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L’ÉGLISE
ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE
PREMIÈRE
PARTIE
CHAPITRE III
L’ÉGLISE D’ORIENT ET L’ARIANISME
(323 — 325)
Né en 274, Constantin avait quarante-neuf ans lorsque la chute et la mort
de Licinius le laissèrent seul maître de l’Empire. C’est dans la plénitude du
génie, mais à une époque déjà pourtant assez avancée de la vie, que la
protection divine, couronnant ses espérances, le faisait entrer dans un monde
tout nouveau pour lui, et le préposait au gouvernement de populations entières
qu’il n’avait pas revues depuis sa jeunesse, et qui ne connaissaient de lui que
sa renommée. Pendant sa captivité auprès de Galère, à Nicomédie, il avait eu
peu d’occasions de connaître et de parcourir l’Orient. Il ne lui était resté
probablement qu’une mémoire confuse des périls et des difficultés, d’un genre
nouveau, qui l’attendaient sur ce théâtre.
La communauté déjà longue du même régime politique, n’avait point, en
effet, réussi à effacer les différences profondes qui distinguaient les deux
moitiés de l’Empire. En Occident et principalement en Gaule et en Italie, où
Constantin avait régné jusque-là, tout respirait, tout vivait par Rome. La civilisation
romaine avait tout enfanté et maintenait tout. Toutes les grandes cités étaient
des colonies de Rome, formées à l’image de leur métropole. Le latin, seul
idiome officiellement employé, était aussi le seul, non seulement des classes
éclairées, mais des populations urbaines. Les vieux langages osque,
celte ou breton, n’étaient plus parlés que dans des campagnes reculées, et ne
survivaient dans les villes que par quelques vestiges fugitifs.
L’administration romaine se déployait là tout à son aise, ne rencontrant
d’opposition nulle part, et n’ayant à souffrir que de ses propres faiblesses et
de ses divisions intérieures.
L’Orient présentait un spectacle tout différent. Là le sol était comme
chargé par les couches de deux ou trois civilisations, successives, qui
s’étaient succédé sans se confondre. Les populations d’Asie, déjà riches et
policées avant la conquête d’Alexandre, avaient eu à subir, à deux reprises,
l’importation et comme la superposition de maîtres étrangers. Au-dessus des
vieilles populations orientales, s’élevait une classe de Grecs ou d’Hellénisants,
qui formait l’aristocratie des grandes villes. L’administration romaine ne
venait qu’en troisième ordre, conservant toujours, en certaine mesure,
l’apparence d’une colonie avancée de conquérants au milieu de peuples soumis.
Les édits, les actes officiels, toujours rédigés en latin, n’auraient été
compris par personne, s’ils n’eussent été, dès leur publication même,
accompagnés d’une traduction grecque; et à côté du grec, les anciennes langues
nationales s’étaient conservées encore, non pas à l’état de patois populaires,
mais comme de véritables idiomes, ayant leur littérature propre, et leurs
usages consacrés. En Palestine, l'hébreu, bien que défiguré par des
importations chaldaïques, le copte, dans toutes les cités d’Égypte, excepté
Alexandrie, les dialectes syriaques dans les provinces du centre de l’Asie,
étaient maintenus en vigueur par les habitudes sociales, par les monuments de
l’art ou de la science, et surtout par les rites sacrés. De toutes les manières
diverses de s’exprimer, le latin était peut-être la moins étudiée et la moins
comprise. Des diverses nationalités que toute ville d’Orient mettait en
présence, c’était celle de Rome qui avait pénétré le moins profondément dans
les mœurs.
Cette situation isolée de l’administration romaine en Orient affaiblissait
naturellement son action. Au milieu de cités populeuses, dont la prospérité
avait précédé la conquête, et dont il avait fallu souvent respecter les
privilèges municipaux et surtout les cultes locaux, un préfet de Rome était
exposé à des résistances qu’il n’aurait rencontrées ni à Lyon ni à Milan.
Tandis qu’en Occident, l’ordre général n'était guère troublé que par la
défection de quelque légion ou la rivalité de prétendants à l’Empire, en Orient
des séditions populaires, des insurrections de provinces entières étaient des
faits fréquents et toujours à craindre. Le fanatisme susceptible de quelques
prêtres, les ressentiments de quelque race vaincue, prenaient feu au moindre
prétexte. Jérusalem et Alexandrie n’étaient pas les seules villes d’Orient
qu’il eût fallu, à plusieurs reprises, arracher par des sièges en règle, à des
insurrections victorieuses.
Les campagnes n’étaient guère plus sûres. En Occident, les invasions de
Barbares, déjà fréquentes, et justement redoutées, venaient pourtant toujours
du dehors. Quand la ligne du Rhin et celle du Danube étaient bien gardées, on
pouvait dormir en paix. L’Asie, moins menacée par des invasions proprement
dites, portait dans son propre sein des ennemis domestiques qui menaçaient
souvent son repos. De vieilles tribus, que la conquête n’avait jamais pu ni
dompter ni atteindre, se cachaient dans les retraites du Caucase, infestaient
les bords de la mer Rouge, et les rives du Nile. L’Isaurie, petite province
montagneuse, limitrophe de la Cilicie, était l’asile d’un nid de corsaires et
de brigands. Les Sarrasins désolaient les plaines qui séparent l’Asie de
l’Égypte. Les Bucoles, petite population sauvage,
habitaient les bords du lac Mœris, aux portes d’Alexandrie, et avaient failli
s’en emparer sous Marc-Aurèle. On sentait à chaque pas que le niveau de l’unité
romaine ne s’était pas promené victorieusement sur le sol d’Asie.
En revanche, pour Constantin, dans les vues nouvelles dont il était possédé,
cette indépendance locale, conservée en plusieurs points par les peuples
d’Orient, avait son avantage. Le défaut d’uniformité du culte, et la faiblesse
relative de l’autorité politique, avaient permis au culte chrétien de faire en
Orient des progrès plus rapides et moins contestés. L’administration était
accoutumée, sur ce théâtre, à plus de tolérance pour les habitudes et les
superstitions de diverses sectes; et le christianisme, dans les villes d’Asie,
se trouvait ainsi moins souvent face à face avec ce vieil esprit patriarcal,
idolâtre de la fortune de Rome, qui était son principal ennemi.
Les premiers actes, les premiers pas de Constantin, sur cette terre
étrangère, étaient d’une grande importance. Il le sentait plus que personne, et
il éprouva le besoin d’entrer sur-le-champ en relation avec ses nouveaux
sujets, par deux édits fort étendus, dans lesquels il reprenait en peu de mots
l’histoire de sa vie, et traçait un exposé de sa politique.
Nous avons le texte de ces édits, rapporté par Eusèbe, qui, s’il ne les
avait pas inspirés, avait peut-être concouru à leur rédaction. Eusèbe , évêque
de Césarée, était, en effet, à cette époque, un des prélats d’Orient les plus
illustres par leurs écrits, leur science, et leur dévouement à la vraie foi. Né
en Palestine, il avait traversé la persécution de Dioclétien, dans la compagnie
d’un illustre ami, le docteur et martyr saint Pamphile. Les deux serviteurs de
Dieu avaient charmé les loisirs d’une captivité commune en étudiant les livres saints
et les écrits du grand Origène, dont ils avaient rédigé des commentaires.
Eusèbe avait gardé un tel souvenir de cette intimité, qu’il avait joint le nom
de son ami au sien, et on l’appelait communément Eusèbe Pamphile. Il ne l’avait
pourtant pas suivi jusqu’au martyre, et quelques bruits fâcheux avaient circulé
à ce sujet. Mais ces torts douteux de sa jeunesse étaient effacés dans l’esprit
de ses contemporains, par l’éclat que jetaient sur l’Église ses talents et ses
connaissances littéraires. Bien que la date de ses volumineux ouvrages soit
assez difficile à déterminer, et qu’un certain nombre soit assurément
postérieur à l’arrivée de Constantin en Orient, il est certain qu’à ce moment
déjà son renom était grand et mérité. Deux longues démonstrations de la vérité
de la religion chrétienne, dont l’une ne comptait pas moins de quinze livres et
l’autre de vingt, et où abondent avec d’excellentes raisons heureusement
présentées des citations profanes et sacrées de tout genre, venaient à peine
d’être terminées par lui. Il travaillait à une vaste histoire ecclésiastique,
remontant aux débuts mêmes du christianisme, et suivant son développement,
jusqu’au triomphe de Constantin; et pour ne pas perdre de vue, dans cette
longue série d’années, le fil chronologique des faits, il avait dressé une
chronique de l’histoire entière du genre humain, qui est encore, par le bon
ordre, l’enchaînement systématique, l’exactitude et la précision des dates, le
meilleur monument d’histoire générale que l’antiquité nous ait laissé. Le style
d’Eusèbe, et ses talents oratoires, bien que d’un goût équivoque, étaient fort
estimés dans ces temps de décadence littéraire. Sa phrase, bien que chargée de
mots, d’images et d’épithètes, se déroule avec une certaine majesté. On y
trouve souvent, à travers des antithèses ambitieuses et des exclamations
ampoulées, l’éclat d’une imagination orientale nourrie de modèles bibliques. Ce
n’est plus la simplicité forte de Tertullien, ni la chaleur persuasive
d’Origène; mais les chrétiens, humiliés longtemps par le dédain des philosophes
et des écrivains païens, se plaisaient à citer Eusèbe, comme un émule de
Sénèque et de Quintilien; et s’ils ne trouvaient guère à s’édifier dans ses
ouvrages, ils aimaient à se faire honneur de son talent.
L’accent de la foi et du cœur lui manquait pourtant. A dire le vrai, Eusèbe
de Césarée, malgré de rares qualités d’esprit et de caractère, était un prélat
fait plutôt pour les temps de prospérité que d’épreuve. Habile, insinuant, doué
d’une grande mémoire qu’il enrichissait chaque jour, et d’une éloquence enflée,
mais puissante, il était né pour être l’ornement d’une cour plutôt que le
soutien d’une église. Aussi, s’était-il insinué de bonne heure dans les bonnes
grâces de Licinius et de sa femme l’impératrice Constantine. On a de lui encore
un lambeau de correspondance avec cette princesse, écrite sur un ton de
réprimande et de confidence intimes. La même intimité avait fait la fortune de
son frère ou parent, l’évêque de Nicomédie, qui s’appelait Eusèbe comme lui.
Celui-ci, devenu par ses intrigues, diocésain de la capitale de l’Empire
d’Orient, s’était servi habilement de cette position pour acquérir sur le
gouvernement une véritable influence. Il avait assez bien ménagé ses intérêts
pour ne pas rompre ouvertement avec Licinius, même dans le moment où cet
empereur avait sévi contre les chrétiens, et il lui fallut moins d’adresse pour
rentrer, dès le premier jour, dans la confidence du vainqueur. Ce furent là les
conseillers naturels de Constantin dans l’embarras de sa prise de possession.
Il aurait eu besoin de leurs avis, ne fût-ce que pour s’exprimer naturellement
dans la langue grecque qui lui était étrangère, et Eusèbe de Césarée insinue
assez clairement qu’il fut plus d’une fois chargé de traduire en grec les
discours composés en latin par l’empereur. Il est probable qu’il ne se
renfermait pas scrupuleusement dans le métier de traducteur, et les édits
insérés au milieu de son histoire ressemblent au texte qui les entoure, par
l’enflure du style, par l’éclat souvent faux des images, et aussi par
l’élévation des sentiments et des idées. Il y règne un ton général de gravité
et d’onction qui trahit une main ecclésiastique.
Dans le premier de ces édits, l’empereur, remontant d’abord jusqu’aux
dernières persécutions, rappelle l’état de désolation et de misère où elles
avaient réduit l’Empire. «De tant de crimes, dit-il, étaient sorties des
guerres affreuses et d’effroyables ravages. De là, étaient venus cette disette
des choses les plus nécessaires à la vie, et ce déluge de maux... Dans cette
plaie mortelle qui gagnait toute la chose publique, et qui la réduisait au
dernier péril, quel fut le remède, quel fut le soulagement qu’imagina la
Divinité pour nous tirer d’une telle extrémité? Et lorsque je parle de la
Divinité, j’entends celle qui, seule, existe véritablement, et qui possède à
travers les âges une puissance inébranlable. Et il n’y a point d’arrogance à
parler avec quelque hauteur, lorsque l’on confesse et que l’on reconnaît que
l’on doit tout à un plus grand que soi. Il est certain que Dieu a cherché et
choisi mon ministère comme le plus propre à remplir sa volonté. C’est lui qui
me faisant partir de l’Océan britannique, des régions où, par une loi fatale,
le soleil vient se plonger dans les eaux, a dissipé devant moi, par une vertu céleste,
tous les nuages qui couvraient la terre; afin que le genre humain, instruit par
mes efforts, fût rappelé à l’observance de la règle sainte, et que la foi
bienheureuse, sous la conduite d’un maître puissant, reçût un grand
accroissement. Dieu me garde d’être ingrat et oublieux d’un tel bienfait! Plein
de foi dans la grâce qui m’a confié ce saint ministère, j'aborde enfin les
contrées de l’Orient; plus affligées que toute autre, elles crient vers moi
pour me demander un remède plus efficace. Mais, pour moi, toute mon âme, tout
ce qui respire dans mon sein, tout ce qui passe et remue dans le fond intime de
mon intelligence, je le dois au Dieu souverain , et je le lui consacre avec un
dévouement sans réserve. »
La suite de cet éloquent préambule était une série de dispositions plus
favorables encore que celles des édits précédents soit à la réparation des
dommages causés par toutes les persécutions, soit au rétablissement de la
religion chrétienne dans les régions nouvellement soumises par la victoire. L’édit
entrait dans les plus grands détails sur tous les genres de peines soufferts
par les confesseurs de la foi et sur toutes les natures de réparation qui leur
étaient promises. Les exilés étaient rappelés, les prisonniers détenus dans les
îles, rendus à la liberté; les condamnés aux mines, aux travaux forcés, aux
occupations infamantes, relâchés et réhabilités; les citoyens astreints sans
droit aux charges municipales, rayés des registres de la curie; les militaires
privés de leurs grades avaient le choix, ou d’y être réintégrés, ou de prendre
leur congé. Les restitutions pécuniaires de toute nature n’étaient pas réglées
avec moins de soin. Les héritiers des martyrs étaient invités à faire valoir
leurs droits à toutes les successions confisquées, et à défaut d’héritiers, c’était
l’Eglise qui était appelée à recueillir les biens ainsi tombés en déshérence.
Tous les détenteurs, à titre quelconque, de biens ecclésiastiques, étaient
tenus à restitution du fonds et même des revenus, à moins de dispenses spéciales
obtenues de la clémence souveraine ; le tout accompagné de considérants plus
religieux encore que légaux, où l’empereur parlait en prédicateur plus qu’en
souverain.
Le second édit avait un caractère plus personnel, et Constantin y avait
probablement plus directement travaillé.Eusèbe nous
dit qu’il fut traduit en grec sur le manuscrit autographe. C’était à la fois
une confession personnelle et un traité de controverse fait du haut du trône.
Constantin avait évidemment à cœur de convertir ses sujets par son propre
exemple, et la légitime opinion qu’il avait de son génie se confondant dans sa
pensée avec sa reconnaissance envers Dieu, son langage continuait à porter
l’empreinte d’un mélange singulier de dévotion et d’orgueil. «Je vais,
s’écriait-il, je vais vous faire comprendre aussi clairement que je pourrai
l’espérance qui remplit mon cœur.» Puis il racontait avec des détails d’une
nature tout à fait intime cette délibération solennelle qui avait précédé la
persécution de Dioclétien, et à laquelle, bien que tout jeune encore, il lui
avait été permis d’assister. Il mettait en scène le vieil empereur lui-même aux
pieds du trépied de Delphes, consultant l’oracle menteur d’Apollon, qui se plaignait
que les justes étaient trop multipliés sur la terre. Il rappelait encore par
des traits sanglants, les maux de la persécution et le châtiment des
persécuteurs. Puis, cessant tout d’un coup de parler aux hommes et à la terre,
«et maintenant, s’écriait-il, je t’en supplie, ô Dieu, très-bon et très-grand,
sois clément et propice envers tes créatures qui habitent l’Orient. Daigne leur
apporter le salut parle ministère de ton serviteur. Ce n’est point sans motif
que je te demande un tel bienfait. C'est sous ta conduite et sous tes auspices
que j’ai accompli tant de choses salutaires. C’est en portant ton symbole
devant les armées que je les ai conduites à la victoire. Voilà pourquoi je t’ai
consacré mon âme, avec un mélange salutaire de respect et d’amour; car, j’aime
ardemment ton nom, et ta puissance que tu as manifestée par tant de signes , et
par laquelle tu as confirmé ma foi, m’inspire une terreur religieuse. Essayant
alors, sous une forme succincte et oratoire, une courte démonstration de
l’unité de Dieu tes œuvres, poursuivait-il, te rendent témoignage..., car on
voit le soleil et la terre suivre un cours déterminé : les astres décrivent
autour de la terre des révolutions régulières. Les saisons reviennent à des
temps marqués. Les vents s’agitent a à des époques fixes: le mouvement immense
et inquiet des eaux a pourtant sa mesure. La mer est contenue dans ses
limites.... Si ta volonté ne présidait pas à tous ces mouvements, une telle
diversité, une telle division de puissance auraient dès longtemps causé la
ruine du monde et du genre humain. Car, puisque ces éléments se font la guerre
entre eux, ils la feraient encore bien davantage aux hommes. Mais ta main cache
leur lutte à tous les regards.
«Je désire donc, ajoutait-il, gouverner ton peuple paisiblement, pour
l’utilité commune du monde entier : que ceux qui sont encore dans l’erreur
prennent avec les fidèles leur part de la paix générale. Le rétablissement d’un
régime équitable et commun doit contribuer à les ramener en droit chemin. Mais
que personne n’inquiète son prochain, que chacun fasse ce qui lui convient... Que
ceux qui se refusent à la loi conservent les temples de l’erreur, puisqu’ils le
désirent; nous, nous habiterons la splendide demeure de la vérité que tu as
préparée pour nous. Et nous souhaitons à ceux qui ne partagent pas notre
opinion, de jouir comme nous de la concorde universelle... Que chacun aide son
prochain, s’il le peut, par les moyens qu’il juge convenable, s’il ne le peut
pas, qu’il le laisse en paix. Car, autre chose est d’entreprendre spontanément
la lutte pour l’immortalité, autre chose d’y être contraint par la crainte des
châtiments... Je répète ceci, et avec un peu plus de longueur que ne l’exige le
but de notre clémence..., parce que je sais que plusieurs disent que les rites
et les cérémonies des temples, et la puissance des ténèbres vont entièrement
disparaître; et assurément ce serait là le conseil que j’eusse donné à tous les
hommes, si l’empire de l’erreur n’était, pour le malheur du genre humain, trop
profondément enraciné dans les cœurs de quelques-uns.»
En garantissant aux païens, par ces derniers mots, la liberté complète,
Constantin promettait plus qu’il n’était en pouvoir, et probablement en
volonté, de tenir. La politique était désormais mêlée sans retour à la
religion; la liberté réelle des cultes n’était plus possible. La cause de
Licinius avait été trop ouvertement religieuse pour que le triomphe ne devînt
pas le signal d’une assez vive réaction. Il fallut d’abord retirer aux païens
tous les grands emplois politiques et administratifs; et les officiers même qui
n’étaient pas chrétiens, reçurent l’ordre de ne pas sacrifier ouvertement.
C’était une mesure de prudence politique, assez naturelle au lendemain d’une
lutte, dont le polythéisme avait été le drapeau , et en présence d’un parti, à
peine vaincu, qui ne respirait que la vengeance. Puis, dans beaucoup
d’endroits, les sectateurs des deux religions en venaient aux mains, chacun
luttant contre l’autre, à son heure et suivant ses moyens. Pour le bon ordre il
fallait faire disparaître cette concurrence. Dans ce choix, ce n’était pas
l'église qui cédait le pas au temple. Beaucoup de temples durent être détruits
de la sorte, et l’exemple, une fois donné, était très-promptement répété et
suivi.
Aussi, malgré les promesses de Constantin, les auteurs ecclésiastiques même
qui les rapportent, ne font en même temps nulle difficulté de remplir leurs
récits du tableau des idoles abattues, des objets du culte, étalés ou vendus à
l’encan, en un mot d’une destruction universelle des temples païens qui suivit
la victoire définitive de leur héros. Cette contradiction d’un engagement
qu’ils constatent avec sincérité, et d’un fait qu’ils exaltent avec un saint
enthousiasme, a, ce semble, étonné, plus que de raison, les commentateurs
érudits qui en ont fait l’objet de leurs études. Il n’eût point été naturel, et
je ne sais s’il eût été désirable, qu’une grande force, dirigée par une foi
ardente, se fût contenue elle-même dans une exacte mesure d’impartialité.
Constantin qui ne voulait point proscrire en principe le culte païen, le
frappait sans scrupule partout où il pouvait porter ses coups avec une
apparence d’intérêt politique ou moral. Les temples d’Aphaque,
en Phénicie, et d’Égée, en Cilicie, furent démolis pour avoir servi d’abri à
des orgies dignes de Sodome et de Gomorrhe; celui d’Héliopolis, pour avoir été
transformé, par l’usage, en un lieu de prostitution publique. Le vainqueur usa
partout largement de sa victoire , avec d’autant plus de hardiesse qu’il était
soutenu par l’approbation générale et encouragé par un juste, bien que tardif,
réveil de l’opinion publique. Ces exécutions se faisaient en effet facilement,
les sentiments nouveaux des populations allant d’eux-mêmes au-devant des ordres
d’un maître victorieux. Il ne fallait pas un grand déploiement de troupes :
deux ou trois officiers suffisaient pour aller tirer de leurs retraites les
devins et les prêtresses qu’ils traînaient avec risée devant les regards de la
multitude; puis, dépouillant les idoles des pierreries, des vêtements précieux
qui les couvraient, ils faisaient voir le bois pourri, les os de mort infects,
les crânes dépouillés qui se cachaient sous ce brillant appareil. Les chrétiens
applaudissaient ces exhibitions dérisoires, en répétant les paroles des psaumes
contre les idoles des gentils. La foule des indifférents, d’abord surprise, ne
tardait pas à s’associer à l’exécution, avec ce goût de destruction, naturel
chez elle, qui remplace si vite les croyances ébranlées.
Ce compte, une fois ouvert avec le paganisme, n’était pas près d’être
réglé. Il n’y avait guère, en effet, de temple païen qui ne renfermât dans ses
retraites mystérieuses quelque désordre impudique ou sanglant. Le paganisme, à
vrai dire, n’offrait partout qu’un vaste tableau d’immoralité régulière et
consacrée, sur laquelle le prestige religieux avait seul pu endormir la
conscience publique. Du moment où ce prestige disparaissait, le scandale
demeurait seul. Du jour où on n’approchait plus, les yeux baissés, des autels
de Vénus, de Priape ou de Cybèle, on ne pouvait plus les regarder sans
indignation et sans rougeur. L’Évangile, comme un soleil levant, perçait de ses
rayons les voiles des temples et les retraites des bois sacrés, et montrait au
ciel des idoles immondes, des cérémonies obscènes, toute une école de crimes et
de débauches, qu’une société policée s’étonnait d’avoir supportée si longtemps.
La liberté des cultes divers est devenue possible parmi nous, par l’effet de
cette morale générale, fille de l’Évangile, qui sert de lien commun à toutes
les nations chrétiennes; mais, au quatrième siècle, c’était la morale elle-même
naissante ou régénérée, qui frappait le paganisme de ses anathèmes. L’élan une
fois donné, la justice se fit promptement, bien qu’illégalement, jour; et nous
ne faisons nulle difficulté de croire avec Eusèbe qu’au bout de très-peu
d’années, les plus illustres sanctuaires du paganisme en Orient, étaient, ou
rasés, ou dépouillés de leurs richesses; et qu’on voyait exposés dans les lieux
publics l’Apollon pythien et celui de Smynthe, le
trépied de Delphes ornant un hippodrome, et les muses de l’Hélicon servant de
décoration au palais de l’empereur. Une bonne partie de ces trésors émigra
aussi d’une religion à l’autre. Les richesses des sanctuaires païens servirent
de trophées aux églises qui s’élevaient de toutes parts, par les soins, les
ordres et les bienfaits de Constantin. Cette activité de construction nous est
attestée par une lettre circulaire de Constantin lui-même à tous les évêques,
dont Eusèbe avait eu la première communication.
Mais le combat des deux cultes allait cesser d’être la grande affaire de
l’Empire et de l’Église. C’est du sein de l’Église triomphante que s’élevaient
déjà les germes de nouvelles et dangereuses luttes sociales. L’église d’Orient,
à l'avènement de Constantin, était travaillée par un mal intérieur, dont les
symptômes étaient déjà visibles, et que le souffle corrupteur des prospérités
humaines devait rapidement, développer. Sur ce théâtre nouveau et plus
compliqué, Constantin allait se retrouver en présence d’une de ces divisions religieuses
qui faisaient le désespoir de sa politique comme de sa foi. Mais, là, ce
n’était plus un désordre local et passager; c’était un de ces schismes
persévérants et passionnés qui naissent, dans les temps de foi vive, de
l’ardeur trop excitée de la pensée humaine, et que Dieu permet pour servir de
démonstration et d’épreuve à l’unité miraculeuse de son Église. Un soldat,
simple d’esprit et de cœur, était très-excusable de ne rien comprendre à ces
divisions. Mais à la distance des temps et des lieux, il est permis d’en
apprécier plus justement les caractères et les causes. Pour les saisir dans
leur ensemble, il faut jeter un coup d’œil sur l’état général des esprits en
Orient, et revenir sur quelques considérations déjà précédemment étudiées. En
nous écartant un moment de la suite chronologique des faits, nous en
reprendrons, un peu plus tard, le fil, d’une main plus assurée.
Les différences que nous avons observées entre l’état social des deux
moitiés de l’Empire, se reproduisaient, dans une assez exacte correspondance,
chez les deux grandes fractions de l’Église chrétienne et dès les temps apostoliques, nous avons pu
les remarquer. L’église latine nous a fait voir, dès ses premiers pas, une Foi
simple et ferme, une activité ardente et pratique, un esprit de discipline et
de gouvernement. L’écueil de ses grandes qualités était, chez quelques-uns de
ses enfants, une méfiance un peu jalouse de toute science humaine et quelque
rudesse dans l’application morale des doctrines; défauts légers toujours contenus
par la présence d’une autorité salutaire et que le siège de Rome ne favorisait
pas. L’église d’Orient, nommée communément, plutôt en raison de sa langue que
de sa patrie, l’église grecque, présentait un tout autre mélange de vertus et
d’imperfections. Un besoin de méditation, naturel chez les héritiers des mages
de Perse, des hiérophantes d’Égypte, et des sophistes d’Athènes, s’y était
développé de bonne heure et y avait porté des fruits abondants d’éloquence et
de savoir. L’église grecque était entraînée par une propension invincible à la
contemplation des mystères divins. Ce goût de contemplation prenait lui-même
des formes aussi variées que les caractères individuels. Chez les âmes douées
d’une vive sensibilité, il tournait facilement à l’exaltation et à l’extase. Au
contraire, chez les fidèles, en qui l’esprit parlait plus haut que le cœur, la
méditation aboutissait vite à des raisonnements, à des discussions, parfois à
des subtilités de métaphysique. Dans la foi comme dans l'erreur, toutes ces dispositions
devaient se reproduire. L’église latine était destinée à avoir habituellement à
sa tête de grands hommes d’organisation et de gouvernement, mais à réprimer
souvent dans son sein les excès d'un fanatisme violent. Enthousiaste et
savante, mystique et lettrée, l’église grecque devait produire, avec une
fécondité inépuisable, des solitaires et des philosophes; mais la pureté de sa
doctrine était sans cesse menacée par les écarts d’une imagination mal réglée,
et l’orgueil d’une fausse logique.
Jamais, d’ailleurs, peut-être, plus vive effervescence n’avait régné dans
tout l’Orient chrétien, qu’au moment où Constantin prenait les rênes de son
nouvel empire. Tandis que la persécution avait enflammé toutes les âmes, une
grande ardeur philosophique s’était emparée de toutes les intelligences. Un
mouvement immense portait partout les populations vers les choses divines. Dans
les cités les plus populeuses on abandonnait les cirques et les théâtres, pour
se presser vers les déserts et vers les écoles. Deux courants divers, partis d’une
même source, portaient les hommes à aller contempler Dieu dans les solitudes,
ou disserter sur lui au pied des chaires.
Alexandrie, capitale intellectuelle et morale de tout l’Orient, était le
centre commun de ce double mouvement. L’élan donné par Clément et Origène, ne
s’était pas arrêté un seul instant, et des auditoires de philosophie religieuse
ne cessaient de s’y élever et de s’y remplir. Les écrits d'Origène surtout, et
ses explications sur la nature divine tout empreintes des souvenirs de Platon,
étaient l’objet habituel de développements et de controverses. On en discutait
assez publiquement, et, dans les dernières années du troisième siècle, il n’y
avait presque aucun saint et savant personnage d’Orient qui n’eût pris parti pour
ou contre la mémoire ou la méthode d’enseignement de ce grand docteur. On voit
par les fragments de l’apologie d’Origène, rédigée par saint Pamphile, qui nous
reste, avec quelle vivacité ces débats étaient poursuivis. Renaissant sans
relâche dans les écoles, ils ne cessaient de préoccuper les esprits des
questions les plus profondes et les plus ardues du dogme chrétien.
Et pendant que du haut des chaires se déployait ainsi tout l’appareil d’une
métaphysique religieuse, les campagnes qui environnent la grande cité, les
bords du fleuve qui l’arrose, les déserts qui l’avoisinent, se peuplaient d’une
nation de solitaires contemplatifs. Dès longtemps, avant même la propagation de
la religion chrétienne, on avait vu sur les bords du Nil des colonies de sages,
vivant sous une règle austère, dans l’abstinence des jouissances et presque des
nécessités du corps, dans la méditation assidue et tendre des grandeurs de
Dieu. La vie des thérapeutes, décrite par le juif Philon, au premier siècle de
notre ère, et avant toute connaissance de l’Évangile, ressemblait déjà d’une
façon frappante à ce que put être dans la suite la règle d’un monastère
chrétien. La tradition de cette existence solitaire ne fut pas perdue,
lorsqu’un dogme plus précis vint donner à la pensée religieuse un aliment plus
substantiel; et dès le lendemain du christianisme, les retraites d’Égypte
furent habitées par des Ascètes du culte de Dieu, c’est-à-dire par des hommes
uniquement consacrés à la contemplation divine, châtiant leurs corps par toutes
sortes de mortifications et de jeûnes, pour l’assujettir dans une servitude
plus complète aux ordres de l’âme. Mais, au début du quatrième siècle, ce qui
n’était jusque-là qu’une suite de résolutions isolées et obscures, prenait
l’éclat d’un mouvement général. L’Égypte et la Palestine assistaient à une
véritable émigration populaire du monde vers la solitude.
Le chef et l’inspirateur de ce mouvement était un enfant de cette partie de
la Haute-Égypte, qu’on nommait la Thébaïde, Antoine d’Héraclée. Nature originale
et ardente, Antoine, fils d’une famille de chrétiens aisés, avait dès son
enfance, professé le dédain de la science jusqu’à ne vouloir pas même apprendre
le grec. Mais, il ne se refusait à l’étude que pour s’adonner plus entièrement
à la méditation, et ne fuyait le commerce enfantin de ses camarades que pour se
livrer, sans contrainte, aux instincts d’une imagination pensive. Cette passion
de solitude, d’observation et de silence, redoublée par les appels pressants
d’une grâce toute-puissante, n’avait fait chez lui que grandir avec l’âge. Ne
trouvant dans l’Égypte même aucun lieu assez retiré, c’était dans les montagnes
qui bordent la mer Rouge, au milieu des débris d’un vieux château fort, qu’à
peine âgé de trente ans, il avait couru s’enfermer loin de tous les regards.
Là, après de longs jours de jeunes et de longues nuits de veilles, n’entendant
que le rugissement des lions, le sifflement des serpents et le bruit des
tourbillons de sables soulevés par le vent du désert, il avait vu d’étranges
apparitions s’agiter devant ses regards. Il avait éprouvé, sous une forme
matérielle, dans sa chair et dans ses os, au milieu des frissons et des sueurs,
la lutte redoutable de la nature contre la grâce, et du péché contre Dieu.
L’esprit du mal, l’éternel ennemi du genre humain, avait, à ses yeux, pour
l’effrayer ou le séduire, revêtu ces apparences sensibles, sous lesquelles il
s’était montré autrefois au Sauveur lui-même, dans les retraites de la Judée.
On dit que vingt ans s’étaient écoulés de la sorte, personne ne pouvant
entrer chez l’anachorète, pas même ceux qui lui apportaient, de six mois en six
mois, les rations desséchées de biscuit qui lui servaient de nourriture. On
entendait du dehors ses gémissements, ses luttes et ses prières. Le bruit d’une
vie si singulière s’étant répandu dans toute l’Égypte, et les portes du château
étant assiégées de visiteurs, Antoine consentit enfin à se laisser voir, et à
raconter à la foule accourue de toutes parts, la longue et dramatique histoire
de sa solitude. Puis, au moment de la persécution, à Alexandrie, vers 310, il
vint s’offrir de lui-même aux bourreaux, qui, on ne sait pourquoi,
l’épargnèrent. Mais sa présence fut l’objet d’une curiosité universelle.
Avidement accueillis par l’imagination populaire, les récits d’Antoine
devinrent le signal d’un entrainement universel vers la vie monastique. Les
écrivains ecclésiastiques sont unanimes sur la rapidité avec laquelle son
exemple fut embrassé et suivi. Sous l’empire d’une parole brève, simple, un peu
rustique, pareille à celle d’un général d’armée qui voudrait emporter d’assaut
l’éternité comme une citadelle, les hommes se décidaient à quitter tous les
biens de ce monde pour vaquer au grand exercice. La foule devint bientôt si
grande dans le désert que le saint n’y trouvait plus ce qu’il aimait avant
tout, l’entretien solitaire avec Dieu. Il lui faillit une retraite plus
éloignée encore, plus voisine des sources du Nil, plus perdue dans des
profondeurs sablonneuses. Il se réfugia dans une montagne caverneuse, à trois
jours de marche encore au-delà de la ville d’Aphrodite, l’une des dernières de
l’Égypte. C’était de ce nid d’aigle qu’il sortait de temps à autre pour venir
donner ses instructions à ses imitateurs. C’était là aussi, que de toutes parts
, et principalement d’Alexandrie, les pèlerins et les curieux allaient chercher
celui qu’ils appelaient le grand par excellence. Le désert était devenu tout
d’un coup une route battue et fréquentée, dont les diverses réunions
d’anachorètes marquaient les étapes. On y établissait des relais de chameaux
pour conduire les voyageurs. Des monastères du dehors les moins avancés dans la
solitude, et les moins rigoureux dans leur règle, on passait à celui de Pispir, placé sous la direction immédiate de Macaire, le
disciple favori du saint, et où se formait déjà son successeur, saint Hilarion,
qui devait porter en Palestine l’exemple et la tradition du maître. Les
visiteurs étaient si nombreux que Macaire était convenu avec Antoine d’un signe
particulier pour distinguer ceux qu’amenait un véritable désir d’édification et
de piété, de ceux qu’attirait un motif de curiosité profane. On appelait
ceux-ci les Égyptiens et les autres les gens de Jérusalem; aux premiers,
Antoine faisait préparer à manger et donnait sa bénédiction; avec les autres, il
veillait toute la nuit, en leur parlant de leur salut.
Parmi ces visiteurs, le biographe d’Antoine rapporte que plus d’une fois se
présentèrent des philosophes païens, accourus tout exprès d’Alexandrie, pour
disserter de la nature de Dieu avec le saint ermite. Après quelques formules
d’humilité un peu railleuses, et qui lui servaient à tourner doucement la
science humaine en dérision, Antoine entrait en débat avec eux de manière à
faire voir que s’il lisait peu, il pensait beaucoup, et que le grand livre de
la nature, comme il disait parfois, lui profitait plus que ceux des hommes. Il
lui arriva ainsi à plusieurs reprises de soutenir, à la grande surprise de ses
auditeurs, des thèses régulières sur l’essence de Dieu , sur la multiplicité
des personnes divines, et sur la possibilité de l’incarnation et de la mort de
l’une d’entre elles. Puis, il les étonnait par quelques traits de la puissance
merveilleuse qu’il exerçait sur la nature subjuguée. On pourrait se demander
avec surprise qui étaient ces philosophes païens assez animés à la recherche de
la vérité, pour faire ainsi plusieurs jours de marche sur le sable brûlant de
la Thébaïde, et venir disserter de la nature de Dieu, assis sur quelques
rochers, au bord des torrents. Car nous avons vu à quel état d’abandon et de
misère était tombée, dans les plus belles années de l’Empire, la philosophie
grecque. Mais le christianisme faisait sentir sa chaleur à ceux mêmes qui le
combattaient, et l’ardeur divine qui dévorait toutes les âmes en Égypte, avait
gagné les ennemis les plus décidés de la religion nouvelle. Sous l’influence de
cet esprit général dont ils ne connaissaient pas l’origine, les maîtres
profanes d’Alexandrie s’étaient tout d’un coup ranimés, et une école ouverte
par des hommes éminents, travaillait à ressusciter la science grecque et à
ranimer le flambeau éteint de la pensée et de la piété païennes.
La fin du troisième siècle avait vu naître, le début du quatrième voyait
fleurir à Alexandrie une nouvelle secte philosophique, étroitement attachée au
polythéisme mourant, héritière respectueuse et tendre des anciennes
philosophies d’Athènes et de Stagyre, mais essayant
de les raviver par l’originalité de combinaisons ingénieuses. Cette secte se
donnait à elle-même le nom de nouveau platonisme. Elle était entrée de bonne
heure en rivalité avec le christianisme. On méconnaîtrait un des traits
essentiels du tableau de cette époque, si on ne s’arrêtait un instant sur cette
concurrence inattendue de la philosophie et de la religion, qui achevait de
pousser les esprits vers les régions métaphysiques, et contribuait à tenir tout
l’Orient dans un état singulier d’agitation et de fièvre morales.
La nouvelle secte philosophique d’Alexandrie avait fait ses premiers pas, à
peu près dans le même temps où brillait, d’un éclat naissant, le gymnase
chrétien, illustré par Clément et par Origène; et probablement, dès leur début,
les deux écoles avaient eu ensemble, par l’intermédiaire d’élèves et même de
maîtres, que des conversions faisaient passer de l’une à l’autre, d’habituelles
communications. Des indices légers, mais assez clairs, des ressemblances de
noms singulières, entre les premiers docteurs, suffisent, suivant nous, pour
établir au-dessus de tonte contestation, la fréquence et l’antiquité de ces
rapports. Mais ils n'étaient point avoués par la nouvelle secte philosophique.
Elle affecta longtemps au contraire de mépriser le christianisme jusqu’à en
ignorer le nom. Plotin, son fondateur, bien que contemporain d’Origène , dont
la renommée était si répandue dans tout l’Orient, ne paraît pas avoir daigné
faire mention du Christ. Mais, cette indifférence apparente n’avait pu tenir
contre le flot, toujours montant, de la religion victorieuse, et au moment où
nous sommes parvenus, mie lutte très vive était engagée entre les maîtres
alexandrins et les chrétiens de toute espèce, docteurs ou solitaires.
Porphyre, disciple de Plotin, véritable Platon de ce nouveau Socrate, grand
organisateur de toute l’école, avait consacré un ouvrage entier, qui ne
contenait pas moins de quinze livres, à la réfutation en règle du christianisme
et de la religion judaïque; il y avait déployé une grande connaissance de tons
les textes chaldéens, hébreux, syriaques, et une intelligence profonde, bien
qu’altérée par une partialité malveillante, des divers sens de toutes les
prophéties bibliques. Cet ouvrage, publié au milieu de la dernière persécution,
avait eu un grand retentissement et était devenu une sorte de catéchisme pour
tous les adversaires de la religion chrétienne. Les réfutations, en revanche,
n’avaient pas manqué; aucun apologiste chrétien n’avait négligé celte controverse;
et Eusèbe de Césarée devait une partie de sa réputation au talent qu’il avait
déployé dans sa Démonstration évangélique, en détruisant les sophismes
et les arguments de Porphyre. Porphyre n’avait point eu la douleur de survivre
au triomphe de ses ennemis; il était mort en 312, l’année même de la victoire
de Constantin, léguant à ses disciples une haine profonde contre le
christianisme, et un arsenal très-abondant d’armes de guerre pour continuer
cette lutte désespérée.
Rien donc n’était plus déclaré que l’hostilité du christianisme et de la
nouvelle secte philosophique d’Alexandrie. Et cependant, telle est, sur des
contemporains, l’influence de la communauté de la vie, de la patrie, des idées
et des habitudes, que cette philosophie, rivale et ennemie de la foi
chrétienne, qui avait inspiré ses bourreaux et maudissait sa victoire,
présentait pourtant avec ce même christianisme, d’étranges ressemblances de
sentiment et de langage. Les monuments qui nous en restent aujourd’hui offrent
pour le tour des idées, et pour l’inspiration générale qui les anime, des
rapports très-frappants avec les écrits des Pères du même temps et du même
pays; à ce point qu’on a pu se demander plus d’une fois de quelle part était
venue l’initiative ou l’imitation, et si la religion avait donné des modèles à
la philosophie, ou lui avait emprunté ses lumières. Cette question, souvent
agitée, dans laquelle l’érudition n’a guère servi qu’à fournir des armes à
l’esprit de parti, et qui aboutit à de réciproques accusations de plagiat et
d’imitation, a quelque chose en soi de frivole. Des concitoyens, des contemporains,
quelque divisés qu'ils puissent être par les préjugés ou les passions, se
ressemblent sans se connaître et s'imitent tout en se combattant. Nous avons
fait remarquer, sans détour, quelle influence l’étude de Platon avait exercée
sur les systèmes particuliers des Pères de l’église grecque et principalement
d’Origène. Il serait puéril de contester qu’à leur tour les traditions de la Judée,
si fort en honneur en Égypte, les souvenirs de la Bible, que tout lettré
d’Alexandrie avait feuilletée dans la version des Septante, enfin tous les
sentiments nouveaux et ardents, dont la foi chrétienne embrasait, comme un
foyer, l’atmosphère, peuvent réclamer leur part dans les inventions
philosophiques du nouveau platonisme alexandrin, et à l’insu de Plotin, comme
en dépit de Porphyre, les inspirèrent plus d’une fois l’un et l’autre.
C’était principalement sur la grande question de la nature de Dieu, ce
problème favori de la science orientale, que la nouvelle philosophie
d’Alexandrie se rencontrait avec le christianisme dans ces rapports d’imitation
et de coïncidence. Comme la religion chrétienne, le néo-platonisme alexandrin
était arrivé à reconnaître en Dieu trois personnes diverses, ou comme on disait
en grec trois hypostases, distinctes, bien qu’unies, et n’altérant pas l’unité
substantielle de l’Être suprême. Les Alexandrins distinguaient, comme les
chrétiens, trois personnes en Dieu, qu’ils ne nommaient pas à la vérité, comme
l’Évangile, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, mais par des noms plus
philosophiques, l’Un, l’intelligence et l’âme. L’unité dans la trinité, ce
grand mystère du christianisme se trouvait ainsi adoptée à Alexandrie, d’un
commun accord, par la philosophie et la religion. Là, il est vrai, s’arrêtait
la ressemblance, et dès qu’on entrait dans le développement de cette idée,
l’identité verbale faisait place à des différences profondes et inconciliables.
Tandis que la trinité chrétienne était composée de trois personnes vivantes,
ayant toutes leurs attributs sensibles, leurs rapports directs avec le monde,
connus de l’imagination comme du cœur de tout homme, la trinité alexandrine,
produit artificiel d'une combinaison de systèmes, n’était qu’une collection
d’abstractions philosophiques. A la place du père, Yahvé, le Dieu de la création,
l’instituteur d’Adam, le législateur des Juifs, l’ami d’Abraham et de Moïse, la
première personne de la trinité alexandrine n’était qu’une froide unité, sans
nom, sans attributs, sans couleur, enfermée dans un nuage impénétrable et dans
un morne silence. Rien, non plus, dans la trinité alexandrine, qui ressemblât à
ce Fils divin, sagesse et verbe du Très-Haut, mais incarné dans le sein de
Marie, sous une forme touchante, sans cesse présent aux yeux de tous les
chrétiens, dont la voix retentissait encore dans tontes les âmes, dont le sang
avait arrosé le Calvaire. La seconde personne des Alexandrins était une
intelligence toute passive, miroir où se réfléchissaient, non pas même le
spectacle delà nature, mais les abstraites généralités de la dialectique. Les
mêmes différences se retrouvaient dans la troisième personne des deux Trinités.
À vrai dire, par conséquent, le nom seul était commun entre elles; mais cette
communauté de nom n’en avait pas moins pour effet de rendre l’idée de la
Trinité familière à tous les esprits, et d’en introduire l’usage dans la langue
vulgaire des païens comme des chrétiens. La distinction des personnes divines,
leurs rapports, leurs différences, leur égalité ou leur subordination , leur
dépendance réciproque , tous ces points de haute doctrine qui semblaient
destinés à ne jamais sortir des sanctuaires de théologie, se trouvaient
transportés ainsi dans les conversations communes. On en parlait dans les
églises, dans les auditoires, dans les places publiques et dans les campagnes,
d’autant plus que la révolution politique, accomplie par Constantin, au nom
d’une foi nouvelle, portait naturellement tous les entretiens sur les questions
religieuses, si intimement mêlées à la vie et à la destinée de chacun. On causait
communément dans les villes d’Orient de la Trinité et de ses hypostases,
en même temps que de la destruction d’un temple voisin, de la destitution d’un
magistrat païen, de quelque édit nouveau de tolérance porté par l’empereur
chrétien.
Il faut joindre enfin à ce mélange d’excitations diverses la présence d’un
culte païen, encore puissant sur l’imagination d’une très grande partie de
population. Le paganisme d'Egypte avait gardé, malgré quelques superstitions
ridicules, un caractère austère et mystique qui devait lui permettre dans la
suite de s’allier facilement à la philosophie nouvelle, et qui le préservait du
mépris général où était tombé le culte des dieux. Aussi, malgré la ferveur et
le nombre des chrétiens, les temples d’Égypte étaient encore debout, et au
milieu d’Alexandrie même s’élevait le Serapeion (temple de Sérapis), porté par cent degrés et dominant toute la ville. Ce
sanctuaire renfermait un immense simulacre du dieu Sérapis, dont les deux bras
s’appuyaient, à gauche et à droite, à chaque paroi de l’édifice, et qui était
disposé de manière à recevoir, par une ouverture imperceptible, le rayon du
soleil levant sur le visage et comme le baiser de l’aurore. D'innombrables
cellules, qui étaient pratiquées dans la hauteur du temple ou sous ses portiques,
servaient de demeure à une corporation de prêtres ancienne et respectée.
C’étaient là sans doute autant de théâtres de discussion où les faits du jour,
les questions philosophiques et les dogmes de la foi chrétienne étaient l’objet
de commentaires animés et de dissertations subtiles.
C’est le danger des temps où la foi est ardente et générale, que les
questions religieuses servant de préoccupation à toutes les âmes, deviennent
matière de conversations oiseuses ou passionnées. Quand la pensée de l’homme se
précipite ainsi avec plus d’entraînement que de prudence dans les champs de
l’abstraction philosophique, il est bien rare qu’elle ne s’y égare pas. Quand
les hautes vérités religieuses cessent d’être distribuées paisiblement par la
discrétion des sages à la foi des simples, les hérésies sont près de naître.
Sur un sol aussi échauffé , dans la fermentation de tant d’éléments
inflammables, une étincelle suffit pour allumer et propager un incendie.
Ce fut vers l’an 319 que le saint évêque Alexandre, gouvernant le diocèse
d’Alexandrie , homme de paix et de vertus apostoliques, fut informé que dans
son clergé circulaient des opinions étranges sur la nature de la seconde
personne de la Trinité. Ces opinions n’allaient à rien moins qu’à contester
l’égalité du Fils et du Père, et à établir un système suivant lequel le fils ne
serait que le premier-né de toutes les créatures, créé comme l’une d’entre elles,
et n’existant pas de toute éternité. En prenant des renseignements, Alexandre
apprit que le propagateur des ces innovations était
un prêtre estimé pour sa science, quoique déjà connu par quelques difficultés
avec ses supérieurs. On le nommait Arius; il était originaire de la Lybie, et
il avait la conduite de la paroisse qu’on appelait Baucale;
car, la ville d’Alexandrie, presque seule en Orient, était régulièrement
divisée en paroisses, soumises à ce que nous nommons aujourd’hui des curés. La
renommée d’Arius était assez grande pour qu’il eût été question de lui, à la
dernière vacance du siège épiscopal, et sans doute quelque froideur en était résulté
entre le nouvel évêque et son rival, devenu son inférieur. Alexandre ne le fit
pas moins venir, sur- le-champ, et lui adressa de paternelles exhortations.
L’extérieur grave, les formes polies et sèches d’Arius, sa bonne mine relevée,
par une taille majestueuse, et plutôt encore ornée qu’altérée par les traces de
la méditation et des austérités, intimidaient un peu le doux évêque, qui mit
beaucoup de ménagements dans ses premières réprimandes. Arius, de son côté,
paya d’équivoques, ce qui n’était pas difficile dans une matière si délicate,
et où il était aisé de confondre ce qui convient au Christ dans sa nature
humaine, et ce qui n’appartient qu’au verbe éternel de Dieu. Puis, il s’en
alla, disant qu’il était pleinement d’accord avec son évêque. Profitant des
facilités que lui donnait son ministère pastoral, pour insinuer à son aise le
venin de sa doctrine, il la prêchait d’abord tout bas dans les maisons, puis il
se hasarda à la déduire tout haut dans des conférences publiques. On se hâta d’avertir
de nouveau l’évêque. Celui-ci sentant la nécessité de défendre la vraie doctrine,
mais essayant encore de prévenir un éclat, choisit la Trinité pour sujet d’une
de ses conférences ecclésiastiques, et sans attaquer directement personne, il
fit voir d’après toute l’antiquité chrétienne, bien qu’avec des développements
un peu trop ambitieux que les trois augustes personnes étaient entre elles
parfaitement unies et égales. Arius, qui se savait appuyé par plusieurs membres
de l’assemblée, prit alors hardiment la parole , et réfuta, en termes très acerbes,
les assertions de l’évêque. Soutenir l’égalité parfaite des personnes de la
Trinité, c’était, disait-il, reproduire l’erreur de Sabellius, qui
n’avait voulu voir dans ces différentes personnes que des noms divers et des
attributs spéciaux du même être. Les égaler à ce point, c’était les confondre.
Puis, il posa avec assurance ce raisonnement qui allait être répété sur bien
des tons divers, et avoir dans le monde un grand retentissement: si le Père
a engendré le Fils, celui qui engendre existait avant celui qui est engendré;
donc il y a eu un temps où le Fils n’existait pas. La réunion se sépara
dans un grand trouble. L’argument d’Arius avait paru frappant à beaucoup des
assistants, et la nouvelle doctrine se répandit très promptement. Ses partisans
s’en allaient sur les places publiques, arrêtant les passants, et
principalement les femmes, pour leur poser cette question : Aviez-vous un
fils avant d’en avoir mis au monde? Et sur leur réponse négative: Dieu
non plus, disaient-ils, ne pouvait avoir de fils avant d’avoir engendré.
Les femmes étaient très-frappées à cette conclusion, et un peu plus de facilité
de conscience qu’elles trouvaient chez les prêtres amis d’Arius, achevait d’assurer
à la secte nouvelle le puissant appui des matrones du grand monde, qui
n’étaient pas toujours irréprochables. Dans les retraites des saintes filles
consacrées à Dieu, Arius n’était pas moins populaire, Épiphane compte qu’il
avait de son parti environ sept cents vierges qui ne voyaient en lui qu’un
saint prêtre, injustement persécuté.
La main débonnaire d’Alexandre n’était pas de force à arrêter les progrès
du mal. L’anarchie se glissa très rapidement dans le troupeau. D’autres curés: Colluthe, Carpone, Sarmate,
inventaient d’autres opinions, et chacun commençait à parler, à endoctriner à
sa guise. Mais, heureusement pour Alexandre, il n’était pas seul à soutenir la
lutte. Dieu avait mis auprès de lui un aide pour le soutenir. Dans l’intimité
de l’évêque, mangeant à sa table, travaillant dans son cabinet, le servant à
l’autel, croissait un jeune diacre, de chétive et méprisable stature, mais
enfermant dans un faible corps, et trahissant par un regard perçant, une âme
indomptable. Si l’on en croit une tradition qui n’est pas dépourvue de bons
témoignages, l’évêque en avait fait rencontre dans une circonstance singulière.
Il avait aperçu un jour, de sa fenêtre, des enfants, qui, sur le bord de la
mer, imitaient, en jouant, les cérémonies de l’Église. Trouvant que la chose
passait la plaisanterie, il fil monter les petits officiants, et leur demanda quel
était ce jeu. Les enfants, tout troublés, dirent d’abord qu’ils n’avaient rien
fait; mais pressés de questions, ils finirent par avouer que, l’un d’eux, nommé
Athanase, avait rempli les fonctions d’évêque et les avait baptisés. Alexandre
poussa plus loin son interrogation. Qu’avait fait ce prétendu évêque?
qu’avait-il enseigné, et que lui avait-on répondu? Il se trouva que tout
s’était passé si régulièrement, que toutes les fonctions du baptême avaient été
si bien remplies dans l’ordre voulu, que d’un commun accord, l’évêque et les
prêtres convinrent que le sacrement était valable. Alexandre garda les enfants
auprès de lui pour les former au ministère sacré; et Athanase, son favori,
instruit dans toutes les sciences, devint son conseil habituel et son
secrétaire privé.
Il pouvait avoir environ vingt ans lorsque commencèrent les démêlés de son
chef avec Arius. Dans cet âge si peu avancé, il s’était déjà fait connaître par
deux écrits, dirigés contre les païens, où l’on remarquait une profondeur de
pensée et une vigueur de logique peu communes. Son style, pourtant, n’était pas
exempt de ces déclamations fleuries, ni sa pensée des raffinements
philosophiques qu’on reprochait communément aux élèves des écoles d’Orient. Les
formules abstraites revenaient fréquemment sous sa plume, et les manières de
parler platoniciennes lui étaient familières. Mais ces habitudes étaient
combattues chez lui par de plus salutaires inspirations. Il s’arrachait souvent
à ses travaux et à la ville, pour aller respirer l’air sain de la montagne, et
se retremper dans les conversations du pieux anachorète Antoine, qu’il
affectionnait très particulièrement, et dont la simplicité sainte faisait rapidement
tomber l’éblouissement d’un vain savoir. D’ailleurs, Athanase était enflammé,
dès sa jeunesse, de la passion qui fait les saints, l’amour de Jésus-Christ. Le
jour où il crut voir dans les discours d’Arius une atteinte portée à l’honneur
de ce Dieu chéri, il bondit d’indignation; et l’ardeur d’un sentiment vrai
aiguisant toutes ses facultés, il consacra, désormais, sans relâche, à la
défense du Verbe incarné, toutes les ressources d’une science immense et d’une
dialectique invincible, dirigées par un grand bon sens et par une volonté de
fer.
Sous l’influence de ses avis, la conduite d’Alexandre prit tout d’un coup
une action plus énergique. Arius fut cité à se défendre devant son évêque, et
devant le clergé d’Alexandrie, assemblé dans deux audiences successives. Il
soutint son dire avec une grande impudence. Il était assez difficile de lui
faire articuler précisément quelle nature il attribuait au Fils de Dieu. Mais,
un point paraissait fixé dans son esprit, c’est que la seconde personne de la
Trinité avait été créée par la première, et n’était, par conséquent, ni
éternelle, ni incommutable. On le poussa très vivement, dans la conférence, sur
ce sujet, jusqu’à lui demander, si le Verbe de Dieu pouvait faillir comme le
Diable, et il répondit sans hésiter: Assurément, puisqu’il est sujet à
changement. Il n’y avait plus moyen de balancer, et Alexandre se décida à anathématiser
l’hérétique et à le chasser de l’Église. La sentence fut signée par plus de
trente prêtres et quarante diacres, au nombre desquels figure la signature de
deux Athanase. Mais, pour s’assurer d’une sanction plus considérable encore,
Alexandre convoqua un concile de tous les évêques d’Egypte et de Lybie, au nombre
de près de cent, dont le jugement vint confirmer le sien. Onze diacres et deux
évêques, Second de Ptolemaïde, et Théonas de Marmarique, qui avaient partagé les sentiments
d’Arius, furent compris dans la sentence.
Arius ne pouvait rester dans Alexandrie après cette condamnation
solennelle; mais il n’était pas homme à se soumettre et à se décourager.
Gardant des relations nombreuses dans la ville où le sentiment populaire lui
était plutôt favorable, et où on regrettait généralement la rigueur de l’évêque
pour un si saint prêtre, il chercha un refuge auprès des évêques voisins ;
il calculait, non sans raison, que plus d’un motif en rangerait un grand nombre
de son côté. Il pouvait compter d’abord sur Mélèce,
évêque schismatique de Lycople, qui depuis quinze ans,
était en guerre ouverte avec tous les évêques d’Alexandrie, par suite d’une
condamnation encourue, pour avoir sacrifié aux idoles. Mélèce avait un petit parti fort actif, qui causait beaucoup de troubles en Égypte, et
avec lequel Arius avait été autrefois en relation. Il avait été aussi en
relation de jeunesse et d’études avec beaucoup d’autres prêtres, à l’école d’un
certain Lucien d’Antioche qui, bien qu’il ait gardé le nom de saint, paraît
avoir enseigné une doctrine un peu étrange. Tous ses élèves en avaient conservé
quelque trace, et surtout étaient restés fort en amitié les uns avec les
autres, s’appelant familièrement les conlucianistes.
Puis, la jalousie était assez grande dans tout l’Orient contre le siège
patriarcal d’Alexandrie, et il n’était pas difficile de susciter des inimitiés
contre Alexandre. Enfin, il faut bien le dire, les docteurs d’Orient, depuis
Origène, avaient tant raisonné sur le Verbe et sa filiation, que la simplicité
de la foi primitive s’était insensiblement altérée chez eux; à force de plonger
leurs regards dans l’abîme, les meilleures têtes étaient atteintes d’un peu de
vertige.
Arius exploita avec une incroyable activité toutes ces faiblesses. Sous une
apparence austère qui donnait plus de charme au tour assez piquant de son
esprit, il excellait dans fart de plaire aux hommes. II dissimulait avec
artifice la partie de sa doctrine la plus odieuse aux cœurs chrétiens,
enveloppait toute la difficulté de quelques versets de l’Écriture mal
appliqués, et insistait principalement sur son désir de paix, sur la dureté de
son évêque, et surtout d’un jeune secrétaire, mauvaise tête et esprit hautain,
disait-il, qui entraînait le bon vieillard. Il allait, venait, envoyait des
députations; il connaissait le faible de tons et les flattait sans affectation
à l’endroit sensible. Au vaniteux Eusèbe de Nicomédie, si fier de son rang et
de sa science, il écrivait humblement: «Mon seigneur, très-cher, homme de Dieu,
très-fidèle et très-orthodoxe Eusèbe, Arius persécuté par l’évêque Alexandre ,
pour cette vérité chrétienne dont vous êtes le défenseur, vous salue... Notre
évêque nous opprime et nous persécute, et fait mouvoir contre nous toutes ses
machines.... ls disent que le Père et le Fils , tout cela est la même chose :
que le Fils coexiste avec Dieu sans être engendré par lui, ou bien qu’il est
engendré sans l’être; les uns l’appellent l’émission, les autres la projection
du Père.... Quant à nous, nous disons tout haut ce que nous pensons et ce que
nous sentons, c’est qu’il n’est pas vrai que le Fils n’ait pas été engendré, ni
qu’il fasse partie d’un être non engendré .Mais, par le conseil et la
volonté de Dieu, il a existé avant tous les temps, comme Dieu parfait, fils unique,
immuable; il n’était pourtant pas avant qu’il fut engendré, ou créé, ou
déterminé. Car il est engendré... Voilà pourquoi nous sommes persécutés. Vous
savez le reste. Demeurez en notre Seigneur, en vous souvenant de nos maux, ô
véritable conlucianiste, mon seigneur Eusèbe.»
Tel qu’Eusèbe de Nicomédie nous est connu, il n’avait garde de refuser un patronage, si humblement offert, et qui pouvait lui donner
l’occasion d’humilier un rival considérable, et d’élever son siège au premier
rang de tout l’Orient. Il invita Arius à venir auprès de lui , à Nicomédie, et
cet important suffrage valut aussitôt à l’hérétique le concours d’un très-grand
nombre d’évêques, au nombre desquels figurait l’autre Eusèbe, de Césarée, qui
ne séparait guère sa fortune de celle de son parent.
Fort de cet appui, Arius prit le ton plus haut, et essaya d’agir sur les
esprits par des publications de diverse nature. Il écrivit d’abord à son évêque
Alexandre une lettre dogmatique, destinée à servir de profession de foi, et qui
demeura, en effet, le grand symbole de la croyance arienne. Il y donnait de son
opinion une définition qui avait l’intention d’être claire, et qui parut telle
apparemment aux esprits subtils de l’église grecque, mais qui, à distance, et
pour le sens commun, est assez difficile à saisir. Suivant lui, le Fils était
engendré avant tous les temps, mais non pas de toute éternité. Dieu seul était
éternel. Le Fils était seulement avant le temps. Ce n’était pourtant pas avec
ces distinctions imperceptibles, destinées à réfuter les objections des
savants, qu’il espérait émouvoir beaucoup la foule. Pour les esprits plus
simples ou plus grossiers, il avait d’autres moyens en réserve. Il composa une sorte
de poème, mélangé de prose et de vers , destiné à être chanté dans des festins ,
sur le rythme de poésies fort libres qui étaient dans toutes les mémoires, et
il donna même à ce traité dogmatique d’un nouveau genre, le nom classique de Thalie,
inventé pour les recueils bachiques d’un poète dissolu. Ce petit poème
commençait ainsi: «Dans la compagnie des élus de Dieu, des saints enfants, des
orthodoxes, de ceux qui ont reçu l’Esprit-Saint, j’ai appris ce qui suit marché
sur leurs traces, en harmonie avec eux, moi Arius, le célèbre, qui ai souffert
pour la gloire de Dieu». Il y avait d’autres chansons d’un style moins élégant,
destinées à être répétées par le peuple; il y en avait pour les matelots, pour
les voyageurs, pour ceux qui travaillaient au moulin. On y parlait de toutes
sortes de sujets, et çà et là il y avait un mot sur le Verbe et la Trinité.
Arius prenait soin de tout lui-même, et de l’air et des paroles.
L’effet de ces intrigues fut très puissant. En très peu d’années tout
l’Orient était en feu. C’était à qui écrirait à Alexandre pour le conjurer de
se remettre en grâce avec Arius. Les deux Eusèbe surtout étaient intarissables.
Ils envoyaient lettres sur lettres, tenaient des réunions d’évêques,
sollicitaient tout le monde à écrire, à parler en faveur d’Arius. Alexandre,
ainsi assailli, se défendait avec désespoir. Lui et Athanase se consumaient en
réponses hardies et savantes. Saint Épiphane compte qu’il n’écrivit pas en un
mois moins de soixante-dix lettres-circulaires. Celles qui nous restent, se
distinguent de la polémique du temps, par un ton d’autorité, et par une
discrétion pleine d’humilité, quoique non dépourvue de science, qui convient à
la vraie foi. Le premier chapitre de l’Évangile selon saint Jean fait le fond
de toute l’argumentation; puis la pensée humaine est sommée de s’arrêter au
bord des mystères divins, et de ne pas tenter d’en sonder la profondeur. «Au
commencement était le Verbe, dit saint Jean, et le Verbe était avec Dieu, et le
Verbe était Dieu... Mais, après avoir ainsi placé l’essence du Verbe au delà de la connaissance de toutes les créatures, le très
pieux saint Jean n’a pas voulu raconter sa génération...., parce que l’inexplicable
substance du Fils dépasse la compréhension la plus subtile, non seulement des
évangélistes, mais des anges eux-mêmes. C’est pourquoi, je ne pense point qu’il
faille compter parmi les hommes pieux , ceux qui demandent quelle que chose de
plus, et qui n’écoutent
point ce qui est écrit
: ne t’informe
pas des choses plus élevées
que ton intelligence, et n’essaye pas d’examiner ce qui te dépasse».
Qu’allait faire, qu’allait penser dans ce conflit d’opinions, de
correspondances et de conciles, le héros de 323, l’Empire et de l’Église? Du
jour où Constantin eut mis le pied dans Nicomédie, tout le monde, Ariens et
orthodoxes, eut les regards fixés sur lui. Il n’y avait pas moyen que le
schisme échappât longtemps à son attention, car l’évêque de Nicomédie, même, y
était principalement engagé, et la princesse Constantine, qui ne se conduisait
que par les conseils de ce prélat, ne pouvait manquer d’en entretenir son
frère. D’ailleurs, c’était l’objet des conversations générales, à ce point que
sur les théâtres même, on se moquait déjà des divisions des évêques. La
première impression de l’empereur, dès qu’il vit la gravité de l’affaire, fut
une douleur poignante qui lui arracha , sur-le-champ, un de ces cris de
désespoir et d’impatience que nous avons déjà entendus plus d’une fois, dans de
cas pareils, s’échapper de sa poitrine. Il prit rapidement la plume, et traça
ces lignes où se rencontrent, dans un étrange contraste, la hauteur du maître,
la soumission du fidèle, et le dédain de l’homme d’état.
«Constantin, vainqueur, très puissant et très auguste à Alexandre et à
Arius. Dernièrement, lorsqu’une intolérable folie s’était emparée de toute
l’Afrique, à cause de quelques téméraires qui avaient divisé la religion des
peuples en plusieurs sectes, moi, voulant arrêter ce mal, je ne voyais pas de
meilleur remède que de chercher quelques-uns de vous autres (évêques d’Orient),
pour les charger de rétablir la concorde entre les dissidents. Car, puisque,
par le bienfait de Dieu, les rayons de la vraie lumière, et la règle, de la
véritable religion, sont sortis comme du sein de l’Orient pour éclairer
l’univers entier , je pensais, non sans motif, que vous deviez demeurer les
guides du salut de toutes les nations. Mais, ô bonté divine, quelle nouvelle a
frappé mes oreilles, ou plutôt a blessé mon âme! J’apprends qu’il y a entre vous
de beaucoup plus grands dissentiments que ceux qui divisent l’Afrique, de sorte
que votre contrée, d’où j’attendais le secours, a plus besoin de remèdes qu’aucune
autre. Et, en réfléchissant sur l’origine de cette division, je trouve que la
cause est légère et point du tout digne d’une telle contention des âmes. C’est
pourquoi, je me vois réduit à vous adresser celte lettre, et en invoquant le
secours de la divine providence, je m’offre pour l’arbitre et l’intermédiaire
de votre différend. Or, voici comment j’apprends qu’a commencé votre
controverse. Vous ,Alexandre, vous avez cherché à savoir de vos prêtres ce
qu’ils pensaient sur un point des choses écrites dans la loi, ou plutôt sur une
question de peu d’importance, et vous, Arius, vous avez avancé sans prudence,
ce que vous deviez, ou ne jamais penser, ou, si vous le pensiez, enfermer dans
le silence. De là, la discorde étant née entre vous, la bonne harmonie a été
rompue, le peuple a saint, divisé en deux partis, s’est détaché de l’unité. Mais,
maintenant que chacun d’entre vous, se pardonnant réciproquement, embrasse
l’avis que votre frère, dans le service de Dieu, vous propose très justement.
De quoi s’agit-il, en effet? Il ne fallait, sur ce point, ni interroger, ni répondre.
Car, ce sont là des questions qu’aucune nécessité légale ne prescrit d’agiter,
mais qui sont mises en avant pour amuser des loisirs; et quoiqu’elles puissent
servir à donner de l’exercice à l’esprit, cependant nous devons avoir soin de les
contenir dans l’intérieur de notre pensée, de ne pas les apporter au hasard
dans les réunions publiques, et de n’en pas frapper, surtout, sans discrétion,
les oreilles des peuples. Combien y a-t-il de gens, en effet, qui puissent
comprendre exactement la portée de si grandes et si difficiles matières, et les
exposer dignement? Et si quelqu’un pense pouvoir s’en acquitter convenablement,
à combien de personnes dans le peuple pourra-t-il faire comprendre sa
conviction? Qui peut, dans la délicatesse de pareilles questions, être sûr de
se préserver du danger de glisser dans l’erreur? Il faut donc, sur tous ces
sujets, réprimer sa langue, de peur on que la faiblesse de celui qui parle l’empêche
de s’expliquer d’une façon suffisante, ou que la lenteur d’esprit de celui qui
écoute lui fasse mal comprendre une partie de ce qu’on dit, et que, soit pour
un motif, soit pour un autre, le peuple tombe dans des blasphèmes et dans des
schismes. L’interrogation a donc été imprudente, et la réponse indiscrète. Pardonnez-vous
réciproquement. Car, il ne s’agit pas entre vous d’un des points principaux de
votre foi, et on ne vous introduit point de dogme nouveau sur le culte de Dieu.
Vous avez au fond la même opinion , vous pouvez revenir aisément à la même
communion.... Voyez les philosophes d’une secte, comme ils professent les mêmes
opinions, et cependant, ils ont bien souvent des différences sur quelque point
en particulier! Mais, quoiqu’ils diffèrent sur les points qui tiennent à la
perfection de la science, ils restent toujours unis et ne forment qu’un seul
corps. Combien n’est-il pas plus convenable que vous, les serviteurs du Dieu
très haut, vous restiez unanimes dans la profession de la même religion. Retournez
donc à votre mutuelle charité : rendez au peuple ses embrassements
fraternels.... Rendez-moi, à moi-même, mes jours tranquilles et mes nuits sans inquiétude.
Que je puisse jouir comme un autre de la pure lumière et de la vie paisible! Si
je n’obtiens pas ce résultat, il faut que je gémisse, que je me fonde en larmes
et que je n’aie plus un moment de paix sur la terre. Car, comment aurai-je
l’esprit en repos, tant que le peuple de Dieu, le peuple de mes frères dans le
service de Dieu, est divisé par un injuste et funeste dissentiment? »
Le traducteur grec de cette épître avait pu orner la pensée de l’empereur
de périphrases élégantes. S’il partageait, comme c’est assez probable, la
bienveillance de l’évêque de Nicomédie pour Arius, il avait pu contribuer à
atténuer, aux yeux du souverain, l’importance de la question théologique; mais
l’inspiration était à coup sûr celle de Constantin même. Il y a des accents
qu’on n’imite pas; et un langage qu’un souverain seul se croit en droit de
tenir.
Tout ce qu’Eusèbe de Nicomédie et son parti purent donc obtenir, dans ce
premier moment, du sens droit de Constantin, fut de tenir une balance
impartiale entre les deux adversaires, et d’envoyer à tous deux un ordre prompt
d’en finir. Il aurait voulu aller, lui-même, jusqu’à Alexandrie, mais il
craignit de trouver la population trop irritée. Il ne pouvait oublier quels
efforts avaient coûté, sous ses yeux, à Dioclétien, trente-ans auparavant, la
soumission d’Alexandrie en insurrection, et de quelles scènes sanglantes la
prise de la ville avait été suivie. Il se borna à envoyer , avec ses
instructions, son confident de vieille date, Osius, évêque de Cordoue, pour
prendre connaissance des débats et mettre les adversaires d’accord.
C’était sans doute un événement fort curieux et qui dut émouvoir la
population frivole d’Alexandrie, que de voir arriver, du fond de l’Occident, un
évêque, ne parlant que le latin, et encore sans pureté et avec accent, qui
venait juger dans la ville la plus polie qu’eût formée la civilisation grecque,
une des questions les plus délicates qui puissent faire le lien de la
philosophie et de la religion. Mais même à la distance des siècles, pour la
postérité chrétienne qui porte aux débats religieux un intérêt que le temps ne
saurait affaiblir, cette intervention d’un évêque d’Occident, à la naissance
même delà grande hérésie arienne, est d’une précieuse importance. Si, comme l’a
souvent prétendu une critique qui prend le doute pour la science, le dogme de
la Trinité chez les chrétiens avait été un produit récent des rêveries
philosophiques des Pères grecs, étrangers aux enseignements primitifs de
l’Évangile — si Jésus-Christ, lui-même, ne s’était donné à ses disciples que
comme un homme supérieur et un prophète, et si c’était la philosophie qui eût
imaginé d’en faire un Dieu — un évêque d’Occident, élevé loin de toute étude et
dans la foi traditionnelle, aurait dû pencher en faveur d’Arius contre
Alexandre. Il aurait dû embrasser dans la controverse celle des deux opinions
qui offrait du dogme de la Trinité l’explication la plus simple et la plus
humaine. Mais le contraire arriva et devait être. La tradition chez les
chrétiens, c’était la divinité de Jésus-Christ; Jésus-Christ homme et Dieu,
c’était là ce qu’on enseignait à l’enfant à murmurer dans les bras de sa mère,
et à adorer au pied de l’autel. C’était la philosophie, au contraire, qui, pour
éclaircir le mystère, l'atténuait, l’affaiblissait, le dénaturait. L’Arianisme
était une décomposition toute philosophique du dogme, chère aux savants et
odieuse aux simples. La foi simple d’Osius ne s’y méprit pas un seul instant.
Il examina tout avec conscience. Il se lit rendre compte et de la doctrine
nouvelle et d’autres hérésies précédemment condamnées, comme celle de
Sabellius, par exemple, que les Ariens imputaient à leurs adversaires. Il se
fil enseigner le sens des termes grecs qui lui étaient fort étrangers : il
répéta en balbutiant, les mots de substance et d'hypostase, écouta patiemment
les discussions interminables des dialecticiens d’Alexandrie, puis il donna son
opinion, et quoique nous n'en ayons pas les termes, il n’est pas douteux
qu’elle fut accablante pour Arius. Car l’hérétique qui avait mieux espéré de
ses protecteurs, et des instructions de Constantin, en conçut une violente
colère, et il écrivit, sur-le-champ, à l’empereur, lui-même, une lettre pleine
de fiel, tour à tour humble et insolente , et où il finissait pourtant par se
plaindre amèrement de se voir interdit du ministère sacré. Que veut-on que je
fasse, s’écriait-il , si personne ne veut me recevoir?
Dans cette épître, dont nous ne savons, ni la date, ni le contenu exact,
Arius paraît avoir eu l’audace de se vanter à l’empereur, sur un ton qui
sentait la menace, de sa grande popularité, et du nombre considérable de ses
partisans, surtout en Libye. La présomption ne pouvait plus mal l’inspirer;
car, Constantin recevait au même moment la nouvelle que son envoyé ne
réussissait à rien pacifier à Alexandrie, qu’on ne respectait ses décisions sur
aucun point, et que le tumulte était tel dans les rues qu’on y avait brisé, par
accident ou à dessein, des statues impériales. Il n'en fallait pas davantage
pour que, blessé dans sa foi comme dans son orgueil, Constantin passât sans
transition d’un désir exagéré de paix à l’explosion d’une colère sans bornes.
Osius avait à peine quitté Alexandrie depuis quelques semaines qu’on y voyait
arriver en toute hâte deux messagers d’état, Synclélius et Gaudens, apportant au préfet d’Égypte, Patère, l’ordre de faire lire
publiquement dans le palais de la ville, un manifeste impérial, conçu dans un
sens et écrit sur un ton auxquels on était loin de s’attendre.
Il commençait ainsi :
«Constantin Auguste, à Arius et aux Ariens : un mauvais interprète est
assurément l’œuvre et l’image du diable. De même, en effet, que les peintres
habiles donnent au diable une belle apparence, bien qu’il soit très laid par sa
nature, afin qu’il serve d’appât pour égarer les hommes malheureux, en leur
offrant la séduction de l’erreur; l’homme que vous savez fait un métier de même
sorte, et semble n'avoir d’autres soucis que de présenter à tout venant le
poison de son impudence. Car, il a inventé une foi d’infidélité entièrement nouvelle
et qui n’avait jamais existé depuis qu’il y a des hommes au monde; et, c’est
ici que nous éprouvons la vérité de ce qu’a dit l’Esprit-Saint : ils sont sages
pour faire le mal... Mais, toi, o Christ, Christ mon sauveur, jusqu’à quand
laisseras-tu impunément ces brigands nous attaquer? Nous voyons se dresser en
face de nous une violence pleine d’audace qui rugit, qui grince des dents,
toute couverte de crimes et d’ignominie. Elle inonde la prédication de ta loi
et de ton nom, comme des vagues orageuses de l’erreur. Elle répète, elle met
par écrit des discours tout contraires aux définitions, que lui-même, ô Christ,
qui coexistes avec le Père Éternel, source de ton être, tu nous a laissées sur
ta nature. Mais, je veux aujourd’hui examiner un peu à fond le caractère
de l’homme qui préside à cette erreur».
Suivait alors un bizarre et presque incompréhensible dialogue, une sorte de
duel entre l’empereur et l’hérétique, où l’auteur du manifeste faisait à la
fois et la demande et la réponse.
«Entendez-vous comme il parle? Gardons, dit-il, le terrain que nous avons
gagné, et que toutes choses se passent comme nous le voulons.... car, nous
avons pour nous la multitude .Mais, moi, je vais m’avancer un peu pour voir
comment se passera cette guerre; moi, dis-je, qui ai depuis longtemps
l’habitude de mettre à la raison les insensés. Viens donc, ô grand Mars Arius ; il sera prudent, je t’en avertis, de faire usage du bouclier; ou plutôt ne
viens pas, je te le conseille : reste dans la compagnie de Vénus. Tu as revêtu
de belles armes : plût au ciel que tu fusses revêtu de piété aux yeux du Christ!
Mais voici qu’il change de langage. Je viens, dit-il, comme un suppliant, et
bien que je pusse l’emporter par la force des armes, je ne veux point
combattre; je veux seulement, avec l’aide du Christ, vous faire du bien, et à
toi empereur et aux autres. Que signifie cela? Pourquoi dis-tu qu’on te traite
d’une manière qui ne convient pas à ton caractère? Est-ce avec l’appareil de la
paix; n’est-ce pas plutôt environné de tes troupes que tu t’avances à cet
incroyable degré de témérité? Ecoulez donc, ô peuples, ce que cet homme a bien
osé m’écrire de sa plume , qui distille le venin. Tu demandes ce que tu dois
faire, si personne ne veut le recevoir : et c’est là le cri qui s’échappe souvent
de ton gosier détestable. Moi, je le demanderai, en revanche : où, et quand
as-tu fait connaître ta pensée d’une façon claire. Tu avais dû te faire connaître
aux Dieux et aux hommes pour ne pas faire comme ces serpents venimeux qui ne se
dressent tout entiers que lorsqu’ils ont pu se cacher dans les profondeurs des
forêts. Et même le serpent a cet avantage sur toi, qu’il recherche le silence,
comme s’il avait honte de sa personne. Toi, tu le montres, en apparence, doux
et tranquille, et ton âme pleine de pièges et de mille maux en trompe
plusieurs. 0 malheur, l’esprit du mal a fait cet Arius tout à son gré, une véritable
officine de crimes».
L’empereur entrait alors dans une discussion sur le fond du dogme, où, bien
qu’il se fût évidemment fait aider, il ne réussissait pas à être tout à fait
orthodoxe, et se montrait plus zélé pour la gloire du Christ qu’exactement
instruit sur sa nature. Puis, revenant au point qui l’avait blessé au cœur : «Tu
dis, reprenait-il, que tu as avec toi une grande masse d’hommes qui t’aide et
te soutient. Écoute donc, écoute, ô misérable Arius, et comprends toute ta
folie: et toi, ô Dieu, sois propice à mon discours, s’il est conforme à la foi.
Car, moi, ton serviteur, je vais démontrer par les plus anciens écrits des
grecs et des latins, que la folie d’Arius a été prédite depuis bien trois mille
ans, par la sibylle Erythrée. Cette prophétesse a parlé ainsi : Malheur à toi,
Libye, qui es placée sur le bord de la mer; car, il viendra un temps où tu
auras à subir, avec tes fils et tes filles, une grave et cruelle épreuve....
Car tu as osé dévaster le jardin des fleurs célestes, et les déchirer par les morsures
de tes dents de fer.... Vois donc, ô homme très perfide, comme tu t’accuses
toi-même, quand tu dis dans tes lettres insensées, que toute la Libye a passé
de ton côté. Nieras-tu la vérité de ces oracles? Je suis prêt à envoyer à
Alexandrie d’antiques manuscrits de la sibylle, écrits en langue grecque, pour
te confondre plus sûrement. Du reste , ajoutait-il, cette multitude dont
tu levantes, ne sera plus trompée par toi.... Tes artifices s’évanouiront. La
vérité t’enfermera comme une forteresse : la pluie salutaire de la puissance
divine éteindra les flammes que tu as allumées». —Puis , ajoutait enfin
l’empereur, en terminant, pour joindre les effets aux paroles, «chacun de tes
partisans sera astreint à dix fois l’impôt ordinaire de capitation,
et tous ceux de tes alliés ou de tes soutiens, qui font partie des curies,
vont être désormais astreints aux charges publiques, si, dès à présent, évitant
ta rencontre et ton commerce, ils ne rentrent pas dans la foi incorruptible. Et
quant à toi, homme de fer, fais-moi connaître ce que tu veux. Si tu as
confiance en toi-même, si tu as la conscience pure, viens, viens à moi, l’homme
de Dieu, crois que par mes interrogations, je saurai sonder le fond de ton cœur.
Si je vois que cette fureur y est entrée profondément, j’implorerai la grâce de
Dieu , et je te guérirai de celte morsure venimeuse. Si tu me parais d’un
esprit sain, reconnaissant en toi la lumière de la vérité, j’en rendrai grâces
à Dieu, et je me féliciterai de ma piété».
La lettre de l’empereur fut affichée dans la plupart des villes d’Asie.
Elle répandit un instant de terreur parmi les partisans d’Arius. Mais elle
attestait une colère trop vive pour être bien durable; elle ouvrait même dans
les dernières lignes un échappatoire à Arius lui-même, en l’invitant à venir
s’expliquer devant l’empereur. Il ne manquait pas, autour de Constantin,
d’hommes qui connaissaient bien son caractère, et qui étaient habitués aux
alternatives d’impatience et de scrupule qu’il portait dans toutes les affaires
de foi. Ils savaient, tour à tour, inquiéter sa conscience et flatter son
orgueil, et excellaient à le conduire en faisant jouer ce double ressort. Arius
avait offensé le souverain par sa hauteur. On sut le séduire par l’espérance de
terminer lui-même le débat. On le décida à citer l’hérétique devant lui. Arius
comparut armé d’impudence, bien muni de faux-fuyants et de ruses, et sa leçon
parfaitement faite par Eusèbe de Nicomédie. Il réussit, dans l’entretien, à
embarrasser l’esprit peu exercé de son interlocuteur dans les définitions et
les équivoques; à tel point que, ne sachant plus trop comment s’en tirer, le
prince, fort en peine, lui fit jurer qu’il ne retomberait plus dans ses
erreurs, et ajouta : «J’ai cette confiance dans le Seigneur, que si tu me
trompes, et si tu me caches quelque chose, Dieu, le Dieu que tu appelles en
témoignage, ne manquera pas de confondre ton imposture».
Une conduite si incertaine n’était pas de nature à mettre fin à une erreur
si répandue, propagée avec une telle activité de convictions et d’intrigues. Le
mal ne fit que s’accroître de plus en plus sous les yeux même de l’empereur.
Retrouvant alors les instincts hardis de son génie, il imagina une idée pleine
de grandeur, digne à la fois et de l’esprit qui la conçut et du sujet qui la
fil naître. Ce fut de provoquer une réunion de tous les évêques de la terre
habitable, pour opposer à l’invincible ennemi de l’Eglise, les bataillons d’une
phalange divine. Un concile universel, sur sa demande, allait être convoqué.
CHAPITRE IV
CONCILE DE NICÉE.
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