CHAPITRE VII
JULIEN PERSÉCUTEUR.
(362-363)
Mesures de gouvernement prises par Julien à Constantinople. — Il songe à se
mettre en campagne pour reprendre la guerre contre les Perses. — Il part pour
Antioche. - Hommages rendus au temple de Cybèle à Pessinonte. — Discours sur
la fable de Cybèle et d’Alys. — Séjour de Julien à Ancyre. — Procès et supplice
du martyr saint Basile. — Crainte des habitants de la Cappadoce. — Basile de
Césarée et Grégoire de Nazianze sont faits prêtres malgré eux.— Élection
d’Eusèbe à l’évêché de Césarée. — Julien vent la faire casser et recule devant
la résistance du père de Grégoire. — Arrivée de Julien à Antioche. — Légers
différends avec Libanius. — Etat des affaires d’Égypte. — Georges, aidé par le
préfet Anémias, devient insupportable aux populations. — Plaintes portées
contre Artémius auprès de Julien. — Procès et supplice de ce magistrat. —
Massacre de Georges. — Julien, d’abord irrité, se hisse aisément calmée. — Sa
lettre aux Alexandrins. — Retour et entrée triomphale d’Athanase à Alexandrie.
— Il se met à l’œuvre pour apaiser les dissentiments intérieurs de l’Église. —
Réunion d’évêques à Alexandrie — Sagesse de ses décrets. — Lucifer de Cagliari
maintient et accroît le schisme a Antioche. — Les païens, effrayés de l’effet
de la présence d’Athanase, s'adressent à Julien, qui bannit de nouveau l’évêque
d’Alexandrie. — Réclamation des Alexandrins; réponse irritée de Julien. — Sa
lettre aux Bostréniens contre l’évêque Tito, à
Hecebole contre les chrétiens d’Édesse. — Massacre des chrétiens de Palestine
toléré et encouragé par Julien. — Départ d’Athanase d’Alexandrie : il y rentre
et se cache dans la ville. — Vexations quotidiennes exercées par Julien contre
les chrétiens. — Supplices de Juventin, Maximin et Bonose. — Julien vent reconstruire le temple de Daphné aux
portes d’Antioche : scènes qui accompagnent la translation des reliques de
saint Babylas, enterré près du temple. — Incendie du
temple. — Irritation de Julien. — Martyre de saint Théodore. — Julien fait
fermer la grande église d’Antioche. — Martyre du trésorier Théodoret exécuté
par les ordres de comte Julien, oncle de l'empereur. — Mort affreuse de ce
magistrat. — Julien, attaqué par les chrétiens, n’est pas satisfait des païens.
— Plans de réforme du paganisme. — Ils ont peu de succès auprès des païens. — Famine,
et mesures imprudentes prises par Julien pour y porter remède. — Irritation
générale de la population d'Antioche : ses railleries contre Julien. — Il y
répond par la saura intitulée Misopogon. — Satire des Césars- — Analyse d’un
grand ouvrage composé par Julien ci réfuté par saint Cyrille d’Alexandrie. —
Faveur témoignée par Julien dans cet ouvrage à h religion juive.— Son intimité
avec les Juifs.— Il entreprend, de concert avec eux, la reconstruction du
temple de Jérusalem. — Prodige qui arrête l’accomplissement de ce plan. —
Julien se décide à se mettre en campagne contre les Perses. — Son plan de
campagne : division de ses forces ; il veut marcher lui-même droit à Ctésiphon,
en suivant le cours de l’Euphrate — Départ d’Antioche. — Efforts inutiles de 1a
ville et de Libanius en son nom, pour fléchir le courroux de l’empereur. —
Lettres de l’empereur el de Libanius pendant les premières journées du voyage.
— Crainte des habitants d’Édesse et discours da diacre Ephrem. — Revue générale
de l’année à Carrhes. — Julien se met en marche : il
est rejoint par la flotte à Cincesium : il harangue
ses trouves. — Arrivée en Babylonie : prise des principales places fortes
situées entre l’Euphrate et le Tigre — Arrivée devant Ctésiphon. — Julien fait
passer sa flotte de l'Euphrate dans le Tigre. — Victoire, mais situation
périlleuse de l’armée romaine. — Difficultés du siégé de Ctésiphon. — Présages
funestes. — Julien renonce au siège et veut aller chercher Sapor en Perse.
—Trompé par un transfuge, il brûle sa flotte, et s’avance dans le pays. —
Souffrances de l’année dans cette marche ; elle force Julien à se mettre en
retraite, en remontant vers l’Arménie. — Périls et maux de cette retraite :
engagement près de Phrygia : Julien est frappé d’un
trait au foie ; victoire de l’armée romaine et mort de Julien. — Résumé de son
règne.
CHAPITRE VII.
JULIEN PERSÉCUTEUR.
(362-363)
Six mois avaient suffi à Julien pour changer, d’une extrémité de l’empire à
l’autre, toute la face des affaires religieuses et la disposition de tous les
esprits. De quelque activité qu’il fût doué, il avait, dans ce court espace de
temps, célébré trop de cérémonies, relevé trop de temples, écrit trop de
lettres, soutenu trop de controverses, pour avoir pu donner aux intérêts
généraux de son État une attention bien soutenue. Aussi, à l’exception de
quelques mesures déjà citées et qui, sous une forme générale, avaient un but
particulier très défini, trouve-t-on dans les codes peu de traces de son action
législative, pendant ces premiers mois de règne où il séjourna constamment à
Constantinople. Quelques témoignages de bienveillance donnés à la ville
impériale, qu’il appelait sa mère parce qu’elle était sa patrie; des immunités
accordées ou étendues en faveur de son sénat; la construction d’un nouveau port
destiné à mettre les bâtiments à couvert du vent du midi, et d’une vaste
bibliothèque à laquelle il fit don de ses meilleurs livres: tels sont à peu
près les seuls actes pour lesquels Julien eût consenti à faire trêve à ses
préoccupations favorites.
Mais si la politique enlevait peu d’instants à l’ardeur du néophyte, la
guerre pouvait conserver encore des attraits pour le cœur du jeune conquérant.
Constance, interrompu par la sédition, puis par la mort, n’avait pu achever
celle interminable guerre de Perse qui avait été le fléau de tout son règne.
Julien, un peu responsable des derniers échecs des armes romaines, se sentait
obligé de les réparer. Il n’osa pas courir tout de suite sur le champ de
bataille, tant à cause de la mauvaise saison, que parce qu’il lui fallait le
temps de s’assurer que toutes les troupes que l’empire avaient accepté le
nouveau règne. Une résistance prolongée de quelques légions, derrière les
murailles d’Aquilée, lui donna tout l’hiver un grand souci et le condamna longtemps
à la prudence. Dès que la soumission des rebelles fut obtenue, et que le
printemps ramena les beaux jours, il songea à se mettre en campagne. Quelques
courtisans lui conseillaient de commencer par une expédition contre les Goths,
qui avaient manqué aux conditions de leurs traités : mais il répondit, avec mépris,
que de tels adversaires n’étaient pas dignes de lui, et, se bornant à fortifier
les bords du Danube, il dirigea ses meilleures troupes du côté de la
Mésopotamie.
Ses préparatifs furent faits avec le plus grand soin. La licence des années
de Constance, leurs exactions exercées indistinctement sur les bourgeois des
villes et les cultivateurs, n’avaient pas peu contribué à l’impopularité de son
gouvernement. Julien régla lui-même, par de sages dispositions, le rayon dans
lequel les armées en campagne auraient le droit d’exiger des prestations pour
leur entretien, et le temps de l’année où de telles exigences pourraient être
produites. Il réduisit au plus strict nécessaire les impôts extraordinaires
destinés à faire face aux dépenses de la guerre, et le fardeau, ce semble, n’en
tomba que sur une partie de ses sujets. On dit qu’en plus d’un endroit les
sommes furent perçues par le moyen d’une amende imposée à ceux qui ne voulaient
pas sacrifier aux Dieux. Les historiens chrétiens, en rappelant cette vexation,
l’attribuent, sans hésiter, à une loi de l’empereur dont on ne trouve aucune
trace, et dont le sincère Ammien ne donne pas le plus léger indice. Mais les
gouverneurs des provinces étaient à la fois très-flatteurs et très-puissants.
Les curies des villes étaient chargées de la perception des impôts sous leur
responsabilité personnelle : dans chaque municipalité, une lutte s'engageait
entre les fonctionnaires municipaux et les administrés, pour rejeter des uns
sur les autres le poids des exigences du fisc. Il n’y a point à s’étonner que,
dans cette occasion, toute la charge ait porté sur ceux dont les réclamations
avaient le moins de chance d’être écoutées à la cour.
Julien quitta Constantinople dans les premiers jours de juin 362, pour se
rendre à Antioche. Sa marche fut lente. Dans toutes les petites villes où il y
avait un temple de quelque importance, échappé à la destruction sous Constance,
ou récemment rouvert, on l’arrêtait pour lui demander de sacrifier. Puis chaque
cité, pour lui complaire, avait mis à sa tête, comme chef de la curie, un sophiste,
un lettré, un ami du beau langage. Lui-même avait élevé au rang de gouverneur
plus d'un de ses confrères en éloquence. Tous ces disciples voulaient se faire
entendre et admirer du grand maître. Celui-ci n’était pas fâché de leur
répondre. C’étaient donc d'étape en étape autant de scènes étudiées, autant de
harangues académiques, qui faisaient encore, même en souvenir, plusieurs années
après, battre d’émotion le cœur de Libanius. Les séances, pourtant, étaient un peu
longues, et les courtisans qui y assistaient, debout, par un soleil brûlant,
maudissaient volontiers ces effusions d’éloquence. De Chalcédoine, laissant de
côté Libyssa, où se trouvait le tombeau d’Annibal,
non sans doute sans en avoir fait l’objet de quelque réflexion à la fois
patriotique et déclamatoire, et Nicée, où les souvenirs du concile durent
prêter à plus d’une plaisanterie, l’empereur arriva à Nicomédie. La ville, détruite
deux ans auparavant par un tremblement de terre, sortait à peine de ses ruines.
Julien l’avait habitée dans son enfance, du temps où il était confié aux soins
du fameux Eusèbe. Parmi les malheureux habitants qui traînaient leur misère
dans les rues dévastées, il reconnut plus d’un de ses anciens camarades. Ce
spectacle lui causa beaucoup d’émotion, et on vit même des larmes couler de ses
yeux, quand il passa le seuil du palais en débris. D’abondantes aumônes et des
fonds libéralement donnés pour la reconstruction de la ville, firent bénir son
passage .
De Nicomédie, pour tendre vers Antioche, le chemin direct traversait la
Galatie, la Cappadoce, et venait rejoindre le bord de la mer, à l’extrémité de
la Cilicie. Mais Julien fit plus d’un détour sur la route. D’abord il inclina à
droite, vers la Phrygie, pour aller rendre ses hommages au sanctuaire illustre
de Cybèle, mère des Dieux, à Pessinonte. Cybèle, autrement Ops, autrement
encore Vesta, et la Bonne Déesse, avec ses travestissements tour à tour grecs,
orientaux et romains, avec ses statues chargées de mamelles et ses prêtres mutilés,
venait immédiatement après Apollon Mithra dans la dévotion d’un philosophe
alexandrin. Julien rappelait d’ailleurs gravement à ses courtisans que c’était
la sibylle de Cumes elle-même qui, au plus fort de la guerre punique, avait
conseillé à la république en péril de faire venir la statue de Cybèle de
Pessinonte à Rome. Ce serait conscience que de passer si près d’une si grande
divinité sans l’adorer. Il vint donc au pied des autels de la déesse, y pria
dévotement, mais ne fut point content, à ce qu’il semble, de la piété ni des
habitants, ni de sa cour. Les cérémonies un peu grotesques du temple, la
condition humiliante de ses prêtres, la complication singulière de leur régime,
l’histoire même des aventures de la Déesse, prêtaient à rire aux courtisans.
Ils plaisantaient sur cette habitante du ciel, patronne des vertus, si sévère
sur la chasteté, qu’elle ne voulait se laisser toucher que par des vierges,
mais qui s’était pourtant vengée, avec une jalousie sanguinaire, de
l’infidélité de son amant. Ils ne trouvaient pas moins ridicules les prescriptions
d’abstinence qui permettaient aux prêtres de manger les légumes et les fruits,
lorsqu’ils s’élevaient à une certaine hauteur, mais leur défendaient l’usage
des racines et de tout ce qui touchait directement la terre. Julien, très scandalisé
de ces façons irrévérencieuses, entreprit de venger sa déesse à sa manière.
Il passa la nuit à rédiger un petit traité dogmatique sur le sens
métaphysique de la fable des amours d’Atys et de Cybèle. Il convient lui-même
que tout ici fut emprunté à son imagination. Il n’avait même pas lu ce que
Porphyre avait écrit sur ce sujet, et volait, pour la première fois, de ses
propres ailes, dans les espaces de la métaphysique. Atys, suivant lui, est
l’image d’une des divinités placées a un rang moyen dans la chaîne des êtres,
et dont la tâche principale est de communiquer à la matière le principe
fécondant. Mais lorsqu’il descend trop bas sur cette pente et se laisse
entraîner vers des régions trop inférieures, la Bonne Déesse, qui le domine et
doit rester en communication avec lui, arrête son essor. Tel est le sens de sa
jalousie et de sa vengeance. La mutilation d’Atys, c’est la limitation de
l’infini en communication avec le fini. Quant aux règles de la nourriture des
prêtres, elles signifient que l’homme peut se nourrir de ce qui part de la
terre pour s’élever vers le ciel, mais non de ce qui y rampe et s’y attache. «O
mère des Dieux et des hommes, s’écrie le pieux philosophe, assise auprès de
Jupiter sur le même trône! O source de tous les Dieux intelligibles! O toi, si
étroitement unie aux essences les plus pures de toutes choses! qui concentres
en toi-même toute la force créatrice, pour la communiquer à tout ce qui est intelligence;
déesse féconde, prudence, conseil, inspiration de nos âmes! 0 toi qui fus
éprise du grand Bacchus, qui sauvas Atys abandonné et sus le tirer ensuite de
la caverne où il tomba... donne à tous les hommes le bonheur dont le principe
est la connaissance de Dieu ! Fais ce bien à la république des Romains,
d’effacer d’elle la tache de l’impiété ! Et permets ensuite qu’une Fortune
bienveillante préside à son gouvernement pendant des milliers d’années! Pour
moi, je te demande, comme récompense de ma fidélité à t’honorer, la
connaissance de la vérité dans les choses divines, la perfection dans le
service des Dieux, et dans toute œuvre ou politique ou militaire, la vertu avec
le bonheur, une mort douce, glorieuse, avec l’heureux espoir de partir pour te
rejoindre.» La déesse fut touchée, dit-on, de cette éloquence, car elle rendit
un oracle en faveur de Julien.
Satisfait d’avoir ainsi dégagé sa responsabilité de l’impiété générale,
Julien se remit en roule et arriva à Ancyre, métropole de la Galatie, où les
prêtres d’Hécate vinrent à sa rencontre, portant la statue de la déesse sur un
brancard : pieux empressement qui leur fut payé par de grandes largesses. Il
trouva la ville fort agitée, par suite des brusques réactions politiques des
dernières années. On apporta à son tribunal des réclamations de toutes sortes :
c’étaient des curiales qui voulaient se faire rayer des registres de la
municipalité, ou y faire réintégrer des collègues injustement favorisés;
c’étaient des accusations réciproques de conspiration et de lèse-majesté.
Julien prêta à toutes les plaintes une oreille attentive, examina toutes les
questions avec soin et les résolut avec impartialité. S’il ne réussit pas, au
dire d’Ammien, à connaître toujours la vérité et à rendre toujours justice, il
réprima au moins les délations, et n’écouta point les suggestions d’un zèle
flatteur qui le poussait à venger, comme de graves injures, de simples
inconvenances et des violations d’étiquette. Il s’irritait même très-vivement
contre les délateurs, et quittait parfois le rôle de juge, pour discuter très-aigrement
contre eux et les railler avec esprit. Un de ces dénonciateurs ne cessait
d’accuser son voisin de s’être fait faire, sans avoir le droit de le porter, un
vêtement de pourpre. Ennuyé de cette réclamation qui revenait à plusieurs
reprises: «Eh bien, dit Julien à cet importun conteur, il portera non-seulement
une robe, mais même des chaussures de pourpre, et c’est vous qui les lui procurerez.
Apprenez par là ce que valent des chiffons d’étoffe.»
Cette modération philosophique ne se démentait que lorsque, par hasard, une
question s’élevait qui touchait à la religion. Déjà, plusieurs fois, on avait
remarqué qu’il interrompait son interrogatoire pour demander brusquement aux
accusés et aux plaideurs de quelle religion ils étaient, et que, suivant leurs
réponses, son visage devenait serein ou sombre. Aussi on s’attendait sans doute
à quelque scène intéressante, lorsqu’on l’engagea à faire paraître devant lui
un chrétien obstiné qui mettait tout le pays en rumeur, et que le gouverneur
avait récemment fait jeter dans les fers. Ce captif portait le nom alors
très-commun de Basile, et s’était fait connaître depuis longtemps par l’ardeur
de son zèle. Sa rigoureuse et fervente orthodoxie l’avait déjà fait fort mal
noter, du temps de Constance, auprès des prélats de la cour et de son évêque,
le chef timide et doux des semi-Ariens. Mais depuis que Basile voyait avec
Julien l’idolâtrie glorifiée sur le trône, son zèle indigné ne connaissait plus
de bornes. On l’accusait d’avoir excité tout haut les habitants à s’opposer au
rétablissement des temples, et d’avoir tenu des propos injurieux contre l’empereur
et son culte. Dans plusieurs interrogatoires qu’il avait subis en présence du
proconsul et de quelques magistrats de la cour, le prisonnier avait tenu un
langage ferme, fier et exalté. Il avait particulièrement très-fort maltraité
les comtes Elpidius et Pégaze,
deux apostats, officiers supérieurs de la maison de l’empereur, qui s’étaient
récemment convertis au paganisme pour plaire à leur maître. Ce furent eux qui,
piqués au vif, pressèrent Julien de faire paraître Basile devant lui. Julien y
consentit, et l’accusé fut introduit.
Il fit son entrée dans le prétoire, le front haut et l’air impassible. «
Qui êtes-vous, lui dit Julien, et comment vous nommez-vous? — Je vais vous
l’apprendre, dit Basile. Tout d’abord, je m’appelle chrétien, et c’est là un
nom grand et plein de gloire, car le nom du Christ est éternel et ne périra
point. Ensuite, je porte aussi le nom de Basile, et c’est sous celui-là que je
suis connu dans le monde. Mais, si je conserve le premier, j’aurai l’immortalité
bienheureuse pour récompense. — Vous vous trompez, Basile, dit Julien, qui
n’était pas fâché de l’occasion de disputer. Vous savez que j’ai quelque
connaissance de vos mystères; croyez-moi, celui en qui vous espérez n’est pas
tel que vous pensez; il est mort lui-même, et bien mort, du temps que Pilate était
gouverneur de la Judée. — Je ne me trompe point, dit Basile; c’est vous,
empereur, qui vous trompez; c’est vous qui avez renoncé Jésus-Christ, au moment
où il vous donnait l’empire; mais je vous avertis en son nom qu’il vous ôtera
bientôt cet empire avec la vie, et vous connaîtrez, mais trop tard, quel est
celui que vous avez abandonné. Comme vous avez perdu la mémoire de ses
bienfaits, lui-même ne se souviendra plus de ses bontés, quand il s’agira de
vous punir. Vous avez renversé ses autels, il vous précipitera de votre trône;
vous avez pris plaisir à fouler aux pieds sa loi, celte loi que vous-même vous
aviez si souvent annoncée aux peuples; votre corps de même sera foulé aux
pieds, et restera sans sépulture, après que votre âme en aura été arrachée par
les plus atroces douleurs».
Ces menaces, prononcées avec toute l’assurance de l’inspiration
prophétique, firent passer dans l’assemblée un frémissement de terreur. Il y
avait là bien des personnes qui trouvaient au fond l’entreprise de Julien
ridicule, tout en s’y prêtant, et la puissance du Dieu des chrétiens avait été
si visible depuis un siècle que, dans les cœurs où la foi était éteinte, une
crainte superstitieuse subsistait encore. Ce n’était point le compte de Julien.
Une discussion où il aurait fait briller ses talents lui aurait convenu;
l’anathème l’irrita: «Je voulais vous sauver, dit-il en se contenant encore,
mais puisque vous ne tenez nul compte de mes conseils et que vous manquez de
respect à mon rang, il faut bien que je venge la majesté de l’empire outragée.»
Il leva la séance en ordonnant que des coups fussent appliqués à l’accusé.
Le commandement fut exécuté avec une rigueur que peut-être Julien n’avait
pas prévue, mais qu'il ne tempéra pas. Le fouet dont on se servit était de
telle nature qu’il enlevait à chaque coup une lanière de chair, de sorte que,
sans faire périr le patient, on ne pouvait en donner plus de cinq ou six par
jour. Dès le lendemain, Basile fit demander à être admis en présence de
l’empereur. Le comte Fromentin, qui était commis à sa garde, ne douta point que
son courage ne fût ébranlé, et courut sans retard annoncer à Julien ce
triomphe. En toute hâte, on fit amener Basile dans le temple même d’Esculape,
où l’empereur, entouré de prêtres, était en train de sacrifier. A peine entré :
«Eh bien, dit Basile, vos devins vous ont-ils fait connaître d’avance ce que
j’ai à vous dire? — Je pense, dit Julien, que vous êtes assez sage pour avoir
reconnu votre erreur, et quo vous allez sacrifier avec nous. — N’y comptez pas.
Vos Dieux ne sont que des statues de bois qui ne voient ni n’entendent.» Puis
ouvrant ses vêtements et déchirant ses plaies : «Tiens, dit-il, en jetant aux
pieds de l’empereur un lambeau de chair tout sanglant, nourris-toi de mon sang,
puisque tu en as soif: pour moi, je me nourris de Jésus-Christ.»
L’assistance était consternée; on se jeta sur l’accusé, sans même attendre
l’ordre de Julien, qui, ne proférant pas une parole, lançait des regards
irrités au courtisan dont la maladresse l’avait exposé à cet outrage. Fromentin
comprit à demi-mot le moyen de se réhabiliter. Dès le lendemain (sans qu’il
soit fait mention d’aucun ordre de Julien), Basile périssait du plus affreux
supplice, mais dans l’extase du martyre. Au moment où on le dépouillait de ses
vêtements pour le frapper du dernier coup, on crut remarquer que toutes les
traces des blessures précédentes avaient miraculeusement disparu et que son
corps se présentait au bourreau sain et pur comme son âme devant le Seigneur.
Au dire de Sozomène, ce ne fut point la seule exécution de ce genre qui marqua
en traits sanglants le passage de Julien par Ancyre.
Quand de pareilles scènes se passaient en Galatie, la province qui en était
voisine, la Cappadoce, si ardente dans ses sentiments chrétiens, contre
laquelle Julien avait des griefs si directs, et où il comptait des ennemis si
connus, devait avoir beaucoup à craindre. Déjà, depuis quelques mois, sur la
nouvelle du voyage de l’empereur en Asie, les Cappadociens s’étaient fort émus.
On s’attendait, à toute heure, à le voir arriver en armes, prêt à faire peser
sur la ville de Césarée le poids d’un courroux dont elle avait déjà ressenti
les effets éloignés. Bien loin de disposer les chrétiens à l’humilité ou à la
soumission, l’attente d’un tel péril les entretenait dans une grande
fermentation. Ils cherchaient partout, pour organiser la résistance, les chefs
les plus décidés, sans s’inquiéter s’ils n’étaient pas aussi les plus compromettants.
Ce fut ainsi qu’on alla tirer de la retraite Basile et Grégoire, pour leur
imposer, malgré leur répugnance, avec le caractère de l’ordination sacrée, le
devoir de prendre la conduite des troupeaux chrétiens dans ces circonstances
périlleuses. L’évêque de Nazianze, père de Grégoire, avait donné le premier
l’exemple de celle sorte de violence, que légitimaient chez lui les droits de
l’autorité paternelle. Dès le printemps de 362, aux approches de la fête de
Pâques, il avait fait de son fils un prêtre, sans l’en prévenir d’avance el
presque sans le consulter. Vainement, tout épouvanté du poids de cette dignité
qui devenait si redoutable dans des temps orageux, Grégoire s’était-il débattu
et avait-il cherché, après le sacrement reçu, un refuge pour sa faiblesse au
fond des solitudes du Pont. Il fallut se soumettre à la volonté divine, et
paraître même dans la chaire pour expliquer ses refus et ses scrupules. Là,
pour la première fois, se fit entendre au publie chrétien celle voix qui
remplissait les voûtes de l’Église comme des sons d’une musique harmonieuse.
Grégoire prononça, pour expliquer les hésitations de sa conduite, un discours
plein de verve, que nous possédons encore tout entier, et qui est resté comme
la description accomplie des devoirs du sacerdoce. Son intention était de
montrer combien il avait raison de craindre cette lâche; mais il ne réussit
qu’à prouver combien il était capable de la remplir . Insistant sur les périls
que faisaient courir aux chrétiens les divisions qui les livraient à la risée
de leurs ennemis: «C’est là ce que je crains, s’écriait-il, et non la guerre du
dehors, non cet animal funeste qui s’est élevé contre l’Église, cet aide qui
vient achever l’œuvre du malin. Qu’il nous menace du feu, du fer, des bêtes
féroces! Dût-il devenir plus inhumain que tous ceux
que la démence a égarés avant lui, dût-il ajouter de
plus rudes supplices à tous ceux qu’on a découverts, il n’importe. Contre tout
cela j’ai un remède : un chemin m’est ouvert vers la victoire; je me
glorifierai dans le Christ, dans la mort soufferte pour le Christ. Mais, quand
il s’agit de la guerre qui sort de mon propre sein, je ne sais plus ce que je
deviens, ni vers qui je dois me tourner.»
Suivant l’exemple des habitants de Nazianze, ceux de Césarée n’hésitèrent
pas à imposer à Basile la même contrainte. Ils allèrent même plus loin encore.
A la mort de Dianée, leur évêque, qui eut lieu
presque au moment où Julien quittait Constantinople, comme les suffragants de
la province, réunis pour pourvoir à la vacance, tardaient à faire leur choix,
le peuple, qui trouvait la circonstance pressante et voulait avoir un maitre,
désigna brusquement un simple laïque pieux, du nom d’Eusèbe, connu par ses
vertus et son courage, mais qui n’était même pas baptisé, et les évêques furent
contraints d’accepter et de bénir ce choix. Fait étrange, et qui prouve jusqu’à
quel point l’incorporation de la religion chrétienne dans l’État était devenue
intime, les troupes en garnison dans la ville se joignirent à la population
pour traîner Eusèbe dans l’église, et l’offrir à la consécration des évêques,
malgré lui et malgré eux.
Julien ne se méprit pas sur le sens de cette élection improvisée, dont la
nouvelle dut lui arriver, d’après le rapprochement des dates, pendant le temps
qu’il séjournait en Galatie. Il connaissait Eusèbe de réputation, comme un des
plus grands ennemis de sa religion, et ne put voir dans l’émeute qui le portait
au trône épiscopal autre chose que l’explosion du sentiment chrétien irrité qui
se mettait hardiment sur la défensive. Il était d’ailleurs, en toutes choses,
fort mécontent de la Cappadoce, comme on le voit par une lettre de cette
époque, adressée à un philosophe de ses amis. Il se borna pourtant à charger le
gouverneur de faire de très-vives remontrances sur le procédé, effectivement
irrégulier, qui avait été suivi: «C’est la fin de tout bon ordre, fit-il dire,
et un vrai pillage des choses publiques.» Le gouverneur transmit ces
représentations aux évêques, accompagnées de fortes menaces; et comme il savait
que ces prélats eux-mêmes n’avaient pas goûté la pression populaire à laquelle
ils avaient obéi, il ne désespérait pas de les amener à casser l’élection. Mais
le vieux Grégoire, l’un des prélats électeurs, inspiré par son fils, lui ôta
promptement cette illusion: «Illustre gouverneur, lui répondit-il, dans tout
ce que nous faisons, nous reconnaissons un juge et un maître: c’est celui-là
même qu’on attaque aujourd’hui. C’est lui qui contrôlera l’élection présente,
que nous avons faite d'après ses lois et pour lui plaire. En toute autre chose,
si vous voulez nous contraindre par la violence, cela vous sera aisé : mais nul
ne nous empêchera de défendre ce qui a été fait comme juste el légitime.
Avez-vous la prétention de faire la loi, là où il ne vous est même pas permis
de regarder?» Le gouverneur reçut ce fier défi avec beaucoup d’humeur, menaça
d’en tirer vengeance, fit mine même de faire avancer une compagnie d’archers
contre l’église de Nazianze. En définitive, rien ne bougea, et on sut bientôt
que Julien ne passerait pas par Césarée. «Tu nous connaissais, Basile et moi,
s’écrie Grégoire, et nous faisais honneur, comme le Cyclope honora Ulysse, en nous
réservant pour être engloutis les derniers.»
Julien reprenait en effet sa route, plus affligé encore qu’irrité, moins
sensible aux offenses qu’il recevait des chrétiens qu’humilié de trouver tant
de contraste entre leur ardeur et la complaisance, froide et contrainte, de ses
amis. Le zèle qui bravait son pouvoir lui inspirait plus de jalousie que de
colère : il enviait amèrement à Jésus-Christ ses disciples. Le voyage
d’ailleurs s’attristait en avançant, par le mauvais état des campagnes qu’on
traversait. La sécheresse avait été fort grande tout l’hiver, et les récoltes
manquaient. Il semblait que le cortège impérial fût partout précédé ou suivi
par la famine. Ce fut sous cette impression de découragement maussade, prélude
d’une irritation plus vive, que Julien fit son entrée à Antioche, dans les
premiers jours de juillet, pendant les fêtes célébrées en l’honneur de l’amant
de Vénus, Adonis, dont la mort sanglante était regardée comme une image de la
moisson tombant sous la faux.
Une belle fête, une entrée royale et un jeune prince mettent toujours les
populations en humeur d’applaudir. Julien fut très-bien accueilli, et les airs
retentirent d’acclamations enthousiastes. Mais, au moment où il mettait le pied
dans le palais, on entendit s’élever une sorte de hurlement lugubre : c’était
le rituel de la fête d’Adonis qu’on achevait, etl les
prêtres poussaient des cris sur un mode convenu, à l’heure où la dent du
sanglier avait tranché les jours du jeune chasseur. La coïncidence fut
remarquée, et le front de Julien s’assombrit.
Les jours suivants furent partagés entre les sacrifices et les audiences.
Julien fit admirer tour à tour, dans ces divers exercices, et sa dévotion et sa
justice. Les sacrifices furent abondants, splendides, renouvelés sur tous les
autels et sur tous les points de la ville. Le tribunal fut ouvert aux réclamations
de tous les particuliers, avec une facilité qui ne dégénéra pourtant pas en encouragement
à la délation. Julien se montra surtout très peu soucieux de ses injures
personnelles. Le premier jour il avait fait éloigner de sa présence un fonctionnaire
élevé, nommé Thalassius, connu pour avoir été un des
espions employés autrefois par Constance à surveiller et à perdre Gallus. Le
lendemain, des officieux, empressés à profiter de cette disgrâce, vinrent
intenter une action contre ce même Thalassius, en
répétition de divers biens qu’ils prétendaient enlevés par lui. C’est votre
ennemi, disaient-ils à l’empereur, qui nous a fait ce tort. — Il m’a offensé,
j’en conviens, répondit en souriant Julien : attendez donc, pour l'accuser,
qu’il ait réparé ses torts envers moi; j’ai droit à la préférence.» Et il
envoya chercher Thalassius, à qui il rendit les
prérogatives de son emploi. Quelques jours après, pendant qu’il sacrifiait, il
vit tomber à ses pieds un magistrat tout tremblant. C’était Théodote,
décurion d’Hiéropolis, qui se souvenait d’avoir
accompagné Constance, au moment de sa dernière expédition. Il demandait alors
au souverain, comme marque de faveur, d’envoyer à sa ville natale la tête de ce
même César devant lequel il lui fallait comparaître aujourd’hui: «Je sais ce
que vous avez fait, dit l’empereur en riant de sa terreur; mais n’ayez pas peur:
si j’ai des ennemis, j’en veux diminuer le nombre.» Une autre fois, une pauvre
femme osa citer à son tribunal un officier de la garde des Protecteurs.
L’officier se rendit à l’audience, mais le glaive au côté et les reins ceints
comme pour aller en campagne. La malheureuse contemplait avec effroi cet
appareil militaire: «Ne craignez rien, lui dit Julien, et faites votre plainte.
Je pense que celui-ci s’est habillé de la sorte pour traverser la boue plus
commodément; mais cela n’a rien à voir avec votre affaire.» Les avocats
exaltaient ces beaux traits avec leur emphase accoutumée. C’était l’idéal du
juste, le modèle achevé de la raison: «Grand merci, disait Julien; mais je
ferais plus de cas des éloges de gens qui pourraient me blâmer si j’avais tort.»
Une seule voix manquait à ce concert de louanges académiques, mais une voix
qui aurait dû le dominer et qu’on s’étonnait de n’y pas entendre. Le grand
orateur d’Antioche, l’homme inappréciable pour les panégyriques et les discours
d'apparat, Libanius, ne paraissait pas. Il tenait rigueur à l’empereur, comme
une petite-maitresse peut bouder son amant. D’abord il n’avait pas fait partie
de la députation qui était allée recevoir le cortège à la porte d’Antioche. On
ne sait trop quel était son grief, peut-être de n’avoir pas reçu, comme il s’en
était déjà plaint, depuis plus de six mois que son élève régnait, de
témoignages plus effectifs et plus palpables de sa bienveillance. Julien
remarqua son absence avec une douloureuse surprise; mais, en entrant dans la
ville, il le rencontra mêlé à la foule et fit la faute de ne pas le reconnaître.
Libanius ne fut apparemment pas flatté d’être trouvé si changé. À la vérité,
quand on l’eut nommé, Julien descendit aussitôt de cheval et le combla de caresses
: mais la blessure était faite, et le rhéteur en garda rancune plusieurs jours.
Rien n’égale la fatuité avec laquelle il rend compte lui-même de cette scène de
coquetterie: «L’empereur, dit-il avec une incomparable naïveté, n’attendait pas
au fond d’autre prix de son voyage, que de me voir et de m’entendre parler; et
dès la frontière même de la province, sa première parole fut : Et quand donc
l’entendrai-je?... Pourtant chaque matin il commençait sa journée par sacrifier
dans le jardin royal, et beaucoup venaient l’aborder pendant la cérémonie; mais
moi, je fis ces jours-là comme les autres jours, je vaquai à mes occupations
accoutumées. Il ne m’appelait pas : il m’eût paru indiscret de venir sans être
appelé. Je l’aimais comme homme, mais comme prince je ne voulais pas le flatter.»
Enfin Julien se décida à faire les premières avances. Un ami commun, Priscus,
s’interposa. Il y eut échange de correspondances aigres-douces, et, après
plusieurs instances, après avoir prétexté, à plusieurs reprises, tantôt de
graves occupations, tantôt quelque mal de tête, le roi de l’éloquence se décida
à aller souper chez le maître du monde. «Vous n’étiez pas si rare autrefois,
lui dit Julien en l’embrassant; vous veniez plus souvent. — Je viens quand on
m’invite, reprit le sophiste en se rengorgeant; je ne suis pas des importuns
qui viennent sans qu’on les prie.» La querelle ainsi
terminée, Julien prit le meilleur moyen pour en effacer toutes les traces : ce fut
de faire composer son panégyrique par son ami, et d’en faire donner lecture
publique à la suite de jeux solennels.
Le temps se passait cependant et ne pouvait s’écouler tout entier en
compliments. Il eût été naturel et conforme à l’activité ordinaire de Julien,
de profiter de la belle saison pour commencer les hostilités. Nous voyons
cependant qu’il n’en fut rien, et Ammien Marcellin, après avoir dépeint
l’ardeur du héros guerrier partant de Constantinople, se tait sur les motifs du
retard étrange qui lui fit consumer tout l’été à Antioche et renvoyer
l’expédition à l’année suivante. Les moyens militaires, avec quelque activité
qu’ils eussent été réunis, n’étaient-ils pas encore suffisants? ou bien faut-il
supposer que l’imagination de Julien, possédée d’une préoccupation plus vive,
ne s’animait déjà plus comme autrefois au seul son de la trompette guerrière?
Quoi qu’il en soit, le parti fut pris de rester à Antioche toute la saison. Et
là même, les affaires sérieuses ne manquaient pas; elles étaient nombreuses
dans ces provinces, si profondément travaillées par les dissensions
religieuses, et où les blessures faites par la tyrannie de Constance étaient à
peine cicatrisées. Malgré le désir qu’avait Julien d’éviter les exécutions
politiques, quelques-unes étaient nécessaires et furent prononcées. Deux agents
supérieurs de Constance, le notaire Gaudence et le vicaire Julianus,
furent sacrifiés aux ressentiments publics. Deux militaires , accusés de
conspiration contre la personne même de Julien, furent livrés au dernier
supplice. Puis les députés des provinces voisines arrivèrent avec leurs réclamations,
et en particulier ceux de l’Égypte, qui attendait toujours avec impatience la
visite que Julien avait promis de faire à Alexandrie. Comme l'expédition de
Perse éloignait indéfiniment toute idée de voyage de ce côté, il fallut bien se
résoudre à entendre les plaintes des Alexandrins.
C’était principalement contre le duc de la province, Artémius, successeur
de Philagre, que se dirigeait l’irritation publique. Artémius, agent intime de
Constance, instrument de toutes ses fureurs contre Athanase, était entré dans
la plus étroite association avec le scandaleux usurpateur du siège épiscopal.
L’un et l’autre, après avoir longtemps assouvi leur fureur et satisfait leur
cupidité aux dépens des chrétiens orthodoxes, avaient fini par faire peser
indifféremment sur toute la ville le poids de leur tyrannie. Les païens qui
venaient dans la haine de Constance immédiatement au-dessous des amis
d’Athanase, après avoir servi d’auxiliaires aux premières exécutions, n'avaient
pas tardé à devenir eux-mêmes l’objet de nouvelles violences. Après les
églises, les temples à leur tour avaient été pillés et dévastés. Tous les
habitants, sans distinction, étaient grevés d’impôts énormes : on en mettait
sur toutes les denrées, le papyrus, le sel, le salpêtre, les maisons nouvellement
bâties, et même sur l’appareil des pompes funèbres. C’était une pression
générale, dont Georges et Artémius se partageaient les profits. C’était aussi
un gémissement universel; et, depuis la mort de Constance, le crédit des deux
oppresseurs étant nécessairement fort baissé à la cour, la population
commençait à se montrer beaucoup moins endurante à leur égard, et à s'agiter
contre eux avec violence.
Tel était l’état des choses dont les députés envoyés auprès de Julien
faisaient de douloureux récits et dont il était temps que le souverain prit
enfin connaissance. A dire le vrai, les deux personnages incriminés étant
chrétiens, il n’est guère probable que Julien les eût laissés faire si
longtemps si sa patience n’avait eu un secret motif, qu’on peut, ce semble,
aisément deviner. Ni l’évêque, ni le gouverneur, tout chrétiens qu’ils étaient
ou se disaient l’un et l’autre, ne suffisaient à son ressentiment : il
attendait toujours, avant de sévir contre eux, l’apparition d’un troisième
adversaire, dont la présence seule devait tout changer. Dans le rappel général
de tous les bannis, Athanase était compris, l’illustre, le mystérieux Athanase,
dont, depuis six années déjà écoulées, on sentait partout en Orient la main
présente, dont on s’arrachait les écrits, mais dont nul ne connaissait la
retraite. Il se montrerait enfin, pensait Julien, maintenant qu’il n’avait plus
rien à craindre; il allait accourir sans doute au milieu de son troupeau, avide
de le revoir et tout saignant encore des blessures reçues pour sa cause. Que
ferait Georges, que ferait Artémius, devant cette apparition redoutable, sortie
tout à coup du désert? Les chrétiens ne pouvaient manquer de se diviser, peut-être
de se battre dans les rues; le sang chrétien coulerait par des mains
chrétiennes, et Julien se préparait, avec une malicieuse satisfaction, à
intervenir pour les séparer et leur imposer la paix au nom de la philosophie.
S’il se berçait de cet espoir, il fut déçu. Les mois s’écoulèrent :
Athanase ne parut pas; il resta aussi soigneusement caché que si des émissaires
eussent encore parcouru le désert pour le saisir. Non sans doute qu’il ignorât
que la place était libre et les voies ouvertes. Dans sa retraite qui changeait
incessamment, et toujours visitée par le zèle de quelques amis, rien de ce qui
se passait dans le monde chrétien ne lui était inconnu. Il comprit sans peine
qu’au moment où une réaction païenne menaçait sur leurs sièges l’évêque
schismatique et le magistrat persécuteur, comme il ne pouvait ni s’associer à
leurs ennemis ni prendre leur défense, il n’avait rien à faire dans Alexandrie.
Nul n’entendit parler de lui.
En son absence, et les chrétiens orthodoxes imitant tous sa réserve ou
demeurant dans rabattement, la lutte s’engagea et s’envenima tous les jours de
plus en plus, entre Georges, soutenu par Artémius, et les Alexandrins,
particulièrement la partie païenne de la population. Julien, pressé par tous
ses coreligionnaires, ne put donc se refuser à mander le gouverneur à son tribunal.
L’enquête révéla les faits les plus graves. Artémius fut convaincu de toutes
sortes d’abus de pouvoir et de violences, et en particulier d’avoir fait un
jour invasion à main armée dans le plus grand temple d’Alexandrie et peut-être
du monde, le Sérapeion, d’y avoir brisé des
statues, dépouillé des autels, enlevé de riches offrandes, et livré les idoles
ou les reliques païennes, avec leurs bois pourris et leurs ossements en
dissolution, à la risée de la populace. Une rixe violente s’en était suivie, et
la ville avait été ensanglantée plusieurs jours. Il fut avéré également que
celte exécution faisait partie d’un plan arrêté entre lui et son associé
Georges, pour supprimer entièrement à Alexandrie le culte païen, et que Georges
s’était trahi lui-même un jour que, passant devant un temple, il avait dit tout
haut: «Jusqu’à quand laissera-t-on subsister ce sépulcre?». C’était là sans
doute le crime le moins pardonnable de tous ceux qu’on imputait à Artémius, et
la mort ne sembla pas un supplice trop rude pour le magistrat contempteur des
Dieux. Artémius, condamné par Julien, eut la tête tranchée dans Antioche.
Quand la nouvelle de sa mort arriva à Alexandrie, ce fut un éclat de joie
universel dans toute la populace païenne; mais celte goutte de sang répandue ne
fit qu’allumer, sans l’assouvir, la soif de la vengeance. Georges, privé de son
protecteur, se trouvait abandonné sans défense aux haines furieuses qu'il avait
excitées. On se porta tumultueusement à son palais; on s’empara de sa personne
et on le jeta en prison. On ne l’y laissa pas languir longtemps. Dès le
lendemain la foule furieuse venait l'en tirer, et, après l’avoir mis de force
sur un chameau et promené dans cet appareil grotesque, en l’accablant
d'outrages, par toutes les rues de la ville, on l’écartela sur une croix, et
ses restes sanglants furent foulés aux pieds, puis brûlés et jetés au vent: «dans
la crainte, dit Ammien Marcellin, que les chrétiens ne les recueillissent comme
ils faisaient des reliques de leurs martyrs.» Deux officiers impériaux, le
directeur des monnaies, Dracontius, et le comte
Diodore, compromis dans l'administration condamnée, partagèrent le sort de
leurs complices. On accusait l’un d’avoir détruit un autel dans sa maison, et
l’autre d’avoir fait couper par ordonnance les cheveux de tous les jeunes gens
pubères, sous prétexte que les coiffures frisées étaient une parure idolâtre.
Au récit de ces violences, qu’il avait provoquées sans les prévoir, Julien
éprouva beaucoup d’embarras. Il s’était plaint plus d’une fois de la froideur
des païens; il avait à rougir maintenant de l'excès de leur zèle. Puis il avait
connu Georges dans sa jeunesse; ils avaient môme été en communauté d’études,
et, bien qu'il ne répugnât point à le
punir, une mort si horrible n’était point entrée dans sa pensée. Il montra
donc, au premier moment, une grande irritation, et jura de châtier les meurtriers.
Mais sa colère, au fond, n’était pas bien vive, et plus d’un courtisan avisé
eut le courage de la braver. Plusieurs de ses amis, de ses parents même,
intercédèrent en faveur des Alexandrins. Un de ses oncles, portant le même nom
que lui, le comte Julien, qui avait été gouverneur d’Égypte, fut chargé de
plaider leur cause, et s’en acquitta avec succès. On insinua aussi que les
païens n’étaient pas seuls coupables et que, si on allait au fond, on verrait
que les intrigues des amis d’Athanase pouvaient bien avoir eu leur part dans
l’événement. Bref, le courroux de Julien, d’abord très-animé en paroles, tomba
peu à peu et finit par s’évanouir en fumée. Tout fut terminé par une lettre
très étudiée qu’il écrivit aux Alexandrins, pour les réprimander en môme temps
et leur faire grâce.
« Si le souvenir, leur disait-il, de votre fondateur Alexandre, ou plutôt
la pensée de votre grand Dieu Sérapis, ne suffisait pas pour vous contenir, ne
deviez-vous pas tenir compte au moins des sentiments de l’humanité et de la
convenance? Et j’ajouterai, ne deviez-vous pas songer à nous, que tous les
Dieux, et en particulier le grand Sérapis, ont préposé au gouvernement du monde
entier, eux à qui il appartient de connaître et de venger vos injures?... Vous
n’avez pas craint de faire vous-mêmes les choses que vous blâmiez chez les
autres... La populace, se précipitant comme un troupeau de chiens, a osé
déchirer les membres d'un homme : elle n’en rougit point, et croit encore avoir
les mains assez pures pour sacrifier sur les autels des Dieux. Mais,
direz-vous, Georges avait mérité ce qu’il a souffert : j’en conviens, et de
bien plus grandes peines encore. Il devait souffrir ce châtiment à cause de vos
injures : je ne le conteste pas davantage; mais par vos mains, voilà ce que je
ne saurais vous accorder, car il y a des lois que vous deviez observer... Tenez
donc pour un grand bonheur, ô Alexandrins, que vous ayez commis ce crime sous
le règne d’un souverain qui, en partie par respect pour votre Dieu, en partie
par égard pour un oncle, votre ancien gouverneur, conserve pour vous des
sentiments fraternels... Par ces motifs, je ne veux recourir avec vous qu’aux
moyens cléments de l’exhortation et de la réprimande, et j’espère qu’ils
suffiront pour vous persuader, puisque vous êtes, à ce qu’on en dit, d’origine
grecque, et que vous conservez encore aujourd’hui Je caractère de cette noble
extraction.»
En même temps qu’il envoyait cette pièce officielle pour être affichée sur
les murailles de la ville, il écrivait au nouveau préfet d’Égypte une lettre
confidentielle. Là, oubliant et le crime et la justice, il ne se montrait
préoccupé que d’une seule chose, c’était de sauver du pillage la bibliothèque
de Georges, riche collection dont il avait pu apprécier autrefois la valeur, et
qu’il voulait à tout prix se procurer. Il donnait au préfet commission de
l’acquérir par tous les moyens, sans distinction de livres grecs ou chrétiens.
«Sûrement, disait-il, je voudrais que ces derniers fussent détruits sans
retour; mais, de crainte qu’on ne confonde les uns avec les autres, recueillez
et conservez-lez tous avec diligence. Si vous avez lieu de supposer qu’on en ait
soustrait quelques-uns, ne négligez aucun moyen de connaître les détenteurs, ni
serment, ni question donnée aux esclaves, ni tout autre mode de conviction.»
On ne sait si le préfet d’Égypte eut le loisir nécessaire pour exécuter
cette importante commission; car il était lui-même fort occupé; il faisait des
recherches pour retrouver le bœuf Apis, et il annonçait à Julien qu’il avait la
joie d’y réussir : puis il faisait reporter en grande pompe de l’église
chrétienne au Sérapion la mesure qui servait à constater les crues du Nil. On
ne sait pas non plus quelle impression produisit à Alexandrie ledit impérial
quand il fut affiché sur les murailles. Une autre nouvelle, en effet, y était
venue tout à coup distraire les imaginations : tous les regards étaient
tournés, non plus du côté du port, d’où arrivaient les ordres de l'empereur,
mais du côté du Nil, d’où pouvait être signalée à tout instant la barque qui
devait ramener Athanase. L’usurpateur mort, en effet, et le terrain déblayé par
la justice divine et la violence populaire, Athanase n’avait plus de raison de
rester caché; le désert le rendait enfin au jour; il avait reparu; il allait
venir; d’heure en heure on s’attendait à le revoir. Alexandrie se remplit d’une
foule chaque jour grossissante, qui accourait de tous les points de l'Égypte
pour se rassasier de la vue de cet homme dont la vie avait surpassé, par
l’héroïsme de la foi, toutes les merveilles de la fable.
Lorsqu’on sut qu’il approchait (ce dut être vers le milieu d’août), toute
la ville se porta d’un élan à sa rencontre. Il avait pris terre à une journée
environ d’Alexandrie, et s’acheminait monté sur un âne. «Tous allaient
au-devant de lui, dit son panégyriste, partagés par sexes, par âges, par
professions ; car c’est ainsi que se rangent les habitants de cette ville pour
décerner un hommage public. Ils débordaient comme un fleuve, l’a poète eût dit
que c’était le Nil avec ses flots d’or qui font naître les moissons, le Nil
rebroussant d’Alexandrie vers Chérée. Laissez-moi jouir un moment de ce
récit... Ne m’arrachez point au spectacle d’une telle fête. Il était monté
(souffrez que je le dise sans être accusé de folie), comme le Christ, sur le
poulain d’une ânesse. Les rameaux verts, les tapisseries bigarrées de dessins
de fleurs aux coloris divers, le reçoivent jonchés sous ses pas. Ici seulement
la richesse et la magnificence étaient à la fois sans égales et comptées pour
rien. Il y avait là encore une image de l’entrée du Christ, dans les concerts
de voix et les chœurs de danse qui précédaient, sauf que ce n’était pas
seulement une multitude d’enfants le saluant de leurs cris, mais toutes les
langues semblables ou diverses, rivalisant d’acclamations. J’oublie les
applaudissements sans nombre, les profusions d’encens, les fêtes nocturnes, la
ville tout éclatante de lumières, les banquets publics et privés, et tout ce
que font les grandes cités pour signaler leur allégresse, prodigué celle fois
avec excès et au-delà de toute croyance. C’est ainsi, c’est au milieu d’une
telle pompe, que cet homme admirable prend possession de sa ville.»
Seul maître de ses sens au milieu de cette multitude enivrée, Athanase
jetait sur elle des regards d’une tristesse inquiète. Sous l’unanimité de
l’enthousiasme, quel chaos, quel mélange de tous les sentiments, attesté par la
variété des langues et la bigarrure des costumes! Il y avait dans cette foule
des chrétiens de toutes les sectes, de toutes les nuances, rapprochés un moment
par la crainte d’un péril commun; et, à côté d'eux, des païens qui saluaient
comme un libérateur le successeur et l’ennemi de Georges! Et lui-même, échappé
à moitié mort aux fureurs d’un empereur chrétien, il rentrait en triomphe à la
face et par la grâce du jeune et ardent adorateur des Dieux! Quel jeu du sort!
Quel fruit bizarre de la complexité des passions humaines! En rentrant dans ce
monde chrétien, à la fois déchiré au dedans et menacé au dehors, une profonde
compassion le saisit, et son âme, à peine refroidie du feu delà Julie,
n’éprouva plus qu’un seul sentiment, la soif de rendre la paix à ses frères et
l’union aux églises.
Sans perdre un jour, il se mit à l’œuvre, ci Julien, de son côté, à qui les
élans d’une ovation spontanée, si différente de ses triomphes officiels,
avaient déjà dû faire éprouver une amère jalousie, ne tarda pas à s’apercevoir
qu’Athanase reconquis, c’était la vie rentrée dans l’Église et sa vigueur
ressuscitée. Deux ou trois résolutions prises sur-le-champ, avec un mélange de
sagesse et d’énergie où on reconnaissait la main d’un grand homme, vinrent lui
apprendre à n’en pas douter que l’Orient chrétien avait désormais recouvré son
chef, et que toutes les espérances que l’idolâtrie avait pu fonder sur les
dissidences intérieures de la foi étaient des chimères auxquelles il fallait
renoncer sans retour.
L’unique préoccupation d’Athanase, en effet, dès le lendemain de son
arrivée, fut de faire cesser les restes des divisions du schisme, de réparer
les brèches de la citadelle de l’Église, pour présenter au paganisme renaissant
une ligne de défense inexpugnable. Il poussa dans cette vue l’esprit de
conciliation jusqu’aux extrêmes limites de l’orthodoxie. A Alexandrie, sa tâche
ne présentait pas d’insurmontables difficultés; il put l'accomplir en grande
partie par l’ascendant unique de ses vertus et par les ressources de son
habileté. Le souvenir des crimes et des violences de Georges lui donnait une
popularité qu’il sut employer et accroître. Ce proscrit qu’on avait vu partir
naguère, fier, inflexible, bravant les puissants du regard et intimidant les
faibles, on le vit reparaître, doux, aimable, le sourire sur les lèvres,
ouvrant sa porte et ses bras à tous, et pressé, comme le bon pasteur de l’Evangile,
d’aller chercher les brebis égarées sur ses épaules. Pas une parole qui montrât
le moindre ressentiment, ou même le moindre souvenir de ses injures, ne
s’échappa de ses lèvres : on eût dit qu’il avait oublié le nom de ses
offenseurs et perdu la mémoire de ses souffrances. Il cherchait les Ariens les
plus connus pour s’entretenir et discuter avec eux : quand ils craignaient de
paraître à son palais, il leur écrivait pour les appeler, et entrait volontiers
dans de longues conférences sur les points débattus. Il avait été, dit saint
Grégoire, comme un diamant pour ceux qui le frappaient; il fut comme un aimant
pour ses frères divisés. Le succès fut rapide : dans cette cité ardente et
mobile, l’hérésie reculait et semblait disparaître par enchantement ; et à
peine quelques obstinés osèrent-ils se réunir dans une chapelle obscure pour
donner à Georges un successeur inconnu.
Hors de l’Égypte, les passions, quoique apaisées déjà par les
préoccupations d'un péril nouveau, étaient cependant plus tenaces, et les
divisions plus profondes; et ce n’étaient pas toujours les hérétiques qui
opposaient le plus de résistance à une réunion désirable. Une bonne partie des
semi-Ariens, au contraire, déjà ébranlés dans les derniers temps du règne de
Constance, éclairés maintenant par les conséquences de leur faiblesse, et
craignant les retours de la justice divine, souhaitaient ardemment qu’on leur
facilitât le retour dans le sein de la foi de Nicée : mais ils ne trouvaient
pas chez les orthodoxes, enorgueillis de leur constance et aigris par
l’adversité, une disposition également bienveillante à les accueillir. On leur
imposait des conditions de pénitence humiliantes; on refusait de reconnaître
leurs évêques; enfin on poursuivait sans prudence, en face de la guerre
étrangère allumée, les représailles de la guerre civile. Le principal
instigateur de ces rigueurs intempestives était le courageux mais rude Lucifer
de Cagliari, caractère entier et esprit sans finesse, qui ne comprenait aucune
distinction et n’admettait aucun tempérament. Pour comble d’imprudence, c’était
à Antioche, sous les yeux mêmes de Julien, à portée de ses railleries et de ses
intrigues, que les dissentiments étaient encore poursuivis avec la plus
déraisonnable vivacité. Dans cette grande ville, en effet, un groupe de
chrétiens irréprochables, qui s’étaient tenus à l’écart du gros de l’église
pendant trente années, y avaient contracté dans cet état de lutte constante des
habitudes d’exclusion systématique. Ils se refusaient obstinément, malgré
l’urgence des circonstances, à reconnaître pour leur évêque Mélèce, prélat
d’une foi pure, mais qui avait faibli un instant, et dont le grand tort à leurs
yeux était d’avoir accepté la succession d’un prédécesseur schismatique.
Averti de ces luttes imprudentes, qui se poursuivaient sous les traits
mêmes de l’ennemi de la fui, Athanase résolut hardiment d’y mettre un terme. Il
convoqua dans un concile, à Alexandrie, tous les évêques de sa province avec
les principaux des diocèses voisins, et, entre autres, Lucifer lui-même ainsi
que son compagnon d’infortune, Eusèbe do Verceil, qui était aussi resté en
Orient malgré la permission de retour accordée par Julien. Lucifer pressentit
le but de la convocation et se refusa à s’y rendre : il se fit représenter
seulement par un de ses diacres. Eusèbe, animé d’un meilleur esprit, vint avec
empressement. Hilaire de Poitiers, rentré en Gaule depuis deux ans, était trop
éloigné pour qu’on songeât à le mander; mais ce fut l’inspiration de sa foi
conciliante qui dicta les résolutions de la réunion d’Alexandrie.
Les sages décrets de cette réunion, qui durent voir le jour dans le courant
du mois de septembre, ne furent en effet qu’un manifeste de conciliation
destiné à rapprocher les membres encore épars du corps ecclésiastique. Des
schismatiques furent admis à prendre part à la discussion en même temps que des
orthodoxes; et Athanase, usant habilement de sa connaissance de tous les problèmes
comme de tous les idiomes, parlant à chacun sa langue, copte, grecque ou
latine, et entrant dans la pensée de tous, sut faire agréer et accueillir la
vraie foi, aussi bien qu’en d’autres temps il avait su la défendre. «Le royaume
des cieux, disait-il à ses amis trop exclusifs, ne nous appartient pas à nous
seuls: plus nous y viendrons bien accompagnés, plus nous y entrerons avec
gloire.» Il fut résolu que ceux-là seulement seraient regardés comme exclus du
sacerdoce, qui avaient pris dans chaque diocèse l’initiative d'introduire
l’hérésie ; mais que ceux qui avaient été seulement entraînés par l’exemple et
la violence des autres, seraient reçus à la pénitence, pourvu qu’ils
reconnussent explicitement la foi de Nicée et adhérassent à la condamnation
d'Eudoxe et d’Euzoius. Ces deux noms avaient été
évidemment choisis comme ceux des Ariens les plus extrêmes, et pour comprendre,
non sans doute dans une justification, mais dans une indulgence commune, toutes
les nuances intermédiaires. Le concile, dans le même esprit, termina plusieurs
débats assez vifs qui s’étaient élevés dans le sein même des communions
orthodoxes. L'une de ces discussions, qui n'était pas la moins animée, portait
sur la valeur respective des mots grecs et latins, de personne, de substance et à d’hypostase, différend purement verbal que le concile de Nicée déjà
avait dédaigné de trancher.
La difficulté élevée au sujet de l’hypostase, qui devait reparaître à
plusieurs époques, venait originairement de la différence des langues que
parlaient les deux Églises. Les Grecs se servaient habituellement du mot d'hypostase pour exprimer ce que les Latins rendent par personne. Mais, par un
hasard singulier, ce mot ressemble par sa composition au mot latin de substance (ύπο sub – στάσισ stantia). Il arrivait de là que les Latins, entendant
parler de trois hypostases, croyaient qu’il s’agissait de trois substances,
et que réciproquement les Grecs entendant parler de l’unité de substance,
croyaient que c'était réduire Dieu à une seule hypostase, et par
conséquent nier la Trinité .
Il y avait aussi des controverses naissantes sur la divinité du
Saint-Esprit et sur la nature de la personne humaine du Christ. Tout fut résolu
dans un esprit de paix cl de charité. Le concile écoutait tout le monde,
laissait à chacun la liberté de son langage et de ses opinions sur les
questions indifférentes, et priait tous de s’en tenir d’ordinaire aux termes du
symbole de Nicée. Toutes ces décisions furent communiquées par des lettres
expresses, dont plusieurs subsistent encore, au siège de Rome d’abord, puis aux
diverses Églises, et enfin tout particulièrement à celle d’Antioche, par l'intermédiaire
de deux messagers envoyés à Lucifer, qui y résidait, et auquel le concile
croyait, non sans raison, très nécessaire de recommander la modération.
Sa voix fut entendue, non sans doute qu’elle fût assez puissante pour faire
cesser les divisions invétérées de l’Église et fermer d’un seul coup la plaie
déjà gangrenée de l’Arianisme. De telles guérisons sont l’œuvre du temps, et ne
s’opèrent point par enchantement, sur l’appel d'un homme, ni même par un décret
d'assemblée. La pacification d’Alexandrie, d’ailleurs, par sa nature, ne
s’adressait pas à l’Arianisme proprement dit. Elle laissait en dehors, en les
excluant nommément, ou en les condamnant implicitement, tous les disciples
d’Aétius, tous les philosophes raisonneurs et énergiques de la secte. Par cela
seul de plus qu’elle était l'œuvre d’Athanase, elle devait être odieuse à tous
les prélats politiques et courtisans, auteurs à la fois serviles et arrogants
de la formule de Rimini, qui maintenant, déchus de la faveur, cachaient dans
une retraite forcée les tortures de la haine et de l’ambition trompées. Enfin
même parmi les orthodoxes cette œuvre de conciliation ne fut point acceptée de
tout le monde. Lucifer, engagé par la signature de ses envoyés, ne put, il est
vrai, se refuser d’y souscrire, mais il se hâta d’en arrêter l'effet autant qu’il
était en lui, en ordonnant un nouvel évêque à Antioche, en opposition avec
Mélèce, que le concile avait reçu dans sa communion. Malgré ces résistances
partielles et ces difficultés inhérentes à toute transaction qui intervient
entre des parties passionnées, les efforts d’Athanase eurent leur récompense.
Ce fut dans les rangs de semi-Ariens surtout que leur action fut très sensible.
Tout ce qui n’était pas personnellement compromis, directement engagé
d’amour-propre, se hâta de rentrer par la porte qu’on venait d’ouvrir, et c’en
fut assez pour exciter chez Julien un très vif mouvement d'irritation et
d’inquiétude. Rien ne pouvait lui causer plus d'impatience que la vue de tout
ce gouvernement de l’Église, tenant ses assises en face de lui, dans la seconde
ville de l’Orient, sous la présidence d’un homme illustre qui narguait ses
menaces et paraissait même ignorer sa présence. Cet usage d’une liberté
concédée par lui-même trompait toutes ses prévisions. Il avait bien voulu
laisser les chrétiens libres de se déchirer et de se battre entre eux, mais la
liberté de la paix et de la propagande n’était point entrée dans ses calculs.
On lui écrivait d’ailleurs d’Alexandrie que rien ne résistait à l’ascendant
d’Athanase. Il convertissait tout le monde, hommes et femmes, grands et petits,
jusqu’à de grandes dames de la société, païenne. Des prêtres païens, des
magiciens, des sophistes, faisaient tout exprès le voyage d’Antioche pour venir
dire à l’empereur qu’avec un si rude adversaire le sort de la religion était
plus menacé que du temps de Constance; et que si on n’y mettait ordre, c’était
fait du culte des Dieux. Pressé de la sorte par les instances de toute sa cour,
et suivant l’impulsion de son propre dépit, Julien chercha une subtilité pour
se délivrer d’un adversaire si incommode, sans retirer ouvertement les
promesses solennelles qu’il avait faites. Quand on cherche en ce genre, on ne
peut manquer de trouver. La lettre suivante, adressée aux Alexandrins, fut le
résultat de ces méditations:
«Assurément un homme banni par plusieurs édits impériaux et plusieurs actes
de toute-puissance devait attendre, pour rentrer dans sa patrie, qu’au moins un
commandement fût venu le rappeler; mais, dans ce cas même, il ne devait point,
par un excès d’arrogance et de déraison, insulter aux lois, comme si elles
n’existaient pas. Nous avons bien accordé aux Galiléens bannis par le
bienheureux Constance le retour dans leur patrie, mais non dans leurs églises.
Or, j’apprends qu’Athanase, cet homme très audacieux, emporté par son insolence
accoutumée, est venu reprendre ce que ces gens-là appellent le trône épiscopal,
et que cet acte déplaît au peuple pieux d’Alexandrie. Nous lui ordonnons donc
de quitter la ville du jour où il aura reçu ces lettres de notre main. Que s’il
persiste à y demeurer, nous lui annonçons des peines plus grandes et plus
sévères»
Le peuple d’Alexandrie ne se montra ni très effrayé de ces menaces, ni
suffisamment flatté de l’éloge que l’empereur décernait à sa piété. Au
contraire, la ville en corps, par l’organe de ses représentants officiels, fit
partir sur-le-champ des députés pour Antioche, avec charge de demander en
termes soumis la révocation de la décision impériale. Mais le pas était
franchi, et plus il en avait coûté à Julien pour déposer le masque de la
modération, plus il était pressé de recueillir cette fois le fruit de son
emportement. Il reçut très mal les députés et répondit à la ville d’Isis et d’Alexandre
sur un ton très hautain: «Quand votre ville serait fondée, leur dit-il, par
quelqu’un de ces misérables qui ont embrassé un genre de vie détestable et des
dogmes inconnus, vous n’auriez pas encore le droit de me faire une telle
demande. Mais vous, les enfants d’Alexandre, les favoris de Sérapis et d’Isis;...
vous qui avez passé d’Alexandre aux illustres Ptolémées, puis au joug des
Romains; vous qu’Auguste a visités, les concitoyens de son ami le philosophe Aréius; vous que les dieux ont comblés de leurs bienfaits,
je rougis de penser qu’un seul d’entre vous ose s’appeler Galiléen. Les pères
des véritables Hébreux ont servi en Égypte, et vous, les maîtres de l’Égypte,
vous voulez servir les contempteurs des dogmes de vos pères! Vous êtes donc aveugles;
vous êtes donc seuls à insulter à la splendeur du soleil, seuls à ignorer que
c’est lui, ce soleil, qui fait l’été et l’hiver, et qui produit et fait germer
toutes choses! Voilà le Dieu que vous quittez pour aller adorer ce Jésus que ni
vos pères ni vous n’avez vu. Vous vous trompez, croyez-moi : j’ai cru toutes
ces choses, moi, jusqu’à vingt ans, et en voilà douze que je marche dans le
sentier des Dieux. Si vous voulez renoncer à cette erreur, vous me comblerez de
joie; si vous y tenez, au moins restez en paix, et ne me priez plus pour
Athanase, contentez-vous de ses disciples : il en a fait assez pour satisfaire
les démangeaisons de vos oreilles. N’y a-t-il que lui dans le monde? Plût au
ciel que cette secte impie ne comptât qu’un Athanase ! Choisissez qui vous
voudrez pour vous expliquer vos Écritures : il vaudra bien celui que vous regrettez.
Si c’est son habileté qui vous attache à lui (car j’entends dire que c’est un
grand intrigant), sachez que c’est pour celle habileté même que je veux qu’il
sorte. C’est par soi-même une chose très-incommode qu’un faiseur d’embarras à
la tête d’un peuple. Encore si c’était un homme, mais un misérable avorton qui
se croit grand parce qu’il sait risquer sa tête ! C’est vraiment le commencement
de l’anarchie, et c’cst pour vous en préserver que je l’ai chassé d’abord de
votre ville, et que je veux qu’il sorte aujourd'hui de toute l’Égypte.»
En même temps, par une lettre adressée au préfet Ecdicius,
il donnait à Athanase un délai étendu jusqu’aux calendes de décembre pour être
sorti définitivement de la province. Celte affaire ainsi réglée (il le croyait
du moins), il passa à d’autres du même genre qu’il traita dans le même esprit
et sous la même impression de colère. Il avait à recevoir des députés de la
ville et de l’évêque de Bostra en Arabie. Il y avait
eu des commencements de trouble dans ce petit endroit, entre les sectateurs des
deux cultes, et l’évêque Titus, savant prélat, de mœurs pures, qui jouissait d’une
considération générale, avait arrêté le désordre par l’ascendant de ses vertus.
Il écrivait maintenant à l’empereur, s’adressant avec une confiance un peu
naïve à sa réputation de justice et de philosophie pour faire valoir ce service
et demander en retour quelque bienveillance en faveur des chrétiens. Julien
n’était plus d’humeur à rien prendre en bonne part de ce qui venait d’un
évêque. Il feignit de voir un acte d’orgueil dans le récit que lui faisait
Titus de son intervention pacifique, et ne crut pouvoir mieux faire que de le
livrer à l'irritation de ses concitoyens, comme un calomniateur qui se faisait
valoir à leurs dépens. Ne dédaignant pas de prendre la plume lui-même pour
écrire aux Bostréniens : «Voyez, leur dit-il, de
quels termes se sert l’évêque Titus. Il assure que les chrétiens n’étaient
point en nombre inférieur aux païens; mais, d’après son invitation, ils ont su
se contenir et ne se livrer à aucun désordre. Voilà ce que dit de vous votre
évêque. Voilà comme il prétend que votre soumission aux lois ne vient point de
vous-mêmes. C’est donc malgré vous, et seulement grâce à son exhortation, que
vous vous êtes abstenus de toute sédition ! Levez-vous donc et chassez de chez
vous spontanément ce calomniateur ; et puis ensuite vivez en paix les uns avec
les autres. Qu’il n’y ait entre vous ni dispute, ni injustice ; que ceux qui
sont dans l’erreur ne fassent point violence à ceux qui adorent les Dieux
d’après les rites suivis par tous les âges; et que ceux qui servent les Dieux
ne molestent pas ceux qui se trompent par erreur plus que par dessein
prémédité. Car il vaut mieux instruire les hommes et les persuader par la
raison que par les coups, les outrages et les supplices.» Odieuse comédie de
douceur qui termine une véritable incitation à la sédition et au massacre.
D’autres plaintes lui étaient apportées de la part des habitants d’Édesse,
où deux sectes chrétiennes, qui avaient causé par leurs disputes quelques
désordres, s’étaient vues sévèrement réprimées par le magistrat. On réclamait
contre ces rigueurs, et le sophiste Hécebole, converti par Julien, comme on l’a
vu, heureux de rendre quelque service à ses coreligionnaires, pour réparer un
peu une défection dont il rougissait, s’était fait leur intercesseur auprès du
prince. Julien ne se laissa point toucher même par celte intervention, et sa
réponse ironique et arrogante trahit ses nouvelles dispositions : « J’ai toujours
voulu du bien aux Galiléens, écrivait-il à Hécébole,
et je n’ai jamais permis qu’on les traînât de force aux temples... Mais les
Ariens, qui regorgent de richesses, ont attaqué les sectateurs de Valentin, et
ont fait des choses qui ne conviennent pas dans une ville policée. Puis donc
que leur admirable loi leur trace une route pour les conduire au royaume des
cieux, je veux les aider à y marcher; et j’ai ordonné qu’on enlève tout
l’argent de l’église pour le distribuer aux soldats, et que les propriétés
soient réunies à notre domaine : afin que, réduits à une pauvreté salutaire,
ils ne perdent pas la palme céleste qu’ils espèrent.»
Derrière ces députés, enfin, venaient ceux des villes de Maiume et de Gaza, en Palestine. Ces deux cités, très-voisines
l’une de l’autre (elles n’étaient séparées que par une lieue de chemin),
étaient engagées de longue date dans une rivalité constante. Les différends
religieux n’étaient qu’une des formes de cette inimitié locale. Maiume, autrefois simple faubourg de Gaza, ayant pris parti
pour le christianisme sous Constantin, ce souverain, en récompense, lui avait
donné les droits de cité complets, et l’avait baptisée du nom de Constantine. Il
n’en avait pas fallu davantage pour que les habitants de Gaza restassent plus
passionnément attachés que jamais au culte païen. Humiliés pendant tout le
règne de Constance, ils relevaient la tête depuis que Julien venait en aide aux
Dieux vaincus. Ils avaient demandé très-instamment que Maiume fût privée des prérogatives dont Constantin l’avait comblée, et réduite comme
avant son règne à l’état de ville de second ordre. La demande leur avait été
accordée; et, forts de celte marque de sympathie, ils en prenaient avantage pour
faire sentir à leurs voisins toute leur supériorité. Les chrétiens qui vivaient
dans leurs murailles étaient forcés de s’enfuir : les chapelles chrétiennes
étaient livrées aux flammes; enfin, les esprits s’exaltant chaque jour, on
finit par faire périr dans une commotion populaire toute une famille de
distinction, composée de trois frères qui avaient porté les armes avec éclat et
exercé de grands emplois. Le gouverneur de la province, qui avait toléré bien
des excès, trouva pourtant que cette fois la mesure était comblée. Il accourut
précipitamment, menaçant la ville de la colère impériale, et fit arrêter les
principaux coupables. Les gens de Gaza prirent peur, sentant bien qu'ils
avaient clé trop loin, et craignant la renommée de justice de l’empereur.
Leurs envoyés arrivèrent donc à la cour, tout tremblants et prêts à se
justifier humblement. Le gouverneur arrivait aussi, un peu troublé, mais
confiant dans l’équité du maître. L’accueil qui leur fut fait montra combien
les temps étaient changés. Non-seulement aucune réprimande ne fut adressée aux
habitants de Gaza, mais Julien se montra très mécontent du gouverneur et le
révoqua de sa charge. Le pauvre magistrat, un peu honteux d’être pris pour
dupe, s’excusait en vain sur la justice, sur les lois qu’il avait voulu
exécuter: «Eh! qu’importe! dit Julien avec humeur; est-ce un si grand crime
qu’un Grec tue dix Galiléens!»
Un encouragement aussi clair équivalait à un ordre positif de courir sus
aux chrétiens. Les païens de la Palestine le comprirent ainsi; et, d’un bout à
l’autre de cette infortunée province, ce ne furent plus que d’horribles scènes
de carnage auxquelles prirent part activement les Juifs, ennemis non moins
acharnés et non moins humiliés des chrétiens. A Gaza même, des vierges
chrétiennes furent traînées sur la place publique; on leur ouvrit le ventre, et
on fit manger leurs entrailles aux pourceaux. Partout les églises furent
incendiées, les tombeaux des martyrs furent violés, et leurs cendres jetées au
vent. Ce fut le traitement qu’on fit subir aux restes du saint précurseur Jean-Baptiste,
enterrés à Sébaste en Samarie, et qu’on exhuma pour les brûler en grande pompe
sur la place publique. A Panéade, dans le territoire
de l'ancienne tribu de Dan, on renversa à coups de pierres une statue de
Jésus-Christ élevée, disait une tradition respectable, par la femme que le
Sauveur avait guérie d’une perte de sang. Sur son piédestal on plaça une statue
de Julien. Sozomène, Juif d'origine, et qui raconte tous ces détails d'après
les récits de son aïeul, compromis lui-même dans cette persécution, ajoute que,
dès le lendemain, la statue était frappée de la foudre, comme autrefois l’idole
de Dagon dans le sanctuaire. Les chrétiens veillaient cependant et
recueillaient en secret les débris de l’image du Christ, pour les conserver à
la piété des fidèles.
Des villes de Palestine la violence et le désordre se répandirent bientôt
dans les campagnes. Là vivaient dans l’austérité monastique, sous la conduite
du disciple de saint Antoine, Hilarion, des anachorètes, héritiers directs des
Esséniens de l’ancienne Judée. Une bande de furieux se porta sur leurs humbles
demeures, les mit au pillage et maltraita indignement leurs personnes. Mais la
rage de ces bandits fut déçue, en ne trouvant point dans cette retraite le
fondateur et le chef des monastères, Hilarion lui-même, dont la réputation de
sainteté leur était depuis longtemps particulièrement odieuse. Après l’avoir
cherché avec soin dans tous les asiles où il pouvait se cacher, ils apprirent
enfin, à leur grand désappointement, qu’il avait quitté ses disciples, depuis
quelque temps déjà, pour fuir la vénération pieuse dont son humilité se
trouvait importunée. Il devait s’être réfugié en Égypte, car il était parti un
jour pour visiter le tombeau de saint Antoine, et depuis il n'était plus
revenu. La haine de ses ennemis était si acharnée, qu’ils no reculèrent pas
devant l’idée de se mettre à sa poursuite. L’été s’était écoulé dans ces
désordres, et on était déjà arrivé au moment extrême fixé par Julien pour le
départ d’Athanase. Afin d’assurer l’exécution de ses ordres, l’empereur faisait
partir des officiers spécialement chargés d’y tenir la main. Quelques païens de
Palestine demandèrent la permission de se joindre à cette expédition, dans
l’intention expresse de découvrir l’asile d’Hilarion et de s’emparer de sa
personne. Saint Jérôme affirme très expressément que Julien les y autorisa.
Peut-être se borna-t-il à fermer les yeux sur leur départ, décidé qu’il était
désormais à ne plus réprimer les excès d’un zèle dont son âme irritée
partageait toute l’impatience.
Vers les derniers jours de novembre, par conséquent, trois ordres de
voyageurs se mirent en route, d’Asie Mineure vers Alexandrie: le comte, envoyé
par Julien, d’abord, puis les persécuteurs obstinés d’Hilarion, et enfin une
petite députation de chrétiens obscurs, qui alliaient porter à Athanase, en
témoignage de sympathie pour ses nouvelles épreuves, quelques restes pieusement
recueillis des cendres de saint Jean-Baptiste. Ceux-ci furent les seuls qui
purent remplir l’objet de leur mission. Devançant tous les autres, ils
trouvèrent Athanase qui faisait paisiblement ses préparatifs de départ. Il les
reçut avec tendresse, et déposa en leur présence, au fond d’une cachette
creusée dans la muraille d’une église, le précieux dépôt dont ils étaient
porteurs. Quant aux ennemis d’Hilarion, leur recherche fut vaine. Averti de
leur approche, l’anachorète s’était dérobé à leur poursuite, quittant, non sans
regret et sans larmes, le voisinage de la cellule autrefois habitée par
Antoine, et dont il ne pouvait plus s’arracher. «Voilà, disait-il en la parcourant,
le lieu où il avait accoutumé déchanter des psaumes; voici où il priait
d’ordinaire, voici où il se reposait. Là, lui-même a planté cette vigne;
lui-même a creusé avec beaucoup de peine ce réservoir pour son jardin; voici la
bêche dont il se servait pour labourer la terre.» Puis il s’étendait sur la
couche du saint et la couvrait de ses baisers. Il partit à temps pour échapper
à ses ennemis, et alla se cacher plus avant dans le désert.
Quant à l’officier de Julien, quand il arriva, il put croire sa commission
exécutée sans son concours. Athanase, en effet, toujours prêt à temps sans
jamais se presser, était parti quelques jours avant la venue du messager qui
devait lui apporter les derniers ordres de l’empereur. Ce quatrième départ pour
un quatrième exil ne s’accomplit pas, comme le précédent, dans l’ombre et le
mystère. Pendant que les Juifs el les païens de la ville, excités par la
présence de l’agent de l’empereur, se livraient à de grandes violences et
mettaient le feu à l’église principale qui portail le nom de Césarée, le
proscrit prenait publiquement congé de tous ses amis, comme un homme qui
partirait pour un voyage de quelques jours. «Ne vous troublez pas, leur
disait-il, cette bourrasque ne vient que d’une petite nuée qui passe; attendez
un peu, et ce sera fini.» Une embarcation était préparée sur le Nil; il y prit
place en plein jour, et remonta, à force de rames, du côté de la Thébaïde.
Lecomte fut un peu déconcerté en apprenant cette sortie si prompte et si
publique, el, pour pouvoir au moins attester à Julien qu’il avait vu de ses
yeux l’exécution de l’ordre impérial, il se mit à la suite du voyageur. Les
historiens Socrate el Théodoret ne font pas difficulté d'affirmer qu’il avait
pour dessein secret de se saisir de la personne du prélat el de le faire
mourir. Aucun ordre pareil ne se trouve dans aucun document écrit de Julien,
mais il n’est nullement impossible, qu’en bon courtisan, et sûr de ne pas
déplaire, l’officier se fût donné à lui-même un supplément d’instructions. Quoi
qu’il en soit, comme il remontait le fleuve, il aperçut sur la rive un groupe
d’hommes qui descendaient du côté d’Alexandrie: «N’avez-vous point vu passer Athanase
et sa suite, leur dil-il, el sommes-nous près de les
atteindre? — Ils ne sont guère loin de vous, dit un des hommes en se détachant
du groupe. Nous les avons vus près d’ici, et ils ne peuvent pas être bien loin.»
Le comte poursuivit sa route sur cette indication; mais, ne trouvant rien, et
n’atteignant personne, il se découragea et retourna sur ses pas. L’homme qui
lui avait parlé n’était autre qu’Athanase lui-même qui s’était fait débarquer à
une certaine distance de la ville et rentrait hardiment dans Alexandrie, décidé
à y demeurer caché jusqu’à ce que la petite nuée qui obscurcissait le ciel fût
dissipée.
Les contemporains, en rapportant cette confiance d’Athanase, qui devait
être sitôt justifiée par l’événement, n’hésitent point à l’attribuer à une
révélation prophétique, naturelle à supposer chez un nouvel Élie, si longtemps
nourri par l’ange de Dieu dans le désert. Mais si Athanase eût été à Antioche
auprès de Julien, et admis à sa cour, il n’aurait pas eu besoin d’être inspiré
par le Saint-Esprit. Un peu de sagacité humaine lui aurait suffi pour prévoir
l'avenir qui était réservé à la plus insensée des tentatives. Engagé dans
l’entreprise impossible d’arrêter le flot de la grâce divine et de remonter le
cours de la raison humaine, Julien voyait chaque jour l’obstacle grossir devant
lui. En moins d’un an, il avait dû passer de la persuasion à la ruse, et de la
ruse à la force. Rentré maintenant dans la voie des persécuteurs vulgaires, il
s’avançait sur les pas des Dioclétien et des Décius.
Aveuglé, isolé, secrètement raillé par les complaisants qui le flattaient, et
tout exalté d’un zèle farouche qui ne rencontrait d’écho que dans les rangs
d’une populace avide de sang, nul frein ne le retenait plus sur la pente, et
l’abîme était au bout.
Contenu cependant par un reste de prudence et par sa longue habitude de
dissimulation, il ne fit point encore d’édit général de persécution; mais il
s’appliqua sans relâche, avec un incroyable esprit de chicane et de tracasserie,
à mettre à tout instant les chrétiens dans l’alternative ou d’abjurer leur foi,
ou de renoncer aux plus simples jouissances de la vie civile. A l’aide de l’immense
pouvoir que l’empire concentrait entre ses mains, il serra autour d’eux les
mailles d’un réseau de fer. A Constantinople, il ne leur avait interdit que
l’enseignement; à Antioche, la prohibition fut étendue à toutes les fonctions
publiques. «L’intérêt de l’État, disait-il, exige que les coupables soient
punis de mort. Je ne puis donc confier le glaive à ceux à qui leur loi interdit
d’en faire usage.» «Il ne faut pas, écrivait-il, poursuivre les Galiléens
contre le droit et la justice, mais il faut toujours leur préférer les hommes
pieux.» A partir de ce moment, il n’y eut plus un seul chrétien admis dans
aucun office important. La solde du fonctionnaire étant l’unique gagne-pain
d’une nuée d’employés, c’était réduire à la misère toute une classe de
chrétiens d’un seul coup. Mais ce n’était rien encore : la persécution
s’étendit à tous les détails de la vie privée. Partout où s’élevait une statue
de l’empereur, c’est-à-dire à presque tous les coins de rue des grandes villes,
on en consacra une autre à côté à Vénus ou à Sérapis. Saluait-on l’une, on
paraissait saluer aussi l’autre. Il fallait donc, en se promenant, faire acte
de rébellion ou d’idolâtrie. Quelquefois, pour rendre le piège tout à fait
inévitable, c’était l’empereur lui-même qui était peint sous les insignes de
Mars ou d’Apollon, du dieu de la guerre ou du dieu des beaux-arts. Les monnaies
étaient surchargées des symboles de l’idolâtrie. A la source de la grande
fontaine qui arrosait les rues d’Antioche, un autel fut établi, et l’onde fut
solennellement consacrée à toutes les divinités de l’Olympe. On aspergea
ensuite de celte eau lustrale tous les marchés, toutes les denrées, le pain,
les fruits, les herbes, les viandes, et Julien songea avec un malin plaisir que
nul chrétien ne pourrait plus ni manger ni boire, sans se souiller au contact
des idoles.
Rien n’était plus étranger à l’esprit de la foi chrétienne que d’attribuer
aux objets matériels une vertu magique et malfaisante. Il n’y eut pas un
prêtre, par conséquent, qui n’encourageât les fidèles à braver cette vexation
et à user sans scrupule, comme dit l’Apôtre, des aliments mis devant eux. Mais
les populations, bien que chrétiennes, étaient loin de comprendre encore
l’esprit de l’Evangile. Elles transportaient dans leur foi nouvelle bien des
habitudes superstitieuses de leurs pères, et quand elles avaient mangé d’une
viande ou bu d’une eau consacrée aux idoles, elles se croyaient souillées et
perdues. Leur irritation fut donc très grande. D’autres griefs encore vinrent
l’accroître. A la porte des temples, dont les autels fumaient nuit et jour, on
distribuait aux soldats les viandes, encore toutes chaudes, des sacrifices,
dont l’armée se nourrissait. C’étaient d’excellents mets, car Julien
choisissait pour la table des Dieux les animaux et les oiseaux de l’espèce la
plus rare : les soldats s’en gorgeaient tout à leur aise dans de véritables
orgies, et quand ils rentraient, le soir, à moitié ivres, ils forçaient les
passants à les prendre sur leurs épaules pour les rapporter à leurs casernes.
Les Pétulants et les Celles surtout, les favoris de Julien, ses vieux camarades
de Gaule, se livraient sans ménagement à ces excès, compensation inespérée des
longues privations qu’ils avaient souffertes. Mais les soldats chrétiens
étaient fort scandalisés. «Cette vie est insupportable, s’écriaient-ils.
Bientôt nous ne pourrons respirer, car l’atmosphère est toute pleine de vapeurs
empoisonnées.» On rapporta à l’empereur ces paroles séditieuses, et on lui
signala en particulier deux coupables : c’étaient deux jeunes gens, nommés Juventin et Maximin. Il les fit venir, prit connaissance
lui-même de leur délit, les fit fouetter de verges et les retint plusieurs
jours en prison. Comme ils refusaient de faire aucune soumission, il les livra
enfin aux bourreaux, et on les mil à mort de nuit dans une basse-fosse. Le même
sort fut réservé, peu de jours après, à deux autres soldats, Bonose et Maximilien, porte-drapeau dans une compagnie
récemment arrivée en Orient, qui s’étaient refusés à faire disparaître la croix
de leur étendard. «Nous sommes chrétiens, répétaient-ils jusqu’en présence des
bourreaux, et nous n’oublierons point ce que nous avons promis au grand
Constantin le jour que nous reçûmes le baptême avec lui, à Aschiron,
près de Nicomédie.» Et comme toutes ces exécutions se faisaient en secret, pour
ne pas exciter de troubles, le bruit se répandit bientôt qu’on massacrait des
chrétiens pendant la nuit, et que les flots ensanglantés de l’Oronte entraînaient
chaque matin vers la mer des monceaux de cadavres.
Par ces violences, qu’il essayait de couvrir encore d’une ombre de justice,
et qu’il rougissait de produire au grand jour, Julien donnait aux chrétiens à
la fois la mesure de sa haine et de son impuissance. L’une et l’autre apparurent
bien plus nettement encore dans un grave incident qui acheva de l’exaspérer. Il
y avait aux portes d’Antioche une bourgade ou, pour mieux parler, un faubourg
qui portait le nom de Daphné. C’était là, disaient les habitants, que la nymphe
aimée d’Apollon avait échappé aux embrassements du dieu en prenant la forme de
l’arbre qui, en grec, portait encore son nom (laurier); et bien que cet
honneur fût disputé par beaucoup d’autres contrées, la tradition était assez accréditée
en Orient pour avoir fait la renommée d’un temple élevé sur le lieu même de la
métamorphose prétendue. On y admirait une magnifique statue d’Apollon, tenant
sa lyre d’une main, et de l’autre une coupe d’or, d’un travail exquis qui la
faisait comparer au Jupiter de Phidias. Un paysage délicieux, une riche forêt
de cyprès qui s’élevait tout auprès, et où jamais le soleil ne pénétrait, une
source pure, qu’on nommait la fontaine de Castalie, et dont les ondes passaient
pour communiquer à ceux qui les buvaient une vertu prophétique, de vastes
pelouses émaillées de fleurs, achevaient de faire de Daphné la promenade
favorite des citoyens d’Antioche. La petite ville n’avait même pas autant perdu
qu’on pouvait le croire, au changement de religion de la grande cité. Car, si
le temple était maintenant délaissé et dégradé, si la fontaine même était tarie
ou bouchée, si l’on ne venait plus chercher à l’ombre de la forêt des
rendez-vous amoureux, en revanche le césar Gallus avait fait élever dans cet
endroit même, avec beaucoup de pompe, le tombeau de saint Babylas,
évêque d’Antioche, martyrisé sous Décius. Ce lieu,
autrefois témoin de bien des scènes voluptueuses, se trouvait ainsi sanctifié,
et la piété nouvelle des habitants prenait encore un chemin frayé par leurs
anciennes habitudes.
Julien ne pouvait manquer de visiter cet endroit célèbre, objet de tous les
pèlerinages de dévotion ou de curiosité; mais il n’avait nulle intention de
rendre hommage à saint Babylas. il choisit au
contraire le jour de la fête d’Apollon, et se rendit droit au temple avec de
grands sentiments de piété, et se préparant à assister à d’antiques et
curieuses cérémonies. Il se représentait déjà en imagination, nous avoue-t-il
lui-même, les victimes, les libations, les chœurs de musique et les enfants
vêtus de robes blanches. Il n’avait prévenu personne de sa venue, croyant que
pour une telle fête la précaution était inutile, et qu’une si grande ville ne
pouvait manquer de se mettre en frais pour un si grand dieu. Il fut donc fort
surpris de trouver le temple vide; point de cierges allumés, point de prêtres
en costume, point de victime préparée. Ne pouvant en croire ses yeux : «Ils
sont quelque part, disait-il, là dehors, et ils attendent que le souverain
pontife donne le signal» À force de chercher, on finit par trouver enfin un
seul prêtre, à qui on enjoignit de commencer le sacrifice. «Quelle victime
avez-vous? lui demanda Julien. Qu’est-ce que la ville vous a envoyé? — J’ai un
oison dans ma basse-cour, répondit le pauvre prêtre, et je l’offre volontiers.
Mais, quant à la ville, elle ne m’a rien envoyé du tout.» Force fut de se
contenter du prêtre et de l’oison. Le sacrifice commença, mais l'officiant ne
trouva pour l’aider qu’un de ses enfants, qui s’y prêtait de très mauvaise
grâce, et à peine la cérémonie était-elle achevée que le père s’aperçut que son
fils s'était sauvé. Le petit homme était chrétien depuis plusieurs jours, sans
en rien dire, converti par une diaconesse du voisinage, et ni menaces ni coups
ne purent le décider à reprendre son service dans le temple d’Apollon.
Julien rentra tout irrité dans Antioche, et mandant le sénat de la ville,
lui adressa des remontrances très sévères sur son avarice et sa négligence. «Un
bourg des extrémités du Pont, dit-il, ferait les choses avec plus de libéralité
que vous qui possédez d’immenses territoires.» Puis, voulant réparer plus
efficacement le scandale, il se mit activement à l’œuvre pour rendre au temple
son ancienne splendeur. Toujours avide d’ailleurs de pénétrer l’avenir, où ses
regards ne plongeaient qu’avec inquiétude, il était pressé de rendre la parole
à l’oracle de Castalie, se flattant de recevoir ses premières confidences.
Mais, pour que le dieu parlât en liberté, il fallait qu’on le délivrât du
méchant voisinage d'un mort qui l‘importunait. Libanius, du moins, l’affirme
gravement, et c’était d’ailleurs une croyance générale parmi les païens, que
les oracles ne voulaient jamais parler devant les impies: manière ingénieuse
d’expliquer pourquoi les dieux étaient devenus si muets depuis que la piété
envers eux était si rare. Ordre fut donc donné aux chrétiens d’exhumer sans
délai les os de leur martyr, pour faire place nette devant le temple. Ils
s'empressèrent d'obéir, et dès qu’ils curent enlevé le corps, les prêtres
païens se mirent en devoir de faire les cérémonies de la purification, suivant
le rite adopté par les Athéniens dans un cas pareil, à Délos, el dont Thucydide
avait laissé une description détaillée.
Pendant qu’ils étaient à l’œuvre, ils entendirent des chants dont le son ne
dut leur plaire que médiocrement. C’étaient les chrétiens s'en retournant à la
ville, chargés de leur précieux fardeau et entonnant à pleine voix, tantôt en
chœur, tantôt en partie, le verset du psaume 96: «Que ceux-là soient couverts
de confusion, qui adorent des statues el se confient dans des simulacres. Dieux
des nations, courbez-vous devant le Seigneur.» Les populations des hameaux
voisins accouraient; les passants s’agenouillaient, ou s’empressaient pour toucher
les reliques du saint. Julien se trouvait ainsi avoir organisé, sans s’en
douter, une procession chrétienne à travers tes campagnes et les rues
d’Antioche. Tout irrité d’être pris pour dupe, il se promit bien d’effacer peu
de jours après cette pompe improvisée, par le faste qu’il déploierait à
l’inauguration du temple restauré. Un grand sacrifice était préparé, et déjà on
avait rassemblé tous les bœufs et tous les moutons nécessaires pour une hécatombe.
Déjà même Julien avait passé plusieurs heures en prière aux pieds de la statue
du dieu, les couvrant de ses baisers; tout était prêt pour la fête. Malheureusement
une nuit le feu prit au temple, et le lendemain il ne restait plus que quelques
pans de murailles et quelques fûts de colonnes.
La colère de l’empereur ne connut alors plus de bornes; il ne douta pas un
instant que les chrétiens ne fussent les auteurs de l’incendie. Les chrétiens
ne doutèrent pas davantage que le feu du ciel ne fût tombé sur le temple pour
venger le sacrilège; et personne, dans cette excitation générale, ne songea à
l’explication peut-être plus simple qu’Ammien Marcellin nous offre. Il remarque
que la veille un philosophe de la cour de Julien, nommé Asclépiade, avait
pénétré avec lui dans le temple, pour offrir à l’idole l'hommage d'une petite
statue d’argent, et y avait laissé son offrande environnée, suivant l’usage, de
cierges allumés. Les poutres du temple étaient vieilles et desséchées; une
étincelle avait pu suffire pour y mettre le feu. Quoi qu’il en soit, on
s’empara de la personne des chrétiens qui s’étaient fait remarquer par leur
zèle le jour de la procession des restes de saint Babylas,
et on les mil à la question pour leur faire avouer leur crime. On étendit même
le supplice aux prêtres du temple qu’on pouvait croire, sinon complices du
méfait, au moins en mesure d’en faire connaître les auteurs. Le préfet Salluste
(ce n’était pas l’ami de Julien, mais le même qui était déjà intervenu en
faveur de Marc d’Aréthuse), chargé d’exécuter celte commission, ne s'y prêtait
qu’avec répugnance. «Prenez garde, disait-il à l’empereur, vous allez faire des
martyrs; c’est tout ce que les chrétiens désirent.» Il avait raison. La torture
dura deux séances et n’arracha aucun aveu ni aucun renseignement, pas même aux
prêtres païens. Un jeune homme, nommé Théodore, fut livré deux fois, depuis le
matin jusqu’à quatre heures du soir, à des bourreaux qui lui déchiraient les
côtés avec des ongles de fer, et le dos avec des coups de fouet. Il ne cessa
pas un instant de chanter le fameux verse du psaume qui avait si fort contrarié
Julien. Salluste, frappé d’admiration, retourna auprès de l’empereur, et lui
représenta de nouveau le tort qu’il faisait à sa cause en donnant ainsi des
héros à célébrer à ses adversaires. Julien se rendit enfin à cette raison, et
permit qu’on relâchât Théodore. «Ces chrétiens, dit-il avec impatience, volent
au martyre comme les abeilles à la ruche.» Le confesseur quitta le chevalet
avec regret. Pendant tout le supplice, il avait vu à ses côtés, disait- il, un
jeune homme assis qui lui essuyait sa sueur avec un linge blanc et lui jetait
de l’eau fraîche pour le ranimer; el la douceur de cette vision était telle
qu’elle effaçait tous ses tourments.
On ne pouvait pourtant laisser l'injure du dieu tout à fait impunie.
Libanius, pour le consoler, avait bien fait en son honneur une déclamation ou,
comme on disait, une monodie sur le déplorable événement, où il invitait
Apollon à se montrer contre ses nouveaux ennemis tel qu'il avait paru autrefois
au camp des Grecs, quand Chrysès l’invoquait sur les
bords retentissants de la mer de Troie. Il ne demandait pas mieux que de redire
sa pièce d’éloquence à tout venant, mais lui seul pouvait trouver cette
réparation suffisante. A défaut de victimes vivantes, Julien résolut d’exercer
ses représailles sur la pierre el le bois des temples chrétiens. Il ordonna que
la grande église d'Antioche fût fermée, démolie, et que toutes ses richesses
fissent retour au trésor public. Il confia l’exécution de sa commission à son
oncle maternel, le comte Julien, aidé du comte des largesses sacrées et du
comte du domaine privé, Félix el Elpidius, l’un et
l'autre jadis chrétiens et convertis par la toute-puissante éloquence du
maître. Le comte Julien était dans le même cas : il avait été chrétien, au
moins de bouche; mais il entrait maintenant avec passion dans les desseins de
son neveu.
L'ordre de l'empereur fut accompli sans difficultés. La grande église était
au pouvoir des Ariens qui n'essayèrent pas de la défendre. On s'empara de tous
les ornements et de tous les ustensiles sacrés qui décoraient les autels. Les
trois comtes eux-mêmes, en les enlevant de leurs propres mains, se livraient
aux railleries les plus indécentes, et les faisaient servir aux usages les plus
impurs. «Voyez, disait Julien à Félix, en lui montrant les plats et les vases
d’or donnés par Constantin et Constance, dans quelle vaisselle on sert le fils
de Marie.» Puis il riait de ce dieu, prétendu tout-puissant, qui laissait ainsi
profaner son temple sans le défendre.
Quand on eut fait main basse sur toute la décoration extérieure de
l’église, il fallut trouver et se faire ouvrir le trésor, où étaient renfermés
des objets d'un plus grand prix, ceux qui servaient seulement dans les grands
jours de cérémonie. On fit chercher le trésorier de l’église, simple prêtre
nommé Théodoret. Bien qu'engagé au service des Ariens, puisqu'il était resté à
la grande église, Théodoret était un homme de bien, et sa foi, qui pouvait
avoir été séduite par quelques subtilités théologiques, était restée vive et
sincère. Il s’était signalé, sous le règne précédent, par son ardeur contre
l'idolâtrie. En ce moment il était occupé à sauver les débris du pillage de
l’église, et il rassemblait les chrétiens éperdus dans une petite chapelle où
il célébrait le saint sacrifice et les exhortait. On le saisit et on l’amena,
les mains liées derrière le dos, devant le comte Julien.
Le comte lui fit subir un interrogatoire, auquel Théodoret refusa de
répondre. L’audace de l’accusé irritant le juge, il ne fut bientôt plus
question entre eux ni du trésor, ni des richesses de l’église, mais simplement
de la foi et du martyre. Théodoret reprocha tout haut au comte de se faire
l’instrument et le protecteur des démons. Julien, exaspéré, répondit en livrant
son interlocuteur au bourreau pour Être étendu sur un chevalet. La tension qu’on
fit subir aux muscles du patient était telle qu’il paraissait, en quittant
l’instrument de torture, avoir pris huit pieds de long. Tranquille cl même gai
au milieu de son supplice, Théodoret continuait do lancer au comte des paroles
piquantes qui le mettaient hors de lui. «Crains Dieu, lui dit enfin l’officier
rappelant ses souvenirs bibliques, et obéis à l’empereur; car il est écrit: le
cœur du roi est dans la main de Dieu. — Oui, dit Théodoret, le cœur du roi qui
connaît Dieu, et non le cœur du tyran qui adore le démon. — Tu oses donc,
reprit le comte, appeler l’empereur un tyran! — S’il a commandé ce que vous
faites, dit le martyr, on doit le regarder non-seulement comme un tyran, mais
comme le plus misérable de tous les hommes.» Et comme le juge le menaçait d’une
mort immédiate: «Songe à mourir toi-même, s’écria-t-il d’une voix prophétique.
Je te prédis que tu rendras l’âme dans les tourments les plus aigus. Et quant à
ton tyran, qui se flatte de la victoire, il sera vaincu lui-même : une main
inconnue lui ôtera la vie, et son corps demeurera sans sépulture dans une terre
étrangère.»
L'auditoire était consterné; les bourreaux sentaient leurs mains tomber et
leurs genoux fléchir. Ils voyaient, disaient-ils, quatre anges vêtus de blanc
qui parlaient au saint et l’animaient. Pour terminer au plus vile cette scène
lugubre, le comte fit trancher la tête au condamné sans autre forme de procès.
Il se leva ensuite, le visage pâle et les sens tout bouleversés. Arrivé au
palais, il se hâta de rendre compte à l’empereur de l’exécution de ses ordres. A
sa grande mortification, l’empereur se montra fort mécontent: il avait ordonné
la clôture et la spoliation des églises, mais il n’avait point commandé cette
fois l’exécution capitale, et il trouva fort mauvais, surtout voyant quel
scandale avait eu lieu, qu’on eût outrepassé ses instructions. « Qu’avez-vous
fait? lui dit-il. Ne savez-vous pas que je ne veux pas employer la force, mais
la persuasion, avec ces Nazaréens? Vous venez de leur donner un beau prétexte
pour déclamer contre moi, comme ils ont fait contre les empereurs d’autrefois,
et pour ajouter impudemment un scélérat de plus à tous les martyrs qu’ils
adorent.» Puis, voyant que cette réprimande sévère achevait de porter le
trouble dans l’âme tout émue du comte, et qu’il était sur le point de se
trouver mal : « Allons, lui dit-il en se radoucissant, venez au temple, et le
sang des victimes vous purifiera de votre faute et vous rendra la paix.» Le
comte suivit, tout triste, et ne se remit point pendant la cérémonie. On lui
offrit, comme à l’empereur, des viandes immolées; il y toucha à peine, comme
s’il ne pouvait rien avaler, puis il rentra chez lui en toute hâte, saisi d’une
colique violente qui, tournant en une inflammation d’entrailles, l’eut mis dès
le lendemain à toute extrémité.
Sa maladie se prolongea pourtant quelques jours, au milieu de l’émotion
générale. Comme elle présentait d’affreux caractères, les bruits les plus
étranges circulaient dans la ville. On disait que tous les organes qui avaient
participé au sacrilège, sa bouche qui avait proféré tant de blasphèmes, ses
mains qui avaient enlevé les objets sacrés, d’autres parties enfin de son corps
dont il les avait approchés par dérision, tombaient l’une après l’autre en
pourriture. Lui-même éprouvait, au milieu de ses douleurs, les plus épouvantables
angoisses. Les menaces du martyr lui revenaient incessamment en mémoire. Pour
détourner ce funeste augure, il envoyait consulter tous les oracles qui, à
l’unanimité, lui faisaient dire d’avoir bon courage, et qu’il ne mourrait
point. Sur cette assurance, il se tranquillisait un peu et s’emportait contre
les chrétiens, à qui il imputait ses maux; il usa même, dit-on, du peu d’autorité
qu’il avait encore, pour en faire mourir quelques-uns. A d’autres moments, au
contraire, voyant la vie qui lui échappait, il était saisi de remords; sa
femme, restée chrétienne, au moins de cœur, s’approchait de son lit el le
conjurait tout bas d’avoir recours à la miséricorde de Jésus-Christ. Il
poussait alors de grands cris, implorant le Dieu des chrétiens, le suppliant,
par pitié, d’abréger son supplice et de le retirer du monde. Il envoyait prier
Julien de rouvrir les églises et de craindre la main de Dieu. Il mourut dans
ces incertitudes, n'ayant pas donné un signe de véritable contrition. Quand
Julien apprit l’accomplissement de celte première partie d’une prédiction
sinistre où il était compris lui-même : «Cet homme avait manqué de confiance
envers les Dieux, dit-il froidement en composant son visage, les dieux se sont
vengés»
Mais autour de lui on n’éprouvait pas, on n’affectait pas le même calme. La
prophétie du martyr circulait dans toutes les bouches. L’idée que le Dieu des chrétiens
allait se réveiller et se venger, s’emparait de toutes les imaginations; elle
épouvantait les apostats; elle inspirait une terreur presque égale aux païens
eux-mêmes, qui, sans adorer Jésus-Christ, ne faisaient pas difficulté de
reconnaître en lui au moins un démon puissant. Chaque jour, dans cette
disposition des esprits, semblait apporter un nouveau et sinistre présage. Le
comte des largesses sacrées, complice du comte Julien, mourut, peu de temps
après, d’un coup d’apoplexie. Il s’appelait Félix, c’est-à-dire heureux, et
c’était, avec Auguste, l’épithète dont on faisait précéder le nom de tous les
empereurs. «Voilà déjà Félix mort, dit un plaisant, Auguste ne tardera pas
longtemps.» L’année d’ailleurs était singulièrement défavorable; les
catastrophes se multipliaient. Nicomédie fut victime d’un second tremblement de
terre qui acheva de détruire ses fondements, et dont la secousse se communiqua à beaucoup d’autres villes. Par suite de l’une de ces
commotions souterraines, le Nil déborda à Alexandrie. La sécheresse durait
cependant toujours autour d’Antioche, et amenait à sa suite une grande famine.
D’Occident les nouvelles n’étaient pas beaucoup meilleures. Les populations
commençaient à s’agiter, et bien que l’empressement des gouverneurs à se
conformer aux volontés de l’empereur diminuât en raison de la distance de leur
province, quelques supplices avaient déjà été ordonnés pour cause de religion,
et suscitaient de vives émotions
L’horizon s’assombrissait ainsi de toutes parts autour de Julien, et ces
annonces de malheurs prochains exaltaient au plus haut degré le courage des
chrétiens. Il ne pouvait plus faire un pas dans Antioche sans les rencontrer,
le front levé, dans l’attitude d’un dédain à peine déguisé. On faisait résonner
à ses oreilles les menaces de la Bible contre les adorateurs des faux dieux.
Il y avait surtout une vieille femme, du nom de Publia, dirigeant une
communauté de diaconesses, qui ne le laissait jamais passer devant sa maison,
sans faire entonner à toute sa compagnie le verset du psaume: «Les simulacres
des nations ne sont qu’or et argent; ils ont des oreilles et n’entendent point,
des yeux et ne voient pas, des pieds et ne marchent pas.» D’autres fois c‘étaient
des cantiques sacrés, et souvent même d’autres poésies, tout récemment composés
par Grégoire de Nazianze, ou par le professeur Apollinaire, pour tenir lieu aux
chrétiens des auteurs classiques qui leur étaient interdits. Ces pieux savants
employaient leurs loisirs à faire des vers de toute sorte, héroïques,
tragiques, élégiaques, ïambiques, purs de tout souvenir idolâtre et propres à
être répétés par les bouches des jeunes filles. Apollinaire, surtout, excellait
à mettre en vers pleins de grâce et de feu, quoique d’une exactitude
théologique douteuse, les dogmes principaux du christianisme. Ces hymnes à
peine composés volaient de bouche en bouche, comme les chants nationaux d’une
population opprimée. Les femmes les fredonnaient en filant; les hommes, à table
ou à l’atelier, en mangeant et en travaillant : et les échos allaient porter
les refrains, comme un défi, aux oreilles du tyran rhéteur qui avait prétendu
condamner à la dégradation intellectuelle tous les serviteurs du Verbe de Dieu
’. Enfin, les plus simples cérémonies chrétiennes, les obsèques d’un mort, par
exemple, devenaient l’objet de manifestations religieuses qui avaient un
caractère politique, à tel point que Julien se vit obligé d’interdire, par une
loi, les funérailles en plein jour: «La douleur, dit-il dans ce texte, doit aimer
le secret: la pompe et l'ostentation n’y conviennent pas».
Encore si, pour soutenir cette guerre ouverte contre une partie de ses
sujets, Julien avait pu trouver dans l’autre un appui sincère! Mais, bien
qu’engagés dans la même lutte, le parti païen de l’empire et son chef
s’apercevaient de jour en jour qu’ils n’avaient nulle sympathie réelle l’un
pour l’autre. D’une part, comme nous l’avons plus d’une fois remarqué, Julien,
animé d’une passion exclusive pour la Grèce, ses dieux et sa langue, n’avait
recherché aucun appui parmi les vieux sectateurs du culte romain, parmi ceux
qu’inspiraient encore les souvenirs de la république. De Rome, de l’Italie,
l’une et l’autre aussi dédaignées par lui que par Constantin, aucune force ne
lui venait. Philosophe ou chrétien, il était Grec avant tout el paraissait
toujours à la capitale détrônée un monarque oriental qui lui enlevait le
sceptre du monde. Les vieux génies latins, les Saturne, les Ops, les Quirinus,
semblaient se venger de son oubli en l’abandonnant avec dédain à sa destinée. A
la vérité, lorsqu’il s’agit de désigner les consuls pour l’année 363 qui
approchait, il eut comme un soupçon de celle indifférence et comme un repentir
de l’avoir méritée. Il reçut très-bien la députation de Rome qui venait lui
offrir la dignité consulaire, la combla d’honneurs, et, pour rendre hommage aux
souvenirs républicains, il fit faire par Libanius une déclamation en règle sur
les grandeurs du consulat romain; puis il s’adjoignit pour collègue un simple
particulier, son ami Salluste, préfet de Gaule, ce qui ne s’était pas vu, dit
Ammien, depuis le temps de Dioclétien Mais celle réparation tardive et
passagère ne calmait pas des mécontentements enracinés; et lui-même, entraîné
par d’impérieuses habitudes, ne cessait pas d’appeler le culte auquel il
consacrait sa vie, l’hellénisme par excellence.
Mais, d’un autre côté, en Orient même, et au milieu de sa cour, parmi les hellénisants qui l’environnaient, il se sentait dépaysé et isole. Malgré ses emportements et
ses petitesses, il demeurait en effet un croyant mystique, épris de la beauté
idéale, dont il cherchait le reflet dans les visions des poètes. Ses amis
étaient ou des complaisants de cour, ou des sceptiques blasés, ou des rhéteurs
amoureux d’eux-mêmes, ou de joyeux compagnons de confréries de débauches. De
jour en jour il était plus mécontent d’eux, et eux n’étaient guère plus
contents de lui. Il leur reprochait sans détour à tous, prêtres comme fidèles,
dans des épanchements pleins d’amertume, leur froideur, leur paresse, leur
avarice, leur licence, leur servilité même et leurs démonstrations de politesse
obséquieuse; les autels des dieux laissés par eux sans honneur et les pauvres
de leur croyance abandonnés à la misère ou, ce qui était pis encore, à la
charité des chrétiens: «Quand j’entre dans les temples, ce n’est pas moi qu’il
faut applaudir, leur disait-il, c'est aux Dieux qu'il faut réserver vos
acclamations.» «Si notre religion, écrivait-il au pontife de Galatie, Arsace, n’avance pas à notre gré, la faute en est à ceux
qui la professent. Les Dieux ont fait pour nous des choses éclatantes,
au-dessus de toute prière et de toute espérance. Que Némésis me soit propice,
comme il est vrai que personne n’aurait osé même souhaiter un si grand
changement en si peu de temps. Mais faut-il que ces bontés des Dieux nous suffisent,
et ne songerons-nous pas à ce qui avait fait croître l'impiété des chrétiens, à
savoir leur humanité envers les étrangers, leur soin des tombeaux des morts et
la sainteté extérieure de leur vie? Toutes ces choses, je le pense, doivent
nous être tout à fait à cœur, et il ne suffit pas que vous seul vous appliquiez
à les mettre en pratique; il faut que soit par persuasion, soit par menaces,
vous fassiez en sorte que tous les prêtres qui sont dans la Galatie deviennent
zélés à remplir ces devoirs : éloignez-les du service divin, s'ils ne sont
point assidus au culte des Dieux, eux, leurs femmes, leurs enfants cl leurs
serviteurs, et s’ils ne fuient pas la société des femmes, des enfants et des
serviteurs des Galiléens, de ces hommes qui outragent les Dieux et préfèrent
l’athéisme à la piété. En outre, exhortez tous vos prêtres à ne point
fréquenter les théâtres, à ne pas boire dans les cabarets et à n’exercer aucun
métier infâme. Honorez ceux qui vous écoutent; chassez ceux qui vous résistent.
Établissez dans chaque ville des maisons d’étrangers, pour que les voyageurs
jouissent de notre humanité, et non-seulement ceux de notre croyance, mais
encore sans distinction tous ceux qui ont besoin de secours. J’ai songé à vous
mettre en mesure de pourvoir à ces besoins, car j’ai ordonné qu'on mit à votre
disposition, dans toute la Galatie, mille mesures de blé et soixante mille de
vin chaque année, dont la cinquième partie sera destinée aux serviteurs des
prêtres, et le reste aux étrangers et à ceux qui mendient. Il est honteux, en
effet, pour nous de voir que personne parmi les juifs ne mendie et que les
impies Galiléens nourrissent non-seulement leurs pauvres, mais les nôtres; de
sorte que nous paraissons abandonner entièrement ceux qui nous appartiennent.
Enseignez donc à ceux qui professent le culte des Grecs à contribuer à de tels
services. Apprenez aux villages à offrir aux Dieux les prémices de leurs
récoltes; accoutumez-les à des actes de bienfaisance et rappelez-leur que telle
fut autrefois notre coutume. Homère ne fait-il pas dire à Eumée:
«Étranger, quand un plus misérable que vous viendrait sous mon toit, il ne me
serait pas permis de le mépriser, car le pauvre vient de Jupiter comme le
riche. Ce que je puis est peu de chose, mais c’est le don d’un ami. Ne
souffrons donc point que d’autres s’emparent de nos vertus, et nous laissent la
honte de notre paresse, car ce serait trahir le culte des Dieux. Je verrai avec
joie que vous accomplissiez ce que je vous ordonne. Visitez rarement les
gouverneurs; écrivez-leur plutôt; quand ils entrent dans la ville, qu’aucun
prêtre n’aille à leur rencontre; quand ils viennent au temple, qu’on aille les
recevoir au vestibule; que nul soldat n’entre avec eux; que chacun puisse les
suivre librement. En effet, dès que le souverain a passé le seuil du temple, il
n’est plus qu’un homme comme un autre. C’est vous qui présidez à tout ce qui se
fait dans le temple : ainsi le veut la loi divine»
Ces paroles, la plus sévère condamnation peut-être que le paganisme eût
entendue d’une bouche amie, n’étaient pas seulement chez Julien une explosion
de colère passagère, c’était l’expression de tout un plan de réforme qu’il
avait médité pour conformer sa religion à l’idéal imaginaire d’une pureté
primitive, et pour soutenir ainsi, avec plus d’avantage, la comparaison de
l’idéal visible qui se dressait incessamment devant ses regards. Réformer le
polythéisme dans sa discipline, dans sa doctrine, dans ses mœurs, c’était la
chimère dont il se berçait pendant les rares moments qu’il pouvait soustraire à
ses études ou à sa haine, entre deux méditations philosophiques et deux accès
de colère. Le paganisme n’avait plus, s’il en avait jamais eu, de hiérarchie
reconnue, pas plus entre ses prêtres qu’entre ses Dieux. Entre tous ces temples
consacrés à des divinités de toute figure et de tout costume, il n’y avait
nulle association, nulle prééminence établie. Dans l’intérieur même de chaque
temple, prêtres, hiérophantes, (lamines, serviteurs, ministres, tous les rangs
se confondaient au hasard; car tous s’acquéraient par la faveur et se
disputaient par la brigue. Julien voulait rétablir un ordre régulier avec un
lien de suprématie et d’obéissance, des limites de pouvoir à reconnaître et des
degrés d’avancement à franchir. A chaque pas il était arrêté par des
prétentions vaniteuses ou cupides. On n’enseignait rien dans ces temples,
témoins muets de cérémonies frivoles ou bizarres, auxquelles tout un peuple
assistait sans les comprendre. Il aurait voulu qu’on y prêchât la règle des
mœurs, qu’il y eût des lecteurs chargés de lire les beaux morceaux des poêles
et des philosophes, d’expliquer le sens des mystères et la portée philosophique
des fables. Personne ne veillait à la pureté des rites sacrés: des chants
populaires ou licencieux, modulés sur des airs lascifs, se mêlaient aux pieux
cantiques. Julien voulait une liturgie épurée et fixe, avec une musique de
chœurs savants. L’ombre du sanctuaire, les ténèbres des nuits sacrées, ne
couvraient plus que des mystères de débauche : Julien aspirait à rétablir des
mystères de purification et de pénitence. Le disciple de Jamblique, en un mot,
tendait partout et toujours à la déification de l'âme par l’exaltation des
sens. Il rencontrait à chaque pas l'abrutissement de l’esprit sous le
débordement de la matière; il cherchait l’extase, il trouvait l’orgie.
Il luttait en vain et sans relâche. Nous avons, toute de sa main, une grande
instruction très mutilée malheureusement, mais encore curieuse, sorte de manuel
envoyé à tous les prêtres des temples païens, pour les mettre en mesure de
répondre aux principales attaques des chrétiens, et surtout pour leur indiquer
les moyens d’enlever à leurs rivaux la considération et l’amour des peuples. La
circulaire fut reçue partout, mais ne fut appliquée nulle part. A tant faire
que d’être chaste, libéral, de contenir ses passions et de faire largesse de
son argent, chacun trouvait qu’il valait mieux être chrétien tout de suite et
tout de bon. Ne réussissant pas dans les exhortations, Julien essayait parfois
de la sévérité; il prononçait des interdictions contre les délinquants, et, les
accusant d’être d’intelligence avec les chrétiens pour déshonorer le culte des
dieux, il les frappait de véritables excommunications, décrétées en sa qualité
de souverain pontife. Il faisait enlever les objets du culte, quand on les profanait
par d’impures superstitions. Ces coups irritaient sans effrayer. Décidément le
paganisme austère et sévère de Julien n’était du goût de personne, et des
païens moins que de tous autres.
Il y avait surtout un point que la brillante, la sensuelle Antioche ne lui
pardonnait pas : c’était sa haine des cirques et des théâtres. Julien se
privait là, par scrupule d'austérité philosophique, d’un des plus grands instruments
de propagande et de résistance du paganisme. L'Église avait beaucoup de peine,
on l’a vu, avec ses anathèmes effrayants, et ses pompes qui parlaient au cœur,
à retenir ses fidèles loin du tourbillon du cirque. Quand le catéchumène
sortait du baptistère, le front encore inondé de l’eau sainte, un groupe joyeux
qui passait dans la rue, courant au théâtre, les sons lointains de la musique,
les accents de la voix des chanteurs, suffisaient parfois pour disputer son âme
à la grâce. Tel qui la veille bravait le courroux du magistrat, et qui passait
hardiment en faisant le signe de la croix sous le regard impérial, le lendemain
ne résistait pas à la fantaisie d'aller voir un lion venu d’Afrique ou un
gladiateur amené tout enchaîné du fond de la Bretagne; et puis, la première
goutte de sang versé rallumait en lui ces instincts de bête féroce qui
grondaient dans le sein de toutes les populations antiques, et que la loi
chrétienne essayait en vain de museler. Un empereur païen qui eût assouvi sans
scrupule cette frénésie voluptueuse des cités orientales, qui eût consacré à
embellir les jeux du cirque toutes les réserves du trésor impérial, aurait sans
doute fait rude concurrence aux prédicateurs chrétiens le plus en renom.
Julien, enfermé dans la rogne austérité du cynique, se refusait ce moyen de
popularité. Il essayait, il est vrai, d’y suppléer par les pompes, chaque jour
plus éclatantes, des sacrifices; mais, le premier attrait de curiosité une fois
passé, on se lassait vite de ces cérémonies monotones, qui n’étaient relevées
par aucun des incidents dramatiques du cirque. Puis, si les païens des campagnes
étaient avant tout fanatiques, ceux des grandes villes, semblables en cela, il
faut le dire, à beaucoup de chrétiens, aimaient avant
tout leurs aises. Après avoir joui quelques instants de l’humiliation de leurs
voisins et de leurs concitoyens chrétiens, rien ne leur convenait moins qu'un
prosélytisme tracassier qui mettait le trouble dans les familles et gênait les
divertissements de la vie sociale. Ils disaient hautement qu’ils aimaient mieux
aller au théâtre qu'au temple, parce qu’on pouvait s’y rendre en partie de
plaisir avec tous ses amis, sans s’inquiéter de la religion qu’ils
professaient. Ces voluptueux se plaignaient aussi de l’empereur, qui n'avait
pas soin de faire approvisionner la ville de poissons et d’oiseaux rares. Ils
pensaient, sans le dire tout haut, qu’un souverain chrétien un peu facile
serait peut-être p’us commode qu’un païen si rigoureux.
La politique impériale encourait donc ainsi peu à peu le blâme de toutes
les classes. Vainement Julien, pour calmer l’irritation grossissante,
accordait-il à Antioche d'importantes faveurs, comme de fortes remises d’impôts,
un accroissement notable de la curie qui diminuait les charges des décurions,
et la distribution équitable de vastes propriétés communales. Aucun de ces bienfaits
ne diminuait la déplaisance qu’inspirait à la mollesse licencieuse des
habitants la sévérité du souverain. Bien plus, une des mesures les plus
importantes qu’il prit dans l’espoir de regagner les bonnes grâces d’Antioche tourna
directement contre lui-même et porta son impopularité au comble.
A mesure que l’hiver approchait, la famine s’aggravait : toutes les denrées
haussaient rapidement de prix. On sait, en pareil cas, combien il est difficile
de contenir et d’éclairer l’irritation d’un peuple affamé. On cria dans les
rues d’Antioche contre les accapareurs de grains, exactement comme on pourrait
faire aujourd’hui dans les rues d’une de nos grandes cités. Les greniers
étaient pleins, disait-on, suivant l’éternel refrain que tous les siècles ont
entendu. C’étaient les commerçants qui gardaient leur blé pour le vendre plus
cher. Julien n’était pas un administrateur plus éclairé que beaucoup de gouvernements
de nos jours, et il avait certainement appris et peut-être composé lui-même,
dans ses études, des déclamations contre les spéculateurs qui profitent des malheurs
de leur patrie; car c'était l’un des thèmes les plus usités de la rhétorique
ancienne. Il fit venir les principaux commerçants et les grands propriétaires
ruraux, et, essayant sur eux l’effet de son éloquence, les engagea à modérer
leurs prix et à venir en aide à leurs concitoyens dans l’indigence. Ils
promirent tout ce qu’on voulut, ne firent que peu de chose, et en réalité ne
pouvaient rien. Le prix du pain monta toujours. Julien se fâcha alors de ce
qu’on ne lui tenait pas parole, et se vanta qu'il saurait bien nourrir son
peuple. Il y a deux moyens connus dans celte occurrence, également impuissants
l'un et l'autre, bien que toujours mis en pratique par les despotismes de toute
nature: ce sont les approvisionnements officiels, et un tarif maximum imposé au
commerce. Julien ne manqua pas d'employer l’un et l’autre, malgré les
représentations de la curie de la ville, qui, éclairée par des expériences
antérieures, pressentait les dangers de ces mesures. On essaya vainement de le
détourner de celte tentative insensée, par l’organe de son ami Libanius, qui se
vante fort d'avoir porté ce jour-là la parole et même, pour se servir de son
expression, les armes au nom du sénat. «C’était un mauvais génie, s’écrie-l-il,
qui avait suggéré ce conseil à l'empereur». Il ajoute qu'il fui si hardi dans
son allocution, qu’un des courtisans voulait le faire précipiter dans les
flots de l’Oronte. Julien l’écouta plus patiemment, mais ne se laissa pas
convaincre.
L’effet fut celui qu’on avait prédit, et qui n’a jamais manqué. Les
approvisionnements faits par ordre de l’empereur, qui ne montaient pas à moins
de quatre cent vingt-deux mille mesures de blé, et ne coûtaient pas moins de
vingt-huit mille pièces d’or, furent gaspillés et dévorés en peu de jours; et
le commerce, ne pouvant soutenir ni une concurrence ruineuse, ni des conditions
tyranniques, cessa tout d’un coup ses opérations. Les propriétaires n’envoyèrent
plus à la ville, ni blé, ni vin, ni huile. Toutes les boutiques se fermèrent,
et d’une extrême cherté de vivres on passa à une disette absolue. On mit
quelques commerçants en prison, mais sans réussir à tirer d'eux ce qu’ils
n’avaient pas ; et Julien se trouva devenu responsable devant la population,
aussi bien du mal qu’il avait causé que de celui qu’il avait promis de soulager.
Ce fut alors un cri général: païens, chrétiens, riches, pauvres, sénateurs,
marchands et ouvriers, tous à l’envi chargeaient son nom d’anathèmes. C’était
un feu roulant de railleries. Sa barbe inculte, sa petite taille, la saleté de
son costume, la minutie de sa dévotion, tout devint matière à plaisanterie. «Voilà
l’ours, disait l’un sur son passage. — Non, répondait l’autre, c’est l'homme-singe,
qui a de grandes épaules et de petites jambes. — Comme il marche à grands pas!
Croit-il avoir neuf coudées de long, comme les Titans Olus et Éphialte dont parle Homère? Où va-t-il? Il va préparer le sacrifice. — Non,
c’est le boucher qui va tuer la bête! — Il n'est pas étonnant que la viande
soit si chère, quand tous les animaux passent en hécatombes». Julien entendait
tout, le visage contracté, les lèvres pâles, et courait répandre aux pieds de
ses dieux, dans des prières interminables, la douleur et l'irritation de son
âme.
Après la prière, c’était la rhétorique qui lui servait à décharger sa bile.
Ce qu’il venait de raconter aux Dieux, il le confiait au papier. Dans ce duel
engagé entre lui et la population entière d’une grande cité, il ne voulut être
en reste ni de railleries, ni d’invectives. Antioche faisait des quolibets
contre lui : il fil un pamphlet contre Antioche. Sous le litre de Misopogon (l'homme qui hait la barbe), il dépeint et déchire d'une dent mordante et
venimeuse toute cette société polie de l’Orient, où païens et chrétiens ne différaient
souvent que de nom et se confondaient dans une recherche commune des
sensualités de la vie et des raffinements du luxe. Ici le rhéteur disparait : toutes
les conventions de l’école sont emportées dans l’élan d’une colère parfaitement
naturelle, où la vanité offensée emprunte les accents de la morale indignée.
Cette œuvre de Julien est celle peut-être qui a le moins d’art et le plus
d’éloquence. Quand il flagelle les vices de tout le grand monde d’Antioche, la
haine lui fait parfois trouver des traits qui ne devaient sortir ni plus
justes, ni plus piquants, de la bouche de Chrysostôme.
Diogène, d’autre part, n’aurait rien osé de plus hardi, de plus sauvage que
ce début : «II n’y a point de loi qui défende à un homme de dire du bien ou du
mal de lui-même: du bien, quand je le voudrais, je n’en ai point à dire; mais
du mal, tant qu’on en voudra. Je commence par mon visage. La nature, je pense,
ne lui avait donné ni beauté, ni grâce; mais, par une maussaderie chagrine, et
pour le punir sans doute de n’être pas plus beau, j’y ai ajouté la barbe
épaisse que vous voyez. La vermine s’y promène à l’aise, comme les bêtes fauves
dans la forêt; cette barbe m’empêche, ou de manger avec avidité, ou de boire
tout d’un trait : car je courrais risque de dévorer du poil en même temps que
du pain. Il ne faut pas que je me soucie ni de recevoir, ni de donner des
baisers; car une telle barbe ne permet point d’approcher les lèvres des lèvres
dans un pur et doux embrassement... Vous dites qu’on pourrait tisser des cordes
avec ma barbe. Je vous le permets de grand cœur, si vous pouvez toucher ses
poils rudes sans blesser vos mains délicates... Mais je ne me contente pas
d’être barbu de la sorte, j’ai de plus la tête mal peignée; mes cheveux sont
rarement taillés; mes ongles rarement coupés; mes doigts sont tachés d'encre.
Et, si vous voulez même que je vous dise ce que vous ne voyez pas, j’ai la
poitrine hérissée et velue comme celle du roi des animaux, et je ne me suis
jamais mis en peine de la rendre polie... Si j’avais une verrue, comme Cimon,
je vous le dirais; mais je n’en ai pas. Voici maintenant une chose que vous
savez : ce n’est pas seulement mon corps qui est tel, c'est ma vie tout entière
qui est austère et rude. J’ai la sottise de me bannir du théâtre : j’ai si peu
de goût que je ne fais point dresser de scène dans ma cour, excepté aux fêtes
de la nouvelle année; et encore est-ce pour l’acquit de ma conscience, comme un
paysan paie le tribut à un maître dur... J’ai toujours haï les jeux du cirque,
comme les débiteurs détestent le forum où il faut payer. Je ne m’y rends que
rarement aux fêles des Dieux, et je n’y passe pas ma journée, comme faisaient
mon oncle et mon frère. A peine ai-je vu la sixième course, et encore sans
plaisir et avec fatigue, j’ai hâte de me retirer. Voilà pour l’extérieur de ma
vie. Quant au régime que je suis dans mon intérieur, sachez que je couche sur
un matelas, sans couvertures; que je ne mange même jamais à ma satiété; et que
tout cela fait une manière d’être qui doit déplaire à une ville de délices
comme la vôtre. Ce n’est pourtant pas pour vous seuls que j’ai adopté celte
règle. C’est dès mon enfance qu’une sotte erreur m’a conduit à déclarer la
guerre à mes appétits. Je ne permets point à mon estomac de se remplir de
viandes : et il ne lui arrive jamais de se soulever pour rejeter l’excès des
aliments... Tant que j’étais en Gaule, la rusticité des Celtes supportait de
telles mœurs; mais une ville riche, fleurie, populeuse, s’en indigne à bon
droit; une ville dans laquelle se trouvent des musiciens, des danseurs en si
grand nombre, plus d’histrions que de citoyens, mais nul respect pour les
magistrats. Dussent les hommes sans cœur en rougir, il convient à de grands
courages comme les vôtres de festiner dès le malin, de réserver la nuit à la
débauche, et de faire voir, non par des discours, mais par des faits, que vous
êtes au-dessus des lois... Et tu as pu croire, continue-l-il en faisant parler
tous les habitants d’Antioche, ô insensé Julien, que ta grossièreté, ton
inhumanité, la rudesse, pourraient s’accorder avec des gens comme nous? O le
plus odieux et le plus importun des hommes, qui crois devoir, suivant les
conseils des maîtres fameux, orner la petite âme par la tempérance! Reviens de
ton erreur : la tempérance, nous ne savons ce que c’est; nous en avons
quelquefois entendu le nom, mais la chose, nous ne l’avons jamais vue. Si être
tempérant c’est ce que lu le proposes d’être, à savoir servir les Dieux et les
lois, vivre sur un pied d’égalité avec ses égaux, user modestement de ses
avantages, avoir soin que les pauvres ne soient pas opprimés par les riches,
supporter dans cette pensée les haines, les colères, les injures, ne point s’en
offenser, ne point se livrer aux emportements de son cœur, mais le gouverner et
le contenir; si c’est aussi une partie de la tempérance de s’abstenir en public
de tout plaisir, même de celui qui n’est ni tout à fait déshonnête, ni
entièrement honteux, parce que l’on pense qu’on ne peut être sage dans son
intérieur si l’on est dissipé au dehors, et si on se plaît au théâtre; si tout
cela est la tempérance, mais tu te perds et tu veux nous perdre avec toi: car
nous ne pouvons supporter l’idée d’une telle servitude. Obéir aux Dieux et aux
lois! Non vraiment, la liberté est trop douce. Et quelle n’est pas ton
hypocrisie! Tu ne veux pas qu’on t’appelle Seigneur: tu ne supportes pas ce
nom, et lu t’en indignes; tu as même persuadé à beaucoup de personnes, qui y étaient accoutumées, de le supprimer comme une
désignation odieuse; mais tu nous forces à servir les magistrats et les lois,
et cependant combien ne serait-il pas plus commode de te donner le nom de
maître, et d’être libre en vérité! Tu parais aux regards le plus doux des
hommes: en fait, tu es le plus dur à servir. Tu nous tues quand tu nous forces,
riches, à être justes au tribunal; pauvres, à no pas calomnier les riches;
quand lu renvoies nos comédiens, nos mimes, nos danseurs... Voilà sept mois que
nous supportons ce fardeau, et nous laissons maintenant les vieilles femmes,
qui ne quittent pas les tombeaux des morts, faire des vœux au ciel pour être
débarrassées de toi: pour nous, nous t’accablerons de nos railleries, et nos
injures te perceront comme autant de traits»
Reprenant ensuite la parole en son propre nom, il déclare aux Antiochiens
qu’il est trop tard pour qu’il corrige ses mœurs afin de leur plaire. Ses
mauvaises habitudes sont prises et enracinées. Dans l’enfance, c’est son
précepteur, Scythe de naissance, qui lui a appris à mettre la vertu au-dessus
du plaisir. Puis, à peine parvenu à l’âge d’homme, il a vécu parmi les Gaulois
et les Germains. «On m’a envoyé, dit-il, visiter la forêt Hercynienne, et j’ai
vécu là bien des années, comme un chasseur avec des bêtes sauvages. J’ai appris
à connaître des gens sans flatterie et sans complaisance, qui passent leur vie
simplement et librement avec leurs égaux. Ainsi, fout enfant, j’ai marché dans
la voie de Platon et d’Aristote, qui ne m’a point conduit à une vie qui puisse
plaire à un peuple de délices. Devenu homme et maître de moi, j’ai eu à vivre
parmi des peuples farouches et belliqueux, qui n’adorent dans Vénus que la
déesse des noces légitimes et des unions fécondes; dans Bacchus, que le père
d’une joie honnête»... Si j’entreprenais aujourd’hui, dans mon âge déjà avancé,
de corriger mes mœurs, il ne me serait pas aisé d’éviter la fable si connue du
milan qui, fatigué d’avoir une voix semblable à celle des autres oiseaux,
chercha à imiter le hennissement du coursier : il perdit sa propre voix, ne
prit pas celle qu’il recherchait, et, privé ainsi de toutes deux, se trouva le
plus mauvais chanteur de tous les oiseaux. Si je tentais de me réformer, il
m’arriverait ainsi, et de perdre ma rusticité propre, et de pas atteindre à
votre urbanité... Mais, par les Dieux, s’écrie-t-il enfin avec un accent
d’émotion visible, par Jupiter, qui protège votre ville et préside à vos
assemblées, rendez-moi compte de la haine que vous avez contre moi. Ai-je fait
à vous tous, en masse, ou bien à quelques-uns en particulier, un tort que vous
ne puissiez accuser tout haut, et dont il vous faille venger par des chansons?...
Quelle est la cause de votre animadversion? Je suis certain de ne vous avoir
fait aucun mal... je vous ai loués, je vous ai fait du bien autant que j’ai pu;
je n’ai rien diminué des largesses que le trésor a coutume de faire, et je vous
ai pourtant fait des remises d’impôts. N’ai-je point résolu là une véritable
énigme?... Car il n’est pas possible, croyez-moi bien, que ceux qui ont coutume
de payer ne donnent plus rien, et que ceux qui ont coutume de recevoir
continuent à tout obtenir.» Il termine par une énumération chaleureuse de ses
bienfaits, et en menaçant la ville de l’abandonner pour se retirer vers d’autres
cités qui savent encore servir les Dieux avec lui, relever les temples, et même
détruire les sépulcres des impies.
La colère trop visible de Julien ne faisait que montrer plus clairement son
impuissance : aussi n’émut-elle guère vivement que
les sophistes de son entourage, fort embarrassés du traitement qu’une grande
ville, digne de parler grec, faisait subir à leur favori. Ils intervinrent à plusieurs
reprises entre les habitants et l’empereur, essayant tour à tour des deux parts
l'effet do leur éloquence. Julien était toujours gracieux pour eux, mais se
défendait contre leurs arguments avec des ressources infinies d’esprit, et
restait très-profondément irrité contre la ville. Cet empereur, écrivait
Libanius à un de ses collègues, en sortant d’un de ces entretiens, n’est pas
plus mauvais que vous ne l’avez connu : à vrai dire, il est bien meilleur; car
la vertu parvenue à sa plénitude vaut mieux que l’audace irréfléchie du jeune
âge... Mes prières ont réussi à délivrer la ville de la famine et, même sans
aucune invitation, son bon jugement seul l'aurait amené au même résultat. Mais
j'ai voulu essayer de le convaincre que notre ville ne l’avait pas offensé, et
je suis parti sans avoir réussi. C’est un terrible orateur à combattre. Il
reste encore beaucoup à faire pour dissiper ces nuages. Je vous appelle pour me
venir en aide».
Ces paroles ne respiraient plus beaucoup d’enthousiasme. Mais tel était
déjà, au bout d’un an, le chemin fait dans les esprits, que les amis de Julien
eux-mêmes sentaient refroidir leur affection. Bien plus, Constance, naguère si
haï, était déjà regretté: le peuple répétait qu’on n’avait rien souffert de
pareil aux maux présents sous le règne du X(chi)et du K (cappa), désignant,
sous ces deux initiales, le Christ et Constance, la religion et l’empereur que
Julien avait renversés. Cette comparaison habituelle, tantôt avec un parent
qu’il avait toujours méprisé même avant de le vaincre, tantôt avec le chef
illustre de sa famille, dont la renommée légitime l'avait toujours importuné,
était au nombre des choses qui l’irritaient le plus. Le souvenir de Constantin
lui devint tout particulièrement odieux : il lui semblait qu’il y avait entre
eux une sorte de rivalité posthume. Tous deux ils avaient entrepris de faire
dans l’empire une révolution religieuse : mais où l’un avait réussi avec éclat,
l'autre se sentait échouer misérablement. Constantin, du fond de sa tombe,
triomphait encore de son héritier vivant, jeune et tout-puissant. Cette
irritation contre la mémoire de son oncle est visible presque dans chacun des
rares documents qu’on rencontre dans le Code Théodosien avec la date d’Antioche
et le nom de Julien. Ils ne sont pas nombreux, car l’activité législative du
roi philosophe n’était pas grande; mais il n’en est à peu près aucun qui n’ait
pour objet de révoquer quelques-unes des modifications introduites par
Constantin dans le droit civil, soit pour adoucir la condition des femmes, soit
pour relâcher les liens de l’esclavage. C’est une réaction très timide, très gênée,
tentée par une main très peu expérimentée, mais dont la tendance visible est
tout entière dans le sens de l’ancien droit quiritaire. «Les vieilles coutumes,
dit une de ces lois, font l’instruction des temps nouveaux. Lors donc qu’il
n’est point intervenu de cause d’utilité publique pour y déroger, ce qui a été
doit toujours rester en vigueur.»
Mais où cet esprit de rivalité contre son prédécesseur éclate bien mieux
encore, c’est dans un petit opuscule composé pour les fêtes de la nouvelle
année, et qui semble n’avoir eu d’autre but que d'introduire Constantin en
scène, pour le couvrir de ridicule. C’est une fiction, autorisée, dit le royal
auteur, par la liberté des Saturnales, un petit drame dont voici le cadre : A
l’occasion de sa fête, Quirinus, fondateur de Rome, fait Dieu depuis longues
années, a voulu traiter dans le ciel tous les Dieux et tous les Césars, ses collègues.
Il les reçoit à dîner dans la partie supérieure de l’éther, sous la concavité
même delà lune. Quatre grands lits sont préparés pour les quatre grands Dieux :
un d'ébène pour Saturne, un d’argent pour Jupiter, et deux, faits d'or massif,
pour Rhéa et pour Junon. Au-dessous s’assoient, chacun suivant son rang, les
autres Dieux de l’Olympe, et auprès de Bacchus, tout brillant de jeunesse, son
précepteur, le ventru Silène, qui joue le rôle du bouffon de la cour.
Les Dieux une fois assis, tous les Césars sont introduits à la file, à
commencer par le grand Jules, qui s’approche du trône de Jupiter, le front
levé, comme pour lui disputer le pouvoir. Tous, en passant, reçoivent un trait
piquant décoché par Silène. C’est d'abord Auguste qui parait, changeant de
couleur à chaque pas, comme un caméléon, tantôt pâle, tantôt rouge, tantôt
noir. Tibère le suit, le visage à la fois grave et farouche, laissant voir sur
son dos, quand il se retourne, les stigmates de ses honteux excès. Puis c’est
Claude qui s’avance. «Roi Quirinus, dit Silène, fais appeler Narcisse et
Messaline : celui-ci, sans eux, n’est qu’un comparse de comédie.» Néron ne veut
pas quitter sa guitare. Derrière lui vient une nuée de prétendants, les Othon,
les Galba, les Vitellius; et Jupiter, tout étourdi du bruit qu’ils font, prie
son frère Sérapis de se hâter de les dissiper en faisant venir Vespasien
d'Égypte. Un peu plus loin parait Trajan, chargé de ses trophées. Puis, Adrien
qui cherche du regard son Antinous: «Veille sur
Ganymède, Jupiter, s’écrie Silène.» Toute la procession défile ainsi, la porte
n’étant refusée qu’à Valérien et à Gallien, pour les punir d’avoir laissé
humilier les armes romaines devant les étendards des Perses. En revanche, les
derniers héros de l’empire, Claude, Probus, Aurélien, Dioclétien, sont salués
avec estime par tous les Dieux. La marche est fermée par Constantin suivi de
ses fils, et par Magnence qui, en sa qualité d’usurpateur, essaie, mais en
vain, de forcer l’entrée.
Après souper, et pour occuper les loisirs divins, Mercure propose d’établir
entre les héros présents un concours de vertu et de gloire. Pour rendre la
lutte plus complète et plus difficile, on va chercher Alexandre, qui prend une
des places laissées vides par les exclus. Les concurrents admis à la lutte
sont, outre le fils de Philippe, César, Auguste et Trajan. «A tant de guerriers
n’opposerez-vous pas un philosophe? dit Saturne.» A cette demande, Marc-Aurèle
est appelé et s’avance, le visage sévère et contracté, reconnaissable à son
vêtement modeste et surtout (ne manque pas d’ajouter l’auteur) à sa barbe
touffue. Bacchus demande alors que, pour avoir un échantillon de tous les
genres, on fasse venir aussi un ami du plaisir. «Prenons-en donc un, dit
Jupiter, qui ne soit pas tout à fait exempt de vertus guerrières.» Celte
condition ne saurait être mieux remplie que par Constantin; et les combattants
ainsi mis en présence, la joute commence. Chacun à son tour, dans un discours
étudié, fait valoir ses exploits, César avec une froide éloquence, Alexandre
avec plus de feu. Les succès laborieux de la guerre des Gaules sont opposés
avec avantage aux triomphes faciles obtenus sur les descendants dégénérés de
Cyrus; mais le fils de Philippe retrouve sa supériorité en rappelant qu’il a
combattu l’ennemi de son pays, et non ses concitoyens. Auguste parle de
lui-même avec modestie, Trajan avec emphase; Marc-Aurèle n’en veut point parler
du tout, et son noble silence fait l'admiration générale. Le tour vient enfin à
Constantin : c’était là que tendait tout le récit, el le neveu se livre ici à cœur
joie à toute l’amertume de sa haine contre l’oncle.
«A ce moment, dit-il, on fit signe à Constantin que c’était à son tour de
parler. Pour lui, au commencement, il attendait le combat avec confiance; mais
à mesure qu’il considérait les actions des autres, les siennes
s’amoindrissaient à ses propres yeux. Car, à dire le vrai, il n’avait fait
autre chose que de tuer deux tyrans, l'un lâche et sans usage de la guerre,
l’autre accablé par le malheur et par la vieillesse : tous deux délestés des
Dieux et des hommes. Ses combats contre les Barbares prêtaient à rire, car il
leur avait en quelque sorte payé tribut, pour qu’ils le laissassent vivre dans
les délices. Il se tenait donc très-loin des Dieux, au seuil même de la lune;
et, possédé d’un vif amour pour cet astre, il ne faisait que le regarder, et ne
songeait plus à la victoire qu’il devait remporter. Contraint de parler
pourtant : J’ai fait, dit-il, plus que tous ceux-ci : plus que le Macédonien,
car j'ai vaincu des Romains, des Germains et des Scythes, et non des Barbares
asiatiques; plus que César et Octavien, parce que je n’ai pas combattu comme eux
contre d'excellents citoyens, mais contre les plus pervers et les plus
scélérats des tyrans. Pour ce ce qui est de Trôjan, je dois lui être préféré à cause des combats que
j’ai rendus contre les usurpateurs; et comme j’ai recouvré le pays qu’il avait
conquis, en cela je suis au moins son égal, si même il n’est pas plus difficile
de regagner le terrain perdu que d’en acquérir de nouveau. Quant à Marc-Aurèle,
son silence montre qu’il nous cède le pas à tous. — Mais, dit Silène, vas-tu
nous faire prendre pour de belles œuvres, ô Constantin, tes jardins d’Adonis?—
Qu’entendez-vous par là? reprit-il. — J'entends ces jardins que font les femmes
consacrées au mari de Vénus, en mettant de la terre végétale dans des pots
d’argile : ils fleurissent un jour et sèchent le soir. Constantin rougit à ces
paroles, comprenant bien que c’était l’image de tout ce qu’il a fait».
Les dieux cependant ne se hâtent pas de donner le prix : ils pressent les
héros de questions embarrassantes; à chacun ils demandent quel a été le but de
sa vie: «Tout subjuguer, s’écrie Alexandre. — Être le premier de mon temps,
répond César. — Bien gouverner, répond modestement Auguste. — Imiter les dieux,
dit Marc-Aurèle.» Constantin, questionné à son tour, ne trouve pas d’autre
réponse que celle-ci: «Beaucoup gagner pour beaucoup donner à mes favoris.»
Le dernier trait est le plus sanglant. Chacun des combattants est invité à
indiquer parmi les Dieux le modèle qu’il a suivi et auquel il veut rester
fidèle. Alexandre choisit Hercule, et Trajan s’attache au même guide; Auguste
se rapproche d’Apollon; Marc-Aurèle ne veut pas quitter Jupiter et Saturne.
Mais, pour Constantin, ne trouvant point parmi les Dieux le type de la vie
qu’il avait menée, et voyant près de lui la déesse de la volupté, il courut
auprès d’elle. Elle le reçut doucement dans son sein et, le couvrant de ses
riches vêtements aux couleurs variées, elle le conduisit vers la Luxure. Là, il
trouva son fils qui l’attendait déjà et qui tenait ce discours à haute voix et
à tout venant: «Que tout débauché, tout meurtrier, tout homme abominable et
maudit du ciel, vienne ici en confiance. Sitôt qu’il se sera lavé dans l’eau
que voici, je lui déclare qu’il sera net. Et s’il retombe dans les mêmes
crimes, il pourra, en se frappant la tête et la poitrine, être de nouveau purifié.
» Constantin, ravi, s’attacha de grand cœur à la déesse et sortit de la réunion
céleste, emmenant ses enfants avec lui.
C'est par cette impudente calomnie que se termine cette étrange fantaisie;
mais le païen dépité ne nous dit point de quel baptême le polythéisme aurait pu
arroser les courtisans dissolus qui remplissaient le palais impérial, pour les
faire semblables aux Athanase ou aux Antoine. Il était plus aisé de médire des
sacrements chrétiens que de leur dérober leur vertu.
C’était dans ces épanchements solitaires de haine que Julien passait les
longues veilles de l’hiver qui s’avançait. Le temps ne lui manquait pas; car,
sauf pour presser les armements de la guerre qui devait éclater ad printemps,
il ne sortait plus guère de son cabinet, fuyant les visages ennemis et
craignant les mauvais propos de la population. Dans ses tristes loisirs, il
avait conçu un plan très-considérable, qu’il ne put exécuter tout entier: ce
n’était pas moins qu’une réfutation en règle du christianisme, sur le modèle de
celles qu’avaient composées autrefois Celse, Hiéroclès et Porphyre lui- même;
mais avec une connaissance plus exacte de textes de l’Ecriture et du sens
précis des dogmes, telle que pouvait l’avoir un ancien lecteur de l’Église. Ce
devait être le résumé de toutes les discussions qu'il avait eu à soutenir dans
son intérieur contre ceux des courtisans chrétiens qu’il avait essayé, trop
souvent avec succès, de convertir. C'eût été aussi une réponse aux provocations
incessantes des prédicateurs qui, de toutes parts, renouvelaient avec une
ardeur et une confiance nouvelles toutes les polémiques des Tertullien et des Athanagore.
Beaucoup lui adressaient leurs écrits et le pressaient d’arguments ironiques et
personnels. Il reçut ainsi un ouvrage d’Apollinaire, intitulé la Vérité,
où l’unité de Dieu était démontrée par les seules forces de la raison, sans
aucun secours de la révélation et de l’Écriture. Il le lut et le renvoya, en y
mettant cette apostille : «J’ai lu, j’ai compris et j’ai condamné». Peu de jours
après, le manuscrit lui était réexpédié avec celle réplique: «Tu as lu, mais tu
n’as pas compris; car, si lu avais compris, tu n'aurais pas condamné».
Julien voulait montrer qu’il comprenait et condamnait à bon escient. Tel
était l’objet du volumineux ouvrage divisé en trois ou sept livres, dont nous
parle saint Jérôme et que nous ne possédons plus. Nous savons seulement qu’il y
travailla jusqu'à son dernier jour, même au milieu des camps et du bruit des
armes. C’est par la réfutation que l'évêque d’Alexandrie, saint Cyrille,
croyait encore nécessaire d'en faire au siècle suivant, que nous pouvons
arriver à en entrevoir au moins le plan général. Les réponses de Cyrille nous
font deviner les arguments qu’il veut combattre. C’est ainsi, du reste, que
nous ne connaissons Celse qu’à travers Origène, et l’on ne peut user de telles
inductions qu’avec beaucoup de réserve, car un adversaire, quelle que soit sa
bonne foi, n’est toujours qu’un traducteur très inexact.
Autant qu’on en peut juger à travers ce miroir, probablement insuffisant, l’esprit
général du livre était celui-ci : Les raisons données en faveur de l’utilité de
Dieu sont bonnes, dit Julien, pour démontrer l’existence d’un principe unique
et suprême, dont toute essence découle; mais elles ne rendent point compte de
la diversité du monde sensible. Le Dieu unique, immuable, éternel, immobile,
n’a pu créer directement des êtres changeants, divers, sujets à s’altérer et à
mourir. Si donc l'unité générale du plan du monde prouve l’unité du Dieu
suprême, la diversité des pays, des climats, des peuples, prouve aussi la
diversité des dieux inférieurs auxquels est abandonné le gouvernement du monde.
L’œuvre est comme l’ouvrier : si un seul dieu présidait au monde entier, tous
les peuples seraient, comme lui, éternels et identiques à eux-mêmes. Ils
s’agitent et ils passent; donc il y a quelque intermédiaire entre eux et
l’unité pure.
C’est, on le voit, l’argumentation ordinaire de la philosophie alexandrine
et l’un des lieux communs de toute philosophie grecque. Julien n’a point
inventé le système, mais les développements, les commentaires qu’il y donne,
lui appartiennent en propre. C’est principalement au dieu des Juifs qu'il en
fait l’application. Suivant lui, ce dieu, dont il ne conteste ni la sagesse ni
la puissance, n'est qu’un dieu tout local et tout national, le dieu du petit
peuple israélite, inférieur de tout point au grand dieu dont Platon et Aristote
ont décrit les attributs. Ce n’est qu’un de ces dieux inférieurs qui créent des
êtres éphémères et communiquent avec un monde changeant. Le tort de Moïse est
de l’avoir pris pour le Dieu suprême, et d’avoir contesté l’existence de tous
les autres; tort aggravé par les chrétiens, qui bravent, blasphèment,
outragent, par de publiques invectives, tous les justes objets de l’adoration
des autres peuples.
De là, dans le cours de l’ouvrage, autant du moins qu’on en peut saisir le
fil, une double comparaison, d’une part entre le dieu des philosophes et le
dieu de Moïse, et de l’autre, entre Moïse et Jésus-Christ. Comparé aux grands
métaphysiciens de la Grèce, Moïse n’est qu’un esprit borné et un moraliste imparfait.
Son idée de la divinité est médiocre et subalterne. Le dieu dont il a fait le
maître du monde n’est qu’un être très limité en puissance, qui n’accomplit même
jamais tout ce qu'il veut. Il donne, par exemple, une compagne à l’homme pour
lui servir d’appui, et cette compagne le perd; il refuse à l’homme la
connaissance du bien et du mal, et un serpent la lui donne. Il a toutes les
passions des hommes, la jalousie, la colère, la pitié. Dans sa vie, Moïse a été
un maître souvent cruel, qui n’a rien fait pour ses concitoyens de comparable
aux travaux des héros de la Grèce, d’Esculape par exemple, ou de Minos. Les
héros de la Bible sont très inférieurs à ceux de la Grèce. Qui oserait comparer
Salomon à Socrate? Le génie de la Grèce ou de l’Égypte, inspiré par leurs
dieux, a produit l’astronomie, la géométrie, la musique. Le dieu des Juifs et
de Moïse peut-il se vanter de découvertes et de bienfaits semblables?
Mais, si Moïse ne peut soutenir la comparaison quand on le met en face du
culte grec, il retrouve son avantage quand on le compare à Jésus et aux
chrétiens. Sous ce rapport, Julien lui devient tout à coup favorable. Les chrétiens
n’ont même pas eu la sagesse de conserver ce qu’il y avait de bon dans les lois
de Moïse. Moïse au moins n’insultait pas les dieux étrangers. Moïse n’a reconnu
qu’un dieu, et non je ne sais quelle Trinité abstraite et incompréhensible, sur
laquelle les chrétiens eux-mêmes ne peuvent s’entendre. Moïse, en prédisant la
venue du fils de Marie, n’a point eu l’audace de l'égaler à Dieu; il l'a appelé
simplement un prophète comme lui. Moïse a admis des cérémonies, des sacrifices
sanglants. Abraham demandait à Dieu des signes, des songes; tout comme les
Grecs, il cherchait à lire l’avenir dans le vol des oiseaux. Les chrétiens
repoussent avec mépris toutes ces pratiques consacrées, et y substituent la
simple formalité du baptême, qui, par trois mots prononcés, efface sans
repentir et sans effort tous les crimes des hommes. Singulière vertu ! Une
eau qui n’enlève pas la lèpre du corps fait disparaître celle de l’âme! — Bien
plus, les chrétiens même ne sont pas restés fidèles à Jésus-Christ. Jésus ne
s’était point égalé à Dieu : c’est l’apôtre Jean qui a tenté le premier cette profane
assimilation. Jésus parlait contre les sépulcres blanchis : les chrétiens
adorent les sépulcres des martyrs; et quels hommes que ces martyrs! des paysans
rudes et grossiers! Les chrétiens tuent les païens et se tuent les uns les
autres. Ce ne sont point-là les ordres de Jésus-Christ. Une religion qui ne
dure que depuis trois cents ans ne peut avoir la prétention de remplacer et de
détruire les plus anciens cultes de l’humanité.
Il est impossible, dans toute celte argumentation, de ne pas apercevoir une
partialité visible en faveur des Juifs. C’était un sentiment nouveau chez
Julien, mais que la passion et la politique développaient rapidement. Mécontent
des païens dont l’appui était mou et les excès compromettants, il se tournait
par instinct vers les meurtriers de Jésus-Christ. Son âme, pleine de fiel, ne
trouvant nulle part ni des convictions, ni des inimitiés égales aux siennes, se
sentait attirée par une secrète sympathie vers une race opiniâtre el haineuse,
que des siècles de proscription n’avaient pas domptée. Aussi obstinés dans leur
foi qu’acharnés dans leurs ressentiments, les Juifs, s’ils n’avaient pas la
même croyance que lui, avaient au moins les mêmes ennemis, et la vieille rancune
des fils de Gamaliel contre les héritiers de Paul et de Pierre s’était même
ranimée plus vivement que jamais sous le règne des empereurs chrétiens.
Constantin, on l'a vu, les avait maltraités par des lois très sévères.
Constance n’avait guère montré plus de douceur à leur égard. Il leur avait
strictement interdit toute alliance avec des chrétiennes, toute acquisition
d’esclaves chrétiens, toute tentative de prosélytisme. Une sédition d’un jour,
sous Gallus, avait été étouffée dans un torrent de sang. Mais le souvenir des
persécutions qu’ils avaient éprouvées n’était rien auprès des blessures
envenimées que leur orgueil ressentait encore. Les Juifs avaient souffert avec
patience, bien qu’en frémissant de voir le temple rasé et Jérusalem, déguisée
sous un pseudonyme romain, devenue méconnaissable même pour ses enfants. Mais
voir sortir du sol une Jérusalem nouvelle, avec la croix pour étendard, voir
ces rejetés de la synagogue, régner sur le tombeau de Salomon, cette injure
nouvelle faisait bouillonner dans leurs veines tout ce qui restait encore du
sang de Lévi et d’Aaron.
Aucun scrupule n’empêchait Julien de tendre les mains à ces alliés naturels
de sa haine. Car le système de théogonie élastique qu’il s’était forgé faisait
à Jéhovah une place honorable, bien que secondaire, sur l’échelle des êtres
divins, et il ne s’arrêtait pas à rechercher si un partage d’honneurs
satisfaisait ce dieu jaloux. Les Juifs eux-mêmes, avides de la faveur des
princes, dont ils avaient été trop longtemps sevrés, n'étaient pas disposés à
se montrer bien difficiles. Des rapports bienveillants s’établirent donc entre
eux et l’empereur, précisément pendant qu’il composait sa réfutation de
l’Écriture sainte. Il se mit en correspondance avec la plus grande et la plus
accréditée des synagogues, la plus voisine de Jérusalem, celle de Tibériade,
qui avait produit, au siècle précédent, le fameux rabbin Judas, auteur de la
docte compilation de textes et de lois, connue sous le nom de la Mischna, ou
loi nouvelle. A la tête de cette école siégeait le Nazi, ou patriarche, chef
civil de toutes les synagogues répandues dans l’empire romain. Julien lui
écrivit à plusieurs reprises, pour lui promettre ou lui accorder la remise des
diverses contributions extraordinaires que Constance avait imposées aux Juifs.
L’accès du palais leur devenant ainsi assez facile, plusieurs Juifs prirent
l'habitude d'aborder la cour et de s’entretenir avec l’empereur. Ses études sur
la loi de Moïse fournissaient naturellement des sujets de conversation. «Pourquoi
n’observez-vous plus votre loi? leur dit enfin un jour Julien. Elle commande
des sacrifices sanglants comme les nôtres, et vous n’en faites plus.» Les juifs
avaient une excuse toute prête, qu’ils ne manquèrent pas de présenter. «Où
ferions-nous ces sacrifices? dirent-ils. Notre loi nous défend d’offrir à Dieu
aucune victime hors de Jérusalem et du lieu consacré par David. Si vous voulez
nous voir sacrifier, rétablissez le temple, relevez l’autel, rouvrez le saint
des saints, et vous verrez si notre zèle est refroidi.»
Il n’en fallut pas davantage pour échauffer l’imagination de Julien.
Rebâtir le temple des Juifs, démentir ainsi la prédiction du Christ qui avait
déclaré qu’il n’en resterait pas pierre sur pierre, ôter aux apologistes du
Christ un des arguments dont ils tiraient le meilleur parti dans leur
polémique, faire taire la prédication éloquente qui s’élevait des ruines et des
pierres brisées du vieux temple, réduire les chrétiens, les Galiléens, comme il
les appelait, à leur rôle primitif, celui d'une secte méprisée et rejetée par
un petit culte local, quel triomphe ce serait pour lui! — C’est ce jour-là que
Constantin serait vaincu, et qu’en face des souvenirs au moins respectables de
Salomon et d’Esdras, nul ne pourrait regarder sans rougir le bois infâme qui
avait porté le charpentier. Julien eut bientôt pris son parti. Il se proposa
d'imiter tout ce que Constantin avait fait pour l’édification de l’église du
Saint-Sépulcre, et poussa même cette contrefaçon jusqu’à des minuties
ridicules. Il donna ordre aux Juifs de fournir tous les plans pour la reconstruction
du temple de Jérusalem, leur ouvrit un crédit illimité sur les trésoriers
impériaux, et présida lui-même au rassemblement des ouvriers et des matériaux.
La direction de l’entreprise fut confiée aux fonctionnaires les plus élevés en
grade, et tout particulièrement à l’un des confidents les plus intimes de la
pensée impériale, le comte Alype d'Antioche, qui
partageait les préoccupations littéraires et religieuses de son maître.
Les Juifs, au premier moment, hésitaient à prendre confiance dans ce retour
inattendu de la fortune. Julien, ne les trouvant point assez empressés, et
voulant montrer qu’il était bien versé dans les Écritures, leur citait ces
textes, encore aujourd'hui obscurs, d'Ézéchiel et de Jérémie, qui semblent
annoncer pour une époque indéterminée le rétablissement de la race élue dans
Jérusalem. Encouragés enfin par ces appels répétés, ils s’ouvrirent à
l’espérance et se mirent à l’œuvre. Ils formaient encore, dans tout l’empire,
une vaste confédération dont le lien n’était pas brisé. Dans toutes les grandes
cités ils avaient une synagogue et comptaient dans leurs rangs de riches et
habiles commerçants. De ville en ville on se communiqua la bonne nouvelle, et
chacun rivalisa de sacrifices pour venir en aide aux généreux desseins de
l’empereur. De toutes parts on accourut, ou on envoya de riches offrandes. Les
femmes se dépouillaient de leurs bijoux ; les familles vendaient leur vaisselle
d’argent, ou la refondaient, dit Théodoret, pour faire des bêches, des hoyaux,
des truelles, ne paraissant trouver aucun métal trop précieux pour le sanctuaire
de Jéhovah.
Une foule immense remplit donc bientôt les rues de Jérusalem. Tous ces proscrits
qui accouraient vers une patrie inconnue, dont, depuis tant de générations, le
seuil leur était interdit, étaient ivres de joie et d’orgueil. Le jour de la
vengeance et des représailles leur semblait venu. Ils insultaient et menaçaient
les chrétiens sur leur passage: «Nous vous traiterons, disaient-ils, comme les
Romains nous ont traités autrefois. Nous raserons vos temples au niveau du sol.»
Les chrétiens, interdits de tant d’audace, sentaient se glisser dans leur âme
une secrète inquiétude. Seul, l’évêque Cyrille, rentré dans son diocèse par la
permission de Julien, regardait tourbillonner cette foule émue, sans qu’un
dédaigneux sourire cessât d’errer sur ses lèvres: «Ils ne mettront pas
seulement une pierre sur l’autre, disait-il sans s'émouvoir»
Les travaux commencèrent par l’extraction des anciens fondements du temple,
dont les ruines auraient embarrassé le nouvel édifice. De vastes débris, des
pans de murailles restaient encore debout. On détruisit tout, jusqu’au niveau
du sol, pour tracer les nouvelles fondations. Celte partie de l’opération
s’accomplit sans difficultés; mais quand on voulut élever le nouveau bâtiment,
l’intempérie de la saison ( on était en plein hiver) commença à rendre les
travaux très pénibles. La terre s'éboulait dans les excavations. Un tourbillon
de vent très violent renversa et dispersa les monceaux de plâtre qu’on avait
préparés. La nuit, on ressentit plusieurs secousses de tremblement de terre.
Rien ne décourageait pourtant les travailleurs: pour éviter de nouveaux
accidents, ils creusaient à de plus grandes profondeurs. Mais tout à coup, au
moment où les instruments commençaient à enfoncer assez avant dans la terre, de
vastes globes de feu jaillirent du sol entr’ouvert et enveloppèrent les ouvriers
qui se trouvaient le plus voisins dans un tourbillon de flammes et de fumée.
Tous les autres prirent rapidement la fuite, et, dans leur terreur, ils
cherchèrent un asile du côté d’une église voisine. Les portes en étaient
fermées; ils ne purent réussir à les ouvrir.
Le premier effroi un peu dissipé, on revint à la charge. Les ouvriers
restés saufs redescendirent dans la fosse pour retirer les corps de leurs
camarades, ainsi que les outils qu'ils avaient déposés dans une sorte de cave
voisine. Une seconde fois, au moment où ils ouvraient la grille de la cave, le
feu sortit de la terre et les dispersa. A trois reprises différentes le même
prodige s’accomplit sous les yeux d’une foule immense et épouvantée qui tombait
à genoux et poussait vers le ciel des cris de terreur. L’émotion se prolongea
pendant plusieurs jours. A toute heure, surtout pendant la nuit, on voyait,
dit-on, des globes de feu circulant en l’air, qui semblaient dessiner la forme
d’une croix. L’empreinte en demeurait marquée sur les objets voisins et sur les
habits des assistants .
Après une pareille catastrophe on n’aurait plus trouvé de travailleurs. De
gré ou de force il fallut abandonner l’entreprise, dont il ne resta d’autres
traces qu’une démolition plus complète du temple, et, par conséquent, un
accomplissement plus littéral de la prophétie de Jésus-Christ. A la lettre, il
n’y avait plus pierre sur pierre. Ainsi se confirma pour jamais la parole
divine, par un concours de phénomènes prodigieux, qu’attestent également tous
les écrivains contemporains de cette époque, chrétiens, juifs et païens,
hérétiques et orthodoxes, Ammien Marcellin, tout aussi nettement que saint
Grégoire.
Peu de faits de l’histoire sont mieux avérés, quoiqu’il y en ait peu qui
aient donné lieu à plus de discussions. Voltaire, il n’y a pas un siècle,
déclarait encore avec hauteur que le récit d’Ammien Marcellin était impossible
à admettre, attendu que jamais globe de feu ne sortit de la terre ni de la
pierre, «et que cela su disait pour démontrer la sottise de ceux qui y avaient
cru». Les physiciens d’aujourd’hui sont moins positifs, et trouvent
parfaitement naturel ce que Voltaire déclarait absurde. Suivant eux, l’inflammation
subite des gaz contenus dans des souterrains longtemps fermés suffit à tout
expliquer. Plus d’une difficulté pourrait encore être élevée contre cette
interprétation, qui ne concorde point exactement avec les textes : mais
l’intérêt de la religion n'exige point que nous intervenions dans de tels
débats. Il suffit de reconnaître que Jésus-Christ avait parlé, et que sa parole
fut accomplie. La nature avait obéi à son souverain. Il importe peu de savoir
si c'était en suspendant momentanément le cours de ses lois ordinaires, ou en
révélant au dehors par une explosion inattendue quelqu'une des forces
mystérieuses qui résident toujours dans son sein
Julien, quoique fort déconcerté, fit pourtant bonne contenance, et se borna
à dire qu'on voyait bien que rien n’était éternel en ce inonde, puisqu'on ne
pouvait faire revivre le culte de celui qu’on appelait l’Eternel par
excellence, et que tous les textes sacrés et tous les prophètes avaient déclaré
impérissable. Mais ce dernier échec achevait d’humilier son pouvoir, et il
sentit qu’une brillante et violente diversion pouvait seule lui rendre quelque
autorité sur celte société qui lui échappait. Le printemps était venu; les
préparatifs liaient faits : nul motif ne s’opposait plus à la reprise de la
guerre. II ne songea donc plus qu’à se mettre en route pour aller attaquer et
vaincre les Perses, afin de revenir ensuite mettre au service des Dieux toutes
les forces nouvelles qu’il aurait puisées dans la victoire.
C’était une victoire, en effet, et, plus que cela, une conquête qu’il lui
fallait. A la rigueur, il eût encore été possible de prolonger la paix, car les
Perses, effrayés des grandes démonstrations des Romains et de la réputation
militaire de leur général, avaient envoyé par une voie indirecte quelques
propositions avantageuses. Mais Julien ne voulut pas les lire jusqu’au bout, el
en déchira le texte. Cette fois il
désirait une guerre sérieuse, et comptait frapper de grands coups; de petits
triomphes achetés à bon marché et répétés chaque année, comme ceux dont s’était
contentée si longtemps la vanité de Constance, ne suffisaient ni à son ambition,
ni à sa politique. C’était une lutte à mort qu’il allait engager entre
l’héritier de César et celui de Cyrus. Et pourtant même, dans sa pensée, ce
n’était encore que l’épisode d’un plus grand drame. Dans les plaines de Perse,
où il s’avançait entouré de soldats chrétiens, il devait jouer la dernière, la
grande partie du paganisme: il allait combattre moins les ennemis qu’il
cherchait que ceux qu’il laissait derrière lui. Vainqueur, il pourrait tout se
permettre contre ceux-ci; vaincu, il n’oserait pas se présenter à leurs
regards. Aussi, jamais tant de victimes n’avaient fumé sur les autels; jamais
tant de questions inquiètes n’avaient été adressées à tant d’oracles et à tant
d’augures. Ammien Marcellin lui-même en sourit'. De leur côté, les chrétiens,
quoique prompts à obéir à l’appel militaire et prêts à mourir sous le drapeau,
sentaient toute l’horreur de l’alternative où ils étaient réduits. Les bruits
les plus sinistres circulaient sur les intentions de l’empereur au retour de la
campagne. Un édit impérial était tout prêt, disait-on, pour interdire aux
chrétiens tout commerce, tout droit de plaider devant les tribunaux, ou de
pourvoir à leurs besoins dans les marchés publics. Toutes les églises seraient
fermées, l’image de Vénus remplacerait partout celle de Jésus-Christ. Un
amphithéâtre allait être construit à Jérusalem avec les pierres préparées pour
la reconstruction du temple, et tous les évêques, tous les moines, tous les
saints fidèles de la contrée y seraient livrés aux bêtes dans des jeux
auxquels, par exception, l’empereur se proposait cette fois d’assister. Toutes
ces rumeurs répandues dans la foule étaient accueillies avec une entière
créance : «Nous étions, dit saint Grégoire, comme des victimes vouées aux
démons, et l’héritage de Dieu, le sacerdoce royal, était réservé pour être le
prix d’une victoire.» Les lamentations, les prières, ne cessaient pas dans les
églises, ni les jeûnes dans les familles chrétiennes. Au fond des solitudes,
tous les anachorètes offraient le saint sacrifice pour la délivrance de la foi;
les femmes visitaient les tombeaux des martyrs et les chargeaient d’offrandes.
C’était de toutes parts une attente pleine d’angoisse; de quelque côté qu’on
regardât, te ciel était sombre, car l’avenir ne pouvait apporter que la défaite
de la patrie ou la ruine de la foi.
Les préparatifs de Julien, auxquels il travaillait depuis une année déjà,
étaient immenses. Il avait réuni soixante-cinq mille hommes, quoiqu’il n’eût
pas voulu accepter les offres d’alliance des nations tributaires et voisines. «Rome,
avait-il répondu avec hauteur, n’a besoin du secours de personne, et tout le
monde a besoin du sien.»
Bien plus, par un acte d’un héroïsme presque imprudent, il choisit ce
moment même pour retirer aux tribus nomades de Sarrasins qui peuplaient le sud
de la Mésopotamie, un subside que, de temps immémorial, on leur payait en
échange du concours qu’ils prêtaient contre les attaques des Perses. Il n’y eut
donc d’auxiliaires sous les drapeaux que quelques escadrons de Scythes et de
Goths, incorporés depuis longtemps dans l’armée romaine. Le roi d’Arménie, Arsace, fut aussi requis de mettre toutes ses troupes sur
pied, sauf à attendre les ordres qu’on lui enverrait. Arsace était chrétien comme l’avait été son père; il fallait s’assurer de son concours
et se mettre en garde contre sa défection, mais il n'était ni nécessaire ni
prudent de lui envoyer, comme fit Julien, des instructions impérieuses rédigées
sur un ton très hautain et accompagnées d’une lettre menaçante, où la foi
chrétienne, d’une part, et de l’autre, la mémoire de Constantin et de
Constance, protecteurs de l’Arménie, étaient très injurieusement traitées.
La guerre devait être cette fois agressive de la part des Romains, et non
simplement défensive, comme l’avaient été toutes les précédentes. Or, pour
envahir le territoire des Perses en parlant d’Antioche, on pouvait suivre deux
voies différentes: on pouvait traverser la Mésopotamie à peu près en ligne
droite, et tendre vers cette partie supérieure de l’Assyrie qu’on appelait
l’Adiabène; l’autre, marche consistait à descendre le cours de l’Euphrate, à
parcourir la Mésopotamie tout entière du nord au sud, et à n’entrer qu’avec le
fleuve même sur le territoire de l’ennemi.
La première de ces deux routes était incontestablement la plus sûre. Elle
traversait toute la partie de la Mésopotamie que le dernier traité imposé par Galère
au roi Narsès avait réunie à l'empire, et où s’élevaient maintenant de grandes
villes fortifiées. Carrhes, Édesse, Nisibe, formaient
sur celte ligne comme une chaîne de citadelles qui pouvaient maintenir des
communications faciles entre le centre de l’empire et l’armée envahissante. De
plus, en cheminant dans cette voie, on tenait sa gauche constamment appuyée
contre les montagnes d’Arménie, à portée des secours de celte province amie.
Enfin, on pouvait passer le Tigre encore en pays romain et sur un point où il
n’a que peu de développement; sur l’autre rive, on rencontrait les cinq petites
provinces d’Arzacènce de Moxoène,
de Rabdacène, de Rahimène et de Corduène, soumises, également depuis Galère, sinon à la souveraineté
directe, au moins à la haute domination de Rome. Par l’autre chemin, au
contraire, on arrivait de très bonne heure à ces contrées inférieures de la
Mésopotamie qui avaient échappé à la puissance romaine, moins par suite des
conquêtes des Perses que par la nature indomptable de leurs habitants. Au-delà
du fleuve Abore, un des affluents de l’Euphrate, on
entrait non-seulement en territoire ennemi, mais dans des plaines arides, dépeuplées,
parcourues par des tribus errantes ; on se trouvait, en un mot, en plein
désert.
Ce fut pourtant par cette voie que Julien résolut de se diriger. Plusieurs
raisons d’une valeur douteuse le déterminèrent à ce parti audacieux.
Précisément parce que l’autre route était plus facile, elle avait été plus
fréquentée. Il y avait un champ de bataille à presque toutes les étapes, et
comme les armées romaines n’avaient pas dans leurs annales beaucoup de
victoires sur les Perses à célébrer, de tels souvenirs pouvaient être d’un
effet fâcheux sur les imaginations. Julien craignait d’évoquer des visions
funestes en secouant la poudre des légions de Crassus, d’Antoine et de
Valérien. La seconde roule, au contraire, n’avait été parcourue que par les
armées victorieuses de Trajan et de Septime-Sévère. Puis elle conduisait plus
directement à Ctésiphon, l’une des deux capitales de l’empire Perse. Un coup de
hardiesse et de fortune pouvait donc faire tomber en très-peu de jours le
souverain, la cour et l'état des Perses tout entier entre les mains des
Romains. C’était un éclat de ce genre dont Julien avait besoin. Il s’y
préparait en embarquant sur le fleuve une flotte immense destinée à lui
apporter toutes les munitions et toutes les machines de guerre nécessaires pour
faire an grand siège. L’Euphrate devait lui amener tout cet appareil jusqu'à
dix ou douze lieues de Ctésiphon; car cette capitale était bâtie sur le Tigre,
à l’endroit où les deux fleuves se rapprochent et ne sont plus séparés que par
une petite journée de chemin.
Telle fut l’entreprise audacieuse qui s’empara de l'imagination de Julien.
Il sacrifia à l’espoir qu’il nourrissait, disons mieux, au besoin qu’il
éprouvait d’une campagne prompte et brillante, un succès plus modeste, plus
lent, mais assuré. Ce regrettable parti une fois arrêté, il retrouva pour le
mettre à exécution sa prudence et son génie accoutumés. Il importait, avant
tout, de tenir sa résolution secrète aussi longtemps qu’il serait possible,
pour induire les Perses en erreur elles décider à porter toutes leurs troupes
sur les points que l’on ne comptait point attaquer. Le rendez-vous général de
l’armée fut donc indiqué à Carrhes, à quelques lieues
au-delà de l’Euphrate, sur le chemin ordinaire de l’Assyrie. C’était là,
d’ailleurs, que Julien voulait procéder à la répartition de ses troupes. Car,
tout en renonçant à suivre la ligne importante d’Édesse et de Nisibe, il était
impossible de la laisser complètement découverte, et il fallait en confier la
défense à un corps d'armée. Cette division nécessaire n’était pas le moindre
des inconvénients du plan adopté.
Le mouvement générai des troupes eut lieu dans les premiers jours de mars.
L’empereur lui-même ne se mit en route que quand il les sut convergeant de
toutes parts vers le rendez-vous. Le cortège qui dut l’accompagner offrait le
plus singulier mélange. Il y avait, d’une part, des philosophes, des sophistes,
Maxime et Priscus, par exemple, un peu étonnés de se trouver au milieu du bruit
des armes, et qui auraient peut-être su gré à Julien de les dispenser de ce
témoignage de dévouement; puis des aruspices toscans, qui n’aimaient guère les
philosophes et ne s’entendaient pas avec eux; en outre, le médecin Oribase et
le préfet du prétoire Salluste Second, païens d’un esprit doux et modéré; enfin
quelques officiers chrétiens, comme Jovien, qu’il avait bien fallu rappeler
auprès de la personne du prince, au moment du péril. Cet hommage rendu à leur
loyauté et à leurs talents, pour être arraché par la nécessité, n’en avait que
plus de prix.
Avant de partir, Julien voulut pourvoir à la sûreté de la ville où il
laissait si peu de regrets. Il mit à la tête de la province de Syrie un certain
Alexandre, homme de mœurs violentes et dures, originaire de celte ville d’Héliopolis
qui s’était signalée par sa haine sanguinaire contre les chrétiens; et comme on
réclamait contre cette élévation inattendue: «Je sais bien qu’il ne la mérite pas,
dit-il ; mais c’est vous qui méritez de l'avoir pour maître, hommes avares et
indociles que vous êtes. »
La foule le suivait pourtant le jour de son départ, le 5 mars, nombreuse,
inquiète, suppliante: «Revenez heureux et glorieux, disait-elle, et soyez moins
irrité contre nous.» Il répondait avec beaucoup d’aigreur et de colère: «C’est
la dernière fois que vous me voyez : je ne rentrerai plus dans vos murailles.»
Libanius, qui l'accompagnait avec le sénat de la ville, essaya de faire
entendre quelques paroles de paix: «Non, reprit l’empereur; c’est affaire
faite. Si les Dieux me conservent, c’est à Tarse, et non ici, que je
reviendrai. Je vois bien, ajouta-t-il, en regardant Libanius, que vous comptez
sur cet excellent ambassadeur; mais je ferai en sorte que lui aussi vienne avec
moi. Ses discoure l’ont mis au premier rang des orateurs, et ses actions au
premier rang des philosophes.» Et il se sépara de Libanius en se jetant dans
ses bras et en lui témoignant autant de tendresse qu’il montrait de mauvaise
humeur au reste de l’assistance
Beaucoup de décurions ne pouvaient pourtant se résigner à perdre ainsi pour
jamais l’espoir de la présence impériale. Ils voulurent tenter un dernier
effort, et se mirent à la suite du cortège pendant toute une journée de plus de
quinze lieues. La route était mauvaise, défoncée dans une partie, et chargée de
pierres dans une autre. Julien, très rudement secoué, en prenait occasion de
s’écrier : «Voilà ce que c’est que les hivers de celle contrée!» Il arriva donc
à Litarbe, sa première étape, plus maussade que jamais; et les sénateurs, reçus
dans une dernière audience, ne retirèrent pas grand profit de leur démonstration
de zèle. Ils revinrent à Antioche, tout consternés, raconter à Libanius leur
déconvenue. Celui-ci, qui avait au fond l’âme bonne, et qui aimait à rendre
service, se reprocha fort de ne pas les avoir accompagnés, et, pour réparer sa
faute, il se mit à l’œuvre dès le lendemain, dans l’espoir, déjà si souvent
trompé, d’émouvoir le cœur irrité de son royal ami. «J'ai bien maudit, lui
écrivait-il, ce détestable voyage, et je me suis maudit aussi moi-même d’être
revenu si vite, de n’avoir pas été jusqu’à la première station, et de ne pas
m’être donné la joie de revoir encore avec le soleil levant votre tête sacrée.
La ville elle-même ne pouvait rien pour me consoler, dans le malheur où elle
est plongée. J’appelle son malheur, non point l’extrême cherté des vivres, mais
le tort qu’elle a eu de se faire juger méchante et ingrate par celui qui a une
telle puissance et une sagesse plus grande encore. Tant que mon ami Aliénus était auprès de moi, j’ai eu à qui parler, pour
m’accuser moi-même et pour me louer de l’honneur que vous m’avez fait. Mais
depuis qu’il est parti, c’est aux lambris de ma chambre que je m’adresse en
guise de confident, et, couché dans mon lit : Voilà l’heure, m’écrié-je, où
l’empereur me faisait venir: j'entrais, je m’asseyais près de lui, car il me le
permettait. Je disputais avec lui pour la défense de ma ville, car il m’était
permis de parler au souverain en faveur de ceux qui l’ont offensé. Il triomphait
dans la discussion, ayant de justes griefs el une plus grande éloquence. Moi,
j’osais le contredire, et je ne lui devenais pas odieux, et il ne me chassait
pas. Voilà de quoi je me nourris, et je prie les Dieux d’abord de vous faire
vaincre les ennemis, puis de vous ramener à nous, tel que vous étiez
autrefois... Traversez les fleuves, fondez sur les archers, plus rapide qu’un
torrent, et ensuite reprenez les sentiments que vous aviez jadis. Puis ne vous
fatiguez pas de me donner toutes les consolations que comporte l’absence. Quant
à moi, je vous écrirai partout; je vous provoquerai en pleine bataille,
persuadé qu’il est digne de vous de camper, de frapper el d’écrire tout ensemble. » Puis, se montant la tête sur son
métier d’ambassadeur el d’intermédiaire entre le souverain el les sujets, il se
mettait d’avance à composer le discours qu’il prononcerait à Julien victorieux,
pour le décider à rentrer à Antioche. Nous avons encore celte pièce d’éloquence
tout à fait touchante, à laquelle il n’a manqué qu’une chose pour
produire son effet, les victoires de Julien et son retour.
Pour être payé de sa peine, et pour faciliter sa tâche, Libanius aurait
bien voulu aussi décider les habitants d’Antioche à faire quelque bonne
démarche de nature à plaire tout à fait à l'empereur. Il lui annonçait bien, à
la vérité, peu de jours après, pour l’adoucir, que le préfet Alexandre
réussissait à merveille dans son gouvernement ; que sa sévérité produisait les
plus heureux résultats ; que la ville, entre ses mains, prenait une activité
inconnue, et qu’il ne reconnaîtrait pas les Antiochiens, devenus à son retour
de véritables Spartiates Mais tout cela ne pouvait produire l’effet qu’aurait
causé une conversion en masse de la population au paganisme. C’est à ce
résultat que Libanius ne désespérait pas d’arriver à force d’éloquence.
«Croyez-moi, disait-il à toute heure aux Antiochiens, vous n’apaiserez jamais
la colère de l’empereur ni par vos pétitions, ni par vos cris, ni par vos
ambassadeurs, quand même (ajoutait-il, sans doute en baissant modestement les yeux)
vous lui enverriez vos meilleurs orateurs, si vous ne cessez vos mauvaises
plaisanteries et si vous ne consacrez votre cité à Jupiter et aux autres Dieux
que, bien longtemps avant l’empereur et dès votre enfance Hésiode et Homère
vous ont appris à connaître. Vous mettez du prix à être des gens cultivés, et
vous considérez comme essentielle à l’éducation la connaissance de ces poètes.
Mais dès qu’il s’agit des intérêts les plus élevés de l'homme, vous cherchez
d’autres maîtres qu’eux. Les temples sont ouverts, vous les fuyez, vous qui
auriez dû gémir quand ils étaient fermés. Et quand on fait appel en votre
présence à l’autorité de Platon et de Pythagore, vous lui opposez celle de vos
mères, de vos femmes, que sais-je? de vos intendants même et de vos cuisiniers;
et vous vous attachez avec obstination aux convictions de votre enfance; vous
vous laissez conduire par ceux à qui vous devriez commander... Voyons,
continuait-il en insistant avec sa bonhomie accoutumée, est-ce que nous
n’allons pas tous nous précipiter vers les temples, persuadant ceux qui se
laisseront faire et forçant les autres à faire comme nous?» Mais les choses
n’allaient pas si vite que le bon sophiste se l’imaginait, et parfois il
s’attirait d’assez dures répliques. C’est ainsi que, passant un jour devant la
demeure d’un prêtre dont l’occupation était d’enseigner les petits enfants : «Eh
bien! lui dit-il en raillant, que fait en ce moment le fils du charpentier? —
Il taille un cercueil pour mettre dans un tombeau, lui répliqua le chrétien
d’un ton sévère.»
L’empereur s’éloignait cependant à petites journées, rendant compte à son
cher sophiste très régulièrement, . d’étape en étape, de tous les incidents du
voyage et de toutes les pensées des voyageurs.
« De Litarbe, dit-il dans une de ces lettres, je vins à Bérée et j’y
demeurai un jour : et là Jupiter me fit voir, par des signes très clairs, que
tout s’annonçait bien pour moi. Pendant la journée que j’y passai, je visitai
les fortifications, et je fis à Jupiter le sacrifice vraiment royal d’un
taureau blanc. Avec le sénat de la ville, je discutai un peu de religion. Tous
louèrent mon discours: peu pourtant se laissèrent convaincre. Avant d’avoir
parlé avec eux, je les tenais pour gens d’esprit sain; mais ils prirent
occasion de la liberté de celle conversation pour déposer à mes yeux toute
pudeur. O Dieux immortels, en effet, les hommes rougissent aujourd’hui des plus
belles choses, le courage et la piété, et s’enorgueillissent des pires, le
sacrilège et la paresse du corps et de l’âme!»
La lettre de Julien ne dit pas ce qui l’avait si fort scandalisé, chez les
gens de Bérée; d’autres moins discrets l’avaient appris à l'historien
Théodoret. Le fils du président de la curie de Bérée, apostat de la religion
chrétienne et converti au paganisme depuis que le paganisme était sur le trône,
était venu se plaindre à Julien que son père l’avait déshérité pour le punir
d’avoir suivi l’auguste exemple de l’empereur. Julien employa vainement son
influence, pendant tout le repas qui lui fut offert, à réconcilier le père et
le fils ; il leur avait fait prendre place ensemble sur le lit où lui-même
était couché; mais tout vint échouer devant l'indignation dédaigneuse que la
faiblesse du jeune homme causait au courageux vieillard. «Ne me parlez point,
empereur, avait-il dit enfin très hautement, en faveur d’un misérable qui s’est
rendu digne de la haine de Dieu en préférant le mensonge à la vérité. —
Laissons là les injures, reprit Julien fort dépité : j’aurai soin de vous,
jeune homme, puisque votre père ne veut point avoir égard à mes prières»
Julien fut plus content des deux jours suivants de son voyage. Il poursuit
ainsi son journal, adressé toujours au même confident. «Batné me reçut ensuite : c'est un lieu que je ne puis comparer qu’à Daphné; du moins la
comparaison peut se faire aujourd'hui, car autrefois, quand le temple et
l’image du Dieu subsistaient, je n’aurais pas craint de préférer Daphné
non-seulement à Ossa, à Pélion, mais à l’Olympe et à tous les vallons de la
Thessalie... Mais toi-même, tu as fait sur Daphné un discours tel qu'aucun des
hommes qui vivent aujourd'hui ne pourrait en faire de semblable, quand même
ils se fatigueraient à l’essayer : et je crois même qu’il en est peu dans les
âges passés qui eussent atteint cette hauteur. A Dieu ne plaise que j’essaie
d'en parler encore, quand tu en as dit des choses si brillantes ! Venons donc à Batné : si le nom est barbare, le lieu est bien grec;
car dès que nous y arrivâmes, nous fumes saisis par l’odeur de l’encens qui
s’exhalait de toutes parts, et nous aperçûmes de très belles victimes toutes
préparées. Cette vue me réjouit sans doute beaucoup, mais il me semble pourtant
que c’était trop de chaleur, et que ce zèle était étranger à la vraie piété ;
car les choses sacrées doivent se faire loin du bruit et dans le calme, sans
autre souci que de plaire aux dieux. Mais nous pourrons remettre cela
promptement dans l’ordre convenable. Batné me parut
un pays boisé, couvert de bouquets de jeunes cyprès; point de vieilles souches
d’arbres; tous les plants étaient couronnés de la plus fraîche verdure. Le
palais n’est pas somptueux: il est fait d’argile et de planches, et n’est relevé
par aucun ornement; le jardin, plus pauvre que celui d'Alcinous,
plutôt semblable à celui de Laërte. Là aussi se trouvent un petit bois de
cyprès, et, contre les murailles, des plantations rangées en ligne. Dans le
milieu, des parterres, des légumes et des arbres fruitiers. Que fis-je dans cet
endroit? Je sacrifiai le soir, puis le matin au petit jour, comme c’est ma
coutume quotidienne, et toutes les choses saintes s’étant bien accomplies, je
me rendis à la ville d’où je t’écris ( Hiérapolis). Là, tous les citoyens
vinrent à ma rencontre, et je fus reçu dans la maison d’un ami que je voyais
pour la première fois, mais que j’aimais depuis longtemps. Tu connais, je le
sais, la cause de celte amitié, mais il m’est doux de te la redire, car
entendre et dire ces sortes de choses, c’est pour moi boire du nectar. Je veux
parler de Sopatre, l’élève et même le parent du divin
Jamblique. Ne pas aimer tout ce qui touche à de tels hommes me paraîtrait le
plus grand des crimes. Mais j’ai encore un motif de chérir celui-ci davantage :
c’est que, bien qu’il ait souvent reçu sous son toit mon cousin et mon frère,
et que l’un et l’autre l’ait beaucoup sollicité de quitter le culte des dieux,
jamais (résistance très-méritoire) il ne s'est laissé gagner par celte
contagion.»
Malgré la familiarité de ces épanchements, Julien ne disait pas tout à
Libanius. Il ne lui confiait pas les angoisses do son âme, ses prompts passages
de la tristesse à la joie, suivant le présage de chaque heure et la tournure
que prenait chaque sacrifice: toutes révolutions morales qui se lisaient sur
son visage, el dont Ammien Marcellin tient fidèlement registre jour par jour.
Le moindre incident était observé, commenté, interprété, et faisait passer le souverain
du monde du découragement le plus sombre à l’espérance la plus expansive. Un
portique tombait à l’entrée d’une ville sur la tête de quelques soldats ;
d’autres périssaient étouffés sous une meule de fourrage: l’empereur pâlissait
et ne dormait pas de toute la nuit. On lui amenait, le matin, un cheval nouveau
qui, au moment de le monter, s’abattait des quatre jambes, en souillant dans la
boue son riche caparaçon. Quel funeste augure! — «Mais ce cheval, disait le
palefrenier, s’appelle Babylonius. — Victoire!
s’écriait l’empereur : c’est Babylone qui est tombée, et qui est dépouillée de
ses ornements!». Pour deux jours, il reprenait le front serein et l’humeur bienveillante.
Autour de lui c’étaient mêmes agitations : mille rumeurs parcouraient les rangs
de l’armée. S’il restait un peu plus longtemps que de coutume enfermé au sacrifice
du matin, c’est qu’il avait vu dans les entrailles des victimes l’annonce de sa
mort prochaine, et on désignait déjà le général à qui il avait fait don de la
pourpre. Puis les chrétiens disaient tout bas qu’en sortant il avait fait
mettre le temple sous le scellé, parce qu’il ne voulait pas qu’on y vit les
restes des victimes humaines dans les entrailles desquelles il cherchait à lire
l’avenir.
On avançait cependant à petites journées, et l’Euphrate fut passé sur un
pont de bateaux, le 13 de mars. Comme le plan de l’empereur n’était pas encore
public, on s’imaginait généralement qu’il allait suivre la route ordinaire, et
les habitants d’Édesse s’apprêtèrent, non sans crainte, à recevoir sa visite.
Ils avaient encore dans la mémoire le souvenir des paroles dures qu’il leur
avait fait dire par l’intermédiaire du sophiste Hecebole. Leurs sentiments
d’ailleurs étaient très-partagés. Peu de villes étaient plus attachées
qu’Édesse à la foi chrétienne : elle se vantait d’être la cité le plus
anciennement convertie d’Orient, et conservait avec soin une correspondance
apocryphe qu’Eusèbe nous a transmise sérieusement et qu’on disait avoir été
échangée entre son prince Abgare et Notre-Seigneur
Jésus-Christ lui-même, à la veille de sa passion. A l’approche de l’apostat,
tous les sentiments chrétiens des habitants d’Édesse se soulevaient; mais
d’autre part, c’était le représentant el le défenseur de Rome qui s’avançait,
et dans ces contrées si souvent ravagées par les Perses, les légions romaines
étaient toujours les bienvenues. Personne ne devait ressentir ces impressions
différentes plus vivement que le célèbre diacre Éphrem, dont la résidence était
désormais fixée à Édesse depuis la mort de Jacques de Nisibe. Éphrem ne pouvait
contempler sans horreur l’ennemi de Jésus-Christ, mais son cœur patriotique se
rappelait avec émotion les héroïques travaux du siège, auxquels, dix années
auparavant, il avait pris lui-même tant de part. Combattue par ces sentiments
divers, la ville prit pourtant le parti d’envoyer à Julien une députation, en
lui offrant une couronne el en le priant de s’arrêter dans ses murailles.
Pendant qu’on était dans l’incertitude sur le succès de cette démarche, et
partagé entre la crainte d’avoir à encourir la colère de Julien ou à s’humilier
devant lui, Éphrem soutenait le courage des habitants par des discours pleins
d’une poétique éloquence. C’est à celle époque, suivant toute apparence, el
peut-être à ce moment critique qu’il faut rapporter une oraison fameuse dans la
postérité chrétienne, moitié hymne, moitié sermon, où se mêlent, dans le plus
généreux élan, les ardeurs mystiques d’un solitaire et le zèle d’un soldat
chrétien qui veut courir au martyre. Il est intitulé : la Perle; sous ce nom
c’est Jésus-Christ qui est désigné, la perle de grand prix de l’Evangile. Cette
gracieuse image devient entre les mains d’Éphrem l’emblème de tout le mystère
de l'incarnation. La perle est née de la mer, comme Jésus-Christ de l'infini. «Je
suis, dit-elle, la fille de l’Océan, de l’Océan sans limites... Ma mère était
une vierge de la mer... O fille de l’onde, qui as quitté l’Océan où tu étais
née, et qui es venue sur notre terre aride pour te faire adorer, les hommes
l’ont aimée, l’ont saisie, l’ont choisie pour leur parure... Tu es nue, ô ma
perle, et tu ne caches point ta nudité! Ta robe, c'est la lumière; tu es vêtue
de ton éclat; tu es comme Ève, qui était vêtue de sa nudité. Maudit soit celui
qui l’a séduite et dépouillée, mais, toi, nul ne te dépouillera de ta gloire.
Dans le mystère dont tu es le type, toute femme est vêtue de la lumière de
l’Éden.» Ces pieuses exaltations sont accompagnées d'exhortations plus
pratiques, comme celles-ci : «O mon Dieu! je suis prêt à souffrir pour vous la
mort visible et sensible; mais je ne sais si je ferai ce que je dis, car je
crains, si vous me quittez, que la nature ne me surmonte. Faites-moi donc voir,
s’il vous plaît, que vous m’assisterez dans le combat... Déjà on entend la
trompette des Gentils qui sonne la charge et qui oblige vos serviteurs à se
mettre en état de soutenir leurs attaques. J’entends les menaces que nous fait
l’Occident, et le bruit des supplices dont il s’efforce de nous effrayer. Je
tremble, mon Dieu! parce que vous haïssez les pécheurs, et pourtant je suis
rempli de joie parce que vous êtes mort pour les pécheurs... Assemblez-vous,
Juifs et hérétiques, joignez-vous avec les païens et les barbares, faites-moi
souffrir la mort pour Jésus-Christ, je serai fâché de votre crime, mais je
serai ravi de mourir.»
Cette crainte était vaine. L’itinéraire de Julien, qu'il se décidait enfin
à faire connaître, ne l’amenait pas du côté d’Édesse, et ce n’était pas
l’éloquence d’Éphrem qui pouvait l’y attirer. Il reçut d’assez bonne grâce la
couronne offerte, mais poursuivit directement son chemin jusqu’à Carrhes. Là, avant de séparer ses troupes, il voulut les
passer une dernière fois en revue du haut d’une éminence voisine; et en voyant
défiler sous ses yeux cette masse redoutable, il éprouva un moment
d’enthousiasme et d’admiration. Il fallait cependant procéder à la division.
Dix-huit mille hommes, suivant Zosime; vingt, suivant Sozomène et Libanius;
trente, suivant le compte, sans doute exagéré, d’Ammien Marcellin furent mis
sous les ordres de Procope, parent de l’empereur, et du comte Sébastien, le
même qui avait fait ses premières armes contre Athanase, à Alexandrie. Ils
eurent ordre de tenir la route de d’Adiabène parfaitement libre, et de veiller
principalement à la sûreté de l'importante place de Nisibe; puis, si rien ne
les inquiétait, ils feraient eux-mêmes invasion en Assyrie, descendraient le
Tigre et viendraient faire leur jonction avec le corps principal aux environs
de Ctésiphon. Ces opérations employèrent quelques jours, et ce ne fut que le 25
mars que l’armée impériale se remit en route.
Elle s’était un peu éloignée de l’Euphrate pour venir au rendez-vous; elle
s’en rapprocha en ligne droite pour rejoindre la flotte à un point nommé Callinicum. Le premier aspect de cette flotte immense, couvrant
de ses voiles et de ses rames les flots de l'Euphrate, fut un coup d’œil
admirable. Depuis Xerxès, dit Ammien Marcellin, on n’avait rien vu de pareil.
II y avait cinquante galères armées et autant de bateaux plats, propres à être
réunis l’un à l’autre, pour joindre par un pont les deux rives du fleuve. Onze
cents navires de charge suivaient, faits de bois de charpente divers; quelques
embarcations étaient presque entièrement formées de peaux non préparées.
C’étaient autant de magasins pour l’approvisionnement de l’armée, et autant
d’arsenaux d’armes de combat et de machines de siège. Deux amiraux, Constantin
et Lucilien, présidaient aux mouvements de toute cette armée navale. Militaires
et marins descendirent ainsi côte à côte pendant l’espace de plus de
quatre-vingt-dix milles, de Callinicum à Circésium, dernière place forte de l’empire. Les
difficultés de la campagne commençaient à apparaître; le pays se dépeuplait; il
fallut passer une nuit sous la tente, et sous cet abri improvisé Julien vit arriver
une petite tribu de Sarrasins qui habitait le désert contigu, et qui venait lui
faire sa soumission: hommage perfide rendu à la force et à la fortune et prêt à
changer d’adresse avec clics
A Circésium, citadelle fortifiée par Dioclétien
sur le point où l’Euphrate reçoit les flots de l’Abore,
on quittait l’empire, on entrait chez l’ennemi. Julien y reçut un courrier
d’Occident qui lui apportait des lettres écrites de Gaule par son ami Salluste.
Salluste le priait en grâce d’ajourner encore son expédition. « A La
volonté des Dieux, disait-il, n’était pas encore clairement exprimée; tout lui
faisait craindre quelque malheur.» Il était trop tard, la trompette sonnait
déjà la marche. et les troupes, chacune à son rang, passaient le pont jeté la
veille sur l’Abore. Le défilé dura toute la journée,
puis on rompit le pont et on vint coucher à quelques milles de là, à Zaitha, où l’on pouvait voir encore le tombeau du jeune
Gordien, massacré dans ces déserts par l’Arabe Philippe.
Julien alla pieusement rendre hommage à ce souvenir d’un César de Rome,
immolé par un fils d’Abraham. En revenant, il rencontra sur le chemin le corps
d’un lion immense percé de mille traits. C'était un présage, assurément, mais
une grande discussion s’éleva aussitôt, entre ceux qui l’entouraient, sur le
sens qu'il fallait y attribuer. Point de doute que ce ne fût l’annonce de la
mort d’un grand prince; mais comme il y avait deux grands princes en présence,
Sapor et Julien, cette explication ne levait pas la difficulté. Les aruspices
étrusques, juges compétents, étaient tristes et portaient la tête basse. Les
philosophes, au contraire, dont l'autorité était grande alors, dit Ammien,
avaient bon courage et donnaient beaucoup de raisons de bien espérer.
«Maximien, disaient-ils, allant combattre Narsès, avait fait la même rencontre,
et ce fut Narsès qui succomba. —Oui, répondaient les augures, mais Narsès était
l'agresseur.» Le débat dura toute la journée et se renouvela même encore sur un
autre sujet. Ammien Marcellin, qui le rapporte, ajoute que personne n’avait
absolument tort, car il est très ordinaire aux oracles de ne se faire comprendre
qu’après l’événement : réflexion qui sauve leur honneur, mais compromet
singulièrement leur utilité.
Tous les présages du monde ne pouvaient plus net arrêter. Il fallait
maintenant, tout en avançant, se préparer à tout instant aux embûches et aux
attaques. La disposition donnée à l’armée par Julien fut très habilement
combinée. L’aile droite, formée de plusieurs légions et commandée par le brave Névitta, dut se tenir toujours appuyée à l’Euphrate. Le
maître de l'infanterie, Victor, tenait le centre avec le gros de sa troupe. La
cavalerie couvrait la gauche, plus particulièrement menacée; elle était confiée
aux soins du maître de cette arme, Arintheus, et
aussi de ce prince persan du nom d’Hormisdas, réfugié, comme on l’a vu, à la
cour de Constantin, et demeuré, bien que chrétien, fidèle à son successeur. On
comptait qu’il saurait se reconnaître dans ce pays qu’il avait dû parcourir dès
sa jeunesse, se faire entendre des habitants et donner des renseignements
utiles sur les habitudes de combat de ses anciens concitoyens. Un détachement
de quinze cents soldats armés à la légère formait l’avant-garde; les ducs de l’Osrhoène, Dagalaîphus et Secondinus fermaient la marche. Les bagages cheminaient entre les colonnes, mais le nombre
en avait été scrupuleusement réduit, car l'armée devait être approvisionnée par
la flotte. Ainsi, Julien avait renvoyé sans pitié une file de chameaux chargés
des vins les plus exquis, et sur lesquels les officiers comptaient pour se
remettre de leurs fatigues: «Tout cela ne vaut rien pour des soldats, avait-il
dit; je suis soldat, et tout le monde peut vivre comme moi.» Ainsi restreinte,
l’armée occupait cependant encore dans son développement une étendue de plus de
dix milles. Il est vrai que les colonnes ne marchaient pas très serrées, el que
Julien n’était pas fâché, en les espaçant à dessein, d’en grossir l’apparence
aux yeux des espions et des éclaireurs ennemis qu’on croyait remarquer de temps
à autre à l’horizon.
Ses dispositions prises, Julien harangua ses troupes. Dans ce discours,
bref et animé, il reparut tout à coup tel qu’il ne s’était plus montré depuis
les campagnes de Gaule. Le son de la trompette semblait chasser de son esprit
toutes les visions de la superstition et de la haine. Le dévot ridicule
disparaissait; il ne restait plus qu’un guerrier tout animé du souffle de la
gloire. Son adroite éloquence avait cette fois surtout pour but de dissiper
l’effroi secret que causaient à tous les cœurs ce pays désert, cet ennemi
perfide, et le souvenir de tant de malheurs. «C'était une erreur de penser,
leur dit-il, qu’on n’eût jamais vaincu les Perses, et qu’on ne fût jamais
revenu de ces sortes d'expéditions. Trajan et Sévère étaient, au contraire,
revenus chargés de trophées; le jeune Gordien lui-même était vainqueur quand il
tomba sous la perfidie de Philippe. La guerre durait depuis longtemps, à la
vérité, mais ni Carthage, ni Numance, ni auparavant Fidènes et Falisques,
n’avaient succombé en un jour.» « Je serai près de vous, s’écria-t-il,
moi, votre empereur; je serai aux premiers rangs, parai vous; je chargerai avec
vous et, je pense, avec les Dieux favorables. Mais si la fortune, toujours
incertaine, me fait périr dans le combat, je serai content de m'être dévoué
pour le monde romain, comme ces hommes d'autrefois, les Curtius, les Scévola et la race illustre des Décius.»
Les cris des soldats, le choc bruyant des armes et des boucliers répondirent à
celle généreuse allocution. Les troupes de Gaule, surtout, qui reconnaissaient
pour la première fois, depuis dix-huit mois, l'ardeur de sa parole et de son
regard, étaient ivres d’enthousiasme. Julien lit distribuer trente pièces
d’argent à chaque soldat, puis revint prendre, à la tête de la colonne du centre,
la place qu’il s’était réservée, et d’où il se proposait de se porter, au
premier signal, vers tous les points menacés.
La marche s’accomplit dans l’ordre prescrit, pendant à peu près quinze
jours. On s’avançait lentement, pour ne jamais dépasser la flotte, que
retardaient les sinuosités du cours de l’Euphrate. A gauche, s'étendait la
vaste plaine, décrite autrefois par Xénophon dans l’Anabase: «C'était, dit-il,
un terrain aussi uni que la mer, et rempli d’absinthe: le petit nombre d’arbrisseaux
et de broussailles qu’on y trouvait avaient une odeur aromatique; mais on n’y
voyait aucune espèce d’arbres. Les outardes et les autruches, les gazelles et
les onagres semblaient être les seuls habitants de ce désert». Mais Xénophon
avait sans doute eu dans sa campagne un meilleur temps que Julien, car il ne
parle pas de coups de vent violents, fréquents dans ces parages, et dont
l’armée romaine eut beaucoup à souffrir, qui soulevaient de temps à autre en
tourbillons le sable de la plaine, emportaient les tentes et renversaient les
soldats sur le dos et sur le ventre. Le même souffle faisait déborder la
rivière et poussa plusieurs navires de charge contre des écueils où ils
périrent.
Si la plaine était déserte, le cours de l’Euphrate était semé, de distance
en distance, de places fortes qu’il fallut ou emporter d’assaut ou éviter par
un détour. La citadelle d’Analhan, nommée aussi Phatuse, se rendit à discrétion après quelque résistance,
et cette soumission fut principalement due à l’intervention efficace du prince Hormisdas,
aidé par un ancien déserteur de l’armée romaine qui s’était établi dans le pays
depuis l’invasion de Maximien, et qui sentit se réveiller en lui, après tant
d’années, le sentiment patriotique. La garnison prisonnière fut envoyée, avec
femmes, enfants et bagages, dans un territoire de Syrie qui lui fut assigné
pour demeure; et son général Pusœus fut reçu dans
l'amitié romaine. Philuthas, autre forteresse située
un peu plus bas surfe fleuve, fit meilleure contenance. La garnison refusa d’ouvrir
ses remparts et promit seulement, en raillant, à Julien, que, quand il aurait
soumis toute la Perse, elle suivrait l’exemple commun. Il aurait fallu, pour la
réduire, un siège de plusieurs jours, et le temps était précieux. Julien se
décida à passer outre. L’armée défila demi les murailles de la forteresse, sous
les yeux des habitants, qui la regardaient passer sans proférer une seule
parole. Le soldat se vengea de cet affront en pillant, à quelques lieues de là,
plusieurs villes ouvertes que leurs habitants avaient abandonnées. Sozomène
remarque avec raison qu’il eût été plus prudent de ne pas affamer un pays par
où on était exposé à revenir.
On arriva ainsi, sans autre incident, jusqu’à l’entrée de cette contrée
fertile el fameuse qu’enferment dans leurs ondes subitement rapprochées les
deux grands fleuves de l’Euphrate et du Tigre : étroite langue de terre qui
doit à sa position privilégiée les plus abondante richesses naturelles et la
plus ancienne réputation de l’histoire. Dans cet espace de quelques lieues,
arrosé par les plus vastes courants d’eau que le monde ancien ait connus, se
heurtaient, se coudoyaient, pour ainsi dire, les capitales de tous les empires
à qui la fortune avait tour à tour livré et retiré la domination de l’Orient.
C’était là que, l'une après l’autre, toutes les dynasties asiatiques étaient
venues vaincre, régner et périr. Sur les deux rives de l’Euphrate, l’antique
cité de Nabuchodonosor, la fabuleuse Babylone, étalait ses ruines gigantesques.
Un peu plus haut, sur le bord occidental du Tigre, Séleucie, capitale des
successeurs d’Alexandre, également ruinée, n’offrait plus que des vestiges
effacés d’une grandeur moins poétique; mais en face, de l’autre côté du même
fleuve, et reliée seulement à l’ancienne ville par un pont, s’élevait la
résidence nouvelle des Sassanides, Ctésiphon, d’où les fils d’un brigand parthe
bravaient depuis tant d’années les aigles romaines.
La terre gardait la trace de ces couches successives de conquêtes entassées
l’une sur l’autre. Chaque gouvernement y avait laissé quelques travaux de
défense ou de culture. A l’entrée de l’isthme formé par les deux fleuves, on
trouvait encore les débris d’une ancienne muraille élevée par les rois
d’Assyrie pour se préserver des invasions des Mèdes. Un art plus moderne et
plus savant avait remplacé ce rempart impuissant par une série de places
fortes, habilement échelonnées, qui défendaient plus efficacement le passage.
Une infinité de canaux tracés à travers un sol très friable, permettait à toute
espèce d’embarcation de passer incessamment d’un fleuve à l’autre. Une de ces
communications, connue sous le nom de Nahar-Malcha (fleuve du roi), qui s’abouchait à l’Euphrate, à l’extrême limite de la Mésopotamie,
et venait déboucher dans le Tigre, au-dessous de Séleucie, était navigable aux
plus garnis bâtiments. Un peu plus haut, on trouvait les vestiges d’une tranchée
analogue, entreprise et menée à fin par Trajan, mais depuis abandonnée. Des
digues, des travaux d'art de toute espèce, établis sur les deux rivières,
permettaient de contenir les eaux dans les temps orageux ou de les lâcher à
volonté sur la plaine.
La marche à travers le désert avait employé tout le mois d’avril. Ce fut
dans les premiers jours de mai, en approchant de l’antique muraille de Macepracta, qu’on s’aperçut pour la première fois de la
présence de l’ennemi. Jusque-là, Julien, toujours aux aguets, envoyant à toute
heure et dans toutes les directions des éclaireurs, s’étonnait de ne pas
rencontrer d’obstacles. Le prince Hormisdas découvrit le premier, de l’autre
côté d’un de petits canaux embranchés sur l’Euphrate, les feux d’une armée en
campagne. Il voulait pousser plus loin la reconnaissance, mais il en fut
empêché par l’état du petit bras de rivière que des pluies avaient grossi, et
où il craignit de ne pas trouver de gué. Il s’arrêta, cl fort heureusement pour
lui, car dans la nuit les ennemis (c’étaient eux en effet), encouragés par ce
mouvement rétrograde, passèrent l’eau eux-mêmes et se trouvèrent prêts le
lendemain pour l’attaque. Les Romains éprouvèrent un court moment de surprise
devant des armes et des manières de combattre qu'ils ne connaissaient pas. La
force extraordinaire et le nombre des archers les déconcertaient; l’éclat
inusité des armures éblouissait leurs yeux. Ils se remirent pourtant assez vite
de leur surprise, el, élevant leurs boucliers sur leurs têtes, chargèrent en
masse avec une impétuosité qui mit en déroule tout ce qui se trouva devant eux.
Cet engagement d’avant-postes livra l’entrée de la contrée. Le corps d’armée
persan recula et alla se placer derrière le canal de Nahar-Malcha dont il se proposait de disputer le passage. Il n’était point, comme on
l'apprit, commandé par Sapor lui-même, mais par son premier lieutenant qui
portait le litre de suréna. C’était le nom qu’on donnait au plus grand dignitaire
du royaume, et que les écrivains romains, dans leur ignorance de la langue persane,
prennent habituellement pour un nom propre. Le suréna était appuyé par le chef
des Sarrasins Assanites, Malech-Podosace,
fameux brigand, dit Ammien, connu par toutes sortes d’atrocités commises sur
les frontières romaines.
En reculant ainsi de quelques milles, l’ennemi comptait que les éléments et
la disposition même des lieux allaient combattre pour lui. Partout, en effet,
les digues étaient coupées, et la campagne transformée en une vaste plaine
d’eau où on ne pouvait faire un pas sans enfoncer dans la boue jusqu’à
mi-jambe. Puis on rencontrait. sans les apercevoir, les canaux d'irrigation où
un homme pouvait disparaître tout entier. La persévérance et l’habileté des
légionnaires vinrent à bout de tous ces obstacles; l'armée avança lentement, en
rétablissant partout les digues pour faire rentrer les eaux dans leur lit et en
pratiquant des chemins artificiels, au moyen de branches enlevées à de grands
arbres qu’on avait abattus, puis entrelacés de manière à pouvoir supporter le
poids d’un homme. Julien marchait le premier, faisant voir en riant sa tunique
toute dégoutante d’eau et toute tachée par la vase. Là où la profondeur de
l’eau était plus grande, on formait des radeaux, que l’on mettait à flot en les
soutenant par des vessies. On arriva, de cette sorte, jusqu’au bord du grand
canal. Les Perses étaient sur l’autre rive, armés de frondes et de flèches et
prêts à en accabler tous ceux qui essaieraient de traverser. Par une habile
diversion, le comte Lucilien, à la tête de quinze cents hommes, trouva moyen de
franchir l’obstacle sur un point qui n’était pas gardé et revint ensuite mettre
le désordre sur les derrières à l’ennemi. A la faveur du trouble causé par
celle attaque inattendue, le gros de l’armée romaine put passer sait encombre,
et les Perses, reculant encore, revinrent couvrir la capitale en s’abritant
eux-mêmes derrière la ligne des deux grandes forteresses de Pyrisabore et de Maoza-Malcha, bâties l’une sur l’Euphrate et l’autre sur le
Tigre, et qui dominaient toute la contrée.
C’étaient des places de guerre trop importantes pour qu’il fût possible de
les négliger. Il fallut donc leur donner l’assaut successivement à l’une et à
l’autre, et dans ces deux éclatants faits d’armes, Julien se montra plus grand
capitaine que jamais. Pyrisabore présentait deux rangs de défense : une
première enceinte fortifiée, et, au centre de la ville, une citadelle. Ses
habitants étaient très animés au combat, et quand le prince Hormisdas se
présenta sous les murailles pour engager, comme à son ordinaire, les
pourparlers, il fut accueilli par des huées insultantes : les noms de parjure,
de traître à son roi et à sa patrie, sifflèrent à ses oreilles, en même temps
qu’une grêle de traits. Il dut se retirer au plus vite. On amena alors les
machines de guerre, dont la flotte avait assuré l’utile concours. Quelques
coups de bélier firent une brèche suffisante pour permettre au soldat romain
d’envahir la ville, qui ne fut plus, peu de moments après, qu’un monceau de
cendres. Mais la citadelle offrait plus de résistance. Il fallut dresser contre
elle un immense appareil connu sous le nom d’hélépolis : c’était une combinaison de poutres jointes ensemble par des crocs de fer, et
formant une tour carrée qu’on pouvait élever à toutes les hauteurs voulues. On
la couvrait ensuite de peaux de bœufs nouvellement écorchés, ou d’osier vert
enduit de boue pour qu'elle fût à l’épreuve du feu. La face qu’on présentait à la
place assiégée était garnie de pointes de fer à trois branches, propres à
briser tout ce qui se rencontrait sur le passage. Ainsi armée, on la faisait
avancer, à force de bras, jusqu’à portée des murailles, et de chacun des étages
s’échappaient des milliers de traits. Ce ne fut pas une opération facile que
d’établir celle machine compliquée sous une masse de projectiles qui enlevait
la lumière du ciel et tombait d’aplomb sur les travailleurs. Julien mit
lui-même la main à l’œuvre el ne quitta pas la place un instant, au milieu des
flèches et des pierres, qui vinrent mourir, plusieurs heures durant, à ses
pieds, sans l’atteindre. Quand une fois le travail fut accompli, et que les
assiégés se virent de niveau avec les assaillants, ils perdirent subitement
courage et demandèrent à capituler. On laissa défiler la garnison sans armes
entre les colonnes des légions romaines; on fit main basse sur tout ce qu’on
trouva dans la ville. Les riche magasins de blé et d’instruments de guerre
furent ou distribués aux troupes, ou réservés pour les besoins de la campagne.
Deux jours avaient suffi pour un tel succès, elle vaincu, tout étourdi de sa
défaite, bénissait pourtant la clémence de son vainqueur.
Maoza-Malcha était une citadelle
plus forte encore que Pyrisabore. Elle présentait un front de seize tours précédées
d’un fossé profond et soutenues par une double enceinte de briques et de
bitume. C’était, en réalité, le premier ouvrage de défense de Ctésiphon, dont
elle n’était séparée que par une distance de quatre lieues environ. Les
difficultés naturelles du siège s’accroissaient encore par la crainte où l’on
devait être que l’armée du suréna, réunie devant la capitale, ne vint, par une
diversion continuelle, en troubler les opérations. Et effectivement, dans le
chemin qu’il fallut parcourir pour se rendre de la citadelle déjà prise à celle
qui restait à prendre, on rencontra plusieurs détachements de cette armée qui
se cachaient dans de petits bois épais, formés par des vignes et des palmiers
entrelacés, dont le pays était couvert, et qui en sortaient, de temps à autre,
pour se jeter tantôt sur l’avant-garde, tantôt sur la réserve de l’armée
romaine. Dans un de ces engagements partiels, Julien lui-même faillit périr.
Une fois arrivé devant Maoza-Malcha, il fallait donc
n’y pas rester longtemps, frapper fort et aller vite. Julien mit en
observation, du côté de Ctésiphon, Victor avec son infanterie, en le chargeant
de balayer tous les bords du Tigre. Puis, n’espérant pas de la force seule un
résultat assez complet, il se décida à y joindre la ruse. Une mine fut creusée
à une distance considérable de la ville, sous la direction des généraux Névitta et Dagalaîphus, et trois
cohortes choisies s’engagèrent dans ce défilé souterrain, qu'on tint assez
large pour laisser passer deux hommes de front, et qu’on préserva de tout
éboulement par des poutres placées de distance en distance. Quand Julien fut
averti que ces hardis pionniers, cheminant sous le sol, étaient arrivés jusque
sous les murailles de la ville et au pied des tours, il fit sonner la charge et
l’assaut fut livré avec de grands cris et une effroyable vigueur. Toute la garnison,
quittant les tours, accourut sur les remparts, plus étourdie du bruit
qu’effrayée de l’attaque, car elle se croyait imprenable. Les soldats
chantaient des airs nationaux à la gloire des Perses, et se répandaient en
railleries piquantes contre les Romains: «Vous monteriez plutôt dans la demeure
étoile du Dieu suprême, criaient-ils aux assaillants, que d’entrer dans Maoza-Malcha.» Comme ils parlaient, ils entendirent
derrière eux une grande rumeur, et en se retournant virent des soldats romains
passer leur tête aux fenêtres delà principale tour. C'étaient les légionnaires
sortis de la mine par une ouverture silencieusement pratiquée, et qui s’étaient
emparés de l’ouvrage abandonné. Ils n'y avaient trouvé qu’une femme qui était
en train de moudre du pain. Leur situation au centre de la ville ennemie eût
été assurément fort précaire si, dans toute guerre et principalement dans les
pays barbares, tout ne dépendait de la première impression. La surprise, puis
l’effroi, firent tomber un instant les armes des mains des Perses : les
assaillants en profitèrent sans délai pour pousser une nouvelle charge qui enfonça
les portes, et la ville, en un instant, fut livrée à toutes les horreurs d’une
invasion à main armée. Cette fois, Julien ou n’essaya pas de modérer l’ardeur
des soldats, ou n'y réussit pas. Tout fut saccagé et massacré sans pitié. Des
fugitifs réfugiés dans les cavernes voisines furent étouffés par un feu de
sarments qu’on alluma à l’orifice. Le général Nabdates,
qui avait obtenu sa grâce avec quatre-vingts hommes de sa garde, ne jouit pas
longtemps de cette faveur. Peu de jours après le pillage de la ville, il se
prit de querelle avec Hormisdas, à qui aucun de ses compatriotes ne pouvait
pardonner sa défection, et on le brûla tout vif pour le punir de son insolence.
Mais si l’ardeur de la lutte fit oublier ce jour-là à Julien la douceur
naturelle de ses habitudes, il y avait des vertus plus classiques encore, dont,
même tout couvert de sang, il ne perdit pas le souvenir. On lui amena des
vierges captives, d’une grande beauté, qui étaient livrées, suivant l’usage oriental,
à la discrétion du vainqueur. Un lecteur assidu de Plutarque el de Tite-Live
savait, de reste, comment Alexandre et Scipion s’étaient conduits en pareille
occurrence, et les jeunes filles furent pieusement rendues à leurs parents.
Dans le pillage de tant de richesses, il ne réclamait rien pour lui-même, et ne
perdait aucune occasion de faire honte à ceux qui cherchaient à joindre les
profits à l’honneur de la victoire. Ses soldats murmuraient parfois de la
faiblesse des gratifications qu’il leur distribuait, et trouvaient que, pour
tant de périls, cent pièces d’argent étaient une rémunération bien
insuffisante, même en y joignant des couronnes murales, sorte de récompense que
Julien avait remise en honneur, mais dont plus d’un Celte ou d’un Goth romanisé
ne comprenait qu’imparfaitement la valeur. Il leur répondait avec une indignation
dont le sentiment était vrai, bien que l’expression fût un peu étudiée: «Les
richesses sont devant vous; c’est votre courage qui doit les conquérir... Pour
moi, bien que noble par ma naissance, je n’ai reçu d’autre patrimoine de mes
pères qu’un cœur exempt de crainte : et, tout empereur que je suis, ne mêlant de
prix qu’à la culture de l’âme, je ne rougis pas de faire profession d’une
honorable pauvreté. Fabricius, quand il conduisit de grandes guerres, était
pauvre de bien et fut riche de gloire. Vous serez riches comme lui, si vous
suivez sans crainte la voix de Dieu et la mienne: sinon, si vous voulez revenir
aux exemples des anciennes séditions, faites. Je saurai mourir debout, comme il
convient à un empereur. Je fais peu de cas de cette vie, qu’un accès de fièvre
peut m’enlever; je n’ai point régné de telle sorte que je ne puisse me résigner
à la condition privée.» Puis, songeant avec complaisance au bel effet oratoire
que produisaient tant de vertus, jointes à tant d’exploits : «En voilà assez,
reprenait-il, pour donner matière à parler à l’orateur de Syrie.» «C’était moi,
assurément qu’il voulait dire, ajoute Libanius In rapportant avec émotion ce
dernier trait.»
La prise des deux forteresses et de plusieurs autres petits châteaux forts
qui tombèrent l’un après l’autre, abandonnait sans défense aux Romains toute la
rire occidentale du Tigre. Leurs avant-postes pouvaient déjà s’avancer, sans
rencontrer d’ennemis, jusqu’aux portes de Séleucie, et piller sur leur chemin
toutes les magnifiques résidences royales et les élégantes villas dont cette
plaine était couverte. Les soldats s’amusaient, des journées entières, à
abattre sur leur passage le gibier de toutes sortes, grosses et petites bêtes,
ours, lions, sangliers et daims, qu’on entretenait dans des bois réservés pour
le plaisir des princes. Mais Séleucie, ou (comme les Perses l’appelaient dans
leur langue, ne voulant pas se servir du mot grec) Coché était liée à Ctésiphon
par un pont, et, en réalité, n’en était plus que le faubourg. Le siège d’une
des deux villes exigeait donc au moins l’investissement de l’autre; et, pour
investir Ctésiphon, un dernier coup de main était nécessaire. Il fallait passer
le Tigre et en venir décidément aux prises avec l’armée du suréna, qui ne
pouvait pousser plus loin sa retraite. Le passage du Tigre, dont le lit est
large en cet endroit, et les bords escarpés, était par lui-même une périlleuse
opération. La difficulté s’accroissait encore par les travaux de défense de
toute nature dont on n’avait pas manqué de fortifier la rive orientale, et derrière
lesquels le général perse vint ranger ses cuirassiers gigantesques, ses habiles
archers, et enfin ses terribles éléphants, qui auraient foulé aux pieds,
s’écrie Libanius tout épouvanté, des légions de Romains aussi facilement qu’un
champ de blé. On disait qu’un des fils du roi était venu sur les lieux prendre
part au commandement. La construction d’un pont devant une telle ligne de
combat était impossible. Ce fut à sa flotte que Julien eut recours.
Il l’avait laissée sur l'Euphrate. Il entreprit de la faire passer dans le
Tigre, Le canal de Nahar-Malcha ne pouvait lui être
d’aucune utilité dans ce dessein, car il venait déboucher au-dessous de
Séleucie, sur un point dont les légions n’étaient pas encore maîtresses. Ce fut
de l’ancien canal de Trajan, dont la jonction avec le Tigre avait lieu plus en
amont, que Julien songea à faire usage. On vit là le mérite toujours persistant
de ccs armées romaines, composées de travailleurs aussi bien que de soldats. Le
vieux canal était à sec et à moitié bouché : on le rouvrit en peu de jours à
force de bras; puis une énorme digue interrompit le cours de l'Euphrate, au
lieu même où il prêtait ses eaux au Nahar-Malcha, et
les détourna dans le lit nouvellement creusé. Les flots s’y précipitèrent avec
impétuosité, et, quelques heures après, les habitants de Ctésiphon et de Coché,
du haut de leurs remparts, aperçurent avec une douloureuse surprise les navires
romains débouchant en triomphe au milieu du Tigre. Dans la matinée même,
quatre-vingts navires furent déchargés et mis en état de recevoir des troupes.
Celle opération s'accomplit en secret, pendant que, pour distraire et l’armée
qui aurait pu s’en préoccuper, et les ennemis à qui aucun mouvement ne pouvait
échapper, Julien, déployant ses légions sur un emplacement qui s’étendait
jusqu’au pied des murailles de Coché, présidait lui-même à de brillants jeux
militaires. Mais le soir, il rassembla son conseil de guerre, et lui déclara
brusquement son intention d’opérer le passage du Tigre dans la nuit.
L’épouvante fut générale, et tous les officiers combattirent ce hardi dessein.
Julien laissa parler tout le monde; puis, sans se laisser ébranler: «Il y va,
dit-il, du succès de la campagne et de la sûreté de l’armée. Autant aujourd’hui
que demain; demain, ni les ennemis ne seront moins nombreux, ni le fleuve ne
sera moins large, ni ses bonis ne seront moins élevés.» Il donna alors le
signal et fut obéi. Cinq navires, chargés de légionnaires, formaient le premier
convoi, qui mit à la rame et se perdit dans les ténèbres. Peu d’instants après,
un jet de flammes, parlant de la rive opposée, éclaira le fleuve d’une lueur
sinistre, à la faveur de laquelle Julien put distinguer ses navires tombés aux
mains des ennemis et déjà chargés de torches embrasées. Il comprit du premier
coup toute la gravité de cet échec; mais, avant que personne autour de lui eut
eu le temps de se reconnaître: «C’est le signal convenu, s’écria-t-il; nos amis
sont maîtres du rivage, hâtons-nous de les rejoindre.» Sans perdre un instant,
toute la flotte prit le large, Julien lui-même s’embarquant avec son infanterie
légère. La masse immense des vaisseaux et la force réunie de tant de rameurs
domptèrent la violence du courant et amenèrent l'escadre entière sur la rive
orientale, assez tôt encore pour délivrer les navires captifs et éteindre les
flammes qui les dévoraient. L’ardeur de la troupe était telle, qu’un certain
nombre de soldats, qui n’avaient pu prendre place sur les navires, se mirent à
la nage ou à cheval sur leurs boucliers, et vinrent aborder seuls au rivage.
Mais ce n’était pas tout de toucher le bord, il fallait y prendre terre. Le
soldat, à peine débarqué, se vit au pied d’une côte escarpée qu’il dut gravir dans
l’ombre, tout chargé du poids de ses armes et sous une grêle de dards, de
pierres et de matières enflammées. Le moindre choc était suivi d’une chute
certaine dans l’abîme. Julien, montant le premier tout d’une haleine, parvint
non sans peine, avec sa troupe légère, sur le sommet d’une éminence où il put
s’arrêter et attendre d’être rejoint par le reste de ses forces. Il les réunit
alors en une seule masse, mettant au centre les
hommes dont il était le moins sûr, et garnissant le front et les derrières par
l’élite des guerriers les plus éprouvés. C’était, dit Ammien Marcellin, une
disposition empruntée aux descriptions d’Homère; mais il n’emprunta à personne
l’heureuse idée de pousser sur-le-champ ses hommes sur le centre de l’armée
ennemie, afin d’en venir tout de suite à un combat corps à corps, et d'enlever
aux Barbares l’avantage que leur donnaient la supériorité et le nombre de leurs
armes de trait. À cette nuit de veille et de fatigue succédèrent douze heures
de combat, au bout desquelles les Perses rentrèrent en déroute dans les murailles
de Ctésiphon. Les vainqueurs les poursuivaient l'épée dans les reins, et
seraient entrés à leur suite, dit-on, dans la ville, si le maître de
l’infanterie, Victor, craignant quelque piège, et déjà blessé lui-même, ne les
eût arrêtés dans leur essor. La perte des deux armées était très inégale, et
l’avantage moral des Romains plus grand encore que leur triomphe effectif.
Le lendemain, tout le reste de l’armée, avec les bagages, les gens de suite
et les machines, opéra tranquillement et triomphalement le passage du fleuve.
On fit le partage du butin, qui était immense; les soldats reçurent leurs
récompenses. Puis il fallut aussi remercier les Dieux, et principalement Mars,
qui avaient bien mérité de Rome et de Julien. Un immense sacrifice était
préparé, formé de dix taureaux du plus beau choix, qui devaient être tous
immolés successivement. La cérémonie commença au milieu de l'allégresse
universelle. Mais, ô surprise! tous les présages furent défavorables. Les neuf
premiers taureaux, arrivant la tête basse et l'air tout abattu, se couchèrent
d’eux-mêmes devant l’autel; le dixième se débattit el rompit ses liens, puis,
quand on l’eut assujetti et frappé, ses entrailles offrirent le plus sinistre
aspect. Pour le coup, Julien, qui ne s’attendait à rien moins, s’emporta contre
des Dieux, qui se montraient, au moment décisif, de si importuns trouble-fête.
Il attesta Jupiter que, puisque Mars était si difficile, il ne lui offrirait
plus de sa vie aucun sacrifice.
En réfléchissant pourtant, pendant la nuit et les jours qui suivirent, au
parti qui lui restait à prendre, Julien put se convaincre, sinon s’avouera
lui-même, que Mars avait bien quelque sujet d’être inquiet. Sous les plus
brillantes apparences, la situation de l’armée romaine était au fond
très-critique et d’un extrême péril. Tant d’efforts et de victoires n’avaient
réussi qu’à l’amener à deux cents lieues de l’empire, sans qu’on eût ménagé sur
ses derrières aucune communication régulière, ni gardé aucune place de sûreté,
ni assuré aucune ligne pour la retraite. Depuis plus d’un mois, aucun courrier
d’Antioche n’était arrivé, la route qu’on venait de suivre à travers le désert
n’étant ni frayée ni connue des postes romaines. Et, pour empêcher qu’on ne
s’inquiétât trop de ce silence, Julien en était réduit à faire croire à son
armée que des communications secrètes des Dieux suppléaient aux nouvelles qu’il
ne recevait pas. Tout avait été combiné, conduit, sacrifié pour opérer
rapidement un grand coup de main sur Ctésiphon; le jour était donc venu de le
frapper, mais était-il possible? C’est, à l’épreuve, ce qui devint douteux.
Quelque grand, en effet, que fût le triomphe remporté la veille, il était
clair qu’on n’avait pas eu en tête la principale armée des Perses, et la
meilleure preuve, c’est que Sapor ne la commandait pas. Il n’était pas même
dans Ctésiphon. Un souverain si renommé, si courageux, si habile, n’abandonnait
pas sa capitale sans quelque secret dessein. Il fallait donc croire, et les
captifs comme les espions confirmèrent bientôt cette supposition, qu’il s’était
retiré dans quelque partie reculée de son empire, pour y rassembler le gros de
ses forces, appeler à son aide tous les petits souverains de la haute Asie, et
fondre ensuite sur l’armée romaine lorsqu’elle serait épuisée par les fatigues,
réduite par les combats, et parfaitement isolée en pays ennemi. Le succès d’une
telle manœuvre dépendait essentiellement de la durée de la résistance de Ctésiphon.
Mais la ville était grande, forte; ses communications restaient ouvertes du
côté du midi par le Tigre; elle était soutenue par l’espoir d’un prochain
secours. Julien n’avait au plus que quarante mille hommes, déjà fatigués par
une longue route; s’il ne craignait point d’échec, il pouvait craindre des
lenteurs, et quelques jours perdus pouvaient amener sur lui une de ces masses
d’hommes indisciplinées, mais innombrables, portées par des bêtes gigantesques
et marchant comme le débordement d’un fleuve plutôt que comme l’invasion d’une
armée, telles qu’en recélaient dans leurs profondeurs inconnues les flancs
mystérieux de l’extrême Orient.
Pour faire face à ce péril dont on ne pouvait se dissimuler l’imminence et
la gravité, Julien aurait eu besoin de voir arriver à point nommé les vingt ou
trente mille hommes qu’il avait laissés en Mésopotamie, sous le commandement de
Procope et de Sébastien, et qui avaient dû opérer leur jonction avec l’armée
d’Arménie. Il leur avait bien donné, en effet, rendez-vous devant Ctésiphon au
cas très-improbable où ils ne rencontreraient pas d’obstacles sur leur route :
et peut-être s’était-il flatté vaguement de leur concours pendant la durée de
l’expédition, pour écarter les craintes que sa raison lui suggérait, et
caresser les illusions d’un projet favori. Mais comment espérer sérieusement
que vingt-cinq mille hommes, abandonnés à des généraux de second ordre, se fussent
aventurés jusqu’à traverser seuls toute l’étendue de la province d'Assyrie, au
milieu des difficultés sans nombre du terrain et de la résistance des
populations? En admettant même qu’ils eussent tenté ce prodige de hardiesse,
pouvaient-ils arriver à jour fixe? Avaient-ils pu mettre, à parcourir les deux
côtés de cet immense polygone, seulement le temps qui avait à peine suffi à
Julien pour suivre la diagonale? Un coup d’œil sur la carte suffit pour
expliquer comment ils ne se trouvèrent pas au rendez-vous, sans avoir besoin de
recourir, comme Libanius et Gibbon après lui, à la trahison du roi d’Arménie. Arsace, assurément, Asiatique, chrétien et offensé, ne
pouvait avoir ni le désir ni le devoir d’aider bien efficacement les
entreprises audacieuses d’un Romain, d’un ennemi et d'un oppresseur, et tout
fait croire qu’il se conduisit en effet très mollement; mais au fond il ne
pouvait rien faire, et on ne devait rien attendre de lui. Si Julien avait
compté réellement sur le secours de ces renforts, c’est une preuve de plus que
l'impatience et l’irritation avaient égaré dans le plan général de celle
campagne la sagesse accoutumée de son jugement militaire.
Quoi qu’il en soit, à partir de ce moment on vit l’incertitude se glisser
dans ses conseils. Il resta plusieurs jours en observation devant Ctésiphon et
aux environs, sans se mettre en devoir de commencer le siège. Il essayait, par
de feintes manœuvres, d’appeler de nouveau l'armée perse dans la campagne; mais
elle était sûr ses gardes, ne voulait plus quitter l’abri des murailles, et les
généraux lui faisaient dire que, s’il tenait absolument à livrer bataille, il
n’avait qu’à aller chercher le grand roi, ou seulement à l’attendre. A force de
recevoir ces défis dérisoires, une nouvelle idée s’empara de son imagination.
Pourquoi consumer devant quelques remparts ses forces et son temps? Alexandre,
le seul avant lui qui eût marché si loin au-devant de l’aurore, s’était-il
soucié de se battre contre des pans de murailles? Non ; c’était à ciel
découvert, et en rase campagne, qu’il avait provoqué et immolé l’ennemi de la
Grèce. Engagé au service des mêmes Dieux et poursuivant la même entreprise,
Julien se demanda ce qu’il pouvait faire de mieux que d’imiter un si grand
exemple? Les plaines d’Arbelles n’étaient pas loin:
quelques jours de marche et un peu d’audace suffisaient pour porter le disciple
de Jamblique sur les bords où croissaient les palmes qu’avait cueillies l’élève
d’Aristote.
Une fois conçue, la pensée d’aller au-devant de Sapor pour lui offrir la
bataille ne quitta plus son esprit. Coûte que coûte, d’ailleurs, c’était un
grand éclat qu’il lui fallait. Entrer dans Babylone, comme Cyrus, s’emparer du
camp d’un nouveau Darius, peu importait, pourvu qu’on fît taire à force de
gloire les railleries des chrétiens d’Antioche. Ce plan, rapidement substitué à
celui qui l’avait inspiré jusque-là, détermina l’accueil qu’il fit à deux
émissaires, l’un officiel, l’autre secret, qui arrivèrent du camp de Sapor, et
qui obtinrent audience de lui tous les deux, par l’intermédiaire d’Hormisdas.
Le premier était un député qui venait apporter des propositions de paix,
étaient-elles sérieuses et conformes à la position des armées victorieuses de
Julien? Sapor voulait-il réellement, au prix de quelques sacrifices, prévenir
l’issue toujours incertaine d’une bataille? C’est ce que nous ne pouvons savoir
avec certitude, dans le silence d’Ammien Marcellin, dont le texte mutilé nous
manque ici subitement. Libanius exalte en termes aussi emphatiques qu’obscurs
le courage de son héros qui refusa, suivant lui, de se contenter de la moitié
de l'empire perse. Socrate, au contraire, ne voit dans ce refus que l’effet
d’une ambition insatiable et téméraire. Ni l’un ni l’autre ne méritent d’être
crus entièrement dans leurs paroles d’enthousiasme ou de haine; mais ils s’accordent
tous deux à reconnaître que, malgré l’insistance d’Hormisdas, le député de
Sapor repartit sans avoir rien obtenu. Socrate prétend que ce fut le philosophe
Maxime qui combattit le plus vivement, dans le conseil, toute idée de paix. Il
rappela, suivant cet historien, que jamais Alexandre n'avait admis de pareilles
ouvertures, et il insinua en même temps que Pythagore pouvait bien avoir raison;
que la métempsycose n’était pas un système si absurde qu’on le pensait généralement;
qu'il y avait dans le monde des rapports de situation et de caractère bien
étranges, et qu'enfin l’âme de Julien, si semblable à celle du fils de
Philippe, n’avait peut-être, pour trouver le chemin de la victoire, qu’à
consulter les vagues réminiscences d’une vie antérieure.
L’autre Persan, qui reçut un meilleur accueil, était ou disait être un
noble de la cour de Sapor, maltraité par la tyrannique injustice de son maître.
Il avait encouru quelque disgrâce; et, pour lui faire sentir le déplaisir
royal, on l’avait privé de ses biens et mis à la torture. Il arrivait, le cœur
pénétré de ressentiment, et prêt, pour se venger, à livrer les secrets de son
maitre el l’indépendance de sa patrie. Il offrait de conduire l’armée romaine
par des chemins à lui connus, et de lui fournir ainsi l'occasion de prendre
Sapor à l’improviste. Cette histoire avait une étrange ressemblance avec le
fameux trait du satrape Zopyre, livrant la capitale
de l’Assyrie au fils d’Hystaspe, et il n'était pas
même besoin de croire à la métempsycose pour qu’une analogie si évidente fit
naître de grands soupçons. Toute la cour vit donc le transfuge avec méfiance,
et principalement le prince Hormisdas, qui connaissait par expérience la perfidie
de ses concitoyens. Julien seul avait pris l’habitude de tout croire, et
voulait vaincre à tout prix.
Les propositions du Persan furent donc acceptées, et il fut résolu qu’on
marcherait, sous sa conduite, vers l’intérieur de la Perse, et qu’on irait
au-devant de Sapor. Mais il n'est pas sans inconvénient de changer de résolution
au milieu d’une campagne. Ce qui avait été jusque-là une force immense pour
Julien devint subitement, pour l’exécution de ses nouveaux plans, un immense
embarras. Que faire de la flotte, pendant qu’on s’éloignerait du Tigre et qu’on
s’enfoncerait dans les terres? Si on la laissait sans défense, elle devenait
rapidement la proie et le trophée des Barbares. Si on essayait, soit de la
faire garder par des troupes, soit de lui faire remonter l’un ou l’autre des
deux fleuves, il fallait laisser à bord un détachement d’hommes considérable, et
Julien n’avait pas un soldat à éloigner du champ de bataille. Dans cette
incertitude, le transfuge fut le premier à exprimer tout haut une pensée qui
traversait déjà l'esprit de Julien, mais à laquelle il n’osait s’arrêter. Une
bouche étrangère put seule proposer, sans frémir, de livrer aux flammes
l’arsenal et la citadelle mobiles, dernière image qui représentait à l’armée
romaine la patrie éloignée.
Le mot une fois lâché, les arguments à l’appui d’un dessein si étrange ne
manquèrent pourtant ni à Julien lui-même, ni aux conseillers perfides ou
flatteurs qui l’environnaient. Au point où en étaient les choses, la flotte,
dit-on, était une entrave et non un secours: elle enchaînait l’armée aux rives
du fleuve; elle occupait inutilement plus de vingt mille bras qui pourraient
porter les armes; elle offrait un asile à tous les soldats fatigués ou
paresseux, qui voulaient se reposer à moitié chemin après une victoire
imparfaite. Les ondes du Tigre, d’ailleurs, plus impétueuses que celles de l’Euphrate,
fatiguaient les carènes des bâtiments, et on n’avait que le choix, ou de les
détruire d’un coup, ou de les voir se dissoudre pièce à pièce. Enfin, à quoi
servait cet immense magasin? Que fallait-il, à le bien prendre, pour ruiner à
jamais la puissance des Perses? Quatre jours de nourriture pour quatre jours de
marche, et un soldat assez dispos pour porter les provisions à dos. Le
lendemain de la bataille, on aurait à sa discrétion toutes les richesses d’un
empire.
Personne ne combattit ces raisonnements, bien qu’ils n’eussent au fond
convaincu personne. A l’exception de douze petits navires qu’on devait
transporter sur des chariots pour bâtir des ponts en cas de besoin, toute la
flotte (onze cents bâtiments d’un seul coup) fut donc condamnée à périr. L’exécution
commença, mais quand le dévorant incendie eut enflammé l’horizon de ses lueurs
lugubres, un murmure sourd gronda de toutes parts. Le soldat pleurait sa
patrie, désormais séparée de lui par des montagnes de sables et par les anneaux
redoublés de deux fleuves infranchissables. On cherchait des yeux le transfuge,
conseiller funeste désigné à l’indignation publique. Tout à coup on ne le
trouva plus : il avait disparu, laissant l’armée sans moyens de retour et sans
guides pour avancer. Quelques hommes de sa suite, arrêtés et mis à la torture,
avouèrent qu’il n’était venu que dans le dessein de tromper l’empereur; el
Julien, couvert de rougeur, dut reconnaître sa crédulité. Son orgueil fléchit,
et il ordonna qu’on éteignît le feu; mais il était trop tard pour en arrêter
les progrès.
Force était donc de marcher en avant et un peu au hasard, puisque, après la
flotte perdue, le siège n’était plus possible et qu’on ne pouvait plus reculer.
On comptait au moins, pour se nourrir, sur les ressources des plaines fertiles
de l’Assyrie. Vain espoir! Les Romains avaient dévasté eux-mêmes dans les jours
précédents, pour affamer plus aisément Ctésiphon, toutes les campagnes qui
bordaient immédiatement le Tigre; el le patriotisme des habitants continuait
plus loin cette œuvre de destruction. Partout les villages étaient abandonnés;
les habitants, réfugiés dans les villes fortifiées et sur les montagnes, avaient
mis le feu à tous les champs de blé et à tous les pâturages. Les herbes
enflammées empêchaient l’armée d’avancer. Ailleurs, on avait levé les digues,
et l’eau achevait les ravages commencés par le feu. Du sein de ce sol dévasté,
puis détrempé, s’élevaient des milliers d’insectes et de mouches venimeuses,
qui mettaient les bêtes et les hommes nuit et jour au supplice. Aux extrémités
déjà plaine, on apercevait les escadrons détachés de l’armée persane, reconnaissables
à l’éclat de leurs armures brillantes et flexibles. Mais leurs mouvements
rapides et irréguliers, paraissant tantôt sur la droite, tantôt sur la gauche
de l’armée romaine, ne donnaient aucune indication claire sur la situation
véritable du camp de Sapor, ni sur la direction qu'il fallait suivre pour
l'atteindre. Quelque prisonniers qu’on réussit à faire, et que Julien fit voir
avec ostentation à ses légions découragées, ne donnèrent pas des indices plus
certains. On cheminait au milieu de mille souffrances, sans bien savoir ce
qu’on cherchait ni où on allait.
Un immense cri, un vœu insensé, mais irrésistible, de retraite et de
retour, s’éleva dans toute l’armée. Les légions se refusèrent obstinément à
faire un pas de plus dans ce chemin pénible qui ne menait nulle part. Julien
les harangua inutilement, et leur représenta sans fruit que la retraite était
plus périlleuse que la marche, et que la victoire était la seule ressource des
situations désespérées. Ces arguments, qui contenaient l’aveu de son imprudence,
ne relevaient pas les courages : on s’en emparait seulement pour l’accuser et
le maudire. Il consultait les oracles : ils étaient muets ou sinistres. L’idée
d’une malédiction attachée à sa personne commençait à se répandre. Le Dieu
qu’il avait offensé se vengeait de lui; ceux qu’il avait servis
l’abandonnaient. Les deux religions semblaient le condamner. La superstition
des païens voyait en lui la victime d’un destin capricieux. La piété des
chrétiens adorait la justice qui frappait un sacrilège. Chrétiens et païens ne
voulaient plus marcher à sa suite. Après beaucoup de délibérations, Julien se
résigna à commander la retraite, mais non en rejoignant le Tigre, comme le
demandaient les soldats aveuglés, car il eût été aussi honteux qu’impossible de
repasser en déroute sous les murailles de Ctésiphon. Il tendit vers le nord en
ligne droite pour gagner, en longeant la montagne, les provinces de Corduène,
limite méridionale de l’Arménie. Peut-être aussi par cette route, qui le
maintenait plus longtemps en territoire étranger, espérait-il encore rencontrer
quelque part l’ennemi et rétablir ses affaires par une grande bataille. Ce fut
le 16 de juin que le mouvement de retraite commença, et il y avait soixante-dix
jours que la frontière perse avait été franchie'.
Rien n’est triste comme la retraite d’une armée vaincue en pays ennemi. Le
péril et la mort apparaissent dans leur horreur, dépouillés de tout prestige de
gloire. Pour Julien, surtout, l’angoisse était affreuse; car, si la route était
pénible, le retour n’offrait en perspective que les outrages d’une secte
abhorrée. Il n’eut pas pourtant beaucoup le loisir de savourer l’amertume de ces
pensées. La première nuit de la retraite fut obscure et sans étoiles, «comme il
arrive, dit le superstitieux Ammien, dans toutes les conjonctures douteuses.
Nul n’osa ni s’asseoir, ni éteindre ses feux.» Mais à l’horizon on distinguait
confusément quelques masses noires que les une prenaient pour des onagres
marchant en troupes afin d’éviter les attaques des lions; les autres, pour des
tribus de Sarrasins. Au point du jour, on reconnut les cuirasses éclatantes de
la cavalerie perse; et l’audace des escadrons volants, qui se mirent à harceler
les flancs de l’armée de plus près que de coutume, fit voir que les ennemis
comprenaient tout le péril de la situation des Romains. Cinq jours s’écoulèrent
en marches pénibles et en escarmouches constantes et meurtrières. Le 22 juin,
aux environs d’un lieu assez vaguement désigné sous le nom de Maronga, une attaque un peu plus sérieuse eut lieu. La
grosse cavalerie dos Perses, avec ses hommes tout bardés de fer, et un corps
d’armée soutenu par des éléphants, approchèrent à distance de combat. Julien
crut avoir retrouvé la fortune, et se hâta de saisir l'occasion de vaincre. Il
ne fut que trop ardent et son armée trop courageuse, car l’ennemi, effrayé
sur-le-champ, recula en lui laissant seulement quelques prisonniers.
Se battre, en effet, pour les Perses, était superflu : la famine suffisait
pour achever ce qui était au-dessus de la force des armes. Elle devenait chaque
jour plus affreuse : on était obligé de distribuer aux soldats les provisions
mises en réserve pour les officiers, et l’empereur lui-même ne permettait plus
qu’on servît sur sa table autre chose qu’une bouillie épaisse, dont le dernier
de l’armée n’aurait plus voulu.
Bien que son âme fût navrée de douleur et son corps épuisé par le jeûne et
les fatigues, son esprit pourtant travaillait toujours. Les récits de
l’histoire, les fables des poètes, se présentaient confusément à son imagination
et s’animaient devant ses regards, la nuit, pendant cet état incertain entre la
veille et le sommeil, que connaissent tous ceux qui ont souffert. Un matin, il
fit appeler en toute hâte les aruspices et leur raconta ce qui suit : Pendant
qu’il était couché à terre, suivant son usage, et plongé dans la lecture d’un
livre de philosophie, à l’heure des plus profondes ténèbres, il avait vu entrer
sous sa tente le génie de l’empire, portant les mêmes traits sous lesquels il
lui était déjà apparu, à Lutèce, la veille du jour où il fut fait auguste, mais
cette fois pâles et défigurés. La vision passa devant lui, sans dire mot, en
couvrant de son voile sa tête et sa corne d'abondance. Il s’était levé
brusquement pour la suivre; puis, n’y pouvant réussir, il s’était précipité
hors de sa tente pour aller offrir un sacrifice aux Dieux ; mais, à ce moment,
il avait aperçu dans le ciel une lueur brillante qui traversa l’air et
s’évanouit. Les aruspices connaissaient probablement Plutarque, et, s’ils
avaient pris soin de la raison défaillante de leur empereur, ils l’eussent
engagé à songer moins souvent à Brutus veillant dans les champs de Philippes.
Mais ils consultèrent gravement leurs livres, cl lui firent voir, dans un ouvrage
d’un célèbre augure, Terquitius, sur les choses
divines, qu’on ne devait jamais engager de combat quand on avait vu un
brandon céleste. Le conseil était plus facile à donner qu’à suivre, entre un
ennemi pressant et une armée affamée.
Aussi la dévotion céda à la nécessité, et ce-jour-là, en dépit des augures,
la marche ne fut qu’un long combat. Les Perses attaquaient partout, en tête, en
queue, au centre. De chacune des collines dont le pays était coupé, et qui
dominaient la route, à tout instant, on voyait déboucher un gros de cavaliers
qui chargeaient à fond, puis se retiraient à toute bride, ou bien on recevait
une grêle de traits lancés par des mains invisibles. Julien courait de tous
côtés pour faire face sur tous les points menacés. D’ordinaire, il marchait à
l’avant-garde, et, dans un moment de relâche, il avait détaché sa cuirasse pour
respirer plus librement. Un cri d’alarme le rappela vers l’arrière-garde : il y
courut. A peine y était-il que les Cataphractes des Perses fondaient sur le
centre avec ces terribles éléphants dont l’odeur seule, pendant ces jours de
chaleur excessive, faisait fuir et cabrer les chevaux des Romains. La
cavalerie, pour ce motif, ne pouvant faire son office, ce fut à la tête de
l’infanterie légère que Julien soutint cette charge redoutable. En dirigeant
habilement les traits des archers sur les jambes des chevaux et des éléphants,
il fit reculer les assaillants, qui se hâtèrent de rejoindre l’éminence qui
leur servait d’abri, et dont ils ne voulaient pas s’écarter. Son ardeur s’anima
à la vue des ennemis qui fuyaient, et les montrant du doigt à la cohorte qui
l’entourait et qu’on nommait les Candidats, sans doute à cause de la blancheur
de ses vêlements « Suivons-les» leur dit-il. Mais personne ne se pressait de
lui obéir; on s'effrayait de le voir sans armure, et on le priait en grâce de
s’arrêter. Comme il résistait et s’arrachait des mains de ceux qui retenaient
son cheval, un javelot vint lui raser le bras, et, en lui perçant les côtes, se
loger dans la partie inférieure du foie. Il porta précipitamment la main sur la
blessure, et essaya d’arracher le trait; mais le tranchant de l’acier lui coupa
les doigts. Alors il poussa un grand cri en regardant le ciel, et tomba sans
connaissance. Le combat continua sans lui, avec un effroyable acharnement.
L’ardeur des Perses était doublée par l’espérance d’exterminer l’ennemi d'un
seul coup; celle des Romains, par l’horreur de leur situation. La nuit seule
mit fin à la mêlée, qui coûta la vie, du côté des Romains, au maître des
offices, Anatole; du côté des Perses, aux deux satrapes Méréna et Nohodare.
A peine les armes posées, tout le monde s’assembla près de la tente où l’on
avait transporté l’empereur blessé, et où son médecin et son ami Oribase était
en train de sonder et de panser sa blessure. Les bruits les plus sinistres
circulaient déjà. La blessure était grave, et lui-même, disait-on, s’était
senti frappé à mort. Sans doute aussi on rapportait déjà diversement le cri qui
lui était échappé. Suivant les uns, il s’était écrié : «O Galiléen, tu as
vaincu!» suivant les autres: «Soleil, tu m’as trompé!» et il avait maudit ses
Dieux. Le retour du blessé à la vie mit fin à ces commentaires. Il se
réveillait plein d’ardeur et demandait ses armes et son cheval pour combattre.
Il cherchait surtout avec inquiétude son bouclier, qu’il craignait d’avoir
laissé tomber dans la mêlée. On le lui apporta et il le prit d’une main ferme, avec
une joie visible. Mais bientôt après le sang se remit à couler avec abondance
de la blessure, et les forces commencèrent à baisser sensiblement. Il demanda
alors le nom du lieu où il était tombé; on lui répondit que c’était un petit
endroit nommé Phrygia. Ce nom parut lui causer une
grande surprise, car il cessa de s’agiter sur sa couche, et demeura frappé de
stupeur: « C’en est fait, dit-il enfin, on m’a toujours prédit que je mourrais
en Phrygie.»
Il no songea plus dès lors qu’à finir en philosophe. Il manda tous ses amis
et leur tint un discours touchant qui n’était pas exempt d'affectation, et qui
en a pris plus encore sous la plume d’Ammien : «Mes amis, leur dit-il, le temps
est venu, vous le voyez, où il faut sortir de la vie et rendre, comme un
débiteur exact, à la nature ce qu’elle m’a prêté. Je m’acquitte envers elle
avec joie, et non avec les regrets que le vulgaire peut supposer. L’opinion
commune des philosophes m'a appris, en effet, que Pâme est appelée à plus de
félicité que le corps, et qu’il faut se réjouir plutôt que s’affliger quand la
meilleure partie de nous-mêmes se sépare de l’inférieure. Je fais aussi
réflexion que la mort est souvent la plus grande récompense que les Dieux du
ciel puissent envoyer aux gens de bien. Je la reçois donc comme une grâce
qu’ils me font pour que je ne succombe pas dans ces extrêmes difficultés, et
que mon âme ne s’abatte ni ne s’avilisse; et je sais par expérience que toute
douleur, insupportable pour les lâches, cède devant le courage. Je n’ai rien
fait dont je me repente, ou dont le souvenir me fasse rougir, ni dans le temps
où on m'avait relégué dans un coin du monde obscur et écarté, ni depuis que
j’ai pris en main l’empire. J’ai regardé ce pouvoir comme une émanation de la
puissance divine : je crois l’avoir conservé sans tache, gouvernant les
affaires civiles avec modération, et n’entreprenant de guerre, soit agressive,
soit défensive, que pour des motifs mûrement pesés. Et si l’événement ne répond
pas de tout point à la sagesse des conseils, c'est que les Dieux se sont
réservé pour eux-mêmes le droit de décider du succès des entreprises. Convaincu
que la fin de tout bon gouvernement doit être l’intérêt et le salut des
peuples, j’ai toujours été, comme vous le savez, porté vers la modération. J’ai
écarté de toutes mes actions cette licence capricieuse, qui corrompt les mœurs
el les États. Toutes les fois que la patrie, celle mère qui a droit de
commander à ses fils, m'a ordonné de marcher au-devant des périls, j’y ai couru
avec joie. Rien n’a pu m’ébranler, et j'ai accoutumé mon âme à fouler aux pieds
la fortune. Je ne crains point de l’avouer, il y a longtemps déjà que j’ai
appris d’un oracle prophétique que je devais mourir parle fer. Je remercie donc
l’éternelle divinité de ne m’avoir réservé à périr, ni dans les embûches d’un
assassin, ni dans les longues angoisses de la maladie, ni de la mort des
coupables; mais de me retirer de ce monde par une issue glorieuse, au milieu de
ma carrière, et dans la fleur de ma renommée. A juger sainement, il y a égale timidité à désirer la mort hors de propos, et à la
craindre quand elle se présente.» Sentant alors sa voix faiblir et le souffle
lui manquer: «J’en ai dit assez pour mes forces, ajouta-t-il. Je ne vous parle
point de l’empereur que vous avez à nommer. Je pourrais ne pas trouver le
meilleur choix; ou bien celui que j’aurais désigné se verrait préférer quelque
autre, et se trouverait par là même dans un extrême péril. Mais, en fils dévoué
de la république, je désire qu’elle trouve après moi un bon chef. »
Puis il fil approcher ses familiers les plus intimes, et, dictant une sorte
de testament militaire, il distribua entre eux ce qu’il possédait. Un seul ne
répondit pas à son appel : c’était le maître des offices; Anatole, tombé le
matin même sur le champ de bataille. Le mourant le chercha des yeux : «Il est
maintenant bienheureux» dit le préfet Salluste, par une expression toute
chrétienne, bien étrange à entendre au lit de mort d’un païen. Julien la
comprit pourtant, et donna de bonne grâce quelques regrets à son ami. Mais
autour de lui on n’avait de pensée et de larmes que pour lui seul. Le désespoir
était général; ceux qui l’avaient maudit le matin le pleuraient dans celle nuit
d'épouvante. Le bruit des gémissements et des sanglots parvint jusqu’à ses
oreilles: «Silence, dit-il, c’est trop de regrets pour un prince qui va
rejoindre le ciel et les astres.» On se tut: se penchant alors vers les
philosophes Maxime et Priscus, il engagea avec eux un entretien sur la nature
et la dignité des diverses sortes d’esprits. Mais sa pensée était confuse et
embarrassée; en parlant, son gosier brûlait. On lui apporta de l’eau glacée
pour se rafraîchir; il prit la coupe, la but d’un trait, et, en la posant, il
expira. Il était dans la trente-deuxième année de sa vie et la seconde de son
règne.
Cette mort sanglante, dans un âge si jeune, après un pouvoir si court, au
fond d'un désert si lointain, est demeurée dans la mémoire des hommes comme un
des jeux les plus tragiques de la fortune, ou un des châtiments les plus
signalés de la Providence. La génération contemporaine des chrétiens,
soudainement affranchie du péril suspendu sur sa tête, n’a pu se défendre
d'applaudir au coup imprévu qui la délivrait. La postérité, à qui la sécurité
permet plus d’indulgence, s’est laissé souvent prendre de pitié pour la
jeunesse, pour la gloire, pour la fleur trop tôt tranchée d'une destinée si
brillante. Un jugement plus calme ne saurait partager ni cette joie, ni ces
regrets. Au point où la folie de tout un règne, couronnée par le malheur d’une
seule guerre, avait conduit le pouvoir de Julien, quoi qu’il arrivât, sa
carrière était terminée, et sa gloire pour jamais obscurcie. Il était parti
d’Antioche, ne pouvant plus régner : il revenait de Perse, n’ayant pas su
vaincre. Ses plus cruels ennemis ne pouvaient lui souhaiter de pire fortune que
de rentrer ainsi sur le territoire de Rome, poussant devant lui les débris
d’une armée et attirant à sa suite, comme une nuée de sauterelles, les
escadrons d’un ennemi rapace. Après un tel désastre, l’Évangile pouvait bien
commander encore aux fidèles de rester soumis à leur oppresseur; mais la voix
de la religion n'eût pas suffi pour dominer celle de tant de soldats irrités,
prompts à publier dans toutes les cités et toutes les chaumières de l’empire
les fautes, l’aveuglement de leur capitaine, et les indices assurés de la
colère céleste. Les populations du monde romain, trop accoutumées à juger les
hommes d’après leur fortune, et les Dieux sur l’efficacité de leur protection,
n’auraient plus balancé entre le labarum de Constantin et l’étendard humilié de
son infidèle héritier. Pour les contenir désormais dans l’obéissance, il n’eût
point suffi à Julien de violences hypocrites et déguisées, comme celles qui
avaient déjà souillé les rues d’Antioche : il eût fallu engager avec les
chrétiens frémissants une lutte ouverte; donner un éclatant démenti à l’équité
vantée du philosophe, et aux promesses de liberté qui avaient honoré le début
de son règne. La flèche qui le frappa dans les plaines de Phrygia en lui prenant la vie lui sauva l’honneur; en lui épargnant la nécessité de
nouveaux crimes, elle a laissé sa renommée en problème devant l’histoire. Les
chrétiens seuls peut-être ont eu sujet de regretter sa perte prématurée.
Quelques jours de plus, l’instruction était plus complète: le monde aurait appris,
par un exemple irrécusable, et pour n’en plus jamais douter, que l’erreur est
condamnée à la violence par la fatalité de sa faiblesse; qu’elle peut promettre
la liberté à la conscience, mais jamais la lui donner; que la vérité seule, eu
un mot, peut se passer de la force, qu’elle seule aussi sait braver. Une telle
leçon n’eut pas été trop payée du sang généreux de quelques martyrs.
Tel qu'il fut cependant, le rapide passage du transfuge païen sur le trône
laisse de grands enseignements pour la moralité de celte histoire. Pour les
recueillir tout entiers et les apprécier dans toute leur étendue, il ne faut
pas craindre de faire libéralement la part aux mérites de Julien, à ses vertus,
à la sincérité même de ses sentiments. Devant une telle impuissance, si
rapidement démontrée, tout ce qui excuse le héros condamne la cause. Les
torts, les malheurs, les crimes même dont on décharge la mémoire de Julien ,
passent au compte des divinités fatales qui l’ont captivé et perdu.
Julien eut des talents : aucun n'était tout à fait du premier ordre; mais
leur combinaison inattendue formait un des mélanges les plus originaux qui aient
jamais paru. Avant tout, il excella dans la guerre; c’est pour le combat qu’il
était né, c’est sur le champ de bataille qu’il parut tout ensemble le plus simple et le plus grand. L’audace et la prudence, le calcul et
l’élan, l’art de profiter de la victoire et la modération de n’en point abuser
: toutes ces qualités contraires, dont l’équilibre fait le capitaine, se
balançaient chez lui dans une juste mesure. César, reparaissant sur les rives
du Rhin, n’eût point désavoué son héritier. Il se fût reconnu dans ces
harangues vives qui savaient parler aux passions soulevées des hommes, ou à
leurs courages abattus. Julien était orateur : il avait l’improvisation et
l’art, l’ardeur spontanée qui jaillit du choc des événements, et cette
délicatesse exquise qui s’éprend de la beauté parfaite et poursuit la grâce
achevée de l’expression. Pour une époque de décadence, et malgré une culture
excessive qui avait surchargé plus que développé ses dons naturels, son goût
est pur et sa diction élégante. Son génie politique était plus borné. La
première des conditions du gouvernement, la droiture du sens, lui manquait. Il
ne voyait pas bien les faits, ne connaissait pas bien les hommes, rêvait et
tentait l’impossible. Constantin n’avait étudié dans aucune école; mais, quand
il vit la terre étendue sous ses pieds, il la mesura sans vertige, et discerna
d’un coup d'œil les besoins de son temps et les désirs de ses peuples. Il fit
une révolution heureuse et fonda une institution durable. Si Julien n’eut point
de ces éclairs qui illuminent les voies de l’avenir, il était doué pourtant des
qualités moyennes qui honorent les souverains: il avait l’esprit d’ordre, le
gouvernement équitable, comme dit Bossuet, le goût des serviteurs honnêtes,
l’application aux affaires, la possession de soi dans les jours de péril,
souvent le charme qui séduit et toujours l'autorité qui fait obéir. Ces dons si
heureux et si rares passèrent sur une tête royale sans le plus léger profit
pour le monde. Une idée malheureuse, une manie perverse, a tout corrompu. De
tant de qualités différentes, Julien ne sut tirer ni une conquête, ni une loi,
ni même un écrit qui lui ait survécu. Sa dévotion puérile, enveloppée dans les
nuages d’une philosophie inintelligible, rend ses meilleurs ouvrages
inabordables pour le lecteur le moins prévenu. Le sujet, d’ailleurs, communique
à l’écrivain sa fadeur : on cherche en vain ce courant de feu qui circule dans
les écrits chrétiens de ce siècle. En sortant du désert brûlant d’Athanase, ou
de la retraite délicieuse de Basile, pour s’asseoir avec Julien sur son Olympe
dépouillé, dans le chœur de ses vieilles divinités, au milieu des fleurs fanées
de sa rhétorique, on se sent saisi d’une oppression qui fait languir. C’est une
atmosphère épuisée dont tout l’air respirable a disparu sans retour. Le même
souffle de mort qui dessécha son éloquence frappa aussi de stérilité tous les actes
de son gouvernement. Entre ses déclamations républicaines et ses habitudes
despotiques, il ne sut ni se reconnaître, ni faire son choix. Servile imitateur
du passé, n’osant rien condamner de ces institutions antiques qu’avaient
fondées des demi-dieux et approuvées des philosophes, il resta sourd par
système aux nouvelles aspirations du monde. Il parla beaucoup de l’égalité des
hommes, du soin des pauvres, de la protection des faibles; mais, ô vertu des
doctrines et néant des hommes! l’émule de Marc-Aurèle a moins fait pour
l’humanité souffrante que le père égaré de l’infortuné Crispus:
nul opprimé, dans la suite des siècles, ne lui a dû sa délivrance ; il n’a
brisé les fers d’aucun esclave. Enfin ces mêmes dieux qui enchaînèrent sa
pensée, égarèrent aussi ses armes; et c’est pour rapporter une couronne sur
leurs autels qu’il s’enfonça dans les plaines où lui-même a trouvé la mort, et
où Rome a laissé sa gloire.
Julien eut des vertus : à quoi servirait de les méconnaître? Ce serait, dit
un sage historien, trop priser les vertus humaines de penser que Dieu les
refuse à ses ennemis. Il maîtrisa ses sens, modéra ses désirs, fut dévoué à sa
patrie et fidèle à ses amis. Ces mérites excellents étaient, il est vrai,
dénués de leur plus grand charme, car aucun n’était tout à fait naturel. Toute
sa personne était étudiée. On ne le vit jamais, comme les âmes vraiment
généreuses, emporté vers le bien sans regard sur autrui et sans retour sur
soi-même. Il imita toujours un modèle et se posa toujours devant un
spectateur. Cette contrainte, qui ne doit point ôter l’estime, mais diminue
singulièrement l’attrait, se reliait à un défaut plus profond, qu’il serait dur
de lui reprocher trop sévèrement, car le malheur de sa jeunesse en fut l’origine
el l'excuse. Julien, opprimé dès son enfance, ne connut jamais la franchise.
Jamais la vérité ne sortit pure de ses lèvres, qui laissaient passer le
mensonge sans répugnance. Dans cette âme, ainsi partagée entre de grandes
vertus et un très grand vice, une religion insensée intervint et fit pencher du
côté du mal la balance encore incertaine. Le paganisme vaincu, réduit à feindre
comme les faibles, lui inspira à la fois ses haines et ses ruses. Ses Dieux
n’étaient pas de ceux qui veulent être adorés tout haut et qui commandent le
martyre. Pour leur complaire, il dissimula toujours; il fit taire ses
ressentiments, son ambition, son enthousiasme, et porta sur le trône l'habitude
de l’hypocrisie. En face du christianisme tout-puissant, il avait feint la
ferveur en consommant l’apostasie : avec les chrétiens soumis, il feignit la
justice en méditant la persécution. Il avait commencé par flatter ses maîtres;
il finit par tendre des pièges à ses sujets.
Chose étrange, que la postérité a peine à croire el qu’il faut pourtant
qu’elle admet : de tous les sentiments qui animaient Julien, le plus profond
peut-être, celui dont l’expression jaillit le plus naturellement de son cœur,
c’est sa dévotion au polythéisme. Elle reparaît sous trop de formes dans ses
écrits, tint trop de place dans sa vie, lui inspira, même sur son lit de mort,
trop de pieuses effusions pour qu’on puisse douter de sa sincérité : une
comédie ne saurait être ni si longue ni si bien jouée. Quand il s’écriait dans
un élan de ferveur: «J’aime les Dieux, je frissonne devant eux, je les respecte
et je les redoute» sa voix prenait un accent d’émotion que nulle feinte ne
saurait imiter. Résignons-nous donc à penser qu’un homme d’esprit pouvait
encore, quatre siècles après Jésus-Christ, s’aveugler jusqu’à chérir les fables
dont souriait déjà Cicéron. Dans cette âme ardente, tourmentée du besoin de
croire et d’aimer, dès que la foi eut disparu, la superstition s’étendit comme
ces végétations parasites qui absorbent la fécondité du sol quand la culture
l’abandonne. Elle y régna en souveraine: ni la réflexion ni l’élude n’ébranlèrent
son empire. Les lettres et la métaphysique ne servirent qu’à l’orner d’une
parure décente qui lui permit de s’asseoir à la table d’un roi, et de veiller
au chevet d’un philosophe. Mais elles lui enlevèrent d’un même coup, el la
simplicité qui l’excuse, et celte bonhomie naïve qui, chez l’humble paysan, lui
prête parfois des charmes. La crédulité pédante de Julien n’échappe au dégoût
que par le ridicule. Les incrédules, les sceptiques de tous les siècles, qui
ont admis Julien dans leurs rangs, ont soigneusement laissé dans l’ombre ce
trait si marqué cependant de son caractère. Il ne leur plaisait pas de
reconnaître que le modèle qu’ils donnaient aux rois avait consulté d’autres oracles
que ceux de la philosophie. Dans leur dédain de toute croyance, il leur
convenait moins encore de montrer en face d’Athanase, seul, et soutenant sans
frémir l’effort combiné de tout un empire, Julien, sur le trône du monde,
palissant devant les entrailles d’une victime. C’est que si la foi donne la
force, la superstition souffle la terreur. Si Julien n’eût eu du sang des héros
dans ses veines, ses Dieux l’allaient rendre lâche. La peur insensée des
présages troubla ses dernières nuits et fit palpiter ce cœur intrépide de la
seule émotion qui en ait jamais précipité les battements.
C’est ainsi que le paganisme étendit sa malédiction sur les dons les plus
heureux de son dernier héros et en paralysa tout l’effet. Peut-être que cette
épreuve suprême était nécessaire; peut-être, pour attester la déchéance fatale
des doctrines qui avaient jusque-là gouverné le monde, fallait-il qu’un dernier
appel leur fût adressé, au nom de la philosophie, de la gloire et de
l’éloquence, parlant un instant par la même bouche. Rien ne répondit, rien ne
bougea, tout resta muet et mort. Bien loin de voir revivre le polythéisme à sa
voix, ce fut Julien qui, plein de vie et de jeunesse, dut s’ensevelir avec lui.
C’est que les institutions humaines ont leur temps marque de prospérité et de
décadence, et ne ressuscitent jamais quand l’heure de leur déclin a sonné.
Celles-là seules qui descendent du ciel peuvent s'arracher des bras de la mort.
A ce signe, on reconnaît à travers les âges l’origine céleste de l’Église. Le
sceau inimitable de sa divinité, c’est encore moins en effet de durer et
surtout de briller toujours, que de refleurir incessamment sur sa tige et de
renaître en tous lieux de ses propres ruines. Depuis douze siècles qu’elle a
triomphé, combien de fois sa destinée a paru toucher à son terme, et la pâleur
du sépulcre a semblé se répandre sur elle! Combien de fois les peuples ont pu
croire qu’elle allait rejoindre à son tour, dans la nuit du passé, tant de
religions adorées, puis oubliées! Les hérésies lui ont disputé les âmes; les
abus ont obscurci sa lumière; les conquêtes ont fait reculer son empire; les
tressaillements de la liberté humaine ont brisé son joug : toujours et partout
elle a su puiser en elle-même la source d’une vie nouvelle. Si la papauté
s’asservit, c’est Grégoire VII qui se dresse pour l’affranchir. Si Luther et
Calvin triomphent, toute une pléiade de génies que Bossuet commande va s’élever
pour leur faire tête. Sur le sol rasé par la révolution française, de nouveaux
temples viennent jeter de plus solides fondements. Toutes ces renaissances
successives ne sont point dues au bras des protecteurs couronnés. L’Église ne
tolère pas dans son sein ces Julien, à la fois empereurs et pontifes, qui
prétendraient la réformer et la rétablir, et lui distribuer à leur gré leurs
faveurs et leurs réprimandes. Elle n’a besoin d’être défendue ni corrigée par
personne. Quand elle reparaît, aux yeux des peuples, après une éclipse
passagère, c’est au contraire l’adversité qui la retrempe; ce sont ses vertus
seules qui la font reconnaître. Le martyre la précède, et la charité
l’accompagne. Forte de ces deux appuis, elle ne craint point de paraître
succomber sur un point et pour un jour, parce qu’elle a, depuis le Calvaire, Habitude
de la résurrection : Resurgens, non moritur.