, mais le glaive au côté et les reins ceints comme pour aller en campagne. La malheureuse contemplait avec effroi cet appareil militaire: «Ne craignez rien, lui dit Julien, et faites votre plainte. Je pense que celui-ci s’est habillé de la sorte pour traverser la boue plus commodément; mais cela n’a rien à voir avec votre affaire.» Les avocats exaltaient ces beaux traits avec leur emphase accoutumée. C’était l’idéal du juste, le modèle achevé de la raison: «Grand merci, disait Julien; mais je ferais plus de cas des éloges de gens qui pourraient me blâmer si j’avais tort.»

Une seule voix manquait à ce concert de louanges académiques, mais une voix qui aurait dû le dominer et qu’on s’étonnait de n’y pas entendre. Le grand orateur d’Antioche, l’homme inappréciable pour les panégyriques et les discours d'apparat, Libanius, ne paraissait pas. Il tenait rigueur à l’empereur, comme une petite-maitresse peut bouder son amant. D’abord il n’avait pas fait partie de la députation qui était allée recevoir le cortège à la porte d’Antioche. On ne sait trop quel était son grief, peut-être de n’avoir pas reçu, comme il s’en était déjà plaint, depuis plus de six mois que son élève régnait, de témoignages plus effectifs et plus palpables de sa bienveillance. Julien remarqua son absence avec une douloureuse surprise; mais, en entrant dans la ville, il le rencontra mêlé à la foule et fit la faute de ne pas le reconnaître. Libanius ne fut apparemment pas flatté d’être trouvé si changé. À la vérité, quand on l’eut nommé, Julien descendit aussitôt de cheval et le combla de caresses : mais la blessure était faite, et le rhéteur en garda rancune plusieurs jours. Rien n’égale la fatuité avec laquelle il rend compte lui-même de cette scène de coquetterie: «L’empereur, dit-il avec une incomparable naïveté, n’attendait pas au fond d’autre prix de son voyage, que de me voir et de m’entendre parler; et dès la frontière même de la province, sa première parole fut : Et quand donc l’entendrai-je?... Pourtant chaque matin il commençait sa journée par sacrifier dans le jardin royal, et beaucoup venaient l’aborder pendant la cérémonie; mais moi, je fis ces jours-là comme les autres jours, je vaquai à mes occupations accoutumées. Il ne m’appelait pas : il m’eût paru indiscret de venir sans être appelé. Je l’aimais comme homme, mais comme prince je ne voulais pas le flatter.» Enfin Julien se décida à faire les premières avances. Un ami commun, Priscus, s’interposa. Il y eut échange de correspondances aigres-douces, et, après plusieurs instances, après avoir prétexté, à plusieurs reprises, tantôt de graves occupations, tantôt quelque mal de tête, le roi de l’éloquence se décida à aller souper chez le maître du monde. «Vous n’étiez pas si rare autrefois, lui dit Julien en l’embrassant; vous veniez plus souvent. — Je viens quand on m’invite, reprit le sophiste en se rengorgeant; je ne suis pas des importuns qui viennent sans qu’on les prie.» La querelle ainsi terminée, Julien prit le meilleur moyen pour en effacer toutes les traces : ce fut de faire composer son panégyrique par son ami, et d’en faire donner lecture publique à la suite de jeux solennels.

Le temps se passait cependant et ne pouvait s’écouler tout entier en compliments. Il eût été naturel et conforme à l’activité ordinaire de Julien, de profiter de la belle saison pour commencer les hostilités. Nous voyons cependant qu’il n’en fut rien, et Ammien Marcellin, après avoir dépeint l’ardeur du héros guerrier partant de Constantinople, se tait sur les motifs du retard étrange qui lui fit consumer tout l’été à Antioche et renvoyer l’expédition à l’année suivante. Les moyens militaires, avec quelque activité qu’ils eussent été réunis, n’étaient-ils pas encore suffisants? ou bien faut-il supposer que l’imagination de Julien, possédée d’une préoccupation plus vive, ne s’animait déjà plus comme autrefois au seul son de la trompette guerrière? Quoi qu’il en soit, le parti fut pris de rester à Antioche toute la saison. Et là même, les affaires sérieuses ne manquaient pas; elles étaient nombreuses dans ces provinces, si profondément travaillées par les dissensions religieuses, et où les blessures faites par la tyrannie de Constance étaient à peine cicatrisées. Malgré le désir qu’avait Julien d’éviter les exécutions politiques, quelques-unes étaient nécessaires et furent prononcées. Deux agents supérieurs de Constance, le notaire Gaudence et le vicaire Julianus, furent sacrifiés aux ressentiments publics. Deux militaires , accusés de conspiration contre la personne même de Julien, furent livrés au dernier supplice. Puis les députés des provinces voisines arrivèrent avec leurs réclamations, et en particulier ceux de l’Égypte, qui attendait toujours avec impatience la visite que Julien avait promis de faire à Alexandrie. Comme l'expédition de Perse éloignait indéfiniment toute idée de voyage de ce côté, il fallut bien se résoudre à entendre les plaintes des Alexandrins.

C’était principalement contre le duc de la province, Artémius, successeur de Philagre, que se dirigeait l’irritation publique. Artémius, agent intime de Constance, instrument de toutes ses fureurs contre Athanase, était entré dans la plus étroite association avec le scandaleux usurpateur du siège épiscopal. L’un et l’autre, après avoir longtemps assouvi leur fureur et satisfait leur cupidité aux dépens des chrétiens orthodoxes, avaient fini par faire peser indifféremment sur toute la ville le poids de leur tyrannie. Les païens qui venaient dans la haine de Constance immédiatement au-dessous des amis d’Athanase, après avoir servi d’auxiliaires aux premières exécutions, n'avaient pas tardé à devenir eux-mêmes l’objet de nouvelles violences. Après les églises, les temples à leur tour avaient été pillés et dévastés. Tous les habitants, sans distinction, étaient grevés d’impôts énormes : on en mettait sur toutes les denrées, le papyrus, le sel, le salpêtre, les maisons nouvellement bâties, et même sur l’appareil des pompes funèbres. C’était une pression générale, dont Georges et Artémius se partageaient les profits. C’était aussi un gémissement universel; et, depuis la mort de Constance, le crédit des deux oppresseurs étant nécessairement fort baissé à la cour, la population commençait à se montrer beaucoup moins endurante à leur égard, et à s'agiter contre eux avec violence.

Tel était l’état des choses dont les députés envoyés auprès de Julien faisaient de douloureux récits et dont il était temps que le souverain prit enfin connaissance. A dire le vrai, les deux personnages incriminés étant chrétiens, il n’est guère probable que Julien les eût laissés faire si longtemps si sa patience n’avait eu un secret motif, qu’on peut, ce semble, aisément deviner. Ni l’évêque, ni le gouverneur, tout chrétiens qu’ils étaient ou se disaient l’un et l’autre, ne suffisaient à son ressentiment : il attendait toujours, avant de sévir contre eux, l’apparition d’un troisième adversaire, dont la présence seule devait tout changer. Dans le rappel général de tous les bannis, Athanase était compris, l’illustre, le mystérieux Athanase, dont, depuis six années déjà écoulées, on sentait partout en Orient la main présente, dont on s’arrachait les écrits, mais dont nul ne connaissait la retraite. Il se montrerait enfin, pensait Julien, maintenant qu’il n’avait plus rien à craindre; il allait accourir sans doute au milieu de son troupeau, avide de le revoir et tout saignant encore des blessures reçues pour sa cause. Que ferait Georges, que ferait Artémius, devant cette apparition redoutable, sortie tout à coup du désert? Les chrétiens ne pouvaient manquer de se diviser, peut-être de se battre dans les rues; le sang chrétien coulerait par des mains chrétiennes, et Julien se préparait, avec une malicieuse satisfaction, à intervenir pour les séparer et leur imposer la paix au nom de la philosophie.

S’il se berçait de cet espoir, il fut déçu. Les mois s’écoulèrent : Athanase ne parut pas; il resta aussi soigneusement caché que si des émissaires eussent encore parcouru le désert pour le saisir. Non sans doute qu’il ignorât que la place était libre et les voies ouvertes. Dans sa retraite qui changeait incessamment, et toujours visitée par le zèle de quelques amis, rien de ce qui se passait dans le monde chrétien ne lui était inconnu. Il comprit sans peine qu’au moment où une réaction païenne menaçait sur leurs sièges l’évêque schismatique et le magistrat persécuteur, comme il ne pouvait ni s’associer à leurs ennemis ni prendre leur défense, il n’avait rien à faire dans Alexandrie. Nul n’entendit parler de lui.

En son absence, et les chrétiens orthodoxes imitant tous sa réserve ou demeurant dans rabattement, la lutte s’engagea et s’envenima tous les jours de plus en plus, entre Georges, soutenu par Artémius, et les Alexandrins, particulièrement la partie païenne de la population. Julien, pressé par tous ses coreligionnaires, ne put donc se refuser à mander le gouverneur à son tribunal. L’enquête révéla les faits les plus graves. Artémius fut convaincu de toutes sortes d’abus de pouvoir et de violences, et en particulier d’avoir fait un jour invasion à main armée dans le plus grand temple d’Alexandrie et peut-être du monde, le Sérapeion, d’y avoir brisé des statues, dépouillé des autels, enlevé de riches offrandes, et livré les idoles ou les reliques païennes, avec leurs bois pourris et leurs ossements en dissolution, à la risée de la populace. Une rixe violente s’en était suivie, et la ville avait été ensanglantée plusieurs jours. Il fut avéré également que celte exécution faisait partie d’un plan arrêté entre lui et son associé Georges, pour supprimer entièrement à Alexandrie le culte païen, et que Georges s’était trahi lui-même un jour que, passant devant un temple, il avait dit tout haut: «Jusqu’à quand laissera-t-on subsister ce sépulcre?». C’était là sans doute le crime le moins pardonnable de tous ceux qu’on imputait à Artémius, et la mort ne sembla pas un supplice trop rude pour le magistrat contempteur des Dieux. Artémius, condamné par Julien, eut la tête tranchée dans Antioche.

Quand la nouvelle de sa mort arriva à Alexandrie, ce fut un éclat de joie universel dans toute la populace païenne; mais celte goutte de sang répandue ne fit qu’allumer, sans l’assouvir, la soif de la vengeance. Georges, privé de son protecteur, se trouvait abandonné sans défense aux haines furieuses qu'il avait excitées. On se porta tumultueusement à son palais; on s’empara de sa personne et on le jeta en prison. On ne l’y laissa pas languir longtemps. Dès le lendemain la foule furieuse venait l'en tirer, et, après l’avoir mis de force sur un chameau et promené dans cet appareil grotesque, en l’accablant d'outrages, par toutes les rues de la ville, on l’écartela sur une croix, et ses restes sanglants furent foulés aux pieds, puis brûlés et jetés au vent: «dans la crainte, dit Ammien Marcellin, que les chrétiens ne les recueillissent comme ils faisaient des reliques de leurs martyrs.» Deux officiers impériaux, le directeur des monnaies, Dracontius, et le comte Diodore, compromis dans l'administration condamnée, partagèrent le sort de leurs complices. On accusait l’un d’avoir détruit un autel dans sa maison, et l’autre d’avoir fait couper par ordonnance les cheveux de tous les jeunes gens pubères, sous prétexte que les coiffures frisées étaient une parure idolâtre.

Au récit de ces violences, qu’il avait provoquées sans les prévoir, Julien éprouva beaucoup d’embarras. Il s’était plaint plus d’une fois de la froideur des païens; il avait à rougir maintenant de l'excès de leur zèle. Puis il avait connu Georges dans sa jeunesse; ils avaient môme été en communauté d’études, et, bien qu'il ne répugnât  point à le punir, une mort si horrible n’était point en­trée dans sa pensée. Il montra donc, au premier moment, une grande irritation, et jura de châtier les meurtriers. Mais sa colère, au fond, n’était pas bien vive, et plus d’un courtisan avisé eut le courage de la braver. Plusieurs de ses amis, de ses parents même, intercédèrent en faveur des Alexandrins. Un de ses oncles, portant le même nom que lui, le comte Julien, qui avait été gouverneur d’Égypte, fut chargé de plaider leur cause, et s’en acquitta avec succès. On insinua aussi que les païens n’étaient pas seuls coupables et que, si on allait au fond, on verrait que les intrigues des amis d’Athanase pouvaient bien avoir eu leur part dans l’événement. Bref, le courroux de Julien, d’abord très-animé en paroles, tomba peu à peu et finit par s’évanouir en fumée. Tout fut terminé par une lettre très étudiée qu’il écrivit aux Alexandrins, pour les réprimander en môme temps et leur faire grâce.

« Si le souvenir, leur disait-il, de votre fondateur Alexandre, ou plutôt la pensée de votre grand Dieu Sérapis, ne suffisait pas pour vous contenir, ne deviez-vous pas tenir compte au moins des sentiments de l’humanité et de la convenance? Et j’ajouterai, ne deviez-vous pas songer à nous, que tous les Dieux, et en particulier le grand Sérapis, ont préposé au gouvernement du monde entier, eux à qui il appartient de connaître et de venger vos injures?... Vous n’avez pas craint de faire vous-mêmes les choses que vous blâmiez chez les autres... La populace, se précipitant comme un troupeau de chiens, a osé déchirer les membres d'un homme : elle n’en rougit point, et croit encore avoir les mains assez pures pour sacrifier sur les autels des Dieux. Mais, direz-vous, Georges avait mérité ce qu’il a souffert : j’en conviens, et de bien plus grandes peines encore. Il devait souffrir ce châtiment à cause de vos injures : je ne le conteste pas davantage; mais par vos mains, voilà ce que je ne saurais vous accorder, car il y a des lois que vous deviez observer... Tenez donc pour un grand bonheur, ô Alexandrins, que vous ayez commis ce crime sous le règne d’un souverain qui, en partie par respect pour votre Dieu, en partie par égard pour un oncle, votre ancien gouverneur, conserve pour vous des sentiments fraternels... Par ces motifs, je ne veux recourir avec vous qu’aux moyens cléments de l’exhortation et de la réprimande, et j’espère qu’ils suffiront pour vous persuader, puisque vous êtes, à ce qu’on en dit, d’origine grecque, et que vous conservez encore aujourd’hui Je caractère de cette noble extraction.»

En même temps qu’il envoyait cette pièce officielle pour être affichée sur les murailles de la ville, il écrivait au nouveau préfet d’Égypte une lettre confidentielle. Là, oubliant et le crime et la justice, il ne se montrait préoccupé que d’une seule chose, c’était de sauver du pillage la bibliothèque de Georges, riche collection dont il avait pu apprécier autrefois la valeur, et qu’il voulait à tout prix se procurer. Il donnait au préfet commission de l’acquérir par tous les moyens, sans distinction de livres grecs ou chrétiens. «Sûrement, disait-il, je voudrais que ces derniers fussent détruits sans retour; mais, de crainte qu’on ne confonde les uns avec les autres, recueillez et conservez-lez tous avec diligence. Si vous avez lieu de supposer qu’on en ait soustrait quelques-uns, ne négligez aucun moyen de connaître les détenteurs, ni serment, ni question donnée aux esclaves, ni tout autre mode de conviction.»

On ne sait si le préfet d’Égypte eut le loisir nécessaire pour exécuter cette importante commission; car il était lui-même fort occupé; il faisait des recherches pour retrouver le bœuf Apis, et il annonçait à Julien qu’il avait la joie d’y réussir : puis il faisait reporter en grande pompe de l’église chrétienne au Sérapion la mesure qui servait à constater les crues du Nil. On ne sait pas non plus quelle impression produisit à Alexandrie ledit impérial quand il fut affiché sur les murailles. Une autre nouvelle, en effet, y était venue tout à coup distraire les imaginations : tous les regards étaient tournés, non plus du côté du port, d’où arrivaient les ordres de l'empereur, mais du côté du Nil, d’où pouvait être signalée à tout instant la barque qui devait ramener Athanase. L’usurpateur mort, en effet, et le terrain déblayé par la justice divine et la violence populaire, Athanase n’avait plus de raison de rester caché; le désert le rendait enfin au jour; il avait reparu; il allait venir; d’heure en heure on s’attendait à le revoir. Alexandrie se remplit d’une foule chaque jour grossissante, qui accourait de tous les points de l'Égypte pour se rassasier de la vue de cet homme dont la vie avait surpassé, par l’héroïsme de la foi, toutes les merveilles de la fable.

Lorsqu’on sut qu’il approchait (ce dut être vers le milieu d’août), toute la ville se porta d’un élan à sa rencontre. Il avait pris terre à une journée environ d’Alexandrie, et s’acheminait monté sur un âne. «Tous allaient au-devant de lui, dit son panégyriste, partagés par sexes, par âges, par professions ; car c’est ainsi que se rangent les habitants de cette ville pour décerner un hommage public. Ils débordaient comme un fleuve, l’a poète eût dit que c’était le Nil avec ses flots d’or qui font naître les moissons, le Nil rebroussant d’Alexandrie vers Chérée. Laissez-moi jouir un moment de ce récit... Ne m’arrachez point au spectacle d’une telle fête. Il était monté (souffrez que je le dise sans être accusé de folie), comme le Christ, sur le poulain d’une ânesse. Les rameaux verts, les tapisseries bigarrées de dessins de fleurs aux coloris divers, le reçoivent jonchés sous ses pas. Ici seulement la richesse et la magnificence étaient à la fois sans égales et comptées pour rien. Il y avait là encore une image de l’entrée du Christ, dans les concerts de voix et les chœurs de danse qui précédaient, sauf que ce n’était pas seulement une multitude d’enfants le saluant de leurs cris, mais toutes les langues semblables ou diverses, rivalisant d’acclamations. J’oublie les applaudissements sans nombre, les profusions d’encens, les fêtes nocturnes, la ville tout éclatante de lumières, les banquets publics et privés, et tout ce que font les grandes cités pour signaler leur allégresse, prodigué celle fois avec excès et au-delà de toute croyance. C’est ainsi, c’est au milieu d’une telle pompe, que cet homme admirable prend possession de sa ville.»

Seul maître de ses sens au milieu de cette multitude enivrée, Athanase jetait sur elle des regards d’une tristesse inquiète. Sous l’unanimité de l’enthousiasme, quel chaos, quel mélange de tous les sentiments, attesté par la variété des langues et la bigarrure des costumes! Il y avait dans cette foule des chrétiens de toutes les sectes, de toutes les nuances, rapprochés un moment par la crainte d’un péril commun; et, à côté d'eux, des païens qui saluaient comme un libérateur le successeur et l’ennemi de Georges! Et lui-même, échappé à moitié mort aux fureurs d’un empereur chrétien, il rentrait en triomphe à la face et par la grâce du jeune et ardent adorateur des Dieux! Quel jeu du sort! Quel fruit bizarre de la complexité des passions humaines! En rentrant dans ce monde chrétien, à la fois déchiré au dedans et menacé au dehors, une profonde compassion le saisit, et son âme, à peine refroidie du feu delà Julie, n’éprouva plus qu’un seul sentiment, la soif de rendre la paix à ses frères et l’union aux églises.

Sans perdre un jour, il se mit à l’œuvre, ci Julien, de son côté, à qui les élans d’une ovation spontanée, si différente de ses triomphes officiels, avaient déjà dû faire éprouver une amère jalousie, ne tarda pas à s’apercevoir qu’Athanase reconquis, c’était la vie rentrée dans l’Église et sa vigueur ressuscitée. Deux ou trois résolutions prises sur-le-champ, avec un mélange de sagesse et d’énergie où on reconnaissait la main d’un grand homme, vinrent lui apprendre à n’en pas douter que l’Orient chrétien avait désormais recouvré son chef, et que toutes les espérances que l’idolâtrie avait pu fonder sur les dissidences intérieures de la foi étaient des chimères auxquelles il fallait renoncer sans retour.

L’unique préoccupation d’Athanase, en effet, dès le lendemain de son arrivée, fut de faire cesser les restes des divisions du schisme, de réparer les brèches de la citadelle de l’Église, pour présenter au paganisme renaissant une ligne de défense inexpugnable. Il poussa dans cette vue l’esprit de conciliation jusqu’aux extrêmes limites de l’orthodoxie. A Alexandrie, sa tâche ne présentait pas d’insurmontables difficultés; il put l'accomplir en grande partie par l’ascendant unique de ses vertus et par les ressources de son habileté. Le souvenir des crimes et des violences de Georges lui donnait une popularité qu’il sut employer et accroître. Ce proscrit qu’on avait vu partir naguère, fier, inflexible, bravant les puissants du regard et intimidant les faibles, on le vit reparaître, doux, aimable, le sourire sur les lèvres, ouvrant sa porte et ses bras à tous, et pressé, comme le bon pasteur de l’Evangile, d’aller chercher les brebis égarées sur ses épaules. Pas une parole qui montrât le moindre ressentiment, ou même le moindre souvenir de ses injures, ne s’échappa de ses lèvres : on eût dit qu’il avait oublié le nom de ses offenseurs et perdu la mémoire de ses souffrances. Il cherchait les Ariens les plus connus pour s’entretenir et discuter avec eux : quand ils craignaient de paraître à son palais, il leur écrivait pour les appeler, et entrait volontiers dans de longues conférences sur les points débattus. Il avait été, dit saint Grégoire, comme un diamant pour ceux qui le frappaient; il fut comme un aimant pour ses frères divisés. Le succès fut rapide : dans cette cité ardente et mobile, l’hérésie reculait et semblait disparaître par enchantement ; et à peine quelques obstinés osèrent-ils se réunir dans une chapelle obscure pour donner à Georges un successeur inconnu.

Hors de l’Égypte, les passions, quoique apaisées déjà par les préoccupations d'un péril nouveau, étaient cependant plus tenaces, et les divisions plus profondes; et ce n’étaient pas toujours les hérétiques qui opposaient le plus de résistance à une réunion désirable. Une bonne partie des semi-Ariens, au contraire, déjà ébranlés dans les derniers temps du règne de Constance, éclairés maintenant par les conséquences de leur faiblesse, et craignant les retours de la justice divine, souhaitaient ardemment qu’on leur facilitât le retour dans le sein de la foi de Nicée : mais ils ne trouvaient pas chez les orthodoxes, enorgueillis de leur constance et aigris par l’adversité, une disposition également bienveillante à les accueillir. On leur imposait des conditions de pénitence humiliantes; on refusait de reconnaître leurs évêques; enfin on poursuivait sans prudence, en face de la guerre étrangère allumée, les représailles de la guerre civile. Le principal instigateur de ces rigueurs intempestives était le courageux mais rude Lucifer de Cagliari, caractère entier et esprit sans finesse, qui ne comprenait aucune distinction et n’admettait aucun tempérament. Pour comble d’imprudence, c’était à Antioche, sous les yeux mêmes de Julien, à portée de ses railleries et de ses intrigues, que les dissentiments étaient encore poursuivis avec la plus déraisonnable vivacité. Dans cette grande ville, en effet, un groupe de chrétiens irréprochables, qui s’étaient tenus à l’écart du gros de l’église pendant trente années, y avaient contracté dans cet état de lutte constante des habitudes d’exclusion systématique. Ils se refusaient obstinément, malgré l’urgence des circonstances, à reconnaître pour leur évêque Mélèce, prélat d’une foi pure, mais qui avait faibli un instant, et dont le grand tort à leurs yeux était d’avoir accepté la succession d’un prédécesseur schismatique.

Averti de ces luttes imprudentes, qui se poursuivaient sous les traits mêmes de l’ennemi de la fui, Athanase résolut hardiment d’y mettre un terme. Il convoqua dans un concile, à Alexandrie, tous les évêques de sa province avec les principaux des diocèses voisins, et, entre autres, Lucifer lui-même ainsi que son compagnon d’infortune, Eusèbe do Verceil, qui était aussi resté en Orient malgré la permission de retour accordée par Julien. Lucifer pressentit le but de la convocation et se refusa à s’y rendre : il se fit représenter seulement par un de ses diacres. Eusèbe, animé d’un meilleur esprit, vint avec empressement. Hilaire de Poitiers, rentré en Gaule depuis deux ans, était trop éloigné pour qu’on songeât à le mander; mais ce fut l’inspiration de sa foi conciliante qui dicta les résolutions de la réunion d’Alexandrie.

Les sages décrets de cette réunion, qui durent voir le jour dans le courant du mois de septembre, ne furent en effet qu’un manifeste de conciliation destiné à rapprocher les membres encore épars du corps ecclésiastique. Des schismatiques furent admis à prendre part à la discussion en même temps que des orthodoxes; et Athanase, usant habilement de sa connaissance de tous les problèmes comme de tous les idiomes, parlant à chacun sa langue, copte, grecque ou latine, et entrant dans la pensée de tous, sut faire agréer et accueillir la vraie foi, aussi bien qu’en d’autres temps il avait su la défendre. «Le royaume des cieux, disait-il à ses amis trop exclusifs, ne nous appartient pas à nous seuls: plus nous y viendrons bien accompagnés, plus nous y entrerons avec gloire.» Il fut résolu que ceux-là seulement seraient regardés comme exclus du sacerdoce, qui avaient pris dans chaque diocèse l’initiative d'introduire l’hérésie ; mais que ceux qui avaient été seulement entraînés par l’exemple et la violence des autres, seraient reçus à la pénitence, pourvu qu’ils reconnussent explicitement la foi de Nicée et adhérassent à la condamnation d'Eudoxe et d’Euzoius. Ces deux noms avaient été évidemment choisis comme ceux des Ariens les plus extrêmes, et pour comprendre, non sans doute dans une justification, mais dans une indulgence commune, toutes les nuances intermédiaires. Le concile, dans le même esprit, termina plusieurs débats assez vifs qui s’étaient élevés dans le sein même des communions orthodoxes. L'une de ces discussions, qui n'était pas la moins animée, portait sur la valeur respective des mots grecs et latins, de personne, de substance et à d’hypostase, différend purement verbal que le concile de Nicée déjà avait dédaigné de trancher.

La difficulté élevée au sujet de l’hypostase, qui devait reparaître à plusieurs époques, venait originairement de la différence des langues que parlaient les deux Églises. Les Grecs se servaient habituellement du mot d'hypostase pour exprimer ce que les Latins rendent par personne. Mais, par un hasard singulier, ce mot ressemble par sa composition au mot latin de substance (ύπο subστάσισ stantia). Il arrivait de là que les Latins, entendant parler de trois hypostases, croyaient qu’il s’agissait de trois substances, et que réciproquement les Grecs entendant parler de l’unité de substance, croyaient que c'était réduire Dieu à une seule hypostase, et par conséquent nier la Trinité .

Il y avait aussi des controverses naissantes sur la divinité du Saint-Esprit et sur la nature de la personne humaine du Christ. Tout fut résolu dans un esprit de paix cl de charité. Le concile écoutait tout le monde, laissait à chacun la liberté de son langage et de ses opinions sur les questions indifférentes, et priait tous de s’en tenir d’ordinaire aux termes du symbole de Nicée. Toutes ces décisions furent communiquées par des lettres expresses, dont plusieurs subsistent encore, au siège de Rome d’abord, puis aux diverses Églises, et enfin tout particulièrement à celle d’Antioche, par l'intermédiaire de deux messagers envoyés à Lucifer, qui y résidait, et auquel le concile croyait, non sans raison, très nécessaire de recommander la modération.

Sa voix fut entendue, non sans doute qu’elle fût assez puissante pour faire cesser les divisions invétérées de l’Église et fermer d’un seul coup la plaie déjà gangrenée de l’Arianisme. De telles guérisons sont l’œuvre du temps, et ne s’opèrent point par enchantement, sur l’appel d'un homme, ni même par un décret d'assemblée. La pacification d’Alexandrie, d’ailleurs, par sa nature, ne s’adressait pas à l’Arianisme proprement dit. Elle laissait en dehors, en les excluant nommément, ou en les condamnant implicitement, tous les disciples d’Aétius, tous les philosophes raisonneurs et énergiques de la secte. Par cela seul de plus qu’elle était l'œuvre d’Athanase, elle devait être odieuse à tous les prélats politiques et courtisans, auteurs à la fois serviles et arrogants de la formule de Rimini, qui maintenant, déchus de la faveur, cachaient dans une retraite forcée les tortures de la haine et de l’ambition trompées. Enfin même parmi les orthodoxes cette œuvre de conciliation ne fut point acceptée de tout le monde. Lucifer, engagé par la signature de ses envoyés, ne put, il est vrai, se refuser d’y souscrire, mais il se hâta d’en arrêter l'effet autant qu’il était en lui, en ordonnant un nouvel évêque à Antioche, en opposition avec Mélèce, que le concile avait reçu dans sa communion. Malgré ces résistances partielles et ces difficultés inhérentes à toute transaction qui intervient entre des parties passionnées, les efforts d’Athanase eurent leur récompense. Ce fut dans les rangs de semi-Ariens surtout que leur action fut très sensible. Tout ce qui n’était pas personnellement compromis, directement engagé d’amour-propre, se hâta de rentrer par la porte qu’on venait d’ouvrir, et c’en fut assez pour exciter chez Julien un très vif mouvement d'irritation et d’inquiétude. Rien ne pouvait lui causer plus d'impatience que la vue de tout ce gouvernement de l’Église, tenant ses assises en face de lui, dans la seconde ville de l’Orient, sous la présidence d’un homme illustre qui narguait ses menaces et paraissait même ignorer sa présence. Cet usage d’une liberté concédée par lui-même trompait toutes ses prévisions. Il avait bien voulu laisser les chrétiens libres de se déchirer et de se battre entre eux, mais la liberté de la paix et de la propagande n’était point entrée dans ses calculs.

On lui écrivait d’ailleurs d’Alexandrie que rien ne résistait à l’ascendant d’Athanase. Il convertissait tout le monde, hommes et femmes, grands et petits, jusqu’à de grandes dames de la société, païenne. Des prêtres païens, des magiciens, des sophistes, faisaient tout exprès le voyage d’Antioche pour venir dire à l’empereur qu’avec un si rude adversaire le sort de la religion était plus menacé que du temps de Constance; et que si on n’y mettait ordre, c’était fait du culte des Dieux. Pressé de la sorte par les instances de toute sa cour, et suivant l’impulsion de son propre dépit, Julien chercha une subtilité pour se délivrer d’un adversaire si incommode, sans retirer ouvertement les promesses solennelles qu’il avait faites. Quand on cherche en ce genre, on ne peut manquer de trouver. La lettre suivante, adressée aux Alexandrins, fut le résultat de ces méditations:

«Assurément un homme banni par plusieurs édits impériaux et plusieurs actes de toute-puissance devait attendre, pour rentrer dans sa patrie, qu’au moins un commandement fût venu le rappeler; mais, dans ce cas même, il ne devait point, par un excès d’arrogance et de déraison, insulter aux lois, comme si elles n’existaient pas. Nous avons bien accordé aux Galiléens bannis par le bienheureux Constance le retour dans leur patrie, mais non dans leurs églises. Or, j’apprends qu’Athanase, cet homme très audacieux, emporté par son insolence accoutumée, est venu reprendre ce que ces gens-là appellent le trône épiscopal, et que cet acte déplaît au peuple pieux d’Alexandrie. Nous lui ordonnons donc de quitter la ville du jour où il aura reçu ces lettres de notre main. Que s’il persiste à y demeurer, nous lui annonçons des peines plus grandes et plus sévères»

Le peuple d’Alexandrie ne se montra ni très effrayé de ces menaces, ni suffisamment flatté de l’éloge que l’empereur décernait à sa piété. Au contraire, la ville en corps, par l’organe de ses représentants officiels, fit partir sur-le-champ des députés pour Antioche, avec charge de demander en termes soumis la révocation de la décision impériale. Mais le pas était franchi, et plus il en avait coûté à Julien pour déposer le masque de la modération, plus il était pressé de recueillir cette fois le fruit de son emportement. Il reçut très mal les députés et répondit à la ville d’Isis et d’Alexandre sur un ton très hautain: «Quand votre ville serait fondée, leur dit-il, par quelqu’un de ces misérables qui ont embrassé un genre de vie détestable et des dogmes inconnus, vous n’auriez pas encore le droit de me faire une telle demande. Mais vous, les enfants d’Alexandre, les favoris de Sérapis et d’Isis;... vous qui avez passé d’Alexandre aux illustres Ptolémées, puis au joug des Romains; vous qu’Auguste a visités, les concitoyens de son ami le philosophe Aréius; vous que les dieux ont comblés de leurs bienfaits, je rougis de penser qu’un seul d’entre vous ose s’appeler Galiléen. Les pères des véritables Hébreux ont servi en Égypte, et vous, les maîtres de l’Égypte, vous voulez servir les contempteurs des dogmes de vos pères! Vous êtes donc aveugles; vous êtes donc seuls à insulter à la splendeur du soleil, seuls à ignorer que c’est lui, ce soleil, qui fait l’été et l’hiver, et qui produit et fait germer toutes choses! Voilà le Dieu que vous quittez pour aller adorer ce Jésus que ni vos pères ni vous n’avez vu. Vous vous trompez, croyez-moi : j’ai cru toutes ces choses, moi, jusqu’à vingt ans, et en voilà douze que je marche dans le sentier des Dieux. Si vous voulez renoncer à cette erreur, vous me comblerez de joie; si vous y tenez, au moins restez en paix, et ne me priez plus pour Athanase, contentez-vous de ses disciples : il en a fait assez pour satisfaire les démangeaisons de vos oreilles. N’y a-t-il que lui dans le monde? Plût au ciel que cette secte impie ne comptât qu’un Athanase ! Choisissez qui vous voudrez pour vous expliquer vos Écritures : il vaudra bien celui que vous regrettez. Si c’est son habileté qui vous attache à lui (car j’entends dire que c’est un grand intrigant), sachez que c’est pour celle habileté même que je veux qu’il sorte. C’est par soi-même une chose très-incommode qu’un faiseur d’embarras à la tête d’un peuple. Encore si c’était un homme, mais un misérable avorton qui se croit grand parce qu’il sait risquer sa tête ! C’est vraiment le commencement de l’anarchie, et c’cst pour vous en préserver que je l’ai chassé d’abord de votre ville, et que je veux qu’il sorte aujourd'hui de toute l’Égypte.»

En même temps, par une lettre adressée au préfet Ecdicius, il donnait à Athanase un délai étendu jusqu’aux calendes de décembre pour être sorti définitivement de la province. Celte affaire ainsi réglée (il le croyait du moins), il passa à d’autres du même genre qu’il traita dans le même esprit et sous la même impression de colère. Il avait à recevoir des députés de la ville et de l’évêque de Bostra en Arabie. Il y avait eu des commencements de trouble dans ce petit endroit, entre les sectateurs des deux cultes, et l’évêque Titus, savant prélat, de mœurs pures, qui jouissait d’une considération générale, avait arrêté le désordre par l’ascendant de ses vertus. Il écrivait maintenant à l’empereur, s’adressant avec une confiance un peu naïve à sa réputation de justice et de philosophie pour faire valoir ce service et demander en retour quelque bienveillance en faveur des chrétiens. Julien n’était plus d’humeur à rien prendre en bonne part de ce qui venait d’un évêque. Il feignit de voir un acte d’orgueil dans le récit que lui faisait Titus de son intervention pacifique, et ne crut pouvoir mieux faire que de le livrer à l'irritation de ses concitoyens, comme un calomniateur qui se faisait valoir à leurs dépens. Ne dédaignant pas de prendre la plume lui-même pour écrire aux Bostréniens : «Voyez, leur dit-il, de quels termes se sert l’évêque Titus. Il assure que les chrétiens n’étaient point en nombre inférieur aux païens; mais, d’après son invitation, ils ont su se contenir et ne se livrer à aucun désordre. Voilà ce que dit de vous votre évêque. Voilà comme il prétend que votre soumission aux lois ne vient point de vous-mêmes. C’est donc malgré vous, et seulement grâce à son exhortation, que vous vous êtes abstenus de toute sédition ! Levez-vous donc et chassez de chez vous spontanément ce calomniateur ; et puis ensuite vivez en paix les uns avec les autres. Qu’il n’y ait entre vous ni dispute, ni injustice ; que ceux qui sont dans l’erreur ne fassent point violence à ceux qui adorent les Dieux d’après les rites suivis par tous les âges; et que ceux qui servent les Dieux ne molestent pas ceux qui se trompent par erreur plus que par dessein prémédité. Car il vaut mieux instruire les hommes et les persuader par la raison que par les coups, les outrages et les supplices.» Odieuse comédie de douceur qui termine une véritable incitation à la sédition et au massacre.

D’autres plaintes lui étaient apportées de la part des habitants d’Édesse, où deux sectes chrétiennes, qui avaient causé par leurs disputes quelques désordres, s’étaient vues sévèrement réprimées par le magistrat. On réclamait contre ces rigueurs, et le sophiste Hécebole, converti par Julien, comme on l’a vu, heureux de rendre quelque service à ses coreligionnaires, pour réparer un peu une défection dont il rougissait, s’était fait leur intercesseur auprès du prince. Julien ne se laissa point toucher même par celte intervention, et sa réponse ironique et arrogante trahit ses nouvelles dispositions : « J’ai toujours voulu du bien aux Galiléens, écrivait-il à Hécébole, et je n’ai jamais permis qu’on les traînât de force aux temples... Mais les Ariens, qui regorgent de richesses, ont attaqué les sectateurs de Valentin, et ont fait des choses qui ne conviennent pas dans une ville policée. Puis donc que leur admirable loi leur trace une route pour les conduire au royaume des cieux, je veux les aider à y marcher; et j’ai ordonné qu’on enlève tout l’argent de l’église pour le distribuer aux soldats, et que les propriétés soient réunies à notre domaine : afin que, réduits à une pauvreté salutaire, ils ne perdent pas la palme céleste qu’ils espèrent.»

Derrière ces députés, enfin, venaient ceux des villes de Maiume et de Gaza, en Palestine. Ces deux cités, très-voisines l’une de l’autre (elles n’étaient séparées que par une lieue de chemin), étaient engagées de longue date dans une rivalité constante. Les différends religieux n’étaient qu’une des formes de cette inimitié locale. Maiume, autrefois simple faubourg de Gaza, ayant pris parti pour le christianisme sous Constantin, ce souverain, en récompense, lui avait donné les droits de cité complets, et l’avait baptisée du nom de Constantine. Il n’en avait pas fallu davantage pour que les habitants de Gaza restassent plus passionnément attachés que jamais au culte païen. Humiliés pendant tout le règne de Constance, ils relevaient la tête depuis que Julien venait en aide aux Dieux vaincus. Ils avaient demandé très-instamment que Maiume fût privée des prérogatives dont Constantin l’avait comblée, et réduite comme avant son règne à l’état de ville de second ordre. La demande leur avait été accordée; et, forts de celte marque de sympathie, ils en prenaient avantage pour faire sentir à leurs voisins toute leur supériorité. Les chrétiens qui vivaient dans leurs murailles étaient forcés de s’enfuir : les chapelles chrétiennes étaient livrées aux flammes; enfin, les esprits s’exaltant chaque jour, on finit par faire périr dans une commotion populaire toute une famille de distinction, composée de trois frères qui avaient porté les armes avec éclat et exercé de grands emplois. Le gouverneur de la province, qui avait toléré bien des excès, trouva pourtant que cette fois la mesure était comblée. Il accourut précipitamment, menaçant la ville de la colère impériale, et fit arrêter les principaux coupables. Les gens de Gaza prirent peur, sentant bien qu'ils avaient clé trop loin, et craignant la renommée de justice de l’empereur.

Leurs envoyés arrivèrent donc à la cour, tout tremblants et prêts à se justifier humblement. Le gouverneur arrivait aussi, un peu troublé, mais confiant dans l’équité du maître. L’accueil qui leur fut fait montra combien les temps étaient changés. Non-seulement aucune réprimande ne fut adressée aux habitants de Gaza, mais Julien se montra très mécontent du gouverneur et le révoqua de sa charge. Le pauvre magistrat, un peu honteux d’être pris pour dupe, s’excusait en vain sur la justice, sur les lois qu’il avait voulu exécuter: «Eh! qu’importe! dit Julien avec humeur; est-ce un si grand crime qu’un Grec tue dix Galiléens!»

Un encouragement aussi clair équivalait à un ordre positif de courir sus aux chrétiens. Les païens de la Palestine le comprirent ainsi; et, d’un bout à l’autre de cette infortunée province, ce ne furent plus que d’horribles scènes de carnage auxquelles prirent part activement les Juifs, ennemis non moins acharnés et non moins humiliés des chrétiens. A Gaza même, des vierges chrétiennes furent traînées sur la place publique; on leur ouvrit le ventre, et on fit manger leurs entrailles aux pourceaux. Partout les églises furent incendiées, les tombeaux des martyrs furent violés, et leurs cendres jetées au vent. Ce fut le traitement qu’on fit subir aux restes du saint précurseur Jean-Baptiste, enterrés à Sébaste en Samarie, et qu’on exhuma pour les brûler en grande pompe sur la place publique. A Panéade, dans le territoire de l'ancienne tribu de Dan, on renversa à coups de pierres une statue de Jésus-Christ élevée, disait une tradition respectable, par la femme que le Sauveur avait guérie d’une perte de sang. Sur son piédestal on plaça une statue de Julien. Sozomène, Juif d'origine, et qui raconte tous ces détails d'après les récits de son aïeul, compromis lui-même dans cette persécution, ajoute que, dès le lendemain, la statue était frappée de la foudre, comme autrefois l’idole de Dagon dans le sanctuaire. Les chrétiens veillaient cependant et recueillaient en secret les débris de l’image du Christ, pour les conserver à la piété des fidèles.

Des villes de Palestine la violence et le désordre se répandirent bientôt dans les campagnes. Là vivaient dans l’austérité monastique, sous la conduite du disciple de saint Antoine, Hilarion, des anachorètes, héritiers directs des Esséniens de l’ancienne Judée. Une bande de furieux se porta sur leurs humbles demeures, les mit au pillage et maltraita indignement leurs personnes. Mais la rage de ces bandits fut déçue, en ne trouvant point dans cette retraite le fondateur et le chef des monastères, Hilarion lui-même, dont la réputation de sainteté leur était depuis longtemps particulièrement odieuse. Après l’avoir cherché avec soin dans tous les asiles où il pouvait se cacher, ils apprirent enfin, à leur grand désappointement, qu’il avait quitté ses disciples, depuis quelque temps déjà, pour fuir la vénération pieuse dont son humilité se trouvait importunée. Il devait s’être réfugié en Égypte, car il était parti un jour pour visiter le tombeau de saint Antoine, et depuis il n'était plus revenu. La haine de ses ennemis était si acharnée, qu’ils no reculèrent pas devant l’idée de se mettre à sa poursuite. L’été s’était écoulé dans ces désordres, et on était déjà arrivé au moment extrême fixé par Julien pour le départ d’Athanase. Afin d’assurer l’exécution de ses ordres, l’empereur faisait partir des officiers spécialement chargés d’y tenir la main. Quelques païens de Palestine demandèrent la permission de se joindre à cette expédition, dans l’intention expresse de découvrir l’asile d’Hilarion et de s’emparer de sa personne. Saint Jérôme affirme très expressément que Julien les y autorisa. Peut-être se borna-t-il à fermer les yeux sur leur départ, décidé qu’il était désormais à ne plus réprimer les excès d’un zèle dont son âme irritée partageait toute l’impatience.

Vers les derniers jours de novembre, par conséquent, trois ordres de voyageurs se mirent en route, d’Asie Mineure vers Alexandrie: le comte, envoyé par Julien, d’abord, puis les persécuteurs obstinés d’Hilarion, et enfin une petite députation de chrétiens obscurs, qui alliaient porter à Athanase, en témoignage de sympathie pour ses nouvelles épreuves, quelques restes pieusement recueillis des cendres de saint Jean-Baptiste. Ceux-ci furent les seuls qui purent remplir l’objet de leur mission. Devançant tous les autres, ils trouvèrent Athanase qui faisait paisiblement ses préparatifs de départ. Il les reçut avec tendresse, et déposa en leur présence, au fond d’une cachette creusée dans la muraille d’une église, le précieux dépôt dont ils étaient porteurs. Quant aux ennemis d’Hilarion, leur recherche fut vaine. Averti de leur approche, l’anachorète s’était dérobé à leur poursuite, quittant, non sans regret et sans larmes, le voisinage de la cellule autrefois habitée par Antoine, et dont il ne pouvait plus s’arracher. «Voilà, disait-il en la parcourant, le lieu où il avait accoutumé déchanter des psaumes; voici où il priait d’ordinaire, voici où il se reposait. Là, lui-même a planté cette vigne; lui-même a creusé avec beaucoup de peine ce réservoir pour son jardin; voici la bêche dont il se servait pour labourer la terre.» Puis il s’étendait sur la couche du saint et la couvrait de ses baisers. Il partit à temps pour échapper à ses ennemis, et alla se cacher plus avant dans le désert.

Quant à l’officier de Julien, quand il arriva, il put croire sa commission exécutée sans son concours. Athanase, en effet, toujours prêt à temps sans jamais se presser, était parti quelques jours avant la venue du messager qui devait lui apporter les derniers ordres de l’empereur. Ce quatrième départ pour un quatrième exil ne s’accomplit pas, comme le précédent, dans l’ombre et le mystère. Pendant que les Juifs el les païens de la ville, excités par la présence de l’agent de l’empereur, se livraient à de grandes violences et mettaient le feu à l’église principale qui portail le nom de Césarée, le proscrit prenait publiquement congé de tous ses amis, comme un homme qui partirait pour un voyage de quelques jours. «Ne vous troublez pas, leur disait-il, cette bourrasque ne vient que d’une petite nuée qui passe; attendez un peu, et ce sera fini.» Une embarcation était préparée sur le Nil; il y prit place en plein jour, et remonta, à force de rames, du côté de la Thébaïde.

Lecomte fut un peu déconcerté en apprenant cette sortie si prompte et si publique, el, pour pouvoir au moins attester à Julien qu’il avait vu de ses yeux l’exécution de l’ordre impérial, il se mit à la suite du voyageur. Les historiens Socrate el Théodoret ne font pas difficulté d'affirmer qu’il avait pour dessein secret de se saisir de la personne du prélat el de le faire mourir. Aucun ordre pareil ne se trouve dans aucun document écrit de Julien, mais il n’est nullement impossible, qu’en bon courtisan, et sûr de ne pas déplaire, l’officier se fût donné à lui-même un supplément d’instructions. Quoi qu’il en soit, comme il remontait le fleuve, il aperçut sur la rive un groupe d’hommes qui descendaient du côté d’Alexandrie: «N’avez-vous point vu passer Athanase et sa suite, leur dil-il, el sommes-nous près de les atteindre? — Ils ne sont guère loin de vous, dit un des hommes en se détachant du groupe. Nous les avons vus près d’ici, et ils ne peuvent pas être bien loin.» Le comte poursuivit sa route sur cette indication; mais, ne trouvant rien, et n’atteignant personne, il se découragea et retourna sur ses pas. L’homme qui lui avait parlé n’était autre qu’Athanase lui-même qui s’était fait débarquer à une certaine distance de la ville et rentrait hardiment dans Alexandrie, décidé à y demeurer caché jusqu’à ce que la petite nuée qui obscurcissait le ciel fût dissipée.

Les contemporains, en rapportant cette confiance d’Athanase, qui devait être sitôt justifiée par l’événement, n’hésitent point à l’attribuer à une révélation prophétique, naturelle à supposer chez un nouvel Élie, si longtemps nourri par l’ange de Dieu dans le désert. Mais si Athanase eût été à Antioche auprès de Julien, et admis à sa cour, il n’aurait pas eu besoin d’être inspiré par le Saint-Esprit. Un peu de sagacité humaine lui aurait suffi pour prévoir l'avenir qui était réservé à la plus insensée des tentatives. Engagé dans l’entreprise impossible d’arrêter le flot de la grâce divine et de remonter le cours de la raison humaine, Julien voyait chaque jour l’obstacle grossir devant lui. En moins d’un an, il avait dû passer de la persuasion à la ruse, et de la ruse à la force. Rentré maintenant dans la voie des persécuteurs vulgaires, il s’avançait sur les pas des Dioclétien et des Décius. Aveuglé, isolé, secrètement raillé par les complaisants qui le flattaient, et tout exalté d’un zèle farouche qui ne rencontrait d’écho que dans les rangs d’une populace avide de sang, nul frein ne le retenait plus sur la pente, et l’abîme était au bout.

Contenu cependant par un reste de prudence et par sa longue habitude de dissimulation, il ne fit point encore d’édit général de persécution; mais il s’appliqua sans relâche, avec un incroyable esprit de chicane et de tracasserie, à mettre à tout instant les chrétiens dans l’alternative ou d’abjurer leur foi, ou de renoncer aux plus simples jouissances de la vie civile. A l’aide de l’immense pouvoir que l’empire concentrait entre ses mains, il serra autour d’eux les mailles d’un réseau de fer. A Constantinople, il ne leur avait interdit que l’enseignement; à Antioche, la prohibition fut étendue à toutes les fonctions publiques. «L’intérêt de l’État, disait-il, exige que les coupables soient punis de mort. Je ne puis donc confier le glaive à ceux à qui leur loi interdit d’en faire usage.» «Il ne faut pas, écrivait-il, poursuivre les Galiléens contre le droit et la justice, mais il faut toujours leur préférer les hommes pieux.» A partir de ce moment, il n’y eut plus un seul chrétien admis dans aucun office important. La solde du fonctionnaire étant l’unique gagne-pain d’une nuée d’employés, c’était réduire à la misère toute une classe de chrétiens d’un seul coup. Mais ce n’était rien encore : la persécution s’étendit à tous les détails de la vie privée. Partout où s’élevait une statue de l’empereur, c’est-à-dire à presque tous les coins de rue des grandes villes, on en consacra une autre à côté à Vénus ou à Sérapis. Saluait-on l’une, on paraissait saluer aussi l’autre. Il fallait donc, en se promenant, faire acte de rébellion ou d’idolâtrie. Quelquefois, pour rendre le piège tout à fait inévitable, c’était l’empereur lui-même qui était peint sous les insignes de Mars ou d’Apollon, du dieu de la guerre ou du dieu des beaux-arts. Les monnaies étaient surchargées des symboles de l’idolâtrie. A la source de la grande fontaine qui arrosait les rues d’Antioche, un autel fut établi, et l’onde fut solennellement consacrée à toutes les divinités de l’Olympe. On aspergea ensuite de celte eau lustrale tous les marchés, toutes les denrées, le pain, les fruits, les herbes, les viandes, et Julien songea avec un malin plaisir que nul chrétien ne pourrait plus ni manger ni boire, sans se souiller au contact des idoles.

Rien n’était plus étranger à l’esprit de la foi chrétienne que d’attribuer aux objets matériels une vertu magique et malfaisante. Il n’y eut pas un prêtre, par conséquent, qui n’encourageât les fidèles à braver cette vexation et à user sans scrupule, comme dit l’Apôtre, des aliments mis devant eux. Mais les populations, bien que chrétiennes, étaient loin de comprendre encore l’esprit de l’Evangile. Elles transportaient dans leur foi nouvelle bien des habitudes superstitieuses de leurs pères, et quand elles avaient mangé d’une viande ou bu d’une eau consacrée aux idoles, elles se croyaient souillées et perdues. Leur irritation fut donc très grande. D’autres griefs encore vinrent l’accroître. A la porte des temples, dont les autels fumaient nuit et jour, on distribuait aux soldats les viandes, encore toutes chaudes, des sacrifices, dont l’armée se nourrissait. C’étaient d’excellents mets, car Julien choisissait pour la table des Dieux les animaux et les oiseaux de l’espèce la plus rare : les soldats s’en gorgeaient tout à leur aise dans de véritables orgies, et quand ils rentraient, le soir, à moitié ivres, ils forçaient les passants à les prendre sur leurs épaules pour les rapporter à leurs casernes. Les Pétulants et les Celles surtout, les favoris de Julien, ses vieux camarades de Gaule, se livraient sans ménagement à ces excès, compensation inespérée des longues privations qu’ils avaient souffertes. Mais les soldats chrétiens étaient fort scandalisés. «Cette vie est insupportable, s’écriaient-ils. Bientôt nous ne pourrons respirer, car l’atmosphère est toute pleine de vapeurs empoisonnées.» On rapporta à l’empereur ces paroles séditieuses, et on lui signala en particulier deux coupables : c’étaient deux jeunes gens, nommés Juventin et Maximin. Il les fit venir, prit connaissance lui-même de leur délit, les fit fouetter de verges et les retint plusieurs jours en prison. Comme ils refusaient de faire aucune soumission, il les livra enfin aux bourreaux, et on les mil à mort de nuit dans une basse-fosse. Le même sort fut réservé, peu de jours après, à deux autres soldats, Bonose et Maximilien, porte-drapeau dans une compagnie récemment arrivée en Orient, qui s’étaient refusés à faire disparaître la croix de leur étendard. «Nous sommes chrétiens, répétaient-ils jusqu’en présence des bourreaux, et nous n’oublierons point ce que nous avons promis au grand Constantin le jour que nous reçûmes le baptême avec lui, à Aschiron, près de Nicomédie.» Et comme toutes ces exécutions se faisaient en secret, pour ne pas exciter de troubles, le bruit se répandit bientôt qu’on massacrait des chrétiens pendant la nuit, et que les flots ensanglantés de l’Oronte entraînaient chaque matin vers la mer des monceaux de cadavres.

Par ces violences, qu’il essayait de couvrir encore d’une ombre de justice, et qu’il rougissait de produire au grand jour, Julien donnait aux chrétiens à la fois la mesure de sa haine et de son impuissance. L’une et l’autre apparurent bien plus nettement encore dans un grave incident qui acheva de l’exaspérer. Il y avait aux portes d’Antioche une bourgade ou, pour mieux parler, un faubourg qui portait le nom de Daphné. C’était là, disaient les habitants, que la nymphe aimée d’Apollon avait échappé aux embrassements du dieu en prenant la forme de l’arbre qui, en grec, portait encore son nom (laurier); et bien que cet honneur fût disputé par beaucoup d’autres contrées, la tradition était assez accréditée en Orient pour avoir fait la renommée d’un temple élevé sur le lieu même de la métamorphose prétendue. On y admirait une magnifique statue d’Apollon, tenant sa lyre d’une main, et de l’autre une coupe d’or, d’un travail exquis qui la faisait comparer au Jupiter de Phidias. Un paysage délicieux, une riche forêt de cyprès qui s’élevait tout auprès, et où jamais le soleil ne pénétrait, une source pure, qu’on nommait la fontaine de Castalie, et dont les ondes passaient pour communiquer à ceux qui les buvaient une vertu prophétique, de vastes pelouses émaillées de fleurs, achevaient de faire de Daphné la promenade favorite des citoyens d’Antioche. La petite ville n’avait même pas autant perdu qu’on pouvait le croire, au changement de religion de la grande cité. Car, si le temple était maintenant délaissé et dégradé, si la fontaine même était tarie ou bouchée, si l’on ne venait plus chercher à l’ombre de la forêt des rendez-vous amoureux, en revanche le césar Gallus avait fait élever dans cet endroit même, avec beaucoup de pompe, le tombeau de saint Babylas, évêque d’Antioche, martyrisé sous Décius. Ce lieu, autrefois témoin de bien des scènes voluptueuses, se trouvait ainsi sanctifié, et la piété nouvelle des habitants prenait encore un chemin frayé par leurs anciennes habitudes.

Julien ne pouvait manquer de visiter cet endroit célèbre, objet de tous les pèlerinages de dévotion ou de curiosité; mais il n’avait nulle intention de rendre hommage à saint Babylas. il choisit au contraire le jour de la fête d’Apollon, et se rendit droit au temple avec de grands sentiments de piété, et se préparant à assister à d’antiques et curieuses cérémonies. Il se représentait déjà en imagination, nous avoue-t-il lui-même, les victimes, les libations, les chœurs de musique et les enfants vêtus de robes blanches. Il n’avait prévenu personne de sa venue, croyant que pour une telle fête la précaution était inutile, et qu’une si grande ville ne pouvait manquer de se mettre en frais pour un si grand dieu. Il fut donc fort surpris de trouver le temple vide; point de cierges allumés, point de prêtres en costume, point de victime préparée. Ne pouvant en croire ses yeux : «Ils sont quelque part, disait-il, là dehors, et ils attendent que le souverain pontife donne le signal» À force de chercher, on finit par trouver enfin un seul prêtre, à qui on enjoignit de commencer le sacrifice. «Quelle victime avez-vous? lui demanda Julien. Qu’est-ce que la ville vous a envoyé? — J’ai un oison dans ma basse-cour, répondit le pauvre prêtre, et je l’offre volontiers. Mais, quant à la ville, elle ne m’a rien envoyé du tout.» Force fut de se contenter du prêtre et de l’oison. Le sacrifice commença, mais l'officiant ne trouva pour l’aider qu’un de ses enfants, qui s’y prêtait de très mauvaise grâce, et à peine la cérémonie était-elle achevée que le père s’aperçut que son fils s'était sauvé. Le petit homme était chrétien depuis plusieurs jours, sans en rien dire, converti par une diaconesse du voisinage, et ni menaces ni coups ne purent le décider à reprendre son service dans le temple d’Apollon.

Julien rentra tout irrité dans Antioche, et mandant le sénat de la ville, lui adressa des remontrances très sévères sur son avarice et sa négligence. «Un bourg des extrémités du Pont, dit-il, ferait les choses avec plus de libéralité que vous qui possédez d’immenses territoires.» Puis, voulant réparer plus efficacement le scandale, il se mit activement à l’œuvre pour rendre au temple son ancienne splendeur. Toujours avide d’ailleurs de pénétrer l’avenir, où ses regards ne plongeaient qu’avec inquiétude, il était pressé de rendre la parole à l’oracle de Castalie, se flattant de recevoir ses premières confidences. Mais, pour que le dieu parlât en liberté, il fallait qu’on le délivrât du méchant voisinage d'un mort qui l‘importunait. Libanius, du moins, l’affirme gravement, et c’était d’ailleurs une croyance générale parmi les païens, que les oracles ne voulaient jamais parler devant les impies: manière ingénieuse d’expliquer pourquoi les dieux étaient devenus si muets depuis que la piété envers eux était si rare. Ordre fut donc donné aux chrétiens d’exhumer sans délai les os de leur martyr, pour faire place nette devant le temple. Ils s'empressèrent d'obéir, et dès qu’ils curent enlevé le corps, les prêtres païens se mirent en devoir de faire les cérémonies de la purification, suivant le rite adopté par les Athéniens dans un cas pareil, à Délos, el dont Thucydide avait laissé une description détaillée.

Pendant qu’ils étaient à l’œuvre, ils entendirent des chants dont le son ne dut leur plaire que médiocrement. C’étaient les chrétiens s'en retournant à la ville, chargés de leur précieux fardeau et entonnant à pleine voix, tantôt en chœur, tantôt en partie, le verset du psaume 96: «Que ceux-là soient couverts de confusion, qui adorent des statues el se confient dans des simulacres. Dieux des nations, courbez-vous devant le Seigneur.» Les populations des hameaux voisins accouraient; les passants s’agenouillaient, ou s’empressaient pour toucher les reliques du saint. Julien se trouvait ainsi avoir organisé, sans s’en douter, une procession chrétienne à travers tes campagnes et les rues d’Antioche. Tout irrité d’être pris pour dupe, il se promit bien d’effacer peu de jours après cette pompe improvisée, par le faste qu’il déploierait à l’inauguration du temple restauré. Un grand sacrifice était préparé, et déjà on avait rassemblé tous les bœufs et tous les moutons nécessaires pour une hécatombe. Déjà même Julien avait passé plusieurs heures en prière aux pieds de la statue du dieu, les couvrant de ses baisers; tout était prêt pour la fête. Malheureusement une nuit le feu prit au temple, et le lendemain il ne restait plus que quelques pans de murailles et quelques fûts de colonnes.

La colère de l’empereur ne connut alors plus de bornes; il ne douta pas un instant que les chrétiens ne fussent les auteurs de l’incendie. Les chrétiens ne doutèrent pas davantage que le feu du ciel ne fût tombé sur le temple pour venger le sacrilège; et personne, dans cette excitation générale, ne songea à l’explication peut-être plus simple qu’Ammien Marcellin nous offre. Il remarque que la veille un philosophe de la cour de Julien, nommé Asclépiade, avait pénétré avec lui dans le temple, pour offrir à l’idole l'hommage d'une petite statue d’argent, et y avait laissé son offrande environnée, suivant l’usage, de cierges allumés. Les poutres du temple étaient vieilles et desséchées; une étincelle avait pu suffire pour y mettre le feu. Quoi qu’il en soit, on s’empara de la personne des chrétiens qui s’étaient fait remarquer par leur zèle le jour de la procession des restes de saint Babylas, et on les mil à la question pour leur faire avouer leur crime. On étendit même le supplice aux prêtres du temple qu’on pouvait croire, sinon complices du méfait, au moins en mesure d’en faire connaître les auteurs. Le préfet Salluste (ce n’était pas l’ami de Julien, mais le même qui était déjà intervenu en faveur de Marc d’Aréthuse), chargé d’exécuter celte commission, ne s'y prêtait qu’avec répugnance. «Prenez garde, disait-il à l’empereur, vous allez faire des martyrs; c’est tout ce que les chrétiens désirent.» Il avait raison. La torture dura deux séances et n’arracha aucun aveu ni aucun renseignement, pas même aux prêtres païens. Un jeune homme, nommé Théodore, fut livré deux fois, depuis le matin jusqu’à quatre heures du soir, à des bourreaux qui lui déchiraient les côtés avec des ongles de fer, et le dos avec des coups de fouet. Il ne cessa pas un instant de chanter le fameux verse du psaume qui avait si fort contrarié Julien. Salluste, frappé d’admiration, retourna auprès de l’empereur, et lui représenta de nouveau le tort qu’il faisait à sa cause en donnant ainsi des héros à célébrer à ses adversaires. Julien se rendit enfin à cette raison, et permit qu’on relâchât Théodore. «Ces chrétiens, dit-il avec impatience, volent au martyre comme les abeilles à la ruche.» Le confesseur quitta le chevalet avec regret. Pendant tout le supplice, il avait vu à ses côtés, disait- il, un jeune homme assis qui lui essuyait sa sueur avec un linge blanc et lui jetait de l’eau fraîche pour le ranimer; el la douceur de cette vision était telle qu’elle effaçait tous ses tourments.

On ne pouvait pourtant laisser l'injure du dieu tout à fait impunie. Libanius, pour le consoler, avait bien fait en son honneur une déclamation ou, comme on disait, une monodie sur le déplorable événement, où il invitait Apollon à se montrer contre ses nouveaux ennemis tel qu'il avait paru autrefois au camp des Grecs, quand Chrysès l’invoquait sur les bords retentissants de la mer de Troie. Il ne demandait pas mieux que de redire sa pièce d’éloquence à tout venant, mais lui seul pouvait trouver cette réparation suffisante. A défaut de victimes vivantes, Julien résolut d’exercer ses représailles sur la pierre el le bois des temples chrétiens. Il ordonna que la grande église d'Antioche fût fermée, démolie, et que toutes ses richesses fissent retour au trésor public. Il confia l’exécution de sa commission à son oncle maternel, le comte Julien, aidé du comte des largesses sacrées et du comte du domaine privé, Félix el Elpidius, l’un et l'autre jadis chrétiens et convertis par la toute-puissante éloquence du maître. Le comte Julien était dans le même cas : il avait été chrétien, au moins de bouche; mais il entrait maintenant avec passion dans les desseins de son neveu.

L'ordre de l'empereur fut accompli sans difficultés. La grande église était au pouvoir des Ariens qui n'essayèrent pas de la défendre. On s'empara de tous les ornements et de tous les ustensiles sacrés qui décoraient les autels. Les trois comtes eux-mêmes, en les enlevant de leurs propres mains, se livraient aux railleries les plus indécentes, et les faisaient servir aux usages les plus impurs. «Voyez, disait Julien à Félix, en lui montrant les plats et les vases d’or donnés par Constantin et Constance, dans quelle vaisselle on sert le fils de Marie.» Puis il riait de ce dieu, prétendu tout-puissant, qui laissait ainsi profaner son temple sans le défendre.

Quand on eut fait main basse sur toute la décoration extérieure de l’église, il fallut trouver et se faire ouvrir le trésor, où étaient renfermés des objets d'un plus grand prix, ceux qui servaient seulement dans les grands jours de cérémonie. On fit chercher le trésorier de l’église, simple prêtre nommé Théodoret. Bien qu'engagé au service des Ariens, puisqu'il était resté à la grande église, Théodoret était un homme de bien, et sa foi, qui pouvait avoir été séduite par quelques subtilités théologiques, était restée vive et sincère. Il s’était signalé, sous le règne précédent, par son ardeur contre l'idolâtrie. En ce moment il était occupé à sauver les débris du pillage de l’église, et il rassemblait les chrétiens éperdus dans une petite chapelle où il célébrait le saint sacrifice et les exhortait. On le saisit et on l’amena, les mains liées derrière le dos, devant le comte Julien.

Le comte lui fit subir un interrogatoire, auquel Théodoret refusa de répondre. L’audace de l’accusé irritant le juge, il ne fut bientôt plus question entre eux ni du trésor, ni des richesses de l’église, mais simplement de la foi et du martyre. Théodoret reprocha tout haut au comte de se faire l’instrument et le protecteur des démons. Julien, exaspéré, répondit en livrant son interlocuteur au bourreau pour Être étendu sur un chevalet. La tension qu’on fit subir aux muscles du patient était telle qu’il paraissait, en quittant l’instrument de torture, avoir pris huit pieds de long. Tranquille cl même gai au milieu de son supplice, Théodoret continuait do lancer au comte des paroles piquantes qui le mettaient hors de lui. «Crains Dieu, lui dit enfin l’officier rappelant ses souvenirs bibliques, et obéis à l’empereur; car il est écrit: le cœur du roi est dans la main de Dieu. — Oui, dit Théodoret, le cœur du roi qui connaît Dieu, et non le cœur du tyran qui adore le démon. — Tu oses donc, reprit le comte, appeler l’empereur un tyran! — S’il a commandé ce que vous faites, dit le martyr, on doit le regarder non-seulement comme un tyran, mais comme le plus misérable de tous les hommes.» Et comme le juge le menaçait d’une mort immédiate: «Songe à mourir toi-même, s’écria-t-il d’une voix prophétique. Je te prédis que tu rendras l’âme dans les tourments les plus aigus. Et quant à ton tyran, qui se flatte de la victoire, il sera vaincu lui-même : une main inconnue lui ôtera la vie, et son corps demeurera sans sépulture dans une terre étrangère.»

L'auditoire était consterné; les bourreaux sentaient leurs mains tomber et leurs genoux fléchir. Ils voyaient, disaient-ils, quatre anges vêtus de blanc qui parlaient au saint et l’animaient. Pour terminer au plus vile cette scène lugubre, le comte fit trancher la tête au condamné sans autre forme de procès. Il se leva ensuite, le visage pâle et les sens tout bouleversés. Arrivé au palais, il se hâta de rendre compte à l’empereur de l’exécution de ses ordres. A sa grande mortification, l’empereur se montra fort mécontent: il avait ordonné la clôture et la spoliation des églises, mais il n’avait point commandé cette fois l’exécution capitale, et il trouva fort mauvais, surtout voyant quel scandale avait eu lieu, qu’on eût outrepassé ses instructions. « Qu’avez-vous fait? lui dit-il. Ne savez-vous pas que je ne veux pas employer la force, mais la persuasion, avec ces Nazaréens? Vous venez de leur donner un beau prétexte pour déclamer contre moi, comme ils ont fait contre les empereurs d’autrefois, et pour ajouter impudemment un scélérat de plus à tous les martyrs qu’ils adorent.» Puis, voyant que cette réprimande sévère achevait de porter le trouble dans l’âme tout émue du comte, et qu’il était sur le point de se trouver mal : « Allons, lui dit-il en se radoucissant, venez au temple, et le sang des victimes vous purifiera de votre faute et vous rendra la paix.» Le comte suivit, tout triste, et ne se remit point pendant la cérémonie. On lui offrit, comme à l’empereur, des viandes immolées; il y toucha à peine, comme s’il ne pouvait rien avaler, puis il rentra chez lui en toute hâte, saisi d’une colique violente qui, tournant en une inflammation d’entrailles, l’eut mis dès le lendemain à toute extrémité.

Sa maladie se prolongea pourtant quelques jours, au milieu de l’émotion générale. Comme elle présentait d’affreux caractères, les bruits les plus étranges circulaient dans la ville. On disait que tous les organes qui avaient participé au sacrilège, sa bouche qui avait proféré tant de blasphèmes, ses mains qui avaient enlevé les objets sacrés, d’autres parties enfin de son corps dont il les avait approchés par dérision, tombaient l’une après l’autre en pourriture. Lui-même éprouvait, au milieu de ses douleurs, les plus épouvantables angoisses. Les menaces du martyr lui revenaient incessamment en mémoire. Pour détourner ce funeste augure, il envoyait consulter tous les oracles qui, à l’unanimité, lui faisaient dire d’avoir bon courage, et qu’il ne mourrait point. Sur cette assurance, il se tranquillisait un peu et s’emportait contre les chrétiens, à qui il imputait ses maux; il usa même, dit-on, du peu d’autorité qu’il avait encore, pour en faire mourir quelques-uns. A d’autres moments, au contraire, voyant la vie qui lui échappait, il était saisi de remords; sa femme, restée chrétienne, au moins de cœur, s’approchait de son lit el le conjurait tout bas d’avoir recours à la miséricorde de Jésus-Christ. Il poussait alors de grands cris, implorant le Dieu des chrétiens, le suppliant, par pitié, d’abréger son supplice et de le retirer du monde. Il envoyait prier Julien de rouvrir les églises et de craindre la main de Dieu. Il mourut dans ces incertitudes, n'ayant pas donné un signe de véritable contrition. Quand Julien apprit l’accomplissement de celte première partie d’une prédiction sinistre où il était compris lui-même : «Cet homme avait manqué de confiance envers les Dieux, dit-il froidement en composant son visage, les dieux se sont vengés»

Mais autour de lui on n’éprouvait pas, on n’affectait pas le même calme. La prophétie du martyr circulait dans toutes les bouches. L’idée que le Dieu des chrétiens allait se réveiller et se venger, s’emparait de toutes les imaginations; elle épouvantait les apostats; elle inspirait une terreur presque égale aux païens eux-mêmes, qui, sans adorer Jésus-Christ, ne faisaient pas difficulté de reconnaître en lui au moins un démon puissant. Chaque jour, dans cette disposition des esprits, semblait apporter un nouveau et sinistre présage. Le comte des largesses sacrées, complice du comte Julien, mourut, peu de temps après, d’un coup d’apoplexie. Il s’appelait Félix, c’est-à-dire heureux, et c’était, avec Auguste, l’épithète dont on faisait précéder le nom de tous les empereurs. «Voilà déjà Félix mort, dit un plaisant, Auguste ne tardera pas longtemps.» L’année d’ailleurs était singulièrement défavorable; les catastrophes se multipliaient. Nicomédie fut victime d’un second tremblement de terre qui acheva de détruire ses fondements, et dont la secousse se communiqua à beaucoup d’autres villes. Par suite de l’une de ces commotions souterraines, le Nil déborda à Alexandrie. La sécheresse durait cependant toujours autour d’Antioche, et amenait à sa suite une grande famine. D’Occident les nouvelles n’étaient pas beaucoup meilleures. Les populations commençaient à s’agiter, et bien que l’empressement des gouverneurs à se conformer aux volontés de l’empereur diminuât en raison de la distance de leur province, quelques supplices avaient déjà été ordonnés pour cause de religion, et suscitaient de vives émotions

L’horizon s’assombrissait ainsi de toutes parts autour de Julien, et ces annonces de malheurs prochains exaltaient au plus haut degré le courage des chrétiens. Il ne pouvait plus faire un pas dans Antioche sans les rencontrer, le front levé, dans l’attitude d’un dédain à peine déguisé. On faisait résonner à ses oreilles les me­naces de la Bible contre les adorateurs des faux dieux. Il y avait surtout une vieille femme, du nom de Publia, dirigeant une communauté de diaconesses, qui ne le laissait jamais passer devant sa maison, sans faire entonner à toute sa compagnie le verset du psaume: «Les simulacres des nations ne sont qu’or et argent; ils ont des oreilles et n’entendent point, des yeux et ne voient pas, des pieds et ne marchent pas.» D’autres fois c‘étaient des cantiques sacrés, et souvent même d’autres poésies, tout récemment composés par Grégoire de Nazianze, ou par le professeur Apollinaire, pour tenir lieu aux chrétiens des auteurs classiques qui leur étaient interdits. Ces pieux savants employaient leurs loisirs à faire des vers de toute sorte, héroïques, tragiques, élégiaques, ïambiques, purs de tout souvenir idolâtre et propres à être répétés par les bouches des jeunes filles. Apollinaire, surtout, excellait à mettre en vers pleins de grâce et de feu, quoique d’une exactitude théologique douteuse, les dogmes principaux du christianisme. Ces hymnes à peine composés volaient de bouche en bouche, comme les chants nationaux d’une population opprimée. Les femmes les fredonnaient en filant; les hommes, à table ou à l’atelier, en mangeant et en travaillant : et les échos allaient porter les refrains, comme un défi, aux oreilles du tyran rhéteur qui avait prétendu condamner à la dégradation intellectuelle tous les serviteurs du Verbe de Dieu ’. Enfin, les plus simples cérémonies chrétiennes, les obsèques d’un mort, par exemple, devenaient l’objet de manifestations religieuses qui avaient un caractère politique, à tel point que Julien se vit obligé d’interdire, par une loi, les funérailles en plein jour: «La douleur, dit-il dans ce texte, doit aimer le secret: la pompe et l'ostentation n’y conviennent pas».

Encore si, pour soutenir cette guerre ouverte contre une partie de ses sujets, Julien avait pu trouver dans l’autre un appui sincère! Mais, bien qu’engagés dans la même lutte, le parti païen de l’empire et son chef s’apercevaient de jour en jour qu’ils n’avaient nulle sympathie réelle l’un pour l’autre. D’une part, comme nous l’avons plus d’une fois remarqué, Julien, animé d’une passion exclusive pour la Grèce, ses dieux et sa langue, n’avait recherché aucun appui parmi les vieux sectateurs du culte romain, parmi ceux qu’inspiraient encore les souvenirs de la république. De Rome, de l’Italie, l’une et l’autre aussi dédaignées par lui que par Constantin, aucune force ne lui venait. Philosophe ou chrétien, il était Grec avant tout el paraissait toujours à la capitale détrônée un monarque oriental qui lui enlevait le sceptre du monde. Les vieux génies latins, les Saturne, les Ops, les Quirinus, semblaient se venger de son oubli en l’abandonnant avec dédain à sa destinée. A la vérité, lorsqu’il s’agit de désigner les consuls pour l’année 363 qui approchait, il eut comme un soupçon de celle indifférence et comme un repentir de l’avoir méritée. Il reçut très-bien la députation de Rome qui venait lui offrir la dignité consulaire, la combla d’honneurs, et, pour rendre hommage aux souvenirs républicains, il fit faire par Libanius une déclamation en règle sur les grandeurs du consulat romain; puis il s’adjoignit pour collègue un simple particulier, son ami Salluste, préfet de Gaule, ce qui ne s’était pas vu, dit Ammien, depuis le temps de Dioclétien Mais celle réparation tardive et passagère ne calmait pas des mécontentements enracinés; et lui-même, entraîné par d’impérieuses habitudes, ne cessait pas d’appeler le culte auquel il consacrait sa vie, l’hellénisme par excellence.

Mais, d’un autre côté, en Orient même, et au milieu de sa cour, parmi les hellénisants qui l’environnaient, il se sentait dépaysé et isole. Malgré ses emportements et ses petitesses, il demeurait en effet un croyant mystique, épris de la beauté idéale, dont il cherchait le reflet dans les visions des poètes. Ses amis étaient ou des complaisants de cour, ou des sceptiques blasés, ou des rhéteurs amoureux d’eux-mêmes, ou de joyeux compagnons de confréries de débauches. De jour en jour il était plus mécontent d’eux, et eux n’étaient guère plus contents de lui. Il leur reprochait sans détour à tous, prêtres comme fidèles, dans des épanchements pleins d’amertume, leur froideur, leur paresse, leur avarice, leur licence, leur servilité même et leurs démonstrations de politesse obséquieuse; les autels des dieux laissés par eux sans honneur et les pauvres de leur croyance abandonnés à la misère ou, ce qui était pis encore, à la charité des chrétiens: «Quand j’entre dans les temples, ce n’est pas moi qu’il faut applaudir, leur disait-il, c'est aux Dieux qu'il faut réserver vos acclamations.» «Si notre religion, écrivait-il au pontife de Galatie, Arsace, n’avance pas à notre gré, la faute en est à ceux qui la professent. Les Dieux ont fait pour nous des choses éclatantes, au-dessus de toute prière et de toute espérance. Que Némésis me soit propice, comme il est vrai que personne n’aurait osé même souhaiter un si grand changement en si peu de temps. Mais faut-il que ces bontés des Dieux nous suffisent, et ne songerons-nous pas à ce qui avait fait croître l'impiété des chrétiens, à savoir leur humanité envers les étrangers, leur soin des tombeaux des morts et la sainteté extérieure de leur vie? Toutes ces choses, je le pense, doivent nous être tout à fait à cœur, et il ne suffit pas que vous seul vous appliquiez à les mettre en pratique; il faut que soit par persuasion, soit par menaces, vous fassiez en sorte que tous les prêtres qui sont dans la Galatie deviennent zélés à remplir ces devoirs : éloignez-les du service divin, s'ils ne sont point assidus au culte des Dieux, eux, leurs femmes, leurs enfants cl leurs serviteurs, et s’ils ne fuient pas la société des femmes, des enfants et des serviteurs des Galiléens, de ces hommes qui outragent les Dieux et préfèrent l’athéisme à la piété. En outre, exhortez tous vos prêtres à ne point fréquenter les théâtres, à ne pas boire dans les cabarets et à n’exercer aucun métier infâme. Honorez ceux qui vous écoutent; chassez ceux qui vous résistent. Établissez dans chaque ville des maisons d’étrangers, pour que les voyageurs jouissent de notre humanité, et non-seulement ceux de notre croyance, mais encore sans distinction tous ceux qui ont besoin de secours. J’ai songé à vous mettre en mesure de pourvoir à ces besoins, car j’ai ordonné qu'on mit à votre disposition, dans toute la Galatie, mille mesures de blé et soixante mille de vin chaque année, dont la cinquième partie sera destinée aux serviteurs des prêtres, et le reste aux étrangers et à ceux qui mendient. Il est honteux, en effet, pour nous de voir que personne parmi les juifs ne mendie et que les impies Galiléens nourrissent non-seulement leurs pauvres, mais les nôtres; de sorte que nous paraissons abandonner entièrement ceux qui nous appartiennent. Enseignez donc à ceux qui professent le culte des Grecs à contribuer à de tels services. Apprenez aux villages à offrir aux Dieux les prémices de leurs récoltes; accoutumez-les à des actes de bienfaisance et rappelez-leur que telle fut autrefois notre coutume. Homère ne fait-il pas dire à Eumée: «Étranger, quand un plus misérable que vous viendrait sous mon toit, il ne me serait pas permis de le mépriser, car le pauvre vient de Jupiter comme le riche. Ce que je puis est peu de chose, mais c’est le don d’un ami. Ne souffrons donc point que d’autres s’emparent de nos vertus, et nous laissent la honte de notre paresse, car ce serait trahir le culte des Dieux. Je verrai avec joie que vous accomplissiez ce que je vous ordonne. Visitez rarement les gouverneurs; écrivez-leur plutôt; quand ils entrent dans la ville, qu’aucun prêtre n’aille à leur rencontre; quand ils viennent au temple, qu’on aille les recevoir au vestibule; que nul soldat n’entre avec eux; que chacun puisse les suivre librement. En effet, dès que le souverain a passé le seuil du temple, il n’est plus qu’un homme comme un autre. C’est vous qui présidez à tout ce qui se fait dans le temple : ainsi le veut la loi divine»

Ces paroles, la plus sévère condamnation peut-être que le paganisme eût entendue d’une bouche amie, n’étaient pas seulement chez Julien une explosion de colère passagère, c’était l’expression de tout un plan de réforme qu’il avait médité pour conformer sa religion à l’idéal imaginaire d’une pureté primitive, et pour soutenir ainsi, avec plus d’avantage, la comparaison de l’idéal visible qui se dressait incessamment devant ses regards. Réformer le polythéisme dans sa discipline, dans sa doctrine, dans ses mœurs, c’était la chimère dont il se berçait pendant les rares moments qu’il pouvait soustraire à ses études ou à sa haine, entre deux méditations philosophiques et deux accès de colère. Le paganisme n’avait plus, s’il en avait jamais eu, de hiérarchie reconnue, pas plus entre ses prêtres qu’entre ses Dieux. Entre tous ces temples consacrés à des divinités de toute figure et de tout costume, il n’y avait nulle association, nulle prééminence établie. Dans l’intérieur même de chaque temple, prêtres, hiérophantes, (lamines, serviteurs, ministres, tous les rangs se confondaient au hasard; car tous s’acquéraient par la faveur et se disputaient par la brigue. Julien voulait rétablir un ordre régulier avec un lien de suprématie et d’obéissance, des limites de pouvoir à reconnaître et des degrés d’avancement à franchir. A chaque pas il était arrêté par des prétentions vaniteuses ou cupides. On n’enseignait rien dans ces temples, témoins muets de cérémonies frivoles ou bizarres, auxquelles tout un peuple assistait sans les comprendre. Il aurait voulu qu’on y prêchât la règle des mœurs, qu’il y eût des lecteurs chargés de lire les beaux morceaux des poêles et des philosophes, d’expliquer le sens des mystères et la portée philosophique des fables. Personne ne veillait à la pureté des rites sacrés: des chants populaires ou licen­cieux, modulés sur des airs lascifs, se mêlaient aux pieux cantiques. Julien voulait une liturgie épurée et fixe, avec une musique de chœurs savants. L’ombre du sanctuaire, les ténèbres des nuits sacrées, ne couvraient plus que des mystères de débauche : Julien aspirait à rétablir des mystères de purification et de pénitence. Le disciple de Jamblique, en un mot, tendait partout et toujours à la déification de l'âme par l’exaltation des sens. Il rencontrait à chaque pas l'abrutissement de l’esprit sous le débordement de la matière; il cherchait l’extase, il trouvait l’orgie.

Il luttait en vain et sans relâche. Nous avons, toute de sa main, une grande instruction très mutilée malheureusement, mais encore curieuse, sorte de manuel envoyé à tous les prêtres des temples païens, pour les mettre en mesure de répondre aux principales attaques des chrétiens, et surtout pour leur indiquer les moyens d’enlever à leurs rivaux la considération et l’amour des peuples. La circulaire fut reçue partout, mais ne fut appliquée nulle part. A tant faire que d’être chaste, libéral, de contenir ses passions et de faire largesse de son argent, chacun trouvait qu’il valait mieux être chrétien tout de suite et tout de bon. Ne réussissant pas dans les exhortations, Julien essayait parfois de la sévérité; il prononçait des interdictions contre les délinquants, et, les accusant d’être d’intelligence avec les chrétiens pour déshonorer le culte des dieux, il les frappait de véritables excommunications, décrétées en sa qualité de souverain pontife. Il faisait enlever les objets du culte, quand on les profanait par d’impures superstitions. Ces coups irritaient sans effrayer. Décidément le paganisme austère et sévère de Julien n’était du goût de personne, et des païens moins que de tous autres.

Il y avait surtout un point que la brillante, la sensuelle Antioche ne lui pardonnait pas : c’était sa haine des cirques et des théâtres. Julien se privait là, par scrupule d'austérité philosophique, d’un des plus grands instruments de propagande et de résistance du paganisme. L'Église avait beaucoup de peine, on l’a vu, avec ses anathèmes effrayants, et ses pompes qui parlaient au cœur, à retenir ses fidèles loin du tourbillon du cirque. Quand le catéchumène sortait du baptistère, le front encore inondé de l’eau sainte, un groupe joyeux qui passait dans la rue, courant au théâtre, les sons lointains de la musique, les accents de la voix des chanteurs, suffisaient parfois pour disputer son âme à la grâce. Tel qui la veille bravait le courroux du magistrat, et qui passait hardiment en faisant le signe de la croix sous le regard impérial, le lendemain ne résistait pas à la fantaisie d'aller voir un lion venu d’Afrique ou un gladiateur amené tout enchaîné du fond de la Bretagne; et puis, la première goutte de sang versé rallumait en lui ces instincts de bête féroce qui grondaient dans le sein de toutes les populations antiques, et que la loi chrétienne essayait en vain de museler. Un empereur païen qui eût assouvi sans scrupule cette frénésie voluptueuse des cités orientales, qui eût consacré à embellir les jeux du cirque toutes les réserves du trésor impérial, aurait sans doute fait rude concurrence aux prédicateurs chrétiens le plus en renom. Julien, enfermé dans la rogne austérité du cynique, se refusait ce moyen de popularité. Il essayait, il est vrai, d’y suppléer par les pompes, chaque jour plus éclatantes, des sacrifices; mais, le premier attrait de curiosité une fois passé, on se lassait vite de ces cérémonies monotones, qui n’étaient relevées par aucun des incidents dramatiques du cirque. Puis, si les païens des campagnes étaient avant tout fanatiques, ceux des grandes villes, semblables en cela, il faut le dire, à beaucoup de chrétiens, aimaient avant tout leurs aises. Après avoir joui quelques instants de l’humiliation de leurs voisins et de leurs concitoyens chrétiens, rien ne leur convenait moins qu'un prosélytisme tracassier qui mettait le trouble dans les familles et gênait les divertissements de la vie sociale. Ils disaient hautement qu’ils aimaient mieux aller au théâtre qu'au temple, parce qu’on pouvait s’y rendre en partie de plaisir avec tous ses amis, sans s’inquiéter de la religion qu’ils professaient. Ces voluptueux se plaignaient aussi de l’empereur, qui n'avait pas soin de faire approvisionner la ville de poissons et d’oiseaux rares. Ils pensaient, sans le dire tout haut, qu’un souverain chrétien un peu facile serait peut-être p’us commode qu’un païen si rigoureux.

La politique impériale encourait donc ainsi peu à peu le blâme de toutes les classes. Vainement Julien, pour calmer l’irritation grossissante, accordait-il à Antioche d'importantes faveurs, comme de fortes remises d’impôts, un accroissement notable de la curie qui diminuait les charges des décurions, et la distribution équitable de vastes propriétés communales. Aucun de ces bienfaits ne diminuait la déplaisance qu’inspirait à la mollesse licencieuse des habitants la sévérité du souverain. Bien plus, une des mesures les plus importantes qu’il prit dans l’espoir de regagner les bonnes grâces d’Antioche tourna directement contre lui-même et porta son impopularité au comble.

A mesure que l’hiver approchait, la famine s’aggravait : toutes les denrées haussaient rapidement de prix. On sait, en pareil cas, combien il est difficile de contenir et d’éclairer l’irritation d’un peuple affamé. On cria dans les rues d’Antioche contre les accapareurs de grains, exactement comme on pourrait faire aujourd’hui dans les rues d’une de nos grandes cités. Les greniers étaient pleins, disait-on, suivant l’éternel refrain que tous les siècles ont entendu. C’étaient les commerçants qui gardaient leur blé pour le vendre plus cher. Julien n’était pas un administrateur plus éclairé que beaucoup de gouvernements de nos jours, et il avait certainement appris et peut-être composé lui-même, dans ses études, des déclamations contre les spéculateurs qui profitent des malheurs de leur patrie; car c'était l’un des thèmes les plus usités de la rhétorique ancienne. Il fit venir les principaux commerçants et les grands propriétaires ruraux, et, essayant sur eux l’effet de son éloquence, les engagea à modérer leurs prix et à venir en aide à leurs concitoyens dans l’indigence. Ils promirent tout ce qu’on voulut, ne firent que peu de chose, et en réalité ne pouvaient rien. Le prix du pain monta toujours. Julien se fâcha alors de ce qu’on ne lui tenait pas parole, et se vanta qu'il saurait bien nourrir son peuple. Il y a deux moyens connus dans celte occurrence, également impuissants l'un et l'autre, bien que toujours mis en pratique par les despotismes de toute nature: ce sont les approvisionnements officiels, et un tarif maximum imposé au commerce. Julien ne manqua pas d'employer l’un et l’autre, malgré les représentations de la curie de la ville, qui, éclairée par des expériences antérieures, pressentait les dangers de ces mesures. On essaya vaine­ment de le détourner de celte tentative insensée, par l’organe de son ami Libanius, qui se vante fort d'avoir porté ce jour-là la parole et même, pour se servir de son expression, les armes au nom du sénat. «C’était un mauvais génie, s’écrie-l-il, qui avait suggéré ce conseil à l'empereur». Il ajoute qu'il fui si hardi dans son allo­cution, qu’un des courtisans voulait le faire précipiter dans les flots de l’Oronte. Julien l’écouta plus patiemment, mais ne se laissa pas convaincre.

L’effet fut celui qu’on avait prédit, et qui n’a jamais manqué. Les approvisionnements faits par ordre de l’empereur, qui ne montaient pas à moins de quatre cent vingt-deux mille mesures de blé, et ne coûtaient pas moins de vingt-huit mille pièces d’or, furent gaspillés et dévorés en peu de jours; et le commerce, ne pouvant soutenir ni une concurrence ruineuse, ni des conditions tyranniques, cessa tout d’un coup ses opérations. Les propriétaires n’envoyèrent plus à la ville, ni blé, ni vin, ni huile. Toutes les boutiques se fermèrent, et d’une extrême cherté de vivres on passa à une disette absolue. On mit quelques commerçants en prison, mais sans réussir à tirer d'eux ce qu’ils n’avaient pas ; et Julien se trouva devenu responsable devant la population, aussi bien du mal qu’il avait causé que de celui qu’il avait promis de soulager.

Ce fut alors un cri général: païens, chrétiens, riches, pauvres, sénateurs, marchands et ouvriers, tous à l’envi chargeaient son nom d’anathèmes. C’était un feu roulant de railleries. Sa barbe inculte, sa petite taille, la saleté de son costume, la minutie de sa dévotion, tout devint matière à plaisanterie. «Voilà l’ours, disait l’un sur son passage. — Non, répondait l’autre, c’est l'homme-singe, qui a de grandes épaules et de petites jambes. — Comme il marche à grands pas! Croit-il avoir neuf coudées de long, comme les Titans Olus et Éphialte dont parle Homère? Où va-t-il? Il va préparer le sacrifice. — Non, c’est le boucher qui va tuer la bête! — Il n'est pas étonnant que la viande soit si chère, quand tous les animaux passent en hécatombes». Julien entendait tout, le visage contracté, les lèvres pâles, et courait répandre aux pieds de ses dieux, dans des prières interminables, la douleur et l'irritation de son âme.

Après la prière, c’était la rhétorique qui lui servait à décharger sa bile. Ce qu’il venait de raconter aux Dieux, il le confiait au papier. Dans ce duel engagé entre lui et la population entière d’une grande cité, il ne voulut être en reste ni de railleries, ni d’invectives. Antioche faisait des quolibets contre lui : il fil un pamphlet contre Antioche. Sous le litre de Misopogon (l'homme qui hait la barbe), il dépeint et déchire d'une dent mordante et venimeuse toute cette société polie de l’Orient, où païens et chrétiens ne différaient souvent que de nom et se confondaient dans une recherche commune des sensualités de la vie et des raffinements du luxe. Ici le rhéteur disparait : toutes les conventions de l’école sont emportées dans l’élan d’une colère parfaitement naturelle, où la vanité offensée emprunte les accents de la morale indignée. Cette œuvre de Julien est celle peut-être qui a le moins d’art et le plus d’éloquence. Quand il flagelle les vices de tout le grand monde d’Antioche, la haine lui fait parfois trouver des traits qui ne devaient sortir ni plus justes, ni plus piquants, de la bouche de Chrysostôme.

Diogène, d’autre part, n’aurait rien osé de plus hardi, de plus sauvage que ce début : «II n’y a point de loi qui défende à un homme de dire du bien ou du mal de lui-même: du bien, quand je le voudrais, je n’en ai point à dire; mais du mal, tant qu’on en voudra. Je commence par mon visage. La nature, je pense, ne lui avait donné ni beauté, ni grâce; mais, par une maussaderie chagrine, et pour le punir sans doute de n’être pas plus beau, j’y ai ajouté la barbe épaisse que vous voyez. La vermine s’y promène à l’aise, comme les bêtes fauves dans la forêt; cette barbe m’empêche, ou de manger avec avidité, ou de boire tout d’un trait : car je courrais risque de dévorer du poil en même temps que du pain. Il ne faut pas que je me soucie ni de recevoir, ni de donner des baisers; car une telle barbe ne permet point d’approcher les lèvres des lèvres dans un pur et doux embrassement... Vous dites qu’on pourrait tisser des cordes avec ma barbe. Je vous le permets de grand cœur, si vous pouvez toucher ses poils rudes sans blesser vos mains délicates... Mais je ne me contente pas d’être barbu de la sorte, j’ai de plus la tête mal peignée; mes cheveux sont rarement taillés; mes ongles rarement coupés; mes doigts sont tachés d'encre. Et, si vous voulez même que je vous dise ce que vous ne voyez pas, j’ai la poitrine hérissée et velue comme celle du roi des animaux, et je ne me suis jamais mis en peine de la rendre polie... Si j’avais une verrue, comme Cimon, je vous le dirais; mais je n’en ai pas. Voici maintenant une chose que vous savez : ce n’est pas seulement mon corps qui est tel, c'est ma vie tout entière qui est austère et rude. J’ai la sottise de me bannir du théâtre : j’ai si peu de goût que je ne fais point dresser de scène dans ma cour, excepté aux fêtes de la nouvelle année; et encore est-ce pour l’acquit de ma conscience, comme un paysan paie le tribut à un maître dur... J’ai toujours haï les jeux du cirque, comme les débiteurs détestent le forum où il faut payer. Je ne m’y rends que rarement aux fêles des Dieux, et je n’y passe pas ma journée, comme faisaient mon oncle et mon frère. A peine ai-je vu la sixième course, et encore sans plaisir et avec fatigue, j’ai hâte de me retirer. Voilà pour l’extérieur de ma vie. Quant au régime que je suis dans mon intérieur, sachez que je couche sur un matelas, sans couvertures; que je ne mange même jamais à ma satiété; et que tout cela fait une manière d’être qui doit déplaire à une ville de délices comme la vôtre. Ce n’est pourtant pas pour vous seuls que j’ai adopté celte règle. C’est dès mon enfance qu’une sotte erreur m’a conduit à déclarer la guerre à mes appétits. Je ne permets point à mon estomac de se remplir de viandes : et il ne lui arrive jamais de se soulever pour rejeter l’excès des aliments... Tant que j’étais en Gaule, la rusticité des Celtes supportait de telles mœurs; mais une ville riche, fleurie, populeuse, s’en indigne à bon droit; une ville dans laquelle se trouvent des musiciens, des danseurs en si grand nombre, plus d’histrions que de citoyens, mais nul respect pour les magistrats. Dussent les hommes sans cœur en rougir, il convient à de grands courages comme les vôtres de festiner dès le malin, de réserver la nuit à la débauche, et de faire voir, non par des discours, mais par des faits, que vous êtes au-dessus des lois... Et tu as pu croire, continue-l-il en faisant parler tous les habitants d’Antioche, ô insensé Julien, que ta grossièreté, ton inhumanité, la rudesse, pourraient s’accorder avec des gens comme nous? O le plus odieux et le plus importun des hommes, qui crois devoir, suivant les conseils des maîtres fameux, orner la petite âme par la tempérance! Reviens de ton erreur : la tempérance, nous ne savons ce que c’est; nous en avons quelquefois entendu le nom, mais la chose, nous ne l’avons jamais vue. Si être tempérant c’est ce que lu le proposes d’être, à savoir servir les Dieux et les lois, vivre sur un pied d’égalité avec ses égaux, user modestement de ses avantages, avoir soin que les pauvres ne soient pas opprimés par les riches, supporter dans cette pensée les haines, les colères, les injures, ne point s’en offenser, ne point se livrer aux emportements de son cœur, mais le gouverner et le contenir; si c’est aussi une partie de la tempérance de s’abstenir en public de tout plaisir, même de celui qui n’est ni tout à fait déshonnête, ni en­tièrement honteux, parce que l’on pense qu’on ne peut être sage dans son intérieur si l’on est dissipé au dehors, et si on se plaît au théâtre; si tout cela est la tempérance, mais tu te perds et tu veux nous perdre avec toi: car nous ne pouvons supporter l’idée d’une telle servitude. Obéir aux Dieux et aux lois! Non vraiment, la liberté est trop douce. Et quelle n’est pas ton hypocrisie! Tu ne veux pas qu’on t’appelle Seigneur: tu ne supportes pas ce nom, et lu t’en indignes; tu as même persuadé à beaucoup de personnes, qui y étaient accoutumées, de le supprimer comme une désignation odieuse; mais tu nous forces à servir les magistrats et les lois, et cependant combien ne serait-il pas plus commode de te donner le nom de maître, et d’être libre en vérité! Tu parais aux regards le plus doux des hommes: en fait, tu es le plus dur à servir. Tu nous tues quand tu nous forces, riches, à être justes au tribunal; pauvres, à no pas calomnier les riches; quand lu renvoies nos comédiens, nos mimes, nos danseurs... Voilà sept mois que nous supportons ce fardeau, et nous laissons maintenant les vieilles femmes, qui ne quittent pas les tombeaux des morts, faire des vœux au ciel pour être débarrassées de toi: pour nous, nous t’accablerons de nos railleries, et nos injures te perceront comme autant de traits»

Reprenant ensuite la parole en son propre nom, il déclare aux Antiochiens qu’il est trop tard pour qu’il corrige ses mœurs afin de leur plaire. Ses mauvaises habitudes sont prises et enracinées. Dans l’enfance, c’est son précepteur, Scythe de naissance, qui lui a appris à mettre la vertu au-dessus du plaisir. Puis, à peine parvenu à l’âge d’homme, il a vécu parmi les Gaulois et les Germains. «On m’a envoyé, dit-il, visiter la forêt Hercynienne, et j’ai vécu là bien des années, comme un chasseur avec des bêtes sauvages. J’ai appris à connaître des gens sans flatterie et sans complaisance, qui passent leur vie simplement et librement avec leurs égaux. Ainsi, fout enfant, j’ai marché dans la voie de Platon et d’Aristote, qui ne m’a point conduit à une vie qui puisse plaire à un peuple de délices. Devenu homme et maître de moi, j’ai eu à vivre parmi des peuples farouches et belliqueux, qui n’adorent dans Vénus que la déesse des noces légitimes et des unions fécondes; dans Bacchus, que le père d’une joie honnête»... Si j’entreprenais aujourd’hui, dans mon âge déjà avancé, de corriger mes mœurs, il ne me serait pas aisé d’éviter la fable si connue du milan qui, fatigué d’avoir une voix semblable à celle des autres oiseaux, chercha à imiter le hennissement du coursier : il perdit sa propre voix, ne prit pas celle qu’il recherchait, et, privé ainsi de toutes deux, se trouva le plus mauvais chanteur de tous les oiseaux. Si je tentais de me réformer, il m’arriverait ainsi, et de perdre ma rusticité propre, et de pas atteindre à votre urbanité... Mais, par les Dieux, s’écrie-t-il enfin avec un accent d’émotion visible, par Jupiter, qui protège votre ville et préside à vos assemblées, rendez-moi compte de la haine que vous avez contre moi. Ai-je fait à vous tous, en masse, ou bien à quelques-uns en particulier, un tort que vous ne puissiez accuser tout haut, et dont il vous faille venger par des chansons?... Quelle est la cause de votre animadversion? Je suis certain de ne vous avoir fait aucun mal... je vous ai loués, je vous ai fait du bien autant que j’ai pu; je n’ai rien diminué des largesses que le trésor a coutume de faire, et je vous ai pourtant fait des remises d’impôts. N’ai-je point résolu là une véritable énigme?... Car il n’est pas possible, croyez-moi bien, que ceux qui ont coutume de payer ne donnent plus rien, et que ceux qui ont coutume de recevoir continuent à tout obtenir.» Il termine par une énumération chaleureuse de ses bienfaits, et en menaçant la ville de l’abandonner pour se retirer vers d’autres cités qui savent encore servir les Dieux avec lui, relever les temples, et même détruire les sépulcres des impies.

La colère trop visible de Julien ne faisait que montrer plus clairement son impuissance : aussi n’émut-elle guère vivement que les sophistes de son entourage, fort embarrassés du traitement qu’une grande ville, digne de parler grec, faisait subir à leur favori. Ils intervinrent à plusieurs reprises entre les habitants et l’empereur, essayant tour à tour des deux parts l'effet do leur éloquence. Julien était toujours gracieux pour eux, mais se défendait contre leurs arguments avec des ressources infinies d’esprit, et restait très-profondément irrité contre la ville. Cet empereur, écrivait Libanius à un de ses collègues, en sortant d’un de ces entretiens, n’est pas plus mauvais que vous ne l’avez connu : à vrai dire, il est bien meilleur; car la vertu parvenue à sa plénitude vaut mieux que l’audace irréfléchie du jeune âge... Mes prières ont réussi à délivrer la ville de la famine et, même sans aucune invitation, son bon jugement seul l'aurait amené au même résultat. Mais j'ai voulu essayer de le convaincre que notre ville ne l’avait pas offensé, et je suis parti sans avoir réussi. C’est un terrible orateur à combattre. Il reste encore beaucoup à faire pour dissiper ces nuages. Je vous appelle pour me venir en aide».

Ces paroles ne respiraient plus beaucoup d’enthousiasme. Mais tel était déjà, au bout d’un an, le chemin fait dans les esprits, que les amis de Julien eux-mêmes sentaient refroidir leur affection. Bien plus, Constance, naguère si haï, était déjà regretté: le peuple répétait qu’on n’avait rien souffert de pareil aux maux présents sous le règne du X(chi)et du K (cappa), désignant, sous ces deux initiales, le Christ et Constance, la religion et l’empereur que Julien avait renversés. Cette comparaison habituelle, tantôt avec un parent qu’il avait toujours méprisé même avant de le vaincre, tantôt avec le chef illustre de sa famille, dont la renommée légitime l'avait toujours importuné, était au nombre des choses qui l’irritaient le plus. Le souvenir de Constantin lui devint tout particulièrement odieux : il lui semblait qu’il y avait entre eux une sorte de rivalité posthume. Tous deux ils avaient entrepris de faire dans l’empire une révolution religieuse : mais où l’un avait réussi avec éclat, l'autre se sentait échouer misérablement. Constantin, du fond de sa tombe, triomphait encore de son héritier vivant, jeune et tout-puissant. Cette irritation contre la mémoire de son oncle est visible presque dans chacun des rares documents qu’on rencontre dans le Code Théodosien avec la date d’Antioche et le nom de Julien. Ils ne sont pas nombreux, car l’activité législative du roi philosophe n’était pas grande; mais il n’en est à peu près aucun qui n’ait pour objet de révoquer quelques-unes des modifications introduites par Constantin dans le droit civil, soit pour adoucir la condition des femmes, soit pour relâcher les liens de l’esclavage. C’est une réaction très timide, très gênée, tentée par une main très peu expérimentée, mais dont la tendance visible est tout entière dans le sens de l’ancien droit quiritaire. «Les vieilles coutumes, dit une de ces lois, font l’instruction des temps nouveaux. Lors donc qu’il n’est point intervenu de cause d’utilité publique pour y déroger, ce qui a été doit toujours rester en vigueur.»

Mais où cet esprit de rivalité contre son prédécesseur éclate bien mieux encore, c’est dans un petit opuscule composé pour les fêtes de la nouvelle année, et qui semble n’avoir eu d’autre but que d'introduire Constantin en scène, pour le couvrir de ridicule. C’est une fiction, autorisée, dit le royal auteur, par la liberté des Saturnales, un petit drame dont voici le cadre : A l’occasion de sa fête, Quirinus, fondateur de Rome, fait Dieu depuis longues années, a voulu traiter dans le ciel tous les Dieux et tous les Césars, ses collègues. Il les reçoit à dîner dans la partie supérieure de l’éther, sous la concavité même delà lune. Quatre grands lits sont préparés pour les quatre grands Dieux : un d'ébène pour Saturne, un d’argent pour Jupiter, et deux, faits d'or massif, pour Rhéa et pour Junon. Au-dessous s’assoient, chacun suivant son rang, les autres Dieux de l’Olympe, et auprès de Bacchus, tout brillant de jeunesse, son précepteur, le ventru Silène, qui joue le rôle du bouffon de la cour.

Les Dieux une fois assis, tous les Césars sont introduits à la file, à commencer par le grand Jules, qui s’approche du trône de Jupiter, le front levé, comme pour lui disputer le pouvoir. Tous, en passant, reçoivent un trait piquant décoché par Silène. C’est d'abord Auguste qui parait, changeant de couleur à chaque pas, comme un caméléon, tantôt pâle, tantôt rouge, tantôt noir. Tibère le suit, le visage à la fois grave et farouche, laissant voir sur son dos, quand il se retourne, les stigmates de ses honteux excès. Puis c’est Claude qui s’avance. «Roi Quirinus, dit Silène, fais appeler Narcisse et Messaline : celui-ci, sans eux, n’est qu’un comparse de comédie.» Néron ne veut pas quitter sa guitare. Derrière lui vient une nuée de prétendants, les Othon, les Galba, les Vitellius; et Jupiter, tout étourdi du bruit qu’ils font, prie son frère Sérapis de se hâter de les dissiper en faisant venir Vespasien d'Égypte. Un peu plus loin parait Trajan, chargé de ses trophées. Puis, Adrien qui cherche du regard son Antinous: «Veille sur Ganymède, Jupiter, s’écrie Silène.» Toute la procession défile ainsi, la porte n’étant refusée qu’à Valérien et à Gallien, pour les punir d’avoir laissé humilier les armes romaines devant les étendards des Perses. En revanche, les derniers héros de l’empire, Claude, Probus, Aurélien, Dioclétien, sont salués avec estime par tous les Dieux. La marche est fermée par Constantin suivi de ses fils, et par Magnence qui, en sa qualité d’usurpateur, essaie, mais en vain, de forcer l’entrée.

Après souper, et pour occuper les loisirs divins, Mercure propose d’établir entre les héros présents un concours de vertu et de gloire. Pour rendre la lutte plus complète et plus difficile, on va chercher Alexandre, qui prend une des places laissées vides par les exclus. Les concurrents admis à la lutte sont, outre le fils de Philippe, César, Auguste et Trajan. «A tant de guerriers n’opposerez-vous pas un philosophe? dit Saturne.» A cette demande, Marc-Aurèle est appelé et s’avance, le visage sévère et contracté, reconnaissable à son vêtement modeste et surtout (ne manque pas d’ajouter l’auteur) à sa barbe touffue. Bacchus demande alors que, pour avoir un échantillon de tous les genres, on fasse venir aussi un ami du plaisir. «Prenons-en donc un, dit Jupiter, qui ne soit pas tout à fait exempt de vertus guerrières.» Celte condition ne saurait être mieux remplie que par Constantin; et les combattants ainsi mis en présence, la joute commence. Chacun à son tour, dans un discours étudié, fait valoir ses exploits, César avec une froide éloquence, Alexandre avec plus de feu. Les succès laborieux de la guerre des Gaules sont opposés avec avantage aux triomphes faciles obtenus sur les descendants dégénérés de Cyrus; mais le fils de Philippe retrouve sa supériorité en rappelant qu’il a combattu l’ennemi de son pays, et non ses concitoyens. Auguste parle de lui-même avec modestie, Trajan avec emphase; Marc-Aurèle n’en veut point parler du tout, et son noble silence fait l'admiration générale. Le tour vient enfin à Constantin : c’était là que tendait tout le récit, el le neveu se livre ici à cœur joie à toute l’amertume de sa haine contre l’oncle.

«A ce moment, dit-il, on fit signe à Constantin que c’était à son tour de parler. Pour lui, au commencement, il attendait le combat avec confiance; mais à mesure qu’il considérait les actions des autres, les siennes s’amoindrissaient à ses propres yeux. Car, à dire le vrai, il n’avait fait autre chose que de tuer deux tyrans, l'un lâche et sans usage de la guerre, l’autre accablé par le malheur et par la vieillesse : tous deux délestés des Dieux et des hommes. Ses combats contre les Barbares prêtaient à rire, car il leur avait en quelque sorte payé tribut, pour qu’ils le laissassent vivre dans les délices. Il se tenait donc très-loin des Dieux, au seuil même de la lune; et, possédé d’un vif amour pour cet astre, il ne faisait que le regarder, et ne songeait plus à la victoire qu’il devait remporter. Contraint de parler pourtant : J’ai fait, dit-il, plus que tous ceux-ci : plus que le Macédonien, car j'ai vaincu des Romains, des Germains et des Scythes, et non des Barbares asiatiques; plus que César et Octavien, parce que je n’ai pas combattu comme eux contre d'excellents citoyens, mais contre les plus pervers et les plus scélérats des tyrans. Pour ce ce qui est de Trôjan, je dois lui être préféré à cause des combats que j’ai rendus contre les usurpateurs; et comme j’ai recouvré le pays qu’il avait conquis, en cela je suis au moins son égal, si même il n’est pas plus difficile de regagner le terrain perdu que d’en acquérir de nouveau. Quant à Marc-Aurèle, son silence montre qu’il nous cède le pas à tous. — Mais, dit Silène, vas-tu nous faire prendre pour de belles œuvres, ô Constantin, tes jardins d’Adonis?— Qu’entendez-vous par là? reprit-il. — J'entends ces jardins que font les femmes consacrées au mari de Vénus, en mettant de la terre végétale dans des pots d’argile : ils fleurissent un jour et sèchent le soir. Constantin rougit à ces paroles, comprenant bien que c’était l’image de tout ce qu’il a fait».

Les dieux cependant ne se hâtent pas de donner le prix : ils pressent les héros de questions embarrassantes; à chacun ils demandent quel a été le but de sa vie: «Tout subjuguer, s’écrie Alexandre. — Être le premier de mon temps, répond César. — Bien gouverner, répond modestement Auguste. — Imiter les dieux, dit Marc-Aurèle.» Constantin, questionné à son tour, ne trouve pas d’autre réponse que celle-ci: «Beaucoup gagner pour beaucoup donner à mes favoris.»

Le dernier trait est le plus sanglant. Chacun des combattants est invité à indiquer parmi les Dieux le modèle qu’il a suivi et auquel il veut rester fidèle. Alexandre choisit Hercule, et Trajan s’attache au même guide; Auguste se rapproche d’Apollon; Marc-Aurèle ne veut pas quitter Jupiter et Saturne. Mais, pour Constantin, ne trouvant point parmi les Dieux le type de la vie qu’il avait menée, et voyant près de lui la déesse de la volupté, il courut auprès d’elle. Elle le reçut doucement dans son sein et, le couvrant de ses riches vêtements aux couleurs variées, elle le conduisit vers la Luxure. Là, il trouva son fils qui l’attendait déjà et qui tenait ce discours à haute voix et à tout venant: «Que tout débauché, tout meurtrier, tout homme abominable et maudit du ciel, vienne ici en confiance. Sitôt qu’il se sera lavé dans l’eau que voici, je lui déclare qu’il sera net. Et s’il retombe dans les mêmes crimes, il pourra, en se frappant la tête et la poitrine, être de nouveau purifié. » Constantin, ravi, s’attacha de grand cœur à la déesse et sortit de la réunion céleste, emmenant ses enfants avec lui.

C'est par cette impudente calomnie que se termine cette étrange fantaisie; mais le païen dépité ne nous dit point de quel baptême le polythéisme aurait pu arroser les courtisans dissolus qui remplissaient le palais impérial, pour les faire semblables aux Athanase ou aux Antoine. Il était plus aisé de médire des sacrements chrétiens que de leur dérober leur vertu.

C’était dans ces épanchements solitaires de haine que Julien passait les longues veilles de l’hiver qui s’avançait. Le temps ne lui manquait pas; car, sauf pour presser les armements de la guerre qui devait éclater ad printemps, il ne sortait plus guère de son cabinet, fuyant les visages ennemis et craignant les mauvais propos de la population. Dans ses tristes loisirs, il avait conçu un plan très-considérable, qu’il ne put exécuter tout entier: ce n’était pas moins qu’une réfutation en règle du christianisme, sur le modèle de celles qu’avaient composées autrefois Celse, Hiéroclès et Porphyre lui- même; mais avec une connaissance plus exacte de textes de l’Ecriture et du sens précis des dogmes, telle que pouvait l’avoir un ancien lecteur de l’Église. Ce devait être le résumé de toutes les discussions qu'il avait eu à soutenir dans son intérieur contre ceux des courtisans chrétiens qu’il avait essayé, trop souvent avec succès, de convertir. C'eût été aussi une réponse aux provocations incessantes des prédicateurs qui, de toutes parts, renouvelaient avec une ardeur et une confiance nouvelles toutes les polémiques des Tertullien et des Athanagore. Beaucoup lui adressaient leurs écrits et le pressaient d’arguments ironiques et personnels. Il reçut ainsi un ouvrage d’Apollinaire, intitulé la Vérité, où l’unité de Dieu était démontrée par les seules forces de la raison, sans aucun secours de la révélation et de l’Écriture. Il le lut et le renvoya, en y mettant cette apostille : «J’ai lu, j’ai compris et j’ai condamné». Peu de jours après, le manuscrit lui était réexpédié avec celle réplique: «Tu as lu, mais tu n’as pas compris; car, si lu avais compris, tu n'aurais pas condamné».

Julien voulait montrer qu’il comprenait et condamnait à bon escient. Tel était l’objet du volumineux ouvrage divisé en trois ou sept livres, dont nous parle saint Jérôme et que nous ne possédons plus. Nous savons seulement qu’il y travailla jusqu'à son dernier jour, même au milieu des camps et du bruit des armes. C’est par la réfutation que l'évêque d’Alexandrie, saint Cyrille, croyait encore nécessaire d'en faire au siècle suivant, que nous pouvons arriver à en entrevoir au moins le plan général. Les réponses de Cyrille nous font deviner les arguments qu’il veut combattre. C’est ainsi, du reste, que nous ne connaissons Celse qu’à travers Origène, et l’on ne peut user de telles inductions qu’avec beaucoup de réserve, car un adversaire, quelle que soit sa bonne foi, n’est toujours qu’un traducteur très inexact.

Autant qu’on en peut juger à travers ce miroir, probablement insuffisant, l’esprit général du livre était celui-ci : Les raisons données en faveur de l’utilité de Dieu sont bonnes, dit Julien, pour démontrer l’existence d’un principe unique et suprême, dont toute essence découle; mais elles ne rendent point compte de la diversité du monde sensible. Le Dieu unique, immuable, éternel, immobile, n’a pu créer directement des êtres changeants, divers, sujets à s’altérer et à mourir. Si donc l'unité générale du plan du monde prouve l’unité du Dieu suprême, la diversité des pays, des climats, des peuples, prouve aussi la diversité des dieux inférieurs auxquels est abandonné le gouvernement du monde. L’œuvre est comme l’ouvrier : si un seul dieu présidait au monde entier, tous les peuples seraient, comme lui, éternels et identiques à eux-mêmes. Ils s’agitent et ils passent; donc il y a quelque intermédiaire entre eux et l’unité pure.

C’est, on le voit, l’argumentation ordinaire de la philosophie alexandrine et l’un des lieux communs de toute philosophie grecque. Julien n’a point inventé le système, mais les développements, les commentaires qu’il y donne, lui appartiennent en propre. C’est principalement au dieu des Juifs qu'il en fait l’application. Suivant lui, ce dieu, dont il ne conteste ni la sagesse ni la puissance, n'est qu’un dieu tout local et tout national, le dieu du petit peuple israélite, inférieur de tout point au grand dieu dont Platon et Aristote ont décrit les attributs. Ce n’est qu’un de ces dieux inférieurs qui créent des êtres éphémères et communiquent avec un monde changeant. Le tort de Moïse est de l’avoir pris pour le Dieu suprême, et d’avoir contesté l’existence de tous les autres; tort aggravé par les chrétiens, qui bravent, blasphèment, outragent, par de publiques invectives, tous les justes objets de l’adoration des autres peuples.

De là, dans le cours de l’ouvrage, autant du moins qu’on en peut saisir le fil, une double comparaison, d’une part entre le dieu des philosophes et le dieu de Moïse, et de l’autre, entre Moïse et Jésus-Christ. Comparé aux grands métaphysiciens de la Grèce, Moïse n’est qu’un esprit borné et un moraliste imparfait. Son idée de la divinité est médiocre et subalterne. Le dieu dont il a fait le maître du monde n’est qu’un être très limité en puissance, qui n’accomplit même jamais tout ce qu'il veut. Il donne, par exemple, une compagne à l’homme pour lui servir d’appui, et cette compagne le perd; il refuse à l’homme la connaissance du bien et du mal, et un serpent la lui donne. Il a toutes les passions des hommes, la jalousie, la colère, la pitié. Dans sa vie, Moïse a été un maître souvent cruel, qui n’a rien fait pour ses concitoyens de comparable aux travaux des héros de la Grèce, d’Esculape par exemple, ou de Minos. Les héros de la Bible sont très inférieurs à ceux de la Grèce. Qui oserait comparer Salomon à Socrate? Le génie de la Grèce ou de l’Égypte, inspiré par leurs dieux, a produit l’astronomie, la géométrie, la musique. Le dieu des Juifs et de Moïse peut-il se vanter de découvertes et de bienfaits semblables?

Mais, si Moïse ne peut soutenir la comparaison quand on le met en face du culte grec, il retrouve son avantage quand on le compare à Jésus et aux chrétiens. Sous ce rapport, Julien lui devient tout à coup favorable. Les chrétiens n’ont même pas eu la sagesse de conserver ce qu’il y avait de bon dans les lois de Moïse. Moïse au moins n’insultait pas les dieux étrangers. Moïse n’a reconnu qu’un dieu, et non je ne sais quelle Trinité abstraite et incompréhensible, sur laquelle les chrétiens eux-mêmes ne peuvent s’entendre. Moïse, en prédisant la venue du fils de Marie, n’a point eu l’audace de l'égaler à Dieu; il l'a appelé simplement un prophète comme lui. Moïse a admis des cérémonies, des sacrifices sanglants. Abraham demandait à Dieu des signes, des songes; tout comme les Grecs, il cherchait à lire l’avenir dans le vol des oiseaux. Les chrétiens repoussent avec mépris toutes ces pratiques consacrées, et y substituent la simple formalité du baptême, qui, par trois mots prononcés, efface sans repentir et sans effort tous les crimes des hommes. Singulière vertu ! Une eau qui n’enlève pas la lèpre du corps fait disparaître celle de l’âme! — Bien plus, les chrétiens même ne sont pas restés fidèles à Jésus-Christ. Jésus ne s’était point égalé à Dieu : c’est l’apôtre Jean qui a tenté le premier cette profane assimilation. Jésus parlait contre les sépulcres blanchis : les chrétiens adorent les sépulcres des martyrs; et quels hommes que ces martyrs! des paysans rudes et grossiers! Les chrétiens tuent les païens et se tuent les uns les autres. Ce ne sont point-là les ordres de Jésus-Christ. Une religion qui ne dure que depuis trois cents ans ne peut avoir la prétention de remplacer et de détruire les plus anciens cultes de l’humanité.

Il est impossible, dans toute celte argumentation, de ne pas apercevoir une partialité visible en faveur des Juifs. C’était un sentiment nouveau chez Julien, mais que la passion et la politique développaient rapidement. Mécontent des païens dont l’appui était mou et les excès compromettants, il se tournait par instinct vers les meurtriers de Jésus-Christ. Son âme, pleine de fiel, ne trouvant nulle part ni des convictions, ni des inimitiés égales aux siennes, se sentait attirée par une secrète sympathie vers une race opiniâtre el haineuse, que des siècles de proscription n’avaient pas domptée. Aussi obstinés dans leur foi qu’acharnés dans leurs ressentiments, les Juifs, s’ils n’avaient pas la même croyance que lui, avaient au moins les mêmes ennemis, et la vieille rancune des fils de Gamaliel contre les héritiers de Paul et de Pierre s’était même ranimée plus vivement que jamais sous le règne des empereurs chrétiens. Constantin, on l'a vu, les avait maltraités par des lois très sévères. Constance n’avait guère montré plus de douceur à leur égard. Il leur avait strictement interdit toute alliance avec des chrétiennes, toute acquisition d’esclaves chrétiens, toute tentative de prosélytisme. Une sédition d’un jour, sous Gallus, avait été étouffée dans un torrent de sang. Mais le souvenir des persécutions qu’ils avaient éprouvées n’était rien auprès des blessures envenimées que leur orgueil ressentait encore. Les Juifs avaient souffert avec patience, bien qu’en frémissant de voir le temple rasé et Jérusalem, déguisée sous un pseudonyme romain, devenue méconnaissable même pour ses enfants. Mais voir sortir du sol une Jérusalem nouvelle, avec la croix pour étendard, voir ces rejetés de la synagogue, régner sur le tombeau de Salomon, cette injure nouvelle faisait bouillonner dans leurs veines tout ce qui restait encore du sang de Lévi et d’Aaron.

Aucun scrupule n’empêchait Julien de tendre les mains à ces alliés naturels de sa haine. Car le système de théogonie élastique qu’il s’était forgé faisait à Jéhovah une place honorable, bien que secondaire, sur l’échelle des êtres divins, et il ne s’arrêtait pas à rechercher si un partage d’honneurs satisfaisait ce dieu jaloux. Les Juifs eux-mêmes, avides de la faveur des princes, dont ils avaient été trop longtemps sevrés, n'étaient pas disposés à se montrer bien difficiles. Des rapports bienveillants s’établirent donc entre eux et l’empereur, précisément pendant qu’il composait sa réfutation de l’Écriture sainte. Il se mit en correspondance avec la plus grande et la plus accréditée des synagogues, la plus voisine de Jérusalem, celle de Tibériade, qui avait produit, au siècle précédent, le fameux rabbin Judas, auteur de la docte compilation de textes et de lois, connue sous le nom de la Mischna, ou loi nouvelle. A la tête de cette école siégeait le Nazi, ou patriarche, chef civil de toutes les synagogues répandues dans l’empire romain. Julien lui écrivit à plusieurs reprises, pour lui promettre ou lui accorder la remise des diverses contributions extraordinaires que Constance avait imposées aux Juifs.

L’accès du palais leur devenant ainsi assez facile, plusieurs Juifs prirent l'habitude d'aborder la cour et de s’entretenir avec l’empereur. Ses études sur la loi de Moïse fournissaient naturellement des sujets de conversation. «Pourquoi n’observez-vous plus votre loi? leur dit enfin un jour Julien. Elle commande des sacrifices sanglants comme les nôtres, et vous n’en faites plus.» Les juifs avaient une excuse toute prête, qu’ils ne manquèrent pas de présenter. «Où ferions-nous ces sacrifices? dirent-ils. Notre loi nous défend d’offrir à Dieu aucune victime hors de Jérusalem et du lieu consacré par David. Si vous voulez nous voir sacrifier, rétablissez le temple, relevez l’autel, rouvrez le saint des saints, et vous verrez si notre zèle est refroidi.»

Il n’en fallut pas davantage pour échauffer l’imagination de Julien. Rebâtir le temple des Juifs, démentir ainsi la prédiction du Christ qui avait déclaré qu’il n’en resterait pas pierre sur pierre, ôter aux apologistes du Christ un des arguments dont ils tiraient le meilleur parti dans leur polémique, faire taire la prédication éloquente qui s’élevait des ruines et des pierres brisées du vieux temple, réduire les chrétiens, les Galiléens, comme il les appelait, à leur rôle primitif, celui d'une secte mé­prisée et rejetée par un petit culte local, quel triomphe ce serait pour lui! — C’est ce jour-là que Constantin serait vaincu, et qu’en face des souvenirs au moins respectables de Salomon et d’Esdras, nul ne pourrait regarder sans rougir le bois infâme qui avait porté le charpentier. Julien eut bientôt pris son parti. Il se proposa d'imiter tout ce que Constantin avait fait pour l’édification de l’église du Saint-Sépulcre, et poussa même cette contrefaçon jusqu’à des minuties ridicules. Il donna ordre aux Juifs de fournir tous les plans pour la reconstruction du temple de Jérusalem, leur ouvrit un crédit illimité sur les trésoriers impériaux, et présida lui-même au rassemblement des ouvriers et des matériaux. La direction de l’entreprise fut confiée aux fonctionnaires les plus élevés en grade, et tout particulièrement à l’un des confidents les plus intimes de la pensée impériale, le comte Alype d'Antioche, qui partageait les préoccupations littéraires et religieuses de son maître.

Les Juifs, au premier moment, hésitaient à prendre confiance dans ce retour inattendu de la fortune. Julien, ne les trouvant point assez empressés, et voulant montrer qu’il était bien versé dans les Écritures, leur citait ces textes, encore aujourd'hui obscurs, d'Ézéchiel et de Jérémie, qui semblent annoncer pour une époque indéterminée le rétablissement de la race élue dans Jérusalem. Encouragés enfin par ces appels répétés, ils s’ouvrirent à l’espérance et se mirent à l’œuvre. Ils formaient encore, dans tout l’empire, une vaste confédération dont le lien n’était pas brisé. Dans toutes les grandes cités ils avaient une synagogue et comptaient dans leurs rangs de riches et habiles commerçants. De ville en ville on se communiqua la bonne nouvelle, et chacun rivalisa de sacrifices pour venir en aide aux généreux desseins de l’empereur. De toutes parts on accourut, ou on envoya de riches offrandes. Les femmes se dépouillaient de leurs bijoux ; les familles vendaient leur vaisselle d’argent, ou la refondaient, dit Théodoret, pour faire des bêches, des hoyaux, des truelles, ne paraissant trouver aucun métal trop précieux pour le sanctuaire de Jéhovah.

Une foule immense remplit donc bientôt les rues de Jérusalem. Tous ces proscrits qui accouraient vers une patrie inconnue, dont, depuis tant de générations, le seuil leur était interdit, étaient ivres de joie et d’orgueil. Le jour de la vengeance et des représailles leur semblait venu. Ils insultaient et menaçaient les chrétiens sur leur passage: «Nous vous traiterons, disaient-ils, comme les Romains nous ont traités autrefois. Nous raserons vos temples au niveau du sol.» Les chrétiens, interdits de tant d’audace, sentaient se glisser dans leur âme une secrète inquiétude. Seul, l’évêque Cyrille, rentré dans son diocèse par la permission de Julien, regardait tourbillonner cette foule émue, sans qu’un dédaigneux sourire cessât d’errer sur ses lèvres: «Ils ne mettront pas seulement une pierre sur l’autre, disait-il sans s'émouvoir»

Les travaux commencèrent par l’extraction des anciens fondements du temple, dont les ruines auraient embarrassé le nouvel édifice. De vastes débris, des pans de murailles restaient encore debout. On détruisit tout, jusqu’au niveau du sol, pour tracer les nouvelles fondations. Celte partie de l’opération s’accomplit sans difficultés; mais quand on voulut élever le nouveau bâtiment, l’intempérie de la saison ( on était en plein hiver) commença à rendre les travaux très pénibles. La terre s'éboulait dans les excavations. Un tourbillon de vent très violent renversa et dispersa les monceaux de plâtre qu’on avait préparés. La nuit, on ressentit plusieurs secousses de tremblement de terre.

Rien ne décourageait pourtant les travailleurs: pour éviter de nouveaux accidents, ils creusaient à de plus grandes profondeurs. Mais tout à coup, au moment où les instruments commençaient à enfoncer assez avant dans la terre, de vastes globes de feu jaillirent du sol entr’ouvert et enveloppèrent les ouvriers qui se trouvaient le plus voisins dans un tourbillon de flammes et de fumée. Tous les autres prirent rapidement la fuite, et, dans leur terreur, ils cherchèrent un asile du côté d’une église voisine. Les portes en étaient fermées; ils ne purent réussir à les ouvrir.

Le premier effroi un peu dissipé, on revint à la charge. Les ouvriers restés saufs redescendirent dans la fosse pour retirer les corps de leurs camarades, ainsi que les outils qu'ils avaient déposés dans une sorte de cave voisine. Une seconde fois, au moment où ils ouvraient la grille de la cave, le feu sortit de la terre et les dispersa. A trois reprises différentes le même prodige s’accomplit sous les yeux d’une foule immense et épouvantée qui tombait à genoux et poussait vers le ciel des cris de terreur. L’émotion se prolongea pendant plusieurs jours. A toute heure, surtout pendant la nuit, on voyait, dit-on, des globes de feu circulant en l’air, qui semblaient dessiner la forme d’une croix. L’empreinte en demeurait marquée sur les objets voisins et sur les habits des assistants .

Après une pareille catastrophe on n’aurait plus trouvé de travailleurs. De gré ou de force il fallut abandonner l’entreprise, dont il ne resta d’autres traces qu’une démolition plus complète du temple, et, par conséquent, un accomplissement plus littéral de la prophétie de Jésus-Christ. A la lettre, il n’y avait plus pierre sur pierre. Ainsi se confirma pour jamais la parole divine, par un concours de phénomènes prodigieux, qu’attestent également tous les écrivains contemporains de cette époque, chrétiens, juifs et païens, hérétiques et orthodoxes, Ammien Marcellin, tout aussi nettement que saint Grégoire.

Peu de faits de l’histoire sont mieux avérés, quoi­qu’il y en ait peu qui aient donné lieu à plus de discussions. Voltaire, il n’y a pas un siècle, déclarait encore avec hauteur que le récit d’Ammien Marcellin était impossible à admettre, attendu que jamais globe de feu ne sortit de la terre ni de la pierre, «et que cela su disait pour démontrer la sottise de ceux qui y avaient cru». Les physiciens d’aujourd’hui sont moins positifs, et trouvent parfaitement naturel ce que Voltaire déclarait absurde. Suivant eux, l’inflammation subite des gaz contenus dans des souterrains longtemps fermés suffit à tout expliquer. Plus d’une difficulté pourrait encore être élevée contre cette interprétation, qui ne concorde point exactement avec les textes : mais l’intérêt de la religion n'exige point que nous intervenions dans de tels débats. Il suffit de reconnaître que Jésus-Christ avait parlé, et que sa parole fut accomplie. La nature avait obéi à son souverain. Il importe peu de savoir si c'était en suspendant momentanément le cours de ses lois ordinaires, ou en révélant au dehors par une explosion inattendue quelqu'une des forces mystérieuses qui résident toujours dans son sein

Julien, quoique fort déconcerté, fit pourtant bonne contenance, et se borna à dire qu'on voyait bien que rien n’était éternel en ce inonde, puisqu'on ne pouvait faire revivre le culte de celui qu’on appelait l’Eternel par excellence, et que tous les textes sacrés et tous les prophètes avaient déclaré impérissable. Mais ce dernier échec achevait d’humilier son pouvoir, et il sentit qu’une brillante et violente diversion pouvait seule lui rendre quelque autorité sur celte société qui lui échappait. Le printemps était venu; les préparatifs liaient faits : nul motif ne s’opposait plus à la reprise de la guerre. II ne songea donc plus qu’à se mettre en route pour aller attaquer et vaincre les Perses, afin de revenir ensuite mettre au service des Dieux toutes les forces nouvelles qu’il aurait puisées dans la victoire.

C’était une victoire, en effet, et, plus que cela, une conquête qu’il lui fallait. A la rigueur, il eût encore été possible de prolonger la paix, car les Perses, effrayés des grandes démonstrations des Romains et de la réputation militaire de leur général, avaient envoyé par une voie indirecte quelques propositions avantageuses. Mais Julien ne voulut pas les lire jusqu’au bout, el en déchira  le texte. Cette fois il désirait une guerre sérieuse, et comptait frapper de grands coups; de petits triomphes achetés à bon marché et répétés chaque année, comme ceux dont s’était contentée si longtemps la vanité de Constance, ne suffisaient ni à son ambition, ni à sa politique. C’était une lutte à mort qu’il allait engager entre l’héritier de César et celui de Cyrus. Et pourtant même, dans sa pensée, ce n’était encore que l’épisode d’un plus grand drame. Dans les plaines de Perse, où il s’avançait entouré de soldats chrétiens, il devait jouer la dernière, la grande partie du paganisme: il allait combattre moins les ennemis qu’il cherchait que ceux qu’il laissait derrière lui. Vainqueur, il pourrait tout se permettre contre ceux-ci; vaincu, il n’oserait pas se présenter à leurs regards. Aussi, jamais tant de victimes n’avaient fumé sur les autels; jamais tant de questions inquiètes n’avaient été adressées à tant d’oracles et à tant d’augures. Ammien Marcellin lui-même en sourit'. De leur côté, les chrétiens, quoique prompts à obéir à l’appel militaire et prêts à mourir sous le drapeau, sentaient toute l’horreur de l’alternative où ils étaient réduits. Les bruits les plus sinistres circulaient sur les intentions de l’empereur au retour de la campagne. Un édit impérial était tout prêt, disait-on, pour interdire aux chrétiens tout commerce, tout droit de plaider devant les tribunaux, ou de pourvoir à leurs besoins dans les marchés publics. Toutes les églises seraient fermées, l’image de Vénus remplacerait partout celle de Jésus-Christ. Un amphithéâtre allait être construit à Jérusalem avec les pierres préparées pour la reconstruction du temple, et tous les évêques, tous les moines, tous les saints fidèles de la contrée y seraient livrés aux bêtes dans des jeux auxquels, par exception, l’empereur se proposait cette fois d’assister. Toutes ces rumeurs répandues dans la foule étaient accueillies avec une entière créance : «Nous étions, dit saint Grégoire, comme des victimes vouées aux démons, et l’héritage de Dieu, le sacerdoce royal, était réservé pour être le prix d’une victoire.» Les lamentations, les prières, ne cessaient pas dans les églises, ni les jeûnes dans les familles chrétiennes. Au fond des solitudes, tous les anachorètes offraient le saint sacrifice pour la délivrance de la foi; les femmes visitaient les tombeaux des martyrs et les chargeaient d’offrandes. C’était de toutes parts une attente pleine d’angoisse; de quelque côté qu’on regardât, te ciel était sombre, car l’avenir ne pouvait apporter que la défaite de la patrie ou la ruine de la foi.

Les préparatifs de Julien, auxquels il travaillait depuis une année déjà, étaient immenses. Il avait réuni soixante-cinq mille hommes, quoiqu’il n’eût pas voulu accepter les offres d’alliance des nations tributaires et voisines. «Rome, avait-il répondu avec hauteur, n’a besoin du secours de personne, et tout le monde a besoin du sien.»

Bien plus, par un acte d’un héroïsme presque imprudent, il choisit ce moment même pour retirer aux tribus nomades de Sarrasins qui peuplaient le sud de la Mésopotamie, un subside que, de temps immémorial, on leur payait en échange du concours qu’ils prêtaient contre les attaques des Perses. Il n’y eut donc d’auxiliaires sous les drapeaux que quelques escadrons de Scythes et de Goths, incorporés depuis longtemps dans l’armée romaine. Le roi d’Arménie, Arsace, fut aussi requis de mettre toutes ses troupes sur pied, sauf à attendre les ordres qu’on lui enverrait. Arsace était chrétien comme l’avait été son père; il fallait s’assurer de son concours et se mettre en garde contre sa défection, mais il n'était ni nécessaire ni prudent de lui envoyer, comme fit Julien, des instructions impérieuses rédigées sur un ton très hautain et accompagnées d’une lettre menaçante, où la foi chrétienne, d’une part, et de l’autre, la mémoire de Constantin et de Constance, protecteurs de l’Arménie, étaient très injurieusement traitées.

La guerre devait être cette fois agressive de la part des Romains, et non simplement défensive, comme l’avaient été toutes les précédentes. Or, pour envahir le territoire des Perses en parlant d’Antioche, on pouvait suivre deux voies différentes: on pouvait traverser la Mésopotamie à peu près en ligne droite, et tendre vers cette partie supérieure de l’Assyrie qu’on appelait l’Adiabène; l’autre, marche consistait à descendre le cours de l’Euphrate, à parcourir la Mésopotamie tout entière du nord au sud, et à n’entrer qu’avec le fleuve même sur le territoire de l’ennemi.

La première de ces deux routes était incontestablement la plus sûre. Elle traversait toute la partie de la Mésopotamie que le dernier traité imposé par Galère au roi Narsès avait réunie à l'empire, et où s’élevaient maintenant de grandes villes fortifiées. Carrhes, Édesse, Nisibe, formaient sur celte ligne comme une chaîne de citadelles qui pouvaient maintenir des communications faciles entre le centre de l’empire et l’armée envahissante. De plus, en cheminant dans cette voie, on tenait sa gauche constamment appuyée contre les montagnes d’Arménie, à portée des secours de celte province amie. Enfin, on pouvait passer le Tigre encore en pays romain et sur un point où il n’a que peu de développement; sur l’autre rive, on rencontrait les cinq petites provinces d’Arzacènce de Moxoène, de Rabdacène, de Rahimène et de Corduène, soumises, également depuis Galère, sinon à la souveraineté directe, au moins à la haute domination de Rome. Par l’autre chemin, au contraire, on arrivait de très bonne heure à ces contrées inférieures de la Mésopotamie qui avaient échappé à la puissance romaine, moins par suite des conquêtes des Perses que par la nature indomptable de leurs habitants. Au-delà du fleuve Abore, un des affluents de l’Euphrate, on entrait non-seulement en territoire ennemi, mais dans des plaines arides, dépeuplées, parcourues par des tribus errantes ; on se trouvait, en un mot, en plein désert.

Ce fut pourtant par cette voie que Julien résolut de se diriger. Plusieurs raisons d’une valeur douteuse le déterminèrent à ce parti audacieux. Précisément parce que l’autre route était plus facile, elle avait été plus fréquentée. Il y avait un champ de bataille à presque toutes les étapes, et comme les armées romaines n’avaient pas dans leurs annales beaucoup de victoires sur les Perses à célébrer, de tels souvenirs pouvaient être d’un effet fâcheux sur les imaginations. Julien craignait d’évoquer des visions funestes en secouant la poudre des légions de Crassus, d’Antoine et de Valérien. La seconde roule, au contraire, n’avait été parcourue que par les armées victorieuses de Trajan et de Septime-Sévère. Puis elle conduisait plus directement à Ctésiphon, l’une des deux capitales de l’empire Perse. Un coup de hardiesse et de fortune pouvait donc faire tomber en très-peu de jours le souverain, la cour et l'état des Perses tout entier entre les mains des Romains. C’était un éclat de ce genre dont Julien avait besoin. Il s’y préparait en embarquant sur le fleuve une flotte immense destinée à lui apporter toutes les munitions et toutes les machines de guerre nécessaires pour faire an grand siège. L’Euphrate devait lui amener tout cet appareil jusqu'à dix ou douze lieues de Ctésiphon; car cette capitale était bâtie sur le Tigre, à l’endroit où les deux fleuves se rapprochent et ne sont plus séparés que par une petite journée de chemin.

Telle fut l’entreprise audacieuse qui s’empara de l'imagination de Julien. Il sacrifia à l’espoir qu’il nourrissait, disons mieux, au besoin qu’il éprouvait d’une campagne prompte et brillante, un succès plus modeste, plus lent, mais assuré. Ce regrettable parti une fois arrêté, il retrouva pour le mettre à exécution sa prudence et son génie accoutumés. Il importait, avant tout, de tenir sa résolution secrète aussi longtemps qu’il serait possible, pour induire les Perses en erreur elles décider à porter toutes leurs troupes sur les points que l’on ne comptait point attaquer. Le rendez-vous général de l’armée fut donc indiqué à Carrhes, à quelques lieues au-delà de l’Euphrate, sur le chemin ordinaire de l’Assyrie. C’était là, d’ailleurs, que Julien voulait procéder à la répartition de ses troupes. Car, tout en renonçant à suivre la ligne importante d’Édesse et de Nisibe, il était impossible de la laisser complètement découverte, et il fallait en confier la défense à un corps d'armée. Cette division nécessaire n’était pas le moindre des inconvénients du plan adopté.

Le mouvement générai des troupes eut lieu dans les premiers jours de mars. L’empereur lui-même ne se mit en route que quand il les sut convergeant de toutes parts vers le rendez-vous. Le cortège qui dut l’accompagner offrait le plus singulier mélange. Il y avait, d’une part, des philosophes, des sophistes, Maxime et Priscus, par exemple, un peu étonnés de se trouver au milieu du bruit des armes, et qui auraient peut-être su gré à Julien de les dispenser de ce témoignage de dévouement; puis des aruspices toscans, qui n’aimaient guère les philosophes et ne s’entendaient pas avec eux; en outre, le médecin Oribase et le préfet du prétoire Salluste Second, païens d’un esprit doux et modéré; enfin quelques officiers chrétiens, comme Jovien, qu’il avait bien fallu rappeler auprès de la personne du prince, au moment du péril. Cet hommage rendu à leur loyauté et à leurs talents, pour être arraché par la nécessité, n’en avait que plus de prix.

Avant de partir, Julien voulut pourvoir à la sûreté de la ville où il laissait si peu de regrets. Il mit à la tête de la province de Syrie un certain Alexandre, homme de mœurs violentes et dures, originaire de celte ville d’Héliopolis qui s’était signalée par sa haine sanguinaire contre les chrétiens; et comme on réclamait contre cette élévation inattendue: «Je sais bien qu’il ne la mérite pas, dit-il ; mais c’est vous qui méritez de l'avoir pour maître, hommes avares et indociles que vous êtes. »

La foule le suivait pourtant le jour de son départ, le 5 mars, nombreuse, inquiète, suppliante: «Revenez heureux et glorieux, disait-elle, et soyez moins irrité contre nous.» Il répondait avec beaucoup d’aigreur et de colère: «C’est la dernière fois que vous me voyez : je ne rentrerai plus dans vos murailles.» Libanius, qui l'accompagnait avec le sénat de la ville, essaya de faire entendre quelques paroles de paix: «Non, reprit l’empereur; c’est affaire faite. Si les Dieux me conservent, c’est à Tarse, et non ici, que je reviendrai. Je vois bien, ajouta-t-il, en regardant Libanius, que vous comptez sur cet excellent ambassadeur; mais je ferai en sorte que lui aussi vienne avec moi. Ses discoure l’ont mis au premier rang des orateurs, et ses actions au premier rang des philosophes.» Et il se sépara de Libanius en se jetant dans ses bras et en lui témoignant autant de tendresse qu’il montrait de mauvaise humeur au reste de l’assistance

Beaucoup de décurions ne pouvaient pourtant se résigner à perdre ainsi pour jamais l’espoir de la présence impériale. Ils voulurent tenter un dernier effort, et se mirent à la suite du cortège pendant toute une journée de plus de quinze lieues. La route était mauvaise, défoncée dans une partie, et chargée de pierres dans une autre. Julien, très rudement secoué, en prenait occasion de s’écrier : «Voilà ce que c’est que les hivers de celle contrée!» Il arriva donc à Litarbe, sa première étape, plus maussade que jamais; et les sénateurs, reçus dans une dernière audience, ne retirèrent pas grand profit de leur démonstration de zèle. Ils revinrent à Antioche, tout consternés, raconter à Libanius leur déconvenue. Celui-ci, qui avait au fond l’âme bonne, et qui aimait à rendre service, se reprocha fort de ne pas les avoir accompagnés, et, pour réparer sa faute, il se mit à l’œuvre dès le lendemain, dans l’espoir, déjà si souvent trompé, d’émouvoir le cœur irrité de son royal ami. «J'ai bien maudit, lui écrivait-il, ce détestable voyage, et je me suis maudit aussi moi-même d’être revenu si vite, de n’avoir pas été jusqu’à la première station, et de ne pas m’être donné la joie de revoir encore avec le soleil levant votre tête sacrée. La ville elle-même ne pouvait rien pour me consoler, dans le malheur où elle est plongée. J’appelle son malheur, non point l’extrême cherté des vivres, mais le tort qu’elle a eu de se faire juger méchante et ingrate par celui qui a une telle puissance et une sagesse plus grande encore. Tant que mon ami Aliénus était auprès de moi, j’ai eu à qui parler, pour m’accuser moi-même et pour me louer de l’honneur que vous m’avez fait. Mais depuis qu’il est parti, c’est aux lambris de ma chambre que je m’adresse en guise de confident, et, couché dans mon lit : Voilà l’heure, m’écrié-je, où l’empereur me faisait venir: j'entrais, je m’asseyais près de lui, car il me le permettait. Je disputais avec lui pour la défense de ma ville, car il m’était permis de parler au souverain en faveur de ceux qui l’ont offensé. Il triomphait dans la discussion, ayant de justes griefs el une plus grande éloquence. Moi, j’osais le contredire, et je ne lui devenais pas odieux, et il ne me chassait pas. Voilà de quoi je me nourris, et je prie les Dieux d’abord de vous faire vaincre les ennemis, puis de vous ramener à nous, tel que vous étiez autrefois... Traversez les fleuves, fondez sur les archers, plus rapide qu’un torrent, et ensuite reprenez les sentiments que vous aviez jadis. Puis ne vous fatiguez pas de me donner toutes les consolations que comporte l’absence. Quant à moi, je vous écrirai partout; je vous provoquerai en pleine bataille, persuadé qu’il est digne de vous de camper, de frapper el d’écrire tout ensemble. » Puis, se montant la tête sur son métier d’ambassadeur el d’intermédiaire entre le souverain el les sujets, il se mettait d’avance à composer le discours qu’il prononcerait à Julien victorieux, pour le décider à rentrer à Antioche. Nous avons encore celte pièce d’éloquence tout à fait touchante, à  laquelle il na manqué qu’une chose pour produire son effet, les victoires de Julien et son retour.

Pour être payé de sa peine, et pour faciliter sa tâche, Libanius aurait bien voulu aussi décider les habitants d’Antioche à faire quelque bonne démarche de nature à plaire tout à fait à l'empereur. Il lui annonçait bien, à la vérité, peu de jours après, pour l’adoucir, que le préfet Alexandre réussissait à merveille dans son gouvernement ; que sa sévérité produisait les plus heureux résultats ; que la ville, entre ses mains, prenait une activité inconnue, et qu’il ne reconnaîtrait pas les Antiochiens, devenus à son retour de véritables Spartiates Mais tout cela ne pouvait produire l’effet qu’aurait causé une conversion en masse de la population au paganisme. C’est à ce résultat que Libanius ne désespérait pas d’arriver à force d’éloquence. «Croyez-moi, disait-il à toute heure aux Antiochiens, vous n’apaiserez jamais la colère de l’empereur ni par vos pétitions, ni par vos cris, ni par vos ambassadeurs, quand même (ajou­tait-il, sans doute en baissant modestement les yeux) vous lui enverriez vos meilleurs orateurs, si vous ne cessez vos mauvaises plaisanteries et si vous ne consacrez votre cité à Jupiter et aux autres Dieux que, bien longtemps avant l’empereur et dès votre enfance Hésiode et Homère vous ont appris à connaître. Vous mettez du prix à être des gens cultivés, et vous considérez comme essentielle à l’éducation la connaissance de ces poètes. Mais dès qu’il s’agit des intérêts les plus élevés de l'homme, vous cherchez d’autres maîtres qu’eux. Les temples sont ouverts, vous les fuyez, vous qui auriez dû gémir quand ils étaient fermés. Et quand on fait appel en votre présence à l’autorité de Platon et de Pythagore, vous lui opposez celle de vos mères, de vos femmes, que sais-je? de vos intendants même et de vos cuisiniers; et vous vous attachez avec obstination aux convictions de votre enfance; vous vous laissez conduire par ceux à qui vous devriez commander... Voyons, continuait-il en insistant avec sa bonhomie accoutumée, est-ce que nous n’allons pas tous nous précipiter vers les temples, persuadant ceux qui se laisseront faire et forçant les autres à faire comme nous?» Mais les choses n’allaient pas si vite que le bon sophiste se l’imaginait, et parfois il s’attirait d’assez dures répliques. C’est ainsi que, passant un jour devant la demeure d’un prêtre dont l’occupation était d’enseigner les petits enfants : «Eh bien! lui dit-il en raillant, que fait en ce moment le fils du charpentier? — Il taille un cercueil pour mettre dans un tombeau, lui répliqua le chrétien d’un ton sévère.»

L’empereur s’éloignait cependant à petites journées, rendant compte à son cher sophiste très régulièrement, . d’étape en étape, de tous les incidents du voyage et de toutes les pensées des voyageurs.

« De Litarbe, dit-il dans une de ces lettres, je vins à Bérée et j’y demeurai un jour : et là Jupiter me fit voir, par des signes très clairs, que tout s’annonçait bien pour moi. Pendant la journée que j’y passai, je visitai les fortifications, et je fis à Jupiter le sacrifice vraiment royal d’un taureau blanc. Avec le sénat de la ville, je discutai un peu de religion. Tous louèrent mon discours: peu pourtant se laissèrent convaincre. Avant d’avoir parlé avec eux, je les tenais pour gens d’esprit sain; mais ils prirent occasion de la liberté de celle conversation pour déposer à mes yeux toute pudeur. O Dieux immortels, en effet, les hommes rougissent aujourd’hui des plus belles choses, le courage et la piété, et s’enorgueillissent des pires, le sacrilège et la paresse du corps et de l’âme!»

La lettre de Julien ne dit pas ce qui l’avait si fort scandalisé, chez les gens de Bérée; d’autres moins discrets l’avaient appris à l'historien Théodoret. Le fils du président de la curie de Bérée, apostat de la religion chrétienne et converti au paganisme depuis que le paganisme était sur le trône, était venu se plaindre à Julien que son père l’avait déshérité pour le punir d’avoir suivi l’auguste exemple de l’empereur. Julien employa vainement son influence, pendant tout le repas qui lui fut offert, à réconcilier le père et le fils ; il leur avait fait prendre place ensemble sur le lit où lui-même était couché; mais tout vint échouer devant l'indignation dédaigneuse que la faiblesse du jeune homme causait au courageux vieillard. «Ne me parlez point, empereur, avait-il dit enfin très hautement, en faveur d’un misérable qui s’est rendu digne de la haine de Dieu en préférant le mensonge à la vérité. — Laissons là les injures, reprit Julien fort dépité : j’aurai soin de vous, jeune homme, puisque votre père ne veut point avoir égard à mes prières»

Julien fut plus content des deux jours suivants de son voyage. Il poursuit ainsi son journal, adressé toujours au même confident. «Batné me reçut ensuite : c'est un lieu que je ne puis comparer qu’à Daphné; du moins la comparaison peut se faire aujourd'hui, car autrefois, quand le temple et l’image du Dieu subsistaient, je n’aurais pas craint de préférer Daphné non-seulement à Ossa, à Pélion, mais à l’Olympe et à tous les vallons de la Thessalie... Mais toi-même, tu as fait sur Daphné un discours tel qu'aucun des hommes qui vivent au­jourd'hui ne pourrait en faire de semblable, quand même ils se fatigueraient à l’essayer : et je crois même qu’il en est peu dans les âges passés qui eussent atteint cette hauteur. A Dieu ne plaise que j’essaie d'en parler encore, quand tu en as dit des choses si brillantes ! Venons donc à Batné : si le nom est barbare, le lieu est bien grec; car dès que nous y arrivâmes, nous fumes saisis par l’odeur de l’encens qui s’exhalait de toutes parts, et nous aperçûmes de très belles victimes toutes préparées. Cette vue me réjouit sans doute beaucoup, mais il me semble pourtant que c’était trop de chaleur, et que ce zèle était étranger à la vraie piété ; car les choses sacrées doivent se faire loin du bruit et dans le calme, sans autre souci que de plaire aux dieux. Mais nous pourrons remettre cela promptement dans l’ordre convenable. Batné me parut un pays boisé, couvert de bouquets de jeunes cyprès; point de vieilles souches d’arbres; tous les plants étaient couronnés de la plus fraîche verdure. Le palais n’est pas somptueux: il est fait d’argile et de planches, et n’est relevé par aucun ornement; le jardin, plus pauvre que celui d'Alcinous, plutôt semblable à celui de Laërte. Là aussi se trouvent un petit bois de cyprès, et, contre les murailles, des plantations rangées en ligne. Dans le milieu, des parterres, des légumes et des arbres fruitiers. Que fis-je dans cet endroit? Je sacrifiai le soir, puis le matin au petit jour, comme c’est ma coutume quotidienne, et toutes les choses saintes s’étant bien accomplies, je me rendis à la ville d’où je t’écris ( Hiérapolis). Là, tous les citoyens vinrent à ma rencontre, et je fus reçu dans la maison d’un ami que je voyais pour la première fois, mais que j’aimais depuis longtemps. Tu connais, je le sais, la cause de celte amitié, mais il m’est doux de te la redire, car entendre et dire ces sortes de choses, c’est pour moi boire du nectar. Je veux parler de Sopatre, l’élève et même le parent du divin Jamblique. Ne pas aimer tout ce qui touche à de tels hommes me paraîtrait le plus grand des crimes. Mais j’ai encore un motif de chérir celui-ci davantage : c’est que, bien qu’il ait sou­vent reçu sous son toit mon cousin et mon frère, et que l’un et l’autre l’ait beaucoup sollicité de quitter le culte des dieux, jamais (résistance très-méritoire) il ne s'est laissé gagner par celte contagion.»

Malgré la familiarité de ces épanchements, Julien ne disait pas tout à Libanius. Il ne lui confiait pas les angoisses do son âme, ses prompts passages de la tristesse à la joie, suivant le présage de chaque heure et la tournure que prenait chaque sacrifice: toutes révolutions morales qui se lisaient sur son visage, el dont Ammien Marcellin tient fidèlement registre jour par jour. Le moindre incident était observé, commenté, interprété, et faisait passer le souverain du monde du découragement le plus sombre à l’espérance la plus expansive. Un portique tombait à l’entrée d’une ville sur la tête de quelques soldats ; d’autres périssaient étouffés sous une meule de fourrage: l’empereur pâlissait et ne dormait pas de toute la nuit. On lui amenait, le matin, un cheval nouveau qui, au moment de le monter, s’abattait des quatre jambes, en souillant dans la boue son riche caparaçon. Quel funeste augure! — «Mais ce cheval, disait le palefrenier, s’appelle Babylonius. — Victoire! s’écriait l’empereur : c’est Babylone qui est tombée, et qui est dépouillée de ses ornements!». Pour deux jours, il reprenait le front serein et l’humeur bienveillante. Autour de lui c’étaient mêmes agitations : mille rumeurs parcouraient les rangs de l’armée. S’il restait un peu plus longtemps que de coutume enfermé au sacrifice du matin, c’est qu’il avait vu dans les entrailles des victimes l’annonce de sa mort prochaine, et on désignait déjà le général à qui il avait fait don de la pourpre. Puis les chrétiens disaient tout bas qu’en sortant il avait fait mettre le temple sous le scellé, parce qu’il ne voulait pas qu’on y vit les restes des victimes humaines dans les entrailles desquelles il cherchait à lire l’avenir.

On avançait cependant à petites journées, et l’Euphrate fut passé sur un pont de bateaux, le 13 de mars. Comme le plan de l’empereur n’était pas encore public, on s’imaginait généralement qu’il allait suivre la route ordinaire, et les habitants d’Édesse s’apprêtèrent, non sans crainte, à recevoir sa visite. Ils avaient encore dans la mémoire le souvenir des paroles dures qu’il leur avait fait dire par l’intermédiaire du sophiste Hecebole. Leurs sentiments d’ailleurs étaient très-partagés. Peu de villes étaient plus attachées qu’Édesse à la foi chrétienne : elle se vantait d’être la cité le plus ancienne­ment convertie d’Orient, et conservait avec soin une correspondance apocryphe qu’Eusèbe nous a transmise sérieusement et qu’on disait avoir été échangée entre son prince Abgare et Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, à la veille de sa passion. A l’approche de l’apostat, tous les sentiments chrétiens des habitants d’Édesse se soulevaient; mais d’autre part, c’était le représentant el le défenseur de Rome qui s’avançait, et dans ces contrées si souvent ravagées par les Perses, les légions romaines étaient toujours les bienvenues. Personne ne devait ressentir ces impressions différentes plus vivement que le célèbre diacre Éphrem, dont la résidence était désormais fixée à Édesse depuis la mort de Jacques de Nisibe. Éphrem ne pouvait contempler sans horreur l’ennemi de Jésus-Christ, mais son cœur patriotique se rappelait avec émotion les héroïques travaux du siège, auxquels, dix années auparavant, il avait pris lui-même tant de part. Combattue par ces sentiments divers, la ville prit pourtant le parti d’envoyer à Julien une députation, en lui offrant une couronne el en le priant de s’arrêter dans ses murailles.

Pendant qu’on était dans l’incertitude sur le succès de cette démarche, et partagé entre la crainte d’avoir à encourir la colère de Julien ou à s’humilier devant lui, Éphrem soutenait le courage des habitants par des discours pleins d’une poétique éloquence. C’est à celle époque, suivant toute apparence, el peut-être à ce moment critique qu’il faut rapporter une oraison fameuse dans la postérité chrétienne, moitié hymne, moitié sermon, où se mêlent, dans le plus généreux élan, les ardeurs mystiques d’un solitaire et le zèle d’un soldat chrétien qui veut courir au martyre. Il est intitulé : la Perle; sous ce nom c’est Jésus-Christ qui est désigné, la perle de grand prix de l’Evangile. Cette gracieuse image devient entre les mains d’Éphrem l’emblème de tout le mystère de l'incarnation. La perle est née de la mer, comme Jésus-Christ de l'infini. «Je suis, dit-elle, la fille de l’Océan, de l’Océan sans limites... Ma mère était une vierge de la mer... O fille de l’onde, qui as quitté l’Océan où tu étais née, et qui es venue sur notre terre aride pour te faire adorer, les hommes l’ont aimée, l’ont saisie, l’ont choisie pour leur parure... Tu es nue, ô ma perle, et tu ne caches point ta nudité! Ta robe, c'est la lumière; tu es vêtue de ton éclat; tu es comme Ève, qui était vêtue de sa nudité. Maudit soit celui qui l’a séduite et dépouillée, mais, toi, nul ne te dépouillera de ta gloire. Dans le mystère dont tu es le type, toute femme est vêtue de la lumière de l’Éden.» Ces pieuses exaltations sont accompagnées d'exhortations plus pratiques, comme celles-ci : «O mon Dieu! je suis prêt à souffrir pour vous la mort visible et sensible; mais je ne sais si je ferai ce que je dis, car je crains, si vous me quittez, que la nature ne me surmonte. Faites-moi donc voir, s’il vous plaît, que vous m’assisterez dans le combat... Déjà on entend la trompette des Gentils qui sonne la charge et qui oblige vos serviteurs à se mettre en état de soutenir leurs attaques. J’entends les menaces que nous fait l’Occident, et le bruit des supplices dont il s’efforce de nous effrayer. Je tremble, mon Dieu! parce que vous haïssez les pécheurs, et pourtant je suis rempli de joie parce que vous êtes mort pour les pécheurs... Assemblez-vous, Juifs et hérétiques, joignez-vous avec les païens et les barbares, faites-moi souffrir la mort pour Jésus-Christ, je serai fâché de votre crime, mais je serai ravi de mourir.»

Cette crainte était vaine. L’itinéraire de Julien, qu'il se décidait enfin à faire connaître, ne l’amenait pas du côté d’Édesse, et ce n’était pas l’éloquence d’Éphrem qui pouvait l’y attirer. Il reçut d’assez bonne grâce la couronne offerte, mais poursuivit directement son chemin jusqu’à Carrhes. Là, avant de séparer ses troupes, il voulut les passer une dernière fois en revue du haut d’une éminence voisine; et en voyant défiler sous ses yeux cette masse redoutable, il éprouva un moment d’enthousiasme et d’admiration. Il fallait cependant procéder à la division. Dix-huit mille hommes, suivant Zosime; vingt, suivant Sozomène et Libanius; trente, suivant le compte, sans doute exagéré, d’Ammien Marcellin furent mis sous les ordres de Procope, parent de l’empereur, et du comte Sébastien, le même qui avait fait ses premières armes contre Athanase, à Alexandrie. Ils eurent ordre de tenir la route de d’Adiabène parfaitement libre, et de veiller principalement à la sûreté de l'importante place de Nisibe; puis, si rien ne les inquié­tait, ils feraient eux-mêmes invasion en Assyrie, descendraient le Tigre et viendraient faire leur jonction avec le corps principal aux environs de Ctésiphon. Ces opérations employèrent quelques jours, et ce ne fut que le 25 mars que l’armée impériale se remit en route.

Elle s’était un peu éloignée de l’Euphrate pour venir au rendez-vous; elle s’en rapprocha en ligne droite pour rejoindre la flotte à un point nommé Callinicum. Le premier aspect de cette flotte immense, couvrant de ses voiles et de ses rames les flots de l'Euphrate, fut un coup d’œil admirable. Depuis Xerxès, dit Ammien Marcellin, on n’avait rien vu de pareil. II y avait cinquante galères armées et autant de bateaux plats, propres à être réunis l’un à l’autre, pour joindre par un pont les deux rives du fleuve. Onze cents navires de charge suivaient, faits de bois de charpente divers; quelques embarcations étaient presque entièrement formées de peaux non préparées. C’étaient autant de magasins pour l’approvisionnement de l’armée, et autant d’arsenaux d’armes de combat et de machines de siège. Deux amiraux, Constantin et Lucilien, présidaient aux mouvements de toute cette armée navale. Militaires et marins descendirent ainsi côte à côte pendant l’espace de plus de quatre-vingt-dix milles, de Callinicum à Circésium, dernière place forte de l’empire. Les difficultés de la campagne commençaient à apparaître; le pays se dépeuplait; il fallut passer une nuit sous la tente, et sous cet abri improvisé Julien vit arriver une petite tribu de Sarrasins qui habitait le désert contigu, et qui venait lui faire sa soumission: hommage perfide rendu à la force et à la fortune et prêt à changer d’adresse avec clics

A Circésium, citadelle fortifiée par Dioclétien sur le point où l’Euphrate reçoit les flots de l’Abore, on quittait l’empire, on entrait chez l’ennemi. Julien y reçut un courrier d’Occident qui lui apportait des lettres écrites de Gaule par son ami Salluste. Salluste le priait en grâce d’ajourner encore son expédition. « A La volonté des Dieux, disait-il, n’était pas encore clairement exprimée; tout lui faisait craindre quelque malheur.» Il était trop tard, la trompette sonnait déjà la marche. et les troupes, chacune à son rang, passaient le pont jeté la veille sur l’Abore. Le défilé dura toute la journée, puis on rompit le pont et on vint coucher à quelques milles de là, à Zaitha, où l’on pouvait voir encore le tombeau du jeune Gordien, massacré dans ces déserts par l’Arabe Philippe.

Julien alla pieusement rendre hommage à ce souvenir d’un César de Rome, immolé par un fils d’Abraham. En revenant, il rencontra sur le chemin le corps d’un lion immense percé de mille traits. C'était un présage, assurément, mais une grande discussion s’éleva aussitôt, entre ceux qui l’entouraient, sur le sens qu'il fal­lait y attribuer. Point de doute que ce ne fût l’annonce de la mort d’un grand prince; mais comme il y avait deux grands princes en présence, Sapor et Julien, cette explication ne levait pas la difficulté. Les aruspices étrusques, juges compétents, étaient tristes et portaient la tête basse. Les philosophes, au contraire, dont l'autorité était grande alors, dit Ammien, avaient bon courage et donnaient beaucoup de raisons de bien espérer. «Maximien, disaient-ils, allant combattre Narsès, avait fait la même rencontre, et ce fut Narsès qui succomba. —Oui, répondaient les augures, mais Narsès était l'agresseur.» Le débat dura toute la journée et se renouvela même encore sur un autre sujet. Ammien Marcellin, qui le rapporte, ajoute que personne n’avait absolument tort, car il est très ordinaire aux oracles de ne se faire comprendre qu’après l’événement : réflexion qui sauve leur honneur, mais compromet singulièrement leur utilité.

Tous les présages du monde ne pouvaient plus net arrêter. Il fallait maintenant, tout en avançant, se préparer à tout instant aux embûches et aux attaques. La disposition donnée à l’armée par Julien fut très habilement combinée. L’aile droite, formée de plusieurs légions et commandée par le brave Névitta, dut se tenir toujours appuyée à l’Euphrate. Le maître de l'infanterie, Victor, tenait le centre avec le gros de sa troupe. La cavalerie couvrait la gauche, plus particulièrement menacée; elle était confiée aux soins du maître de cette arme, Arintheus, et aussi de ce prince persan du nom d’Hormisdas, réfugié, comme on l’a vu, à la cour de Constantin, et demeuré, bien que chrétien, fidèle à son successeur. On comptait qu’il saurait se reconnaître dans ce pays qu’il avait dû parcourir dès sa jeunesse, se faire entendre des habitants et donner des renseignements utiles sur les habitudes de combat de ses anciens concitoyens. Un détachement de quinze cents soldats armés à la légère formait l’avant-garde; les ducs de l’Osrhoène, Dagalaîphus et Secondinus fermaient la marche. Les bagages cheminaient entre les colonnes, mais le nombre en avait été scrupuleusement réduit, car l'armée devait être approvisionnée par la flotte. Ainsi, Julien avait renvoyé sans pitié une file de chameaux chargés des vins les plus exquis, et sur lesquels les officiers comptaient pour se remettre de leurs fatigues: «Tout cela ne vaut rien pour des soldats, avait-il dit; je suis soldat, et tout le monde peut vivre comme moi.» Ainsi restreinte, l’armée occupait cependant encore dans son développement une étendue de plus de dix milles. Il est vrai que les colonnes ne marchaient pas très serrées, el que Julien n’était pas fâché, en les espaçant à dessein, d’en grossir l’apparence aux yeux des espions et des éclaireurs ennemis qu’on croyait remarquer de temps à autre à l’horizon.

Ses dispositions prises, Julien harangua ses troupes. Dans ce discours, bref et animé, il reparut tout à coup tel qu’il ne s’était plus montré depuis les campagnes de Gaule. Le son de la trompette semblait chasser de son esprit toutes les visions de la superstition et de la haine. Le dévot ridicule disparaissait; il ne restait plus qu’un guerrier tout animé du souffle de la gloire. Son adroite éloquence avait cette fois surtout pour but de dissiper l’effroi secret que causaient à tous les cœurs ce pays désert, cet ennemi perfide, et le souvenir de tant de malheurs. «C'était une erreur de penser, leur dit-il, qu’on n’eût jamais vaincu les Perses, et qu’on ne fût jamais revenu de ces sortes d'expéditions. Trajan et Sévère étaient, au contraire, revenus chargés de trophées; le jeune Gordien lui-même était vainqueur quand il tomba sous la perfidie de Philippe. La guerre durait depuis longtemps, à la vérité, mais ni Carthage, ni Numance, ni auparavant Fidènes et Falisques, n’avaient succombé en un jour.» « Je serai près de vous, s’écria-t-il, moi, votre empereur; je serai aux premiers rangs, parai vous; je chargerai avec vous et, je pense, avec les Dieux favorables. Mais si la fortune, toujours incertaine, me fait périr dans le combat, je serai content de m'être dévoué pour le monde romain, comme ces hommes d'autrefois, les Curtius, les Scévola et la race illustre des Décius.» Les cris des soldats, le choc bruyant des armes et des boucliers répondirent à celle généreuse allocution. Les troupes de Gaule, surtout, qui reconnaissaient pour la première fois, depuis dix-huit mois, l'ardeur de sa parole et de son regard, étaient ivres d’enthousiasme. Julien lit distribuer trente pièces d’argent à chaque soldat, puis revint prendre, à la tête de la colonne du centre, la place qu’il s’était réservée, et d’où il se proposait de se porter, au premier signal, vers tous les points menacés.

La marche s’accomplit dans l’ordre prescrit, pendant à peu près quinze jours. On s’avançait lentement, pour ne jamais dépasser la flotte, que retardaient les sinuosités du cours de l’Euphrate. A gauche, s'étendait la vaste plaine, décrite autrefois par Xénophon dans l’Anabase: «C'était, dit-il, un terrain aussi uni que la mer, et rempli d’absinthe: le petit nombre d’arbrisseaux et de broussailles qu’on y trouvait avaient une odeur aromatique; mais on n’y voyait aucune espèce d’arbres. Les outardes et les autruches, les gazelles et les onagres semblaient être les seuls habitants de ce désert». Mais Xénophon avait sans doute eu dans sa campagne un meilleur temps que Julien, car il ne parle pas de coups de vent violents, fréquents dans ces parages, et dont l’armée romaine eut beaucoup à souffrir, qui soulevaient de temps à autre en tourbillons le sable de la plaine, emportaient les tentes et renversaient les soldats sur le dos et sur le ventre. Le même souffle faisait déborder la rivière et poussa plusieurs navires de charge contre des écueils où ils périrent.

Si la plaine était déserte, le cours de l’Euphrate était semé, de distance en distance, de places fortes qu’il fallut ou emporter d’assaut ou éviter par un détour. La citadelle d’Analhan, nommée aussi Phatuse, se rendit à discrétion après quelque résistance, et cette soumission fut principalement due à l’intervention efficace du prince Hormisdas, aidé par un ancien déserteur de l’armée romaine qui s’était établi dans le pays depuis l’invasion de Maximien, et qui sentit se réveiller en lui, après tant d’années, le sentiment patriotique. La garnison prisonnière fut envoyée, avec femmes, enfants et bagages, dans un territoire de Syrie qui lui fut assigné pour demeure; et son général Pusœus fut reçu dans l'amitié romaine. Philuthas, autre forteresse située un peu plus bas surfe fleuve, fit meilleure contenance. La garnison refusa d’ouvrir ses remparts et promit seulement, en raillant, à Julien, que, quand il aurait soumis toute la Perse, elle suivrait l’exemple commun. Il aurait fallu, pour la réduire, un siège de plusieurs jours, et le temps était précieux. Julien se décida à passer outre. L’armée défila demi les murailles de la forteresse, sous les yeux des habitants, qui la regardaient passer sans proférer une seule parole. Le soldat se vengea de cet affront en pillant, à quelques lieues de là, plusieurs villes ouvertes que leurs habitants avaient abandonnées. Sozomène remarque avec raison qu’il eût été plus prudent de ne pas affamer un pays par où on était exposé à revenir.

On arriva ainsi, sans autre incident, jusqu’à l’entrée de cette contrée fertile el fameuse qu’enferment dans leurs ondes subitement rapprochées les deux grands fleuves de l’Euphrate et du Tigre : étroite langue de terre qui doit à sa position privilégiée les plus abondante richesses naturelles et la plus ancienne réputation de l’histoire. Dans cet espace de quelques lieues, arrosé par les plus vastes courants d’eau que le monde ancien ait connus, se heurtaient, se coudoyaient, pour ainsi dire, les capitales de tous les empires à qui la fortune avait tour à tour livré et retiré la domination de l’Orient. C’était là que, l'une après l’autre, toutes les dynasties asiatiques étaient venues vaincre, régner et périr. Sur les deux rives de l’Euphrate, l’antique cité de Nabuchodonosor, la fabuleuse Babylone, étalait ses ruines gigantesques. Un peu plus haut, sur le bord occidental du Tigre, Séleucie, capitale des successeurs d’Alexandre, également ruinée, n’offrait plus que des vestiges effacés d’une grandeur moins poétique; mais en face, de l’autre côté du même fleuve, et reliée seulement à l’ancienne ville par un pont, s’élevait la résidence nouvelle des Sassanides, Ctésiphon, d’où les fils d’un brigand parthe bravaient depuis tant d’années les aigles romaines.

La terre gardait la trace de ces couches successives de conquêtes entassées l’une sur l’autre. Chaque gouvernement y avait laissé quelques travaux de défense ou de culture. A l’entrée de l’isthme formé par les deux fleuves, on trouvait encore les débris d’une ancienne muraille élevée par les rois d’Assyrie pour se préserver des invasions des Mèdes. Un art plus moderne et plus savant avait remplacé ce rempart impuissant par une série de places fortes, habilement échelonnées, qui défendaient plus efficacement le passage. Une infinité de canaux tracés à travers un sol très friable, permettait à toute espèce d’embarcation de passer incessamment d’un fleuve à l’autre. Une de ces communications, connue sous le nom de Nahar-Malcha (fleuve du roi), qui s’abouchait à l’Euphrate, à l’extrême limite de la Mésopotamie, et venait déboucher dans le Tigre, au-dessous de Séleucie, était navigable aux plus garnis bâtiments. Un peu plus haut, on trouvait les vestiges d’une tranchée analogue, entreprise et menée à fin par Trajan, mais depuis abandonnée. Des digues, des travaux d'art de toute espèce, établis sur les deux rivières, permettaient de contenir les eaux dans les temps orageux ou de les lâcher à volonté sur la plaine.

La marche à travers le désert avait employé tout le mois d’avril. Ce fut dans les premiers jours de mai, en approchant de l’antique muraille de Macepracta, qu’on s’aperçut pour la première fois de la présence de l’ennemi. Jusque-là, Julien, toujours aux aguets, envoyant à toute heure et dans toutes les directions des éclaireurs, s’étonnait de ne pas rencontrer d’obstacles. Le prince Hormisdas découvrit le premier, de l’autre côté d’un de petits canaux embranchés sur l’Euphrate, les feux d’une armée en campagne. Il voulait pousser plus loin la reconnaissance, mais il en fut empêché par l’état du petit bras de rivière que des pluies avaient grossi, et où il craignit de ne pas trouver de gué. Il s’arrêta, cl fort heureusement pour lui, car dans la nuit les ennemis (c’étaient eux en effet), encouragés par ce mouvement rétrograde, passèrent l’eau eux-mêmes et se trouvèrent prêts le lendemain pour l’attaque. Les Romains éprouvèrent un court moment de surprise devant des armes et des manières de combattre qu'ils ne connaissaient pas. La force extraordinaire et le nombre des archers les déconcertaient; l’éclat inusité des armures éblouissait leurs yeux. Ils se remirent pourtant assez vite de leur surprise, el, élevant leurs boucliers sur leurs têtes, chargèrent en masse avec une impétuosité qui mit en déroule tout ce qui se trouva devant eux. Cet engagement d’avant-postes livra l’entrée de la contrée. Le corps d’armée persan recula et alla se placer derrière le canal de Nahar-Malcha dont il se proposait de disputer le passage. Il n’était point, comme on l'apprit, commandé par Sapor lui-même, mais par son premier lieutenant qui portait le litre de suréna. C’était le nom qu’on donnait au plus grand dignitaire du royaume, et que les écrivains romains, dans leur ignorance de la langue persane, prennent habituellement pour un nom propre. Le suréna était appuyé par le chef des Sarrasins Assanites, Malech-Podosace, fameux brigand, dit Ammien, connu par toutes sortes d’atrocités commises sur les frontières romaines.

En reculant ainsi de quelques milles, l’ennemi comptait que les éléments et la disposition même des lieux allaient combattre pour lui. Partout, en effet, les digues étaient coupées, et la campagne transformée en une vaste plaine d’eau où on ne pouvait faire un pas sans enfoncer dans la boue jusqu’à mi-jambe. Puis on rencontrait. sans les apercevoir, les canaux d'irrigation où un homme pouvait disparaître tout entier. La persévérance et l’habileté des légionnaires vinrent à bout de tous ces obstacles; l'armée avança lentement, en rétablissant partout les digues pour faire rentrer les eaux dans leur lit et en pratiquant des chemins artificiels, au moyen de branches enlevées à de grands arbres qu’on avait abattus, puis entrelacés de manière à pouvoir supporter le poids d’un homme. Julien marchait le premier, faisant voir en riant sa tunique toute dégoutante d’eau et toute tachée par la vase. Là où la profondeur de l’eau était plus grande, on formait des radeaux, que l’on mettait à flot en les soutenant par des vessies. On arriva, de cette sorte, jusqu’au bord du grand canal. Les Perses étaient sur l’autre rive, armés de frondes et de flèches et prêts à en accabler tous ceux qui essaieraient de traverser. Par une habile diversion, le comte Lucilien, à la tête de quinze cents hommes, trouva moyen de franchir l’obstacle sur un point qui n’était pas gardé et revint ensuite mettre le désordre sur les derrières à l’ennemi. A la faveur du trouble causé par celle attaque inattendue, le gros de l’armée romaine put passer sait encombre, et les Perses, reculant encore, revinrent couvrir la capitale en s’abritant eux-mêmes derrière la ligne des deux grandes forteresses de Pyrisabore et de Maoza-Malcha, bâties l’une sur l’Euphrate et l’autre sur le Tigre, et qui dominaient toute la contrée.

C’étaient des places de guerre trop importantes pour qu’il fût possible de les négliger. Il fallut donc leur donner l’assaut successivement à l’une et à l’autre, et dans ces deux éclatants faits d’armes, Julien se montra plus grand capitaine que jamais. Pyrisabore présentait deux rangs de défense : une première enceinte fortifiée, et, au centre de la ville, une citadelle. Ses habitants étaient très animés au combat, et quand le prince Hormisdas se présenta sous les murailles pour engager, comme à son ordinaire, les pourparlers, il fut accueilli par des huées insultantes : les noms de parjure, de traître à son roi et à sa patrie, sifflèrent à ses oreilles, en même temps qu’une grêle de traits. Il dut se retirer au plus vite. On amena alors les machines de guerre, dont la flotte avait assuré l’utile concours. Quelques coups de bélier firent une brèche suffisante pour permettre au soldat romain d’envahir la ville, qui ne fut plus, peu de moments après, qu’un monceau de cendres. Mais la citadelle offrait plus de résistance. Il fallut dresser contre elle un immense appareil connu sous le nom d’hélépolis : c’était une combinaison de poutres jointes ensemble par des crocs de fer, et formant une tour carrée qu’on pouvait élever à toutes les hauteurs voulues. On la couvrait ensuite de peaux de bœufs nouvellement écorchés, ou d’osier vert enduit de boue pour qu'elle fût à l’épreuve du feu. La face qu’on présentait à la place assiégée était garnie de pointes de fer à trois branches, propres à briser tout ce qui se rencontrait sur le passage. Ainsi armée, on la faisait avancer, à force de bras, jusqu’à portée des murailles, et de chacun des étages s’échappaient des milliers de traits. Ce ne fut pas une opération facile que d’établir celle machine compliquée sous une masse de projectiles qui enlevait la lumière du ciel et tombait d’aplomb sur les travailleurs. Julien mit lui-même la main à l’œuvre el ne quitta pas la place un instant, au milieu des flèches et des pierres, qui vinrent mourir, plusieurs heures durant, à ses pieds, sans l’atteindre. Quand une fois le travail fut accompli, et que les assiégés se virent de niveau avec les assaillants, ils perdirent subitement courage et demandèrent à capituler. On laissa défiler la garnison sans armes entre les colonnes des légions romaines; on fit main basse sur tout ce qu’on trouva dans la ville. Les riche magasins de blé et d’instruments de guerre furent ou distribués aux troupes, ou réservés pour les besoins de la campagne. Deux jours avaient suffi pour un tel succès, elle vaincu, tout étourdi de sa défaite, bénissait pourtant la clémence de son vainqueur.

Maoza-Malcha était une citadelle plus forte encore que Pyrisabore. Elle présentait un front de seize tours précédées d’un fossé profond et soutenues par une double enceinte de briques et de bitume. C’était, en réalité, le premier ouvrage de défense de Ctésiphon, dont elle n’était séparée que par une distance de quatre lieues environ. Les difficultés naturelles du siège s’accroissaient encore par la crainte où l’on devait être que l’armée du suréna, réunie devant la capitale, ne vint, par une diversion continuelle, en troubler les opérations. Et effectivement, dans le chemin qu’il fallut parcourir pour se rendre de la citadelle déjà prise à celle qui restait à prendre, on rencontra plusieurs détachements de cette armée qui se cachaient dans de petits bois épais, formés par des vignes et des palmiers entrelacés, dont le pays était couvert, et qui en sortaient, de temps à autre, pour se jeter tantôt sur l’avant-garde, tantôt sur la réserve de l’armée romaine. Dans un de ces engagements partiels, Julien lui-même faillit périr. Une fois arrivé devant Maoza-Malcha, il fallait donc n’y pas rester longtemps, frapper fort et aller vite. Julien mit en observation, du côté de Ctésiphon, Victor avec son infanterie, en le chargeant de balayer tous les bords du Tigre. Puis, n’espérant pas de la force seule un résultat assez complet, il se décida à y joindre la ruse. Une mine fut creusée à une distance considérable de la ville, sous la direction des généraux Névitta et Dagalaîphus, et trois cohortes choisies s’engagèrent dans ce défilé souterrain, qu'on tint assez large pour laisser passer deux hommes de front, et qu’on préserva de tout éboulement par des poutres placées de distance en distance. Quand Julien fut averti que ces hardis pionniers, cheminant sous le sol, étaient arrivés jusque sous les murailles de la ville et au pied des tours, il fit sonner la charge et l’assaut fut livré avec de grands cris et une effroyable vigueur. Toute la garnison, quittant les tours, accourut sur les remparts, plus étourdie du bruit qu’effrayée de l’attaque, car elle se croyait imprenable. Les soldats chantaient des airs nationaux à la gloire des Perses, et se répandaient en railleries piquantes contre les Romains: «Vous monteriez plutôt dans la demeure étoile du Dieu suprême, criaient-ils aux assaillants, que d’entrer dans Maoza-Malcha.» Comme ils parlaient, ils entendirent derrière eux une grande rumeur, et en se retournant virent des soldats romains passer leur tête aux fenêtres delà principale tour. C'étaient les légionnaires sortis de la mine par une ouverture silencieusement pratiquée, et qui s’étaient emparés de l’ouvrage abandonné. Ils n'y avaient trouvé qu’une femme qui était en train de moudre du pain. Leur situation au centre de la ville ennemie eût été assurément fort précaire si, dans toute guerre et principalement dans les pays barbares, tout ne dépendait de la première impression. La surprise, puis l’effroi, firent tomber un instant les armes des mains des Perses : les assaillants en profitèrent sans délai pour pousser une nouvelle charge qui enfonça les portes, et la ville, en un instant, fut livrée à toutes les horreurs d’une invasion à main armée. Cette fois, Julien ou n’essaya pas de modérer l’ardeur des soldats, ou n'y réussit pas. Tout fut saccagé et massacré sans pitié. Des fugitifs réfugiés dans les cavernes voisines furent étouffés par un feu de sarments qu’on alluma à l’orifice. Le général Nabdates, qui avait obtenu sa grâce avec quatre-vingts hommes de sa garde, ne jouit pas longtemps de cette faveur. Peu de jours après le pillage de la ville, il se prit de querelle avec Hormisdas, à qui aucun de ses compatriotes ne pouvait pardonner sa défection, et on le brûla tout vif pour le punir de son insolence.

Mais si l’ardeur de la lutte fit oublier ce jour-là à Julien la douceur naturelle de ses habitudes, il y avait des vertus plus classiques encore, dont, même tout couvert de sang, il ne perdit pas le souvenir. On lui amena des vierges captives, d’une grande beauté, qui étaient livrées, suivant l’usage oriental, à la discrétion du vainqueur. Un lecteur assidu de Plutarque el de Tite-Live savait, de reste, comment Alexandre et Scipion s’étaient conduits en pareille occurrence, et les jeunes filles furent pieusement rendues à leurs parents. Dans le pillage de tant de richesses, il ne réclamait rien pour lui-même, et ne perdait aucune occasion de faire honte à ceux qui cherchaient à joindre les profits à l’honneur de la victoire. Ses soldats murmuraient parfois de la faiblesse des gratifications qu’il leur distribuait, et trouvaient que, pour tant de périls, cent pièces d’argent étaient une rémunération bien insuffisante, même en y joignant des couronnes murales, sorte de récompense que Julien avait remise en honneur, mais dont plus d’un Celte ou d’un Goth romanisé ne comprenait qu’imparfaitement la valeur. Il leur répondait avec une indignation dont le sentiment était vrai, bien que l’expression fût un peu étudiée: «Les richesses sont devant vous; c’est votre courage qui doit les conquérir... Pour moi, bien que noble par ma naissance, je n’ai reçu d’autre patrimoine de mes pères qu’un cœur exempt de crainte : et, tout empereur que je suis, ne mêlant de prix qu’à la culture de l’âme, je ne rougis pas de faire profession d’une honorable pauvreté. Fabricius, quand il conduisit de grandes guerres, était pauvre de bien et fut riche de gloire. Vous serez riches comme lui, si vous suivez sans crainte la voix de Dieu et la mienne: sinon, si vous voulez revenir aux exemples des anciennes séditions, faites. Je saurai mourir debout, comme il convient à un empereur. Je fais peu de cas de cette vie, qu’un accès de fièvre peut m’enlever; je n’ai point régné de telle sorte que je ne puisse me résigner à la condition privée.» Puis, songeant avec complaisance au bel effet oratoire que produisaient tant de vertus, jointes à tant d’exploits : «En voilà assez, reprenait-il, pour donner matière à parler à l’orateur de Syrie.» «C’était moi, assurément qu’il voulait dire, ajoute Libanius In rapportant avec émotion ce dernier trait.»

La prise des deux forteresses et de plusieurs autres petits châteaux forts qui tombèrent l’un après l’autre, abandonnait sans défense aux Romains toute la rire occidentale du Tigre. Leurs avant-postes pouvaient déjà s’avancer, sans rencontrer d’ennemis, jusqu’aux portes de Séleucie, et piller sur leur chemin toutes les magnifiques résidences royales et les élégantes villas dont cette plaine était couverte. Les soldats s’amusaient, des journées entières, à abattre sur leur passage le gibier de toutes sortes, grosses et petites bêtes, ours, lions, sangliers et daims, qu’on entretenait dans des bois réservés pour le plaisir des princes. Mais Séleucie, ou (comme les Perses l’appelaient dans leur langue, ne voulant pas se servir du mot grec) Coché était liée à Ctésiphon par un pont, et, en réalité, n’en était plus que le faubourg. Le siège d’une des deux villes exigeait donc au moins l’investissement de l’autre; et, pour investir Ctésiphon, un dernier coup de main était nécessaire. Il fallait passer le Tigre et en venir décidément aux prises avec l’armée du suréna, qui ne pouvait pousser plus loin sa retraite. Le passage du Tigre, dont le lit est large en cet endroit, et les bords escarpés, était par lui-même une périlleuse opération. La difficulté s’accroissait encore par les travaux de défense de toute nature dont on n’avait pas manqué de fortifier la rive orientale, et derrière lesquels le général perse vint ranger ses cuirassiers gigantesques, ses habiles archers, et enfin ses terribles éléphants, qui auraient foulé aux pieds, s’écrie Libanius tout épouvanté, des légions de Romains aussi facilement qu’un champ de blé. On disait qu’un des fils du roi était venu sur les lieux prendre part au commandement. La construction d’un pont devant une telle ligne de combat était impossible. Ce fut à sa flotte que Julien eut recours.

Il l’avait laissée sur l'Euphrate. Il entreprit de la faire passer dans le Tigre, Le canal de Nahar-Malcha ne pouvait lui être d’aucune utilité dans ce dessein, car il venait déboucher au-dessous de Séleucie, sur un point dont les légions n’étaient pas encore maîtresses. Ce fut de l’ancien canal de Trajan, dont la jonction avec le Tigre avait lieu plus en amont, que Julien songea à faire usage. On vit là le mérite toujours persistant de ccs armées romaines, composées de travailleurs aussi bien que de soldats. Le vieux canal était à sec et à moitié bouché : on le rouvrit en peu de jours à force de bras; puis une énorme digue interrompit le cours de l'Euphrate, au lieu même où il prêtait ses eaux au Nahar-Malcha, et les détourna dans le lit nouvellement creusé. Les flots s’y précipitèrent avec impétuosité, et, quelques heures après, les habitants de Ctésiphon et de Coché, du haut de leurs remparts, aperçurent avec une douloureuse surprise les navires romains débouchant en triomphe au milieu du Tigre. Dans la matinée même, quatre-vingts navires furent déchargés et mis en état de recevoir des troupes. Celle opération s'accomplit en secret, pendant que, pour distraire et l’armée qui aurait pu s’en préoccuper, et les ennemis à qui aucun mouvement ne pouvait échapper, Julien, déployant ses légions sur un emplacement qui s’étendait jusqu’au pied des murailles de Coché, présidait lui-même à de brillants jeux militaires. Mais le soir, il rassembla son conseil de guerre, et lui déclara brusquement son intention d’opérer le passage du Tigre dans la nuit. L’épouvante fut générale, et tous les officiers combattirent ce hardi dessein. Julien laissa parler tout le monde; puis, sans se laisser ébranler: «Il y va, dit-il, du succès de la campagne et de la sûreté de l’armée. Autant aujourd’hui que demain; demain, ni les ennemis ne seront moins nombreux, ni le fleuve ne sera moins large, ni ses bonis ne seront moins élevés.» Il donna alors le signal et fut obéi. Cinq navires, chargés de légionnaires, formaient le premier convoi, qui mit à la rame et se perdit dans les ténèbres. Peu d’instants après, un jet de flammes, parlant de la rive opposée, éclaira le fleuve d’une lueur sinistre, à la faveur de laquelle Julien put distinguer ses navires tombés aux mains des ennemis et déjà chargés de torches embrasées. Il comprit du premier coup toute la gravité de cet échec; mais, avant que personne autour de lui eut eu le temps de se reconnaître: «C’est le signal convenu, s’écria-t-il; nos amis sont maîtres du rivage, hâtons-nous de les rejoindre.» Sans perdre un instant, toute la flotte prit le large, Julien lui-même s’embarquant avec son infanterie légère. La masse immense des vaisseaux et la force réunie de tant de rameurs domptèrent la violence du courant et amenèrent l'escadre entière sur la rive orientale, assez tôt encore pour délivrer les navires captifs et éteindre les flammes qui les dévoraient. L’ardeur de la troupe était telle, qu’un certain nombre de soldats, qui n’avaient pu prendre place sur les navires, se mirent à la nage ou à cheval sur leurs boucliers, et vinrent aborder seuls au rivage.

Mais ce n’était pas tout de toucher le bord, il fallait y prendre terre. Le soldat, à peine débarqué, se vit au pied d’une côte escarpée qu’il dut gravir dans l’ombre, tout chargé du poids de ses armes et sous une grêle de dards, de pierres et de matières enflammées. Le moindre choc était suivi d’une chute certaine dans l’abîme. Julien, montant le premier tout d’une haleine, parvint non sans peine, avec sa troupe légère, sur le sommet d’une éminence où il put s’arrêter et attendre d’être rejoint par le reste de ses forces. Il les réunit alors en une seule masse, mettant au centre les hommes dont il était le moins sûr, et garnissant le front et les derrières par l’élite des guerriers les plus éprouvés. C’était, dit Ammien Marcellin, une disposition empruntée aux descriptions d’Homère; mais il n’emprunta à personne l’heureuse idée de pousser sur-le-champ ses hommes sur le centre de l’armée ennemie, afin d’en venir tout de suite à un combat corps à corps, et d'enlever aux Barbares l’avantage que leur donnaient la supériorité et le nombre de leurs armes de trait. À cette nuit de veille et de fatigue succédèrent douze heures de combat, au bout desquelles les Perses rentrèrent en déroute dans les murailles de Ctésiphon. Les vainqueurs les poursuivaient l'épée dans les reins, et seraient entrés à leur suite, dit-on, dans la ville, si le maître de l’infanterie, Victor, craignant quelque piège, et déjà blessé lui-même, ne les eût arrêtés dans leur essor. La perte des deux armées était très inégale, et l’avantage moral des Romains plus grand encore que leur triomphe effectif.

Le lendemain, tout le reste de l’armée, avec les bagages, les gens de suite et les machines, opéra tranquillement et triomphalement le passage du fleuve. On fit le partage du butin, qui était immense; les soldats reçurent leurs récompenses. Puis il fallut aussi remercier les Dieux, et principalement Mars, qui avaient bien mérité de Rome et de Julien. Un immense sacrifice était préparé, formé de dix taureaux du plus beau choix, qui devaient être tous immolés successivement. La cérémonie commença au milieu de l'allégresse universelle. Mais, ô surprise! tous les présages furent défavorables. Les neuf premiers taureaux, arrivant la tête basse et l'air tout abattu, se couchèrent d’eux-mêmes devant l’autel; le dixième se débattit el rompit ses liens, puis, quand on l’eut assujetti et frappé, ses entrailles offrirent le plus sinistre aspect. Pour le coup, Julien, qui ne s’attendait à rien moins, s’emporta contre des Dieux, qui se montraient, au moment décisif, de si importuns trouble-fête. Il attesta Jupiter que, puisque Mars était si difficile, il ne lui offrirait plus de sa vie aucun sacrifice.

En réfléchissant pourtant, pendant la nuit et les jours qui suivirent, au parti qui lui restait à prendre, Julien put se convaincre, sinon s’avouera lui-même, que Mars avait bien quelque sujet d’être inquiet. Sous les plus brillantes apparences, la situation de l’armée romaine était au fond très-critique et d’un extrême péril. Tant d’efforts et de victoires n’avaient réussi qu’à l’amener à deux cents lieues de l’empire, sans qu’on eût ménagé sur ses derrières aucune communication régulière, ni gardé aucune place de sûreté, ni assuré aucune ligne pour la retraite. Depuis plus d’un mois, aucun courrier d’Antioche n’était arrivé, la route qu’on venait de suivre à travers le désert n’étant ni frayée ni connue des postes romaines. Et, pour empêcher qu’on ne s’inquiétât trop de ce silence, Julien en était réduit à faire croire à son armée que des communications secrètes des Dieux suppléaient aux nouvelles qu’il ne recevait pas. Tout avait été combiné, conduit, sacrifié pour opérer rapidement un grand coup de main sur Ctésiphon; le jour était donc venu de le frapper, mais était-il possible? C’est, à l’épreuve, ce qui devint douteux.

Quelque grand, en effet, que fût le triomphe remporté la veille, il était clair qu’on n’avait pas eu en tête la principale armée des Perses, et la meilleure preuve, c’est que Sapor ne la commandait pas. Il n’était pas même dans Ctésiphon. Un souverain si renommé, si courageux, si habile, n’abandonnait pas sa capitale sans quelque secret dessein. Il fallait donc croire, et les captifs comme les espions confirmèrent bientôt cette supposition, qu’il s’était retiré dans quelque partie reculée de son empire, pour y rassembler le gros de ses forces, appeler à son aide tous les petits souverains de la haute Asie, et fondre ensuite sur l’armée romaine lorsqu’elle serait épuisée par les fatigues, réduite par les combats, et parfaitement isolée en pays ennemi. Le succès d’une telle manœuvre dépendait essentiellement de la durée de la résistance de Ctésiphon. Mais la ville était grande, forte; ses communications restaient ouvertes du côté du midi par le Tigre; elle était soutenue par l’espoir d’un prochain secours. Julien n’avait au plus que quarante mille hommes, déjà fatigués par une longue route; s’il ne craignait point d’échec, il pouvait craindre des lenteurs, et quelques jours perdus pouvaient amener sur lui une de ces masses d’hommes indisciplinées, mais innombrables, portées par des bêtes gigantesques et marchant comme le débordement d’un fleuve plutôt que comme l’invasion d’une armée, telles qu’en recélaient dans leurs profondeurs inconnues les flancs mystérieux de l’extrême Orient.

Pour faire face à ce péril dont on ne pouvait se dissimuler l’imminence et la gravité, Julien aurait eu besoin de voir arriver à point nommé les vingt ou trente mille hommes qu’il avait laissés en Mésopotamie, sous le commandement de Procope et de Sébastien, et qui avaient dû opérer leur jonction avec l’armée d’Arménie. Il leur avait bien donné, en effet, rendez-vous devant Ctésiphon au cas très-improbable où ils ne rencontreraient pas d’obstacles sur leur route : et peut-être s’était-il flatté vaguement de leur concours pendant la durée de l’expédition, pour écarter les craintes que sa raison lui suggérait, et caresser les illusions d’un projet favori. Mais comment espérer sérieusement que vingt-cinq mille hommes, abandonnés à des généraux de second ordre, se fussent aventurés jusqu’à traverser seuls toute l’étendue de la province d'Assyrie, au milieu des difficultés sans nombre du terrain et de la résistance des populations? En admettant même qu’ils eussent tenté ce prodige de hardiesse, pouvaient-ils arriver à jour fixe? Avaient-ils pu mettre, à parcourir les deux côtés de cet immense polygone, seulement le temps qui avait à peine suffi à Julien pour suivre la diagonale? Un coup d’œil sur la carte suffit pour expliquer comment ils ne se trouvèrent pas au rendez-vous, sans avoir besoin de recourir, comme Libanius et Gibbon après lui, à la trahison du roi d’Arménie. Arsace, assurément, Asiatique, chrétien et offensé, ne pouvait avoir ni le désir ni le devoir d’aider bien efficacement les entreprises audacieuses d’un Romain, d’un ennemi et d'un oppresseur, et tout fait croire qu’il se conduisit en effet très mollement; mais au fond il ne pouvait rien faire, et on ne devait rien attendre de lui. Si Julien avait compté réellement sur le secours de ces renforts, c’est une preuve de plus que l'impatience et l’irritation avaient égaré dans le plan général de celle campagne la sagesse accoutumée de son jugement militaire.

Quoi qu’il en soit, à partir de ce moment on vit l’incertitude se glisser dans ses conseils. Il resta plusieurs jours en observation devant Ctésiphon et aux environs, sans se mettre en devoir de commencer le siège. Il essayait, par de feintes manœuvres, d’appeler de nouveau l'armée perse dans la campagne; mais elle était sûr ses gardes, ne voulait plus quitter l’abri des murailles, et les généraux lui faisaient dire que, s’il tenait absolument à livrer bataille, il n’avait qu’à aller chercher le grand roi, ou seulement à l’attendre. A force de recevoir ces défis dérisoires, une nouvelle idée s’empara de son imagination. Pourquoi consumer devant quelques remparts ses forces et son temps? Alexandre, le seul avant lui qui eût marché si loin au-devant de l’aurore, s’était-il soucié de se battre contre des pans de murailles? Non ; c’était à ciel découvert, et en rase campagne, qu’il avait provoqué et immolé l’ennemi de la Grèce. Engagé au service des mêmes Dieux et poursuivant la même entreprise, Julien se demanda ce qu’il pouvait faire de mieux que d’imiter un si grand exemple? Les plaines d’Arbelles n’étaient pas loin: quelques jours de marche et un peu d’audace suffisaient pour porter le disciple de Jamblique sur les bords où croissaient les palmes qu’avait cueillies l’élève d’Aristote.

Une fois conçue, la pensée d’aller au-devant de Sapor pour lui offrir la bataille ne quitta plus son esprit. Coûte que coûte, d’ailleurs, c’était un grand éclat qu’il lui fallait. Entrer dans Babylone, comme Cyrus, s’emparer du camp d’un nouveau Darius, peu importait, pourvu qu’on fît taire à force de gloire les railleries des chrétiens d’Antioche. Ce plan, rapidement substitué à celui qui l’avait inspiré jusque-là, détermina l’accueil qu’il fit à deux émissaires, l’un officiel, l’autre secret, qui arrivèrent du camp de Sapor, et qui obtinrent audience de lui tous les deux, par l’intermédiaire d’Hormisdas.

Le premier était un député qui venait apporter des propositions de paix, étaient-elles sérieuses et conformes à la position des armées victorieuses de Julien? Sapor voulait-il réellement, au prix de quelques sacrifices, prévenir l’issue toujours incertaine d’une bataille? C’est ce que nous ne pouvons savoir avec certitude, dans le silence d’Ammien Marcellin, dont le texte mutilé nous manque ici subitement. Libanius exalte en termes aussi emphatiques qu’obscurs le courage de son héros qui refusa, suivant lui, de se contenter de la moitié de l'empire perse. Socrate, au contraire, ne voit dans ce refus que l’effet d’une ambition insatiable et téméraire. Ni l’un ni l’autre ne méritent d’être crus entièrement dans leurs paroles d’enthousiasme ou de haine; mais ils s’accordent tous deux à reconnaître que, malgré l’insistance d’Hormisdas, le député de Sapor repartit sans avoir rien obtenu. Socrate prétend que ce fut le philosophe Maxime qui combattit le plus vivement, dans le conseil, toute idée de paix. Il rappela, suivant cet historien, que jamais Alexandre n'avait admis de pareilles ouvertures, et il insinua en même temps que Pythagore pouvait bien avoir raison; que la métempsycose n’était pas un système si absurde qu’on le pensait généralement; qu'il y avait dans le monde des rapports de situation et de caractère bien étranges, et qu'enfin l’âme de Julien, si semblable à celle du fils de Philippe, n’avait peut-être, pour trouver le chemin de la victoire, qu’à consulter les vagues réminiscences d’une vie antérieure.

L’autre Persan, qui reçut un meilleur accueil, était ou disait être un noble de la cour de Sapor, maltraité par la tyrannique injustice de son maître. Il avait encouru quelque disgrâce; et, pour lui faire sentir le déplaisir royal, on l’avait privé de ses biens et mis à la torture. Il arrivait, le cœur pénétré de ressentiment, et prêt, pour se venger, à livrer les secrets de son maitre el l’indépendance de sa patrie. Il offrait de conduire l’armée romaine par des chemins à lui connus, et de lui fournir ainsi l'occasion de prendre Sapor à l’improviste. Cette histoire avait une étrange ressemblance avec le fameux trait du satrape Zopyre, livrant la capitale de l’Assyrie au fils d’Hystaspe, et il n'était pas même besoin de croire à la métempsycose pour qu’une analogie si évidente fit naître de grands soupçons. Toute la cour vit donc le transfuge avec méfiance, et principalement le prince Hormisdas, qui connaissait par expérience la perfidie de ses concitoyens. Julien seul avait pris l’habitude de tout croire, et voulait vaincre à tout prix.

Les propositions du Persan furent donc acceptées, et il fut résolu qu’on marcherait, sous sa conduite, vers l’intérieur de la Perse, et qu’on irait au-devant de Sapor. Mais il n'est pas sans inconvénient de changer de résolution au milieu d’une campagne. Ce qui avait été jusque-là une force immense pour Julien devint subitement, pour l’exécution de ses nouveaux plans, un immense embarras. Que faire de la flotte, pendant qu’on s’éloignerait du Tigre et qu’on s’enfoncerait dans les terres? Si on la laissait sans défense, elle devenait rapidement la proie et le trophée des Barbares. Si on essayait, soit de la faire garder par des troupes, soit de lui faire remonter l’un ou l’autre des deux fleuves, il fallait laisser à bord un détachement d’hommes considérable, et Julien n’avait pas un soldat à éloigner du champ de bataille. Dans cette incertitude, le transfuge fut le premier à exprimer tout haut une pensée qui traversait déjà l'esprit de Julien, mais à laquelle il n’osait s’arrêter. Une bouche étrangère put seule proposer, sans frémir, de livrer aux flammes l’arsenal et la citadelle mobiles, dernière image qui représentait à l’armée romaine la patrie éloignée.

Le mot une fois lâché, les arguments à l’appui d’un dessein si étrange ne manquèrent pourtant ni à Julien lui-même, ni aux conseillers perfides ou flatteurs qui l’environnaient. Au point où en étaient les choses, la flotte, dit-on, était une entrave et non un secours: elle enchaînait l’armée aux rives du fleuve; elle occupait inutilement plus de vingt mille bras qui pourraient porter les armes; elle offrait un asile à tous les soldats fatigués ou paresseux, qui voulaient se reposer à moitié chemin après une victoire imparfaite. Les ondes du Tigre, d’ailleurs, plus impétueuses que celles de l’Euphrate, fatiguaient les carènes des bâtiments, et on n’avait que le choix, ou de les détruire d’un coup, ou de les voir se dissoudre pièce à pièce. Enfin, à quoi servait cet immense magasin? Que fallait-il, à le bien prendre, pour ruiner à jamais la puissance des Perses? Quatre jours de nourriture pour quatre jours de marche, et un soldat assez dispos pour porter les provisions à dos. Le lendemain de la bataille, on aurait à sa discrétion toutes les richesses d’un empire.

Personne ne combattit ces raisonnements, bien qu’ils n’eussent au fond convaincu personne. A l’exception de douze petits navires qu’on devait transporter sur des chariots pour bâtir des ponts en cas de besoin, toute la flotte (onze cents bâtiments d’un seul coup) fut donc condamnée à périr. L’exécution commença, mais quand le dévorant incendie eut enflammé l’horizon de ses lueurs lugubres, un murmure sourd gronda de toutes parts. Le soldat pleurait sa patrie, désormais séparée de lui par des montagnes de sables et par les anneaux redoublés de deux fleuves infranchissables. On cherchait des yeux le transfuge, conseiller funeste désigné à l’indignation publique. Tout à coup on ne le trouva plus : il avait disparu, laissant l’armée sans moyens de retour et sans guides pour avancer. Quelques hommes de sa suite, arrêtés et mis à la torture, avouèrent qu’il n’était venu que dans le dessein de tromper l’empereur; el Julien, couvert de rougeur, dut reconnaître sa crédulité. Son orgueil fléchit, et il ordonna qu’on éteignît le feu; mais il était trop tard pour en arrêter les progrès.

Force était donc de marcher en avant et un peu au hasard, puisque, après la flotte perdue, le siège n’était plus possible et qu’on ne pouvait plus reculer. On comptait au moins, pour se nourrir, sur les ressources des plaines fertiles de l’Assyrie. Vain espoir! Les Romains avaient dévasté eux-mêmes dans les jours précédents, pour affamer plus aisément Ctésiphon, toutes les campagnes qui bordaient immédiatement le Tigre; el le patriotisme des habitants continuait plus loin cette œuvre de destruction. Partout les villages étaient abandonnés; les habitants, réfugiés dans les villes fortifiées et sur les montagnes, avaient mis le feu à tous les champs de blé et à tous les pâturages. Les herbes enflammées empêchaient l’armée d’avancer. Ailleurs, on avait levé les digues, et l’eau achevait les ravages commencés par le feu. Du sein de ce sol dévasté, puis détrempé, s’élevaient des milliers d’insectes et de mouches venimeuses, qui mettaient les bêtes et les hommes nuit et jour au supplice. Aux extrémités déjà plaine, on apercevait les escadrons détachés de l’armée persane, reconnaissables à l’éclat de leurs armures brillantes et flexibles. Mais leurs mouvements rapides et irréguliers, paraissant tantôt sur la droite, tantôt sur la gauche de l’armée romaine, ne donnaient aucune indication claire sur la situation véritable du camp de Sapor, ni sur la direction qu'il fallait suivre pour l'atteindre. Quelque prisonniers qu’on réussit à faire, et que Julien fit voir avec ostentation à ses légions découragées, ne donnèrent pas des indices plus certains. On cheminait au milieu de mille souffrances, sans bien savoir ce qu’on cherchait ni où on allait.

Un immense cri, un vœu insensé, mais irrésistible, de retraite et de retour, s’éleva dans toute l’armée. Les légions se refusèrent obstinément à faire un pas de plus dans ce chemin pénible qui ne menait nulle part. Julien les harangua inutilement, et leur représenta sans fruit que la retraite était plus périlleuse que la marche, et que la victoire était la seule ressource des situations désespérées. Ces arguments, qui contenaient l’aveu de son imprudence, ne relevaient pas les courages : on s’en emparait seulement pour l’accuser et le maudire. Il consultait les oracles : ils étaient muets ou sinistres. L’idée d’une malédiction attachée à sa personne commençait à se répandre. Le Dieu qu’il avait offensé se vengeait de lui; ceux qu’il avait servis l’abandonnaient. Les deux religions semblaient le condamner. La superstition des païens voyait en lui la victime d’un destin capricieux. La piété des chrétiens adorait la justice qui frappait un sacrilège. Chrétiens et païens ne voulaient plus marcher à sa suite. Après beaucoup de délibérations, Julien se résigna à commander la retraite, mais non en rejoignant le Tigre, comme le demandaient les soldats aveuglés, car il eût été aussi honteux qu’impossible de repasser en déroute sous les murailles de Ctésiphon. Il tendit vers le nord en ligne droite pour gagner, en longeant la montagne, les provinces de Corduène, limite méridionale de l’Arménie. Peut-être aussi par cette route, qui le maintenait plus longtemps en territoire étranger, espérait-il encore rencontrer quelque part l’ennemi et rétablir ses affaires par une grande bataille. Ce fut le 16 de juin que le mouvement de retraite commença, et il y avait soixante-dix jours que la frontière perse avait été franchie'.

Rien n’est triste comme la retraite d’une armée vaincue en pays ennemi. Le péril et la mort apparaissent dans leur horreur, dépouillés de tout prestige de gloire. Pour Julien, surtout, l’angoisse était affreuse; car, si la route était pénible, le retour n’offrait en perspective que les outrages d’une secte abhorrée. Il n’eut pas pourtant beaucoup le loisir de savourer l’amertume de ces pensées. La première nuit de la retraite fut obscure et sans étoiles, «comme il arrive, dit le superstitieux Ammien, dans toutes les conjonctures douteuses. Nul n’osa ni s’asseoir, ni éteindre ses feux.» Mais à l’horizon on distinguait confusément quelques masses noires que les une prenaient pour des onagres marchant en troupes afin d’éviter les attaques des lions; les autres, pour des tribus de Sarrasins. Au point du jour, on reconnut les cuirasses éclatantes de la cavalerie perse; et l’audace des escadrons volants, qui se mirent à harceler les flancs de l’armée de plus près que de coutume, fit voir que les ennemis comprenaient tout le péril de la situation des Romains. Cinq jours s’écoulèrent en marches pénibles et en escarmouches constantes et meurtrières. Le 22 juin, aux environs d’un lieu assez vaguement désigné sous le nom de Maronga, une attaque un peu plus sérieuse eut lieu. La grosse cavalerie dos Perses, avec ses hommes tout bardés de fer, et un corps d’armée soutenu par des éléphants, approchèrent à distance de combat. Julien crut avoir retrouvé la fortune, et se hâta de saisir l'occasion de vaincre. Il ne fut que trop ardent et son armée trop courageuse, car l’ennemi, effrayé sur-le-champ, recula en lui laissant seulement quelques prisonniers.

Se battre, en effet, pour les Perses, était superflu : la famine suffisait pour achever ce qui était au-dessus de la force des armes. Elle devenait chaque jour plus affreuse : on était obligé de distribuer aux soldats les provisions mises en réserve pour les officiers, et l’empereur lui-même ne permettait plus qu’on servît sur sa table autre chose qu’une bouillie épaisse, dont le dernier de l’armée n’aurait plus voulu.

Bien que son âme fût navrée de douleur et son corps épuisé par le jeûne et les fatigues, son esprit pourtant travaillait toujours. Les récits de l’histoire, les fables des poètes, se présentaient confusément à son imagination et s’animaient devant ses regards, la nuit, pendant cet état incertain entre la veille et le sommeil, que connaissent tous ceux qui ont souffert. Un matin, il fit appeler en toute hâte les aruspices et leur raconta ce qui suit : Pendant qu’il était couché à terre, suivant son usage, et plongé dans la lecture d’un livre de philosophie, à l’heure des plus profondes ténèbres, il avait vu entrer sous sa tente le génie de l’empire, portant les mêmes traits sous lesquels il lui était déjà apparu, à Lutèce, la veille du jour où il fut fait auguste, mais cette fois pâles et défigurés. La vision passa devant lui, sans dire mot, en couvrant de son voile sa tête et sa corne d'abondance. Il s’était levé brusquement pour la suivre; puis, n’y pouvant réussir, il s’était précipité hors de sa tente pour aller offrir un sacrifice aux Dieux ; mais, à ce moment, il avait aperçu dans le ciel une lueur brillante qui traversa l’air et s’évanouit. Les aruspices connaissaient probablement Plutarque, et, s’ils avaient pris soin de la raison défaillante de leur empereur, ils l’eussent engagé à songer moins souvent à Brutus veillant dans les champs de Philippes. Mais ils consultèrent gravement leurs livres, cl lui firent voir, dans un ouvrage d’un célèbre augure, Terquitius, sur les choses divines, qu’on ne devait jamais engager de combat quand on avait vu un brandon céleste. Le conseil était plus facile à donner qu’à suivre, entre un ennemi pressant et une armée affamée.

Aussi la dévotion céda à la nécessité, et ce-jour-là, en dépit des augures, la marche ne fut qu’un long combat. Les Perses attaquaient partout, en tête, en queue, au centre. De chacune des collines dont le pays était coupé, et qui dominaient la route, à tout instant, on voyait déboucher un gros de cavaliers qui chargeaient à fond, puis se retiraient à toute bride, ou bien on recevait une grêle de traits lancés par des mains invisibles. Julien courait de tous côtés pour faire face sur tous les points menacés. D’ordinaire, il marchait à l’avant-garde, et, dans un moment de relâche, il avait détaché sa cuirasse pour respirer plus librement. Un cri d’alarme le rappela vers l’arrière-garde : il y courut. A peine y était-il que les Cataphractes des Perses fondaient sur le centre avec ces terribles éléphants dont l’odeur seule, pendant ces jours de chaleur excessive, faisait fuir et cabrer les chevaux des Romains. La cavalerie, pour ce motif, ne pouvant faire son office, ce fut à la tête de l’infanterie légère que Julien soutint cette charge redoutable. En dirigeant habilement les traits des archers sur les jambes des chevaux et des éléphants, il fit reculer les assaillants, qui se hâtèrent de rejoindre l’éminence qui leur servait d’abri, et dont ils ne voulaient pas s’écarter. Son ardeur s’anima à la vue des ennemis qui fuyaient, et les montrant du doigt à la cohorte qui l’entourait et qu’on nommait les Candidats, sans doute à cause de la blancheur de ses vêlements « Suivons-les» leur dit-il. Mais personne ne se pressait de lui obéir; on s'effrayait de le voir sans armure, et on le priait en grâce de s’arrêter. Comme il résistait et s’arrachait des mains de ceux qui retenaient son cheval, un javelot vint lui raser le bras, et, en lui perçant les côtes, se loger dans la partie inférieure du foie. Il porta précipitamment la main sur la blessure, et essaya d’arracher le trait; mais le tranchant de l’acier lui coupa les doigts. Alors il poussa un grand cri en regardant le ciel, et tomba sans connaissance. Le combat continua sans lui, avec un effroyable acharnement. L’ardeur des Perses était doublée par l’espérance d’exterminer l’ennemi d'un seul coup; celle des Romains, par l’horreur de leur situation. La nuit seule mit fin à la mêlée, qui coûta la vie, du côté des Romains, au maître des offices, Anatole; du côté des Perses, aux deux satrapes Méréna et Nohodare.

A peine les armes posées, tout le monde s’assembla près de la tente où l’on avait transporté l’empereur blessé, et où son médecin et son ami Oribase était en train de sonder et de panser sa blessure. Les bruits les plus sinistres circulaient déjà. La blessure était grave, et lui-même, disait-on, s’était senti frappé à mort. Sans doute aussi on rapportait déjà diversement le cri qui lui était échappé. Suivant les uns, il s’était écrié : «O Galiléen, tu as vaincu!» suivant les autres: «Soleil, tu m’as trompé!» et il avait maudit ses Dieux. Le retour du blessé à la vie mit fin à ces commentaires. Il se réveillait plein d’ardeur et demandait ses armes et son cheval pour combattre. Il cherchait surtout avec inquiétude son bouclier, qu’il craignait d’avoir laissé tomber dans la mêlée. On le lui apporta et il le prit d’une main ferme, avec une joie visible. Mais bientôt après le sang se remit à couler avec abondance de la blessure, et les forces commencèrent à baisser sensiblement. Il demanda alors le nom du lieu où il était tombé; on lui répondit que c’était un petit endroit nommé Phrygia. Ce nom parut lui causer une grande surprise, car il cessa de s’agiter sur sa couche, et demeura frappé de stupeur: « C’en est fait, dit-il enfin, on m’a toujours prédit que je mourrais en Phrygie.»

Il no songea plus dès lors qu’à finir en philosophe. Il manda tous ses amis et leur tint un discours touchant qui n’était pas exempt d'affectation, et qui en a pris plus encore sous la plume d’Ammien : «Mes amis, leur dit-il, le temps est venu, vous le voyez, où il faut sortir de la vie et rendre, comme un débiteur exact, à la nature ce qu’elle m’a prêté. Je m’acquitte envers elle avec joie, et non avec les regrets que le vulgaire peut supposer. L’opinion commune des philosophes m'a appris, en effet, que Pâme est appelée à plus de félicité que le corps, et qu’il faut se réjouir plutôt que s’affliger quand la meilleure partie de nous-mêmes se sépare de l’inférieure. Je fais aussi réflexion que la mort est souvent la plus grande récompense que les Dieux du ciel puissent envoyer aux gens de bien. Je la reçois donc comme une grâce qu’ils me font pour que je ne succombe pas dans ces extrêmes difficultés, et que mon âme ne s’abatte ni ne s’avilisse; et je sais par expérience que toute douleur, insupportable pour les lâches, cède devant le courage. Je n’ai rien fait dont je me repente, ou dont le souvenir me fasse rougir, ni dans le temps où on m'avait relégué dans un coin du monde obscur et écarté, ni depuis que j’ai pris en main l’empire. J’ai regardé ce pouvoir comme une émanation de la puissance divine : je crois l’avoir conservé sans tache, gouvernant les affaires civiles avec modération, et n’entreprenant de guerre, soit agressive, soit défensive, que pour des motifs mûrement pesés. Et si l’événement ne répond pas de tout point à la sagesse des conseils, c'est que les Dieux se sont réservé pour eux-mêmes le droit de décider du succès des entreprises. Convaincu que la fin de tout bon gouvernement doit être l’intérêt et le salut des peuples, j’ai toujours été, comme vous le savez, porté vers la modération. J’ai écarté de toutes mes actions cette licence capricieuse, qui corrompt les mœurs el les États. Toutes les fois que la patrie, celle mère qui a droit de commander à ses fils, m'a ordonné de marcher au-devant des périls, j’y ai couru avec joie. Rien n’a pu m’ébranler, et j'ai accoutumé mon âme à fouler aux pieds la fortune. Je ne crains point de l’avouer, il y a longtemps déjà que j’ai appris d’un oracle prophétique que je devais mourir parle fer. Je remercie donc l’éternelle divinité de ne m’avoir réservé à périr, ni dans les embûches d’un assassin, ni dans les longues angoisses de la maladie, ni de la mort des coupables; mais de me retirer de ce monde par une issue glorieuse, au milieu de ma carrière, et dans la fleur de ma renommée. A juger sainement, il y a égale timidité à désirer la mort hors de propos, et à la craindre quand elle se présente.» Sentant alors sa voix faiblir et le souffle lui manquer: «J’en ai dit assez pour mes forces, ajouta-t-il. Je ne vous parle point de l’empereur que vous avez à nommer. Je pourrais ne pas trouver le meilleur choix; ou bien celui que j’aurais désigné se verrait préférer quelque autre, et se trouverait par là même dans un extrême péril. Mais, en fils dévoué de la république, je désire qu’elle trouve après moi un bon chef. »

Puis il fil approcher ses familiers les plus intimes, et, dictant une sorte de testament militaire, il distribua entre eux ce qu’il possédait. Un seul ne répondit pas à son appel : c’était le maître des offices; Anatole, tombé le matin même sur le champ de bataille. Le mourant le chercha des yeux : «Il est maintenant bienheureux» dit le préfet Salluste, par une expression toute chrétienne, bien étrange à entendre au lit de mort d’un païen. Julien la comprit pourtant, et donna de bonne grâce quelques regrets à son ami. Mais autour de lui on n’avait de pensée et de larmes que pour lui seul. Le désespoir était général; ceux qui l’avaient maudit le matin le pleuraient dans celle nuit d'épouvante. Le bruit des gémissements et des sanglots parvint jusqu’à ses oreilles: «Silence, dit-il, c’est trop de regrets pour un prince qui va rejoindre le ciel et les astres.» On se tut: se penchant alors vers les philosophes Maxime et Priscus, il engagea avec eux un entretien sur la nature et la dignité des diverses sortes d’esprits. Mais sa pensée était confuse et embarrassée; en parlant, son gosier brûlait. On lui apporta de l’eau glacée pour se rafraîchir; il prit la coupe, la but d’un trait, et, en la posant, il expira. Il était dans la trente-deuxième année de sa vie et la seconde de son règne.

Cette mort sanglante, dans un âge si jeune, après un pouvoir si court, au fond d'un désert si lointain, est demeurée dans la mémoire des hommes comme un des jeux les plus tragiques de la fortune, ou un des châtiments les plus signalés de la Providence. La génération contemporaine des chrétiens, soudainement affranchie du péril suspendu sur sa tête, n’a pu se défendre d'applaudir au coup imprévu qui la délivrait. La postérité, à qui la sécurité permet plus d’indulgence, s’est laissé souvent prendre de pitié pour la jeunesse, pour la gloire, pour la fleur trop tôt tranchée d'une destinée si brillante. Un jugement plus calme ne saurait partager ni cette joie, ni ces regrets. Au point où la folie de tout un règne, couronnée par le malheur d’une seule guerre, avait conduit le pouvoir de Julien, quoi qu’il arrivât, sa carrière était terminée, et sa gloire pour jamais obscurcie. Il était parti d’Antioche, ne pouvant plus régner : il revenait de Perse, n’ayant pas su vaincre. Ses plus cruels ennemis ne pouvaient lui souhaiter de pire fortune que de rentrer ainsi sur le terri­toire de Rome, poussant devant lui les débris d’une armée et attirant à sa suite, comme une nuée de sauterelles, les escadrons d’un ennemi rapace. Après un tel désastre, l’Évangile pouvait bien commander encore aux fidèles de rester soumis à leur oppresseur; mais la voix de la religion n'eût pas suffi pour dominer celle de tant de soldats irrités, prompts à publier dans toutes les cités et toutes les chaumières de l’empire les fautes, l’aveuglement de leur capitaine, et les indices assurés de la colère céleste. Les populations du monde romain, trop accoutumées à juger les hommes d’après leur fortune, et les Dieux sur l’efficacité de leur protection, n’auraient plus balancé entre le labarum de Constantin et l’étendard humilié de son infidèle héritier. Pour les contenir désormais dans l’obéissance, il n’eût point suffi à Julien de violences hypocrites et déguisées, comme celles qui avaient déjà souillé les rues d’Antioche : il eût fallu engager avec les chrétiens frémissants une lutte ouverte; donner un éclatant démenti à l’équité vantée du philosophe, et aux promesses de liberté qui avaient honoré le début de son règne. La flèche qui le frappa dans les plaines de Phrygia en lui prenant la vie lui sauva l’honneur; en lui épargnant la nécessité de nouveaux crimes, elle a laissé sa renommée en problème devant l’histoire. Les chrétiens seuls peut-être ont eu sujet de regretter sa perte prématurée. Quelques jours de plus, l’instruction était plus complète: le monde aurait appris, par un exemple irrécusable, et pour n’en plus jamais douter, que l’erreur est condamnée à la violence par la fatalité de sa faiblesse; qu’elle peut promettre la liberté à la conscience, mais jamais la lui donner; que la vérité seule, eu un mot, peut se passer de la force, qu’elle seule aussi sait braver. Une telle leçon n’eut pas été trop payée du sang généreux de quelques martyrs.

Tel qu'il fut cependant, le rapide passage du transfuge païen sur le trône laisse de grands enseignements pour la moralité de celte histoire. Pour les recueillir tout entiers et les apprécier dans toute leur étendue, il ne faut pas craindre de faire libéralement la part aux mérites de Julien, à ses vertus, à la sincérité même de ses sentiments. Devant une telle impuissance, si rapide­ment démontrée, tout ce qui excuse le héros condamne la cause. Les torts, les malheurs, les crimes même dont on décharge la mémoire de Julien , passent au compte des divinités fatales qui l’ont captivé et perdu.

Julien eut des talents : aucun n'était tout à fait du premier ordre; mais leur combinaison inattendue formait un des mélanges les plus originaux qui aient jamais paru. Avant tout, il excella dans la guerre; c’est pour le combat qu’il était né, c’est sur le champ de bataille qu’il parut tout ensemble le plus simple et le plus grand. L’audace et la prudence, le calcul et l’élan, l’art de profiter de la victoire et la modération de n’en point abuser : toutes ces qualités contraires, dont l’équilibre fait le capitaine, se balançaient chez lui dans une juste mesure. César, reparaissant sur les rives du Rhin, n’eût point désavoué son héritier. Il se fût reconnu dans ces harangues vives qui savaient parler aux passions soulevées des hommes, ou à leurs courages abattus. Julien était orateur : il avait l’improvisation et l’art, l’ardeur spontanée qui jaillit du choc des événements, et cette délicatesse exquise qui s’éprend de la beauté parfaite et poursuit la grâce achevée de l’expression. Pour une époque de décadence, et malgré une culture excessive qui avait surchargé plus que développé ses dons naturels, son goût est pur et sa diction élégante. Son génie politique était plus borné. La première des conditions du gouvernement, la droiture du sens, lui manquait. Il ne voyait pas bien les faits, ne connaissait pas bien les hommes, rêvait et tentait l’impossible. Constantin n’avait étudié dans aucune école; mais, quand il vit la terre étendue sous ses pieds, il la mesura sans vertige, et discerna d’un coup d'œil les besoins de son temps et les désirs de ses peuples. Il fit une révolution heureuse et fonda une institution durable. Si Julien n’eut point de ces éclairs qui illuminent les voies de l’avenir, il était doué pourtant des qualités moyennes qui honorent les souverains: il avait l’esprit d’ordre, le gouvernement équitable, comme dit Bossuet, le goût des serviteurs honnêtes, l’application aux affaires, la possession de soi dans les jours de péril, souvent le charme qui séduit et toujours l'autorité qui fait obéir. Ces dons si heureux et si rares passèrent sur une tête royale sans le plus léger profit pour le monde. Une idée malheureuse, une manie perverse, a tout corrompu. De tant de qualités différentes, Julien ne sut tirer ni une conquête, ni une loi, ni même un écrit qui lui ait survécu. Sa dévotion puérile, enveloppée dans les nuages d’une philosophie inintelligible, rend ses meilleurs ouvrages inabordables pour le lecteur le moins prévenu. Le sujet, d’ailleurs, communique à l’écrivain sa fadeur : on cherche en vain ce courant de feu qui circule dans les écrits chrétiens de ce siècle. En sortant du désert brûlant d’Athanase, ou de la retraite délicieuse de Basile, pour s’asseoir avec Julien sur son Olympe dépouillé, dans le chœur de ses vieilles divinités, au milieu des fleurs fanées de sa rhétorique, on se sent saisi d’une oppression qui fait languir. C’est une atmosphère épuisée dont tout l’air respirable a disparu sans retour. Le même souffle de mort qui dessécha son éloquence frappa aussi de stérilité tous les actes de son gouvernement. Entre ses déclamations ré­publicaines et ses habitudes despotiques, il ne sut ni se reconnaître, ni faire son choix. Servile imitateur du passé, n’osant rien condamner de ces institutions antiques qu’avaient fondées des demi-dieux et approuvées des philosophes, il resta sourd par système aux nouvelles aspirations du monde. Il parla beaucoup de l’égalité des hommes, du soin des pauvres, de la protection des faibles; mais, ô vertu des doctrines et néant des hommes! l’émule de Marc-Aurèle a moins fait pour l’humanité souffrante que le père égaré de l’infortuné Crispus: nul opprimé, dans la suite des siècles, ne lui a dû sa délivrance ; il n’a brisé les fers d’aucun esclave. Enfin ces mêmes dieux qui enchaînèrent sa pensée, égarèrent aussi ses armes; et c’est pour rapporter une couronne sur leurs autels qu’il s’enfonça dans les plaines où lui-même a trouvé la mort, et où Rome a laissé sa gloire.

Julien eut des vertus : à quoi servirait de les méconnaître? Ce serait, dit un sage historien, trop priser les vertus humaines de penser que Dieu les refuse à ses ennemis. Il maîtrisa ses sens, modéra ses désirs, fut dévoué à sa patrie et fidèle à ses amis. Ces mérites excellents étaient, il est vrai, dénués de leur plus grand charme, car aucun n’était tout à fait naturel. Toute sa personne était étudiée. On ne le vit jamais, comme les âmes vraiment généreuses, emporté vers le bien sans regard sur autrui et sans retour sur soi-même. Il imita toujours un modèle et se posa toujours devant un specta­teur. Cette contrainte, qui ne doit point ôter l’estime, mais diminue singulièrement l’attrait, se reliait à un défaut plus profond, qu’il serait dur de lui reprocher trop sévèrement, car le malheur de sa jeunesse en fut l’origine el l'excuse. Julien, opprimé dès son enfance, ne connut jamais la franchise. Jamais la vérité ne sortit pure de ses lèvres, qui laissaient passer le mensonge sans répugnance. Dans cette âme, ainsi partagée entre de grandes vertus et un très grand vice, une religion insensée intervint et fit pencher du côté du mal la balance encore incertaine. Le paganisme vaincu, réduit à feindre comme les faibles, lui inspira à la fois ses haines et ses ruses. Ses Dieux n’étaient pas de ceux qui veulent être adorés tout haut et qui commandent le martyre. Pour leur complaire, il dissimula toujours; il fit taire ses ressentiments, son ambition, son enthousiasme, et porta sur le trône l'habitude de l’hypocrisie. En face du christianisme tout-puissant, il avait feint la ferveur en consommant l’apostasie : avec les chrétiens soumis, il feignit la justice en méditant la persécution. Il avait commencé par flatter ses maîtres; il finit par tendre des pièges à ses sujets.

Chose étrange, que la postérité a peine à croire el qu’il faut pourtant qu’elle admet : de tous les sentiments qui animaient Julien, le plus profond peut-être, celui dont l’expression jaillit le plus naturellement de son cœur, c’est sa dévotion au polythéisme. Elle reparaît sous trop de formes dans ses écrits, tint trop de place dans sa vie, lui inspira, même sur son lit de mort, trop de pieuses effusions pour qu’on puisse douter de sa sincérité : une comédie ne saurait être ni si longue ni si bien jouée. Quand il s’écriait dans un élan de ferveur: «J’aime les Dieux, je frissonne devant eux, je les respecte et je les redoute» sa voix prenait un accent d’émotion que nulle feinte ne saurait imiter. Résignons-nous donc à penser qu’un homme d’esprit pouvait encore, quatre siècles après Jésus-Christ, s’aveugler jusqu’à chérir les fables dont souriait déjà Cicéron. Dans cette âme ardente, tourmentée du besoin de croire et d’aimer, dès que la foi eut disparu, la superstition s’étendit comme ces végétations parasites qui absorbent la fécondité du sol quand la culture l’abandonne. Elle y régna en souveraine: ni la réflexion ni l’élude n’ébranlèrent son empire. Les lettres et la métaphysique ne servirent qu’à l’orner d’une parure décente qui lui permit de s’asseoir à la table d’un roi, et de veiller au chevet d’un philosophe. Mais elles lui enlevèrent d’un même coup, el la simplicité qui l’excuse, et celte bonhomie naïve qui, chez l’humble paysan, lui prête parfois des charmes. La crédulité pédante de Julien n’échappe au dégoût que par le ridicule. Les incrédules, les sceptiques de tous les siècles, qui ont admis Julien dans leurs rangs, ont soigneusement laissé dans l’ombre ce trait si marqué cependant de son caractère. Il ne leur plaisait pas de reconnaître que le modèle qu’ils donnaient aux rois avait consulté d’autres oracles que ceux de la philosophie. Dans leur dédain de toute croyance, il leur convenait moins encore de montrer en face d’Athanase, seul, et soutenant sans frémir l’effort combiné de tout un empire, Julien, sur le trône du monde, palissant devant les entrailles d’une victime. C’est que si la foi donne la force, la superstition souffle la terreur. Si Julien n’eût eu du sang des héros dans ses veines, ses Dieux l’allaient rendre lâche. La peur insensée des présages troubla ses dernières nuits et fit palpiter ce cœur intrépide de la seule émotion qui en ait jamais précipité les battements.

C’est ainsi que le paganisme étendit sa malédiction sur les dons les plus heureux de son dernier héros et en paralysa tout l’effet. Peut-être que cette épreuve suprême était nécessaire; peut-être, pour attester la dé­chéance fatale des doctrines qui avaient jusque-là gouverné le monde, fallait-il qu’un dernier appel leur fût adressé, au nom de la philosophie, de la gloire et de l’éloquence, parlant un instant par la même bouche. Rien ne répondit, rien ne bougea, tout resta muet et mort. Bien loin de voir revivre le polythéisme à sa voix, ce fut Julien qui, plein de vie et de jeunesse, dut s’ensevelir avec lui. C’est que les institutions humaines ont leur temps marque de prospérité et de décadence, et ne ressuscitent jamais quand l’heure de leur déclin a sonné. Celles-là seules qui descendent du ciel peuvent s'arracher des bras de la mort. A ce signe, on reconnaît à travers les âges l’origine céleste de l’Église. Le sceau inimitable de sa divinité, c’est encore moins en effet de durer et surtout de briller toujours, que de refleurir incessamment sur sa tige et de renaître en tous lieux de ses propres ruines. Depuis douze siècles qu’elle a triomphé, combien de fois sa destinée a paru toucher à son terme, et la pâleur du sépulcre a semblé se répandre sur elle! Combien de fois les peuples ont pu croire qu’elle allait rejoindre à son tour, dans la nuit du passé, tant de religions adorées, puis oubliées! Les hérésies lui ont disputé les âmes; les abus ont obscurci sa lumière; les conquêtes ont fait reculer son empire; les tressaillements de la liberté humaine ont brisé son joug : toujours et partout elle a su puiser en elle-même la source d’une vie nouvelle. Si la papauté s’asservit, c’est Grégoire VII qui se dresse pour l’affranchir. Si Luther et Calvin triomphent, toute une pléiade de génies que Bossuet commande va s’élever pour leur faire tête. Sur le sol rasé par la révolution française, de nouveaux temples viennent jeter de plus solides fondements. Toutes ces renaissances successives ne sont point dues au bras des protecteurs couronnés. L’Église ne tolère pas dans son sein ces Julien, à la fois empereurs et pontifes, qui prétendraient la réformer et la rétablir, et lui distribuer à leur gré leurs faveurs et leurs réprimandes. Elle n’a besoin d’être défendue ni corrigée par personne. Quand elle reparaît, aux yeux des peuples, après une éclipse passagère, c’est au contraire l’adversité qui la retrempe; ce sont ses vertus seules qui la font reconnaître. Le martyre la précède, et la charité l’accompagne. Forte de ces deux appuis, elle ne craint point de paraître succomber sur un point et pour un jour, parce qu’elle a, depuis le Calvaire, Habitude de la résurrection : Resurgens, non moritur.