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L’ÉGLISE
ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE
TROISIÈME PARTIE.
VALENTINIEN ET THÉODOSE.
CHAPITRE II.
L’ÉPISCOPAT DE SAINT BASILE
(372 - 379)
SOMMAIRE.
Basile veut profiter de la tranquillité qui lui est
assurée pour rendre la paix à l’Église d'Orient.— Difficultés qu'il rencontre
dans cette tâche.— Son plan est de faire rentrer d’abord les semi-Ariens dans
l’Église.— Il est approuvé, mais non secondé, par Athanase.— Mort de ce saint
évêque.— Basile a recours à Rome, qui accueille froidement ses ouvertures.—
Calomnies propagées contre Basile et accréditées par ses ménagements envers
les semi-Ariens.— Les semi-Ariens changent de nom en même temps que de
doctrine, et réduisent leurs différends avec les catholiques à une dissidence
sur la divinité du Saint-Esprit.— Basile est d’avis de les accueillir sans
les faire expliquer sur ce point.— Il est accusé de faiblesse, principalement
par Paulin d’Antioche et ses partisans.— Schisme à Antioche et double
épiscopat de Mélèce et de Paulin.— Résistance énergique de Basile aux
intrigues qui l’environnent.— Grégoire lui-même est ébranlé.— Mesures
d’organisation prises par Basile pour affermir son autorité.— Désordres dans
le clergé d’Asie.— Basile annule toutes les ordinations faites sans son
concours.— Liturgie nouvelle.— Obligation de travail manuel imposée aux
ecclésiastiques.— Revendication des droits du métropolitain contre les
résistances des suffragants.— Différend avec l’évêque de Tyane,
qui veut profiter de la division de la Cappadoce en deux provinces pour se
faire indépendant.— Basile nomme Grégoire à l’évêché de Sasines pour soutenir cette lutte.— Refus et colère de Grégoire.— Il finit par céder,
et Basile reste maître du terrain.— Réformes de l’état monastique.—
Puissance, popularité, désordres des moines.— Lutte entre les anachorètes et
les cénobites.— Règles de Basile.— Ses Ascétiques.— Il prend parti pour la
vie commune contre la vie solitaire — Il interdit les austérités outrées et
volontaires.— Règles sévères imposées au noviciat.— Mais une fois
l’engagement pris, Basile en exige l’exécution.— Vœux perpétuels.— La règle
de saint Basile est adoptée par tout l’Orient.— Hommage que lui rendent
Éphrem de Syrie et Epiphane de Chypre.—. Œuvres de charité de saint Basile.—
Hôpitaux, hospices.— Nature de l'éloquence de saint Basile.— Il est le
premier orateur proprement dit de la chaire chrétienne.— Les Homélies sur la
famine et sur les enfants vendus par leurs pères.— Hexaméron, explication
morale de la Genèse.— Correspondance de saint Basile.— Caractère de ces
écrits.— Basile est homme du monde en même temps qu’évêque.— Ses
recommandations aux magistrats, et son action dans les affaires administratives
et politiques.— Soins particuliers qu’il apporte dans ses relations avec les
gens de lettres et les rhéteurs.— Échange de compliments avec Libanius.— Son
opinion sur l’étude des lettres classiques.— Elle était nécessaire pour
rassurer les consciences ébranlées par les fanatiques.— Basile proteste contre
le divorce entre les lettres et la foi — Traité spécial à ce sujet.—
Philosophie de saint Basile.— Ce n’est point un système à lui propre, mais des
emprunts faits à divers systèmes pour le besoin de discussions.— Part qu’il
fait à la philosophie dans la démonstration de l’existence de Dieu; mais la foi
seule peut définir son essence. — Discussion avec Eunome sur la Trinité.— Caractère général de l’action de saint Basile.
CHAPITRE II.
L’ÉPISCOPAT DE SAINT BASILE.
(372 — 379)
Délivré des menaces de l’empereur, Basile n’avait nul
dessein de jouir de son triomphe dans un repos égoïste. S’être préservé
lui-même n’était rien, protéger son propre troupeau n’était même qu’un résultat
insuffisant à ses yeux : c’était à l’Église entière qu’il fallait rendre la
paix et principalement à l’Église d’Orient, aussi divisée qu’éprouvée, et
déchirée par ses dissensions intestines autant que meurtrie par ses bourreaux.
C’était le but qu’il s’était proposé, dès le premier jour, en montant au trône
épiscopal: il ne l’avait pas perdu de vue un seul instant, même au plus fort
de ses périls; il allait le poursuivre de toute la force de son génie. Il ne
lui fut pas donné de l’atteindre. Trop d’obstacles entravaient sa route; mais
ses efforts, bien que trompés dans leur succès immédiat, ne devaient pas rester
stériles et veulent être brièvement exposés; car c’est de cette lutte en
apparence infructueuse que devaient sortir la plupart des réformes utiles qui
se rattachent au nom de Basile et qui le placent au premier rang parmi les
grands organisateurs de l’Eglise.
Le point capital pour terminer le schisme do l’Orient,
c’était toujours, on se le rappelle, de faire rentrer dans le sein de l’Église
catholique toute la masse ondoyante et faible des évêques et des fidèles qui
grossissaient les rangs du semi-Arianisme. C’était par eux naturellement, comme
les plus voisins de la vraie foi, que toute réconciliation devait commencer.
Bien que cette tentative, tant de fois essayée, presque
menée à fin tout récemment, vint à peine d’échouer au port, Basile se remit à
l’œuvre sans se décourager. Il reprit la tâche là où l’avaient interrompue les
intrigues d’Eudoxe, se servant, pour renouer la chaîne brisée, des deux
autorités qui survivaient seules encore dans le désordre universel : Athanase
d’une part, et le siège de Rome de l’autre.
Il écrivit directement à Athanase et le pria de solliciter
de Rome l’envoi d’une députation d’évêques occidentaux, munie de pouvoirs
suffisants pour opérer la réunion des semi-Ariens, à des conditions qui ménageraient
leur amour propre: «ce devaient être, ajoutait- il (comme s’il se fût méfié de
l’orthodoxie un peu hautaine de certains amis d’Athanase), des hommes fermes et
doux, qui évitassent de faire naître de nouveaux germes de division en
insistant sur des points douteux avec une rigueur outrée.» Le vieil athlète
d’Alexandrie, dont l’indomptable fermeté n’avait jamais exclu la modération, se
prêta facilement à la pensée de son correspondant. Il lui répondit avec une
bienveillance paternelle, lui indiquant lui-même le choix des députés qu’on
pourrait envoyer à Rome, mais, du reste, il s’en remit à lui, et se déchargea,
en quelque sorte, sur ses épaules du poids, devenu trop lourd pour son âge, de
la direction de l’Orient. Peu de jours après cette réponse, Athanase mourait à
Alexandrie, au milieu des hommages paisibles de la province que protégeait
l’ombre de son génie. «Il mourait dans son lit» dit la légende romaine,
trouvant dans la mort un repos qu’il avait longtemps demandé en vain aux
grottes des montagnes et aux profondeurs du désert, et pouvant mesurer de son
regard défaillant l’étendue des mers qu’il avait parcourues.
«Ainsi finit, disait plus tard une éloquence digne d’une
telle mémoire, cet œil sacré de l’univers, ce pontife des pontifes, cette
grande voix de la vérité, cette colonne de la foi, ce nouveau précurseur du
Christ, celte seconde lampe allumée dans ses sentiers : il s’endort dans une
belle vieillesse, plein de jours passés selon Dieu, et après tant de calomnies
réfutées et tant d’assauts soutenus, celte Trinité, constant objet de son
adoration et de ses combats, le rappelle dans son sein. Il va rejoindre ses
pères, les patriarches, les prophètes, les apôtres, les martyrs, tous ceux qui
ont combattu pour la foi: plus honoré au sortir de la vie qu’il ne l’était au
jour où il entrait en triomphe dans Alexandrie; faisant répandre plus de
larmes, mais laissant dans la pensée de tous un souvenir plus grand que tous
les monuments visibles qui le rappellent.»
Le plus éclatant des hommages lui fut rendu par ses
ennemis mêmes au lendemain de sa mort. A peine avait-il fermé les yeux que,
comme si cent mille hommes armés avaient disparu avec lui, le gouverneur de la
province se trouva le courage d’accomplir ce qu’il avait hésité à tenter
jusqu’alors. Il fit occuper par la troupe la grande église de Saint-Théonas. Le successeur que l’illustre mourant avait
lui-même désigné, Pierre, prêtre vénérable, fut contraint de s’enfuir pendant
qu’on intronisait à sa place le ridicule usurpateur Lucius, le même que Jovien
avait cruellement bafoué à Antioche. Les scènes de désordre, les meurtres, les
supplices, tout l’appareil ordinaire de cette sacrilège intervention de la
force armée dans le sanctuaire, reparurent à l’instant, et couvrirent de deuil
celte cité que le regard d’un seul homme suffisait à défendre la veille.
Privé de tout appui de ce côté, Basile se résolut à
prendre lui-même l’initiative, et à adresser directement à Rome sa demande de
conciliation. Mais Rome, qui venait de voir son autorité si récemment méconnue,
se montra assez peu pressée d’intervenir une seconde fois sur le théâtre de
faiblesse et d’intrigues où se jouait le triste drame de l’hérésie orientale, Damase
et un certain nombre d’évêques d’Occident réunis à Rome se bornèrent à
renouveler d’une façon vague la condamnation de la formule de Rimini. Puis le
député de Basile lui fut renvoyé avec une réponse pleine de commisération pour
l’état de l’Orient, mais qui n’apportait aucun secours efficace. Sans perdre ni
temps, ni courage, Basile expédia sur-le-champ une seconde missive plus
pressante encore que la première, et qui fut revêtue de la signature d’un grand
nombre de ses collègues en épiscopat. Il y peignait dans des termes pathétiques
l’horrible condition où était réduit l’Orient chrétien: «Hâtez-vous, y est-il
dit, pendant qu’il y a encore ici quelques hommes debout, pendant qu’il reste
quelque vestige de notre ancien état, avant que le naufrage soit complet : nous
sommes à vos genoux, tendez-nous la main... Ne laissez point tomber dans
l’erreur la moitié du monde, ni la foi s’éteindre aux lieux mêmes où elle a
pris naissance.» A ces accents désespérés l’Occident, préoccupé de ses propres difficultés,
ne s’émut que faiblement, et la seconde députation de Basile resta aussi
impuissante que la première.
Tenter une œuvre de pacification dans des temps de
division, c’est habituellement le moyen de se mettre mal à la fois avec tout le
monde. Basile, malgré l’autorité de son caractère, ne fit pas longtemps
exception à cette condition commune. Pendant que ses négociations avec Rome se
poursuivaient ainsi laborieusement et sans fruit, en Orient les soupçons et les
calomnies naissaient sous ses pas. Des deux parts, du camp des Ariens comme de
celui des orthodoxes, on l’accusait de vouloir transiger aux dépens de la
vérité; et ce qui prêtait souvent quelqu’apparence à
ces imputations, c’étaient les incertitudes des semi-Ariens eux-mêmes, qui,
partagés entre leurs scrupules, leurs terreurs et leur ambition, un jour se
rapprochaient à petit bruit de la foi de Nicée, et le lendemain, intimidés ou
séduits, s’en éloignaient de nouveau avec éclat: ils échappaient au moment où
l’on croyait les tenir, et Basile, pour avoir trop facilement ajouté foi à leur
pénitence, se trouvait compromis dans leurs rechutes. Un d’entre eux en
particulier, d’un naturel remuant, Eustathe de Sébaste, fit le tourment de sa
vie, et pensa le perdre de réputation par ses brusques et scandaleuses
évolutions. Basile se croyant sûr de lui, parce qu’il l’avait amené à signer le
formulaire le plus explicite, avait répondu de sa sincérité à tous ceux
qu’inquiétaient ses antécédents et les défauts connus de son caractère. A
l’improviste, Eustathe de Sébaste se sépara de nouveau avec éclat de la foi
catholique, déclarant qu’il avait été victime des pièges que Basile lui avait
tendus. Il se déchaîna en invectives contre son ami de la veille, et imputa les
désordres les plus honteux à celui-là même dont la charité imprudente venait de
lui servir de caution.
Ces calomnies, provenant d’une source hérétique, fussent
restées sans effet, si par un incroyable égarement beaucoup de catholiques n’y
eussent fait écho, ou du moins n’y eussent prêté appui par d’autres également
injurieuses. De ce côté, on accusait Basile de faiblir, pour se mettre en grâce
avec les hérétiques, sur un point capital, qui n’était rien moins que la
divinité de la troisième personne de la Trinité. On se rappelle en effet que
les semi-Ariens, réduits au silence par la logique impitoyable d’Athanase sur
le terrain du fameux mot consubstantiel, obligés de convenir que les
textes de l’Écriture et la tradition de l’Église ne permettaient d’établir
aucune différence réelle entre le Père et le Fils, avaient cherché un
faux-fuyant pour ménager une retraite à leur amour-propre et un prétexte à la
durée du schisme : ils s’étaient rejetés sur la nature et les attributions du
Saint-Esprit. A ce troisième terme au moins de la grande formule divine, ils
persévéraient à ne pas reconnaître une importance égale à celle des deux
autres. Basile, pas plus qu’Athanase, n’admettait cette distinction contraire à
toute la tradition chrétienne. Mais il considérait pourtant (il en convient
lui-même dans plusieurs de ses écrits) que le symbole de Nicée n’avait rien
prononcé de tout à fait explicite à cet égard, parce que le sujet ne lui avait
pas été soumis. Ceux mêmes qui conservaient celte hésitation dans leur esprit
pouvaient donc toujours être amenés à souscrire à ce grand formulaire. C’était
là, aux yeux de Basile, un résultat capital, dont il ne fallait peut-être pas
dans le malheur des temps se priver par excès de rigueur. Il crut donc qu’on
pouvait se servir momentanément de la première concession faite par les semi-Ariens, sauf plus tard à en faire sortir les autres conséquences, et il prit
pour règle de conduite de recevoir dans sa communion ceux des semi-Ariens qui
adhèreraient au symbole de Nicée, sans les presser d’entrer en explication au
sujet du Saint-Esprit. Il leur demandait seulement de reconnaître d’une manière
générale qu’il existait une troisième personne de la Trinité qui n’était pas
une créature.
Ce tempérament prêtait, il faut en convenir, à la
critique, et Basile fut en effet violemment attaqué, sur ce sujet, par quelques
zélateurs, comme coupable de faiblesse et de connivence criminelle pour
l’hérésie. Ces imputations partirent principalement d’un petit groupe
d’orthodoxes outrés, qui s’étaient rangés autrefois à Antioche sous le drapeau
de Lucifer de Cagliari, et qui avaient reçu de ses mains un évêque particulier,
Paulin. Les Pauliniens, comme on les appelait, ne voulaient pas communiquer
avec leur pasteur légitime, Mélèce, sous prétexte que celui-ci dans sa jeunesse
avait trempé dans les erreurs de l’Arianisme. Comme Basile était grand ami de
Mélèce, et trouvait en lui un auxiliaire actif dans son entreprise de pacification,
c’en fut assez pour que la petite bande des Pauliniens d’Antioche se déchaînât
tout entière contre lui. Les Pauliniens étaient bruyants, bien que peu
nombreux. Plusieurs d’entre eux s’étaient distingués par leur courage pendant
la persécution de Constance. Rome estimait leurs vertus et l’austérité de leurs
mœurs; ils jouissaient d’un grand renom de sainteté. Leurs accusations
trouvèrent donc créance et Basile se vit généralement accusé de trahir la foi,
au lendemain même du jour où son courage venait de la sauver. Bien plus, le
respect qu’il avait su inspirer à Valens fut malignement interprété, et l’on
demanda, avec un mélange d’envie et de soupçons, par quel secret il avait su se
faire épargner au milieu de l’oppression générale.
Enfin le désordre de l’Église d’Orient et l’hostilité
contre Basile furent portés au comble par la formation d’une nouvelle secte,
qui eut pour chef le poète évêque Apollinaire, le même qui s’était signalé
pendant la persécution de Julien par ses chants populaires consacrés à la
défense de la vérité. Ce souvenir avait valu à Apollinaire l’épiscopat de
Laodicée, l’estime des catholiques et l’amitié de Basile. Il entreprit vers
cette époque de dogmatiser à son tour, et il mit en avant sur la nature
corporelle du Christ, des opinions qui rappelaient celles des anciens
Gnostiques et qui détruisaient la réalité de l’incarnation. Basile refusa
longtemps de croire à cet égarement, et ce doute charitable lui fut vivement
reproché, lorsqu’enfin Apollinaire et ses amis se portèrent à des excès qu’on
ne put méconnaître et qui leur attirèrent de Rome même-une condamnation.
A ce concert de récriminations qui avaient au moins
quelque intérêt général pour objet, d'autres rivalités plus honteuses, parce
qu’elles étaient purement personnelles, vinrent se joindre. Les jaloux servirent
d’auxiliaires aux ennemis, et il s’en trouva dans le voisinage, dans
l’intimité, dans la famille même de Basile. Ses suffragants, ses voisins du
Pont et de l’Arménie, envieux de sa prééminence, tendirent secrètement la main
à ses calomniateurs. Son propre oncle, évêque d’une petite ville de sa
province, piqué de se trouver son inférieur, lui suscita plus d’une
tracasserie. Fâcheux effet de la situation où l’hérésie avait réduit l’Église!
Par des alternatives qui se succédaient rapidement, se trouvant tour à tour
puissante et opprimée, elle souffrait tout ensemble
et des maux de la persécution et des dissensions intestines que la prospérité
fait naître. Entouré d’éclat et de péril, aujourd’hui martyr et demain favori,
le même homme se trouvait, à deux jours de distance, ou la victime des caprices
d’un préfet ou l’objet de la jalousie de ses frères.
Outragé, méconnu, malade, souvent insulté en face et
bafoué dans les villes de sa province qu’il traversait, Basile fit face à tout.
L’activité qu’il déploya dans cette lutte, et qu’on suit à la trace dans sa
volumineuse correspondance, a vraiment de quoi confondre. Pouvant à peine
articuler une parole sans souffrance, il n’en prêchait pas moins en tous lieux
et à toute heure. Souvent il lui fallait prendre la parole devant un auditoire
mal intentionné qui s’attachait à ses moindres mots pour y surprendre un sens
suspect. On l’épiait dans les élans mêmes de sa prière pour aller, s’il
inclinait à gauche ou à droite, vers la rigueur ou la complaisance, le dénoncer
aux hérétiques ou aux orthodoxes. Parfois abattu, cinquante jours durant, par
la fièvre, il se relevait de son lit de douleur pour courir à quelque extrémité
de sa province, afin de réconcilier des dissidents, de se justifier avec
humilité d’un reproche, ou de revendiquer avec empire les droits de la vérité
méconnue. Il déployait dans ce combat continu les qualités multiples qu’avait
déjà développées chez lui la variété des accidents de sa destinée : tour à tour
rhéteur, évêque et anachorète. S’agissait-il d’un grief personnel qui ne
touchât qu’à sa réputation? le plus humble moine ne se serait pas montré plus
rompu à contenir les mouvements du sens propre et de la nature. Quelque droit
de sa charge ou quelque intérêt de la vérité était-il en jeu? un magistrat
entouré de ses licteurs ou un orateur en renom ne les eût pas défendus avec
plus d’autorité dans l’éloquence.
Avec le perfide Eustathe, par exemple, il demeura trois
ans dans le silence, ne répondant rien aux rumeurs qu’accréditait leur amitié
longtemps suspecte et si brusquement rompue. Quand il se décida enfin à parler,
contraint par les interpellations de ses amis, ce fut sans récriminations, sans
colère, avec l’émotion d’un cœur blessé: «Quand bien même, s’écriait-il, cet
homme se serait abusé et me croirait véritablement coupable des choses qu’il
m’impute, il n’aurait pas dû encore condamner sans preuves celui avec lequel il
a été lié par une étroite amitié. Car il doit longtemps réfléchir et passer
bien des nuits sans sommeil, chercher la vérité auprès de Dieu avec bien des
larmes, celui qui veut rompre avec l'amitié d’un frère. Si les juges de ce
monde, lorsqu’ils doivent prononcer sur un malfaiteur la sentence de mort,
s’efforcent d’éloigner de leurs yeux tous les voiles, appellent à leur aide les
conseils les plus éclairés et passent de longues veilles, tantôt considérant ce
qu’exige la sévérité de la loi, tantôt frémissant devant cette communauté de
nature qui unit tous les hommes entr’eux, et ne rendent
enfin leur arrêt qu’en gémissant afin de faire connaître qu’ils obéissent avec
regret à la loi et qu’ils ne suivent pas leurs passions, de combien de soins,
d’études et de délibérations doit s’entourer celui qui brise une affection que
le temps a consacrée!»
Avec son oncle, aussi injuste qu’Eustathe dans son
inimitié, c’est la même tendresse, et plus d’humilité encore: «Je ne puis, lui
dit-il, imaginer la cause de votre froideur, à moins que cette séparation ne me
soit infligée comme la peine de mes péchés passés. En ce cas, la faute que j’ai
commise a répandu sur mes yeux un tel nuage, que je ne peux pas même la
comprendre; mais s’il y a quelques consolations à trouver auprès de
Jésus-Christ, s’il y a entre nous quelque communication du Saint-Esprit, si la
miséricorde a encore des entrailles, rendez-vous à mon vœu et faites finir ce
deuil.»
Mais avec les dissidents qui attaquent la pureté de la
foi, son langage est tout différent: ce n’est plus le ton d’un frère qui
s’humilie, c’est la voix d’un maître qui commande: L’accord de vous tous dans
la haine contre moi, écrit-il aux habitants de Néo-Césarée, et votre réunion
sous les ordres du chef de mes ennemis, c’étaient là des raisons de me taire,
de n’engager avec vous nulle conversation et de ne vous envoyer aucun écrit
amical, mais au contraire de dévorer ma peine en silence. Je ne puis pourtant
laisser passer tant d’impostures, non que je cherche ma propre vengeance, mais
parce que je dois barrer le chemin à l’erreur. La nécessité me contraint à vous
parler, pour que vous appreniez à enlever la poutre qui est dans votre œil
avant de chercher la paille qui est dans celui d’autrui. Pour ce qui est de
nous, nous pardonnons tout; mais Dieu sonde les cœurs ne reniez pas le nom
du Christ autrement, tant qu’il y aura un souffle dans ma poitrine et que
je pourrai articuler un son, je ne me tairai point devant un tel mal qui menace
les âmes.»
Ce ne sont pas seulement ses inférieurs qu’il gourmande
avec cette noble confiance, mais même avec ses supérieurs, avec le pouvoir qui
réside à Rome (dont personne plus que lui ne reconnaît l’autorité, puisqu’il ne
cesse d’en réclamer l’intervention dans les débats dès l’Église d’Orient), il
se croit en droit, au nom des services qu’il a rendus, de faire entendre une
plainte qui ressemble à une réprimande. Il s’irrite de ne point recevoir de
réponse à ses appels, et plus encore, des ménagements gardés par Rome avec les
fanatiques d’Antioche, dont les tracasseries entravaient tous ses efforts. «Quand
je pense à ce qui nous vient d’Occident, écrit-il, ce vers d’Homère me revient
en mémoire: ‘Je regrette qu’on ait imploré cet homme, car il est superbe’. En
effet, les gens qui ont le cœur enflé deviennent encore plus orgueilleux par la
soumission qu’on leur témoigne. Au fond, si Dieu prend pitié de nous,
qu’avons-nous besoin d’autre appui, et si sa colère s’appesantit sur nous, de
quel secours nous sera l’orgueil de l’Occident? Ils ne savent pas la vérité et
ne veulent pas qu’on la leur apprenne. J’ai été tenté d’écrire pour mon
compte particulier et d’homme à homme, une lettre à leur chef : je ne lui
aurais rien dit des affaires de l’Église, si ce n’est pour lui faire sentir
qu’il ne sait rien de la vérité sur nos affaires et ne prend pas le moyen de
les connaître, mais je l’aurais averti de ne pas insulter à ceux que la tentation
éprouve, et de ne pas prendre l’orgueil pour la dignité, puisque ce péché à lui
seul est suffisant pour nous faire ennemis de Dieu.»
Une seule fois dans cette série d’épreuves, son âme
parait faiblir: c’est un jour que l’amitié de son fidèle Grégoire lui-même
semble s’ébranler devant le concert de la rumeur publique. L’occasion de ce
petit débat fut singulière et caractérisa bien les deux amis. Assistant, aux
environs de Nazianze, à un festin auquel prenaient part des personnages de
distinction, Grégoire se trouva placé à côté d’un moine d’une apparence austère,
qui jouissait d’un grand renom de piété. On parla de tous les sujets du jour,
et en particulier de la nouvelle discussion engagée sur la divinité du
Saint-Esprit. Grégoire, ne se croyant pas astreint, dans la liberté d’un repas,
aux mêmes précautions que Basile dans sa chaire, s’exprima en termes très-nets
sur l’importance de ce dogme. «Il m’en coûte, dit-il, même de laisser si
longtemps la lumière sous le boisseau.» Le moine regardait d’un air rogue et se
taisait. On en vint alors à parler de Basile, de ses talents, de son éducation
à Athènes, et chacun faisait compliment à Grégoire d’avoir possédé, dès son
jeune âge, un tel ami, et d’être lui-même digne de son amitié. Le solitaire, à
ce moment, se leva tout d’un coup, comme s’il n’y pouvait plus tenir. «Parlons
vrai, dit-il, trêve de mensonges et de faiblesses: Grégoire et Basile
mériteront tous les éloges que vous voudrez; mais la foi leur manque; l’un
trahit la vérité par ses discours, et l’autre se prête à la trahison.»
Grande surprise et grande rumeur. Sommé de s’expliquer,
l’interrupteur raconte alors qu’assistant à la fête de saint Eupsyque, à Césarée, il avait entendu un discours où Basile
s’expliquait avec éloquence sur la divinité du Fils, mais employait sur celle
du Saint-Esprit des termes obscurs et louches. «Il avait, dit le moine, tourné
autour de l’Esprit saint comme un fleuve qui passe à côté des pierres pour
aller faire son lit dans le sable. Et vous, grand docteur, dit-il à Grégoire,
puisque vous êtes si bien-pensant, comment supportez-vous que votre ami
obscurcisse la vérité par des artifices qui sentent la politique plus que la
piété?»
Grégoire n’était pas au fond, lui-même, sans quelques
scrupules sur la légitimité des ménagements qu’employait Basile : il se
troubla, justifia mal et lui-même et son ami, parla vaguement des périls du
temps et des précautions qu’il fallait prendre pour conserver à l’Église ses
défenseurs. Ce mot de précautions parut sentir la faiblesse d’âme et fut mal
pris par l’assistance. Grégoire, tout ému, écrivit en sortant à Basile pour lui
rendre compte de l’incident et lui demander de le munir à l’avenir de meilleurs
arguments s’il voulait qu’il pût justifier sa conduite.
Basile vit clairement qu’il avait été mal défendu, et que
ses amis mêmes lâchaient pied. Il refusa, non sans hauteur, les explications
qu’on lui demandait: «Si mes frères mêmes, dit-il, n’entendent pas ma pensée,
je. n’ai rien à leur répondre. Ce qu’un si long temps d’amitié n’a pu leur
faire comprendre, comment une simple lettre suffirait-elle à le leur expliquer?
.... C’est l’événement qui fera voir quel est celui d’entre nous qui suit la
vérité d’un pas lâche et boiteux.... D’un jour à l’autre, j’espère bien
souffrir quelque chose encore pour la foi et si cette espérance ne se réalise
pas, le jugement de Dieu lui-même n’est pas loin. Que si on veut se réunir pour
l’intérêt des Églises, je suis prêt à courir au lieu qu’on m’indiquera; s’il ne
s’agit que de calomnies à réfuter, je n’ai pas le loisir d’y songer.»
Malgré ce dédain bien naturel à une grande âme pour les
instruments qui trahissent ses desseins, il était pourtant impossible à Basile
de soutenir longtemps à lui seul une lutte qui renaissait de toutes parts sous
des faces si diverses. Il le sentit, jeta les yeux autour de lui, et voulut à
tout prix être secondé, au moins par ceux que la loi divine soumettait à son
autorité. De cette résolution énergiquement prise et poursuivie avec sa
persévérance ordinaire, sortit tout un ensemble de mesures, les unes destinées
à faire revivre les traditions oubliées de la discipline primitive, les autres
constituant de véritables innovations et dont l’exemple, propagé bientôt
partout, devait donner à l’organisation ébranlée de l’Église le plus utile
complément.
En premier lieu, il voulut être maître chez lui, et dans
son propre diocèse. Cela même n’était pas facile; car rien n’égalait le
désordre que vingt années de persécution avaient introduit dans l’intérieur des
diocèses d’Asie. Les rangs du bas clergé étaient envahis partout, mais en
Orient principalement, par une foule de sujets indignes qui s’y glissaient à la
faveur des dissensions épiscopales, pour jouir des immunités diverses que les
lois des empereurs chrétiens accordaient au sacerdoce. Cette intrusion était
favorisée par les persécutions qui entravaient l’exercice ou relâchaient la
surveillance de l’autorité supérieure. Ainsi, les fréquentes absences des
évêques, motivées pour les uns par les rigueurs de l’exil, pour les autres par
des séjours prolongés à la cour, avaient pour tous le même effet : celui de
leur faire abandonner en pratique la plus précieuse des prérogatives que leur
eût réservées l’institution de Jésus-Christ, l’administration du sacrement de
l’Ordre. Ils cessaient de pourvoir eux-mêmes au recrutement de leur clergé, et
laissaient ce soin à la classe intermédiaire des chorévêques (sorte de
coadjuteurs dont le nom s’est retrouvé déjà plus d’une fois dans ce récit),
auxquels ils déléguaient une part de leurs attributions, pour gouverner en leur
nom les campagnes et les petites villes éloignées du centre. A l’origine, ces
délégations n’étaient que conditionnelles : le chorévêque ne pouvait rien faire
qu’en rendant compte à l’évêque de sa conduite, et ne devait ordonner aucun
prêtre ni même admettre aucun clerc aux premiers ordres sans une autorisation
expresse; mais peu à peu l’usage était venu de se relâcher de cette précaution.
Les chorévêques, bien que nombreux, et multipliés même sans nécessité (le
diocèse de Césarée en contenait à lui seul cinquante), se dispensaient de
prévenir leur supérieur, et même d’examiner les postulants: ils recevaient au
hasard, et sans autorisation, ceux qui leur étaient présentés par les prêtres
ou les diacres des paroisses. Le concile tenu à Antioche, en 340, avait déjà
condamné cet abus en termes formels, dans son dixième canon; mais ce concile
n’était pas en bon renom auprès des orthodoxes, et sa sentence était demeurée
sans effet. L’abus persistait donc, et s’aggravait même chaque jour, mettant en
présence, dans tous les diocèses, des évêques et des prêtres inconnus les uns
aux autres, et amenant ainsi lin relâchement très sensible dans les liens de la
hiérarchie et de l’obéissance.
Dès que Basile eut reconnu le mal, il trancha résolument
dans le vif ; il se fit remettre la liste exacte de tous les clercs de son
diocèse, avec l’indication de la date et des circonstances de leur admission
dans les ordres, et le nom du ministre qui y avait présidé. Il y fit joindre,
en outre, des renseignements exacts sur le caractère et la manière de vivre de
tous les prêtres. Puis, d’un seul coup, il prononça l’annulation de toutes les
admissions faites depuis un laps de dix années, sauf à réintégrer, après nouvel
examen, ceux qui seraient trouvés aptes à exercer le ministère sacré.
«Purgez l’Église d’abord, écrivit-il dans une circulaire
impérieuse aux chorévêques usurpateurs, puis examinez ceux qui sont dignes, et
recevez-les; mais ne les comptez pas au nombre des prêtres avant de m’en avoir
référé, et sachez que quiconque aura été admis au ministère sans mon
assentiment, sera réputé pour laïque.»
Ce n’était qu’un retour à l’ancienne discipline, telle
qu’elle était exercée aux jours des apôtres; mais le changement des temps
donnait au rétablissement de la règle antique une importance toute nouvelle.
L’autorité épiscopale faisait rentrer ainsi directement sous sa main, non plus
seulement comme aux premiers temps de l’Église, de pauvres prêtres sortis des
rangs du peuple, rejetés de leurs familles et méprisés de leurs concitoyens,
mais toute une armée chaque jour grossissante d’hommes actifs, appartenant aux
rangs les plus élevés de la société, objet des respects populaires et comblés
des faveurs du souverain.
L’armée ainsi reconstituée et ses cadres purgés des
sujets sans valeur, il fallait l’occuper, la tenir en haleine, la préserver, en
un mot, de l’oisiveté et du relâchement, qui sont le fléau des grands corps,
principalement de ceux qui ont la puissance en partage. Les routes de l’Asie
étaient sillonnées de prêtres sans emploi, portant d’un diocèse à l’autre leur
activité stérile. C’étaient les intermédiaires naturels de toutes les intrigues;
c’étaient eux qui colportaient les fausses nouvelles, fomentaient les
divisions, propageaient les calomnies, entretenaient en un mot dans l’Église un
ferment d’agitation constante. D’autres, n’ayant pas d’occupation fixe, s’en
créaient une à leur fantaisie : ils fondaient de petites congrégations libres
d’hommes, et parfois de femmes, qui vivaient dans des pratiques de piété
étrange, prêtant au scandale, parfois livrés à de véritables désordres. Un
certain Glycère, par exemple, avait réuni autour de lui des vierges, qu’il
menait en troupe à travers les villages de Cappadoce, chantant des cantiques et
dansant comme les Israélites devant l’arche. Pour contenir celte exubérance de mouvement
sans but, il fallait lui trouver un emploi régulier. Basile y pourvut en
imposant à tous ses prêtres la loi d’un travail continu.
D’une part, il étendit et multiplia les pratiques du service
divin. Avant même d’être évêque, quand il n’exerçait sur l’Église de Césarée
qu’une autorité morale, il avait déjà tracé avec soin, nous dit saint Grégoire,
une description de toutes les prières eu usage et de tout l’ordre des offices
dont le clergé devait s’acquitter. Ce fut là sans doute l’origine de la
liturgie qui porte son nom, et qui a été pendant plusieurs siècles en usage
dans toute l’Église d’Orient. Nous possédons deux ou trois reproductions
différentes de cette liturgie, soit en copte, soit en grec, soit en arménien.
Elles ne concordent point entre elles, et portent toutes des traces
d’interpolations qui doivent être manifestement rapportées à des dates
postérieures. Il est difficile, par conséquent, de déterminer ce qui, dans ces
recueils, doit être attribué à Basile. Le seul fait cependant que, dans tout
l’Orient, depuis Alexandrie jusqu’à Constantinople, son nom présida bientôt à
toutes les prières, atteste que la réforme qu’il introduisit dans la liturgie
eut un grand retentissement, et trouva promptement des imitateurs. Autant qu’on
en peut juger par des indices insuffisants, cette réforme eut pour but
principal de séparer, plus que par le passé, les offices communs à tous les
fidèles de ceux qui devaient être particulièrement réservés aux prêtres.
Abréger ce qui était obligatoire pour la piété de tous, développer, au contraire,
ce qui devait entretenir la ferveur des âmes uniquement consacrées à Dieu, se
prêter ainsi à la faiblesse des uns en maintenant les autres à la hauteur de
leur vocation, rendre les devoirs de la vie commune plus aisément compatibles
avec l’exercice de la religion, mais éloigner de l’état ecclésiastique, par des
prescriptions plus multipliées, toutes les tentations des divertissements
profanes, telle paraît avoir été la pensée de Basile. Pour les fidèles, par
conséquent, il dut raccourcir la liturgie commune; pour les prêtres, au contraire,
l’allonger par de nouveaux développements. C’est ce dernier travail seulement
dont les manuscrits ont gardé la trace. Comparée avec les liturgies antérieures
dont les vestiges nous restent, et qui prétendaient remonter jusqu’au temps des
apôtres, la nouvelle, qui se recommande du nom de Basile, est presque la double
en étendue : les prières n’y sont plus, comme auparavant, simples, courtes,
enfantines, mais, au contraire, amples, longues, souvent d’un ton oratoire et
d’une portée philosophique. La main du docteur, on dirait presque de
l’écrivain, s’y fait sentir. On croira difficilement, par exemple, que cette
prière ne provienne pas directement d’un grand maître dans l’art d’écrire et de
penser :
«O être, maître souverain, Dieu et père, tout-puissant,
très-adorable, il est vraiment digne et juste, il est conforme à la grandeur de
votre sainteté de vous louer, de vous glorifier, de vous bénir, de se
prosterner devant vous, de vous rendre grâce, de vous célébrer comme le seul
Dieu qui existe d’une véritable existence. Il est juste de vous offrir avec un
cœur contrit, et dans un esprit d’abaissement, cette offrande raisonnable; car
c’est vous qui avez accordé à nos âmes la connaissance de la vérité qui réside
en nous. Qui est suffisant pour raconter votre puissance, pour exprimer en
langage intelligible toutes vos louanges, pour décrire tous vos faits
admirables depuis le commencement des âges? Maître de toutes choses, souverain
du ciel et de la terre, et de toute la création visible ou invisible, assis sur
le trône de la gloire, et regardant au fond des abîmes, être sans commencement,
que nul ne comprend et ne peut définir, que rien n’altère, vous êtes le père de
Notre Seigneur Jésus-Christ, notre grand Dieu et notre Sauveur, notre unique
espérance et l’image de votre vertu. Empreinte pleinement égale au sceau dont
elle émane, fils qui fait voir le père en lui-même, verbe vivant... sagesse,
vie, sainteté, puissance, lumière, duquel procède l’esprit de vérité, de grâce,
d’adoption, gage de l’héritage à venir, prémisses des biens futurs, puissance
vivifiante, et source de toute sainteté. C’est vous que louent les Anges, les
Archanges, les Trônes, les Dominations, les Puissances et les Chérubins tout couverts
d’yeux. C’est vous qu’entourent les Séraphins dorés et ornés de six ailes :
deux couvrent leurs visages, deux s’abaissent sur leurs pieds, avec les deux
autres ils volent. Et l’un à l’autre ils se redisent d’une voix incessante,
avec une adoration qui ne se tait point, cet hymne vainqueur : Saint, saint est
le Dieu des armées; le ciel et la terre sont pleins de sa gloire. Hosanna au
plus haut des cieux! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur.»
Assurément ce n’était pas là le culte populaire, celui de
tous les jours et de tous les fidèles, celui dont, au dire des historiens,
Basile avait réduit la durée pour se proportionner à la faiblesse du peuple.
C’était, au contraire, un culte savant, fait pour remplir les heures et pour
élever constamment les esprits de ceux dont la vie entière ne devait être
qu’une action de grâce. Ces nobles amplifications, qui tenaient de la prédication
presque autant que du culte, appliquées aux diverses parties de l’office divin,
en prolongeaient sensiblement la durée, et absorbaient ainsi à elles seules à
plus grande partie de la journée d’un prêtre.
Cette journée commençait de bonne heure: chaque matin
avant l’aurore, le peuple était réuni à l’église, et récitait avec larmes et
gémissements la confession de ses péchés, en suivant une formule que le prêtre
prononçait, et à laquelle chacun s’associait. Puis commençait la psalmodie,
mode nouveau de mélopée, récemment inventé dans l’Église d’Antioche, et que
Basile s’était hâté d’importer à Césarée. La foule, partagée en deux chœurs qui
se répondaient l’un à l’autre, entonnait alternativement les versets d’un
psaume. Cette innovation était fort goûtée des fidèles, dont l’attention se
trouvait à chaque instant réveillée par la variété des accents, comme par la
participation directe qu’ils prenaient au chant sacré. Le jour venu, chacun
répétait de nouveau tout bas, en suivant cette fois son inspiration
personnelle, l’aveu de ses faiblesses, puis se retirait pour aller vaquer à son
travail.
C’est alors que, restés seuls dans le sanctuaire, les
prêtres devaient se livrer sans partage aux contemplations dont Basile avait mêlé
pour eux les éléments aux formules mêmes de la prière. Mais la contemplation, à
elle seule, n’eût pas suffi. Pour occuper ce qui restait de loisir à ses
prêtres, et aussi pour les mettre au-dessus du besoin et pour assurer leur
indépendance, Basile ne craignit pas d’ajouter à ses prescriptions celle d’un
travail manuel, destiné à subvenir aux premières nécessités de la vie. Le
prêtre dut pourvoir à sa subsistance lui-même par le labeur de ses mains. Ce
travail ne devait point être un négoce proprement dit, fait en vue du lucre et
exigeant des déplacements pour l’écoulement de ses produits, mais un métier
sédentaire, pouvant rapporter un salaire suffisant aux besoins du jour, comme
la culture d’un petit champ ou une industrie modeste fournissant les objets
nécessaires à la consommation d’un village. La règle parut si sage que, moins
de vingt ans après, elle prenait place parmi les canons d’un concile d’une
grande province, et effectivement, avant la mort de Basile, l’effet en avait
été si heureux, qu’on ne trouvait plus dans le diocèse de Césarée un seul
prêtre qui connût les grandes routes, et eût assez l’habitude des voyages pour
porter une lettre de Césarée à Samosate. L’Église de Cappadoce offrait l’image
d’un camp bien réglé où chaque soldat connaît son poste, fait son service,
s’exerce à la manœuvre, et ne songe plus à rien.
Mais tous les subordonnés de Basile n’étaient pas de
simples prêtres; d’autres, et en très-grand nombre, étaient revêtus de la
dignité épiscopale. Césarée était la métropole de la Cappadoce, et de plus
exerçait, en l’absence de tout patriarcat reconnu, cette autorité prépondérante
que, peu d’années plus tard, Constantinople devait s’attribuer. Le Pont, la
Galatie, la Bithynie, la petite et la grande Arménie avaient la coutume, sinon
l'obligation de venir demander au métropolitain de Césarée la confirmation de
leurs choix épiscopaux. Aucun canon n’attribuait au chef-lieu de la Cappadoce
cette prérogative, mais une habitude déjà ancienne semblait la lui avoir
dévolue. Basile, en prenant possession de son siège, recueillait donc deux
sortes de droits: l’un, positif, contenu dans les limites mêmes de sa province;
l’autre, d’une étendue plus vaste, mais d’origine plus douteuse, reposant sur
un assentiment populaire plutôt que sur un titre bien défini. Il déploya pour
maintenir l’un et l’autre, chacun dans sa mesure exacte, ce mélange d’énergie
et d’adresse qui était le fond même de son caractère.
Ses suffragants, on l’a vu, ne l’avaient élu qu’à regret,
contraints par l’opinion publique, qui dictait leur choix, et mécontents au
fond de l’âme de la supériorité à laquelle ils venaient de rendre hommage; ils
restaient chagrins, peu enclins à l’obéissance, prêts à ouvrir l’oreille à tous
les conseils d’insubordination. Basile employa, pour les concilier, beaucoup de
bonté, de patience, de douceur dans les relations personnelles, mais une
inflexible fermeté dans toutes les occasions où le principe même de la
hiérarchie était en cause. Il ne fit nulle difficulté, par exemple,
d’intervenir d’autorité dans les diocèses voisins, pour y rétablir lui-même la
discipline ecclésiastique, quand il ne la trouvait pas suffisamment respectée.
Le rapt, la simonie, le faux serment, les vengeances privées, ne lui paraissaient
pas punis par eux avec la sévérité nécessaire. Il le leur dit tout haut,
annonçant qu’il les excommunierait tout comme d’autres, si les désordres
n’étaient pas promptement réprimés par leurs soins :
«La turpitude de la chose dont je vous parle, écrit-il,
est telle que je ne puis, sans avoir l’âme remplie de douleur, voir que le
soupçon s’en est répandu; mais jusqu’ici je n’y veux pas croire. Aussi que
celui de vous qui se sent coupable accepte ce que je vais dire comme une
pénitence; celui qui est innocent, comme un avertissement; celui qui serait
indifférent à un tel mal (et je souhaite qu’il ne s’en trouve pas), comme une
protestation contre son insouciance. Et de quoi donc veux-je parler? C’est
qu’on prétend que quelques-uns d’entre vous reçoivent de l’argent de ceux
auxquels ils imposent les mains, et qu’ils veulent même couvrir un tel acte
d’une apparence de piété... Ils disent qu’ils ne pèchent point parce qu’ils
reçoivent cet argent après et non pas avant l’ordination... Je vous engage à sortir
de ce chemin de l’enfer, à ne plus vous souiller les mains de ces dons infâmes,
de peur que vous ne rendiez ces mains indignes de célébrer les saints mystères...
Veuillez m’excuser. J’ai commencé à vous écrire ne croyant pas encore à un si
grand mal; mais il faut que je vous menace comme si j’y croyais. Si quelqu’un
d’entre vous, après cette lettre reçue, fait encore quelque chose de semblable,
qu’il s’éloigne de l’autel et qu’il aille chercher un lieu où l’on puisse acheter
le don de Dieu pour le revendre; car nous et les autres églises de Dieu, nous
n’avons pas une telle coutume». «Je m’afflige, dit-il encore dans une autre
lettre pareillement adressée à un évêque, de ne pas vous trouver assez indigné
contre les choses défendues, et de voir que vous ne comprenez pas que le rapt
d’une fille est un attentat à la vie et à la société humaines, et un outrage à
tout ce qui est libre. Si vous étiez tous de ce sentiment, il y a longtemps que
la coutume d’un tel mal aurait disparu de notre patrie. Prenez donc le zèle qui
convient à un chrétien, et faites effort en proportion du crime qui est sous
vos yeux. Cherchez la jeune fille enlevée, et quelque part que vous l’ayez
trouvée, rendez-la sans délai à ses parents. Et quant au ravisseur, éloignez-le
de la prière et déclarez-le excommunié Retranchez également de la prière pour
trois ans les complices du crime avec toute leur famille. Quant à la bourgade
qui a reçu et gardé la personne enlevée et même combattu pour ne pas la rendre,
retranchez-la tout entière des prières do l’Église.»
Ces sévères objurgations n’étaient toujours ni écoutées
de bonne grâce, ni suivies d’une ‘prompte obéissance, et Basile en éprouvait
une vive impatience.
«Que puis-je faire? écrivait-il à un ami dans un moment
d’épanchement, on me laisse seul, et les canons ne permettent pas qu’un seul
homme prenne sur lui tant et de si graves administrations. Quel remède ai-je
négligé? Quand ai-je manqué à leur mettre sous les yeux la condamnation qui les
attend, soit par lettres, soit dans les réunions où je les rencontre? Il y a
peu de jours la nouvelle de ma mort se répandit, et ils accoururent tous
ensemble à Césarée. Mais Dieu ayant voulu que ce soit vivant qu’ils m’aient
trouvé, j’en ai profité pour leur parler comme il convient. En ma présence, ils
me témoignent du respect, et promettent de faire ce qu’ils doivent : dès qu’ils
se sont éloignés, ils retournent à leurs sentiments. Et je m’accuse, moi aussi,
d’être pour quelque chose dans une telle misère: Dieu m’ayant visiblement
abandonné, parce que ma charité s’est refroidie en voyant l’iniquité multipliée
sur la terre. »
Moments de découragement inévitables chez une âme
ardente, et dans une vie laborieuse! Basile n’en poursuivait pas moins son
œuvre, et il finit par l’accomplir. La répugnance visible des évêques suffragants
donna à leur obéissance, qui se fit attendre, mais en définitive ne manqua pas,
le caractère d’un hommage plus éclatant rendu au droit que Basile avait à cœur
d’élever au-dessus de toute contestation.
Des caractères d’une telle trempe font tourner à leur
profit même les incidents inattendus qui paraissent contrarier leurs desseins.
C’est ce que fit voir Basile dans une occasion piquante, qui mit à l’épreuve
toute la fermeté de sa résolution. Au plus fort de la lutte soutenue par lui
pour raffermir sur ses bases le principe trop souvent méconnu de la hiérarchie
métropolitaine, une décision tombant à l’improviste de Constantinople, faillit
enlever au siège de Césarée la moitié de sa juridiction. Par un décret
impérial, que rien ne motivait, la Cappadoce se vit en 375 divisée en deux
circonscriptions administratives, et la ville de Tyane fut érigée en chef-lieu de la nouvelle province. Césarée, perdant ainsi une
grande part de son importance, poussa des cris de désespoir, et Basile se fit,
auprès des magistrats qu’il connaissait, l’interprète chaleureux des
réclamations de sa ville natale. Mais c’était peu de temps après l’entrevue
dans laquelle Basile avait tenu si énergiquement tête à Valens, et peut-être le
décret n’était-il que l’effet d’un ressentiment secret du souverain contre la
ville qui venait d’être témoin de son humiliation. Peut-être en punissant la
cité était-ce l’évêque qu’on voulait frapper. Quoi qu’il en soit, cette
conséquence, prévue ou non, ne se fit pas attendre. L’habitude prévalait alors
presque partout de calquer assez exactement les divisions ecclésiastiques sur
les divisions administratives : sorte de rapprochement d’ailleurs fort naturel,
puisque les unes comme les autres avaient pour base l’importance relative des
villes et l’affinité des populations entre elles. L’évêque de Tyane, Anthime, vieil ambitieux d’une orthodoxie suspecte,
crut pouvoir ériger en règle ce qui n’était qu’une coutume. Il se déclara
affranchi de toute juridiction par suite du décret impérial qui faisait de sa
ville un chef-lieu de province. Il éleva même ses prétentions jusqu’à devenir
métropolitain pour son propre compte. En conséquence il convoqua à Tyane un synode de tous les évêques de la province
nouvellement constituée; en même temps il s’appropria sans hésiter tous les
revenus que les églises suffragantes avaient l’usage d’envoyer annuellement à
l’église principale. Ces tributs se payaient ordinairement en nature. C’étaient
du gibier, des animaux domestiques, des volailles et des fruits. Joignant
l’effet à la menace, Anthime aposta dans les gorges du mont Taurus des gens
affidés qui arrêtèrent les convois au passage.
Tout était grave dans un pareil acte: la violence de
l’exécution moins encore peut-être que le détestable principe qui n’allait à
rien moins qu’à permettre à l’autorité civile de changer à son gré tout l’ordre
des juridictions ecclésiastiques. Basile avait le devoir de protester; il n’y
faillit pas, et sans tarder il répondit à l’usurpation en maintenant son droit
par un acte éclatant: dans la partie de la Cappadoce qu’Anthime s’attribuait
indûment, il fit choix d’une petite ville jusque-là obscure du nom de Sasime, l’érigea en évêché de son chef et y nomma
sur-le-champ un titulaire.
C’était un poste de guerre presque dans l’acception
littérale du mot. Car il fallait chercher l’ennemi sur son propre terrain et
lui disputer, peut-être par une résistance matérielle, les insignes et les
fruits du pouvoir qu’il dérobait. Basile avait besoin d’un homme sûr pour une
telle tâche; il ne crut pas pouvoir la confier à un autre qu’à son plus intime
ami, à l’autre lui- même, pour lequel il n’avait rien de caché. Il désigna
Grégoire pour l’épiscopat de Sasime, et avec la promptitude
de résolution qui lui était familière il le nomma sans même prendre le temps de
le consulter.
Par malheur Grégoire était à ce moment dans une de ces
veines, qui lui étaient trop habituelles, d’inquiétude et de souffrance. Il
venait de perdre successivement son frère Césaire et sa sœur Gorgonie; la
vieillesse de son père laissait peser sur lui le fardeau de toute
l’administration épiscopale et d’affaires domestiques assez embarrassées. Ces
soucis le plongeaient dans une profonde mélancolie et le disposaient à prendre
en mauvaise part tout ce qui venait le tirer de son chagrin. Il se méprit
complètement sur le caractère de la marque de confiance que lui donnait Basile.
Cette manière de disposer de lui, sans son consentement, le blessa, au lieu de
le toucher. De plus, le poste de Sasime n’avait rien
d’attrayant, surtout pour une imagination qui aimait la solitude et les beautés
de la nature. C’était une bourgade placée sur une grande route, au point de
rencontre de trois autres chemins; point d’eau, point de verdure, rien que la
poussière et le bruit des chariots; une population vagabonde, toujours en
démêlé avec la police. Ce tableau peu séduisant n’était pas relevé par la
perspective d’une lutte à main armée à soutenir contre un voisin ambitieux.
Ulcéré de la proposition et du procédé, Grégoire éclata en reproches: «C’était
donc là, s’écriait-il, la récompense de trente années de dévouement et d’une
amitié de toute la vie! C’était là la faveur dérisoire que, du haut de son
siège primatial, entouré de ses centaines de chorévêques, le tout-puissant
Basile laissait tomber sur le compagnon de sa jeunesse! Et pourquoi
l’envoyait-on ainsi mourir en exil? Pour sauver quelques misérables lambeaux de
pouvoir et de revenu, pour assurer le libre passage de quelques cochons de lait
ou de quelques oiseaux rares destinés à la table de l’évêque de Césarée.»
Cette résistance imprévue partant de l’ami de qui il
avait attendu l’appui, aurait pu déconcerter Basile. Il ne s’en émut même pas:
il laissa passer, sans paraître la remarquer, l’explosion d’une susceptibilité
de cœur excessive. Il avait la conscience d’avoir agi pour le bien de l’Église,
et il fit à son ami l’honneur de croire que cette raison une fois connue
suffirait pour faire tomber son ressentiment.
«Et moi aussi je voudrais, répondit-il, que mon frère
Grégoire gouvernât une église aussi grande que son génie; mais ce génie est
tel, que toutes les églises qui sont sous le soleil, réunies ensemble,
suffiraient à peine à l’égaler. La chose étant donc impossible, qu’il consente
à être évêque, non pour recevoir quelque honneur de cette dignité, mais pour
honorer, au contraire, par sa personne le lieu de sa résidence. Il est d’une
grande âme, en effet, non-seulement de suffire aux grandes choses, mais de
faire grandes les petites même par sa propre vertu». La blessure de l’âme de
Grégoire était profonde et sa résistance fut longue. Tout le monde s’employa à
la vaincre, les évêques voisins, les amis communs, le père de Grégoire lui-même.
Enfin, moitié de gré, moitié de force, protestant encore jusqu’au pied de
l’autel contre la tyrannie de son ami, la victime consentit à se laisser consacrer.
Mais le lendemain, nouvel incident: au moment où il s’agissait de partir pour Sasime, ou apprit qu’Anthime prenant les devants avait mis
garnison dans la bourgade et qu’il n’y aurait pas sûreté à y pénétrer. Le
nouvel évêque, qui n’était pas pressé de se rendre à son poste, saisit
avidement ce prétexte de retard, et pour quelque temps l’usurpation parut
consommée.
Ce fut Anthime qui, en exagérant son triomphe, le
compromit. Informé du démêlé qui avait refroidi les rapports des deux amis, il
eut la pensée d’en profiter, et promit sous-main à Grégoire de lui céder la
paisible possession de son diocèse, peut-être même d’un plus considérable,
moyennant que celui-ci consentit à reconnaître la nouvelle juridiction. Il vint
même, en personne, rendre visite au vieil évêque de Nazianze pour tenter de le
gagner à sa cause. L’intrigue tourna contre son but. La seule idée d’une
trahison révolta Grégoire, et fit précisément sur son cœur généreux
l’impression que ni prières ni protestations d’amitié n’avaient réussi
jusqu’alors à produire. Non-seulement l’offre d’Anthime fut repoussée avec
indignation, mais avis en fut donné sur-le-champ à Basile par Grégoire
lui-même, et les rapports de correspondance une fois rétablis, l’affection et
l’habitude reprirent peu à peu leur empire. Grégoire n’oubliait pas, il restait
toujours offensé et surpris du procédé de Basile, mais il pardonnait, et par un
acte d’abnégation qui ne déplaisait pas à sa magnanimité naturelle, il
s’employait de bonne grâce à défendre les intérêts mêmes auxquels il
s’imaginait qu’on l’avait sacrifié. En attendant, Anthime, déçu dans ses
espérances par cette réconciliation qu’il avait involontairement préparée, se
sentait mal à l’aise dans son diocèse, où il était réprouvé par tous les gens
de bien. Au bout de quelque temps, il rechercha lui-même un accommodement et
fit porter des propositions à Basile par l’intermédiaire du sénat de Tyane. Basile sentant son avantage ne refusa pas de prêter
l’oreille à la négociation, et un arrangement intervint, dont les clauses,
assez obscurément rapportées, eurent pour effet de rétablir la suprématie de Césarée,
tout en reconnaissant à Tyane un second degré de
juridiction. Ainsi finit, à l’avantage de l’indépendance et de la bonne
organisation de l’Église, ce débat conduit par Basile avec la suite et la
résolution d’un homme d’État.
En dehors de la Cappadoce, là où il n’avait pas de droit
positif à réclamer, mais seulement une habitude de déférence à maintenir, son
action, sans cesser de se faire sentir, prend un autre caractère : il procède
par voie d’influence et non d’autorité; point d’ordre, mais une correspondance
infatigable, une vigilance à laquelle rien n’échappe; des conseils et des services
qui ne manquent jamais à aucun appel. Malgré les souffrances d’une santé
détruite, qui le clouent sur son lit des mois entiers, au moindre signal, s’il
y a une vacance épiscopale à remplir, une élection faite à consacrer, un
conseil à présider, une église à dédier, quelque anniversaire de martyr,
quelque translation de reliques à célébrer, Basile est toujours prêt à partir
pour les retraites les plus sauvages, à travers les routes les moins sûres. Il
passe presque sans s’arrêter des rives barbares du Pont-Euxin aux gorges de
l’Isaurie, véritable repaire de brigands dont le nom seul faisait frémir. Deux
fois il se transporte jusqu’aux extrémités de l’empire, aux frontières de
l’Arménie. Chose remarquable, un de ces voyages est entrepris sur l’ordre
exprès de l’empereur, avec mandat spécial, donné par lui, de rétablir dans
celte province un épiscopat régulier; et nous avons une lettre de Basile assez
longue qui rend compte au magistrat Térence de l’accomplissement de cette
mission. Évidemment sur ces frontières toujours menacées par l’invasion, et
toujours prêtes à la défection, l’empereur avait voulu assurer à son autorité
chancelante l’appui d’une plus ferme et moins dépendante du sort des armes. Ne
pouvant avoir là des magistrats tout à fait sûrs, il voulait y avoir de bons
évêques. L’unité romaine, qui au centre et chez elle souffrait avec peine un
pouvoir rival, au dehors et sur ses frontières sentait le besoin d’un allié.
A côté de ces soldats et de ces généraux de l’armée
ecclésiastique que Basile rangeait ainsi peu à peu sous sa loi, il y avait
encore toute une milice auxiliaire aussi nombreuse, plus remuante, astreinte en
apparence à une sévérité particulière de discipline, jouissant en fait d’une
indépendance à peu près absolue. C’était l’infinie variété des solitaires et
des religieux de toute espèce. Leur nombre croissait sans cesse sous le souffle
de la grâce divine, auquel se joignait parfois, sans qu’on pût toujours l’en
distinguer, celui de la vogue et de la faveur populaire. La mode, qui se mêle à
tous les actes des hommes en société, n’était pas en effet complètement
étrangère à l’élan qui continuait à entraîner cités et campagnes en Orient vers
la vie religieuse. Chaque jour c’était quelque vocation subitement éclose,
chaque jour aussi quelque raffinement nouveau d’austérité, quelques pas de plus
vers des profondeurs plus reculées du désert ou des montagnes. Un magistrat
descendait de son tribunal, un riche vendait son bien, une femme disparaissait
du foyer domestique, un ouvrier manquait à l’atelier, un soldat désertait le
camp. On savait qu’ils avaient pris le chemin de la solitude; on ne les
cherchait seulement pas, tant le fait était devenu commun. Les plus solides de
ces vocations étaient humbles et demeuraient longtemps ignorées, s’éprouvant
sous l’œil de Dieu, fuyant le bruit en même temps que le monde. Mais d’autres
avaient l’art de se faire suivre par les regards de la foule jusqu’au fond de
leur retraite, grâce aux écarts d’une imagination mal réglée ou aux éclats d’un
faux zèle, et c’était à celles-là que s’adressaient de préférence les hommages
populaires, aisément attirés par ce qui est étrange et nouveau. Par-là se
formaient dans chaque diocèse de véritables puissances, sans autre titre qu’un
renom plus ou moins fondé de sainteté, mais qui n’en prétendaient pas moins à
régenter les fidèles, qui tranchaient sur le dogme, et bravaient les évêques
aussi bien que les magistrats. Au moindre incident qui piquait leur curiosité,
ces faux saints sortaient de leurs cellules, mal fermées aux bruits de la
terre, pour venir dogmatiser à la porte des conciles et haranguer la foule sur
les places publiques, se montrant toujours enclins à confondre l’intrigue avec
le zèle et le fanatisme avec le courage.
Puis, par le choix même de leur retraite, les moines
échappaient facilement à tout contrôle. L’émigration monastique, cherchant les
lieux inhabités, se pressait vers des régions où nulle surveillance ne pouvait
l’atteindre. D’Alexandrie, elle se portait sur les rives désolées du haut Nil;
de Jérusalem, vers les sables de l’Arabie; d’Antioche, dans les gorges du
Taurus; de Cappadoce ou d’Arménie, elle allait se répandre sur les steppes qui
bordent le Pont-Euxin, échelonnant ainsi sur une longueur de deux cent
cinquante lieues une série presque continue de cellules ou de communautés, qui
dessinait toute la frontière orientale de l’empire. Personne n’osait
s’aventurer, à la suite de ces enfants perdus, dans ces pointes vers la
barbarie, au risque de se voir enlever par une horde nomade ou massacrer par un
parti de brigands. Les moines, au contraire, pleins de l’ardeur du martyre,
étaient toujours prêts à monter sur le chariot du Scythe, ou à se glisser sous
la tente de l’Arabe, pour murmurer le nom du Christ aux oreilles que révoltait
le joug de Rome. Les solitaires du Sinaï, par exemple, ne vivaient guère qu’avec
les Sarrasins, dont ils avaient converti des tribus entières. Ces néophytes se
constituaient leurs champions d’office contre d’autres peuplades restées
païennes, les engageaient ainsi dans leurs rivalités intérieures, et
transportaient au sein de ces asiles de la paix toutes les agitations de leur
vie belliqueuse. Un jour les cellules étaient envahies, l’église et son pauvre
trésor mis à sec, les servants de l’autel égorgés; le lendemain les libérateurs
arrivaient en armes, lavaient l’injure dans le sang et se dépouillaient de
leurs plus riches habits pour en faire le linceul des martyrs. Dans ce contact
habituel avec des hommes qui vivaient affranchis de toute autorité, les
solitaires leur empruntaient quelque chose de leur farouche indépendance. A
vrai dire, avec sa rude façon de vivre, sa tunique de gros lin, sa fourrure
mise à nu sur la peau, ses pieds nus, son teint basané, sa barbe flottant au
vent, ses joues décharnées par le jeûne, sa voix dénaturée par la longue
habitude du silence, un anachorète de la montagne, quand il faisait son
apparition dans les rues de Césarée ou d’Antioche, pouvait paraître un être
amphibie tenant du barbare plus que du Romain. Quelquefois même la ressemblance
n’était pas seulement extérieure; car les communautés trouvaient à se recruter
parmi leurs sauvages pénitents. Rufin nous parle d’un ancien chef de brigands, Mulius, qui fut converti, au moment où il commettait un
vol, par ceux qu’il était en train de dépouiller. Devenu supérieur d’une
communauté de la Thébaïde, cet étrange abbé pouvait avoir conservé sous le
capuchon monastique quelques-unes des allures de son ancien métier. Ces dehors
bizarres, loin d’ôter rien au respect de la foule pour les solitaires, y
mêlaient une sorte de terreur superstitieuse. Tandis que les barbares, soignés,
guéris, instruits par les moines, étaient portés à voir en eux des magiciens
doués d’une intelligence surnaturelle, la population voluptueuse des cités
romaines admirait avec effroi la force miraculeuse de ces hommes de Dieu, qui
affrontaient les épreuves dont frémissait sa mollesse. Des deux parts, chez les
barbares comme chez les Romains, c’était une vénération égale, qui se
trahissait par des actes également éclatants. La reine d’une petite tribu
arabe, Mavie, faisant sa paix avec Valens, y mettait
pour unique condition qu’on ferait ordonner évêque le solitaire Moïse qui
habitait dans son voisinage et qu’on lui permettrait de le garder à sa cour.
Presque au même moment la matrone Mélanie quittait Rome en pompe, le lendemain
des funérailles de son mari et de ses deux enfants, avec ses serviteurs, ses
servantes et tous ses joyaux, exprès pour venir visiter toutes les solitudes
d’Égypte, assister les moines dans leurs traverses, leur distribuer ses trésors,
se fixer à Jérusalem auprès du tombeau du Seigneur, et y vivre à portée du
commerce des saints
Une masse d’hommes formée d’éléments si divers, entourée
de tant de respect, jouissant d’une telle indépendance, pouvait devenir pour le
bon ordre de l’Église aussi aisément un obstacle qu’un auxiliaire. Sous prétexte
de ne pas rougir de la folie de la croix, des bizarreries cyniques, de
grossiers désordres, tous les égarements de la superstition et tous les
souvenirs de l’idolâtrie pouvaient s’abriter sous la robe du moine. «Fuyez,
disait peu d’années après un solitaire, qui pourtant lui-même ne redoutait pas
de donner à son zèle un aspect assez rude, fuyez, disait saint Jérôme, ces
hommes que vous verrez chargés de chaînes, laissant pousser leurs cheveux comme
des femmes, contre le précepte de l’Apôtre, velus comme des boucs, et marchant
pieds nus dans la place. Ce sont des diables. Tels furent Antime et Sophronius, dont Rome a dû gémir. Fuyez aussi les
femmes qui sont vêtues comme des hommes, coupent leur chevelure et montrent
impudemment un visage semblable à celui d’un eunuque. Avec leur cilice et leur
capuchon, on dirait des hibous ou des chauves- souris.»
A la vérité, surtout depuis l’exemple donné par Pacôme,
la vie monastique avait des règles dont le maintien était habituellement confié
à un supérieur. Toutes les communautés un peu importantes élisaient un chef et
lui promettaient obéissance. Mais d’une part il s’en fallait bien que la règle
fût partout aussi bien conçue qu’à Tabenne. Pacôme,
malgré le renom de ses vertus, n’avait pas étendu son autorité au-delà du
désert qu'il habitait. Même dans les solitudes les plus voisines, à Nitrie, à Scélé, à plus forte
raison dans les régions de la Haute-Asie, où le nom de Pacôme était à peine parvenu,
les règles étaient différentes et moins étroites. Au lieu d’un même toit
abritant une vie commune, c’étaient des cellules isolées, où chaque solitaire,
une fois rentré, était livré à sa propre inspiration. La prière publique seule
avait ses rites prescrits. Hors de là, chacun fixait la mesure de sa dévotion
et de ses austérités personnelles. Dans beaucoup d’endroits les communautés
vivaient côte à côte sous des règles diverses, et les solitaires passaient à
leur gré de l’une à l’autre.
Puis la vie cénobitique elle-même, devenue générale en
Égypte, mais beaucoup moins répandue dans le reste de l’Asie, avait encore ses
contradicteurs. Beaucoup lui préféraient la solitude absolue dans sa rigueur et
aussi dans sa liberté primitives, telle que l’avaient pratiquée les premiers
pères du désert, le centenaire Paul, et Antoine lui-même pendant sa jeunesse.
Pour ceux-là, l’entier isolement, le silence continu, l’oubli de tout ce qui a
un nom sur la terre, l’immobilité, l’impassibilité, l’âme en un mot annulant le
corps pour vivre tout entière en Dieu et en elle-même, c’était là l’idéal de la
vie de perfection, et Pacôme, à leurs yeux, en y introduisant les douceurs du
travail et de la prière en commun, en avait plutôt ralenti que réglé l’essor.
Une sorte d’émulation pieuse existait ainsi entre les anachorètes et les
cénobites, et leurs mérites comparés formaient un sujet habituel do discussion
dans l’Église et dans les écoles d’Orient. La préférence des sages était encore
incertaine, celle de la foule penchait décidément en faveur des anachorètes.
Car si les cénobites avaient pour eux une sévérité plus continue de doctrine et
de mœurs, c’était des anachorètes que partaient des traits inattendus d’un
héroïsme qui ravissait; les uns peut-être étaient exposés à moins de chutes,
mais les autres s’élevaient plus haut. Il était admis qu’un anachorète pouvait
accomplir, en fait d’austérités, et obtenir de Dieu, en fait de miracles, ce
qui était impossible à un cénobite. Un anachorète seul pouvait vivre nu comme
Bessarion un hiver entier, ou demeurer comme Siméon Stylite quarante-huit ans
sans bouger sur une colonne. On racontait que l’anachorète Hilarion, arrivant
un dimanche dans une communauté des bords du Nil, s’était étonné qu’on n’y
célébrât pas le service divin. « C’est, lui dit-on, que le prêtre qui le
célèbre habituellement réside de l’autre côté du fleuve, et qu’on ne peut
traverser l’eau à ce moment, à cause d’un crocodile qui infeste le passage. —
Qu’à cela ne tienne, dit le solitaire, je l’irai chercher.» Il s’approcha du
fleuve, et fit un geste de la main. On vit alors, disait la légende, l’horrible
animal lui-même sortir de l’eau, et venir présenter son dos au solitaire pour
le porter de l’autre côté du fleuve. Mais, arrivé là, jamais Hilarion ne put
décider le prêtre, qui était pourtant un saint cénobite, à revenir avec lui par
la même voie. L’illustre Macaire n’était pas éloigné de partager l’opinion
commune sur la supériorité des anachorètes. Lui-même, bien que supérieur d’une
communauté, racontait volontiers que s’étant enfoncé dans le désert un peu au-delà
de Scété, il avait rencontré deux hommes qui se
promenaient entièrement nus, au milieu des bêtes féroces; c’étaient des
anachorètes qui vivaient depuis dix ans sans communication avec personne, à ce
point qu’ils lui demandèrent si le Nil continuait à déborder et si la terre
produisait encore des fruits. Macaire, de son côté, leur demanda ce qu’il
devait faire pour devenir semblable à eux. Mais quand il eut appris quelle vie
ils menaient : « Excusez-moi, dit-il ; je suis trop faible pour vous imiter.
Laissez-moi pleurer mes péchés dans ma cellule.» D’autres docteurs, il est
vrai, prétendaient que cet excès d’austérité engendré par la solitude absolue
n’était pas sans péril, et en épuisant le corps livrait l’âme sans défense aux
atteintes du démon. Pendant que le débat se prolongeait, l’institution
monastique continuait à se propager en Orient, avec plus d’impétuosité que
d’ordre, attendant encore un régulateur suprême qui contînt sa sève exubérante
et fil à chacun de ses éléments sa part légitime
Ce régulateur fut Basile. Nul n’était mieux préparé pour
cette tâche, car nul n’avait un plus long usage de la vie solitaire; nul n’en
avait mieux goûté le charme et savouré les fruits; nul aussi n’en connaissait
mieux les périls. Avant d’y consacrer sa jeunesse, il avait voulu visiter de sa
personne tous les monastères d’Égypte, étudier les règles de toutes les communautés,
interroger tous les maîtres du grand exercice. Une fois séparé du monde et
entré dans la retraite, tous les jours ne s’étaient pas écoulés pour lui comme
les heures chantées par Grégoire, dans les parfums d’une retraite fleurie et
dans une continuité de béatitude. La solitude a ses langueurs comme ses
délices, ses bons comme ses mauvais conseils. Basile avait tout éprouvé et tout
entendu. Il savait que si loin du contact des hommes les troubles de l’âme
s’apaisent, en revanche la charité parfois se refroidit, et l’égoïsme peut se
nourrir d’un feu concentré; il savait aussi que le jeûne qui comprime les sens,
peut irriter les nerfs et exalter l’imagination. Évêque enfin, quand il avait
eu à défendre ses droits de juge de la foi, c’était chez les moines
principalement qu’il avait rencontré les résistances d’un fanatisme outré. Ces
diverses épreuves, en lui faisant envisager l’état religieux sous toutes ses
faces, le préparaient à devenir, en pleine connaissance, le législateur de
l’ascétisme.
C’est sous ce nom d'Ascétiques, en effet, qu’il
adressa à tous les moines de son diocèse trois traités différents, formant dans
leur ensemble un code complet de la vie monastique. Les petites, les grandes
Règles, les Constitutions monastiques et les discours moraux qui les
précèdent—bien qu’écrits à des époques différentes, les uns avant, les autres
pendant l’épiscopat de Basile et bien que rédigés sous des formes diverses—les
uns comme des exhortations directes, les autres comme des réponses à des
questions—sont l’œuvre d’une même pensée et constituent un seul tout. Ces
documents diffèrent de la règle de Pacôme par l’étendue des vues et par la
portée générale des principes qui y sont posés. Du premier coup, en les lisant,
on se sent transporté à un point de vue supérieur, d’où de nouvelles
perspectives se découvrent. Ce n’est plus seulement le règlement intérieur d’un
monastère, bien que certains détails y soient touchés avec cette précision et
ce sens pratique que l’expérience seule peut donner: ce sont les grands
linéaments de la vie religieuse, dessinés de manière à pouvoir embrasser dans
leur largeur toutes les diversités des temps, des lieux et des habitudes
nationales.
Le sentiment qui y domine se trahit dès les premières lignes
d’un des discours préliminaires: c’est la fatigue des dissensions, le besoin de
la soumission, l’instinct de l’autorité. «Voyant ce qui se passe sous mes yeux,
dit Basile, je me suis demandé quelle pouvait être la cause de tels maux, et
longtemps j’ai erré dans les ténèbres, mon esprit restant en suspens comme les
plateaux d’une balance... Mais enfin je me suis souvenu de ce qui est écrit
dans le livre des Juges : «Or, il n’y avait pas de roi en Israël», et en me
remettant ce texte en mémoire, j’en fis au temps présent une application
inattendue et effrayante, mais pourtant très véritable.
«Je vis, en effet, que les peuples restent dans l’ordre
et dans l’harmonie tant que tous obéissent à un seul, et qu’au contraire tout
devient désordre et anarchie lorsqu’il n’y a point de maîtres et que tous
veulent commander. Je vis que chez les abeilles, par exemple, la ruche entière,
par une loi de nature, se range sous les ordres d’un roi. C’est ce que j’ai vu
moi-même souvent, et entendu de la bouche de ceux qui ont étudié ces choses de
plus près. Or, si la ruche, parce que tous y dépendent de la volonté d’un seul,
vit dans l’ordre et dans l’harmonie, là où règnent les dissensions et le
désordre, c’est donc qu’il n’y a point de chef »
Une ruche d’abeilles, telle est, on le voit, aux yeux de
Basile, la véritable image de la vie monastique. La cellule sera, comme la
ruche, douce et féconde; elle s’emplira de miel, et de nombreux essaims s’en
échapperont, pourvu que la soumission et l’activité y règnent, et que les
moines sachent comme l’abeille obéir et travailler. Le traité tout entier
semble le développement de cette comparaison. .
Partant de là, rien n’est plus simple que la préférence
très-décidément accordée par Basile à la vie des cénobites sur celle des
anachorètes. Cette question, qui partageait l’Orient, est hardiment tranchée
par lui. Sans condamner en termes formels la solitude absolue qu’autorisaient
de grands exemples, il en signale pourtant avec une critique assez vive les
principaux inconvénients. Évidemment, à ses yeux, le chrétien, comme l’homme,
est fait pour vivre en société. C’est la loi de la nature, confirmée par celle
de la charité. Un appel de Dieu tout particulier peut sans doute y soustraire,
mais cette exception, qui ne comporte pas de règle, ne peut être proposée à
l’imitation commune. En l’autorisant facilement, on courrait risque de confondre
souvent avec la voix de la grâce les caprices de l’orgueil humain. «Vous nous
avez convaincu, dit, dans le traité intitulé les Grandes Règles, l’interrogateur
auquel Basile est supposé répondre, que la vie commune est pleine de périls
avec ceux qui n’observent pas la loi de Dieu; nous voudrions savoir maintenant
s’il faut que celui qui se sépare du monde demeure seul avec lui-même, ou bien
s’il lui convient de vivre avec des frères du même sentiment que lui et qui se
proposent la même fin de piété.» Réponse : «Je ne doute pas que la vie commune
ne soit de beaucoup préférable, et ma première raison, c’est que nul de nous ne
peut se suffire à lui-même, même pour les besoins du corps, et que nous avons
tous besoin les uns des autres pour les nécessités de la vie... Le Dieu qui a créés a voulu que nous eussions ce besoin
les uns des autres, afin que nous nous restions mutuellement attachés. De plus,
la charité du Christ ne permet pas qu’un homme ne pense qu’à lui-même....Or,
celui qui vit entièrement seul n’a d’autre fin que son propre salut; ce qui est
évidemment contraire à cette loi de charité qu’accomplissait l’Apôtre lorsqu’il
cherchait à s’accommoder à tous afin d’en sauver un plus grand nombre. Enfin,
dans une retraite de ce genre, l’homme ne reconnaîtra pas facilement ses
défauts, n’ayant personne pour l’en avertir et lui faire une correction fraternelle.
La réprimande, en effet, même venant d’un ennemi, fait naître chez l’homme
généreux le désir de s’amender, et un ami sincère reprend hardiment les fautes
qu’il voit chez son ami. Or, dans la solitude absolue, on n’a pas un tel ami.
C’est pourquoi il est dit: «Malheur à celui qui vit seul; car, s’il tombe, il
n’a personne pour le relever ». D’autres inconvénients se rencontrent
encore dans la vie solitaire, et le plus grand, c’est que celui qui est seul se
complaît en lui-même. Personne n’étant présent pour juger de l’œuvre qui
s’accomplit en lui, il se croit arrivé à la perfection de tous les préceptes.
Ne trouvant pas d’ailleurs à quoi exercer sa vertu puisqu’il a éloigné de lui
la matière et l’occasion de tous les commandements de Dieu, il ne connaît ni ce
qui lui manque encore, ni les progrès qu’il a faits. Comment fera-t-il voir son
humilité, celui qui ne trouve personne devant qui s’humilier? et quelle occasion
aura d’être compatissant celui qui ne voit personne qui souffre? Comment
s’exercera-t-il à la patience, quand personne ne résiste à sa volonté?....
Quand le Seigneur a voulu donner le modèle de la perfection de l’amour et de
l’humilité, il a ceint ses reins, et lavé les pieds de ses disciples. Mais, ô
solitaire, de qui laverez-vous les pieds, et de qui vous ferez-vous serviteur?
Comment ferez-vous pour être le dernier, étant seul? Ce parfum de bonne odeur
que l’Écriture compare à l’huile tombant de la barbe d’Aaron, c’est
l’habitation commune des frères dans un même lieu; mais où trouverez-vous cela
dans la solitude? La vie commune est la véritable arène de la perfection, la
véritable voie du progrès, le véritable exercice de la vertu, la véritable pratique
de la loi du Seigneur»
Non-seulement la vie commune, mais la vie commune sous un
seul chef : une seule communauté dans chaque lieu, les communautés des lieux
voisins réunies par groupes sous la loi d’un seul supérieur, tel est, dans la
pensée de Basile, l’idéal de l’organisation monastique. De plus, dans
l’enceinte de chaque communauté tous les frères doivent être astreints au même
régime, ne se distinguant les uns des autres non-seulement par aucune
propriété, ni par aucun titre d’honneur à eux appartenant, mais même par aucune
pratique particulière d’austérité ou de zèle, qui soit de nature à satisfaire
un secret désir de gloire. Insensible aux séductions qui éblouissaient la
foule, et familier avec les ruses du vieil ennemi du genre humain, Basile
relance l’orgueil dans les sombres retraites de la conscience, où il se nourrit
souvent, solitaire et ignoré, comme delà substance des autres passions
mortifiées. «Un religieux, dit la cent trente-huitième des Petites règles,
peut-il se permettre des veilles et des jeûnes en dehors de la règle? » Réponse
: «Le Sauveur a dit : Je suis descendu du ciel, non pour faire ma volonté, mais
la volonté de celui qui m’a envoyé. Tout ce que fait chacun par sa propre
volonté provient donc de son propre fonds et est étranger à la piété ; et il
est à craindre que celui qui se conduit de la sorte n’entende un jour de Dieu
celte parole: Ce que tu as fait se retournera contre toi... Vouloir se
distinguer des autres, même dans le bien, c’est esprit de contention et de
vaine gloire; et c’est ce que l’Apôtre défend quand il dit : Nous ne voulons
pas nous rendre semblables à plusieurs qui se font valoir eux-mêmes. C’est
pourquoi dépouillant notre propre volonté et ne prétendant pas à paraître faire
plus que les autres, conformons-nous à cet avis de l’Apôtre : Quoi que vous
fassiez, faites-le pour la gloire de Dieu. Et rien ne doit être plus éloigné de
ceux qui veulent soutenir le bon combat que l’esprit d’émulation et la
complaisance pour sa propre volonté »
Cette mesure d’austérité, qui doit être ainsi commune
(sauf les cas exceptionnels) à tous les frères sans distinction, Basile la
tempère lui-même de manière à la préserver de tout excès, et à respecter dans
le corps l’œuvre de Dieu et l’instrument nécessaire de l’activité humaine. Il
ne veut pas que le jeûne soit porté au point de rendre impossible le travail,
qui lui parait le grand préservatif contre les égarements de la piété solitaire.
La mortification doit maintenir le corps sous la domination de l’esprit, mais
non tuer le serviteur, ce qui ne pourrait se faire qu’au grand détriment du
maître.
«Il convient, dit la quatrième Constitution monastique,
de ne point tellement accabler le corps que nous le rendions incapable de toute
bonne œuvre. Car Dieu, en créant l’homme, ne l’a pas fait pour l’oisiveté, mais
pour l’activité dans le bien. En plaçant Adam dans le paradis, il lui a
commandé d’y travailler et quand il l’en a chassé, il l’a condamné à gagner son
pain à la sueur de son front, et il est clair que ce qui a été dit à Adam, l’a
été à tous ceux qui sont sortis de lui. Il est donc juste de ne point changer
les lois de la nature qu’a établies le Créateur, et pour les observer, il faut
tenir le corps en état d’activité et ne le ruiner par aucun excès. C’est là, je
pense, la meilleure règle: à savoir, de se maintenir dans les limites posées
par le Créateur il faut donc que l’ascète se garde de tout faste
extérieur, et tienne cette voie moyenne qui est vraiment la voie royale,
n’inclinant vers aucun excès, évitant de flatter son corps par le relâchement,
et de le ruiner par l’excès de l’abstinence. Car s’il eût été meilleur pour
l’homme d’avoir le corps brisé, et tout vivant encore d’être comme un cadavre,
Dieu l’aurait fait ainsi dès l’origine ; et puisqu’il ne l’a point fait, c’est
que ce qu’il a fait, il l’a jugé meilleur...
Voyez l’exemple du Seigneur et de l’Apôtre : n’ont-ils
point travaillé sans cesse? Voyez saint Paul, toujours à l’œuvre, passant d’un
lieu à l’autre, sur les mers, dans les périls, dans les tempêtes, poursuivi,
battu de verges, lapidé, et surmontant toutes ces épreuves par l’ardeur de l’esprit
et la vigueur du corps. S’il eût détruit cette force de son corps par l’excès
des austérités, eût-il pu remporter tant de victoires? Aussi celui qui se
propose d’imiter en toutes choses Jésus-Christ et ses disciples, fait-il bien
de garder toujours son corps dispos pour l’exercice des bonnes œuvres .
«Il est faux, dit encore le même traité, s’élevant à de
plus hautes considérations, que le corps soit mauvais en lui-même : c’est une
erreur qu’il faut détruire. Le corps est comme un cheval. C’est une belle créature
qu’un cheval, et d’autant meilleure que son naturel est plus vif et plus
ardent; mais comme c’est une créature dénuée de raison, il lui faut un écuyer
pour le conduire et tirer parti de ses qualités naturelles. Lorsqu’un bon
écuyer dirige les mouvements de son cheval, lui-même s’en sert pour la fin qui
lui convient, et le cheval devient d’un usage excellent. Mais si le jeune
cheval tombe entre les mains d’un écuyer inexpérimenté, il s’écarte du vrai
chemin, et emporté sans frein, il précipite son cavalier et se perd lui-même.
C’est l’histoire de l’âme et du corps. Le corps a ses instincts naturels, qui,
loin d’être vicieux en soi, sont, au contraire, bons et utiles. Mais il n’a
point de raison, et c’est à l’âme qu’il appartient de le régir. Quand il tombe,
c’est moins par le fait d’une malice qui lui soit propre, que par la négligence
de l’âme.»
D’où partait cette défense des droits du corps contre un
spiritualisme exagéré? De la cellule où gisait, malade et épuisé, étendu sur
une planche de bois, et revêtu d’une simple tunique en guise de couverture, une
sorte de cadavre vivant, n’ayant, dit saint Grégoire, ni chair, ni souffle, ni
sang. Mais ici, contrairement à l’ordinaire, c’était presque un avantage que
l’exemple du prédicateur ne confirmât pas trop complètement un précepte dont
l’abus était plus à craindre que l’oubli. En parlant de sa voix affaiblie
contre l’excès des austérités, Basile avait sans doute le droit plus qu’aucun
autre de se faire écouter; mais il aurait été fâché peut-être d’être trop
facilement et trop généralement obéi.
Même dans ces proportions si sagement modérées, Basile
sait combien la vie de renoncement est pénible, et combien est sérieux
l’engagement de s’y consacrer; il n’épargne rien pour éloigner les imprudents
qui, séduits par de fausses apparences de vocation, en chargent le poids sur
leurs épaules sans être de force à le supporter. 11 ne veut point de mode en
matière si grave, point d’entraînement irréfléchi, préparant des repentirs et
par là même des scandales.
«Celui, dit-il, qui veut obéir au Christ, et qui se sent
porté vers la vie de pauvreté et de sacrifice, celui-là est véritablement
heureux; mais je l’exhorte à ne point prendre ce parti sans y réfléchir, à ne
point imaginer que ce soit là un genre de vie commode, et que le salut s’y
gagne sans combat. Qu’il s’exerce d’abord à supporter les labeurs du corps et
de l’esprit, afin de ne pas être pris par le péril à l’improviste, et de
crainte que, se trouvant au-dessous des tentations qui fondront sur lui, on ne
le voie retourner aux choses qu’il avait promis d’abandonner, ce qu’il ne
ferait qu’à sa grande honte, et à la risée des spectateurs. Il ne rentrerait
pas dans le siècle sans un grand dommage pour son âme, devenant une pierre
d’achoppement pour plusieurs, parce qu’il ferait croire que la vie consacrée à
Jésus-Christ est impossible et au-dessus des forces humaines. Il ne serait donc
pas seulement exposé au châtiment des déserteurs, mais il serait coupable de la
perte de ceux que sa chute aurait ébranlés.»
Aussi les règles du noviciat sont posées par Basile avec
une extrême rigueur.
«Faut-il recevoir, dit la dixième des Grandes règles,
tous ceux qui se présentent, ou bien faut-il les soumettre à une épreuve, et à
quelle épreuve?»
Réponse : « Notre bon Dieu et sauveur Jésus nous
ayant dit : Venez tous à moi, vous qui êtes travaillés et chargés et je vous
soulagerai, il ne serait pas sans péril de repousser ceux qui veulent par nous
s’approcher du Seigneur... Cependant il ne faut point les admettre aux saints
enseignements tant que leurs pieds ne sont pas lavés de la poussière du
monde... Or, le mode d’épreuve le plus utile consiste à s’assurer si ceux qui
veulent être admis se prêtent sans rougir à ce qui peut les humilier, et pour
cela il faut les employer aux usages les plus vils... et ne les recevoir parmi
les serviteurs de Dieu que quand ils se sont montrés comme des vases propres à
toute sorte d’usages. Principalement, quand celui qui prétend à atteindre la
similitude parfaite du Christ, sort d’un rang illustre dans le monde, il faut
lui assigner quelqu’office qui paraisse honteux aux
regards de ceux du dehors, et voir s’il s’en acquitte avec une promptitude
joyeuse, comme un serviteur de Dieu qui ne rougit pas de son maître.»
Même réserve et plus grande encore à l’égard des enfants
élevés dans les monastères. Défense absolue d’abuser de leur ignorance pour les
porter de bonne heure dans les voies de la perfection, et de les admettre au
vœu de chasteté, avant qu’ayant éprouvé et réprimé les premières tentations de
la jeunesse, ils aient compris jusqu’au fond l’étendue de l’engagement qu’ils
contractent ».
Mais une fois cette précaution prise, et la promesse
faite à Dieu dans la pleine liberté d’un consentement réfléchi, Basile est
impitoyable pour ceux qui le rompent. Le moine léger qui veut retourner dans le
monde, sous prétexte de l’édifier par ses exemples; le moine inconstant que sa
propre règle fatigue et qui veut essayer d’une nouvelle, ou plus douce ou même
plus sévère; le moine voyageur qui se plaît à passer d’une maison à l’autre
pour changer de régime et de compagnons, sont, de sa part, l’objet d’une
extrême sévérité: Petites règles, Grandes règles, Contitutions monastiques, correspondances privées sont unanimes sur ce point, et
intarissables. Les expressions les plus dures et les anathèmes de l’Ancien
Testament sont épuisés, sans paraître suffire à la grandeur du crime et à
l’indignation du juge. De tels religieux sont «des oiseaux de nuit qui ne
volent jamais en ligne droite, des bêtes de somme qui se fatiguent sans avancer
en tournant une meule; ils ont une peau de brebis, mais la malice et la
fourberie du renard»; ce sont «des sacrilèges qui dérobent à Dieu son bien véritable»; c’est la plante que le père céleste n’a
point plantée, et qui sera arrachée. Point d’excuse qui vaille, point de
subtilité qui trouve grâce.
«Ne vous laissez point, écrit Basile à un jeune moine,
tenter par cette pensée que les évêques, établis de Dieu pour gouverner l’Eglise,
vivent pourtant dans le monde, et y réunissent sans cesse des assemblées
religieuses dont les assistants remportent beaucoup de fruit… où l’on
explique les Écritures et les enseignements apostoliques, où la doctrine de
Dieu est exposée. Et ne vous dites point que vous vous êtes séparé
vous-même de tant de biens, et que vous vivez dans une solitude oisive, à
l’image des bêtes fauves. Dites-vous au contraire : C’est parce qu’il y a des
biens dans le monde que je l’ai fui et que je m’en suis jugé indigne; car ces
biens sont mêlés de grands maux qui les surpassent. J’ai assisté à des
assemblées spirituelles; mais à peine y avait-il un frère présent qui parût
craindre Dieu et celui-là même était peut-être sous la puissance du
diable à côté se trouvaient peut-être aussi des brigands et des tyrans. J’ai
été témoin des scènes indécentes des ivrognes, j’ai vu couler le sang des
opprimés; j’ai vu aussi la beauté des jeunes femmes qui torturaient ma chasteté et
si j’ai entendu dans le monde des discours utiles à mon âme, je n’ai pas vu un
docteur dont la conduite répondît pleinement à son langage… Voilà pourquoi,
comme le passereau, j’ai émigré sur la montagne, comme le passereau échappé des
filets du chasseur. Voilà pourquoi, malgré toi, ô pensée coupable, je resterai
dans cette solitude où Dieu lui-même s’est plu. C’est ici le chêne de Mambré,
l’échelle qui conduit au ciel, le camp des anges que vit Jacob, le mont Carmel
où séjourna Élie pour obéir à la voix divine, le désert où le bienheureux Jean,
se nourrissant de sauterelles, a prêché la pénitence au monde, le mont des
Oliviers où le Christ nous a enseigné à prier»
« C’est vainement, écrit-il encore à une religieuse
échappée de son cloître, c’est vainement que comme l’impie qui tombe au fond de
l’abime méprise son mal, vous prétendez que vous n’aviez point contracté d’hymen
avec le divin époux et que vous n’aviez point promis de rester vierge… Rappelez-vous
la noble profession que vous avez faite devant Dieu, devant les anges et devant
les hommes. Rappelez-vous la vénérable société où vous avez vécu, le chœur
sacré des vierges, l’assemblée des saints où vous avez pris part. Rappelez-vous
cette vie déjà toute spirituelle, bien qu’encore dans la chair, et cette cité
toute céleste, bien qu’encore sur la terre. Rappelez-vous vos jours de paix,
vos nuits pleines de lumière, vos chants angéliques, vos psalmodies mélodieuses,
votre couche pure et sans tache. Où est aujourd’hui ce vêtement modeste, ce
teint tour à tour coloré par la pudeur et pâli par l’abstinence? où sont les
dons que vous avez reçus de votre époux? »
Un siècle seulement plus tard une telle éloquence n’eût
point été assurément nécessaire pour éclairer une religieuse fugitive sur la
grandeur de sa faute. Ces fortes réprimandes, qui reviennent à toute ligne dans
la correspondance de Basile, attestent donc à elles seules le changement que
son influence apporta dans l’idée même que les chrétiens se faisaient de l’état
monastique. Avant lui, c’était, aux yeux de beaucoup de ceux même qui s’y
destinaient, une vocation libre, affaire de goût et de zèle, pouvant être
délaissée à volonté, comme elle avait été embrassée par choix. Le sceau de la
perpétuité obligatoire, ce fut Basile qui l’imprima : c’est à lui réellement
que remonte, comme règle commune et comme habitude générale, l’institution des
vœux perpétuels.
C’est en toute chose l’œuvre de l’Église de Dieu de
soumettre l’élan à la règle, de creuser un lit au torrent de la grâce, et de
faire prendre ainsi aux inspirations surnaturelles qui soulèvent les âmes le
cours majestueux et paisible des lois de la nature. Telle est la transformation
que Basile fit subir à l’institution monastique. Ce qui n’était jusqu’à lui
qu’une suite et une variété d’accidents, il en a fait un ordre qui a pris dans
la postérité le nom de régulier par excellence. La règle de saint Basile est la
première des grandes règles monastiques qui, se ramifiant ensuite et se
divisant, ont couvert comme d’un réseau le monde chrétien. Désormais la vie de
perfection, au lieu de s’égarer dans les espaces illimités du désert, aura ses
jalons posés, ses étapes préparées, sa direction fixe. Des milliers de pèlerins
venus de tous les points de l’horizon pourront s’y presser. Les principes fixés
par Basile, avec une largeur intelligente, pourront s’étendre et se perpétuer,
sans distinction de climats et de siècles, et réunir ainsi sous une même loi, à
des milliers de lieux et d’années les uns des autres, des essaims de
communautés différentes. Ainsi pousse une semence bénie sur le sol qu’imbibe la
rosée d’en haut. Quand la graine s’est faite arbre, des rejetons de l’arbre, à
son tour, se forme la forêt. Des solitaires rapprochés, Pacôme avait fait le
monastère; des monastères groupés ensemble, Basile a formé l’ordre monastique.
De son vivant même, il put voir sa règle adoptée par
presque toutes les communautés de l’Orient. Il devint le véritable chef, comme
il avait été le modèle, de tous les moines de l’Asie. De plus anciens que lui
et d’aussi illustres dans l’exercice de la solitude venaient à Césarée tout
exprès pour l’admirer et le consulter. Le vieil Éphrem, le doyen des solitaires
de la Haute-Asie, dont le génie impétueux n’avait jamais pu s’assujettir à
aucune règle, racontait lui-même qu’un jour, passant dans une ville de
Cappadoce (dont avec son dédain pour les connaissances profanes il ne savait
pas même le nom), il entendit une voix qui lui disait: « Lève-toi, Éphrem, et
viens manger des pensées.—Et où en trouverai-je, Seigneur? lui dit-il. —Va-t-en vers ma maison, lui répondit la voix, tu y
trouveras un vase royal plein de la nourriture qui te convient.» Éphrem obéit
et se dirigea vers l’église. Du vestibule même, où il s’arrêta, il aperçut sur
les marches de l’autel un prêtre en habits sacerdotaux parlant au peuple : sur
son épaule droite se tenait une colombe blanche comme la neige, qui lui disait
à l’oreille les choses qu’il répétait ensuite. Il comprit alors qu’il était
dans la métropole de Césarée, et qu’il entendait la voix de Basile. «Je le vis,
disait-il, ce vase d’élection, exposé à la vue de tout son troupeau, orné et
enrichi de paroles majestueuses comme des pierreries... et l’assemblée me parut
tout éclatante des divines splendeurs de la grâce. » L’enthousiasme du vieux
diacre s’enflammant, il se mit à parler tout haut en syriaque, seule langue qui
fût à son usage, et ceux qui étaient auprès de lui, ne le comprenant pas, se
disaient l’un à l’autre : «Quel est cet homme? c’est quelque mendiant qui vient
'implorer la libéralité de l’évêque.» Mais Basile l’avait remarqué, et le
mandant auprès de lui aussitôt après le sermon fini, et lui parlant par
interprète: «Ne seriez-vous pas, lui dit-il, le Syrien Éphrem, dont on m’a dit
qu’il avait tant d’amour pour la solitude? — Oui, répondit le vieillard, je
suis cet Éphrem qui n’ai su que m’écarter de la voie qui conduit au Ciel.»
Les deux saints se donnèrent alors une touchante
accolade, et quand Éphrem eut prêté quelque temps l’oreille aux sages
instructions de Basile: «O mon père, s’écria-t-il, ayez pitié d’un lâche et
d’un paresseux : conduisez-moi dans la voie droite, amollissez mon cœur de
pierre. Le Dieu de nos âmes m’a amené vers vous, afin que vous preniez soin de
soulager ce vaisseau chargé du poids de mes iniquités, et que vous le
conduisiez dans des parages de paix.» Depuis lors et jusqu’à leur mort, Basile
et Éphrem restèrent en correspondance suivie.
Les mêmes rapports d’intimité et de déférence s’établirent
entre Basile et un de ses plus illustres frères dans l’épiscopat qui avait été
comme lui auparavant un des maîtres de la vie religieuse, Épiphane, évêque de
Salamine dans l’île de Chypre. Épiphane, né en Palestine, était l’élève de
l’ami d’Antoine, Hilarion. De bonne heure, à la suite de son maître, il avait
émigré vers le désert, et bu successivement, nous dit-il, l’eau de l’Euphrate
et celle du Nil. Devenu supérieur d’une communauté à Éleuthéropole,
dans sa patrie, il avait employé de longues années de solitude à étudier toutes
les variétés de la langue et de la poésie de l’Orient. Il en était venu à
parler couramment tous les dialectes et à connaître, comme les disciples les
plus initiés, toutes les doctrines des écoles de philosophie et des diverses
sectes chrétiennes. Ce fut dans cette retraite que vint le chercher l’appel de
son vieux maître, le pressant de le rejoindre dans le foyer même de la volupté
et de la débauche antiques, à Paphos. Hilarion venait d’établir là, à côté du
temple de Vénus, un sanctuaire de chasteté chrétienne, et se sentant près de sa
fin, il voulait laisser dans l’île qu’il avait purifiée un gardien en état de
la défendre contre les démons frémissant d’être bravés sur leur propre domaine.
Il avait jeté les yeux sur Épiphane pour en faire l’évêque de l’île de Salamine.
Épiphane se laissa consacrer sous la seule condition qu’il conserverait son
habit et son régime de moine, et qu’il serait libre de revenir de temps à autre
visiter son monastère d’Éleuthéropole, dont il tenait
à garder la direction. Passant ainsi tour à tour de l’état militant à l’état
contemplatif, du gouvernement des hommes au tête-à-tête avec Dieu, il éprouvait
le besoin de trouver entre ces deux conditions de la vie chrétienne, un
tempérament qui en réunit les avantages. L’exemple de Basile, parlait moine et
parfait évêque, donnait à cet égard toute autorité à ses conseils, et Épiphane
les rechercha de lui-même avec l’humilité d’une grande âme. L’influence de ses
entretiens avec Basile fut dès ce moment visible dans toutes ses paroles.
Lorsque plus tard, mettant à profit ses longues études, il passait en revue
dans un grand ouvrage, qui est l’un des trésors de l’histoire de ce temps,
toutes les erreurs qui déchiraient l’Église, appelé à qualifier les désordres
des faux solitaires et à mettre le précepte à côté de la réprimande, il
terminait par ces paroles visiblement empruntées aux Grandes règles: «N’oubliez
jamais que Jésus-Christ ne nous conseille pas de renoncer aux biens de la terre
pour mener une vie oisive, mais pour imiter Élie, Job, Moïse, et tous ces
moines répandus dans l’Égypte et ailleurs qui joignent au travail la chasteté
et la prière.»
Évêque respecté d’un grand diocèse, supérieur de toute
une province, régulateur accepté de tous les moines de l’Orient, Basile tenait
ainsi toutes les forces ecclésiastiques réunies dans sa main. Il s’en servit
pour étendre son ascendant sur toute la population laïque qui était soumise à
sa juridiction. Contre les intrigues dont il était sans cesse menacé, le
dévouement de son troupeau devait être sa principale défense, et il ne négligea
rien pour se l’assurer. En peu d’années, chrétiens, païens, juifs, sectaires de
toute sorte et de toute nuance, Basile avait conquis tous les cœurs. S’il était
exposé à des attaques de tous les côtés, il avait aussi des amis dans tous les
camps, et il arrivait au cœur de tous par bien des voies différentes, mettant à
profit, ou plutôt engageant sans calcul, au service de tous, la variété des
dons de sa riche nature.
Son inépuisable charité était le premier de ces arts.
Elle opérait des prodiges qui frappaient les yeux les plus indifférents. Il
avait pour subvenir à des aumônes presque sans bornes deux ressources qui se
trouvaient au niveau des plus gigantesques entreprises: les revenus déjà
considérables de son église, dont il n’épargnait pas un denier pour lui-même,
et la bourse de ses diocésains auxquels il faisait à toute heure des appels
pleins d’insistance et d’éloquence, à Saint Basile, a dit un de ses plus
éminents appréciateurs, a été le prédicateur de l’aumône; il a compris mieux
que personne ce grand caractère de la loi chrétienne qui ramène l’égalité
sociale par la charité religieuse.»
Près de dix homélies conservées dans ses œuvres ne sont,
sous cent formes différentes, que le commentaire de cette seule pensée : Le
riche est le ministre de Dieu, et l’intendant placé par le maître commun pour
prendre soin de ses compagnons de servitude. L’intendant n’étant chargé que de
transmettre, et n’ayant droit de rien conserver pour lui-même, vole tout ce
qu’il ne rend pas. Tel est le thème constant de ces discours, et Basile, que
nous venons de voir si plein de raison et de mesure dans les règles qu’il
impose aux conseils évangéliques, ne craint pas ici de tomber dans l’exagération
pour mettre son précepte favori plus en saillie. «Ainsi le pain que vous ne
mangez pas, dit-il, appartient à celui qui a faim; le vêtement que vous ne
portez pas appartient à celui qui est nu; l’or que vous mettez en réserve,
c’est le bien de l’indigent»
Plus ou moins juste dans toute sa rigueur, l’argument
pressé par cette main de fer pénétrait au fond des consciences troublées ;
c’était comme une tenaille qui desserrait les cassettes les mieux fermées, et
l’argent qui affluait ainsi dans les mains de l’évêque, quand il n’était pas
employé sur-le-champ à venir en aide à quelque malheur présent, ou à panser
quelque plaie saignante, reparaissait bientôt à tous les yeux transformé en
monuments grandioses. A la porte de Césarée, sur un lieu jadis désert,
s’élevait comme par enchantement toute une ville bâtie par l’aumône et habitée
par la charité. C’était l’hospitalité sous toutes ses formes, en donnant à ce
mot toute l’acception que lui a fait prendre la langue chrétienne, c’est-à-dire
en considérant tout affligé en général comme l’hôte de Dieu et de l’Église. Il
y avait le lieu du repos du voyageur, l’hospice du vieillard, l’hôpital du
malade, avec un quartier réservé pour ces infirmités humiliantes qui traînent
après elles la contagion et la honte. C’était celui-là que Basile visitait le
plus souvent, se jetant volontiers lui-même au cou des lépreux. Au centre de
ces bâtiments ’se dressait une vaste église, parée de toutes les splendeurs du
culte triomphant, et desservie par une communauté de moines, dont Basile était
lui-même le supérieur. Tout alentour circulait une population de gardiens,
d’infirmiers, de fournisseurs, de charretiers, apportant les choses nécessaires
à la vie. C’était tout le mouvement d’une cité populeuse. Ail milieu de cette
foule animée, Basile passait à toute heure, inspectant tout, parlant à tous,
remplissant tout par son zèle. Un siècle encore après lui tout ce quartier de
Césarée portait le nom de Basiliade. Quand les
magistrats prenaient de l’ombrage de voir ainsi s’élever à côté d’eux une ville
qui n’était pas sous leur obéissance: «Que vous importe? leur disait Basile,
avec une bonhomie un peu altière; quand l’empereur vous charge d’un
gouvernement, qu’est-ce qu’il pourrait vous demander de mieux que de peupler
les lieux déserts, et de transformer des solitudes en cités? Si je fais cela
pour vous, quelle raison auriez-vous de m’en vouloir?»
Puis une fois sa tournée faite dans ce petit royaume,
après avoir souvent de ses propres mains donné à boire au voyageur et pansé
l’ulcère du malade, après s’être penché au chevet du mourant pour recevoir ses
derniers aveux, Basile montait à l’autel, et c’était de là qu’il prodiguait
soir et matin, aux moindres artisans de Cappadoce, toutes les richesses d’une
parole qu’Athènes avait formée, et qu’admirait Libanius. La prédication
chrétienne atteignait avec Basile ce point culminant de l’éloquence, où toutes
les ressources de l’art, assouplies par un long exercice, enrichissent
l’inspiration sans la refroidir, et deviennent des instruments qui se prêtent
aux circonstances les plus familières de la vie. Tant que ce point n’est pas atteint,
il peut y avoir une éloquence naturelle que de grands événements font jaillir
du cœur, et une éloquence élaborée dans le cabinet qui sent l’étude : l’orateur
véritable, ce composé indissoluble de nature et d’art que dépeignait Cicéron,
n’existe pas encore. En ce sens, Basile est le premier orateur qu’ait compté
l’Église. Avant lui, Athanase avait harangué les soldats de la foi, comme un
général qui monte à la brèche; Origène avait dogmatisé devant des disciples;
Basile le premier parle à toute heure, devant toute espèce d’hommes, un langage
à la fois naturel et savant, dont l’élégance ne diminue jamais ni la
simplicité, ni la force. Nulle faconde plus ornée, plus nourrie de souvenirs
classiques que la sienne; nulle pourtant qui soit plus à la main, coulant plus
naturellement de source, plus accessible à toutes les intelligences. L’étude
n’a fait que lui préparer un trésor toujours ouvert, où l’inspiration puise,
sans compter, pour les besoins du jour. Pour ce mérite de facilité à la fois
brillante et usuelle, son condisciple Grégoire lui-même ne peut lui être
comparé. L’imagination est peut-être plus vive chez Grégoire, mais elle se
complaît en elle-même, et celui qui parle, entraîné à la poursuite ou de
l’expression qu’il a rencontrée ou de l’idée qu’il entrevoit, oublie parfois et
laisse en chemin celui qui l’écoute. La parole est encore un ornement pour
Grégoire; pour Basile, elle n’est qu’une arme, dont la poignée, quelque bien
ciselée qu’elle soit, ne sert qu’à enfoncer la pointe plus avant. Il y a du
rhéteur souvent, et toujours du poêle chez Grégoire. L’orateur seul respire
chez Basile.
D’ordinaire, le sujet qu’il choisit est des plus simples.
C’est le plus souvent un incident du jour, présent à l’esprit de tous les
assistants. Il prend, son vol, pour ainsi dire, tout près de terre, monte par
degrés et n’étend tout à fait ses ailes que lorsque
l’auditeur, enserré dans ses fortes étreintes, paraît transporté avec lui à des
hauteurs d’où le regard peut embrasser tout l’horizon. Imaginez-vous, par exemple,
Césarée désolée par la famine : à la porte de l’église, des laboureurs privés
de récoltes, des mères pressant leurs enfants sur leur sein tari; tout auprès,
un hôpital où languissent des malheureux, épuisés par l’inanition. Quel effet
devait produire ce début pris dans la douloureuse réalité des faits !
«Le lion a rugi, dit Amos, et qui ne le craindra? le
Seigneur a parlé, et qui ne prophétisera!... Nous avons devant les yeux, mes
frères, un ciel qui nous couvre d’une voûte pesante, un ciel nu et sans nuage,
qui répand dans l’air une sérénité morne, et dont la pureté même nous afflige.
Autour de nous, une terre desséchée jusqu’au fond, horrible à voir, toute
déchirée et toute béante, laissant les rayons du soleil pénétrer jusque dans
ses entrailles. Les sources qu’on croyait perpétuelles sont taries; les plus
grands fleuves sont réduits jusqu’à se laisser franchir d’une enjambée par de
petits enfants et par des femmes chargées de fardeaux... J’ai vu les guérets et
j’ai pleuré sur leur stérilité. La semence a séché avant d’avoir produit le
germe, restant sous la glèbe, telle que le laboureur l’y avait cachée;
d’autres, à peine sorties de terre, ont été brûlées par le feu : de telle sorte
qu’on peut renverser la parole de l’Évangile et dire : «Il y a beaucoup
d’ouvriers et nulle moisson.» J’ai vu les laboureurs assis sur les sillons
serrant leurs genoux dans leurs mains, dans l’attitude du désespoir, regardant
avec douleur leurs enfants, leurs femmes, et broyant sous leurs doigts les épis
desséchés...
« Quelle est donc la cause de ce désordre et de cette
confusion? L’univers n’est-il plus gouverné? Son excellent mécanicien a-t-il
renoncé à le conduire? A-t-il perdu quelque chose de sa puissance et de sa
force, ou bien, gardant l’une et l’autre, est-il devenu dur, et a-t-il
transformé en haine la bonté qu’il avait jusqu’ici témoignée aux hommes? Nul
homme, doué de sens, ne parlera ainsi. La cause du changement que nous voyons
est bien claire : c’est que nous avons reçu et point donné : nous avons loué la
bienfaisance du maitre et laissé les serviteurs dans l’indigence. Esclaves et
affranchis, nous n’avons eu nulle pitié pour nos compagnons d’esclavage. Nous
avons un Dieu libéral, et nous sommes des avares. Nos brebis ont été fécondes,
mais les pauvres parmi nous sont demeurés plus nombreux encore que nos
troupeaux. Nos greniers ont gémi sous le poids de nos récoltes entassées; mais
des hommes gémissaient aussi, et nous n’avons rien fait pour eux. Voilà
pourquoi un juste jugement nous menace. Dieu nous ferme sa main, parce que nous
avons fermé nos cœurs à l’amour fraternel. Nos champs ont séché, parce que
notre charité a tari. La voix des suppliants s’élève et se dissipe dans les
airs... Et nous, quelle est noire supplication, quelle est notre prière? Vous,
hommes, à l’exception d’un petit nombre, vous ne pensez qu’à votre commerce;
vous, femmes, vous aidez les hommes dans le service de Mammon. Quelques-uns
viennent ici prier avec moi; mais je les vois tournant à chaque instant la
tête, bâillant, promenant leurs regards çà et là, guettant le moment où celui
qui psalmodie aura terminé le dernier verset, et où pouvant sortir de l’église
comme d’une prison, ils seront quittes de la nécessité de prier. Je vois aussi
de petits enfants qui ont laissé à l’école leurs livres et leurs cahiers, et
qui viennent mêler leurs cris à nos chants pour se délasser et se divertir, se
faisant une fête de notre tristesse, parce qu’elle les délivre pour un moment
du joug du maître et du souci d’apprendre.
«De tous les maux humains, la faim est pourtant le pire,
et de toutes les morts, la mort par la faim la plus dure. Toutes les autres
épreuves sont courtes : le tranchant du glaive amène une prompte fin ; l’ardeur
du feu étouffe vite le souffle de la vie ; la dent de la bête féroce, déchirant
les membres, ne permet pas de sentir une longue douleur; mais la faim apporte
un mal lent, une souffrance prolongée, une maladie qui fait séjour au dedans du
corps et le ronge, une mort déjà présente et qui tarde pourtant. Elle enlève
aux membres leur humidité intérieure, leur chaleur naturelle; elle réduit la
masse du corps et détruit peu à peu ses forces; la chair ne s’étend plus sur
les os que comme une toile d’araignée ; le teint perd sa fleur avec le sang qui
s’épuise, la rougeur disparaît, mais ce n’est pas la blancheur qui la remplace
; car la peau noircit en se desséchant, elle s’empreint d’une teinte livide
mêlée de jaune et de noir; les genoux ne portent plus le corps; la voix est
faible et languissante ; les yeux s’éteignent dans la cavité de leur orbite
comme des noix déjà séchées dans leur coquille; le ventre est vide, aplati, ne
laissant plus aux intestins leur élasticité, et adhérant à l’épine du dos.
Celui qui voit un corps humain dans un tel état, et qui passe outre, de quel
châtiment n’est-il pas digne?...
«Écoutez, peuple chrétien, prêtez l’oreille. Voici ce que
dit le Seigneur : Nous qui sommes doués de raison, ne soyons pas pires que les
brutes: les bêtes se servent pour l’usage commun de tout ce que produit la
nature; toutes les brebis paissent en commun sur une seule montagne; un seul
champ suffit à toute une troupe de chevaux. Nous, nous prenons les choses
communes pour les cacher dans notre propre sein, et ce qui appartient à tous,
nous le gardons pour nous seuls... Ne donnez donc pas tout à la volupté : réservez
quelque chose pour vos âmes. Songez que vous avez deux filles à soigner : votre
prospérité présente et votre vie à venir. Si vous ne voulez tout donner à la
meilleure des deux, faites au moins les parts égales entre la vierge folle et
la vierge sage. Au jour où il faudra vous présenter devant le Christ, votre
juge, qu’il n’y en ait pas une couverte de vêtements splendides, tandis que
l’autre, celle qu’il a nommé sa fiancée, verra sa nudité à peine revêtue de
quelques haillons.»
La pureté du goût pouvait souffrir de la surcharge et de
la couleur un peu crue de ces détails matériels; mais quand le mal était là, à
la porte, quand chacun de ces traits venait d’être saisi au naturel par
l’orateur lui-même au lit du malade qu’il quittait à peine, quand tous
pouvaient vérifier cette horrible description sur le visage de quelque être
chéri, rien ne paraissait ni exagéré, ni déclamatoire. Tous les coups portaient
et frappaient au cœur.
Voici encore une scène prise dans les événements de tous
les jours, et qui présentait un tableau familier à tous les esprits : ce sont
les déchirements du cœur d’un père forcé de vendre un de ses enfants pour avoir
du pain; car l’esclavage permettait ces trafics de l’être humain, et les
exactions du despotisme ne laissaient souvent pas d’autre ressource à la
misère.
«Considérez, dit Basile, la lutte qui s’engage entre la
faim et le sentiment paternel. Tour à tour poussé et retenu, ce père succombe
enfin, contraint par l’implacable nécessité. Et que se dit-il à lui-même?
Lequel de ces enfants vendrai-je le premier? Lequel plaira le mieux au marchand
de blé? Est-ce l’aîné? mais je respecte en lui le droit de l’âge. Est-ce le
plus jeune? mais j’ai pitié de son enfance, qui ne comprend pas le mal qui le
menace. Celui-ci est tout le portrait de ses parents. Celui-là est plein de
facilité pour tout apprendre... Si je les garde fous, la faim me les prendra
tous. Si j’en vends un, de quel œil regarderai-je les autres, qui verront en
moi un barbare tout prêt à les livrer à leur tour? Comment habiter cette
maison, quand elle sera devenue vide des enfants par la volonté du père?
Comment m’asseoir à cette table dont l’abondance proviendra d’une telle cause?
Il se décide pourtant, et avec bien des larmes, à se séparer du plus cher de
ses fils, et cette affliction ne vous touche pas!... Vous résistez même et vous
marchandez, prolongeant sans pitié son supplice. Il vous offre ses entrailles
et vous disputez pour les avoir à meilleur compte.»
D’autres fois, ce ne sont pas les maux de la vie et de la
société, ce sont, au contraire, les bienfaits de la Providence, tels que nous
les révèle le cours régulier de la nature, qui servent de thème à ses
instructions. Les plus célèbres de ses homélies, réunies sous le nom l’Hexaméron
(les six jours), ne sont qu’une description de toute la création, passée en
revue à propos du premier chapitre de la Genèse. Là, point de dissertation
étudiée; point de recherche scientifique au sujet de cette cosmogonie de Moïse,
que le génie grec, toujours curieux de l’origine des choses, torturait déjà par
mille subtilités métaphysiques et mille jeux d’allégorie. L’occasion était
pourtant séduisante pour un savant comme Basile, versé dans l’ancien et le
nouveau platonisme. Quel beau commentaire métaphysique on pouvait faire à
propos des premiers versets de la Genèse, sur l’acte créateur, le néant, la
matière première, la substance, et la distinction des éléments! Quel champ pour
une imagination orientale habituée à se servir du langage des symboles, à
parler par similitude, et à déchiffrer des hiéroglyphes, que l’interprétation
des scènes mystérieuses du paradis terrestre! Que de choses à découvrir sous le
récit de la pomme et du serpent! Origène n’avait pas résisté à la tentation, et
la parole sainte tour à tour disséquée, transformée, évaporée, était trop
souvent sortie de ses mains insaisissable pour des yeux peu exercés. Basile
dédaigne ces hauteurs, qu’il n’était pas incapable d’atteindre, et se maintient
avec une modestie légèrement railleuse plus à portée de la vue de ses
auditeurs. «Je connais, dit-il, les lois de l’allégorie, et si je ne les ai pas
inventées moi-même, je les ai apprises dans les travaux des autres. Je connais
ces esprits qui ne se contentent pas du sens ordinaire des écritures : là où il
y a eau ils ne lisent pas eau, mais quelque autre substance, et là où il y a plante et poisson, ils imaginent quelque autre chose qui
leur plaît mieux... Pour moi, là où je trouve foin, je comprends du foin;
plante, poisson, animal, bétail, je prends tous ces mots comme je les trouve
écrits, car je ne rougis pas de l’Évangile.»
C’est donc la nature interprétée par la Bible qu’il va
laisser parler, mais en lui prêtant des accents qui semblent ceux-là mêmes par
lesquels les cieux racontaient à David la gloire de Dieu.
« Si quelquefois, dit-il, dans la sérénité de la nuit,
portant des yeux attentifs sur l’inexprimable beauté des astres, vous avez
pensé au créateur de toutes choses; si vous vous êtes demandé : quel est celui
qui a semé le ciel de telles fleurs? si quelquefois dans le jour vous avez
étudié les merveilles de la lumière, et si vous vous êtes élevés par les choses
visibles aux invisibles, alors vous êtes un auditeur bien préparé, et vous
pouvez prendre place dans ce magnifique amphithéâtre. Venez : de même que,
prenant par la main ceux qui ne connaissent pas une ville, on la leur fait
parcourir, ainsi je vais vous conduire, comme des étrangers, à travers les
grandes merveilles de cette grande cité de l’univers..
«... Mais si les choses créées pour le temps sont si
grandes, que seront les choses éternelles? Si les choses visibles sont si
belles, que seront les choses invisibles? Si l’immensité des cieux dépasse la
mesure de la pensée humaine, quelle intelligence pourra pénétrer dans les
profondeurs de l’éternité? Ce soleil périssable et pourtant si beau, si rapide
dans ses mouvements... et dans sa grandeur proportionnée au monde, œil de la
nature qu’il embellit de sa lumière, s’il nous offre une contemplation
inépuisable, que sera, dans sa beauté, le soleil de la justice divine? »
Il poursuit, jetant les yeux à la suite du récit divin
sur toutes les parties de la création, donnant sur chaque objet une courte
explication, parfois empreinte des erreurs de la physique ancienne, mais
toujours de nature à faire ressortir une instruction morale. Ainsi la vigne qui
s’enlace autour des arbres pour s’élever vers le ciel, c’est l’image de ce que
doit être l’âme qui, en embrassant le prochain par la charité, trouve dans
cette étreinte même la force pour monter vers Dieu. La greffe qui tempère la
rudesse de l’arbre sauvage est un encouragement aux efforts que l’âme doit faire
pour corriger ses vices. Au contraire, si le jardinier cherche parfois des
semences agrestes pour subvenir à l’épuisement des plants cultivés, c’est une
preuve qu’on peut tirer quelque profit des bons exemples même de ceux qui
vivent loin de Dieu et en dehors de la foi.
Les mœurs des animaux sont aussi autant de types des
vices ou des vertus de l’homme. Le coq est superbe, le paon est vaniteux, la
perdrix est rusée; les jeunes cigognes soignant les vieilles sont des modèles
de piété filiale; la colombe, fidèle à l’époux qu’elle a perdu, condamne par
son exemple la honte des noces trop souvent répétées. Le poisson dévore son
semblable et finit par être dévoré lui-même: que l’avare craigne le même sort,
lui qui dévore le pauvre. Quant au polype qui change de couleur à volonté, et
prend pour attraper le poisson la teinte de la pierre sur laquelle il se met au
guet, c’est un caractère dont plus d’un original se rencontre dans les cours:
ce sont ces hommes qui flattent les puissances du jour, et, pour se prêter à
leur fantaisie, changent incessamment d’extérieur. «Ils sont sages quand le
maître est sage, et impudiques quand le maître est libertin... Fuyez cette
mobilité de mœurs, suivez la vérité qui est une et simple. Le serpent aussi
change de peau, et voilà pourquoi Dieu l’a condamné à ramper. Que dire de ces
mille insectes qui parcourent l’air, de ce papillon surtout qui meurt et
renaît, et dont la dépouille se transforme en tissu précieux? O femmes! quand
vous êtes assises au foyer, tissant ces fils que les Sères vous envoient pour en former des vêtements moelleux, pensez à la chrysalide, et
songez que vous avez sous les yeux un témoignage manifeste de la résurrection.»
Grâce à ces allocutions directes, une sorte de dialogue
s’établissait entre l’auditeur constamment tenu en éveil, pris à partie à
chaque instant, et l’orateur qui lisait dans chaque regard. C’était un
entretien autant qu’une prédication. Les interruptions mêmes n’étaient pas
toujours défendues; et quand un point paraissait omis ou insuffisamment
expliqué, Basile trouvait bon qu’on l’avertit, et consentait à revenir sur ses
pas. Mais par moments aussi tout faisait silence par l’intensité de
l’attention, et alors les frémissements sourds de cette foule suspendue aux
lèvres d’un seul homme, et soulevée d’admiration, avaient le bruit solennel et
la majesté des vagues : «Qu’il est beau, l’Océan! s’écriait Basile; mais s’il
est beau et digne d’admiration, combien n’est-il pas plus beau le mouvement de
celte assemblée chrétienne, où les voix des hommes, des enfants et des femmes
confondues, et retentissantes comme les flots qui se brisent au rivage,
s’élèvent au milieu de nos prières jusqu’à Dieu lui-même! Le calme règne dans
ses profondeurs; car l’esprit malin a vainement essayé de l’agiter par le
souffle de l’hérésie.»
Puis sept à huit fois dans l’année, au jour de la fête
des martyrs dont le souvenir intéressait la Cappadoce, de grandes solennités
annoncées d’avance convoquaient toute la province. On accourait de toutes
parts, peuples, prêtres et même évêques, tantôt autour des tombeaux des
quarante martyrs, immolés par Maximin dans une nuit d’hiver, à la veille du
triomphe de l’Église; tantôt auprès de la source qui avait jailli sur le lieu
du supplice de la vierge Juliette, «source qui était, dit Basile, comme le lait
de la martyre, dont elle nourrissait toute la ville»; et là, en présence de ces
grands monuments de la foi, Basile échappé lui-même par miracle aux fureurs des
ennemis de l’Évangile, célébrait, d’une voix tour à tour animée par l’enthousiasme
et altérée par la maladie, le triomphe de la force de Dieu éclatant dans
l’infirmité humaine.
Commencé dans l’église, l’entretien se continuait entre
Basile et les fidèles, soit à la porte du sanctuaire, soit sur la place
publique, soit dans la demeure épiscopale, ouverte à toutes les heures du jour.
C’était à qui consulterait l’évêque sur ses devoirs, sur ses peines, cl même
sur ses intérêts.
Ces communications continuelles n’étaient même pas
interrompues par l’éloignement : elles se poursuivaient, à distance, des
extrémités du diocèse, de la province, ou même de la haute Asie, par le moyen
d’une correspondance active que Basile ne cessait d’entretenir, malgré
l’imperfection des postes, le mauvais état des routes et le danger des voyages.
Nous n’avons pas moins de trois cent cinquante lettres authentiques de Basile,
qui traitent des matières les plus variées et sont adressées aux personnes les
plus diverses. Beaucoup de ces lettres (mais non pas le plus grand nombre) sont
relatives à des sujets moraux : ce sont des instructions pastorales, ou ce que
nous pourrions appeler dans le style de la piété moderne, des lettres de
direction spirituelle. Les trois lettres à Amphiloque,
évêque d’icône, par exemple, ne sont que des collections de décisions, données
dans la forme des canons des conciles, et qui furent reçues en Asie avec
presque autant de respect que si elles avaient eu réellement ce caractère. Dans
d’autres au contraire les incidents du jour, les soucis de l’administration,
les épanchements de l’âme, tiennent la première place : l’homme s’y montre
encore plus que l’évêque, on pourrait dire l’homme d’État et presque l’homme du
monde, tant le ton en est tout naturellement celui du commandement, des grandes
affaires et de la haute société. L’onction chrétienne et la gravité épiscopale
font place à cet enjouement sans bouffonnerie, à cette concision, à cette
soudaineté de trait, à cette aisance dans les grands sujets, véritable parfum
de la bonne compagnie et cachet propre du style épistolaire, qui font de ce
genre d’écrits la littérature aristocratique par excellence.
C’est que ces avantages du rang et de la naissance que
Basile dédaigne, il en garde toujours le sentiment, s’en sert au besoin, et le
voulût-il, il ne pourrait pas s’en défaire. Quel que soit celui auquel il
écrit, sénateur, préfet, matrone, orateur en renom, Basile est sans doute son
frère, et prêt à devenir son serviteur en Jésus-Christ, mais il est aussi son
supérieur par l’intelligence, et par la naissance au moins son égal. Les
magistrats sont ses condisciples, les généraux en faveur, Arinthée,
Victor, Térence, ses amis de jeunesse. Il continue à être le protecteur de leur
famille, le directeur de leurs femmes et de leurs filles; s’il n’est pas comme
eux environné de licteurs, ou à la tête d’une légion, c’est qu’une plus haute
gloire l’a séduit, ce n’est pas' que le crédit ou le mérite lui ait manqué. Le
frère de son ami, Césaire, est le médecin en chef de l’empereur, qui l’emploie
aux missions de confiance. Les femmes du grand monde ont joué dans leur enfance
avec sa sœur Macrine, sous l’œil de sa mère Emmélie.
Et maintenant que ces deux dames ont quitté le monde pour Dieu, elles
gouvernent à quelque distance de Césarée une communauté où se retirent les
filles des meilleures maisons. Leur patrimoine de famille, qui était vaste, n’a
pas tout entier passé à l’Église. Des sœurs mariées, un jeune frère, Pierre,
encore au barreau, en conservent une part. De là pour Basile à Césarée, comme
pour Grégoire à Nazianze, des affaires d’intérêt, qui ne sont plus des liens
pour leur âme, mais qui leur conservent de constantes relations avec la
société. Cette situation particulière et sans exemple jusque-là, d’un évêque
qui est par lui-même, indépendamment de sa dignité, un des principaux
personnages de son diocèse, se trahit dans les lettres de Basile, par toutes
ces nuances imperceptibles que le savoir-vivre seul apprend à marquer et à
reconnaître.
«Le croiriez-vous? écrit-il à un ancien ami, récemment
promu à une préfecture; je brûlais de vous écrire et j’hésite maintenant. C’est
que vous allez dire que ce n’est plus par simple amitié que je le fais. Et en
effet, j’ai quelque chose à vous demander. Pourtant, je pense qu’il faut bien
qu’il y ait une différence entre un magistrat et un autre homme. Traite-t-on un
médecin comme un ignorant? Le moyen de traiter un homme qui a du pouvoir, comme
le premier venu! Il faut bien profiter de la science de l’un et de la puissance
de l’autre; et de même que ceux qui marchent au soleil, bon gré malgré traînent
après eux un peu d’ombre, qui les suit partout, il y a quelque chose aussi qui
suit partout le magistrat, c’est la puissance de soulager des affligés. Tenez
donc que le premier but de ma lettre est de vous féliciter de votre nouvelle
grandeur. N’eussé-je pas d’autre motif d’écrire, celui-là serait bien
suffisant. Soyez sincèrement salué, très-excellent ami, et marchez de
préfecture en préfecture, répandant partout des bienfaits; et puis, après avoir
reçu mes vœux, recevez aussi ma prière pour un pauvre vieillard dont je veux
vous parler... »
«Je vous accable de lettres, dit-il à un autre (évidemment
un ami d’enfance, car sans cela, les souvenirs auxquels il fait appel seraient
sans effet), mais je suis importuné moi-même et je ne vois d’autre manière de
me délivrer que de donner des lettres pour vous à ceux qui m’en demandent...
J’ai, je l’avoue, bien des amis, et bien des parents dans ma patrie, et je
deviens comme leur père, à cause de la dignité où Dieu m’a placé. Mais celui
qui vous porte ceci est mon frère de lait, fils unique de ma nourrice ; et ce
que je vous demande c’est d’épargner en mon honneur la maison où j’ai été élevé.»
Avec un autre, il débute par des plaisanteries sur son
régime, et le félicite d’avoir repris goût à des mets simples comme des choux
au vinaigre, après tant d’excès de fable
qui avaient dérangé sa santé.
«Vos lettres m’ont appris, noble Juliette, écrit-il
encore à une veuve, sa parente, tourmentée pour le payement d’une dette par le
tuteur de ses enfants, que vous n’êtes point encore au bout de vos peines. Que
faire avec des gens d’un caractère si changeant, qui ne font jamais ce qu’ils
promettent? celui-ci s’était engagé à tout devant moi et devant le dernier
préfet... Je viens d’écrire à Helladius, chambellan
du préfet actuel, pour que celui-ci, à son tour, soit mis au courant de
l’affaire. Je n’ai pas cru devoir écrire moi-même à ce grand juge, parce que je
ne l’ai encore entretenu d’aucune affaire privée, et que ces hauts personnages
sont faciles à blesser, comme vous savez, en ces sortes de choses. S’il vous
arrive donc quelque chose de bien, remerciez-en Helladius,
mon bon ami, homme de bien, qui craint Dieu, et qui a la liberté de tout dire
au préfet.»
Non-seulement les magistrats le connaissent, mais ils-lui
doivent quelquefois leur dignité; car c’est lui qui les a décidés à accepter un
emploi dont des scrupules de conscience les éloignaient, ou qui les a défendus
contre des calomnies auprès d’un supérieur.
«Je connaissais, écrit-il à l’un d’eux, avant que vous me
l’eussiez fait savoir, combien vous aviez peu de goût à être dans les affaires,
et il y a longtemps qu’on dit que les gens de bien n’arrivent point aux
dignités avec plaisir. Les grands magistrats sont comme les médecins : ils ne
voient que des maux et souffrent des souffrances d’autrui... j’entends les
vrais magistrats, ceux qui ne pensent pas au profit et à la gloire personnelle... Mais puisqu’il plaît à Dieu que le pays des Éborites soit soustrait à la domination des publicains, et ne soit pas réduit par eux à
la condition d’un marché d’esclaves, et puisque c’est vous qu’il charge de
répartir l’impôt avec équité, acceptez celte tâche, quelque pénible qu’elle
soit, pour vous rendre agréable à Dieu et si personne ne vous lient compte de
vos services, Dieu ne les ignorera pas.»
Voici encore une recommandation adressée à un grand
personnage de la cour, et évidemment faite pour passer sous les yeux de
l’empereur :
«Grâce à vous, dit-il à Sophronius,
notre patrie avait été enrichie d’un magistrat tel que de mémoire d’homme aucun
ne s’était assis sur notre tribunal. Nous en avons joui comme d’un songe... car
presque aussitôt par la malice de quelques hommes qui ont profité de la
libéralité et de la franchise de son caractère pour se forger des armes contre
lui, il a été dénoncé, et la calomnie est venue jusqu’à vos oreilles... Je
viens lui rendre témoignage, un peu lard peut-être; inutile consolation comme
les chansons qui bercent les enfants; mais il n’est point inutile de graver la
mémoire de cet homme dans votre souvenir et ce sera un grand bien
pour nous si vous voulez en dire un mot à l’empereur, et dissiper les
accusations dont il est l’objet. Croyez que toute la patrie vous parle par ma
voix et que je vous exprime le vœu commun»
Si le préfet de Cappadoce fut conservé dans sa dignité
par suite de cette requête, la situation réciproque du magistrat et de l’évêque
dut être fort changée, et ce ne fut pas à l’avantage du représentant du pouvoir
civil.
Souvent ce n’est pas seulement un magistrat, c’est toute
une ville qui remet à Basile des intérêts à faire valoir auprès des hommes en
faveur. Par exemple, dans la grande affaire de la division de la Cappadoce en
deux provinces, dont nous avons parlé plus haut, avant d’y être intéressé
lui-même et de se sentir atteint dans sa juridiction épiscopale, il a déjà pris
parti pour sa cité natale, et la pétition faite par Césarée dépossédée est
arrivée à la cour d’Antioche munie de l’apostille épiscopale.
«Je ne puis aller vous voir, écrit-il au chambellan
Martinien, il faut que je vienne promptement au secours de ma patrie affligée.
Vous savez ce qu’elle souffre, elle est comme Perithée déchirée par les Ménades; on la taille, on la coupe, comme fait le méchant
médecin dont l’ignorance empire les blessures qu’il soigne. Il faut donc que
j’aille la soigner puisqu’elle est malade. Les habitants m’ont écrit, et me
pressent de venir. Je dois y courir, non avec l’espoir de leur être utile, mais
pour qu’ils ne disent pas que je les abandonne, car vous savez que ceux qui
sont dans la peine sont prompts à espérer et prompts à se plaindre, et prêts à
imputer leurs maux à la négligence de leurs amis. J’aurais peut-être mieux fait
sans cela d’aller vous voir, et de vous conseiller ou plutôt de vous supplier
de faire un effort énergique et digne do vous, pour ne pas laisser notre patrie
succomber. Partez pour la cour et dites aux gens, avec la franchise qui vous
appartient, qu’ils n’aillent pas s’imaginer que pour avoir coupé une province
en deux ils en aient acquis une de plus; car ils n’ont pas fait venir une
nouvelle province de quelque autre partie du monde; mais ils ont fait comme un
homme qui ayant un cheval ou un bœuf essayerait de le couper par moitié, et
croirait ensuite avoir un attelage: il aurait tué sa bête, et rien de plus.
Dites aux gens en crédit qu’on ne grandit pas l’empire par celte manière de
faire. Car ce n’est pas un chiffre apparent de provinces, c’est la réalité qui
fait la puissance… Si vous pouvez aborder l’empereur lui-même, ce sera ce qu’il
y aura de mieux et de plus conforme à ce que votre vie entière fait attendre de
vous. Si c’est trop demander dans une saison si rigoureuse et à votre âge qui,
comme vous le dites, amène la paresse, écrivez au moins, vous le pouvez sans
peine».
Il a lui-même le sentiment de sa puissance, et se ferait
scrupule d’en user au détriment de la justice. Il respecte dans l’autorité qui
porte le glaive un dépôt de Dieu, dont une part, par une transition insensible,
commençait déjà à passer à l’Église.
«Je pense, écrit-il, que c’est une faute égale de laisser
les coupables impunis et de passer la mesure dans le châtiment. J’ai donc
prononcé, contre le malheureux dont vous me parlez, la peine qui était de ma
compétence, en le séparant de la communion ecclésiastique, et j’ai exhorté ceux
qu’il a offensés à ne pas se venger eux-mêmes et à laisser la vengeance à
Dieu;... mais ils m’ont répondu des choses si fortes, que j’ai dû me taire, et
je veux continuer à garder le silence... car j’ai depuis longtemps arrêté en
moi-même de ne jamais livrer de coupables aux magistrats, mais de ne jamais
enlever ceux qui sont tombés entre leurs mains. C’est aux méchants, en effet, que
l’Apôtre recommande de craindre le magistrat, qui ne porte, dit-il, pas en vain
le glaive, et si celui qui livre un coupable est inhumain, celui qui le dérobe
au châtiment encourage l’injustice. Il est possible qu’on retarde la cause jusqu’à
ma venue, et alors on verra que je n’ai pu être d’aucune utilité, personne ne
voulant m’obéir.»
Une seule fois il dispute des voleurs au magistrat civil,
et réclame le droit de les punir à lui seul. C’est dans l’église que s’est commis
le vol ; ce sont des vêtements de pauvres qu’on a dérobés. Puisque l’église a
été le théâtre du crime, qu’elle soit aussi le tribunal où l’assuré
comparaisse. Premier exemple d’une juridiction ecclésiastique exercée au for
extérieur: c’est une pensée de clémence qui y donne naissance.
Mais ce pouvoir qu’il veut laisser intact aux mains du
magistrat, il ne se croit pas défendu d’en tempérer et d’en régler l’exercice
par des conseils, par des maximes tirées des nouvelles lumières que l’Évangile
a jetées sur les secrets du cœur humain. Ainsi toute une théorie pénale, telle
que l’a conçue, mais non encore complètement réalisée, le progrès des
législations les plus modernes, et dont l’antiquité n’avait pas soupçonné le
principe, se trouve résumée dans cette phrase jetée au hasard au milieu d’une
lettre de recommandation : «Laissez-moi ajouter, écrit Basile à un magistrat en
lui demandant une grâce, que si l’on punit les coupables, ce n’est pas à raison
des crimes qu’ils ont commis; car ce qui est fait est fait et nul ne peut
l’effacer : c’est pour les améliorer eux-mêmes, et pour instruire les autres
par leur exemple... Dans le cas présent, ces deux résultats étant atteints,
tout ce que vous feriez de plus serait vengeance et colère»
«Je vous en conjure, dit-il ailleurs, que les exacteurs
ne demandent pas aux paysans le serment pour attester qu’ils ont acquitté
intégralement les impôts... Ces serments ne servent de rien pour assurer la perception,
et ils font un grand mal aux âmes. Lorsqu’une fois les hommes se sont
accoutumés au parjure, ils ne pensent plus à s’acquitter réellement, croyant
avoir trouvé un moyen de se dispenser de tout payement. Ainsi tout ensemble ils violent la loi et allument contre eux la
colère de Dieu».
S’il parle sur ce ton paternel aux puissances de l’État,
on juge bien qu’aucune autre ne l’intimide. Avec les grandes familles de son
diocèse, sa correspondance n’est, en général, qu’un échange de conseils et de
compliments. Il demande de l’aide pour les besoins de son église, des mules
pour ses transports, du vin pour ses ouvriers. On lui fournit ce qu’il désire,
il remercie, ajoutant quelques avis, quelques vœux pleins de bonne grâce,
quelques souhaits d’amitié pour les enfants. Mais parfois, si on le contrarie
dans ses demandes légitimes, ou si on s’écarte de la voie des commandements
divins, le ton s’élève, et nul crédit nul service rendu, nulle possibilité d’en
rendre encore, n’arrête une réprimande qui tombe de toute la hauteur du
sacerdoce. Quelquefois même c’est une excommunication solennelle, qui met le
rebelle au ban de la société religieuse et presque de la société civile.
Il faut l’entendre, par exemple, faire la leçon à la
matrone Simplicie, riche dame, qui, après avoir
comblé l’Église de ses charités, prétendait y être traitée en souveraine. Le
trait de mœurs qui donne lieu à ce débat est curieux, et jette un singulier
jour sur la confusion que faisaient naître la coexistence et le conflit des
lois religieuses et civiles. L’orgueilleuse chrétienne, en vraie fille de
patricien qu’elle était, revendiquait la propriété d’une famille d’origine
servile qu’elle prétendait lui avoir appartenu. Un des membres de cette famille
était dans les ordres et venait même de recevoir le caractère épiscopal. Simplicie voulait revendiquer celui-là comme les autres, et
s’indignait qu’on lui disputât son esclave. Grand scandale parmi les fidèles:
un évêque pouvait-il appartenir à d’autres qu’à Dieu? Simplicie menaçait de porter la question devant les tribunaux séculiers, appelant en
témoignage de son droit tous les gens de sa maison, domestiques, esclaves et
eunuques. Elle reçut avec beaucoup de hauteur la première remontrance de Basile
et le pria de ne pas prévariquer lui-même en voulant la priver ainsi de sa
propriété légitime.
«Je n’ai rien à dire au sujet de vos insolences, lui
répond Basile, je garderai donc le silence. J’attends entre nous le juge d’en
haut, qui tire vengeance de toute injustice. C’est vainement que le riche
répandrait des aumônes plus abondantes que le sable de la mer : s’il foule aux
pieds la justice, il perd son âme. Car si Dieu demande aux hommes de faire des
sacrifices pour lui, ce n’est pas, j’imagine, qu’il ait besoin de nos dons. Pensez
donc au dernier jour, et veuillez-vous abstenir de me faire la leçon; car j’en
sais plus que vous, n’ayant pas l’âme étouffée par les épines intérieures des
richesses, et ne pensant pas comme vous couvrir avec quelques largesses une
malice dix fois plus grande que le bien que vous pouvez faire pour moi, je ne
rends compte qu’à Dieu, et devant lui, s’il me faut des témoins, je
n’appellerai point à mon aide des esclaves et des eunuques, race indécente et
pernicieuse, mais le regard du juste et le visage des gens de bien. »
La lettre est interrompue là, et on ne sait comment finit
ce débat, preuve singulière de l’incompatibilité qui rendait chaque jour entre
le christianisme et l’esclavage la vie commune plus difficile.
Parmi les gens en renom avec qui Basile entretenait des
relations suivies, il est une classe envers laquelle il se montre vraiment
prodigue d’attentions et de politesses : c’est celle des rhéteurs et des gens
de lettres, dont lui-même avait fait partie dans sa jeunesse, et pour laquelle
il semblait garder les prédilections qui s’attachent à tout ce qui rappelle le
premier âge. Souvenirs d’études communes, compliments touchant au point le plus
sensible la vanité littéraire, conseils donnés aux novices ou demandes aux
maitres, profusion de citations classiques, connaissance des moindres détails
du métier, Basile met ici tout en œuvre pour charmer et pour éblouir ses
correspondants. Quand il écrit à Libanius (et nous n’avons pas moins de trente
lettres échangées entre le rhéteur et l’évêque), son style s’égaye, se
transforme, se surcharge d’ornements. «Les lettres de Libanius sont pour lui,
dit-il, comme la rose dont les vrais amateurs goûtent même les épines. Il aime
que Libanius lui-écrive même pour le quereller... Que n’a-t-il, pour aller voir
Libanius, les ailes d’Icare?... Quand Libanius lui fait des compliments sur son
style, il croit voir Polydamas ou Milon lui céder le prix de la lutte...
Comment oserait-il écrire à un tel homme, lui qui
passe sa vie en compagnie de Moïse et d’Élie, barbares qui lui transmettent,
avec la vérité de leurs oracles, la rudesse de leur langage? »
Libanius répond sur le même ton. Quand les lettres de
Basile lui parviennent, rien qu’en les ouvrant : «Je suis vaincu, s’écrie-t-il,
jamais je n’écrirai rien de pareil. Si Basile écrit ainsi sans étudier, que
serait-ce s’il s’exerçait constamment à l’éloquence? Basile est un sol fécondé
par une source, tandis que lui, Libanius, n’est qu’un terrain aride qu’il faut
arroser sans relâche». L’orateur envoie ses déclamations et demande en échange
les sermons de Basile, qui traitent souvent des mêmes sujets moraux, de
l’ivresse, par exemple, ou de l’avarice, et alors la langue n’a plus de termes
pour exprimer l’admiration d’une part, et l’humilité de l’autre.
«Quoi? c’est vraiment devant des Cappadociens qu’un tel
langage est tenu, ce n’est point à Athènes! Basile est-il bien sûr de ne pas se
tromper, et de ne pas habiter, sans le savoir, le séjour des Muses?»
Basile donne la réplique, et à peine de loin en loin
quelque accent plus grave vient-il avertir qu’il garde son sérieux au milieu de
ces puérilités, et sait à quoi s’en tenir sur leur valeur. C’est, par exemple,
à propos d’un petit présent que Libanius lui demande, et que Basile lui envoie:
«Vous voilà bien, lui dit Basile, vous autres sophistes, qui parlez pour le
profit. Nous autres évêques, nous ne demandons rien pour nos sermons. »
Ou bien, écrivant à un écolier qui se décide à embrasser
la vie chrétienne: «Vous avez raison. Toutes les choses humaines sont plus
rapides que l’ombre, et plus trompeuses qu’un rêve... L’éloquence même, que
chacun recherche, n’est qu’un vain plaisir des oreilles. »
Ce n’était assurément pas pour se procurer ce vain
plaisir, et des éloges plus vains encore, que Basile mettait à cultiver ses
relations avec les lettrés une attention et presque une coquetterie si
persévérante. Une pensée plus sérieuse se mêlait à ces jeux de parole. Il
voulait, par son exemple, enseigner aux chrétiens l’estime et en même temps
l’usage qu’ils devaient faire des lettres et des sciences profanes. Sur aucun
point peut-être, ses leçons ne leur étaient plus nécessaires; car il n’en était
pas sur lequel les sentiments des chrétiens fussent plus partagés. Il y avait,
à cet égard, division complète et débat en règle dans le sein de l’Église. Le
plus grand nombre des fidèles étaient attirés par le renom des maîtres
classiques, et avaient été obligés, dès leur jeunesse, d’en étudier les modèles
dans ces écoles de rhétorique, qui, seules, ouvraient les portes de toutes les
dignités. Quand Julien l’Apostat avait voulu naguère bannir des écoles les
élèves chrétiens, l’orgueil, comme l’intérêt légitime des familles, s’était
soulevé, et les plus amères réclamations s’étaient fait entendre. Ces plaintes
pourtant, on se le rappelle, n’avaient pas été unanimes; car plus d’un docteur
orthodoxe conservait, contre toutes les traditions de l’antiquité païenne, une
répugnance instinctive, et cette méfiance paraissait trop bien justifiée par la
part que les souvenirs classiques venaient de prendre au développement de
l’hérésie orientale. Platon et Aristote, pères de Plotin et de Porphyre,
étaient, aux yeux de ces chrétiens jaloux de la pureté de la foi, les ancêtres
d’Arius: c’était, disaient-ils, le mélange devenu habituel de la science et de
la fable grecques avec l’étude des Écritures, qui avait encouragé les
Alexandrins dans leur téméraire entreprise d’interpréter le dogme à leur
fantaisie, ou de le plier à leur système. Origène lui-même ne paraissait pas,
sous ce rapport, exempt de tout reproche à ces puritains, et la mémoire du
grand docteur d’Alexandrie était compromise à leurs yeux par les écarts de sa
postérité philosophique. Il était temps, ajoutaient-ils, de revenir à un
enseignement plus simple, plus voisin des textes, plus strictement apostolique,
et de purger les esprits de ces traditions impures des fables antiques. Puis,
ajoutaient-ils, des chefs-d’œuvre du génie païen s’exhale une vapeur
d’idolâtrie et de sensualité, qui enivre. L’amour de la beauté matérielle dans
les arts, la recherche d’une forme exquise dans les lettres, affadissent les
âmes et les dégoûtent de percer la rude écorce biblique pour en faire sortir
les mystiques beautés contenues sous l’âpreté du langage, Ces avertissements,
donnés d’une voix sévère par des maîtres dont l’austérité accroissait le
crédit, troublaient jusque sur les bancs des classes non pas seulement l’esprit
des professeurs chrétiens, mais même la conscience de la jeunesse, et plus d’un
étudiant, partagé entre l’Église et l’école, entre la poésie et la foi, se
reprochait le dimanche, au pied de l’autel, ses travaux, ses préoccupations et
ses admirations de la semaine.
Cet état des esprits nous est dépeint au naturel, et avec
une vive éloquence, par un jeune homme de cette époque, qui en avait souffert
comme d’un véritable supplice. C’était un des jeunes amis du patricien Probus,
le fougeux Dalmate, Jérôme, dont l’adolescence était,
nous l’avons vu, tour à tour emportée par l’enthousiasme de la foi, par la
passion des lettres, et par l’entrainement des sens. Dans un éclair de
pénitence, honteux de ses chutes trop fréquentes, et fuyant la corruption
contagieuse des grandes cités, Jérôme, en compagnie de quelques amis de son
âge, avait quitté l’Occident pour mettre l’Océan entre les tentations de Rome
et lui ; il était venu se réfugier au fond de la Syrie dans le désert de
Chalcis. Là, en dépit des mortifications et des excès d’étude auxquels il se
condamnait, le souvenir de Rome, de ses fêtes, de ses nuits voluptueuses venait
encore troubler la solitude de ses veilles. Sa chair, incessamment châtiée par
toutes les verges de la pénitence, s’obstinait dans, la révolte. Confus autant
que lassé de celle lutte, Jérôme en cherchait la cause avec désespoir. Rien
dans sa cellule dépouillée qui pût éveiller le moindre trouble dans son
imagination ; rien, si ce n’est peut-être une petite cassette de livres qu’il
avait cru pouvoir emporter avec lui pour charmer sa retraite. C’était un choix
exquis de poètes et d’orateurs, à qui il venait demander quelquefois des
distractions pour tromper les loisirs du désert. L’idée que Cicéron, Virgile,
Plaute. Homère étaient les démons qui infestaient sa cellule de visions
profanes, s’empara de sa conscience agitée, et dans une heure de surexcitation
et de trouble nocturne, il prêta lui-même à ses remords les accents de la
justice divine: «Malheureux, disait-il plus tard en racontant ce qu’il appelait
lui-même l’histoire de son infortune, je jeûnais, et ensuite j’allais lire
Cicéron. Après les fréquentes veilles de la nuit, après les gémissements qu’arrachait
de mes entrailles le souvenir de mes péchés passés, je prenais Plaute entre les
mains, et, ensuite, lorsque revenant en moi-même j’essayais de lire les prophètes,
leur langage me semblait inculte et tout hérissé de fautes; et parce que mes
yeux aveuglés ne voyaient pas la lumière, je n’en accusais pas mes yeux, mais
le soleil. Tandis que l’antique serpent se jouait ainsi de moi, vers le milieu
de la sainte quarantaine, une fièvre répandue dans la moelle de mes os envahit
mon corps épuisé, et ne me laissant nul repos, chose incroyable à dire, elle
dévora tellement mes malheureux membres, qu’à peine si mes jointures tenaient
ensemble. On apprêtait déjà mes funérailles, et la chaleur vitale de l’âme,
abandonnant mon corps refroidi, était retirée dans ma poitrine encore tiède,
lorsque tout à coup, ravi en esprit, je me vis traîné au tribunal du juge
suprême. De son trône rayonnaient tant de lumières, et si vivement réfléchies
par tout ce qui l’environnait que, prosterné contre terre, je n’osais plus
lever mes regards. Interrogé sur ma condition :
«Je suis chrétien» répondis-je. Alors celui qui était
assis sur le tribunal : «Tu mens, dit-il, tu es cicéronien et non chrétien; car
là où est ton trésor, là aussi est ton cœur. » Je me tus, et pendant que
j’étais accablé de coups de verge (car le juge avait ordonné qu’on me frappât),
je me sentais encore bien plus tourmenté par le feu de ma conscience, et je me
répétais intérieurement cette parole «Qui
vous glorifiera dans le sépulcre?» Je me mis pourtant à crier, et je dis en me
lamentant : «Ayez pitié de moi, Seigneur, ayez pitié de moi.» Ce cri retentissait
à travers les coups de verge. Enfin ceux qui était présents, tombant aux genoux
du juge, le prièrent de faire grâce à ma jeunesse et d’accorder à mon erreur le
temps de la pénitence, sauf à me châtier sans pitié si je lisais encore les
livres des gentils. Pour moi, qui, dans les liens d’une extrémité si fâcheuse,
aurais voulu promettre de bien plus grandes choses pour me délivrer, je me mis
à faire serment en attestant le nom du Seigneur, et je dis : Seigneur, si
jamais je garde les livres du siècle, et si je les lis, je vous aurai renié. Et
après ce serment, je fus relâché
Quand tel était le trouble d’esprit de toute une jeunesse
intelligente, c’était à Basile plus qu’à tout autre qu’il appartenait, en sa
double qualité d’évêque et d’ancien rhéteur, de dissiper ces fantômes. Il n’y
allait de rien moins, à vrai dire, que de savoir si l’Évangile avait voulu d’un
trait de plume effacer tout le passé du monde. Dans le courant qui entraîne les
institutions et les empires, ce sont les monuments de la littérature qui seuls
conservent la trace de la vie des peuples, ce sont les parfums de la poésie qui
embaument la mémoire des hommes. Si le scrupule de Jérôme était devenu général,
si le serment de s’abstenir des livres profanes avait fait désormais partie des
vœux du baptême, quarante siècles du labeur et du génie humains se seraient vus
précipités dans les abîmes de l’oubli. Avec les fictions de Platon auraient
péri le souvenir des vertus de Socrate, avec les récits de Tile-Live
toutes les fortes maximes qui avaient enfanté le droit romain. Tous les efforts
qu’avaient tentés par leur vertu affaiblie, mais non brisée, la conscience et
la raison de l’homme pour secouer le joug du péché primitif, étaient détruits;
tous les lumignons de vérité, qui fumaient encore sur la terre assombrie,
étaient écrasés d’un pied dédaigneux; la chaîne des temps était rompue, et le
Christ apparaissait au sein de l’humanité en justicier, non en libérateur,
comme un conquérant, la flamme à la main, non comme un héritier légitime qui
rentre dans la possession de son bien.
Aussi contre ce divorce entre les lettres et la foi,
Basile proteste non-seulement, comme on vient de le voir, par des exemples tout
contraires, mais par des instructions spéciales, empreintes même d’une
solennité inaccoutumée. Un petit traité adressé spécialement à de jeunes
écoliers qui faisaient leurs études à Césarée, commence ainsi: «Bien des choses,
mes enfants, m’invitent à vous dire ce que je pense être le meilleur et le plus
utile pour vous. J’ai assez vécu, j’ai traversé assez d’épreuves; les vicissitudes
de la vie, source de tout enseignement, m’ont donné assez de lumières sur les
choses humaines, pour que je puisse indiquer la voie la plus sûre à ceux qui
entrent dans la carrière. Après vos parents, c’est moi qui vous liens de plus
près : je ne vous aime donc pas moins que ne font vos pères, et vous, si je ne
me trompe, quand vous êtes près de moi, vous ne regrettez pas vos parents. Ne
vous étonnez pas si, bien que vous suiviez chaque jour les cours de plusieurs
maîtres, et que vous viviez dans le commerce des meilleurs entre les anciens,
communiquant avec eux par leurs écrits, je pense pourtant que c’est encore
auprès de moi que vous pouvez trouver le plus de profil ; car je viens
justement vous donner un conseil pour que vous ne vous abandonniez pas entièrement
à vos maîtres, comme aux pilotes de votre bâtiment; mais que recueillant de
leur bouche tout ce qui est utile, vous sachiez pourtant ce qu’il faut rejeter.»
Deux genres d’utilité peuvent être tirés, suivant Basile, de la lecture des
livres profanes. L’une est plus spécialement appropriée à ceux qui débutent
dans la vie et dans la foi, et qui ne sont encore ni initiés à toutes les
profondeurs du dogme, ni exercés à toute l’austérité chrétienne. Les écrits des
anciens offrent à ces esprits novices des exemples de vertu faciles à
comprendre et à imiter et qui peuvent servir de premier degré pour s’élever
ensuite à une plus grande hauteur. «Quand l’âge, dit-il, ne nous permet pas de
pénétrer la profondeur des mystères sacrés, nous pouvons en contempler l’ombre
et comme le reflet dans d’autres écrits. L’étude de la rhétorique, de la
poésie, de l’histoire, joue alors le rôle de cette première couche de couleur
que les teinturiers mettent sur les étoffes avant d’y appliquer l’éclat de la
pourpre. C’est l’onde à travers laquelle le soleil peut être regardé par des
yeux trop faibles pour la contempler sans s’éblouir. La sagesse profane est
comme la feuille de l’arbre dont la vérité sacrée est le fruit; mais avant de
savourer le fruit, on peut s’asseoir à l’ombre du feuillage. C’est ainsi que
Moïse se laissa enseigner par la science des Égyptiens, Daniel par celle des
Chaldéens, avant de s’élever à la contemplation de l’Être, de celui qui est par
essence.» L’autre manière de profiter des écrits de l’antiquité, que Basile
indique aussi (sans la distinguer peut-être assez clairement de la première),
n’est à la portée que des maîtres consommés dans les études chrétiennes. Elle
consiste à s’aider des enseignements du christianisme pour tirer des fables
antiques tout ce qui peut être considéré comme le symbole d’une vérité
évangélique, ou peut aider à en donner la démonstration. Le sens des fables
doit être alors dégagé à l’aide des lumières de la foi.
«Prenez, par exemple, dit-il, dans Homère, l’arrivée
d’Ulysse chez les Phéaciens. Homère raconte qu’aussitôt que la princesse
(Nausicaa) aperçut le naufragé qui était nu, elle rougit. Mais lui ne
rougissait pas d’être vu dans cet état, et il avait raison, car la vertu lui
tenait lieu de vêtement, et ainsi dépouillé, il sut tellement se faire
respecter des Phéaciens, que chacun d’entre eux aurait voulu être Ulysse, même
naufragé et sans secours. Que dira donc ici un véritable interprète du poète?
Ne lui semble-t-il pas entendre Homère qui lui crie: Homme, ne songe qu’à la vertu;
car c’est la seule chose qui échappe au naufrage, et qui, même jetée toute nue
sur la terre, peut se faire respecter des heureux de ce monde?»
Mais que faut-il pour tirer des instructions si pures
d’une lecture qui présente pourtant aux yeux tant de tableaux sensuels, tant de
vices glorifiés même par l’exemple des héros et des dieux? Une seule, mais
forte préparation est nécessaire : il faut, avant toute chose, être persuadé
que la vie présente n’est rien et que le corps doit être tenu par l’âme en
servitude. Pénétré de cette conviction, on peut aborder les monuments antiques
avec le parti pris de s’appuyer sur tout ce qui pourra la fortifier, et de se
détourner de tout ce qui pourra l’ébranler. Il y a des exemples de nature à
produire l’un et l’autre de ces effets dans tout ce qu’a laissé l’antiquité,
écrits, arts, histoire: il y a la paresse de Sardanapale et la vertu de Pittacus; il y a la continence de Scipion; il y a
l’ivresse d’Alexandr ; il y a des chants et une musique qui excitent les sens,
il y en a une autre qui calme les passions soulevées. L’antiquité est donc un
mélange de bien et de mal, comme tout ce qui vient de l’homme; mais la pierre
de touche est entre les mains du chrétien: c’est au creuset de l’Évangile qu’il
faut passer toute la science profane.
Il joint lui-même l’application au précepte. Ses sermons
sont pleins, soit d’allusions à des fables qu’il interprète comme des
allégories des mystères évangéliques, soit de réminiscences des poètes et des
philosophes. Telle comparaison n’est que la paraphrase d’un vers d’Homère;
telle explication d’un phénomène naturel vient en ligne directe de la physique
d’Aristote. Il y a même tel sermon entier sur un point de morale qui n’est que
le commentaire d’un traité de Plutarque. L’emprunt est quelquefois avoué et
volontaire; le plus souvent l’orateur n’en a pas conscience, tant il s’est
assimilé les grands modèles. C’est la mémoire qui s’épanche par un courant
naturel dans l’imagination.
Mais c’est dans les traités de théologie proprement dits,
dans ceux qui ont pour but direct de démontrer et d’expliquer la vérité
chrétienne, que Basile donne lui-même le modèle de la double opération qu’il
indiquait tout à l’heure. C’est là qu’on le voit d’une part se servir des
enseignements des philosophes pour préparer les esprits au dogme chrétien, et
de l’autre s’éclairer des dogmes chrétiens pour faire un choix et un triage
dans les élucubrations des philosophes. Pour amener à Dieu ceux qui,
l’ignorent, Basile ne craint jamais de faire appel à cette raison naturelle qui,
dès longtemps, sous la conduite de Pythagore, de Socrate, de Platon, de
Cicéron, de Sénèque, avait su lire le nom de la divinité écrit en lettres
lumineuses sur la voûte des cieux, ou gravé dans les profondeurs de la
conscience. La démonstration de l’existence de Dieu par les merveilles de la
nature, comme par les besoins naturels de notre âme, revient, dans beaucoup des
écrits de Basile, en termes qu’on pourrait croire empruntés aux Tusculanes.
Basile ne fait même nulle difficulté d’affirmer que cette connaissance
rationnelle de Dieu est le préliminaire indispensable de la foi. «Dans les
sciences ordinaires, dit-il hardiment, on commence par la foi; mais, dans notre
science, si quelqu’un dit que la connaissance doit précéder la foi, nous ne le
contredisons pas. J’entends par là une connaissance appropriée à la nature de
l’esprit humain. Car, dans les sciences communes, on vous dit d’abord : voici
un alpha, et il faut le croire, et ce n’est que lorsqu’on a appris à connaître
les lettres, et à les prononcer, qu’ensuite on arrive à avoir une notion nette
de ces éléments. Mais dans la foi qui se rapporte à Dieu, il y a une pensée qui
doit marcher avant toute autre; c’est celle-ci : Dieu existe, et cette pensée
nous ne pouvons la tirer que de la vue des créatures. La puissance, la bonté de
Dieu, tout ce qu’il y a d’invisible en lui ne nous est connu que par la
création du monde. C’est ainsi également que nous arrivons à le reconnaître
pour notre maître; car, puisqu’il est le créateur du monde entier et que nous
sommes nous-mêmes une partie du monde, il est donc aussi notre créateur. La
connaissance est ainsi suivie de la foi, et à son tour la foi est suivie de
l’adoration .»
Ainsi parle Basile tant qu’il ne veut que démontrer
l’existence de Dieu : c’est la raison, c’est la philosophie qui la lui
révèlent. Point de difficulté, par conséquent, de prendre ici pour auxiliaires
les sages de l’antiquité. Mais de l’existence de Dieu veut-on passer à son
essence? Après avoir affirmé Dieu, veut-on le comprendre? Ici l’esprit humain
ne pouvant plus rien par lui-même, la philosophie ne peut plus être d’aucun
secours, et c’est le dogme, c’est-à-dire la foi seule qu’il faut consulter.
C’est au dogme qu’il faut s’en tenir en ne souffrant jamais qu’il soit ébranlé
et même en ne le laissant commenter qu’avec une extrême réserve par la
philosophie humaine. La connaissance de cette philosophie sert souvent à Basile
à repousser les attaques que de faux docteurs dirigent contre la vérité
chrétienne; elle vient même, au besoin, jeter quelque lumière sur les
profondeurs des mystères divins; mais ce n’est jamais sur elle qu’il cherche à
appuyer les mystères, et jamais par conséquent il ne s’en sert pour les
interpréter et les remanier à son gré.
Tel est le rôle que jouent les souvenirs de la philosophie
antique dans les deux grands traités dogmatiques qui ont placé Basile au rang
des premiers docteurs de l’Église : les six livres contre Eunome et la lettre à Amphiloque sur l’Esprit-Saint. Dès
qu’on a jeté les yeux sur ces deux écrits, on se sent porté, pour ainsi dire,
en pleine mer de philosophie: le platonisme, le péripatétisme, l’éclectisme
d’Alexandrie, toutes ces variétés de la pensée métaphysique de l’antiquité sont
évidemment familières et présentes à l’esprit de l’écrivain; il y emprunte à
tout instant des idées, des expressions, des définitions. Sur la nature
divine, sur les rapports des diverses hypostases dont elle se compose, sur le
rôle de chacun de ces éléments de l’indivisible Trinité, des lumières sont
puisées tour à tour à ces foyers divers. Mais une philosophie du dogme propre à
Basile, et suivie par lui dans toutes ses parties, plus d’un commentateur l’a
cherchée, trompé par ce nom de Platon chrétien que les contemporains lui
avaient décerné. La recherche a toujours été infructueuse. Rien de semblable
n’a été et ne sera trouvé. L’arme de la philosophie est entre les mains de
Basile purement défensive. Quand les ennemis de la foi attaquent le dogme ou le
dénaturent en vertu d’un argument tiré d’un système philosophique, Basile entre
à leur suite dans le. système qu’ils ont adopté, pour leur prouver que leur
argument est sans force et ne porte pas la conséquence qu’ils en font sortir.
Puis, une fois l’attaque repoussée par cette sortie, il rentre dans la
citadelle du dogme et la referme sur lui.
Eunome, par
exemple, affirmait, au nom d’Aristote et de Chrysippe, qu’il était de l’essence
de Dieu de ne pouvoir être engendré, et en tirait cette conclusion, que le fils
procédant d’une génération ne pouvait participer à l’essence divine. Basile,
s’emparant d’une des arguties verbales de l’école, rappelle à Eunome qu’une qualité négative, une simple privation ne
fait pas partie de l’essence d’un être, et que, par conséquent, l’ingénération ne peut être essentielle à Dieu. Eunome insistait, soutenant que la génération supposait
nécessairement une succession de temps entre le générateur et l’engendré, et
que, en Dieu, toute succession est impossible à admettre. Basile en appelle de
la métaphysique d’Aristote à sa physique: «Voyez le feu, dit-il, il engendre sa
lumière mais il ne la précède pas.» Puis après avoir terrassé, en les cherchant
sur leur propre terrain, tous ces bavardages de la science moderne: «Quel
orgueil, s’écrie-t-il, de vouloir limiter et définir ainsi l’essence divine!
c’est tenter plus encore que l’ange rebelle qui disait : J’établirai ma demeure
au-dessus des astres. Demandez à cet homme qui lui a enseigné à comprendre la
substance de Dieu? Est-ce la raison commune? Mais la raison nous dit que Dieu
est et non ce qu’il est. Est-ce l’enseignement du Saint-Esprit? Où et par qui
nous a-t-il été transmis? Moi je dis qu’une telle compréhension excède non la raison
humaine seule, mais toute nature créée. »
Et le résumé de ses écrits philosophiques comme de tous
les autres, c’est toujours cette forte maxime empruntée à la tradition: «Ce
que nous avons reçu du Seigneur nous est transmis par le baptême, et ce que le
baptême nous a donné, c’est là ce que nous croyons, et ce que nous croyons,
c’est là ce que nous glorifions.»
Voilà Basile tout entier : une science contenue par le
dogme et qui pourtant s’y déploie à l’aise : une éloquence toujours tournée au
bien des âmes, mais ornée de toutes les grâces et nourrie de toute la science
antiques ; dans le gouvernement d’une seule église, toutes les facultés qui
font l’homme d’État, tout le génie du siècle, en un mot, exclusivement consacré
au service de la foi. Basile ne fonde ni une politique, ni une philosophie, ni
même une littérature chrétienne; car il ne franchit pas le seuil du
sanctuaire, n’affecte aucune magistrature, et ne distribue d’autre enseignement
que l’Évangile. Mais les contemporains qui le contemplent le comparent avec les
rivaux ou les persécuteurs qui l’environnent: en regard de cette figure
illuminée le vieil empire leur offre des politiques comme Valens, et des
lettrés comme Libanius. Le parallèle parle de lui-même. Là où va le respect, là
où va l’admiration des hommes, tôt ou tard, par un courant irrésistible, doit
se porter aussi la réalité du pouvoir. Une Église qui produit des hommes tels
que Basile est déjà prête à recueillir le gouvernement du monde.
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