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LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:

UNE HISTOIRE DIVINE

 

 

L’ÉGLISE ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE

TROISIÈME PARTIE.

VALENTINIEN ET THÉODOSE.

CHAPITRE II.

L’ÉPISCOPAT DE SAINT BASILE (372 - 379)

SOMMAIRE.

Basile veut profiter de la tranquillité qui lui est assurée pour rendre la paix à l’Église d'Orient.— Difficultés qu'il rencontre dans cette tâche.— Son plan est de faire rentrer d’abord les semi-Ariens dans l’Église.— Il est approuvé, mais non secondé, par Athanase.— Mort de ce saint évêque.— Basile a recours à Rome, qui accueille froidement ses ouvertures.— Calomnies propagées contre Basile et accréditées par ses ménagements envers les semi-Ariens.— Les semi-Ariens changent de nom en même temps que de doctrine, et réduisent leurs différends avec les catholiques à une dissidence sur la divinité du Saint-Esprit.— Basile est d’avis de les accueillir sans les faire expliquer sur ce point.— Il est accusé de faiblesse, principalement par Paulin d’Antioche et ses partisans.— Schisme à Antioche et double épiscopat de Mélèce et de Paulin.— Résistance énergique de Basile aux intrigues qui l’environnent.— Grégoire lui-même est ébranlé.— Mesures d’organisation prises par Basile pour affermir son autorité.— Désordres dans le clergé d’Asie.— Basile annule toutes les ordinations faites sans son concours.— Liturgie nouvelle.— Obligation de travail manuel imposée aux ecclésiastiques.— Revendication des droits du métropolitain contre les résistances des suffragants.— Différend avec l’évêque de Tyane, qui veut profiter de la division de la Cappadoce en deux provinces pour se faire indépendant.— Basile nomme Grégoire à l’évêché de Sasines pour soutenir cette lutte.— Refus et colère de Grégoire.— Il finit par céder, et Basile reste maître du terrain.— Réformes de l’état monastique.— Puissance, popularité, désordres des moines.— Lutte entre les anachorètes et les cénobites.— Règles de Basile.— Ses Ascétiques.— Il prend parti pour la vie commune contre la vie solitaire — Il interdit les austérités outrées et volontaires.— Règles sévères imposées au noviciat.— Mais une fois l’engagement pris, Basile en exige l’exécution.— Vœux perpétuels.— La règle de saint Basile est adoptée par tout l’Orient.— Hommage que lui rendent Éphrem de Syrie et Epiphane de Chypre.—. Œuvres de charité de saint Basile.— Hôpitaux, hospices.— Nature de l'éloquence de saint Basile.— Il est le premier orateur proprement dit de la chaire chrétienne.— Les Homélies sur la famine et sur les enfants vendus par leurs pères.— Hexaméron, explication morale de la Genèse.— Correspondance de saint Basile.— Caractère de ces écrits.— Basile est homme du monde en même temps qu’évêque.— Ses recommandations aux magistrats, et son action dans les affaires administratives et politiques.— Soins particuliers qu’il apporte dans ses relations avec les gens de lettres et les rhéteurs.— Échange de compliments avec Libanius.— Son opinion sur l’étude des lettres classiques.— Elle était nécessaire pour rassurer les consciences ébranlées par les fanatiques.— Basile proteste contre le divorce entre les lettres et la foi — Traité spécial à ce sujet.— Philosophie de saint Basile.— Ce n’est point un système à lui propre, mais des emprunts faits à divers systèmes pour le besoin de discussions.— Part qu’il fait à la philosophie dans la démonstration de l’existence de Dieu; mais la foi seule peut définir son essence. — Discussion avec Eunome sur la Trinité.— Caractère général de l’action de saint Basile.

 

CHAPITRE II.

L’ÉPISCOPAT DE SAINT BASILE.

(372 — 379)

 

Délivré des menaces de l’empereur, Basile n’avait nul dessein de jouir de son triomphe dans un repos égoïste. S’être préservé lui-même n’était rien, protéger son propre troupeau n’était même qu’un résultat insuffisant à ses yeux : c’était à l’Église entière qu’il fallait rendre la paix et principalement à l’Église d’Orient, aussi divisée qu’éprouvée, et déchirée par ses dissensions intestines autant que meurtrie par ses bourreaux. C’était le but qu’il s’était proposé, dès le premier jour, en montant au trône épiscopal: il ne l’avait pas perdu de vue un seul instant, même au plus fort de ses périls; il allait le poursuivre de toute la force de son génie. Il ne lui fut pas donné de l’atteindre. Trop d’obstacles entravaient sa route; mais ses efforts, bien que trompés dans leur succès immédiat, ne devaient pas rester stériles et veulent être brièvement exposés; car c’est de cette lutte en apparence infructueuse que devaient sortir la plupart des réformes utiles qui se rattachent au nom de Basile et qui le placent au premier rang parmi les grands organisateurs de l’Eglise.

Le point capital pour terminer le schisme do l’Orient, c’était toujours, on se le rappelle, de faire rentrer dans le sein de l’Église catholique toute la masse ondoyante et faible des évêques et des fidèles qui grossissaient les rangs du semi-Arianisme. C’était par eux naturellement, comme les plus voisins de la vraie foi, que toute réconciliation devait commencer.

Bien que cette tentative, tant de fois essayée, presque menée à fin tout récemment, vint à peine d’échouer au port, Basile se remit à l’œuvre sans se décourager. Il reprit la tâche là où l’avaient interrompue les intrigues d’Eudoxe, se servant, pour renouer la chaîne brisée, des deux autorités qui survivaient seules encore dans le désordre universel : Athanase d’une part, et le siège de Rome de l’autre.

Il écrivit directement à Athanase et le pria de solliciter de Rome l’envoi d’une députation d’évêques occidentaux, munie de pouvoirs suffisants pour opérer la réunion des semi-Ariens, à des conditions qui ménageraient leur amour propre: «ce devaient être, ajoutait- il (comme s’il se fût méfié de l’orthodoxie un peu hautaine de certains amis d’Athanase), des hommes fermes et doux, qui évitassent de faire naître de nouveaux germes de division en insistant sur des points douteux avec une rigueur outrée.» Le vieil athlète d’Alexandrie, dont l’indomptable fermeté n’avait jamais exclu la modération, se prêta facilement à la pensée de son correspondant. Il lui répondit avec une bienveillance paternelle, lui indiquant lui-même le choix des députés qu’on pourrait envoyer à Rome, mais, du reste, il s’en remit à lui, et se déchargea, en quelque sorte, sur ses épaules du poids, devenu trop lourd pour son âge, de la direction de l’Orient. Peu de jours après cette réponse, Athanase mourait à Alexandrie, au milieu des hommages paisibles de la province que protégeait l’ombre de son génie. «Il mourait dans son lit» dit la légende romaine, trouvant dans la mort un repos qu’il avait longtemps demandé en vain aux grottes des montagnes et aux profondeurs du désert, et pouvant mesurer de son regard défaillant l’étendue des mers qu’il avait parcourues.

«Ainsi finit, disait plus tard une éloquence digne d’une telle mémoire, cet œil sacré de l’univers, ce pontife des pontifes, cette grande voix de la vérité, cette colonne de la foi, ce nouveau précurseur du Christ, celte seconde lampe allumée dans ses sentiers : il s’endort dans une belle vieillesse, plein de jours passés selon Dieu, et après tant de calomnies réfutées et tant d’assauts soutenus, celte Trinité, constant objet de son adoration et de ses combats, le rappelle dans son sein. Il va rejoindre ses pères, les patriarches, les prophètes, les apôtres, les martyrs, tous ceux qui ont combattu pour la foi: plus honoré au sortir de la vie qu’il ne l’était au jour où il entrait en triomphe dans Alexandrie; faisant répandre plus de larmes, mais laissant dans la pensée de tous un souvenir plus grand que tous les monuments visibles qui le rappellent.»

Le plus éclatant des hommages lui fut rendu par ses ennemis mêmes au lendemain de sa mort. A peine avait-il fermé les yeux que, comme si cent mille hommes armés avaient disparu avec lui, le gouverneur de la province se trouva le courage d’accomplir ce qu’il avait hésité à tenter jusqu’alors. Il fit occuper par la troupe la grande église de Saint-Théonas. Le successeur que l’illustre mourant avait lui-même désigné, Pierre, prêtre vénérable, fut contraint de s’enfuir pendant qu’on intronisait à sa place le ridicule usurpateur Lucius, le même que Jovien avait cruellement bafoué à Antioche. Les scènes de désordre, les meurtres, les supplices, tout l’appareil ordinaire de cette sacrilège intervention de la force armée dans le sanctuaire, reparurent à l’instant, et couvrirent de deuil celte cité que le regard d’un seul homme suffisait à défendre la veille.

Privé de tout appui de ce côté, Basile se résolut à prendre lui-même l’initiative, et à adresser directement à Rome sa demande de conciliation. Mais Rome, qui venait de voir son autorité si récemment méconnue, se montra assez peu pressée d’intervenir une seconde fois sur le théâtre de faiblesse et d’intrigues où se jouait le triste drame de l’hérésie orientale, Damase et un certain nombre d’évêques d’Occident réunis à Rome se bornèrent à renouveler d’une façon vague la condamnation de la formule de Rimini. Puis le député de Basile lui fut renvoyé avec une réponse pleine de commisération pour l’état de l’Orient, mais qui n’apportait aucun secours efficace. Sans perdre ni temps, ni courage, Basile expédia sur-le-champ une seconde missive plus pressante encore que la première, et qui fut revêtue de la signature d’un grand nombre de ses collègues en épiscopat. Il y peignait dans des termes pathétiques l’horrible condition où était réduit l’Orient chrétien: «Hâtez-vous, y est-il dit, pendant qu’il y a encore ici quelques hommes debout, pendant qu’il reste quelque vestige de notre ancien état, avant que le naufrage soit complet : nous sommes à vos genoux, tendez-nous la main... Ne laissez point tomber dans l’erreur la moitié du monde, ni la foi s’éteindre aux lieux mêmes où elle a pris naissance.» A ces accents désespérés l’Occident, préoccupé de ses propres difficultés, ne s’émut que faiblement, et la seconde députation de Basile resta aussi impuissante que la première.

Tenter une œuvre de pacification dans des temps de division, c’est habituellement le moyen de se mettre mal à la fois avec tout le monde. Basile, malgré l’autorité de son caractère, ne fit pas longtemps exception à cette condition commune. Pendant que ses négociations avec Rome se poursuivaient ainsi laborieusement et sans fruit, en Orient les soupçons et les calomnies naissaient sous ses pas. Des deux parts, du camp des Ariens comme de celui des orthodoxes, on l’accusait de vouloir transiger aux dépens de la vérité; et ce qui prêtait souvent quelqu’apparence à ces imputations, c’étaient les incertitudes des semi-Ariens eux-mêmes, qui, partagés entre leurs scrupules, leurs terreurs et leur ambition, un jour se rapprochaient à petit bruit de la foi de Nicée, et le lendemain, intimidés ou séduits, s’en éloignaient de nouveau avec éclat: ils échappaient au moment où l’on croyait les tenir, et Basile, pour avoir trop facilement ajouté foi à leur pénitence, se trouvait compromis dans leurs rechutes. Un d’entre eux en particulier, d’un naturel remuant, Eustathe de Sébaste, fit le tourment de sa vie, et pensa le perdre de réputation par ses brusques et scandaleuses évolutions. Basile se croyant sûr de lui, parce qu’il l’avait amené à signer le formulaire le plus explicite, avait répondu de sa sincérité à tous ceux qu’inquiétaient ses antécédents et les défauts connus de son caractère. A l’improviste, Eustathe de Sébaste se sépara de nouveau avec éclat de la foi catholique, déclarant qu’il avait été victime des pièges que Basile lui avait tendus. Il se déchaîna en invectives contre son ami de la veille, et imputa les désordres les plus honteux à celui-là même dont la charité imprudente venait de lui servir de caution.

Ces calomnies, provenant d’une source hérétique, fussent restées sans effet, si par un incroyable égarement beaucoup de catholiques n’y eussent fait écho, ou du moins n’y eussent prêté appui par d’autres également injurieuses. De ce côté, on accusait Basile de faiblir, pour se mettre en grâce avec les hérétiques, sur un point capital, qui n’était rien moins que la divinité de la troisième personne de la Trinité. On se rappelle en effet que les semi-Ariens, réduits au silence par la logique impitoyable d’Athanase sur le terrain du fameux mot consubstantiel, obligés de convenir que les textes de l’Écriture et la tradition de l’Église ne permettaient d’établir aucune différence réelle entre le Père et le Fils, avaient cherché un faux-fuyant pour ménager une retraite à leur amour-propre et un prétexte à la durée du schisme : ils s’étaient rejetés sur la nature et les attributions du Saint-Esprit. A ce troisième terme au moins de la grande formule divine, ils persévéraient à ne pas reconnaître une importance égale à celle des deux autres. Basile, pas plus qu’Athanase, n’admettait cette distinction contraire à toute la tradition chrétienne. Mais il considérait pourtant (il en convient lui-même dans plusieurs de ses écrits) que le symbole de Nicée n’avait rien prononcé de tout à fait explicite à cet égard, parce que le sujet ne lui avait pas été soumis. Ceux mêmes qui conservaient celte hésitation dans leur esprit pouvaient donc toujours être amenés à souscrire à ce grand formulaire. C’était là, aux yeux de Basile, un résultat capital, dont il ne fallait peut-être pas dans le malheur des temps se priver par excès de rigueur. Il crut donc qu’on pouvait se servir momentanément de la première concession faite par les semi-Ariens, sauf plus tard à en faire sortir les autres conséquences, et il prit pour règle de conduite de recevoir dans sa communion ceux des semi-Ariens qui adhèreraient au symbole de Nicée, sans les presser d’entrer en explication au sujet du Saint-Esprit. Il leur demandait seulement de reconnaître d’une manière générale qu’il existait une troisième personne de la Trinité qui n’était pas une créature.

Ce tempérament prêtait, il faut en convenir, à la critique, et Basile fut en effet violemment attaqué, sur ce sujet, par quelques zélateurs, comme coupable de faiblesse et de connivence criminelle pour l’hérésie. Ces imputations partirent principalement d’un petit groupe d’orthodoxes outrés, qui s’étaient rangés autrefois à Antioche sous le drapeau de Lucifer de Cagliari, et qui avaient reçu de ses mains un évêque particulier, Paulin. Les Pauliniens, comme on les appelait, ne voulaient pas communiquer avec leur pasteur légitime, Mélèce, sous prétexte que celui-ci dans sa jeunesse avait trempé dans les erreurs de l’Arianisme. Comme Basile était grand ami de Mélèce, et trouvait en lui un auxiliaire actif dans son entreprise de pacification, c’en fut assez pour que la petite bande des Pauliniens d’Antioche se déchaînât tout entière contre lui. Les Pauliniens étaient bruyants, bien que peu nombreux. Plusieurs d’entre eux s’étaient distingués par leur courage pendant la persécution de Constance. Rome estimait leurs vertus et l’austérité de leurs mœurs; ils jouissaient d’un grand renom de sainteté. Leurs accusations trouvèrent donc créance et Basile se vit généralement accusé de trahir la foi, au lendemain même du jour où son courage venait de la sauver. Bien plus, le respect qu’il avait su inspirer à Valens fut malignement interprété, et l’on demanda, avec un mélange d’envie et de soupçons, par quel secret il avait su se faire épargner au milieu de l’oppression générale.

Enfin le désordre de l’Église d’Orient et l’hostilité contre Basile furent portés au comble par la formation d’une nouvelle secte, qui eut pour chef le poète évêque Apollinaire, le même qui s’était signalé pendant la persécution de Julien par ses chants populaires consacrés à la défense de la vérité. Ce souvenir avait valu à Apollinaire l’épiscopat de Laodicée, l’estime des catholiques et l’amitié de Basile. Il entreprit vers cette époque de dogmatiser à son tour, et il mit en avant sur la nature corporelle du Christ, des opinions qui rappelaient celles des anciens Gnostiques et qui détruisaient la réalité de l’incarnation. Basile refusa longtemps de croire à cet égarement, et ce doute charitable lui fut vivement reproché, lorsqu’enfin Apollinaire et ses amis se portèrent à des excès qu’on ne put méconnaître et qui leur attirèrent de Rome même-une condamnation.

A ce concert de récriminations qui avaient au moins quelque intérêt général pour objet, d'autres rivalités plus honteuses, parce qu’elles étaient purement personnelles, vinrent se joindre. Les jaloux servirent d’auxiliaires aux ennemis, et il s’en trouva dans le voisinage, dans l’intimité, dans la famille même de Basile. Ses suffragants, ses voisins du Pont et de l’Arménie, envieux de sa prééminence, tendirent secrètement la main à ses calomniateurs. Son propre oncle, évêque d’une petite ville de sa province, piqué de se trouver son inférieur, lui suscita plus d’une tracasserie. Fâcheux effet de la situation où l’hérésie avait réduit l’Église! Par des alternatives qui se succédaient rapidement, se trouvant tour à tour puissante et opprimée, elle souffrait tout ensemble et des maux de la persécution et des dissensions intestines que la prospérité fait naître. Entouré d’éclat et de péril, aujourd’hui martyr et demain favori, le même homme se trouvait, à deux jours de distance, ou la victime des caprices d’un préfet ou l’objet de la jalousie de ses frères.

Outragé, méconnu, malade, souvent insulté en face et bafoué dans les villes de sa province qu’il traversait, Basile fit face à tout. L’activité qu’il déploya dans cette lutte, et qu’on suit à la trace dans sa volumineuse correspondance, a vraiment de quoi confondre. Pouvant à peine articuler une parole sans souffrance, il n’en prêchait pas moins en tous lieux et à toute heure. Souvent il lui fallait prendre la parole devant un auditoire mal intentionné qui s’attachait à ses moindres mots pour y surprendre un sens suspect. On l’épiait dans les élans mêmes de sa prière pour aller, s’il inclinait à gauche ou à droite, vers la rigueur ou la complaisance, le dénoncer aux hérétiques ou aux orthodoxes. Parfois abattu, cinquante jours durant, par la fièvre, il se relevait de son lit de douleur pour courir à quelque extrémité de sa province, afin de réconcilier des dissidents, de se justifier avec humilité d’un reproche, ou de revendiquer avec empire les droits de la vérité méconnue. Il déployait dans ce combat continu les qualités multiples qu’avait déjà développées chez lui la variété des accidents de sa destinée : tour à tour rhéteur, évêque et anachorète. S’agissait-il d’un grief personnel qui ne touchât qu’à sa réputation? le plus humble moine ne se serait pas montré plus rompu à contenir les mouvements du sens propre et de la nature. Quelque droit de sa charge ou quelque intérêt de la vérité était-il en jeu? un magistrat entouré de ses licteurs ou un orateur en renom ne les eût pas défendus avec plus d’autorité dans l’éloquence.

Avec le perfide Eustathe, par exemple, il demeura trois ans dans le silence, ne répondant rien aux rumeurs qu’accréditait leur amitié longtemps suspecte et si brusquement rompue. Quand il se décida enfin à parler, contraint par les interpellations de ses amis, ce fut sans récriminations, sans colère, avec l’émotion d’un cœur blessé: «Quand bien même, s’écriait-il, cet homme se serait abusé et me croirait véritablement coupable des choses qu’il m’impute, il n’aurait pas dû encore condamner sans preuves celui avec lequel il a été lié par une étroite amitié. Car il doit longtemps réfléchir et passer bien des nuits sans sommeil, chercher la vérité auprès de Dieu avec bien des larmes, celui qui veut rompre avec l'amitié d’un frère. Si les juges de ce monde, lorsqu’ils doivent prononcer sur un malfaiteur la sentence de mort, s’efforcent d’éloigner de leurs yeux tous les voiles, appellent à leur aide les conseils les plus éclairés et passent de longues veilles, tantôt considérant ce qu’exige la sévérité de la loi, tantôt frémissant devant cette communauté de nature qui unit tous les hommes entr’eux, et ne rendent enfin leur arrêt qu’en gémissant afin de faire connaître qu’ils obéissent avec regret à la loi et qu’ils ne suivent pas leurs passions, de combien de soins, d’études et de délibérations doit s’entourer celui qui brise une affection que le temps a consacrée!»

Avec son oncle, aussi injuste qu’Eustathe dans son inimitié, c’est la même tendresse, et plus d’humilité encore: «Je ne puis, lui dit-il, imaginer la cause de votre froideur, à moins que cette séparation ne me soit infligée comme la peine de mes péchés passés. En ce cas, la faute que j’ai commise a répandu sur mes yeux un tel nuage, que je ne peux pas même la comprendre; mais s’il y a quelques consolations à trouver auprès de Jésus-Christ, s’il y a entre nous quelque communication du Saint-Esprit, si la miséricorde a encore des entrailles, rendez-vous à mon vœu et faites finir ce deuil.»

Mais avec les dissidents qui attaquent la pureté de la foi, son langage est tout différent: ce n’est plus le ton d’un frère qui s’humilie, c’est la voix d’un maître qui commande: L’accord de vous tous dans la haine contre moi, écrit-il aux habitants de Néo-Césarée, et votre réunion sous les ordres du chef de mes ennemis, c’étaient là des raisons de me taire, de n’engager avec vous nulle conversation et de ne vous envoyer aucun écrit amical, mais au contraire de dévorer ma peine en silence. Je ne puis pourtant laisser passer tant d’impostures, non que je cherche ma propre vengeance, mais parce que je dois barrer le chemin à l’erreur. La nécessité me contraint à vous parler, pour que vous appreniez à enlever la poutre qui est dans votre œil avant de chercher la paille qui est dans celui d’autrui. Pour ce qui est de nous, nous pardonnons tout; mais Dieu sonde les cœurs ne reniez pas le nom du Christ autrement, tant qu’il y aura un souffle dans ma poitrine et que je pourrai articuler un son, je ne me tairai point devant un tel mal qui menace les âmes.»

Ce ne sont pas seulement ses inférieurs qu’il gourmande avec cette noble confiance, mais même avec ses supérieurs, avec le pouvoir qui réside à Rome (dont personne plus que lui ne reconnaît l’autorité, puisqu’il ne cesse d’en réclamer l’intervention dans les débats dès l’Église d’Orient), il se croit en droit, au nom des services qu’il a rendus, de faire entendre une plainte qui ressemble à une réprimande. Il s’irrite de ne point recevoir de réponse à ses appels, et plus encore, des ménagements gardés par Rome avec les fanatiques d’Antioche, dont les tracasseries entravaient tous ses efforts. «Quand je pense à ce qui nous vient d’Occident, écrit-il, ce vers d’Homère me revient en mémoire: ‘Je regrette qu’on ait imploré cet homme, car il est superbe’. En effet, les gens qui ont le cœur enflé deviennent encore plus orgueilleux par la soumission qu’on leur témoigne. Au fond, si Dieu prend pitié de nous, qu’avons-nous besoin d’autre appui, et si sa colère s’appesantit sur nous, de quel secours nous sera l’orgueil de l’Occident? Ils ne savent pas la vérité et ne veulent pas qu’on la leur apprenne. J’ai été tenté d’écrire pour mon compte particulier et d’homme à homme, une lettre à leur chef : je ne lui aurais rien dit des affaires de l’Église, si ce n’est pour lui faire sentir qu’il ne sait rien de la vérité sur nos affaires et ne prend pas le moyen de les connaître, mais je l’aurais averti de ne pas insulter à ceux que la tentation éprouve, et de ne pas prendre l’orgueil pour la dignité, puisque ce péché à lui seul est suffisant pour nous faire ennemis de Dieu.»

Une seule fois dans cette série d’épreuves, son âme parait faiblir: c’est un jour que l’amitié de son fidèle Grégoire lui-même semble s’ébranler devant le concert de la rumeur publique. L’occasion de ce petit débat fut singulière et caractérisa bien les deux amis. Assistant, aux environs de Nazianze, à un festin auquel prenaient part des personnages de distinction, Grégoire se trouva placé à côté d’un moine d’une apparence austère, qui jouissait d’un grand renom de piété. On parla de tous les sujets du jour, et en particulier de la nouvelle discussion engagée sur la divinité du Saint-Esprit. Grégoire, ne se croyant pas astreint, dans la liberté d’un repas, aux mêmes précautions que Basile dans sa chaire, s’exprima en termes très-nets sur l’importance de ce dogme. «Il m’en coûte, dit-il, même de laisser si longtemps la lumière sous le boisseau.» Le moine regardait d’un air rogue et se taisait. On en vint alors à parler de Basile, de ses talents, de son éducation à Athènes, et chacun faisait compliment à Grégoire d’avoir possédé, dès son jeune âge, un tel ami, et d’être lui-même digne de son amitié. Le solitaire, à ce moment, se leva tout d’un coup, comme s’il n’y pouvait plus tenir. «Parlons vrai, dit-il, trêve de mensonges et de faiblesses: Grégoire et Basile mériteront tous les éloges que vous voudrez; mais la foi leur manque; l’un trahit la vérité par ses discours, et l’autre se prête à la trahison.»

Grande surprise et grande rumeur. Sommé de s’expliquer, l’interrupteur raconte alors qu’assistant à la fête de saint Eupsyque, à Césarée, il avait entendu un discours où Basile s’expliquait avec éloquence sur la divinité du Fils, mais employait sur celle du Saint-Esprit des termes obscurs et louches. «Il avait, dit le moine, tourné autour de l’Esprit saint comme un fleuve qui passe à côté des pierres pour aller faire son lit dans le sable. Et vous, grand docteur, dit-il à Grégoire, puisque vous êtes si bien-pensant, comment supportez-vous que votre ami obscurcisse la vérité par des artifices qui sentent la politique plus que la piété?»

Grégoire n’était pas au fond, lui-même, sans quelques scrupules sur la légitimité des ménagements qu’employait Basile : il se troubla, justifia mal et lui-même et son ami, parla vaguement des périls du temps et des précautions qu’il fallait prendre pour conserver à l’Église ses défenseurs. Ce mot de précautions parut sentir la faiblesse d’âme et fut mal pris par l’assistance. Grégoire, tout ému, écrivit en sortant à Basile pour lui rendre compte de l’incident et lui demander de le munir à l’avenir de meilleurs arguments s’il voulait qu’il pût justifier sa conduite.

Basile vit clairement qu’il avait été mal défendu, et que ses amis mêmes lâchaient pied. Il refusa, non sans hauteur, les explications qu’on lui demandait: «Si mes frères mêmes, dit-il, n’entendent pas ma pensée, je. n’ai rien à leur répondre. Ce qu’un si long temps d’amitié n’a pu leur faire comprendre, comment une simple lettre suffirait-elle à le leur expliquer? .... C’est l’événement qui fera voir quel est celui d’entre nous qui suit la vérité d’un pas lâche et boiteux.... D’un jour à l’autre, j’espère bien souffrir quelque chose encore pour la foi et si cette espérance ne se réalise pas, le jugement de Dieu lui-même n’est pas loin. Que si on veut se réunir pour l’intérêt des Églises, je suis prêt à courir au lieu qu’on m’indiquera; s’il ne s’agit que de calomnies à réfuter, je n’ai pas le loisir d’y songer.»

Malgré ce dédain bien naturel à une grande âme pour les instruments qui trahissent ses desseins, il était pourtant impossible à Basile de soutenir longtemps à lui seul une lutte qui renaissait de toutes parts sous des faces si diverses. Il le sentit, jeta les yeux autour de lui, et voulut à tout prix être secondé, au moins par ceux que la loi divine soumettait à son autorité. De cette résolution énergiquement prise et poursuivie avec sa persévérance ordinaire, sortit tout un ensemble de mesures, les unes destinées à faire revivre les traditions oubliées de la discipline primitive, les autres constituant de véritables innovations et dont l’exemple, propagé bientôt partout, devait donner à l’organisation ébranlée de l’Église le plus utile complément.

En premier lieu, il voulut être maître chez lui, et dans son propre diocèse. Cela même n’était pas facile; car rien n’égalait le désordre que vingt années de persécution avaient introduit dans l’intérieur des diocèses d’Asie. Les rangs du bas clergé étaient envahis partout, mais en Orient principalement, par une foule de sujets indignes qui s’y glissaient à la faveur des dissensions épiscopales, pour jouir des immunités diverses que les lois des empereurs chrétiens accordaient au sacerdoce. Cette intrusion était favorisée par les persécutions qui entravaient l’exercice ou relâchaient la surveillance de l’autorité supérieure. Ainsi, les fréquentes absences des évêques, motivées pour les uns par les rigueurs de l’exil, pour les autres par des séjours prolongés à la cour, avaient pour tous le même effet : celui de leur faire abandonner en pratique la plus précieuse des prérogatives que leur eût réservées l’institution de Jésus-Christ, l’administration du sacrement de l’Ordre. Ils cessaient de pourvoir eux-mêmes au recrutement de leur clergé, et laissaient ce soin à la classe intermédiaire des chorévêques (sorte de coadjuteurs dont le nom s’est retrouvé déjà plus d’une fois dans ce récit), auxquels ils déléguaient une part de leurs attributions, pour gouverner en leur nom les campagnes et les petites villes éloignées du centre. A l’origine, ces délégations n’étaient que conditionnelles : le chorévêque ne pouvait rien faire qu’en rendant compte à l’évêque de sa conduite, et ne devait ordonner aucun prêtre ni même admettre aucun clerc aux premiers ordres sans une autorisation expresse; mais peu à peu l’usage était venu de se relâcher de cette précaution. Les chorévêques, bien que nombreux, et multipliés même sans nécessité (le diocèse de Césarée en contenait à lui seul cinquante), se dispensaient de prévenir leur supérieur, et même d’examiner les postulants: ils recevaient au hasard, et sans autorisation, ceux qui leur étaient présentés par les prêtres ou les diacres des paroisses. Le concile tenu à Antioche, en 340, avait déjà condamné cet abus en termes formels, dans son dixième canon; mais ce concile n’était pas en bon renom auprès des orthodoxes, et sa sentence était demeurée sans effet. L’abus persistait donc, et s’aggravait même chaque jour, mettant en présence, dans tous les diocèses, des évêques et des prêtres inconnus les uns aux autres, et amenant ainsi lin relâchement très sensible dans les liens de la hiérarchie et de l’obéissance.

Dès que Basile eut reconnu le mal, il trancha résolument dans le vif ; il se fit remettre la liste exacte de tous les clercs de son diocèse, avec l’indication de la date et des circonstances de leur admission dans les ordres, et le nom du ministre qui y avait présidé. Il y fit joindre, en outre, des renseignements exacts sur le caractère et la manière de vivre de tous les prêtres. Puis, d’un seul coup, il prononça l’annulation de toutes les admissions faites depuis un laps de dix années, sauf à réintégrer, après nouvel examen, ceux qui seraient trouvés aptes à exercer le ministère sacré.

«Purgez l’Église d’abord, écrivit-il dans une circulaire impérieuse aux chorévêques usurpateurs, puis examinez ceux qui sont dignes, et recevez-les; mais ne les comptez pas au nombre des prêtres avant de m’en avoir référé, et sachez que quiconque aura été admis au ministère sans mon assentiment, sera réputé pour laïque.»

Ce n’était qu’un retour à l’ancienne discipline, telle qu’elle était exercée aux jours des apôtres; mais le changement des temps donnait au rétablissement de la règle antique une importance toute nouvelle. L’autorité épiscopale faisait rentrer ainsi directement sous sa main, non plus seulement comme aux premiers temps de l’Église, de pauvres prêtres sortis des rangs du peuple, rejetés de leurs familles et méprisés de leurs concitoyens, mais toute une armée chaque jour grossissante d’hommes actifs, appartenant aux rangs les plus élevés de la société, objet des respects populaires et comblés des faveurs du souverain.

L’armée ainsi reconstituée et ses cadres purgés des sujets sans valeur, il fallait l’occuper, la tenir en haleine, la préserver, en un mot, de l’oisiveté et du relâchement, qui sont le fléau des grands corps, principalement de ceux qui ont la puissance en partage. Les routes de l’Asie étaient sillonnées de prêtres sans emploi, portant d’un diocèse à l’autre leur activité stérile. C’étaient les intermédiaires naturels de toutes les intrigues; c’étaient eux qui colportaient les fausses nouvelles, fomentaient les divisions, propageaient les calomnies, entretenaient en un mot dans l’Église un ferment d’agitation constante. D’autres, n’ayant pas d’occupation fixe, s’en créaient une à leur fantaisie : ils fondaient de petites congrégations libres d’hommes, et parfois de femmes, qui vivaient dans des pratiques de piété étrange, prêtant au scandale, parfois livrés à de véritables désordres. Un certain Glycère, par exemple, avait réuni autour de lui des vierges, qu’il menait en troupe à travers les villages de Cappadoce, chantant des cantiques et dansant comme les Israélites devant l’arche. Pour contenir celte exubérance de mouvement sans but, il fallait lui trouver un emploi régulier. Basile y pourvut en imposant à tous ses prêtres la loi d’un travail continu.

D’une part, il étendit et multiplia les pratiques du service divin. Avant même d’être évêque, quand il n’exerçait sur l’Église de Césarée qu’une autorité morale, il avait déjà tracé avec soin, nous dit saint Grégoire, une description de toutes les prières eu usage et de tout l’ordre des offices dont le clergé devait s’acquitter. Ce fut là sans doute l’origine de la liturgie qui porte son nom, et qui a été pendant plusieurs siècles en usage dans toute l’Église d’Orient. Nous possédons deux ou trois reproductions différentes de cette liturgie, soit en copte, soit en grec, soit en arménien. Elles ne concordent point entre elles, et portent toutes des traces d’interpolations qui doivent être manifestement rapportées à des dates postérieures. Il est difficile, par conséquent, de déterminer ce qui, dans ces recueils, doit être attribué à Basile. Le seul fait cependant que, dans tout l’Orient, depuis Alexandrie jusqu’à Constantinople, son nom présida bientôt à toutes les prières, atteste que la réforme qu’il introduisit dans la liturgie eut un grand retentissement, et trouva promptement des imitateurs. Autant qu’on en peut juger par des indices insuffisants, cette réforme eut pour but principal de séparer, plus que par le passé, les offices communs à tous les fidèles de ceux qui devaient être particulièrement réservés aux prêtres. Abréger ce qui était obligatoire pour la piété de tous, développer, au contraire, ce qui devait entretenir la ferveur des âmes uniquement consacrées à Dieu, se prêter ainsi à la faiblesse des uns en maintenant les autres à la hauteur de leur vocation, rendre les devoirs de la vie commune plus aisément compatibles avec l’exercice de la religion, mais éloigner de l’état ecclésiastique, par des prescriptions plus multipliées, toutes les tentations des divertissements profanes, telle paraît avoir été la pensée de Basile. Pour les fidèles, par conséquent, il dut raccourcir la liturgie commune; pour les prêtres, au contraire, l’allonger par de nouveaux développements. C’est ce dernier travail seulement dont les manuscrits ont gardé la trace. Comparée avec les liturgies antérieures dont les vestiges nous restent, et qui prétendaient remonter jusqu’au temps des apôtres, la nouvelle, qui se recommande du nom de Basile, est presque la double en étendue : les prières n’y sont plus, comme auparavant, simples, courtes, enfantines, mais, au contraire, amples, longues, souvent d’un ton oratoire et d’une portée philosophique. La main du docteur, on dirait presque de l’écrivain, s’y fait sentir. On croira difficilement, par exemple, que cette prière ne provienne pas directement d’un grand maître dans l’art d’écrire et de penser :

«O être, maître souverain, Dieu et père, tout-puissant, très-adorable, il est vraiment digne et juste, il est conforme à la grandeur de votre sainteté de vous louer, de vous glorifier, de vous bénir, de se prosterner devant vous, de vous rendre grâce, de vous célébrer comme le seul Dieu qui existe d’une véritable existence. Il est juste de vous offrir avec un cœur contrit, et dans un esprit d’abaissement, cette offrande raisonnable; car c’est vous qui avez accordé à nos âmes la connaissance de la vérité qui réside en nous. Qui est suffisant pour raconter votre puissance, pour exprimer en langage intelligible toutes vos louanges, pour décrire tous vos faits admirables depuis le commencement des âges? Maître de toutes choses, souverain du ciel et de la terre, et de toute la création visible ou invisible, assis sur le trône de la gloire, et regardant au fond des abîmes, être sans commencement, que nul ne comprend et ne peut définir, que rien n’altère, vous êtes le père de Notre Seigneur Jésus-Christ, notre grand Dieu et notre Sauveur, notre unique espérance et l’image de votre vertu. Empreinte pleinement égale au sceau dont elle émane, fils qui fait voir le père en lui-même, verbe vivant... sagesse, vie, sainteté, puissance, lumière, duquel procède l’esprit de vérité, de grâce, d’adoption, gage de l’héritage à venir, prémisses des biens futurs, puissance vivifiante, et source de toute sainteté. C’est vous que louent les Anges, les Archanges, les Trônes, les Dominations, les Puissances et les Chérubins tout couverts d’yeux. C’est vous qu’entourent les Séraphins dorés et ornés de six ailes : deux couvrent leurs visages, deux s’abaissent sur leurs pieds, avec les deux autres ils volent. Et l’un à l’autre ils se redisent d’une voix incessante, avec une adoration qui ne se tait point, cet hymne vainqueur : Saint, saint est le Dieu des armées; le ciel et la terre sont pleins de sa gloire. Hosanna au plus haut des cieux! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur.»

Assurément ce n’était pas là le culte populaire, celui de tous les jours et de tous les fidèles, celui dont, au dire des historiens, Basile avait réduit la durée pour se proportionner à la faiblesse du peuple. C’était, au contraire, un culte savant, fait pour remplir les heures et pour élever constamment les esprits de ceux dont la vie entière ne devait être qu’une action de grâce. Ces nobles amplifications, qui tenaient de la prédication presque autant que du culte, appliquées aux diverses parties de l’office divin, en prolongeaient sensiblement la durée, et absorbaient ainsi à elles seules à plus grande partie de la journée d’un prêtre.

Cette journée commençait de bonne heure: chaque matin avant l’aurore, le peuple était réuni à l’église, et récitait avec larmes et gémissements la confession de ses péchés, en suivant une formule que le prêtre prononçait, et à laquelle chacun s’associait. Puis commençait la psalmodie, mode nouveau de mélopée, récemment inventé dans l’Église d’Antioche, et que Basile s’était hâté d’importer à Césarée. La foule, partagée en deux chœurs qui se répondaient l’un à l’autre, entonnait alternativement les versets d’un psaume. Cette innovation était fort goûtée des fidèles, dont l’attention se trouvait à chaque instant réveillée par la variété des accents, comme par la participation directe qu’ils prenaient au chant sacré. Le jour venu, chacun répétait de nouveau tout bas, en suivant cette fois son inspiration personnelle, l’aveu de ses faiblesses, puis se retirait pour aller vaquer à son travail.

C’est alors que, restés seuls dans le sanctuaire, les prêtres devaient se livrer sans partage aux contemplations dont Basile avait mêlé pour eux les éléments aux formules mêmes de la prière. Mais la contemplation, à elle seule, n’eût pas suffi. Pour occuper ce qui restait de loisir à ses prêtres, et aussi pour les mettre au-dessus du besoin et pour assurer leur indépendance, Basile ne craignit pas d’ajouter à ses prescriptions celle d’un travail manuel, destiné à subvenir aux premières nécessités de la vie. Le prêtre dut pourvoir à sa subsistance lui-même par le labeur de ses mains. Ce travail ne devait point être un négoce proprement dit, fait en vue du lucre et exigeant des déplacements pour l’écoulement de ses produits, mais un métier sédentaire, pouvant rapporter un salaire suffisant aux besoins du jour, comme la culture d’un petit champ ou une industrie modeste fournissant les objets nécessaires à la consommation d’un village. La règle parut si sage que, moins de vingt ans après, elle prenait place parmi les canons d’un concile d’une grande province, et effectivement, avant la mort de Basile, l’effet en avait été si heureux, qu’on ne trouvait plus dans le diocèse de Césarée un seul prêtre qui connût les grandes routes, et eût assez l’habitude des voyages pour porter une lettre de Césarée à Samosate. L’Église de Cappadoce offrait l’image d’un camp bien réglé où chaque soldat connaît son poste, fait son service, s’exerce à la manœuvre, et ne songe plus à rien.

Mais tous les subordonnés de Basile n’étaient pas de simples prêtres; d’autres, et en très-grand nombre, étaient revêtus de la dignité épiscopale. Césarée était la métropole de la Cappadoce, et de plus exerçait, en l’absence de tout patriarcat reconnu, cette autorité prépondérante que, peu d’années plus tard, Constantinople devait s’attribuer. Le Pont, la Galatie, la Bithynie, la petite et la grande Arménie avaient la coutume, sinon l'obligation de venir demander au métropolitain de Césarée la confirmation de leurs choix épiscopaux. Aucun canon n’attribuait au chef-lieu de la Cappadoce cette prérogative, mais une habitude déjà ancienne semblait la lui avoir dévolue. Basile, en prenant possession de son siège, recueillait donc deux sortes de droits: l’un, positif, contenu dans les limites mêmes de sa province; l’autre, d’une étendue plus vaste, mais d’origine plus douteuse, reposant sur un assentiment populaire plutôt que sur un titre bien défini. Il déploya pour maintenir l’un et l’autre, chacun dans sa mesure exacte, ce mélange d’énergie et d’adresse qui était le fond même de son caractère.

Ses suffragants, on l’a vu, ne l’avaient élu qu’à regret, contraints par l’opinion publique, qui dictait leur choix, et mécontents au fond de l’âme de la supériorité à laquelle ils venaient de rendre hommage; ils restaient chagrins, peu enclins à l’obéissance, prêts à ouvrir l’oreille à tous les conseils d’insubordination. Basile employa, pour les concilier, beaucoup de bonté, de patience, de douceur dans les relations personnelles, mais une inflexible fermeté dans toutes les occasions où le principe même de la hiérarchie était en cause. Il ne fit nulle difficulté, par exemple, d’intervenir d’autorité dans les diocèses voisins, pour y rétablir lui-même la discipline ecclésiastique, quand il ne la trouvait pas suffisamment respectée. Le rapt, la simonie, le faux serment, les vengeances privées, ne lui paraissaient pas punis par eux avec la sévérité nécessaire. Il le leur dit tout haut, annonçant qu’il les excommunierait tout comme d’autres, si les désordres n’étaient pas promptement réprimés par leurs soins :

«La turpitude de la chose dont je vous parle, écrit-il, est telle que je ne puis, sans avoir l’âme remplie de douleur, voir que le soupçon s’en est répandu; mais jusqu’ici je n’y veux pas croire. Aussi que celui de vous qui se sent coupable accepte ce que je vais dire comme une pénitence; celui qui est innocent, comme un avertissement; celui qui serait indifférent à un tel mal (et je souhaite qu’il ne s’en trouve pas), comme une protestation contre son insouciance. Et de quoi donc veux-je parler? C’est qu’on prétend que quelques-uns d’entre vous reçoivent de l’argent de ceux auxquels ils imposent les mains, et qu’ils veulent même couvrir un tel acte d’une apparence de piété... Ils disent qu’ils ne pèchent point parce qu’ils reçoivent cet argent après et non pas avant l’ordination... Je vous engage à sortir de ce chemin de l’enfer, à ne plus vous souiller les mains de ces dons infâmes, de peur que vous ne rendiez ces mains indignes de célébrer les saints mystères... Veuillez m’excuser. J’ai commencé à vous écrire ne croyant pas encore à un si grand mal; mais il faut que je vous menace comme si j’y croyais. Si quelqu’un d’entre vous, après cette lettre reçue, fait encore quelque chose de semblable, qu’il s’éloigne de l’autel et qu’il aille chercher un lieu où l’on puisse acheter le don de Dieu pour le revendre; car nous et les autres églises de Dieu, nous n’avons pas une telle coutume». «Je m’afflige, dit-il encore dans une autre lettre pareillement adressée à un évêque, de ne pas vous trouver assez indigné contre les choses défendues, et de voir que vous ne comprenez pas que le rapt d’une fille est un attentat à la vie et à la société humaines, et un outrage à tout ce qui est libre. Si vous étiez tous de ce sentiment, il y a longtemps que la coutume d’un tel mal aurait disparu de notre patrie. Prenez donc le zèle qui convient à un chrétien, et faites effort en proportion du crime qui est sous vos yeux. Cherchez la jeune fille enlevée, et quelque part que vous l’ayez trouvée, rendez-la sans délai à ses parents. Et quant au ravisseur, éloignez-le de la prière et déclarez-le excommunié Retranchez également de la prière pour trois ans les complices du crime avec toute leur famille. Quant à la bourgade qui a reçu et gardé la personne enlevée et même combattu pour ne pas la rendre, retranchez-la tout entière des prières do l’Église.»

Ces sévères objurgations n’étaient toujours ni écoutées de bonne grâce, ni suivies d’une ‘prompte obéissance, et Basile en éprouvait une vive impatience.

«Que puis-je faire? écrivait-il à un ami dans un moment d’épanchement, on me laisse seul, et les canons ne permettent pas qu’un seul homme prenne sur lui tant et de si graves administrations. Quel remède ai-je négligé? Quand ai-je manqué à leur mettre sous les yeux la condamnation qui les attend, soit par lettres, soit dans les réunions où je les rencontre? Il y a peu de jours la nouvelle de ma mort se répandit, et ils accoururent tous ensemble à Césarée. Mais Dieu ayant voulu que ce soit vivant qu’ils m’aient trouvé, j’en ai profité pour leur parler comme il convient. En ma présence, ils me témoignent du respect, et promettent de faire ce qu’ils doivent : dès qu’ils se sont éloignés, ils retournent à leurs sentiments. Et je m’accuse, moi aussi, d’être pour quelque chose dans une telle misère: Dieu m’ayant visiblement abandonné, parce que ma charité s’est refroidie en voyant l’iniquité multipliée sur la terre. »

Moments de découragement inévitables chez une âme ardente, et dans une vie laborieuse! Basile n’en poursuivait pas moins son œuvre, et il finit par l’accomplir. La répugnance visible des évêques suffragants donna à leur obéissance, qui se fit attendre, mais en définitive ne manqua pas, le caractère d’un hommage plus éclatant rendu au droit que Basile avait à cœur d’élever au-dessus de toute contestation.

Des caractères d’une telle trempe font tourner à leur profit même les incidents inattendus qui paraissent contrarier leurs desseins. C’est ce que fit voir Basile dans une occasion piquante, qui mit à l’épreuve toute la fermeté de sa résolution. Au plus fort de la lutte soutenue par lui pour raffermir sur ses bases le principe trop souvent méconnu de la hiérarchie métropolitaine, une décision tombant à l’improviste de Constantinople, faillit enlever au siège de Césarée la moitié de sa juridiction. Par un décret impérial, que rien ne motivait, la Cappadoce se vit en 375 divisée en deux circonscriptions administratives, et la ville de Tyane fut érigée en chef-lieu de la nouvelle province. Césarée, perdant ainsi une grande part de son importance, poussa des cris de désespoir, et Basile se fit, auprès des magistrats qu’il connaissait, l’interprète chaleureux des réclamations de sa ville natale. Mais c’était peu de temps après l’entrevue dans laquelle Basile avait tenu si énergiquement tête à Valens, et peut-être le décret n’était-il que l’effet d’un ressentiment secret du souve­rain contre la ville qui venait d’être témoin de son humiliation. Peut-être en punissant la cité était-ce l’évêque qu’on voulait frapper. Quoi qu’il en soit, cette conséquence, prévue ou non, ne se fit pas attendre. L’habitude prévalait alors presque partout de calquer assez exactement les divisions ecclésiastiques sur les divisions administratives : sorte de rapprochement d’ailleurs fort naturel, puisque les unes comme les autres avaient pour base l’importance relative des villes et l’affinité des populations entre elles. L’évêque de Tyane, Anthime, vieil ambitieux d’une orthodoxie suspecte, crut pouvoir ériger en règle ce qui n’était qu’une coutume. Il se déclara affranchi de toute juridiction par suite du décret impérial qui faisait de sa ville un chef-lieu de province. Il éleva même ses prétentions jusqu’à devenir métropolitain pour son propre compte. En conséquence il convoqua à Tyane un synode de tous les évêques de la province nouvellement constituée; en même temps il s’appropria sans hésiter tous les revenus que les églises suffragantes avaient l’usage d’envoyer annuellement à l’église principale. Ces tributs se payaient ordinairement en nature. C’étaient du gibier, des animaux domestiques, des volailles et des fruits. Joignant l’effet à la menace, Anthime aposta dans les gorges du mont Taurus des gens affidés qui arrêtèrent les convois au passage.

Tout était grave dans un pareil acte: la violence de l’exécution moins encore peut-être que le détestable principe qui n’allait à rien moins qu’à permettre à l’autorité civile de changer à son gré tout l’ordre des juridictions ecclésiastiques. Basile avait le devoir de protester; il n’y faillit pas, et sans tarder il répondit à l’usurpation en maintenant son droit par un acte éclatant: dans la partie de la Cappadoce qu’Anthime s’attribuait indûment, il fit choix d’une petite ville jusque-là obscure du nom de Sasime, l’érigea en évêché de son chef et y nomma sur-le-champ un titulaire.

C’était un poste de guerre presque dans l’acception littérale du mot. Car il fallait chercher l’ennemi sur son propre terrain et lui disputer, peut-être par une résistance matérielle, les insignes et les fruits du pouvoir qu’il dérobait. Basile avait besoin d’un homme sûr pour une telle tâche; il ne crut pas pouvoir la confier à un autre qu’à son plus intime ami, à l’autre lui- même, pour lequel il n’avait rien de caché. Il désigna Grégoire pour l’épiscopat de Sasime, et avec la promptitude de résolution qui lui était familière il le nomma sans même prendre le temps de le consulter.

Par malheur Grégoire était à ce moment dans une de ces veines, qui lui étaient trop habituelles, d’inquiétude et de souffrance. Il venait de perdre successivement son frère Césaire et sa sœur Gorgonie; la vieillesse de son père laissait peser sur lui le fardeau de toute l’administration épiscopale et d’affaires domestiques assez embarrassées. Ces soucis le plongeaient dans une profonde mélancolie et le disposaient à prendre en mauvaise part tout ce qui venait le tirer de son chagrin. Il se méprit complètement sur le caractère de la marque de confiance que lui donnait Basile. Cette manière de disposer de lui, sans son consentement, le blessa, au lieu de le toucher. De plus, le poste de Sasime n’avait rien d’attrayant, surtout pour une imagination qui aimait la solitude et les beautés de la nature. C’était une bourgade placée sur une grande route, au point de rencontre de trois autres chemins; point d’eau, point de verdure, rien que la poussière et le bruit des chariots; une population vagabonde, toujours en démêlé avec la police. Ce tableau peu séduisant n’était pas relevé par la perspective d’une lutte à main armée à soutenir contre un voisin ambitieux. Ulcéré de la proposition et du procédé, Grégoire éclata en reproches: «C’était donc là, s’écriait-il, la récompense de trente années de dévouement et d’une amitié de toute la vie! C’était là la faveur dérisoire que, du haut de son siège primatial, entouré de ses centaines de chorévêques, le tout-puissant Basile laissait tomber sur le compagnon de sa jeunesse! Et pourquoi l’envoyait-on ainsi mourir en exil? Pour sauver quelques misérables lambeaux de pouvoir et de revenu, pour assurer le libre passage de quelques cochons de lait ou de quelques oiseaux rares destinés à la table de l’évêque de Césarée.»

Cette résistance imprévue partant de l’ami de qui il avait attendu l’appui, aurait pu déconcerter Basile. Il ne s’en émut même pas: il laissa passer, sans paraître la remarquer, l’explosion d’une susceptibilité de cœur excessive. Il avait la conscience d’avoir agi pour le bien de l’Église, et il fit à son ami l’honneur de croire que cette raison une fois connue suffirait pour faire tomber son ressentiment.

«Et moi aussi je voudrais, répondit-il, que mon frère Grégoire gouvernât une église aussi grande que son génie; mais ce génie est tel, que toutes les églises qui sont sous le soleil, réunies ensemble, suffiraient à peine à l’égaler. La chose étant donc impossible, qu’il consente à être évêque, non pour recevoir quelque honneur de cette dignité, mais pour honorer, au contraire, par sa personne le lieu de sa résidence. Il est d’une grande âme, en effet, non-seulement de suffire aux grandes choses, mais de faire grandes les petites même par sa propre vertu». La blessure de l’âme de Grégoire était profonde et sa résistance fut longue. Tout le monde s’employa à la vaincre, les évêques voisins, les amis communs, le père de Grégoire lui-même. Enfin, moitié de gré, moitié de force, protestant encore jusqu’au pied de l’autel contre la tyrannie de son ami, la victime consentit à se laisser consacrer. Mais le lendemain, nouvel incident: au moment où il s’agissait de partir pour Sasime, ou apprit qu’Anthime prenant les devants avait mis garnison dans la bourgade et qu’il n’y aurait pas sûreté à y pénétrer. Le nouvel évêque, qui n’était pas pressé de se rendre à son poste, saisit avidement ce prétexte de retard, et pour quelque temps l’usurpation parut consommée.

Ce fut Anthime qui, en exagérant son triomphe, le compromit. Informé du démêlé qui avait refroidi les rapports des deux amis, il eut la pensée d’en profiter, et promit sous-main à Grégoire de lui céder la paisible possession de son diocèse, peut-être même d’un plus considérable, moyennant que celui-ci consentit à reconnaître la nouvelle juridiction. Il vint même, en personne, rendre visite au vieil évêque de Nazianze pour tenter de le gagner à sa cause. L’intrigue tourna contre son but. La seule idée d’une trahison révolta Grégoire, et fit précisément sur son cœur généreux l’impression que ni prières ni protestations d’amitié n’avaient réussi jusqu’alors à produire. Non-seulement l’offre d’Anthime fut repoussée avec indignation, mais avis en fut donné sur-le-champ à Basile par Grégoire lui-même, et les rapports de correspondance une fois rétablis, l’affection et l’habitude reprirent peu à peu leur empire. Grégoire n’oubliait pas, il restait toujours offensé et surpris du procédé de Basile, mais il pardonnait, et par un acte d’abnégation qui ne déplaisait pas à sa magnanimité naturelle, il s’employait de bonne grâce à défendre les intérêts mêmes auxquels il s’imaginait qu’on l’avait sacrifié. En attendant, Anthime, déçu dans ses espérances par cette réconciliation qu’il avait involontairement préparée, se sentait mal à l’aise dans son diocèse, où il était réprouvé par tous les gens de bien. Au bout de quelque temps, il rechercha lui-même un accommodement et fit porter des propositions à Basile par l’intermédiaire du sénat de Tyane. Basile sentant son avantage ne refusa pas de prêter l’oreille à la négociation, et un arrangement intervint, dont les clauses, assez obscurément rapportées, eurent pour effet de rétablir la suprématie de Césarée, tout en reconnaissant à Tyane un second degré de juridiction. Ainsi finit, à l’avantage de l’indépendance et de la bonne organisation de l’Église, ce débat conduit par Basile avec la suite et la résolution d’un homme d’État.

En dehors de la Cappadoce, là où il n’avait pas de droit positif à réclamer, mais seulement une habitude de déférence à maintenir, son action, sans cesser de se faire sentir, prend un autre caractère : il procède par voie d’influence et non d’autorité; point d’ordre, mais une correspondance infatigable, une vigilance à laquelle rien n’échappe; des conseils et des services qui ne manquent jamais à aucun appel. Malgré les souffrances d’une santé détruite, qui le clouent sur son lit des mois entiers, au moindre signal, s’il y a une vacance épiscopale à remplir, une élection faite à consacrer, un conseil à présider, une église à dédier, quelque anniversaire de martyr, quelque translation de reliques à célébrer, Basile est toujours prêt à partir pour les retraites les plus sauvages, à travers les routes les moins sûres. Il passe presque sans s’arrêter des rives barbares du Pont-Euxin aux gorges de l’Isaurie, véritable repaire de brigands dont le nom seul faisait frémir. Deux fois il se transporte jusqu’aux extrémités de l’empire, aux frontières de l’Arménie. Chose remarquable, un de ces voyages est entrepris sur l’ordre exprès de l’empereur, avec mandat spécial, donné par lui, de rétablir dans celte province un épiscopat régulier; et nous avons une lettre de Basile assez longue qui rend compte au magistrat Térence de l’accomplissement de cette mission. Évidemment sur ces frontières toujours menacées par l’invasion, et toujours prêtes à la défection, l’empereur avait voulu assurer à son autorité chancelante l’appui d’une plus ferme et moins dépendante du sort des armes. Ne pouvant avoir là des magistrats tout à fait sûrs, il voulait y avoir de bons évêques. L’unité romaine, qui au centre et chez elle souffrait avec peine un pouvoir rival, au dehors et sur ses frontières sentait le besoin d’un allié.

A côté de ces soldats et de ces généraux de l’armée ecclésiastique que Basile rangeait ainsi peu à peu sous sa loi, il y avait encore toute une milice auxiliaire aussi nombreuse, plus remuante, astreinte en apparence à une sévérité particulière de discipline, jouissant en fait d’une indépendance à peu près absolue. C’était l’infinie variété des solitaires et des religieux de toute espèce. Leur nombre croissait sans cesse sous le souffle de la grâce divine, auquel se joignait parfois, sans qu’on pût toujours l’en distinguer, celui de la vogue et de la faveur populaire. La mode, qui se mêle à tous les actes des hommes en société, n’était pas en effet complètement étrangère à l’élan qui continuait à entraîner cités et campagnes en Orient vers la vie religieuse. Chaque jour c’était quelque vocation subitement éclose, chaque jour aussi quelque raffinement nouveau d’austérité, quelques pas de plus vers des profondeurs plus reculées du désert ou des montagnes. Un magistrat descendait de son tribunal, un riche vendait son bien, une femme disparaissait du foyer domestique, un ouvrier manquait à l’atelier, un soldat désertait le camp. On savait qu’ils avaient pris le chemin de la solitude; on ne les cherchait seulement pas, tant le fait était devenu commun. Les plus solides de ces vocations étaient humbles et demeuraient longtemps ignorées, s’éprouvant sous l’œil de Dieu, fuyant le bruit en même temps que le monde. Mais d’autres avaient l’art de se faire suivre par les regards de la foule jusqu’au fond de leur retraite, grâce aux écarts d’une imagination mal réglée ou aux éclats d’un faux zèle, et c’était à celles-là que s’adressaient de préférence les hommages populaires, aisément attirés par ce qui est étrange et nouveau. Par-là se formaient dans chaque diocèse de véritables puissances, sans autre titre qu’un renom plus ou moins fondé de sainteté, mais qui n’en prétendaient pas moins à régenter les fidèles, qui tranchaient sur le dogme, et bravaient les évêques aussi bien que les magistrats. Au moindre incident qui piquait leur curiosité, ces faux saints sortaient de leurs cellules, mal fermées aux bruits de la terre, pour venir dogmatiser à la porte des conciles et haranguer la foule sur les places publiques, se montrant toujours enclins à confondre l’intrigue avec le zèle et le fanatisme avec le courage.

Puis, par le choix même de leur retraite, les moines échappaient facilement à tout contrôle. L’émigration monastique, cherchant les lieux inhabités, se pressait vers des régions où nulle surveillance ne pouvait l’atteindre. D’Alexandrie, elle se portait sur les rives désolées du haut Nil; de Jérusalem, vers les sables de l’Arabie; d’Antioche, dans les gorges du Taurus; de Cappadoce ou d’Arménie, elle allait se répandre sur les steppes qui bordent le Pont-Euxin, échelonnant ainsi sur une longueur de deux cent cinquante lieues une série presque continue de cellules ou de communautés, qui dessinait toute la frontière orientale de l’empire. Personne n’osait s’aventurer, à la suite de ces enfants perdus, dans ces pointes vers la barbarie, au risque de se voir enlever par une horde nomade ou massacrer par un parti de brigands. Les moines, au contraire, pleins de l’ardeur du martyre, étaient toujours prêts à monter sur le chariot du Scythe, ou à se glisser sous la tente de l’Arabe, pour murmurer le nom du Christ aux oreilles que révoltait le joug de Rome. Les solitaires du Sinaï, par exemple, ne vivaient guère qu’avec les Sarrasins, dont ils avaient converti des tribus entières. Ces néophytes se constituaient leurs champions d’office contre d’autres peuplades restées païennes, les engageaient ainsi dans leurs rivalités intérieures, et transportaient au sein de ces asiles de la paix toutes les agitations de leur vie belliqueuse. Un jour les cellules étaient envahies, l’église et son pauvre trésor mis à sec, les servants de l’autel égorgés; le lendemain les libérateurs arrivaient en armes, lavaient l’injure dans le sang et se dépouillaient de leurs plus riches habits pour en faire le linceul des martyrs. Dans ce contact habituel avec des hommes qui vivaient affranchis de toute autorité, les solitaires leur empruntaient quelque chose de leur farouche indépendance. A vrai dire, avec sa rude façon de vivre, sa tunique de gros lin, sa fourrure mise à nu sur la peau, ses pieds nus, son teint basané, sa barbe flottant au vent, ses joues décharnées par le jeûne, sa voix dénaturée par la longue habitude du silence, un anachorète de la montagne, quand il faisait son apparition dans les rues de Césarée ou d’Antioche, pouvait paraître un être amphibie tenant du barbare plus que du Romain. Quelquefois même la ressemblance n’était pas seulement extérieure; car les communautés trouvaient à se recruter parmi leurs sauvages pénitents. Rufin nous parle d’un ancien chef de brigands, Mulius, qui fut converti, au moment où il commettait un vol, par ceux qu’il était en train de dépouiller. Devenu supérieur d’une communauté de la Thébaïde, cet étrange abbé pouvait avoir conservé sous le capuchon monastique quelques-unes des allures de son ancien métier. Ces dehors bizarres, loin d’ôter rien au respect de la foule pour les solitaires, y mêlaient une sorte de terreur superstitieuse. Tandis que les barbares, soignés, guéris, instruits par les moines, étaient portés à voir en eux des magiciens doués d’une intelligence surnaturelle, la population voluptueuse des cités romaines admirait avec effroi la force miraculeuse de ces hommes de Dieu, qui affrontaient les épreuves dont frémissait sa mollesse. Des deux parts, chez les barbares comme chez les Romains, c’était une vénération égale, qui se trahissait par des actes également éclatants. La reine d’une petite tribu arabe, Mavie, faisant sa paix avec Valens, y mettait pour unique condition qu’on ferait ordonner évêque le solitaire Moïse qui habitait dans son voisinage et qu’on lui permettrait de le garder à sa cour. Presque au même moment la matrone Mélanie quittait Rome en pompe, le lendemain des funérailles de son mari et de ses deux enfants, avec ses serviteurs, ses servantes et tous ses joyaux, exprès pour venir visiter toutes les solitudes d’Égypte, assister les moines dans leurs traverses, leur distribuer ses trésors, se fixer à Jérusalem auprès du tombeau du Seigneur, et y vivre à portée du commerce des saints

Une masse d’hommes formée d’éléments si divers, entourée de tant de respect, jouissant d’une telle indépendance, pouvait devenir pour le bon ordre de l’Église aussi aisément un obstacle qu’un auxiliaire. Sous prétexte de ne pas rougir de la folie de la croix, des bizarreries cyniques, de grossiers désordres, tous les égarements de la superstition et tous les souvenirs de l’idolâtrie pouvaient s’abriter sous la robe du moine. «Fuyez, disait peu d’années après un solitaire, qui pourtant lui-même ne redoutait pas de donner à son zèle un aspect assez rude, fuyez, disait saint Jérôme, ces hommes que vous verrez chargés de chaînes, laissant pousser leurs cheveux comme des femmes, contre le précepte de l’Apôtre, velus comme des boucs, et marchant pieds nus dans la place. Ce sont des diables. Tels furent Antime et Sophronius, dont Rome a dû gémir. Fuyez aussi les femmes qui sont vêtues comme des hommes, coupent leur chevelure et montrent impudemment un visage semblable à celui d’un eunuque. Avec leur cilice et leur capuchon, on dirait des hibous ou des chauves- souris.»

A la vérité, surtout depuis l’exemple donné par Pacôme, la vie monastique avait des règles dont le maintien était habituellement confié à un supérieur. Toutes les communautés un peu importantes élisaient un chef et lui promettaient obéissance. Mais d’une part il s’en fallait bien que la règle fût partout aussi bien conçue qu’à Tabenne. Pacôme, malgré le renom de ses vertus, n’avait pas étendu son autorité au-delà du désert qu'il habitait. Même dans les solitudes les plus voisines, à Nitrie, à Scélé, à plus forte raison dans les régions de la Haute-Asie, où le nom de Pacôme était à peine parvenu, les règles étaient différentes et moins étroites. Au lieu d’un même toit abritant une vie commune, c’étaient des cellules isolées, où chaque solitaire, une fois rentré, était livré à sa propre inspiration. La prière publique seule avait ses rites prescrits. Hors de là, chacun fixait la mesure de sa dévotion et de ses austérités personnelles. Dans beaucoup d’endroits les communautés vivaient côte à côte sous des règles diverses, et les solitaires passaient à leur gré de l’une à l’autre.

Puis la vie cénobitique elle-même, devenue générale en Égypte, mais beaucoup moins répandue dans le reste de l’Asie, avait encore ses contradicteurs. Beaucoup lui préféraient la solitude absolue dans sa rigueur et aussi dans sa liberté primitives, telle que l’avaient pratiquée les premiers pères du désert, le centenaire Paul, et Antoine lui-même pendant sa jeunesse. Pour ceux-là, l’entier isolement, le silence continu, l’oubli de tout ce qui a un nom sur la terre, l’immobilité, l’impassibilité, l’âme en un mot annulant le corps pour vivre tout entière en Dieu et en elle-même, c’était là l’idéal de la vie de perfection, et Pacôme, à leurs yeux, en y introduisant les douceurs du travail et de la prière en commun, en avait plutôt ralenti que réglé l’essor. Une sorte d’émulation pieuse existait ainsi entre les anachorètes et les cénobites, et leurs mérites comparés formaient un sujet habituel do discussion dans l’Église et dans les écoles d’Orient. La préférence des sages était encore incertaine, celle de la foule penchait décidément en faveur des anachorètes. Car si les cénobites avaient pour eux une sévérité plus continue de doctrine et de mœurs, c’était des anachorètes que partaient des traits inattendus d’un héroïsme qui ravissait; les uns peut-être étaient exposés à moins de chutes, mais les autres s’élevaient plus haut. Il était admis qu’un anachorète pouvait accomplir, en fait d’austérités, et obtenir de Dieu, en fait de miracles, ce qui était impossible à un cénobite. Un anachorète seul pouvait vivre nu comme Bessarion un hiver entier, ou demeurer comme Siméon Stylite quarante-huit ans sans bouger sur une colonne. On racontait que l’anachorète Hilarion, arrivant un dimanche dans une communauté des bords du Nil, s’était étonné qu’on n’y célébrât pas le service divin. « C’est, lui dit-on, que le prêtre qui le célèbre habituellement réside de l’autre côté du fleuve, et qu’on ne peut traverser l’eau à ce moment, à cause d’un crocodile qui infeste le passage. — Qu’à cela ne tienne, dit le solitaire, je l’irai chercher.» Il s’approcha du fleuve, et fit un geste de la main. On vit alors, disait la légende, l’horrible animal lui-même sortir de l’eau, et venir présenter son dos au solitaire pour le porter de l’autre côté du fleuve. Mais, arrivé là, jamais Hilarion ne put décider le prêtre, qui était pourtant un saint cénobite, à revenir avec lui par la même voie. L’illustre Macaire n’était pas éloigné de partager l’opinion commune sur la supériorité des anachorètes. Lui-même, bien que supérieur d’une communauté, racontait volontiers que s’étant enfoncé dans le désert un peu au-delà de Scété, il avait rencontré deux hommes qui se promenaient entièrement nus, au milieu des bêtes féroces; c’étaient des anachorètes qui vivaient depuis dix ans sans communication avec personne, à ce point qu’ils lui demandèrent si le Nil continuait à déborder et si la terre produisait encore des fruits. Macaire, de son côté, leur demanda ce qu’il devait faire pour devenir semblable à eux. Mais quand il eut appris quelle vie ils menaient : « Excusez-moi, dit-il ; je suis trop faible pour vous imiter. Laissez-moi pleurer mes péchés dans ma cellule.» D’autres docteurs, il est vrai, prétendaient que cet excès d’austérité engendré par la solitude absolue n’était pas sans péril, et en épuisant le corps livrait l’âme sans défense aux atteintes du démon. Pendant que le débat se prolongeait, l’institution monastique continuait à se propager en Orient, avec plus d’impétuosité que d’ordre, attendant encore un régulateur suprême qui contînt sa sève exubérante et fil à chacun de ses éléments sa part légitime

Ce régulateur fut Basile. Nul n’était mieux préparé pour cette tâche, car nul n’avait un plus long usage de la vie solitaire; nul n’en avait mieux goûté le charme et savouré les fruits; nul aussi n’en connaissait mieux les périls. Avant d’y consacrer sa jeunesse, il avait voulu visiter de sa personne tous les monastères d’Égypte, étudier les règles de toutes les communautés, interroger tous les maîtres du grand exercice. Une fois séparé du monde et entré dans la retraite, tous les jours ne s’étaient pas écoulés pour lui comme les heures chantées par Grégoire, dans les parfums d’une retraite fleurie et dans une continuité de béatitude. La solitude a ses langueurs comme ses délices, ses bons comme ses mauvais conseils. Basile avait tout éprouvé et tout entendu. Il savait que si loin du contact des hommes les troubles de l’âme s’apaisent, en revanche la charité parfois se refroidit, et l’égoïsme peut se nourrir d’un feu concentré; il savait aussi que le jeûne qui comprime les sens, peut irriter les nerfs et exalter l’imagination. Évêque enfin, quand il avait eu à défendre ses droits de juge de la foi, c’était chez les moines principalement qu’il avait rencontré les résistances d’un fanatisme outré. Ces diverses épreuves, en lui faisant envisager l’état religieux sous toutes ses faces, le préparaient à devenir, en pleine connaissance, le législateur de l’ascétisme.

C’est sous ce nom d'Ascétiques, en effet, qu’il adressa à tous les moines de son diocèse trois traités différents, formant dans leur ensemble un code complet de la vie monastique. Les petites, les grandes Règles, les Constitutions monastiques et les discours moraux qui les précèdent—bien qu’écrits à des époques différentes, les uns avant, les autres pendant l’épiscopat de Basile et bien que rédigés sous des formes diverses—les uns comme des exhortations directes, les autres comme des réponses à des questions—sont l’œuvre d’une même pensée et constituent un seul tout. Ces documents diffèrent de la règle de Pacôme par l’étendue des vues et par la portée générale des principes qui y sont posés. Du premier coup, en les lisant, on se sent transporté à un point de vue supérieur, d’où de nouvelles perspectives se découvrent. Ce n’est plus seulement le règlement intérieur d’un monastère, bien que certains détails y soient touchés avec cette précision et ce sens pratique que l’expérience seule peut donner: ce sont les grands linéaments de la vie religieuse, dessinés de manière à pouvoir embrasser dans leur largeur toutes les diversités des temps, des lieux et des habitudes nationales.

Le sentiment qui y domine se trahit dès les premières lignes d’un des discours préliminaires: c’est la fatigue des dissensions, le besoin de la soumission, l’instinct de l’autorité. «Voyant ce qui se passe sous mes yeux, dit Basile, je me suis demandé quelle pouvait être la cause de tels maux, et longtemps j’ai erré dans les ténèbres, mon esprit restant en suspens comme les plateaux d’une balance... Mais enfin je me suis souvenu de ce qui est écrit dans le livre des Juges : «Or, il n’y avait pas de roi en Israël», et en me remettant ce texte en mémoire, j’en fis au temps présent une application inattendue et effrayante, mais pourtant très véritable.

«Je vis, en effet, que les peuples restent dans l’ordre et dans l’harmonie tant que tous obéissent à un seul, et qu’au contraire tout devient désordre et anarchie lorsqu’il n’y a point de maîtres et que tous veulent commander. Je vis que chez les abeilles, par exemple, la ruche entière, par une loi de nature, se range sous les ordres d’un roi. C’est ce que j’ai vu moi-même souvent, et entendu de la bouche de ceux qui ont étudié ces choses de plus près. Or, si la ruche, parce que tous y dépendent de la volonté d’un seul, vit dans l’ordre et dans l’harmonie, là où règnent les dissensions et le désordre, c’est donc qu’il n’y a point de chef »

Une ruche d’abeilles, telle est, on le voit, aux yeux de Basile, la véritable image de la vie monastique. La cellule sera, comme la ruche, douce et féconde; elle s’emplira de miel, et de nombreux essaims s’en échapperont, pourvu que la soumission et l’activité y règnent, et que les moines sachent comme l’abeille obéir et travailler. Le traité tout entier semble le développement de cette comparaison. .

Partant de là, rien n’est plus simple que la préférence très-décidément accordée par Basile à la vie des cénobites sur celle des anachorètes. Cette question, qui partageait l’Orient, est hardiment tranchée par lui. Sans condamner en termes formels la solitude absolue qu’autorisaient de grands exemples, il en signale pourtant avec une critique assez vive les principaux inconvénients. Évidemment, à ses yeux, le chrétien, comme l’homme, est fait pour vivre en société. C’est la loi de la nature, confirmée par celle de la charité. Un appel de Dieu tout particulier peut sans doute y soustraire, mais cette exception, qui ne comporte pas de règle, ne peut être proposée à l’imitation commune. En l’autorisant facilement, on courrait risque de confondre souvent avec la voix de la grâce les caprices de l’orgueil humain. «Vous nous avez convaincu, dit, dans le traité intitulé les Grandes Règles, l’interrogateur auquel Basile est supposé répondre, que la vie commune est pleine de périls avec ceux qui n’observent pas la loi de Dieu; nous voudrions savoir maintenant s’il faut que celui qui se sépare du monde demeure seul avec lui-même, ou bien s’il lui convient de vivre avec des frères du même sentiment que lui et qui se proposent la même fin de piété.» Réponse : «Je ne doute pas que la vie commune ne soit de beaucoup préférable, et ma première raison, c’est que nul de nous ne peut se suffire à lui-même, même pour les besoins du corps, et que nous avons tous besoin les uns des autres pour les nécessités de la vie... Le Dieu qui  a créés a voulu que nous eussions ce besoin les uns des autres, afin que nous nous restions mutuellement attachés. De plus, la charité du Christ ne permet pas qu’un homme ne pense qu’à lui-même....Or, celui qui vit entièrement seul n’a d’autre fin que son propre salut; ce qui est évidemment contraire à cette loi de charité qu’accomplissait l’Apôtre lorsqu’il cherchait à s’accommoder à tous afin d’en sauver un plus grand nombre. Enfin, dans une retraite de ce genre, l’homme ne reconnaîtra pas facilement ses défauts, n’ayant personne pour l’en avertir et lui faire une correction fraternelle. La réprimande, en effet, même venant d’un ennemi, fait naître chez l’homme généreux le désir de s’amender, et un ami sincère reprend hardiment les fautes qu’il voit chez son ami. Or, dans la solitude absolue, on n’a pas un tel ami. C’est pourquoi il est dit: «Malheur à celui qui vit seul; car, s’il tombe, il n’a personne pour le relever ». D’autres inconvénients se rencontrent encore dans la vie solitaire, et le plus grand, c’est que celui qui est seul se complaît en lui-même. Personne n’étant présent pour juger de l’œuvre qui s’accomplit en lui, il se croit arrivé à la perfection de tous les préceptes. Ne trouvant pas d’ailleurs à quoi exercer sa vertu puisqu’il a éloigné de lui la matière et l’occasion de tous les commandements de Dieu, il ne connaît ni ce qui lui manque encore, ni les progrès qu’il a faits. Comment fera-t-il voir son humilité, celui qui ne trouve personne devant qui s’humilier? et quelle occasion aura d’être compatissant celui qui ne voit personne qui souffre? Comment s’exercera-t-il à la patience, quand personne ne résiste à sa volonté?.... Quand le Seigneur a voulu donner le modèle de la perfection de l’amour et de l’humilité, il a ceint ses reins, et lavé les pieds de ses disciples. Mais, ô solitaire, de qui laverez-vous les pieds, et de qui vous ferez-vous serviteur? Comment ferez-vous pour être le dernier, étant seul? Ce parfum de bonne odeur que l’Écriture compare à l’huile tombant de la barbe d’Aaron, c’est l’habitation commune des frères dans un même lieu; mais où trouverez-vous cela dans la solitude? La vie commune est la véritable arène de la perfection, la véritable voie du progrès, le véritable exercice de la vertu, la véritable pratique de la loi du Seigneur»

Non-seulement la vie commune, mais la vie commune sous un seul chef : une seule communauté dans chaque lieu, les communautés des lieux voisins réunies par groupes sous la loi d’un seul supérieur, tel est, dans la pensée de Basile, l’idéal de l’organisation monastique. De plus, dans l’enceinte de chaque com­munauté tous les frères doivent être astreints au même régime, ne se distinguant les uns des autres non-seulement par aucune propriété, ni par aucun titre d’honneur à eux appartenant, mais même par aucune pratique particulière d’austérité ou de zèle, qui soit de nature à satisfaire un secret désir de gloire. Insensible aux séductions qui éblouissaient la foule, et familier avec les ruses du vieil ennemi du genre humain, Basile relance l’orgueil dans les sombres retraites de la conscience, où il se nourrit souvent, solitaire et ignoré, comme delà substance des autres passions mortifiées. «Un religieux, dit la cent trente-huitième des Petites règles, peut-il se permettre des veilles et des jeûnes en dehors de la règle? » Réponse : «Le Sauveur a dit : Je suis descendu du ciel, non pour faire ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé. Tout ce que fait chacun par sa propre volonté provient donc de son propre fonds et est étranger à la piété ; et il est à craindre que celui qui se conduit de la sorte n’entende un jour de Dieu celte parole: Ce que tu as fait se retournera contre toi... Vouloir se distinguer des autres, même dans le bien, c’est esprit de contention et de vaine gloire; et c’est ce que l’Apôtre défend quand il dit : Nous ne voulons pas nous rendre semblables à plusieurs qui se font valoir eux-mêmes. C’est pourquoi dépouillant notre propre volonté et ne prétendant pas à paraître faire plus que les autres, conformons-nous à cet avis de l’Apôtre : Quoi que vous fassiez, faites-le pour la gloire de Dieu. Et rien ne doit être plus éloigné de ceux qui veulent soutenir le bon combat que l’esprit d’émulation et la complaisance pour sa propre volonté »

Cette mesure d’austérité, qui doit être ainsi commune (sauf les cas exceptionnels) à tous les frères sans distinction, Basile la tempère lui-même de manière à la préserver de tout excès, et à respecter dans le corps l’œuvre de Dieu et l’instrument nécessaire de l’activité humaine. Il ne veut pas que le jeûne soit porté au point de rendre impossible le travail, qui lui parait le grand préservatif contre les égarements de la piété solitaire. La mortification doit maintenir le corps sous la domination de l’esprit, mais non tuer le serviteur, ce qui ne pourrait se faire qu’au grand détriment du maître.

«Il convient, dit la quatrième Constitution monastique, de ne point tellement accabler le corps que nous le rendions incapable de toute bonne œuvre. Car Dieu, en créant l’homme, ne l’a pas fait pour l’oisiveté, mais pour l’activité dans le bien. En plaçant Adam dans le paradis, il lui a commandé d’y travailler et quand il l’en a chassé, il l’a condamné à gagner son pain à la sueur de son front, et il est clair que ce qui a été dit à Adam, l’a été à tous ceux qui sont sortis de lui. Il est donc juste de ne point changer les lois de la nature qu’a établies le Créateur, et pour les observer, il faut tenir le corps en état d’activité et ne le ruiner par aucun excès. C’est là, je pense, la meilleure règle: à savoir, de se maintenir dans les limites posées par le Créateur il faut donc que l’ascète se garde de tout faste extérieur, et tienne cette voie moyenne qui est vraiment la voie royale, n’inclinant vers aucun excès, évitant de flatter son corps par le relâchement, et de le ruiner par l’excès de l’abstinence. Car s’il eût été meilleur pour l’homme d’avoir le corps brisé, et tout vivant encore d’être comme un cadavre, Dieu l’aurait fait ainsi dès l’origine ; et puisqu’il ne l’a point fait, c’est que ce qu’il a fait, il l’a jugé meilleur...

Voyez l’exemple du Seigneur et de l’Apôtre : n’ont-ils point travaillé sans cesse? Voyez saint Paul, toujours à l’œuvre, passant d’un lieu à l’autre, sur les mers, dans les périls, dans les tempêtes, poursuivi, battu de verges, lapidé, et surmontant toutes ces épreuves par l’ardeur de l’esprit et la vigueur du corps. S’il eût détruit cette force de son corps par l’excès des austérités, eût-il pu remporter tant de victoires? Aussi celui qui se propose d’imiter en toutes choses Jésus-Christ et ses disciples, fait-il bien de garder toujours son corps dispos pour l’exercice des bonnes œuvres .

«Il est faux, dit encore le même traité, s’élevant à de plus hautes considérations, que le corps soit mauvais en lui-même : c’est une erreur qu’il faut détruire. Le corps est comme un cheval. C’est une belle créature qu’un cheval, et d’autant meilleure que son naturel est plus vif et plus ardent; mais comme c’est une créature dénuée de raison, il lui faut un écuyer pour le conduire et tirer parti de ses qualités naturelles. Lorsqu’un bon écuyer dirige les mouvements de son cheval, lui-même s’en sert pour la fin qui lui convient, et le cheval devient d’un usage excellent. Mais si le jeune cheval tombe entre les mains d’un écuyer inexpérimenté, il s’écarte du vrai chemin, et emporté sans frein, il précipite son cavalier et se perd lui-même. C’est l’histoire de l’âme et du corps. Le corps a ses instincts naturels, qui, loin d’être vicieux en soi, sont, au contraire, bons et utiles. Mais il n’a point de raison, et c’est à l’âme qu’il appartient de le régir. Quand il tombe, c’est moins par le fait d’une malice qui lui soit propre, que par la négligence de l’âme.»

D’où partait cette défense des droits du corps contre un spiritualisme exagéré? De la cellule où gisait, malade et épuisé, étendu sur une planche de bois, et revêtu d’une simple tunique en guise de couverture, une sorte de cadavre vivant, n’ayant, dit saint Grégoire, ni chair, ni souffle, ni sang. Mais ici, contrairement à l’ordinaire, c’était presque un avantage que l’exemple du prédicateur ne confirmât pas trop complètement un précepte dont l’abus était plus à craindre que l’oubli. En parlant de sa voix affaiblie contre l’excès des austérités, Basile avait sans doute le droit plus qu’aucun autre de se faire écouter; mais il aurait été fâché peut-être d’être trop facilement et trop généralement obéi.

Même dans ces proportions si sagement modérées, Basile sait combien la vie de renoncement est pénible, et combien est sérieux l’engagement de s’y consacrer; il n’épargne rien pour éloigner les imprudents qui, séduits par de fausses apparences de vocation, en chargent le poids sur leurs épaules sans être de force à le supporter. 11 ne veut point de mode en matière si grave, point d’entraînement irréfléchi, préparant des repentirs et par là même des scandales.

«Celui, dit-il, qui veut obéir au Christ, et qui se sent porté vers la vie de pauvreté et de sacrifice, celui-là est véritablement heureux; mais je l’exhorte à ne point prendre ce parti sans y réfléchir, à ne point imaginer que ce soit là un genre de vie commode, et que le salut s’y gagne sans combat. Qu’il s’exerce d’abord à supporter les labeurs du corps et de l’esprit, afin de ne pas être pris par le péril à l’improviste, et de crainte que, se trouvant au-dessous des tentations qui fondront sur lui, on ne le voie retourner aux choses qu’il avait promis d’abandonner, ce qu’il ne ferait qu’à sa grande honte, et à la risée des spectateurs. Il ne rentrerait pas dans le siècle sans un grand dommage pour son âme, devenant une pierre d’achoppement pour plusieurs, parce qu’il ferait croire que la vie consacrée à Jésus-Christ est impossible et au-dessus des forces humaines. Il ne serait donc pas seulement exposé au châtiment des déserteurs, mais il serait coupable de la perte de ceux que sa chute aurait ébranlés.»

Aussi les règles du noviciat sont posées par Basile avec une extrême rigueur.

«Faut-il recevoir, dit la dixième des Grandes règles, tous ceux qui se présentent, ou bien faut-il les soumettre à une épreuve, et à quelle épreuve?»

Réponse : « Notre bon Dieu et sauveur Jésus nous ayant dit : Venez tous à moi, vous qui êtes travaillés et chargés et je vous soulagerai, il ne serait pas sans péril de repousser ceux qui veulent par nous s’approcher du Seigneur... Cependant il ne faut point les admettre aux saints enseignements tant que leurs pieds ne sont pas lavés de la poussière du monde... Or, le mode d’épreuve le plus utile consiste à s’assurer si ceux qui veulent être admis se prêtent sans rougir à ce qui peut les humilier, et pour cela il faut les employer aux usages les plus vils... et ne les recevoir parmi les serviteurs de Dieu que quand ils se sont montrés comme des vases propres à toute sorte d’usages. Principalement, quand celui qui prétend à atteindre la similitude parfaite du Christ, sort d’un rang illustre dans le monde, il faut lui assigner quelqu’office qui paraisse honteux aux regards de ceux du dehors, et voir s’il s’en acquitte avec une promptitude joyeuse, comme un serviteur de Dieu qui ne rougit pas de son maître.»

Même réserve et plus grande encore à l’égard des enfants élevés dans les monastères. Défense absolue d’abuser de leur ignorance pour les porter de bonne heure dans les voies de la perfection, et de les admettre au vœu de chasteté, avant qu’ayant éprouvé et réprimé les premières tentations de la jeunesse, ils aient com­pris jusqu’au fond l’étendue de l’engagement qu’ils contractent ».

Mais une fois cette précaution prise, et la promesse faite à Dieu dans la pleine liberté d’un consentement réfléchi, Basile est impitoyable pour ceux qui le rompent. Le moine léger qui veut retourner dans le monde, sous prétexte de l’édifier par ses exemples; le moine inconstant que sa propre règle fatigue et qui veut essayer d’une nouvelle, ou plus douce ou même plus sévère; le moine voyageur qui se plaît à passer d’une maison à l’autre pour changer de régime et de compagnons, sont, de sa part, l’objet d’une extrême sévérité: Petites règles, Grandes règles, Contitutions monastiques, correspondances privées sont unanimes sur ce point, et intarissables. Les expressions les plus dures et les anathèmes de l’Ancien Testament sont épuisés, sans paraître suffire à la grandeur du crime et à l’indignation du juge. De tels religieux sont «des oiseaux de nuit qui ne volent jamais en ligne droite, des bêtes de somme qui se fatiguent sans avancer en tournant une meule; ils ont une peau de brebis, mais la malice et la fourberie du renard»; ce sont «des sacrilèges qui dérobent à Dieu son bien véritable»;  c’est la plante que le père céleste n’a point plantée, et qui sera arrachée. Point d’excuse qui vaille, point de subtilité qui trouve grâce.

«Ne vous laissez point, écrit Basile à un jeune moine, tenter par cette pensée que les évêques, établis de Dieu pour gouverner l’Eglise, vivent pourtant dans le monde, et y réunissent sans cesse des assemblées religieuses dont les assistants remportent beaucoup de fruit… où l’on explique les Écritures et les enseignements apostoliques, où la doctrine de Dieu est exposée. Et ne vous dites point que vous vous êtes séparé vous-même de tant de biens, et que vous vivez dans une solitude oisive, à l’image des bêtes fauves. Dites-vous au contraire : C’est parce qu’il y a des biens dans le monde que je l’ai fui et que je m’en suis jugé indigne; car ces biens sont mêlés de grands maux qui les surpassent. J’ai assisté à des assemblées spirituelles; mais à peine y avait-il un frère présent qui parût craindre Dieu et celui-là même était peut-être sous la puissance du diable à côté se trouvaient peut-être aussi des brigands et des tyrans. J’ai été témoin des scènes indécentes des ivrognes, j’ai vu couler le sang des opprimés; j’ai vu aussi la beauté des jeunes femmes qui torturaient ma chasteté et si j’ai entendu dans le monde des discours utiles à mon âme, je n’ai pas vu un docteur dont la conduite répondît pleinement à son langage… Voilà pourquoi, comme le passereau, j’ai émigré sur la montagne, comme le passereau échappé des filets du chasseur. Voilà pourquoi, malgré toi, ô pensée coupable, je resterai dans cette solitude où Dieu lui-même s’est plu. C’est ici le chêne de Mambré, l’échelle qui conduit au ciel, le camp des anges que vit Jacob, le mont Carmel où séjourna Élie pour obéir à la voix divine, le désert où le bienheureux Jean, se nourrissant de sauterelles, a prêché la pénitence au monde, le mont des Oliviers où le Christ nous a enseigné à prier»

« C’est vainement, écrit-il encore à une religieuse échappée de son cloître, c’est vainement que comme l’impie qui tombe au fond de l’abime méprise son mal, vous prétendez que vous n’aviez point contracté d’hymen avec le divin époux et que vous n’aviez point promis de rester vierge… Rappelez-vous la noble profession que vous avez faite devant Dieu, devant les anges et devant les hommes. Rappelez-vous la vénérable société où vous avez vécu, le chœur sacré des vierges, l’assemblée des saints où vous avez pris part. Rappelez-vous cette vie déjà toute spirituelle, bien qu’encore dans la chair, et cette cité toute céleste, bien qu’encore sur la terre. Rappelez-vous vos jours de paix, vos nuits pleines de lumière, vos chants angéliques, vos psalmodies mélodieuses, votre couche pure et sans tache. Où est aujourd’hui ce vêtement modeste, ce teint tour à tour coloré par la pudeur et pâli par l’abstinence? où sont les dons que vous avez reçus de votre époux? »

Un siècle seulement plus tard une telle éloquence n’eût point été assurément nécessaire pour éclairer une religieuse fugitive sur la grandeur de sa faute. Ces fortes réprimandes, qui reviennent à toute ligne dans la correspondance de Basile, attestent donc à elles seules le changement que son influence apporta dans l’idée même que les chrétiens se faisaient de l’état monastique. Avant lui, c’était, aux yeux de beaucoup de ceux même qui s’y destinaient, une vocation libre, affaire de goût et de zèle, pouvant être délaissée à volonté, comme elle avait été embrassée par choix. Le sceau de la perpétuité obligatoire, ce fut Basile qui l’imprima : c’est à lui réellement que remonte, comme règle commune et comme habitude générale, l’institution des vœux perpétuels.

C’est en toute chose l’œuvre de l’Église de Dieu de soumettre l’élan à la règle, de creuser un lit au torrent de la grâce, et de faire prendre ainsi aux inspirations surnaturelles qui soulèvent les âmes le cours majestueux et paisible des lois de la nature. Telle est la transformation que Basile fit subir à l’institution monastique. Ce qui n’était jusqu’à lui qu’une suite et une variété d’accidents, il en a fait un ordre qui a pris dans la postérité le nom de régulier par excellence. La règle de saint Basile est la première des grandes règles monastiques qui, se ramifiant ensuite et se divisant, ont couvert comme d’un réseau le monde chrétien. Désormais la vie de perfection, au lieu de s’égarer dans les espaces illimités du désert, aura ses jalons posés, ses étapes préparées, sa direction fixe. Des milliers de pèlerins venus de tous les points de l’horizon pourront s’y presser. Les principes fixés par Basile, avec une largeur intelligente, pourront s’étendre et se perpétuer, sans distinction de climats et de siècles, et réunir ainsi sous une même loi, à des milliers de lieux et d’années les uns des autres, des essaims de communautés différentes. Ainsi pousse une semence bénie sur le sol qu’imbibe la rosée d’en haut. Quand la graine s’est faite arbre, des rejetons de l’arbre, à son tour, se forme la forêt. Des solitaires rapprochés, Pacôme avait fait le monastère; des monastères groupés ensemble, Basile a formé l’ordre monastique.

De son vivant même, il put voir sa règle adoptée par presque toutes les communautés de l’Orient. Il devint le véritable chef, comme il avait été le modèle, de tous les moines de l’Asie. De plus anciens que lui et d’aussi illustres dans l’exercice de la solitude venaient à Césarée tout exprès pour l’admirer et le consulter. Le vieil Éphrem, le doyen des solitaires de la Haute-Asie, dont le génie impétueux n’avait jamais pu s’assujettir à aucune règle, racontait lui-même qu’un jour, passant dans une ville de Cappadoce (dont avec son dédain pour les connaissances profanes il ne savait pas même le nom), il entendit une voix qui lui disait: « Lève-toi, Éphrem, et viens manger des pensées.—Et où en trouverai-je, Seigneur? lui dit-il. —Va-t-en vers ma maison, lui répondit la voix, tu y trouveras un vase royal plein de la nourriture qui te convient.» Éphrem obéit et se dirigea vers l’église. Du vestibule même, où il s’arrêta, il aperçut sur les marches de l’autel un prêtre en habits sacerdotaux parlant au peuple : sur son épaule droite se tenait une colombe blanche comme la neige, qui lui disait à l’oreille les choses qu’il répétait ensuite. Il comprit alors qu’il était dans la métropole de Césarée, et qu’il entendait la voix de Basile. «Je le vis, disait-il, ce vase d’élection, exposé à la vue de tout son troupeau, orné et enrichi de paroles majestueuses comme des pierreries... et l’assemblée me parut tout éclatante des divines splendeurs de la grâce. » L’enthousiasme du vieux diacre s’enflammant, il se mit à parler tout haut en syriaque, seule langue qui fût à son usage, et ceux qui étaient auprès de lui, ne le comprenant pas, se disaient l’un à l’autre : «Quel est cet homme? c’est quelque mendiant qui vient 'implorer la libéralité de l’évêque.» Mais Basile l’avait remarqué, et le mandant auprès de lui aussitôt après le sermon fini, et lui parlant par interprète: «Ne seriez-vous pas, lui dit-il, le Syrien Éphrem, dont on m’a dit qu’il avait tant d’amour pour la solitude? — Oui, répondit le vieillard, je suis cet Éphrem qui n’ai su que m’écarter de la voie qui conduit au Ciel.»

Les deux saints se donnèrent alors une touchante accolade, et quand Éphrem eut prêté quelque temps l’oreille aux sages instructions de Basile: «O mon père, s’écria-t-il, ayez pitié d’un lâche et d’un paresseux : conduisez-moi dans la voie droite, amollissez mon cœur de pierre. Le Dieu de nos âmes m’a amené vers vous, afin que vous preniez soin de soulager ce vaisseau chargé du poids de mes iniquités, et que vous le conduisiez dans des parages de paix.» Depuis lors et jusqu’à leur mort, Basile et Éphrem restèrent en correspondance suivie.

Les mêmes rapports d’intimité et de déférence s’établirent entre Basile et un de ses plus illustres frères dans l’épiscopat qui avait été comme lui auparavant un des maîtres de la vie religieuse, Épiphane, évêque de Salamine dans l’île de Chypre. Épiphane, né en Palestine, était l’élève de l’ami d’Antoine, Hilarion. De bonne heure, à la suite de son maître, il avait émigré vers le désert, et bu successivement, nous dit-il, l’eau de l’Euphrate et celle du Nil. Devenu supérieur d’une communauté à Éleuthéropole, dans sa patrie, il avait employé de longues années de solitude à étudier toutes les variétés de la langue et de la poésie de l’Orient. Il en était venu à parler couramment tous les dialectes et à connaître, comme les disciples les plus initiés, toutes les doctrines des écoles de philosophie et des diverses sectes chrétiennes. Ce fut dans cette retraite que vint le chercher l’appel de son vieux maître, le pressant de le rejoindre dans le foyer même de la volupté et de la débauche antiques, à Paphos. Hilarion venait d’établir là, à côté du temple de Vénus, un sanctuaire de chasteté chrétienne, et se sentant près de sa fin, il voulait laisser dans l’île qu’il avait purifiée un gardien en état de la défendre contre les démons frémissant d’être bravés sur leur propre domaine. Il avait jeté les yeux sur Épiphane pour en faire l’évêque de l’île de Salamine. Épiphane se laissa consacrer sous la seule condition qu’il conserverait son habit et son régime de moine, et qu’il serait libre de revenir de temps à autre visiter son monastère d’Éleuthéropole, dont il tenait à garder la direction. Passant ainsi tour à tour de l’état militant à l’état contemplatif, du gouvernement des hommes au tête-à-tête avec Dieu, il éprouvait le besoin de trouver entre ces deux conditions de la vie chrétienne, un tempérament qui en réunit les avantages. L’exemple de Basile, parlait moine et parfait évêque, donnait à cet égard toute autorité à ses conseils, et Épiphane les rechercha de lui-même avec l’humilité d’une grande âme. L’influence de ses entretiens avec Basile fut dès ce moment visible dans toutes ses paroles. Lorsque plus tard, mettant à profit ses longues études, il passait en revue dans un grand ouvrage, qui est l’un des trésors de l’histoire de ce temps, toutes les erreurs qui déchiraient l’Église, appelé à qualifier les désordres des faux solitaires et à mettre le précepte à côté de la réprimande, il terminait par ces paroles visiblement empruntées aux Grandes règles: «N’oubliez jamais que Jésus-Christ ne nous conseille pas de renoncer aux biens de la terre pour mener une vie oisive, mais pour imiter Élie, Job, Moïse, et tous ces moines répandus dans l’Égypte et ailleurs qui joignent au travail la chasteté et la prière.»

Évêque respecté d’un grand diocèse, supérieur de toute une province, régulateur accepté de tous les moines de l’Orient, Basile tenait ainsi toutes les forces ecclésiastiques réunies dans sa main. Il s’en servit pour étendre son ascendant sur toute la population laïque qui était soumise à sa juridiction. Contre les intrigues dont il était sans cesse menacé, le dévouement de son troupeau devait être sa principale défense, et il ne négligea rien pour se l’assurer. En peu d’années, chrétiens, païens, juifs, sectaires de toute sorte et de toute nuance, Basile avait conquis tous les cœurs. S’il était exposé à des attaques de tous les côtés, il avait aussi des amis dans tous les camps, et il arrivait au cœur de tous par bien des voies différentes, mettant à profit, ou plutôt engageant sans calcul, au service de tous, la variété des dons de sa riche nature.

Son inépuisable charité était le premier de ces arts. Elle opérait des prodiges qui frappaient les yeux les plus indifférents. Il avait pour subvenir à des aumônes presque sans bornes deux ressources qui se trouvaient au niveau des plus gigantesques entreprises: les revenus déjà considérables de son église, dont il n’épargnait pas un denier pour lui-même, et la bourse de ses diocésains auxquels il faisait à toute heure des appels pleins d’insistance et d’éloquence, à Saint Basile, a dit un de ses plus éminents appréciateurs, a été le prédicateur de l’aumône; il a compris mieux que personne ce grand caractère de la loi chrétienne qui ramène l’égalité sociale par la charité religieuse.»

Près de dix homélies conservées dans ses œuvres ne sont, sous cent formes différentes, que le commentaire de cette seule pensée : Le riche est le ministre de Dieu, et l’intendant placé par le maître commun pour prendre soin de ses compagnons de servitude. L’intendant n’étant chargé que de transmettre, et n’ayant droit de rien conserver pour lui-même, vole tout ce qu’il ne rend pas. Tel est le thème constant de ces discours, et Basile, que nous venons de voir si plein de raison et de mesure dans les règles qu’il impose aux conseils évangéliques, ne craint pas ici de tomber dans l’exagération pour mettre son précepte favori plus en saillie. «Ainsi le pain que vous ne mangez pas, dit-il, appartient à celui qui a faim; le vêtement que vous ne portez pas appartient à celui qui est nu; l’or que vous mettez en réserve, c’est le bien de l’indigent»

Plus ou moins juste dans toute sa rigueur, l’argument pressé par cette main de fer pénétrait au fond des consciences troublées ; c’était comme une tenaille qui desserrait les cassettes les mieux fermées, et l’argent qui affluait ainsi dans les mains de l’évêque, quand il n’était pas employé sur-le-champ à venir en aide à quelque malheur présent, ou à panser quelque plaie saignante, reparaissait bientôt à tous les yeux transformé en monuments grandioses. A la porte de Césarée, sur un lieu jadis désert, s’élevait comme par enchantement toute une ville bâtie par l’aumône et habitée par la charité. C’était l’hospitalité sous toutes ses formes, en donnant à ce mot toute l’acception que lui a fait prendre la langue chrétienne, c’est-à-dire en considérant tout affligé en général comme l’hôte de Dieu et de l’Église. Il y avait le lieu du repos du voyageur, l’hospice du vieillard, l’hôpital du malade, avec un quartier réservé pour ces infirmités humiliantes qui traînent après elles la contagion et la honte. C’était celui-là que Basile visitait le plus souvent, se jetant volontiers lui-même au cou des lépreux. Au centre de ces bâtiments ’se dressait une vaste église, parée de toutes les splendeurs du culte triomphant, et desservie par une communauté de moines, dont Basile était lui-même le supérieur. Tout alentour circulait une population de gardiens, d’infirmiers, de fournisseurs, de charretiers, apportant les choses nécessaires à la vie. C’était tout le mouvement d’une cité populeuse. Ail milieu de cette foule animée, Basile passait à toute heure, inspectant tout, parlant à tous, remplissant tout par son zèle. Un siècle encore après lui tout ce quartier de Césarée portait le nom de Basiliade. Quand les magistrats prenaient de l’ombrage de voir ainsi s’élever à côté d’eux une ville qui n’était pas sous leur obéissance: «Que vous importe? leur disait Basile, avec une bonhomie un peu altière; quand l’empereur vous charge d’un gouvernement, qu’est-ce qu’il pourrait vous demander de mieux que de peupler les lieux déserts, et de transformer des solitudes en cités? Si je fais cela pour vous, quelle raison auriez-vous de m’en vouloir?»

Puis une fois sa tournée faite dans ce petit royaume, après avoir souvent de ses propres mains donné à boire au voyageur et pansé l’ulcère du malade, après s’être penché au chevet du mourant pour recevoir ses derniers aveux, Basile montait à l’autel, et c’était de là qu’il prodiguait soir et matin, aux moindres artisans de Cappadoce, toutes les richesses d’une parole qu’Athènes avait formée, et qu’admirait Libanius. La prédication chrétienne atteignait avec Basile ce point culminant de l’éloquence, où toutes les ressources de l’art, assouplies par un long exercice, enrichissent l’inspiration sans la refroidir, et deviennent des instruments qui se prêtent aux circonstances les plus familières de la vie. Tant que ce point n’est pas atteint, il peut y avoir une éloquence naturelle que de grands événements font jaillir du cœur, et une éloquence élaborée dans le cabinet qui sent l’étude : l’orateur véritable, ce composé indissoluble de nature et d’art que dépeignait Cicéron, n’existe pas encore. En ce sens, Basile est le premier orateur qu’ait compté l’Église. Avant lui, Athanase avait harangué les soldats de la foi, comme un général qui monte à la brèche; Origène avait dogmatisé devant des disciples; Basile le premier parle à toute heure, devant toute espèce d’hommes, un langage à la fois naturel et savant, dont l’élégance ne diminue jamais ni la simplicité, ni la force. Nulle faconde plus ornée, plus nourrie de souvenirs classiques que la sienne; nulle pourtant qui soit plus à la main, coulant plus naturellement de source, plus accessible à toutes les intelligences. L’étude n’a fait que lui préparer un trésor toujours ouvert, où l’inspiration puise, sans compter, pour les besoins du jour. Pour ce mérite de facilité à la fois brillante et usuelle, son condisciple Grégoire lui-même ne peut lui être comparé. L’imagination est peut-être plus vive chez Grégoire, mais elle se complaît en elle-même, et celui qui parle, entraîné à la poursuite ou de l’expression qu’il a rencontrée ou de l’idée qu’il entrevoit, oublie parfois et laisse en chemin celui qui l’écoute. La parole est encore un ornement pour Grégoire; pour Basile, elle n’est qu’une arme, dont la poignée, quelque bien ciselée qu’elle soit, ne sert qu’à enfoncer la pointe plus avant. Il y a du rhéteur souvent, et toujours du poêle chez Grégoire. L’orateur seul respire chez Basile.

D’ordinaire, le sujet qu’il choisit est des plus simples. C’est le plus souvent un incident du jour, présent à l’esprit de tous les assistants. Il prend, son vol, pour ainsi dire, tout près de terre, monte par degrés et n’étend tout à fait ses ailes que lorsque l’auditeur, enserré dans ses fortes étreintes, paraît transporté avec lui à des hauteurs d’où le regard peut embrasser tout l’horizon. Imaginez-vous, par exemple, Césarée désolée par la famine : à la porte de l’église, des laboureurs privés de récoltes, des mères pressant leurs enfants sur leur sein tari; tout auprès, un hôpital où languissent des malheureux, épuisés par l’inanition. Quel effet devait produire ce début pris dans la douloureuse réalité des faits !

«Le lion a rugi, dit Amos, et qui ne le craindra? le Seigneur a parlé, et qui ne prophétisera!... Nous avons devant les yeux, mes frères, un ciel qui nous couvre d’une voûte pesante, un ciel nu et sans nuage, qui répand dans l’air une sérénité morne, et dont la pureté même nous afflige. Autour de nous, une terre desséchée jusqu’au fond, horrible à voir, toute déchirée et toute béante, laissant les rayons du soleil pénétrer jusque dans ses entrailles. Les sources qu’on croyait perpétuelles sont taries; les plus grands fleuves sont réduits jusqu’à se laisser franchir d’une enjambée par de petits enfants et par des femmes chargées de fardeaux... J’ai vu les guérets et j’ai pleuré sur leur stérilité. La semence a séché avant d’avoir produit le germe, restant sous la glèbe, telle que le laboureur l’y avait cachée; d’autres, à peine sorties de terre, ont été brûlées par le feu : de telle sorte qu’on peut renverser la parole de l’Évangile et dire : «Il y a beaucoup d’ouvriers et nulle moisson.» J’ai vu les laboureurs assis sur les sillons serrant leurs genoux dans leurs mains, dans l’attitude du désespoir, regardant avec douleur leurs enfants, leurs femmes, et broyant sous leurs doigts les épis desséchés...

« Quelle est donc la cause de ce désordre et de cette confusion? L’univers n’est-il plus gouverné? Son excellent mécanicien a-t-il renoncé à le conduire? A-t-il perdu quelque chose de sa puissance et de sa force, ou bien, gardant l’une et l’autre, est-il devenu dur, et a-t-il transformé en haine la bonté qu’il avait jusqu’ici témoignée aux hommes? Nul homme, doué de sens, ne parlera ainsi. La cause du changement que nous voyons est bien claire : c’est que nous avons reçu et point donné : nous avons loué la bienfaisance du maitre et laissé les serviteurs dans l’indigence. Esclaves et affranchis, nous n’avons eu nulle pitié pour nos compagnons d’esclavage. Nous avons un Dieu libéral, et nous sommes des avares. Nos brebis ont été fécondes, mais les pauvres parmi nous sont demeurés plus nombreux encore que nos troupeaux. Nos greniers ont gémi sous le poids de nos récoltes entassées; mais des hommes gémissaient aussi, et nous n’avons rien fait pour eux. Voilà pourquoi un juste jugement nous menace. Dieu nous ferme sa main, parce que nous avons fermé nos cœurs à l’amour fraternel. Nos champs ont séché, parce que notre charité a tari. La voix des suppliants s’élève et se dissipe dans les airs... Et nous, quelle est noire supplication, quelle est notre prière? Vous, hommes, à l’exception d’un petit nombre, vous ne pensez qu’à votre commerce; vous, femmes, vous aidez les hommes dans le service de Mammon. Quelques-uns viennent ici prier avec moi; mais je les vois tournant à chaque instant la tête, bâillant, promenant leurs regards çà et là, guettant le moment où celui qui psalmodie aura terminé le dernier verset, et où pouvant sortir de l’église comme d’une prison, ils se­ront quittes de la nécessité de prier. Je vois aussi de petits enfants qui ont laissé à l’école leurs livres et leurs cahiers, et qui viennent mêler leurs cris à nos chants pour se délasser et se divertir, se faisant une fête de notre tristesse, parce qu’elle les délivre pour un moment du joug du maître et du souci d’apprendre.

«De tous les maux humains, la faim est pourtant le pire, et de toutes les morts, la mort par la faim la plus dure. Toutes les autres épreuves sont courtes : le tranchant du glaive amène une prompte fin ; l’ardeur du feu étouffe vite le souffle de la vie ; la dent de la bête féroce, déchirant les membres, ne permet pas de sentir une longue douleur; mais la faim apporte un mal lent, une souffrance prolongée, une maladie qui fait séjour au dedans du corps et le ronge, une mort déjà présente et qui tarde pourtant. Elle enlève aux membres leur humidité intérieure, leur chaleur naturelle; elle réduit la masse du corps et détruit peu à peu ses forces; la chair ne s’étend plus sur les os que comme une toile d’araignée ; le teint perd sa fleur avec le sang qui s’épuise, la rougeur disparaît, mais ce n’est pas la blancheur qui la remplace ; car la peau noircit en se desséchant, elle s’empreint d’une teinte livide mêlée de jaune et de noir; les genoux ne portent plus le corps; la voix est faible et languissante ; les yeux s’éteignent dans la cavité de leur orbite comme des noix déjà séchées dans leur coquille; le ventre est vide, aplati, ne laissant plus aux intestins leur élasticité, et adhérant à l’épine du dos. Celui qui voit un corps humain dans un tel état, et qui passe outre, de quel châtiment n’est-il pas digne?...

«Écoutez, peuple chrétien, prêtez l’oreille. Voici ce que dit le Seigneur : Nous qui sommes doués de raison, ne soyons pas pires que les brutes: les bêtes se servent pour l’usage commun de tout ce que produit la nature; toutes les brebis paissent en commun sur une seule montagne; un seul champ suffit à toute une troupe de chevaux. Nous, nous prenons les choses communes pour les cacher dans notre propre sein, et ce qui appartient à tous, nous le gardons pour nous seuls... Ne donnez donc pas tout à la volupté : réservez quelque chose pour vos âmes. Songez que vous avez deux filles à soigner : votre prospérité présente et votre vie à venir. Si vous ne voulez tout donner à la meilleure des deux, faites au moins les parts égales entre la vierge folle et la vierge sage. Au jour où il faudra vous présenter devant le Christ, votre juge, qu’il n’y en ait pas une couverte de vêtements splendides, tandis que l’autre, celle qu’il a nommé sa fiancée, verra sa nudité à peine revêtue de quelques haillons.»

La pureté du goût pouvait souffrir de la surcharge et de la couleur un peu crue de ces détails matériels; mais quand le mal était là, à la porte, quand chacun de ces traits venait d’être saisi au naturel par l’orateur lui-même au lit du malade qu’il quittait à peine, quand tous pouvaient vérifier cette horrible description sur le visage de quelque être chéri, rien ne paraissait ni exagéré, ni déclamatoire. Tous les coups portaient et frappaient au cœur.

Voici encore une scène prise dans les événements de tous les jours, et qui présentait un tableau familier à tous les esprits : ce sont les déchirements du cœur d’un père forcé de vendre un de ses enfants pour avoir du pain; car l’esclavage permettait ces trafics de l’être humain, et les exactions du despotisme ne laissaient souvent pas d’autre ressource à la misère.

«Considérez, dit Basile, la lutte qui s’engage entre la faim et le sentiment paternel. Tour à tour poussé et retenu, ce père succombe enfin, contraint par l’implacable nécessité. Et que se dit-il à lui-même? Lequel de ces enfants vendrai-je le premier? Lequel plaira le mieux au marchand de blé? Est-ce l’aîné? mais je respecte en lui le droit de l’âge. Est-ce le plus jeune? mais j’ai pitié de son enfance, qui ne comprend pas le mal qui le menace. Celui-ci est tout le portrait de ses parents. Celui-là est plein de facilité pour tout apprendre... Si je les garde fous, la faim me les prendra tous. Si j’en vends un, de quel œil regarderai-je les autres, qui verront en moi un barbare tout prêt à les livrer à leur tour? Comment habiter cette maison, quand elle sera devenue vide des enfants par la volonté du père? Comment m’asseoir à cette table dont l’abondance proviendra d’une telle cause? Il se décide pourtant, et avec bien des larmes, à se séparer du plus cher de ses fils, et cette affliction ne vous touche pas!... Vous résistez même et vous marchandez, prolongeant sans pitié son supplice. Il vous offre ses entrailles et vous disputez pour les avoir à meilleur compte.»

D’autres fois, ce ne sont pas les maux de la vie et de la société, ce sont, au contraire, les bienfaits de la Providence, tels que nous les révèle le cours régulier de la nature, qui servent de thème à ses instructions. Les plus célèbres de ses homélies, réunies sous le nom l’Hexaméron (les six jours), ne sont qu’une description de toute la création, passée en revue à propos du premier chapitre de la Genèse. Là, point de dissertation étudiée; point de recherche scientifique au sujet de cette cosmogonie de Moïse, que le génie grec, toujours curieux de l’origine des choses, torturait déjà par mille subtilités métaphysiques et mille jeux d’allégorie. L’occasion était pourtant séduisante pour un savant comme Basile, versé dans l’ancien et le nouveau platonisme. Quel beau commentaire métaphysique on pouvait faire à propos des premiers versets de la Genèse, sur l’acte créateur, le néant, la matière première, la substance, et la distinction des éléments! Quel champ pour une imagination orientale habituée à se servir du langage des symboles, à parler par similitude, et à déchiffrer des hiéroglyphes, que l’interprétation des scènes mystérieuses du paradis terrestre! Que de choses à découvrir sous le récit de la pomme et du serpent! Origène n’avait pas résisté à la tentation, et la parole sainte tour à tour disséquée, transformée, évaporée, était trop souvent sortie de ses mains insaisissable pour des yeux peu exercés. Basile dédaigne ces hauteurs, qu’il n’était pas incapable d’atteindre, et se maintient avec une modestie légèrement railleuse plus à portée de la vue de ses auditeurs. «Je connais, dit-il, les lois de l’allégorie, et si je ne les ai pas inventées moi-même, je les ai apprises dans les travaux des autres. Je connais ces esprits qui ne se contentent pas du sens ordinaire des écritures : là où il y a eau ils ne lisent pas eau, mais quelque autre substance, et là où il y a plante et poisson, ils imaginent quelque autre chose qui leur plaît mieux... Pour moi, là où je trouve foin, je comprends du foin; plante, poisson, animal, bétail, je prends tous ces mots comme je les trouve écrits, car je ne rougis pas de l’Évangile.»

C’est donc la nature interprétée par la Bible qu’il va laisser parler, mais en lui prêtant des accents qui semblent ceux-là mêmes par lesquels les cieux racon­taient à David la gloire de Dieu.

« Si quelquefois, dit-il, dans la sérénité de la nuit, portant des yeux attentifs sur l’inexprimable beauté des astres, vous avez pensé au créateur de toutes choses; si vous vous êtes demandé : quel est celui qui a semé le ciel de telles fleurs? si quelquefois dans le jour vous avez étudié les merveilles de la lumière, et si vous vous êtes élevés par les choses visibles aux invisibles, alors vous êtes un auditeur bien préparé, et vous pouvez prendre place dans ce magnifique amphithéâtre. Venez : de même que, prenant par la main ceux qui ne connaissent pas une ville, on la leur fait parcourir, ainsi je vais vous conduire, comme des étrangers, à travers les grandes merveilles de cette grande cité de l’univers..

«... Mais si les choses créées pour le temps sont si grandes, que seront les choses éternelles? Si les choses visibles sont si belles, que seront les choses invisibles? Si l’immensité des cieux dépasse la mesure de la pensée humaine, quelle intelligence pourra pénétrer dans les profondeurs de l’éternité? Ce soleil périssable et pourtant si beau, si rapide dans ses mouvements... et dans sa grandeur proportionnée au monde, œil de la nature qu’il embellit de sa lumière, s’il nous offre une contemplation inépuisable, que sera, dans sa beauté, le soleil de la justice divine? »

Il poursuit, jetant les yeux à la suite du récit divin sur toutes les parties de la création, donnant sur chaque objet une courte explication, parfois empreinte des erreurs de la physique ancienne, mais toujours de nature à faire ressortir une instruction morale. Ainsi la vigne qui s’enlace autour des arbres pour s’élever vers le ciel, c’est l’image de ce que doit être l’âme qui, en embrassant le prochain par la charité, trouve dans cette étreinte même la force pour monter vers Dieu. La greffe qui tempère la rudesse de l’arbre sauvage est un encouragement aux efforts que l’âme doit faire pour corriger ses vices. Au contraire, si le jardinier cherche parfois des semences agrestes pour subvenir à l’épuisement des plants cultivés, c’est une preuve qu’on peut tirer quelque profit des bons exemples même de ceux qui vivent loin de Dieu et en dehors de la foi.

Les mœurs des animaux sont aussi autant de types des vices ou des vertus de l’homme. Le coq est superbe, le paon est vaniteux, la perdrix est rusée; les jeunes cigognes soignant les vieilles sont des modèles de piété filiale; la colombe, fidèle à l’époux qu’elle a perdu, condamne par son exemple la honte des noces trop souvent répétées. Le poisson dévore son semblable et finit par être dévoré lui-même: que l’avare craigne le même sort, lui qui dévore le pauvre. Quant au polype qui change de couleur à volonté, et prend pour attraper le poisson la teinte de la pierre sur laquelle il se met au guet, c’est un caractère dont plus d’un original se rencontre dans les cours: ce sont ces hommes qui flattent les puissances du jour, et, pour se prêter à leur fantaisie, changent incessamment d’extérieur. «Ils sont sages quand le maître est sage, et impudiques quand le maître est libertin... Fuyez cette mobilité de mœurs, suivez la vérité qui est une et simple. Le serpent aussi change de peau, et voilà pourquoi Dieu l’a condamné à ramper. Que dire de ces mille in­sectes qui parcourent l’air, de ce papillon surtout qui meurt et renaît, et dont la dépouille se transforme en tissu précieux? O femmes! quand vous êtes assises au foyer, tissant ces fils que les Sères vous envoient pour en former des vêtements moelleux, pensez à la chrysalide, et songez que vous avez sous les yeux un témoignage manifeste de la résurrection.»

Grâce à ces allocutions directes, une sorte de dialogue s’établissait entre l’auditeur constamment tenu en éveil, pris à partie à chaque instant, et l’orateur qui lisait dans chaque regard. C’était un entretien autant qu’une prédication. Les interruptions mêmes n’étaient pas toujours défendues; et quand un point paraissait omis ou insuffisamment expliqué, Basile trouvait bon qu’on l’avertit, et consentait à revenir sur ses pas. Mais par moments aussi tout faisait silence par l’intensité de l’attention, et alors les frémissements sourds de cette foule suspendue aux lèvres d’un seul homme, et soulevée d’admiration, avaient le bruit solennel et la majesté des vagues : «Qu’il est beau, l’Océan! s’écriait Basile; mais s’il est beau et digne d’admiration, combien n’est-il pas plus beau le mouvement de celte assemblée chrétienne, où les voix des hommes, des enfants et des femmes confondues, et retentissantes comme les flots qui se brisent au rivage, s’élèvent au milieu de nos prières jusqu’à Dieu lui-même! Le calme règne dans ses profondeurs; car l’esprit malin a vainement essayé de l’agiter par le souffle de l’hérésie.»

Puis sept à huit fois dans l’année, au jour de la fête des martyrs dont le souvenir intéressait la Cappadoce, de grandes solennités annoncées d’avance convoquaient toute la province. On accourait de toutes parts, peuples, prêtres et même évêques, tantôt autour des tombeaux des quarante martyrs, immolés par Maximin dans une nuit d’hiver, à la veille du triomphe de l’Église; tantôt auprès de la source qui avait jailli sur le lieu du supplice de la vierge Juliette, «source qui était, dit Basile, comme le lait de la martyre, dont elle nourrissait toute la ville»; et là, en présence de ces grands monuments de la foi, Basile échappé lui-même par miracle aux fureurs des ennemis de l’Évangile, célébrait, d’une voix tour à tour animée par l’enthousiasme et altérée par la maladie, le triomphe de la force de Dieu éclatant dans l’infirmité humaine.

Commencé dans l’église, l’entretien se continuait entre Basile et les fidèles, soit à la porte du sanctuaire, soit sur la place publique, soit dans la demeure épiscopale, ouverte à toutes les heures du jour. C’était à qui consulterait l’évêque sur ses devoirs, sur ses peines, cl même sur ses intérêts.

Ces communications continuelles n’étaient même pas interrompues par l’éloignement : elles se poursuivaient, à distance, des extrémités du diocèse, de la province, ou même de la haute Asie, par le moyen d’une correspondance active que Basile ne cessait d’entretenir, malgré l’imperfection des postes, le mauvais état des routes et le danger des voyages. Nous n’avons pas moins de trois cent cinquante lettres authentiques de Basile, qui traitent des matières les plus variées et sont adressées aux personnes les plus diverses. Beaucoup de ces lettres (mais non pas le plus grand nombre) sont relatives à des sujets moraux : ce sont des instructions pastorales, ou ce que nous pourrions appeler dans le style de la piété moderne, des lettres de direction spirituelle. Les trois lettres à Amphiloque, évêque d’icône, par exemple, ne sont que des collections de décisions, données dans la forme des canons des conciles, et qui furent reçues en Asie avec presque autant de respect que si elles avaient eu réellement ce caractère. Dans d’autres au contraire les incidents du jour, les soucis de l’administration, les épanchements de l’âme, tiennent la première place : l’homme s’y montre encore plus que l’évêque, on pourrait dire l’homme d’État et presque l’homme du monde, tant le ton en est tout naturellement celui du commandement, des grandes affaires et de la haute société. L’onction chrétienne et la gravité épiscopale font place à cet enjouement sans bouf­fonnerie, à cette concision, à cette soudaineté de trait, à cette aisance dans les grands sujets, véritable parfum de la bonne compagnie et cachet propre du style épistolaire, qui font de ce genre d’écrits la littérature aristocratique par excellence.

C’est que ces avantages du rang et de la naissance que Basile dédaigne, il en garde toujours le sentiment, s’en sert au besoin, et le voulût-il, il ne pourrait pas s’en défaire. Quel que soit celui auquel il écrit, sénateur, préfet, matrone, orateur en renom, Basile est sans doute son frère, et prêt à devenir son serviteur en Jésus-Christ, mais il est aussi son supérieur par l’intelligence, et par la naissance au moins son égal. Les magistrats sont ses condisciples, les généraux en faveur, Arinthée, Victor, Térence, ses amis de jeunesse. Il continue à être le protecteur de leur famille, le directeur de leurs femmes et de leurs filles; s’il n’est pas comme eux environné de licteurs, ou à la tête d’une légion, c’est qu’une plus haute gloire l’a séduit, ce n’est pas' que le crédit ou le mérite lui ait manqué. Le frère de son ami, Césaire, est le médecin en chef de l’empe­reur, qui l’emploie aux missions de confiance. Les femmes du grand monde ont joué dans leur enfance avec sa sœur Macrine, sous l’œil de sa mère Emmélie. Et maintenant que ces deux dames ont quitté le monde pour Dieu, elles gouvernent à quelque distance de Césarée une communauté où se retirent les filles des meilleures maisons. Leur patrimoine de famille, qui était vaste, n’a pas tout entier passé à l’Église. Des sœurs mariées, un jeune frère, Pierre, encore au barreau, en conservent une part. De là pour Basile à Césarée, comme pour Grégoire à Nazianze, des affaires d’intérêt, qui ne sont plus des liens pour leur âme, mais qui leur conservent de constantes relations avec la société. Cette situation particulière et sans exemple jusque-là, d’un évêque qui est par lui-même, indépendamment de sa dignité, un des principaux personnages de son diocèse, se trahit dans les lettres de Basile, par toutes ces nuances imperceptibles que le savoir-vivre seul apprend à marquer et à reconnaître.

«Le croiriez-vous? écrit-il à un ancien ami, récemment promu à une préfecture; je brûlais de vous écrire et j’hésite maintenant. C’est que vous allez dire que ce n’est plus par simple amitié que je le fais. Et en effet, j’ai quelque chose à vous demander. Pourtant, je pense qu’il faut bien qu’il y ait une différence entre un magistrat et un autre homme. Traite-t-on un médecin comme un ignorant? Le moyen de traiter un homme qui a du pouvoir, comme le premier venu! Il faut bien profiter de la science de l’un et de la puissance de l’autre; et de même que ceux qui marchent au soleil, bon gré malgré traînent après eux un peu d’ombre, qui les suit partout, il y a quelque chose aussi qui suit partout le magistrat, c’est la puissance de soulager des affligés. Tenez donc que le premier but de ma lettre est de vous féliciter de votre nouvelle grandeur. N’eussé-je pas d’autre motif d’écrire, celui-là serait bien suffisant. Soyez sincèrement salué, très-excellent ami, et marchez de préfecture en préfecture, répandant partout des bienfaits; et puis, après avoir reçu mes vœux, recevez aussi ma prière pour un pauvre vieillard dont je veux vous parler... »

«Je vous accable de lettres, dit-il à un autre (évidemment un ami d’enfance, car sans cela, les souvenirs auxquels il fait appel seraient sans effet), mais je suis importuné moi-même et je ne vois d’autre manière de me délivrer que de donner des lettres pour vous à ceux qui m’en demandent... J’ai, je l’avoue, bien des amis, et bien des parents dans ma patrie, et je deviens comme leur père, à cause de la dignité où Dieu m’a placé. Mais celui qui vous porte ceci est mon frère de lait, fils unique de ma nourrice ; et ce que je vous demande c’est d’épargner en mon honneur la maison où j’ai été élevé.»

Avec un autre, il débute par des plaisanteries sur son régime, et le félicite d’avoir repris goût à des mets simples comme des choux au vinaigre, après  tant d’excès de fable qui avaient dérangé sa santé.

«Vos lettres m’ont appris, noble Juliette, écrit-il encore à une veuve, sa parente, tourmentée pour le payement d’une dette par le tuteur de ses enfants, que vous n’êtes point encore au bout de vos peines. Que faire avec des gens d’un caractère si changeant, qui ne font jamais ce qu’ils promettent? celui-ci s’était engagé à tout devant moi et devant le dernier préfet... Je viens d’écrire à Helladius, chambellan du préfet actuel, pour que celui-ci, à son tour, soit mis au courant de l’affaire. Je n’ai pas cru devoir écrire moi-même à ce grand juge, parce que je ne l’ai encore entretenu d’aucune affaire privée, et que ces hauts personnages sont faciles à blesser, comme vous savez, en ces sortes de choses. S’il vous arrive donc quelque chose de bien, remerciez-en Helladius, mon bon ami, homme de bien, qui craint Dieu, et qui a la liberté de tout dire au préfet.»

Non-seulement les magistrats le connaissent, mais ils-lui doivent quelquefois leur dignité; car c’est lui qui les a décidés à accepter un emploi dont des scrupules de conscience les éloignaient, ou qui les a défendus contre des calomnies auprès d’un supérieur.

«Je connaissais, écrit-il à l’un d’eux, avant que vous me l’eussiez fait savoir, combien vous aviez peu de goût à être dans les affaires, et il y a longtemps qu’on dit que les gens de bien n’arrivent point aux dignités avec plaisir. Les grands magistrats sont comme les médecins : ils ne voient que des maux et souffrent des souffrances d’autrui... j’entends les vrais magistrats, ceux qui ne pensent pas au profit et à la gloire personnelle... Mais puisqu’il plaît à Dieu que le pays des Éborites soit soustrait à la domination des publicains, et ne soit pas réduit par eux à la condition d’un marché d’esclaves, et puisque c’est vous qu’il charge de répartir l’impôt avec équité, acceptez celte tâche, quelque pénible qu’elle soit, pour vous rendre agréable à Dieu et si personne ne vous lient compte de vos services, Dieu ne les ignorera pas.»

Voici encore une recommandation adressée à un grand personnage de la cour, et évidemment faite pour passer sous les yeux de l’empereur :

«Grâce à vous, dit-il à Sophronius, notre patrie avait été enrichie d’un magistrat tel que de mémoire d’homme aucun ne s’était assis sur notre tribunal. Nous en avons joui comme d’un songe... car presque aussitôt par la malice de quelques hommes qui ont profité de la libéralité et de la franchise de son caractère pour se forger des armes contre lui, il a été dénoncé, et la calomnie est venue jusqu’à vos oreilles... Je viens lui rendre témoignage, un peu lard peut-être; inutile consolation comme les chansons qui bercent les enfants; mais il n’est point inutile de graver la mémoire de cet homme dans votre souvenir et ce sera un grand bien pour nous si vous voulez en dire un mot à l’empereur, et dissiper les accusations dont il est l’objet. Croyez que toute la patrie vous parle par ma voix et que je vous exprime le vœu commun»

Si le préfet de Cappadoce fut conservé dans sa dignité par suite de cette requête, la situation réciproque du magistrat et de l’évêque dut être fort changée, et ce ne fut pas à l’avantage du représentant du pouvoir civil.

Souvent ce n’est pas seulement un magistrat, c’est toute une ville qui remet à Basile des intérêts à faire valoir auprès des hommes en faveur. Par exemple, dans la grande affaire de la division de la Cappadoce en deux provinces, dont nous avons parlé plus haut, avant d’y être intéressé lui-même et de se sentir atteint dans sa juridiction épiscopale, il a déjà pris parti pour sa cité natale, et la pétition faite par Césarée dépossédée est arrivée à la cour d’Antioche munie de l’apostille épiscopale.

«Je ne puis aller vous voir, écrit-il au chambellan Martinien, il faut que je vienne promptement au secours de ma patrie affligée. Vous savez ce qu’elle souffre, elle est comme Perithée déchirée par les Ménades; on la taille, on la coupe, comme fait le méchant médecin dont l’ignorance empire les blessures qu’il soigne. Il faut donc que j’aille la soigner puisqu’elle est malade. Les habitants m’ont écrit, et me pressent de venir. Je dois y courir, non avec l’espoir de leur être utile, mais pour qu’ils ne disent pas que je les abandonne, car vous savez que ceux qui sont dans la peine sont prompts à espérer et prompts à se plaindre, et prêts à imputer leurs maux à la négligence de leurs amis. J’aurais peut-être mieux fait sans cela d’aller vous voir, et de vous conseiller ou plutôt de vous supplier de faire un effort énergique et digne do vous, pour ne pas laisser notre patrie succomber. Partez pour la cour et dites aux gens, avec la franchise qui vous appartient, qu’ils n’aillent pas s’imaginer que pour avoir coupé une province en deux ils en aient acquis une de plus; car ils n’ont pas fait venir une nouvelle province de quelque autre partie du monde; mais ils ont fait comme un homme qui ayant un cheval ou un bœuf essayerait de le couper par moitié, et croirait ensuite avoir un attelage: il aurait tué sa bête, et rien de plus. Dites aux gens en crédit qu’on ne grandit pas l’empire par celte manière de faire. Car ce n’est pas un chiffre apparent de provinces, c’est la réalité qui fait la puissance… Si vous pouvez aborder l’empereur lui-même, ce sera ce qu’il y aura de mieux et de plus conforme à ce que votre vie entière fait attendre de vous. Si c’est trop demander dans une saison si rigoureuse et à votre âge qui, comme vous le dites, amène la paresse, écrivez au moins, vous le pouvez sans peine».

Il a lui-même le sentiment de sa puissance, et se ferait scrupule d’en user au détriment de la justice. Il respecte dans l’autorité qui porte le glaive un dépôt de Dieu, dont une part, par une transition insensible, commençait déjà à passer à l’Église.

«Je pense, écrit-il, que c’est une faute égale de laisser les coupables impunis et de passer la mesure dans le châtiment. J’ai donc prononcé, contre le malheureux dont vous me parlez, la peine qui était de ma compétence, en le séparant de la communion ecclésiastique, et j’ai exhorté ceux qu’il a offensés à ne pas se venger eux-mêmes et à laisser la vengeance à Dieu;... mais ils m’ont répondu des choses si fortes, que j’ai dû me taire, et je veux continuer à garder le silence... car j’ai depuis longtemps arrêté en moi-même de ne jamais livrer de coupables aux magistrats, mais de ne jamais enlever ceux qui sont tombés entre leurs mains. C’est aux méchants, en effet, que l’Apôtre recommande de craindre le magistrat, qui ne porte, dit-il, pas en vain le glaive, et si celui qui livre un coupable est inhumain, celui qui le dérobe au châtiment encourage l’injustice. Il est possible qu’on retarde la cause jusqu’à ma venue, et alors on verra que je n’ai pu être d’aucune utilité, personne ne voulant m’obéir.»

Une seule fois il dispute des voleurs au magistrat civil, et réclame le droit de les punir à lui seul. C’est dans l’église que s’est commis le vol ; ce sont des vêtements de pauvres qu’on a dérobés. Puisque l’église a été le théâtre du crime, qu’elle soit aussi le tribunal où l’assuré comparaisse. Premier exemple d’une juridic­tion ecclésiastique exercée au for extérieur: c’est une pensée de clémence qui y donne naissance.

Mais ce pouvoir qu’il veut laisser intact aux mains du magistrat, il ne se croit pas défendu d’en tempérer et d’en régler l’exercice par des conseils, par des maximes tirées des nouvelles lumières que l’Évangile a jetées sur les secrets du cœur humain. Ainsi toute une théorie pénale, telle que l’a conçue, mais non encore complètement réalisée, le progrès des législations les plus modernes, et dont l’antiquité n’avait pas soupçonné le principe, se trouve résumée dans cette phrase jetée au hasard au milieu d’une lettre de recommandation : «Laissez-moi ajouter, écrit Basile à un magistrat en lui demandant une grâce, que si l’on punit les coupables, ce n’est pas à raison des crimes qu’ils ont commis; car ce qui est fait est fait et nul ne peut l’effacer : c’est pour les améliorer eux-mêmes, et pour instruire les autres par leur exemple... Dans le cas présent, ces deux résultats étant atteints, tout ce que vous feriez de plus serait vengeance et colère»

«Je vous en conjure, dit-il ailleurs, que les exacteurs ne demandent pas aux paysans le serment pour attester qu’ils ont acquitté intégralement les impôts... Ces serments ne servent de rien pour assurer la perception, et ils font un grand mal aux âmes. Lorsqu’une fois les hommes se sont accoutumés au parjure, ils ne pensent plus à s’acquitter réellement, croyant avoir trouvé un moyen de se dispenser de tout payement. Ainsi tout ensemble ils violent la loi et allument contre eux la colère de Dieu».

S’il parle sur ce ton paternel aux puissances de l’État, on juge bien qu’aucune autre ne l’intimide. Avec les grandes familles de son diocèse, sa correspondance n’est, en général, qu’un échange de conseils et de compliments. Il demande de l’aide pour les besoins de son église, des mules pour ses transports, du vin pour ses ouvriers. On lui fournit ce qu’il désire, il remercie, ajoutant quelques avis, quelques vœux pleins de bonne grâce, quelques souhaits d’amitié pour les enfants. Mais parfois, si on le contrarie dans ses demandes légitimes, ou si on s’écarte de la voie des commandements divins, le ton s’élève, et nul crédit nul service rendu, nulle possibilité d’en rendre encore, n’arrête une réprimande qui tombe de toute la hauteur du sacerdoce. Quelquefois même c’est une excommunication solennelle, qui met le rebelle au ban de la société religieuse et presque de la société civile.

Il faut l’entendre, par exemple, faire la leçon à la matrone Simplicie, riche dame, qui, après avoir comblé l’Église de ses charités, prétendait y être traitée en souveraine. Le trait de mœurs qui donne lieu à ce débat est curieux, et jette un singulier jour sur la confusion que faisaient naître la coexistence et le conflit des lois religieuses et civiles. L’orgueilleuse chrétienne, en vraie fille de patricien qu’elle était, revendiquait la propriété d’une famille d’origine servile qu’elle prétendait lui avoir appartenu. Un des membres de cette famille était dans les ordres et venait même de recevoir le caractère épiscopal. Simplicie voulait revendiquer celui-là comme les autres, et s’indignait qu’on lui disputât son esclave. Grand scandale parmi les fidèles: un évêque pouvait-il appartenir à d’autres qu’à Dieu? Simplicie menaçait de porter la question devant les tribunaux séculiers, appelant en témoignage de son droit tous les gens de sa maison, domestiques, esclaves et eunuques. Elle reçut avec beaucoup de hauteur la première remontrance de Basile et le pria de ne pas prévariquer lui-même en voulant la priver ainsi de sa propriété légitime.

«Je n’ai rien à dire au sujet de vos insolences, lui répond Basile, je garderai donc le silence. J’attends entre nous le juge d’en haut, qui tire vengeance de toute injustice. C’est vainement que le riche répandrait des aumônes plus abondantes que le sable de la mer : s’il foule aux pieds la justice, il perd son âme. Car si Dieu demande aux hommes de faire des sacrifices pour lui, ce n’est pas, j’imagine, qu’il ait besoin de nos dons. Pensez donc au dernier jour, et veuillez-vous abstenir de me faire la leçon; car j’en sais plus que vous, n’ayant pas l’âme étouffée par les épines intérieures des richesses, et ne pensant pas comme vous couvrir avec quelques largesses une malice dix fois plus grande que le bien que vous pouvez faire pour moi, je ne rends compte qu’à Dieu, et devant lui, s’il me faut des témoins, je n’appellerai point à mon aide des esclaves et des eunuques, race indécente et pernicieuse, mais le regard du juste et le visage des gens de bien. »

La lettre est interrompue là, et on ne sait comment finit ce débat, preuve singulière de l’incompatibilité qui rendait chaque jour entre le christianisme et l’esclavage la vie commune plus difficile.

Parmi les gens en renom avec qui Basile entretenait des relations suivies, il est une classe envers laquelle il se montre vraiment prodigue d’attentions et de politesses : c’est celle des rhéteurs et des gens de lettres, dont lui-même avait fait partie dans sa jeunesse, et pour laquelle il semblait garder les prédilections qui s’attachent à tout ce qui rappelle le premier âge. Souvenirs d’études communes, compliments touchant au point le plus sensible la vanité littéraire, conseils donnés aux novices ou demandes aux maitres, profusion de citations classiques, connaissance des moindres détails du métier, Basile met ici tout en œuvre pour charmer et pour éblouir ses correspondants. Quand il écrit à Libanius (et nous n’avons pas moins de trente lettres échangées entre le rhéteur et l’évêque), son style s’égaye, se transforme, se surcharge d’ornements. «Les lettres de Libanius sont pour lui, dit-il, comme la rose dont les vrais amateurs goûtent même les épines. Il aime que Libanius lui-écrive même pour le quereller... Que n’a-t-il, pour aller voir Libanius, les ailes d’Icare?... Quand Libanius lui fait des compliments sur son style, il croit voir Polydamas ou Milon lui céder le prix de la lutte... Comment oserait-il écrire à un tel homme, lui qui passe sa vie en compagnie de Moïse et d’Élie, barbares qui lui transmettent, avec la vérité de leurs oracles, la rudesse de leur langage? »

Libanius répond sur le même ton. Quand les lettres de Basile lui parviennent, rien qu’en les ouvrant : «Je suis vaincu, s’écrie-t-il, jamais je n’écrirai rien de pareil. Si Basile écrit ainsi sans étudier, que serait-ce s’il s’exerçait constamment à l’éloquence? Basile est un sol fécondé par une source, tandis que lui, Libanius, n’est qu’un terrain aride qu’il faut arroser sans relâche». L’orateur envoie ses déclamations et demande en échange les sermons de Basile, qui traitent souvent des mêmes sujets moraux, de l’ivresse, par exemple, ou de l’avarice, et alors la langue n’a plus de termes pour exprimer l’admiration d’une part, et l’humilité de l’autre.

«Quoi? c’est vraiment devant des Cappadociens qu’un tel langage est tenu, ce n’est point à Athènes! Basile est-il bien sûr de ne pas se tromper, et de ne pas habiter, sans le savoir, le séjour des Muses?»

Basile donne la réplique, et à peine de loin en loin quelque accent plus grave vient-il avertir qu’il garde son sérieux au milieu de ces puérilités, et sait à quoi s’en tenir sur leur valeur. C’est, par exemple, à propos d’un petit présent que Libanius lui demande, et que Basile lui envoie: «Vous voilà bien, lui dit Basile, vous autres sophistes, qui parlez pour le profit. Nous autres évêques, nous ne demandons rien pour nos sermons. »

Ou bien, écrivant à un écolier qui se décide à embrasser la vie chrétienne: «Vous avez raison. Toutes les choses humaines sont plus rapides que l’ombre, et plus trompeuses qu’un rêve... L’éloquence même, que chacun recherche, n’est qu’un vain plaisir des oreilles. »

Ce n’était assurément pas pour se procurer ce vain plaisir, et des éloges plus vains encore, que Basile mettait à cultiver ses relations avec les lettrés une attention et presque une coquetterie si persévérante. Une pensée plus sérieuse se mêlait à ces jeux de parole. Il voulait, par son exemple, enseigner aux chrétiens l’estime et en même temps l’usage qu’ils devaient faire des lettres et des sciences profanes. Sur aucun point peut-être, ses leçons ne leur étaient plus nécessaires; car il n’en était pas sur lequel les sentiments des chrétiens fussent plus partagés. Il y avait, à cet égard, division complète et débat en règle dans le sein de l’Église. Le plus grand nombre des fidèles étaient attirés par le renom des maîtres classiques, et avaient été obligés, dès leur jeunesse, d’en étudier les modèles dans ces écoles de rhétorique, qui, seules, ouvraient les portes de toutes les dignités. Quand Julien l’Apostat avait voulu naguère bannir des écoles les élèves chrétiens, l’orgueil, comme l’intérêt légitime des familles, s’était soulevé, et les plus amères réclamations s’étaient fait entendre. Ces plaintes pourtant, on se le rappelle, n’avaient pas été unanimes; car plus d’un docteur orthodoxe conservait, contre toutes les traditions de l’antiquité païenne, une répugnance instinctive, et cette méfiance paraissait trop bien justifiée par la part que les souvenirs classiques venaient de prendre au développement de l’hérésie orientale. Platon et Aristote, pères de Plotin et de Porphyre, étaient, aux yeux de ces chrétiens jaloux de la pureté de la foi, les ancêtres d’Arius: c’était, disaient-ils, le mélange devenu habituel de la science et de la fable grecques avec l’étude des Écritures, qui avait encouragé les Alexandrins dans leur téméraire entreprise d’interpréter le dogme à leur fantaisie, ou de le plier à leur système. Origène lui-même ne paraissait pas, sous ce rapport, exempt de tout reproche à ces puritains, et la mémoire du grand docteur d’Alexandrie était compromise à leurs yeux par les écarts de sa postérité philosophique. Il était temps, ajoutaient-ils, de revenir à un enseignement plus simple, plus voisin des textes, plus strictement apostolique, et de purger les esprits de ces traditions impures des fables antiques. Puis, ajoutaient-ils, des chefs-d’œuvre du génie païen s’exhale une vapeur d’idolâtrie et de sensualité, qui enivre. L’amour de la beauté matérielle dans les arts, la recherche d’une forme exquise dans les lettres, affadissent les âmes et les dégoûtent de percer la rude écorce biblique pour en faire sortir les mystiques beautés contenues sous l’âpreté du langage, Ces avertissements, donnés d’une voix sévère par des maîtres dont l’austérité accroissait le crédit, troublaient jusque sur les bancs des classes non pas seulement l’esprit des professeurs chrétiens, mais même la conscience de la jeunesse, et plus d’un étudiant, partagé entre l’Église et l’école, entre la poésie et la foi, se reprochait le dimanche, au pied de l’autel, ses travaux, ses préoccupations et ses admirations de la semaine.

Cet état des esprits nous est dépeint au naturel, et avec une vive éloquence, par un jeune homme de cette époque, qui en avait souffert comme d’un véritable supplice. C’était un des jeunes amis du patricien Probus, le fougeux Dalmate, Jérôme, dont l’adolescence était, nous l’avons vu, tour à tour emportée par l’enthousiasme de la foi, par la passion des lettres, et par l’entrainement des sens. Dans un éclair de pénitence, honteux de ses chutes trop fréquentes, et fuyant la corruption contagieuse des grandes cités, Jérôme, en compagnie de quelques amis de son âge, avait quitté l’Occident pour mettre l’Océan entre les tentations de Rome et lui ; il était venu se réfugier au fond de la Syrie dans le désert de Chalcis. Là, en dépit des mortifications et des excès d’étude auxquels il se condamnait, le souvenir de Rome, de ses fêtes, de ses nuits voluptueuses venait encore troubler la solitude de ses veilles. Sa chair, incessamment châtiée par toutes les verges de la pénitence, s’obstinait dans, la révolte. Confus autant que lassé de celle lutte, Jérôme en cherchait la cause avec désespoir. Rien dans sa cellule dépouillée qui pût éveiller le moindre trouble dans son imagination ; rien, si ce n’est peut-être une petite cassette de livres qu’il avait cru pouvoir emporter avec lui pour charmer sa retraite. C’était un choix exquis de poètes et d’orateurs, à qui il venait demander quelquefois des distractions pour tromper les loisirs du désert. L’idée que Cicéron, Virgile, Plaute. Homère étaient les démons qui infestaient sa cellule de visions profanes, s’empara de sa conscience agitée, et dans une heure de surexcitation et de trouble nocturne, il prêta lui-même à ses remords les accents de la justice divine: «Malheureux, disait-il plus tard en racontant ce qu’il appelait lui-même l’histoire de son infortune, je jeûnais, et ensuite j’allais lire Cicéron. Après les fréquentes veilles de la nuit, après les gémissements qu’arrachait de mes entrailles le souvenir de mes péchés passés, je prenais Plaute entre les mains, et, ensuite, lorsque revenant en moi-même j’essayais de lire les prophètes, leur langage me semblait inculte et tout hérissé de fautes; et parce que mes yeux aveuglés ne voyaient pas la lumière, je n’en accusais pas mes yeux, mais le soleil. Tandis que l’antique serpent se jouait ainsi de moi, vers le milieu de la sainte quarantaine, une fièvre répandue dans la moelle de mes os envahit mon corps épuisé, et ne me laissant nul repos, chose incroyable à dire, elle dévora tellement mes malheureux membres, qu’à peine si mes jointures tenaient ensemble. On apprêtait déjà mes funérailles, et la chaleur vitale de l’âme, abandonnant mon corps refroidi, était retirée dans ma poitrine encore tiède, lorsque tout à coup, ravi en esprit, je me vis traîné au tribunal du juge suprême. De son trône rayonnaient tant de lumières, et si vivement réfléchies par tout ce qui l’environnait que, prosterné contre terre, je n’osais plus lever mes regards. Interrogé sur ma condition :

«Je suis chrétien» répondis-je. Alors celui qui était assis sur le tribunal : «Tu mens, dit-il, tu es cicéronien et non chrétien; car là où est ton trésor, là aussi est ton cœur. » Je me tus, et pendant que j’étais accablé de coups de verge (car le juge avait ordonné qu’on me frappât), je me sentais encore bien plus tourmenté par le feu de ma conscience, et je me répétais intérieurement cette parole  «Qui vous glorifiera dans le sépulcre?» Je me mis pourtant à crier, et je dis en me lamentant : «Ayez pitié de moi, Seigneur, ayez pitié de moi.» Ce cri retentissait à travers les coups de verge. Enfin ceux qui était présents, tombant aux genoux du juge, le prièrent de faire grâce à ma jeunesse et d’accorder à mon erreur le temps de la pénitence, sauf à me châtier sans pitié si je lisais encore les livres des gentils. Pour moi, qui, dans les liens d’une extrémité si fâcheuse, aurais voulu promettre de bien plus grandes choses pour me délivrer, je me mis à faire serment en attestant le nom du Seigneur, et je dis : Seigneur, si jamais je garde les livres du siècle, et si je les lis, je vous aurai renié. Et après ce serment, je fus relâché

Quand tel était le trouble d’esprit de toute une jeunesse intelligente, c’était à Basile plus qu’à tout autre qu’il appartenait, en sa double qualité d’évêque et d’ancien rhéteur, de dissiper ces fantômes. Il n’y allait de rien moins, à vrai dire, que de savoir si l’Évangile avait voulu d’un trait de plume effacer tout le passé du monde. Dans le courant qui entraîne les institutions et les empires, ce sont les monuments de la littérature qui seuls conservent la trace de la vie des peuples, ce sont les parfums de la poésie qui embaument la mémoire des hommes. Si le scrupule de Jérôme était devenu général, si le serment de s’abstenir des livres profanes avait fait désormais partie des vœux du baptême, quarante siècles du labeur et du génie humains se seraient vus précipités dans les abîmes de l’oubli. Avec les fictions de Platon auraient péri le souvenir des vertus de Socrate, avec les récits de Tile-Live toutes les fortes maximes qui avaient enfanté le droit romain. Tous les efforts qu’avaient tentés par leur vertu affaiblie, mais non brisée, la conscience et la raison de l’homme pour secouer le joug du péché primitif, étaient détruits; tous les lumignons de vérité, qui fumaient encore sur la terre assombrie, étaient écrasés d’un pied dédaigneux; la chaîne des temps était rompue, et le Christ apparaissait au sein de l’humanité en justicier, non en libérateur, comme un conquérant, la flamme à la main, non comme un héritier légitime qui rentre dans la possession de son bien.

Aussi contre ce divorce entre les lettres et la foi, Basile proteste non-seulement, comme on vient de le voir, par des exemples tout contraires, mais par des instructions spéciales, empreintes même d’une solennité inaccoutumée. Un petit traité adressé spécialement à de jeunes écoliers qui faisaient leurs études à Césarée, commence ainsi: «Bien des choses, mes enfants, m’invitent à vous dire ce que je pense être le meilleur et le plus utile pour vous. J’ai assez vécu, j’ai traversé assez d’épreuves; les vicissitudes de la vie, source de tout enseignement, m’ont donné assez de lumières sur les choses humaines, pour que je puisse indiquer la voie la plus sûre à ceux qui entrent dans la carrière. Après vos parents, c’est moi qui vous liens de plus près : je ne vous aime donc pas moins que ne font vos pères, et vous, si je ne me trompe, quand vous êtes près de moi, vous ne regrettez pas vos parents. Ne vous étonnez pas si, bien que vous suiviez chaque jour les cours de plusieurs maîtres, et que vous viviez dans le commerce des meilleurs entre les anciens, communiquant avec eux par leurs écrits, je pense pourtant que c’est encore auprès de moi que vous pouvez trouver le plus de profil ; car je viens justement vous donner un conseil pour que vous ne vous abandonniez pas entièrement à vos maîtres, comme aux pilotes de votre bâtiment; mais que recueillant de leur bouche tout ce qui est utile, vous sachiez pourtant ce qu’il faut rejeter.» Deux genres d’utilité peuvent être tirés, suivant Basile, de la lecture des livres profanes. L’une est plus spécialement appropriée à ceux qui débutent dans la vie et dans la foi, et qui ne sont encore ni initiés à toutes les profondeurs du dogme, ni exercés à toute l’austérité chrétienne. Les écrits des anciens offrent à ces esprits novices des exemples de vertu faciles à comprendre et à imiter et qui peuvent servir de premier degré pour s’élever ensuite à une plus grande hauteur. «Quand l’âge, dit-il, ne nous permet pas de pénétrer la profondeur des mystères sacrés, nous pouvons en contempler l’ombre et comme le reflet dans d’autres écrits. L’étude de la rhétorique, de la poésie, de l’histoire, joue alors le rôle de cette première couche de couleur que les teinturiers mettent sur les étoffes avant d’y appliquer l’éclat de la pourpre. C’est l’onde à travers laquelle le soleil peut être regardé par des yeux trop faibles pour la contempler sans s’éblouir. La sagesse profane est comme la feuille de l’arbre dont la vérité sacrée est le fruit; mais avant de savourer le fruit, on peut s’asseoir à l’ombre du feuillage. C’est ainsi que Moïse se laissa enseigner par la science des Égyptiens, Daniel par celle des Chaldéens, avant de s’élever à la contemplation de l’Être, de celui qui est par essence.» L’autre manière de profiter des écrits de l’antiquité, que Basile indique aussi (sans la distinguer peut-être assez clairement de la première), n’est à la portée que des maîtres consommés dans les études chrétiennes. Elle consiste à s’aider des enseignements du christianisme pour tirer des fables antiques tout ce qui peut être considéré comme le symbole d’une vérité évangélique, ou peut aider à en donner la démonstration. Le sens des fables doit être alors dégagé à l’aide des lumières de la foi.

«Prenez, par exemple, dit-il, dans Homère, l’arrivée d’Ulysse chez les Phéaciens. Homère raconte qu’aussitôt que la princesse (Nausicaa) aperçut le naufragé qui était nu, elle rougit. Mais lui ne rougissait pas d’être vu dans cet état, et il avait raison, car la vertu lui tenait lieu de vêtement, et ainsi dépouillé, il sut tellement se faire respecter des Phéaciens, que chacun d’entre eux aurait voulu être Ulysse, même naufragé et sans secours. Que dira donc ici un véritable interprète du poète? Ne lui semble-t-il pas entendre Homère qui lui crie: Homme, ne songe qu’à la vertu; car c’est la seule chose qui échappe au naufrage, et qui, même jetée toute nue sur la terre, peut se faire respecter des heureux de ce monde?»

Mais que faut-il pour tirer des instructions si pures d’une lecture qui présente pourtant aux yeux tant de tableaux sensuels, tant de vices glorifiés même par l’exemple des héros et des dieux? Une seule, mais forte préparation est nécessaire : il faut, avant toute chose, être persuadé que la vie présente n’est rien et que le corps doit être tenu par l’âme en servitude. Pénétré de cette conviction, on peut aborder les monuments antiques avec le parti pris de s’appuyer sur tout ce qui pourra la fortifier, et de se détourner de tout ce qui pourra l’ébranler. Il y a des exemples de nature à produire l’un et l’autre de ces effets dans tout ce qu’a laissé l’antiquité, écrits, arts, histoire: il y a la paresse de Sardanapale et la vertu de Pittacus; il y a la continence de Scipion; il y a l’ivresse d’Alexandr ; il y a des chants et une musique qui excitent les sens, il y en a une autre qui calme les passions soulevées. L’antiquité est donc un mélange de bien et de mal, comme tout ce qui vient de l’homme; mais la pierre de touche est entre les mains du chrétien: c’est au creuset de l’Évangile qu’il faut passer toute la science profane.

Il joint lui-même l’application au précepte. Ses sermons sont pleins, soit d’allusions à des fables qu’il interprète comme des allégories des mystères évangéliques, soit de réminiscences des poètes et des philosophes. Telle comparaison n’est que la paraphrase d’un vers d’Homère; telle explication d’un phénomène naturel vient en ligne directe de la physique d’Aristote. Il y a même tel sermon entier sur un point de morale qui n’est que le commentaire d’un traité de Plutarque. L’emprunt est quelquefois avoué et volontaire; le plus souvent l’orateur n’en a pas conscience, tant il s’est assimilé les grands modèles. C’est la mémoire qui s’épanche par un courant naturel dans l’imagination.

Mais c’est dans les traités de théologie proprement dits, dans ceux qui ont pour but direct de démontrer et d’expliquer la vérité chrétienne, que Basile donne lui-même le modèle de la double opération qu’il indiquait tout à l’heure. C’est là qu’on le voit d’une part se servir des enseignements des philosophes pour préparer les esprits au dogme chrétien, et de l’autre s’éclairer des dogmes chrétiens pour faire un choix et un triage dans les élucubrations des philosophes. Pour amener à Dieu ceux qui, l’ignorent, Basile ne craint jamais de faire appel à cette raison naturelle qui, dès longtemps, sous la conduite de Pythagore, de Socrate, de Platon, de Cicéron, de Sénèque, avait su lire le nom de la divinité écrit en lettres lumineuses sur la voûte des cieux, ou gravé dans les profondeurs de la conscience. La démonstration de l’existence de Dieu par les merveilles de la nature, comme par les besoins naturels de notre âme, revient, dans beaucoup des écrits de Basile, en termes qu’on pourrait croire empruntés aux Tusculanes. Basile ne fait même nulle difficulté d’affirmer que cette connaissance rationnelle de Dieu est le préliminaire indispensable de la foi. «Dans les sciences ordinaires, dit-il hardiment, on commence par la foi; mais, dans notre science, si quelqu’un dit que la connaissance doit précéder la foi, nous ne le contredisons pas. J’entends par là une connaissance appropriée à la nature de l’esprit humain. Car, dans les sciences communes, on vous dit d’abord : voici un alpha, et il faut le croire, et ce n’est que lorsqu’on a appris à connaître les lettres, et à les prononcer, qu’ensuite on arrive à avoir une notion nette de ces éléments. Mais dans la foi qui se rapporte à Dieu, il y a une pensée qui doit marcher avant toute autre; c’est celle-ci : Dieu existe, et cette pensée nous ne pouvons la tirer que de la vue des créatures. La puissance, la bonté de Dieu, tout ce qu’il y a d’invisible en lui ne nous est connu que par la création du monde. C’est ainsi également que nous arrivons à le reconnaître pour notre maître; car, puisqu’il est le créateur du monde entier et que nous sommes nous-mêmes une partie du monde, il est donc aussi notre créateur. La connaissance est ainsi suivie de la foi, et à son tour la foi est suivie de l’adoration .»

Ainsi parle Basile tant qu’il ne veut que démontrer l’existence de Dieu : c’est la raison, c’est la philosophie qui la lui révèlent. Point de difficulté, par conséquent, de prendre ici pour auxiliaires les sages de l’antiquité. Mais de l’existence de Dieu veut-on passer à son essence? Après avoir affirmé Dieu, veut-on le comprendre? Ici l’esprit humain ne pouvant plus rien par lui-même, la philosophie ne peut plus être d’aucun secours, et c’est le dogme, c’est-à-dire la foi seule qu’il faut consulter. C’est au dogme qu’il faut s’en tenir en ne souffrant jamais qu’il soit ébranlé et même en ne le laissant commenter qu’avec une extrême réserve par la philosophie humaine. La connaissance de cette philosophie sert souvent à Basile à repousser les attaques que de faux docteurs dirigent contre la vérité chrétienne; elle vient même, au besoin, jeter quelque lumière sur les profondeurs des mystères divins; mais ce n’est jamais sur elle qu’il cherche à appuyer les mystères, et jamais par conséquent il ne s’en sert pour les interpréter et les remanier à son gré.

Tel est le rôle que jouent les souvenirs de la philosophie antique dans les deux grands traités dogmatiques qui ont placé Basile au rang des premiers docteurs de l’Église : les six livres contre Eunome et la lettre à Amphiloque sur l’Esprit-Saint. Dès qu’on a jeté les yeux sur ces deux écrits, on se sent porté, pour ainsi dire, en pleine mer de philosophie: le platonisme, le péripatétisme, l’éclectisme d’Alexandrie, toutes ces variétés de la pensée métaphysique de l’antiquité sont évidemment familières et présentes à l’esprit de l’écrivain; il y emprunte à tout instant des idées, des expressions, des définitions. Sur la nature divine, sur les rapports des diverses hypostases dont elle se compose, sur le rôle de chacun de ces éléments de l’indivisible Trinité, des lumières sont puisées tour à tour à ces foyers divers. Mais une philosophie du dogme propre à Basile, et suivie par lui dans toutes ses parties, plus d’un commentateur l’a cherchée, trompé par ce nom de Platon chrétien que les contemporains lui avaient décerné. La recherche a toujours été infructueuse. Rien de semblable n’a été et ne sera trouvé. L’arme de la philosophie est entre les mains de Basile purement défensive. Quand les ennemis de la foi attaquent le dogme ou le dénaturent en vertu d’un argument tiré d’un système philosophique, Basile entre à leur suite dans le. système qu’ils ont adopté, pour leur prouver que leur argument est sans force et ne porte pas la conséquence qu’ils en font sortir. Puis, une fois l’attaque repoussée par cette sortie, il rentre dans la citadelle du dogme et la referme sur lui.

Eunome, par exemple, affirmait, au nom d’Aristote et de Chrysippe, qu’il était de l’essence de Dieu de ne pouvoir être engendré, et en tirait cette conclusion, que le fils procédant d’une génération ne pouvait participer à l’essence divine. Basile, s’emparant d’une des arguties verbales de l’école, rappelle à Eunome qu’une qualité négative, une simple privation ne fait pas partie de l’essence d’un être, et que, par conséquent, l’ingénération ne peut être essentielle à Dieu. Eunome insistait, soutenant que la génération supposait nécessairement une succession de temps entre le générateur et l’engendré, et que, en Dieu, toute succession est impossible à admettre. Basile en appelle de la métaphysique d’Aristote à sa physique: «Voyez le feu, dit-il, il engendre sa lumière mais il ne la précède pas.» Puis après avoir terrassé, en les cherchant sur leur propre terrain, tous ces bavardages de la science moderne: «Quel orgueil, s’écrie-t-il, de vouloir limiter et définir ainsi l’essence divine! c’est tenter plus encore que l’ange rebelle qui disait : J’établirai ma demeure au-dessus des astres. Demandez à cet homme qui lui a enseigné à comprendre la substance de Dieu? Est-ce la raison commune? Mais la raison nous dit que Dieu est et non ce qu’il est. Est-ce l’enseignement du Saint-Esprit? Où et par qui nous a-t-il été transmis? Moi je dis qu’une telle compréhension excède non la raison humaine seule, mais toute nature créée. »

Et le résumé de ses écrits philosophiques comme de tous les autres, c’est toujours cette forte maxime empruntée à la tradition: «Ce que nous avons reçu du Seigneur nous est transmis par le baptême, et ce que le baptême nous a donné, c’est là ce que nous croyons, et ce que nous croyons, c’est là ce que nous glorifions.»

Voilà Basile tout entier : une science contenue par le dogme et qui pourtant s’y déploie à l’aise : une éloquence toujours tournée au bien des âmes, mais ornée de toutes les grâces et nourrie de toute la science antiques ; dans le gouvernement d’une seule église, toutes les facultés qui font l’homme d’État, tout le génie du siècle, en un mot, exclusivement consacré au service de la foi. Basile ne fonde ni une politique, ni une philosophie, ni même une littérature chrétienne; car il ne franchit pas le seuil du sanctuaire, n’affecte aucune magistrature, et ne distribue d’autre enseignement que l’Évangile. Mais les contemporains qui le contemplent le comparent avec les rivaux ou les persécuteurs qui l’environnent: en regard de cette figure illuminée le vieil empire leur offre des politiques comme Valens, et des lettrés comme Libanius. Le parallèle parle de lui-même. Là où va le respect, là où va l’admiration des hommes, tôt ou tard, par un courant irrésistible, doit se porter aussi la réalité du pouvoir. Une Église qui produit des hommes tels que Basile est déjà prête à recueillir le gouvernement du monde.

 

CHAPITRE III

LA BATAILLE D’ANDRINOPLE

(368 — 378)