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L’ÉGLISE ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE

PREMIÈRE PARTIE : RÉGNE DE CONSTANTIN

CHAPITRE III

L’ÉGLISE D’ORIENT ET L’ARIANISME

(323 — 325)

 

Né en 274, Constantin avait quarante-neuf ans lorsque la chute et la mort de Licinius le laissèrent seul maître de l’Empire. C’est dans la plénitude du génie, mais à une époque déjà pourtant assez avancée de la vie, que la protection divine, couronnant ses espérances, le faisait entrer dans un monde tout nouveau pour lui, et le préposait au gouvernement de populations entières qu’il n’avait pas revues depuis sa jeunesse, et qui ne connaissaient de lui que sa renommée. Pendant sa captivité auprès de Galère, à Nicomédie, il avait eu peu d’occasions de connaître et de parcourir l’Orient. Il ne lui était resté probablement qu’une mémoire confuse des périls et des difficultés, d’un genre nouveau, qui l’attendaient sur ce théâtre.

La communauté déjà longue du même régime politique, n’avait point, en effet, réussi à effacer les différences profondes qui distinguaient les deux moitiés de l’Empire. En Occident et principalement en Gaule et en Italie, où Constantin avait régné jusque-là, tout respirait, tout vivait par Rome. La civilisation romaine avait tout enfanté et maintenait tout. Toutes les grandes cités étaient des colonies de Rome, formées à l’image de leur métropole. Le latin, seul idiome officiellement employé, était aussi le seul, non seulement des classes éclairées, mais des populations urbaines. Les vieux langages osque, celte ou breton, n’étaient plus parlés que dans des campagnes reculées, et ne survivaient dans les villes que par quelques vestiges fugitifs. L’administration romaine se déployait là tout à son aise, ne rencontrant d’opposition nulle part, et n’ayant à souffrir que de ses propres faiblesses et de ses divisions intérieures.

L’Orient présentait un spectacle tout différent. Là le sol était comme chargé par les couches de deux ou trois civilisations, successives, qui s’étaient succédé sans se confondre. Les populations d’Asie, déjà riches et policées avant la conquête d’Alexandre, avaient eu à subir, à deux reprises, l’importation et comme la superposition de maîtres étrangers. Au-dessus des vieilles populations orientales, s’élevait une classe de Grecs ou d’Hellénisants, qui formait l’aristocratie des grandes villes. L’administration romaine ne venait qu’en troisième ordre, conservant toujours, en certaine mesure, l’apparence d’une colonie avancée de conquérants au milieu de peuples soumis. Les édits, les actes officiels, toujours rédigés en latin, n’auraient été compris par personne, s’ils n’eussent été, dès leur publication même, accompagnés d’une traduction grecque; et à côté du grec, les anciennes langues nationales s’étaient conservées encore, non pas à l’état de patois populaires, mais comme de véritables idiomes, ayant leur littérature propre, et leurs usages consacrés. En Palestine, l'hébreu, bien que défiguré par des importations chaldaïques, le copte, dans toutes les cités d’Égypte, excepté Alexandrie, les dialectes syriaques dans les provinces du centre de l’Asie, étaient maintenus en vigueur par les habitudes sociales, par les monuments de l’art ou de la science, et surtout par les rites sacrés. De toutes les manières diverses de s’exprimer, le latin était peut-être la moins étudiée et la moins comprise. Des diverses nationalités que toute ville d’Orient mettait en présence, c’était celle de Rome qui avait pénétré le moins profondément dans les mœurs.

Cette situation isolée de l’administration romaine en Orient affaiblissait naturellement son action. Au milieu de cités populeuses, dont la prospérité avait précédé la conquête, et dont il avait fallu souvent respecter les privilèges municipaux et surtout les cultes locaux, un préfet de Rome était exposé à des résistances qu’il n’aurait rencontrées ni à Lyon ni à Milan. Tandis qu’en Occident, l’ordre général n'était guère troublé que par la défection de quelque légion ou la rivalité de prétendants à l’Empire, en Orient des séditions populaires, des insurrections de provinces entières étaient des faits fréquents et toujours à craindre. Le fanatisme susceptible de quelques prêtres, les ressentiments de quelque race vaincue, prenaient feu au moindre prétexte. Jérusalem et Alexandrie n’étaient pas les seules villes d’Orient qu’il eût fallu, à plusieurs reprises, arracher par des sièges en règle, à des insurrections victorieuses.

Les campagnes n’étaient guère plus sûres. En Occident, les invasions de Barbares, déjà fréquentes, et justement redoutées, venaient pourtant toujours du dehors. Quand la ligne du Rhin et celle du Danube étaient bien gardées, on pouvait dormir en paix. L’Asie, moins menacée par des invasions proprement dites, portait dans son propre sein des ennemis domestiques qui menaçaient souvent son repos. De vieilles tribus, que la conquête n’avait jamais pu ni dompter ni atteindre, se cachaient dans les retraites du Caucase, infestaient les bords de la mer Rouge, et les rives du Nile. L’Isaurie, petite province montagneuse, limitrophe de la Cilicie, était l’asile d’un nid de corsaires et de brigands. Les Sarrasins désolaient les plaines qui séparent l’Asie de l’Égypte. Les Bucoles, petite po­pulation sauvage, habitaient les bords du lac Mœris, aux portes d’Alexandrie, et avaient failli s’en emparer sous Marc-Aurèle. On sentait à chaque pas que le niveau de l’unité romaine ne s’était pas promené victorieusement sur le sol d’Asie.

En revanche, pour Constantin, dans les vues nouvelles dont il était possédé, cette indépendance locale, conservée en plusieurs points par les peuples d’Orient, avait son avantage. Le défaut d’uniformité du culte, et la faiblesse relative de l’autorité politique, avaient permis au culte chrétien de faire en Orient des progrès plus rapides et moins contestés. L’administration était accoutumée, sur ce théâtre, à plus de tolérance pour les habitudes et les superstitions de diverses sectes; et le christianisme, dans les villes d’Asie, se trouvait ainsi moins souvent face à face avec ce vieil esprit patriarcal, idolâtre de la fortune de Rome, qui était son principal ennemi.

Les premiers actes, les premiers pas de Constantin, sur cette terre étrangère, étaient d’une grande importance. Il le sentait plus que personne, et il éprouva le besoin d’entrer sur-le-champ en relation avec ses nouveaux sujets, par deux édits fort étendus, dans lesquels il reprenait en peu de mots l’histoire de sa vie, et traçait un exposé de sa politique.

Nous avons le texte de ces édits, rapporté par Eusèbe, qui, s’il ne les avait pas inspirés, avait peut-être concouru à leur rédaction. Eusèbe , évêque de Césarée, était, en effet, à cette époque, un des prélats d’Orient les plus illustres par leurs écrits, leur science, et leur dévouement à la vraie foi. Né en Palestine, il avait traversé la persécution de Dioclétien, dans la compagnie d’un illustre ami, le docteur et martyr saint Pamphile. Les deux serviteurs de Dieu avaient charmé les loisirs d’une captivité commune en étudiant les livres saints et les écrits du grand Origène, dont ils avaient rédigé des commentaires. Eusèbe avait gardé un tel souvenir de cette intimité, qu’il avait joint le nom de son ami au sien, et on l’appelait communément Eusèbe Pamphile. Il ne l’avait pourtant pas suivi jusqu’au martyre, et quelques bruits fâcheux avaient circulé à ce sujet. Mais ces torts douteux de sa jeunesse étaient effacés dans l’esprit de ses contemporains, par l’éclat que jetaient sur l’Église ses talents et ses connaissances littéraires. Bien que la date de ses volumineux ouvrages soit assez difficile à déterminer, et qu’un certain nombre soit assurément postérieur à l’arrivée de Constantin en Orient, il est certain qu’à ce moment déjà son renom était grand et mérité. Deux longues démonstrations de la vérité de la religion chrétienne, dont l’une ne comptait pas moins de quinze livres et l’autre de vingt, et où abondent avec d’excellentes raisons heureusement présentées des citations profanes et sacrées de tout genre, venaient à peine d’être terminées par lui. Il travaillait à une vaste histoire ecclésiastique, remontant aux débuts mêmes du christianisme, et suivant son développement, jusqu’au triomphe de Constantin; et pour ne pas perdre de vue, dans cette longue série d’années, le fil chronologique des faits, il avait dressé une chronique de l’histoire entière du genre humain, qui est encore, par le bon ordre, l’enchaînement systématique, l’exactitude et la précision des dates, le meilleur monument d’histoire générale que l’antiquité nous ait laissé. Le style d’Eusèbe, et ses talents oratoires, bien que d’un goût équivoque, étaient fort estimés dans ces temps de décadence littéraire. Sa phrase, bien que chargée de mots, d’images et d’épithètes, se déroule avec une certaine majesté. On y trouve souvent, à travers des antithèses ambitieuses et des exclamations ampoulées, l’éclat d’une imagination orientale nourrie de modèles bibliques. Ce n’est plus la simplicité forte de Tertullien, ni la chaleur persuasive d’Origène; mais les chrétiens, humiliés longtemps par le dédain des philosophes et des écrivains païens, se plaisaient à citer Eusèbe, comme un émule de Sénèque et de Quintilien; et s’ils ne trouvaient guère à s’édifier dans ses ouvrages, ils aimaient à se faire honneur de son talent.

L’accent de la foi et du cœur lui manquait pourtant. A dire le vrai, Eusèbe de Césarée, malgré de rares qualités d’esprit et de caractère, était un prélat fait plutôt pour les temps de prospérité que d’épreuve. Habile, insinuant, doué d’une grande mémoire qu’il enrichissait chaque jour, et d’une éloquence enflée, mais puissante, il était né pour être l’ornement d’une cour plutôt que le soutien d’une église. Aussi, s’était-il insinué de bonne heure dans les bonnes grâces de Licinius et de sa femme l’impératrice Constantine. On a de lui encore un lambeau de correspondance avec cette princesse, écrite sur un ton de réprimande et de confidence intimes. La même intimité avait fait la fortune de son frère ou parent, l’évêque de Nicomédie, qui s’appelait Eusèbe comme lui. Celui-ci, devenu par ses intrigues, diocésain de la capitale de l’Empire d’Orient, s’était servi habilement de cette position pour acquérir sur le gouvernement une véritable influence. Il avait assez bien ménagé ses intérêts pour ne pas rompre ouvertement avec Licinius, même dans le moment où cet empereur avait sévi contre les chrétiens, et il lui fallut moins d’adresse pour rentrer, dès le premier jour, dans la confidence du vainqueur. Ce furent là les conseillers naturels de Constantin dans l’embarras de sa prise de possession. Il aurait eu besoin de leurs avis, ne fût-ce que pour s’exprimer naturellement dans la langue grecque qui lui était étrangère, et Eusèbe de Césarée insinue assez clairement qu’il fut plus d’une fois chargé de traduire en grec les discours composés en latin par l’empereur. Il est probable qu’il ne se renfermait pas scrupuleusement dans le métier de traducteur, et les édits insérés au milieu de son histoire ressemblent au texte qui les entoure, par l’enflure du style, par l’éclat souvent faux des images, et aussi par l’élévation des sentiments et des idées. Il y règne un ton général de gravité et d’onction qui trahit une main ecclésiastique.

Dans le premier de ces édits, l’empereur, remontant d’abord jusqu’aux dernières persécutions, rappelle l’état de désolation et de misère où elles avaient réduit l’Empire. «De tant de crimes, dit-il, étaient sorties des guerres affreuses et d’effroyables ravages. De là, étaient venus cette disette des choses les plus nécessaires à la vie, et ce déluge de maux... Dans cette plaie mortelle qui gagnait toute la chose publique, et qui la réduisait au dernier péril, quel fut le remède, quel fut le soulagement qu’imagina la Divinité pour nous tirer d’une telle extrémité? Et lorsque je parle de la Divinité, j’entends celle qui, seule, existe véritablement, et qui possède à travers les âges une puissance inébranlable. Et il n’y a point d’arrogance à parler avec quelque hauteur, lorsque l’on confesse et que l’on reconnaît que l’on doit tout à un plus grand que soi. Il est certain que Dieu a cherché et choisi mon ministère comme le plus propre à remplir sa volonté. C’est lui qui me faisant partir de l’Océan britannique, des régions où, par une loi fatale, le soleil vient se plonger dans les eaux, a dissipé devant moi, par une vertu céleste, tous les nuages qui couvraient la terre; afin que le genre humain, instruit par mes efforts, fût rappelé à l’observance de la règle sainte, et que la foi bienheureuse, sous la conduite d’un maître puissant, reçût un grand accroissement. Dieu me garde d’être ingrat et oublieux d’un tel bienfait! Plein de foi dans la grâce qui m’a confié ce saint ministère, j'aborde enfin les contrées de l’Orient; plus affligées que toute autre, elles crient vers moi pour me demander un remède plus efficace. Mais, pour moi, toute mon âme, tout ce qui respire dans mon sein, tout ce qui passe et remue dans le fond intime de mon intelligence, je le dois au Dieu souverain , et je le lui consacre avec un dévouement sans réserve. »

La suite de cet éloquent préambule était une série de dispositions plus favorables encore que celles des édits précédents soit à la réparation des dommages causés par toutes les persécutions, soit au rétablissement de la religion chrétienne dans les régions nouvellement soumises par la victoire. L’édit entrait dans les plus grands détails sur tous les genres de peines soufferts par les confesseurs de la foi et sur toutes les natures de réparation qui leur étaient promises. Les exilés étaient rappelés, les prisonniers détenus dans les îles, rendus à la liberté; les condamnés aux mines, aux travaux forcés, aux occupations infamantes, relâchés et réhabilités; les citoyens astreints sans droit aux charges municipales, rayés des registres de la curie; les militaires privés de leurs grades avaient le choix, ou d’y être réintégrés, ou de prendre leur congé. Les restitutions pécuniaires de toute nature n’étaient pas réglées avec moins de soin. Les héritiers des martyrs étaient invités à faire valoir leurs droits à toutes les successions confisquées, et à défaut d’héritiers, c’était l’Eglise qui était appelée à recueillir les biens ainsi tombés en déshérence. Tous les détenteurs, à titre quelconque, de biens ecclésiastiques, étaient tenus à restitution du fonds et même des revenus, à moins de dispenses spéciales obtenues de la clémence souveraine ; le tout accompagné de considérants plus religieux encore que légaux, où l’empereur parlait en prédicateur plus qu’en souverain.

Le second édit avait un caractère plus personnel, et Constantin y avait probablement plus directement travaillé.Eusèbe nous dit qu’il fut traduit en grec sur le manuscrit autographe. C’était à la fois une confession personnelle et un traité de controverse fait du haut du trône. Constantin avait évidemment à cœur de convertir ses sujets par son propre exemple, et la légitime opinion qu’il avait de son génie se confondant dans sa pensée avec sa reconnaissance envers Dieu, son langage continuait à porter l’empreinte d’un mélange singulier de dévotion et d’orgueil. «Je vais, s’écriait-il, je vais vous faire comprendre aussi clairement que je pourrai l’espérance qui remplit mon cœur.» Puis il racontait avec des détails d’une nature tout à fait intime cette délibération solennelle qui avait précédé la persécution de Dioclétien, et à laquelle, bien que tout jeune encore, il lui avait été permis d’assister. Il mettait en scène le vieil empereur lui-même aux pieds du trépied de Delphes, consultant l’oracle menteur d’Apollon, qui se plaignait que les justes étaient trop multipliés sur la terre. Il rappelait encore par des traits sanglants, les maux de la persécution et le châtiment des persécuteurs. Puis, cessant tout d’un coup de parler aux hommes et à la terre, «et maintenant, s’écriait-il, je t’en supplie, ô Dieu, très-bon et très-grand, sois clément et propice envers tes créatures qui habitent l’Orient. Daigne leur apporter le salut parle ministère de ton serviteur. Ce n’est point sans motif que je te demande un tel bienfait. C'est sous ta conduite et sous tes auspices que j’ai accompli tant de choses salutaires. C’est en portant ton symbole devant les armées que je les ai conduites à la victoire. Voilà pourquoi je t’ai consacré mon âme, avec un mélange salutaire de respect et d’amour; car, j’aime ardemment ton nom, et ta puissance que tu as manifestée par tant de signes , et par laquelle tu as confirmé ma foi, m’inspire une terreur religieuse. Essayant alors, sous une forme succincte et oratoire, une courte démonstration de l’unité de Dieu tes œuvres, poursuivait-il, te rendent témoignage..., car on voit le soleil et la terre suivre un cours déterminé : les astres décrivent autour de la terre des révolutions régulières. Les saisons reviennent à des temps marqués. Les vents s’agitent a à des époques fixes: le mouvement immense et inquiet des eaux a pourtant sa mesure. La mer est contenue dans ses limites.... Si ta volonté ne présidait pas à tous ces mouvements, une telle diversité, une telle division de puissance auraient dès longtemps causé la ruine du monde et du genre humain. Car, puisque ces éléments se font la guerre entre eux, ils la feraient encore bien davantage aux hommes. Mais ta main cache leur lutte à tous les regards.

«Je désire donc, ajoutait-il, gouverner ton peuple paisiblement, pour l’utilité commune du monde entier : que ceux qui sont encore dans l’erreur prennent avec les fidèles leur part de la paix générale. Le rétablissement d’un régime équitable et commun doit contribuer à les ramener en droit chemin. Mais que personne n’inquiète son prochain, que chacun fasse ce qui lui convient... Que ceux qui se refusent à la loi conservent les temples de l’erreur, puisqu’ils le désirent; nous, nous habiterons la splendide demeure de la vérité que tu as préparée pour nous. Et nous souhaitons à ceux qui ne partagent pas notre opinion, de jouir comme nous de la concorde universelle... Que chacun aide son prochain, s’il le peut, par les moyens qu’il juge convenable, s’il ne le peut pas, qu’il le laisse en paix. Car, autre chose est d’entreprendre spontanément la lutte pour l’immortalité, autre chose d’y être contraint par la crainte des châtiments... Je répète ceci, et avec un peu plus de longueur que ne l’exige le but de notre clémence..., parce que je sais que plusieurs disent que les rites et les cérémonies des temples, et la puissance des ténèbres vont entièrement disparaître; et assurément ce serait là le conseil que j’eusse donné à tous les hommes, si l’empire de l’erreur n’était, pour le malheur du genre humain, trop profondément enraciné dans les cœurs de quelques-uns.»

En garantissant aux païens, par ces derniers mots, la liberté complète, Constantin promettait plus qu’il n’était en pouvoir, et probablement en volonté, de tenir. La politique était désormais mêlée sans retour à la religion; la liberté réelle des cultes n’était plus possible. La cause de Licinius avait été trop ouvertement religieuse pour que le triomphe ne devînt pas le signal d’une assez vive réaction. Il fallut d’abord retirer aux païens tous les grands emplois politiques et administratifs; et les officiers même qui n’étaient pas chrétiens, reçurent l’ordre de ne pas sacrifier ouvertement. C’était une mesure de prudence politique, assez naturelle au lendemain d’une lutte, dont le polythéisme avait été le drapeau , et en présence d’un parti, à peine vaincu, qui ne respirait que la vengeance. Puis, dans beaucoup d’endroits, les sectateurs des deux religions en venaient aux mains, chacun luttant contre l’autre, à son heure et suivant ses moyens. Pour le bon ordre il fallait faire disparaître cette concurrence. Dans ce choix, ce n’était pas l'église qui cédait le pas au temple. Beaucoup de temples durent être détruits de la sorte, et l’exemple, une fois donné, était très-promptement répété et suivi.

Aussi, malgré les promesses de Constantin, les auteurs ecclésiastiques même qui les rapportent, ne font en même temps nulle difficulté de remplir leurs récits du tableau des idoles abattues, des objets du culte, étalés ou vendus à l’encan, en un mot d’une destruction universelle des temples païens qui suivit la victoire définitive de leur héros. Cette contradiction d’un engagement qu’ils constatent avec sincérité, et d’un fait qu’ils exaltent avec un saint enthousiasme, a, ce semble, étonné, plus que de raison, les commentateurs érudits qui en ont fait l’objet de leurs études. Il n’eût point été naturel, et je ne sais s’il eût été désirable, qu’une grande force, dirigée par une foi ardente, se fût contenue elle-même dans une exacte mesure d’impartialité. Constantin qui ne voulait point proscrire en principe le culte païen, le frappait sans scrupule partout où il pouvait porter ses coups avec une apparence d’intérêt politique ou moral. Les temples d’Aphaque, en Phénicie, et d’Égée, en Cilicie, furent démolis pour avoir servi d’abri à des orgies dignes de Sodome et de Gomorrhe; celui d’Héliopolis, pour avoir été transformé, par l’usage, en un lieu de prostitution publique. Le vainqueur usa partout largement de sa victoire , avec d’autant plus de hardiesse qu’il était soutenu par l’approbation générale et encouragé par un juste, bien que tardif, réveil de l’opinion publique. Ces exécutions se faisaient en effet facilement, les sentiments nouveaux des populations allant d’eux-mêmes au-devant des ordres d’un maître victorieux. Il ne fallait pas un grand déploiement de troupes : deux ou trois officiers suffisaient pour aller tirer de leurs retraites les devins et les prêtresses qu’ils traînaient avec risée devant les regards de la multitude; puis, dépouillant les idoles des pierreries, des vêtements précieux qui les couvraient, ils faisaient voir le bois pourri, les os de mort infects, les crânes dépouillés qui se cachaient sous ce brillant appareil. Les chrétiens applaudissaient ces exhibitions dérisoires, en répétant les paroles des psaumes contre les idoles des gentils. La foule des indifférents, d’abord surprise, ne tardait pas à s’associer à l’exécution, avec ce goût de destruction, naturel chez elle, qui remplace si vite les croyances ébranlées.

Ce compte, une fois ouvert avec le paganisme, n’était pas près d’être réglé. Il n’y avait guère, en effet, de temple païen qui ne renfermât dans ses retraites mystérieuses quelque désordre impudique ou sanglant. Le paganisme, à vrai dire, n’offrait partout qu’un vaste tableau d’immoralité régulière et consacrée, sur laquelle le prestige religieux avait seul pu endormir la conscience publique. Du moment où ce prestige disparaissait, le scandale demeurait seul. Du jour où on n’approchait plus, les yeux baissés, des autels de Vénus, de Priape ou de Cybèle, on ne pouvait plus les regarder sans indignation et sans rougeur. L’Évangile, comme un soleil levant, perçait de ses rayons les voiles des temples et les retraites des bois sacrés, et montrait au ciel des idoles immondes, des cérémonies obscènes, toute une école de crimes et de débauches, qu’une société policée s’étonnait d’avoir supportée si longtemps. La liberté des cultes divers est devenue possible parmi nous, par l’effet de cette morale générale, fille de l’Évangile, qui sert de lien commun à toutes les nations chrétiennes; mais, au quatrième siècle, c’était la morale elle-même naissante ou régénérée, qui frappait le paganisme de ses anathèmes. L’élan une fois donné, la justice se fit promptement, bien qu’illégalement, jour; et nous ne faisons nulle difficulté de croire avec Eusèbe qu’au bout de très-peu d’années, les plus illustres sanctuaires du paganisme en Orient, étaient, ou rasés, ou dépouillés de leurs richesses; et qu’on voyait exposés dans les lieux publics l’Apollon pythien et celui de Smynthe, le trépied de Delphes ornant un hippodrome, et les muses de l’Hélicon servant de décoration au palais de l’empereur. Une bonne partie de ces trésors émigra aussi d’une religion à l’autre. Les richesses des sanctuaires païens servirent de trophées aux églises qui s’élevaient de toutes parts, par les soins, les ordres et les bienfaits de Constantin. Cette activité de construction nous est attestée par une lettre circulaire de Constantin lui-même à tous les évêques, dont Eusèbe avait eu la première communication.

Mais le combat des deux cultes allait cesser d’être la grande affaire de l’Empire et de l’Église. C’est du sein de l’Église triomphante que s’élevaient déjà les germes de nouvelles et dangereuses luttes sociales. L’église d’Orient, à l'avènement de Constantin, était travaillée par un mal intérieur, dont les symptômes étaient déjà visibles, et que le souffle corrupteur des prospérités humaines devait rapidement, développer. Sur ce théâtre nouveau et plus compliqué, Constantin allait se retrouver en présence d’une de ces divisions religieuses qui faisaient le désespoir de sa politique comme de sa foi. Mais, là, ce n’était plus un désordre local et passager; c’était un de ces schismes persévérants et passionnés qui naissent, dans les temps de foi vive, de l’ardeur trop excitée de la pensée humaine, et que Dieu permet pour servir de démonstration et d’épreuve à l’unité miraculeuse de son Église. Un soldat, simple d’esprit et de cœur, était très-excusable de ne rien comprendre à ces divisions. Mais à la distance des temps et des lieux, il est permis d’en apprécier plus justement les caractères et les causes. Pour les saisir dans leur ensemble, il faut jeter un coup d’œil sur l’état général des esprits en Orient, et revenir sur quelques considérations déjà précédemment étudiées. En nous écartant un moment de la suite chronologique des faits, nous en reprendrons, un peu plus tard, le fil, d’une main plus assurée.

Les différences que nous avons observées entre l’état social des deux moitiés de l’Empire, se reproduisaient, dans une assez exacte correspondance, chez les deux grandes fractions de l’Église chrétienne  et dès les temps apostoliques, nous avons pu les remarquer. L’église latine nous a fait voir, dès ses premiers pas, une Foi simple et ferme, une activité ardente et pratique, un esprit de discipline et de gouvernement. L’écueil de ses grandes qualités était, chez quelques-uns de ses enfants, une méfiance un peu jalouse de toute science humaine et quelque rudesse dans l’application morale des doctrines; défauts légers toujours contenus par la présence d’une autorité salutaire et que le siège de Rome ne favorisait pas. L’église d’Orient, nommée communément, plutôt en raison de sa langue que de sa patrie, l’église grecque, présentait un tout autre mélange de vertus et d’imperfections. Un besoin de méditation, naturel chez les héritiers des mages de Perse, des hiérophantes d’Égypte, et des sophistes d’Athènes, s’y était développé de bonne heure et y avait porté des fruits abondants d’éloquence et de savoir. L’église grecque était entraînée par une propension invincible à la contemplation des mystères divins. Ce goût de contemplation prenait lui-même des formes aussi variées que les caractères individuels. Chez les âmes douées d’une vive sensibilité, il tournait facilement à l’exaltation et à l’extase. Au contraire, chez les fidèles, en qui l’esprit parlait plus haut que le cœur, la méditation aboutissait vite à des raisonnements, à des discussions, parfois à des subtilités de métaphysique. Dans la foi comme dans l'erreur, toutes ces dispositions devaient se reproduire. L’église latine était destinée à avoir habituellement à sa tête de grands hommes d’organisation et de gouvernement, mais à réprimer souvent dans son sein les excès d'un fanatisme violent. Enthousiaste et savante, mystique et lettrée, l’église grecque devait produire, avec une fécondité inépuisable, des solitaires et des philosophes; mais la pureté de sa doctrine était sans cesse menacée par les écarts d’une imagination mal réglée, et l’orgueil d’une fausse logique.

Jamais, d’ailleurs, peut-être, plus vive effervescence n’avait régné dans tout l’Orient chrétien, qu’au moment où Constantin prenait les rênes de son nouvel empire. Tandis que la persécution avait enflammé toutes les âmes, une grande ardeur philosophique s’était emparée de toutes les intelligences. Un mouvement immense portait partout les populations vers les choses divines. Dans les cités les plus populeuses on abandonnait les cirques et les théâtres, pour se presser vers les déserts et vers les écoles. Deux courants divers, partis d’une même source, portaient les hommes à aller contempler Dieu dans les solitudes, ou disserter sur lui au pied des chaires.

Alexandrie, capitale intellectuelle et morale de tout l’Orient, était le centre commun de ce double mouvement. L’élan donné par Clément et Origène, ne s’était pas arrêté un seul instant, et des auditoires de philosophie religieuse ne cessaient de s’y élever et de s’y remplir. Les écrits d'Origène surtout, et ses explications sur la nature divine tout empreintes des souvenirs de Platon, étaient l’objet habituel de développements et de controverses. On en discutait assez publiquement, et, dans les dernières années du troisième siècle, il n’y avait presque aucun saint et savant personnage d’Orient qui n’eût pris parti pour ou contre la mémoire ou la méthode d’enseignement de ce grand docteur. On voit par les fragments de l’apologie d’Origène, rédigée par saint Pamphile, qui nous reste, avec quelle vivacité ces débats étaient poursuivis. Renaissant sans relâche dans les écoles, ils ne cessaient de préoccuper les esprits des questions les plus profondes et les plus ardues du dogme chrétien.

Et pendant que du haut des chaires se déployait ainsi tout l’appareil d’une métaphysique religieuse, les campagnes qui environnent la grande cité, les bords du fleuve qui l’arrose, les déserts qui l’avoisinent, se peuplaient d’une nation de solitaires contemplatifs. Dès longtemps, avant même la propagation de la religion chrétienne, on avait vu sur les bords du Nil des colonies de sages, vivant sous une règle austère, dans l’abstinence des jouissances et presque des nécessités du corps, dans la méditation assidue et tendre des grandeurs de Dieu. La vie des thérapeutes, décrite par le juif Philon, au premier siècle de notre ère, et avant toute connaissance de l’Évangile, ressemblait déjà d’une façon frappante à ce que put être dans la suite la règle d’un monastère chrétien. La tradition de cette existence solitaire ne fut pas perdue, lorsqu’un dogme plus précis vint donner à la pensée religieuse un aliment plus substantiel; et dès le lendemain du christianisme, les retraites d’Égypte furent habitées par des Ascètes du culte de Dieu, c’est-à-dire par des hommes uniquement consacrés à la contemplation divine, châtiant leurs corps par toutes sortes de mortifications et de jeûnes, pour l’assujettir dans une servitude plus complète aux ordres de l’âme. Mais, au début du quatrième siècle, ce qui n’était jusque-là qu’une suite de résolutions isolées et obscures, prenait l’éclat d’un mouvement général. L’Égypte et la Palestine assistaient à une véritable émigration populaire du monde vers la solitude.

Le chef et l’inspirateur de ce mouvement était un enfant de cette partie de la Haute-Égypte, qu’on nommait la Thébaïde, Antoine d’Héraclée. Nature originale et ardente, Antoine, fils d’une famille de chrétiens aisés, avait dès son enfance, professé le dédain de la science jusqu’à ne vouloir pas même apprendre le grec. Mais, il ne se refusait à l’étude que pour s’adonner plus entièrement à la méditation, et ne fuyait le commerce enfantin de ses camarades que pour se livrer, sans contrainte, aux instincts d’une imagination pensive. Cette passion de solitude, d’observation et de silence, redoublée par les appels pressants d’une grâce toute-puissante, n’avait fait chez lui que grandir avec l’âge. Ne trouvant dans l’Égypte même aucun lieu assez retiré, c’était dans les montagnes qui bordent la mer Rouge, au milieu des débris d’un vieux château fort, qu’à peine âgé de trente ans, il avait couru s’enfermer loin de tous les regards. Là, après de longs jours de jeunes et de longues nuits de veilles, n’entendant que le rugissement des lions, le sifflement des serpents et le bruit des tourbillons de sables soulevés par le vent du désert, il avait vu d’étranges apparitions s’agiter devant ses regards. Il avait éprouvé, sous une forme matérielle, dans sa chair et dans ses os, au milieu des frissons et des sueurs, la lutte redoutable de la nature contre la grâce, et du péché contre Dieu. L’esprit du mal, l’éternel ennemi du genre humain, avait, à ses yeux, pour l’effrayer ou le séduire, revêtu ces apparences sensibles, sous lesquelles il s’était montré autrefois au Sauveur lui-même, dans les retraites de la Judée.

On dit que vingt ans s’étaient écoulés de la sorte, personne ne pouvant entrer chez l’anachorète, pas même ceux qui lui apportaient, de six mois en six mois, les rations desséchées de biscuit qui lui servaient de nourriture. On entendait du dehors ses gémissements, ses luttes et ses prières. Le bruit d’une vie si singulière s’étant répandu dans toute l’Égypte, et les portes du château étant assiégées de visiteurs, Antoine consentit enfin à se laisser voir, et à raconter à la foule accourue de toutes parts, la longue et dramatique histoire de sa solitude. Puis, au moment de la persécution, à Alexandrie, vers 310, il vint s’offrir de lui-même aux bourreaux, qui, on ne sait pourquoi, l’épargnèrent. Mais sa présence fut l’objet d’une curiosité universelle. Avidement accueillis par l’imagination populaire, les récits d’Antoine devinrent le signal d’un entrainement universel vers la vie monastique. Les écrivains ecclésiastiques sont unanimes sur la rapidité avec laquelle son exemple fut embrassé et suivi. Sous l’empire d’une parole brève, simple, un peu rustique, pareille à celle d’un général d’armée qui voudrait emporter d’assaut l’éternité comme une citadelle, les hommes se décidaient à quitter tous les biens de ce monde pour vaquer au grand exercice. La foule devint bientôt si grande dans le désert que le saint n’y trouvait plus ce qu’il aimait avant tout, l’entretien solitaire avec Dieu. Il lui faillit une retraite plus éloignée encore, plus voisine des sources du Nil, plus perdue dans des profondeurs sablonneuses. Il se réfugia dans une montagne caverneuse, à trois jours de marche encore au-delà de la ville d’Aphrodite, l’une des dernières de l’Égypte. C’était de ce nid d’aigle qu’il sortait de temps à autre pour venir donner ses instructions à ses imitateurs. C’était là aussi, que de toutes parts , et principalement d’Alexandrie, les pèlerins et les curieux allaient chercher celui qu’ils appelaient le grand par excellence. Le désert était devenu tout d’un coup une route battue et fréquentée, dont les diverses réunions d’anachorètes marquaient les étapes. On y établissait des relais de chameaux pour conduire les voyageurs. Des monastères du dehors les moins avancés dans la solitude, et les moins rigoureux dans leur règle, on passait à celui de Pispir, placé sous la direction immédiate de Macaire, le disciple favori du saint, et où se formait déjà son successeur, saint Hilarion, qui devait porter en Palestine l’exemple et la tradition du maître. Les visiteurs étaient si nombreux que Macaire était convenu avec Antoine d’un signe particulier pour distinguer ceux qu’amenait un véritable désir d’édification et de piété, de ceux qu’attirait un motif de curiosité profane. On appelait ceux-ci les Égyptiens et les autres les gens de Jérusalem; aux premiers, Antoine faisait préparer à manger et donnait sa bénédiction; avec les autres, il veillait toute la nuit, en leur parlant de leur salut.

Parmi ces visiteurs, le biographe d’Antoine rapporte que plus d’une fois se présentèrent des philosophes païens, accourus tout exprès d’Alexandrie, pour disserter de la nature de Dieu avec le saint ermite. Après quelques formules d’humilité un peu railleuses, et qui lui servaient à tourner doucement la science humaine en dérision, Antoine entrait en débat avec eux de manière à faire voir que s’il lisait peu, il pensait beaucoup, et que le grand livre de la nature, comme il disait parfois, lui profitait plus que ceux des hommes. Il lui arriva ainsi à plusieurs reprises de soutenir, à la grande surprise de ses auditeurs, des thèses régulières sur l’essence de Dieu , sur la multiplicité des personnes divines, et sur la possibilité de l’incarnation et de la mort de l’une d’entre elles. Puis, il les étonnait par quelques traits de la puissance merveilleuse qu’il exerçait sur la nature subjuguée. On pourrait se demander avec surprise qui étaient ces philosophes païens assez animés à la recherche de la vérité, pour faire ainsi plusieurs jours de marche sur le sable brûlant de la Thébaïde, et venir disserter de la nature de Dieu, assis sur quelques rochers, au bord des torrents. Car nous avons vu à quel état d’abandon et de misère était tombée, dans les plus belles années de l’Empire, la philosophie grecque. Mais le christianisme faisait sentir sa chaleur à ceux mêmes qui le combattaient, et l’ardeur divine qui dévorait toutes les âmes en Égypte, avait gagné les ennemis les plus décidés de la religion nouvelle. Sous l’influence de cet esprit général dont ils ne connaissaient pas l’origine, les maîtres profanes d’Alexandrie s’étaient tout d’un coup ranimés, et une école ouverte par des hommes éminents, travaillait à ressusciter la science grecque et à ranimer le flambeau éteint de la pensée et de la piété païennes.

La fin du troisième siècle avait vu naître, le début du quatrième voyait fleurir à Alexandrie une nouvelle secte philosophique, étroitement attachée au polythéisme mourant, héritière respectueuse et tendre des anciennes philosophies d’Athènes et de Stagyre, mais essayant de les raviver par l’originalité de combinaisons ingénieuses. Cette secte se donnait à elle-même le nom de nouveau platonisme. Elle était entrée de bonne heure en rivalité avec le christianisme. On méconnaîtrait un des traits essentiels du tableau de cette époque, si on ne s’arrêtait un instant sur cette concurrence inattendue de la philosophie et de la religion, qui achevait de pousser les esprits vers les régions métaphysiques, et contribuait à tenir tout l’Orient dans un état singulier d’agitation et de fièvre morales.

La nouvelle secte philosophique d’Alexandrie avait fait ses premiers pas, à peu près dans le même temps où brillait, d’un éclat naissant, le gymnase chrétien, illustré par Clément et par Origène; et probablement, dès leur début, les deux écoles avaient eu ensemble, par l’intermédiaire d’élèves et même de maîtres, que des conversions faisaient passer de l’une à l’autre, d’habituelles communications. Des indices légers, mais assez clairs, des ressemblances de noms singulières, entre les premiers docteurs, suffisent, suivant nous, pour établir au-dessus de tonte contestation, la fréquence et l’antiquité de ces rapports. Mais ils n'étaient point avoués par la nouvelle secte philosophique. Elle affecta longtemps au contraire de mépriser le christianisme jusqu’à en ignorer le nom. Plotin, son fondateur, bien que contemporain d’Origène , dont la renommée était si répandue dans tout l’Orient, ne paraît pas avoir daigné faire mention du Christ. Mais, cette indifférence apparente n’avait pu tenir contre le flot, toujours montant, de la religion victorieuse, et au moment où nous sommes parvenus, mie lutte très vive était engagée entre les maîtres alexandrins et les chrétiens de toute espèce, docteurs ou solitaires.

Porphyre, disciple de Plotin, véritable Platon de ce nouveau Socrate, grand organisateur de toute l’école, avait consacré un ouvrage entier, qui ne contenait pas moins de quinze livres, à la réfutation en règle du christianisme et de la religion judaïque; il y avait déployé une grande connaissance de tons les textes chaldéens, hébreux, syriaques, et une intelligence profonde, bien qu’altérée par une partialité malveillante, des divers sens de toutes les prophéties bibliques. Cet ouvrage, publié au milieu de la dernière persécution, avait eu un grand retentissement et était devenu une sorte de catéchisme pour tous les adversaires de la religion chrétienne. Les réfutations, en revanche, n’avaient pas manqué; aucun apologiste chrétien n’avait négligé celte controverse; et Eusèbe de Césarée devait une partie de sa réputation au talent qu’il avait déployé dans sa Démonstration évangélique, en détruisant les sophismes et les arguments de Porphyre. Porphyre n’avait point eu la douleur de survivre au triomphe de ses ennemis; il était mort en 312, l’année même de la victoire de Constantin, léguant à ses disciples une haine profonde contre le christianisme, et un arsenal très-abondant d’armes de guerre pour continuer cette lutte désespérée.

Rien donc n’était plus déclaré que l’hostilité du christianisme et de la nouvelle secte philosophique d’Alexandrie. Et cependant, telle est, sur des contemporains, l’influence de la communauté de la vie, de la patrie, des idées et des habitudes, que cette philosophie, rivale et ennemie de la foi chrétienne, qui avait inspiré ses bourreaux et maudissait sa victoire, présentait pourtant avec ce même christianisme, d’étranges ressemblances de sentiment et de langage. Les monuments qui nous en restent aujourd’hui offrent pour le tour des idées, et pour l’inspiration générale qui les anime, des rapports très-frappants avec les écrits des Pères du même temps et du même pays; à ce point qu’on a pu se demander plus d’une fois de quelle part était venue l’initiative ou l’imitation, et si la religion avait donné des modèles à la philosophie, ou lui avait emprunté ses lumières. Cette question, souvent agitée, dans laquelle l’érudition n’a guère servi qu’à fournir des armes à l’esprit de parti, et qui aboutit à de réciproques accusations de plagiat et d’imitation, a quelque chose en soi de frivole. Des concitoyens, des contemporains, quelque divisés qu'ils puissent être par les préjugés ou les passions, se ressemblent sans se connaître et s'imitent tout en se combattant. Nous avons fait remarquer, sans détour, quelle influence l’étude de Platon avait exercée sur les systèmes particuliers des Pères de l’église grecque et principalement d’Origène. Il serait puéril de contester qu’à leur tour les traditions de la Judée, si fort en honneur en Égypte, les souvenirs de la Bible, que tout lettré d’Alexandrie avait feuilletée dans la version des Septante, enfin tous les sentiments nouveaux et ardents, dont la foi chrétienne embrasait, comme un foyer, l’atmosphère, peuvent réclamer leur part dans les inventions philosophiques du nouveau platonisme alexandrin, et à l’insu de Plotin, comme en dépit de Porphyre, les inspirèrent plus d’une fois l’un et l’autre.

C’était principalement sur la grande question de la nature de Dieu, ce problème favori de la science orientale, que la nouvelle philosophie d’Alexandrie se rencontrait avec le christianisme dans ces rapports d’imitation et de coïncidence. Comme la religion chrétienne, le néo-platonisme alexandrin était arrivé à reconnaître en Dieu trois personnes diverses, ou comme on disait en grec trois hypostases, distinctes, bien qu’unies, et n’altérant pas l’unité substantielle de l’Être suprême. Les Alexandrins distinguaient, comme les chrétiens, trois personnes en Dieu, qu’ils ne nommaient pas à la vérité, comme l’Évangile, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, mais par des noms plus philosophiques, l’Un, l’intelligence et l’âme. L’unité dans la trinité, ce grand mystère du christianisme se trouvait ainsi adoptée à Alexandrie, d’un commun accord, par la philosophie et la religion. Là, il est vrai, s’arrêtait la ressemblance, et dès qu’on entrait dans le développement de cette idée, l’identité verbale faisait place à des différences profondes et inconciliables. Tandis que la trinité chrétienne était composée de trois personnes vivantes, ayant toutes leurs attributs sensibles, leurs rapports directs avec le monde, connus de l’imagination comme du cœur de tout homme, la trinité alexandrine, produit artificiel d'une combinaison de systèmes, n’était qu’une collection d’abstractions philosophiques. A la place du père, Yahvé, le Dieu de la création, l’instituteur d’Adam, le législateur des Juifs, l’ami d’Abraham et de Moïse, la première personne de la trinité alexandrine n’était qu’une froide unité, sans nom, sans attributs, sans couleur, enfermée dans un nuage impénétrable et dans un morne silence. Rien, non plus, dans la trinité alexandrine, qui ressemblât à ce Fils divin, sagesse et verbe du Très-Haut, mais incarné dans le sein de Marie, sous une forme touchante, sans cesse présent aux yeux de tous les chrétiens, dont la voix retentissait encore dans tontes les âmes, dont le sang avait arrosé le Calvaire. La seconde personne des Alexandrins était une intelligence toute passive, miroir où se réfléchissaient, non pas même le spectacle delà nature, mais les abstraites généralités de la dialectique. Les mêmes différences se retrouvaient dans la troisième personne des deux Trinités. À vrai dire, par conséquent, le nom seul était commun entre elles; mais cette communauté de nom n’en avait pas moins pour effet de rendre l’idée de la Trinité familière à tous les esprits, et d’en introduire l’usage dans la langue vulgaire des païens comme des chrétiens. La distinction des personnes divines, leurs rapports, leurs différences, leur égalité ou leur subordination , leur dépendance réciproque , tous ces points de haute doctrine qui semblaient destinés à ne jamais sortir des sanctuaires de théologie, se trouvaient transportés ainsi dans les conversations communes. On en parlait dans les églises, dans les auditoires, dans les places publiques et dans les campagnes, d’autant plus que la révolution politique, accomplie par Constantin, au nom d’une foi nouvelle, portait naturellement tous les entretiens sur les questions religieuses, si intimement mêlées à la vie et à la destinée de chacun. On causait communément dans les villes d’Orient de la Trinité et de ses hypostases, en même temps que de la destruction d’un temple voisin, de la destitution d’un magistrat païen, de quelque édit nouveau de tolérance porté par l’empereur chrétien.

Il faut joindre enfin à ce mélange d’excitations diverses la présence d’un culte païen, encore puissant sur l’imagination d’une très grande partie de population. Le paganisme d'Egypte avait gardé, malgré quelques superstitions ridicules, un caractère austère et mystique qui devait lui permettre dans la suite de s’allier facilement à la philosophie nouvelle, et qui le préservait du mépris général où était tombé le culte des dieux. Aussi, malgré la ferveur et le nombre des chrétiens, les temples d’Égypte étaient encore debout, et au milieu d’Alexandrie même s’élevait le Serapeion (temple de Sérapis), porté par cent degrés et dominant toute la ville. Ce sanctuaire renfermait un immense simulacre du dieu Sérapis, dont les deux bras s’appuyaient, à gauche et à droite, à chaque paroi de l’édifice, et qui était disposé de manière à recevoir, par une ouverture imperceptible, le rayon du soleil levant sur le visage et comme le baiser de l’aurore. D'innombrables cellules, qui étaient pratiquées dans la hauteur du temple ou sous ses portiques, servaient de demeure à une corporation de prêtres ancienne et respectée. C’étaient là sans doute autant de théâtres de discussion où les faits du jour, les questions philosophiques et les dogmes de la foi chrétienne étaient l’objet de commentaires animés et de dissertations subtiles.

C’est le danger des temps où la foi est ardente et générale, que les questions religieuses servant de préoccupation à toutes les âmes, deviennent matière de conversations oiseuses ou passionnées. Quand la pensée de l’homme se précipite ainsi avec plus d’entraînement que de prudence dans les champs de l’abstraction philosophique, il est bien rare qu’elle ne s’y égare pas. Quand les hautes vérités religieuses cessent d’être distribuées paisiblement par la discrétion des sages à la foi des simples, les hérésies sont près de naître. Sur un sol aussi échauffé , dans la fermentation de tant d’éléments inflammables, une étincelle suffit pour allumer et propager un incendie.

Ce fut vers l’an 319 que le saint évêque Alexandre, gouvernant le diocèse d’Alexandrie , homme de paix et de vertus apostoliques, fut informé que dans son clergé circulaient des opinions étranges sur la nature de la seconde personne de la Trinité. Ces opinions n’allaient à rien moins qu’à contester l’égalité du Fils et du Père, et à établir un système suivant lequel le fils ne serait que le premier-né de toutes les créatures, créé comme l’une d’entre elles, et n’existant pas de toute éternité. En prenant des renseignements, Alexandre apprit que le propagateur des ces innovations était un prêtre estimé pour sa science, quoique déjà connu par quelques difficultés avec ses supérieurs. On le nommait Arius; il était originaire de la Lybie, et il avait la conduite de la paroisse qu’on appelait Baucale; car, la ville d’Alexandrie, presque seule en Orient, était régulièrement divisée en paroisses, soumises à ce que nous nommons aujourd’hui des curés. La renommée d’Arius était assez grande pour qu’il eût été question de lui, à la dernière vacance du siège épiscopal, et sans doute quelque froideur en était résulté entre le nouvel évêque et son rival, devenu son inférieur. Alexandre ne le fit pas moins venir, sur- le-champ, et lui adressa de paternelles exhortations. L’extérieur grave, les formes polies et sèches d’Arius, sa bonne mine relevée, par une taille majestueuse, et plutôt encore ornée qu’altérée par les traces de la méditation et des austérités, intimidaient un peu le doux évêque, qui mit beaucoup de ménagements dans ses premières réprimandes. Arius, de son côté, paya d’équivoques, ce qui n’était pas difficile dans une matière si délicate, et où il était aisé de confondre ce qui convient au Christ dans sa nature humaine, et ce qui n’appartient qu’au verbe éternel de Dieu. Puis, il s’en alla, disant qu’il était pleinement d’accord avec son évêque. Profitant des facilités que lui donnait son ministère pastoral, pour insinuer à son aise le venin de sa doctrine, il la prêchait d’abord tout bas dans les maisons, puis il se hasarda à la déduire tout haut dans des conférences publiques. On se hâta d’avertir de nouveau l’évêque. Celui-ci sentant la nécessité de défendre la vraie doctrine, mais essayant encore de prévenir un éclat, choisit la Trinité pour sujet d’une de ses conférences ecclésiastiques, et sans attaquer directement personne, il fit voir d’après toute l’antiquité chrétienne, bien qu’avec des développements un peu trop ambitieux que les trois augustes personnes étaient entre elles parfaitement unies et égales. Arius, qui se savait appuyé par plusieurs membres de l’assemblée, prit alors hardiment la parole , et réfuta, en termes très acerbes, les assertions de l’évêque. Soutenir l’égalité parfaite des personnes de la Trinité, c’était, disait-il, reproduire l’erreur de Sabellius, qui n’avait voulu voir dans ces différentes personnes que des noms divers et des attributs spéciaux du même être. Les égaler à ce point, c’était les confondre. Puis, il posa avec assurance ce raisonnement qui allait être répété sur bien des tons divers, et avoir dans le monde un grand retentissement: si le Père a engendré le Fils, celui qui engendre existait avant celui qui est engendré; donc il y a eu un temps où le Fils n’existait pas. La réunion se sépara dans un grand trouble. L’argument d’Arius avait paru frappant à beaucoup des assistants, et la nouvelle doctrine se répandit très promptement. Ses partisans s’en allaient sur les places publiques, arrêtant les passants, et principalement les femmes, pour leur poser cette question : Aviez-vous un fils avant d’en avoir mis au monde? Et sur leur réponse négative: Dieu non plus, disaient-ils, ne pouvait avoir de fils avant d’avoir engendré. Les femmes étaient très-frappées à cette conclusion, et un peu plus de facilité de conscience qu’elles trouvaient chez les prêtres amis d’Arius, achevait d’assurer à la secte nouvelle le puissant appui des matrones du grand monde, qui n’étaient pas toujours irréprochables. Dans les retraites des saintes filles consacrées à Dieu, Arius n’était pas moins populaire, Épiphane compte qu’il avait de son parti environ sept cents vierges qui ne voyaient en lui qu’un saint prêtre, injustement persécuté.

La main débonnaire d’Alexandre n’était pas de force à arrêter les progrès du mal. L’anarchie se glissa très rapidement dans le troupeau. D’autres curés: Colluthe, Carpone, Sarmate, inventaient d’autres opinions, et chacun commençait à parler, à endoctriner à sa guise. Mais, heureusement pour Alexandre, il n’était pas seul à soutenir la lutte. Dieu avait mis auprès de lui un aide pour le soutenir. Dans l’intimité de l’évêque, mangeant à sa table, travaillant dans son cabinet, le servant à l’autel, croissait un jeune diacre, de chétive et méprisable stature, mais enfermant dans un faible corps, et trahissant par un regard perçant, une âme indomptable. Si l’on en croit une tradition qui n’est pas dépourvue de bons témoignages, l’évêque en avait fait rencontre dans une circonstance singulière. Il avait aperçu un jour, de sa fenêtre, des enfants, qui, sur le bord de la mer, imitaient, en jouant, les cérémonies de l’Église. Trouvant que la chose passait la plaisanterie, il fil monter les petits officiants, et leur demanda quel était ce jeu. Les enfants, tout troublés, dirent d’abord qu’ils n’avaient rien fait; mais pressés de questions, ils finirent par avouer que, l’un d’eux, nommé Athanase, avait rempli les fonctions d’évêque et les avait baptisés. Alexandre poussa plus loin son interrogation. Qu’avait fait ce prétendu évêque? qu’avait-il enseigné, et que lui avait-on répondu? Il se trouva que tout s’était passé si régulièrement, que toutes les fonctions du baptême avaient été si bien remplies dans l’ordre voulu, que d’un commun accord, l’évêque et les prêtres convinrent que le sacrement était valable. Alexandre garda les enfants auprès de lui pour les former au ministère sacré; et Athanase, son favori, instruit dans toutes les sciences, devint son conseil habituel et son secrétaire privé.

Il pouvait avoir environ vingt ans lorsque commencèrent les démêlés de son chef avec Arius. Dans cet âge si peu avancé, il s’était déjà fait connaître par deux écrits, dirigés contre les païens, où l’on remarquait une profondeur de pensée et une vigueur de logique peu communes. Son style, pourtant, n’était pas exempt de ces déclamations fleuries, ni sa pensée des raffinements philosophiques qu’on reprochait communément aux élèves des écoles d’Orient. Les formules abstraites revenaient fréquemment sous sa plume, et les manières de parler platoniciennes lui étaient familières. Mais ces habitudes étaient combattues chez lui par de plus salutaires inspirations. Il s’arrachait souvent à ses travaux et à la ville, pour aller respirer l’air sain de la montagne, et se retremper dans les conversations du pieux anachorète Antoine, qu’il affectionnait très particulièrement, et dont la simplicité sainte faisait rapidement tomber l’éblouissement d’un vain savoir. D’ailleurs, Athanase était enflammé, dès sa jeunesse, de la passion qui fait les saints, l’amour de Jésus-Christ. Le jour où il crut voir dans les discours d’Arius une atteinte portée à l’honneur de ce Dieu chéri, il bondit d’indignation; et l’ardeur d’un sentiment vrai aiguisant toutes ses facultés, il consacra, désormais, sans relâche, à la défense du Verbe incarné, toutes les ressources d’une science immense et d’une dialectique invincible, dirigées par un grand bon sens et par une volonté de fer.

Sous l’influence de ses avis, la conduite d’Alexandre prit tout d’un coup une action plus énergique. Arius fut cité à se défendre devant son évêque, et devant le clergé d’Alexandrie, assemblé dans deux audiences successives. Il soutint son dire avec une grande impudence. Il était assez difficile de lui faire articuler précisément quelle nature il attribuait au Fils de Dieu. Mais, un point paraissait fixé dans son esprit, c’est que la seconde personne de la Trinité avait été créée par la première, et n’était, par conséquent, ni éternelle, ni incommutable. On le poussa très vivement, dans la conférence, sur ce sujet, jusqu’à lui demander, si le Verbe de Dieu pouvait faillir comme le Diable, et il répondit sans hésiter: Assurément, puisqu’il est sujet à changement. Il n’y avait plus moyen de balancer, et Alexandre se décida à anathématiser l’hérétique et à le chasser de l’Église. La sentence fut signée par plus de trente prêtres et quarante diacres, au nombre desquels figure la signature de deux Athanase. Mais, pour s’assurer d’une sanction plus considérable encore, Alexandre convoqua un concile de tous les évêques d’Egypte et de Lybie, au nombre de près de cent, dont le jugement vint confirmer le sien. Onze diacres et deux évêques, Second de Ptolemaïde, et Théonas de Marmarique, qui avaient partagé les sentiments d’Arius, furent compris dans la sentence.

Arius ne pouvait rester dans Alexandrie après cette condamnation solennelle; mais il n’était pas homme à se soumettre et à se décourager. Gardant des relations nombreuses dans la ville où le sentiment populaire lui était plutôt favorable, et où on regrettait généralement la rigueur de l’évêque pour un si saint prêtre, il chercha un refuge auprès des évêques voisins ; il calculait, non sans raison, que plus d’un motif en rangerait un grand nombre de son côté. Il pouvait compter d’abord sur Mélèce, évêque schismatique de Lycople, qui depuis quinze ans, était en guerre ouverte avec tous les évêques d’Alexandrie, par suite d’une condamnation encourue, pour avoir sacrifié aux idoles. Mélèce avait un petit parti fort actif, qui causait beaucoup de troubles en Égypte, et avec lequel Arius avait été autrefois en relation. Il avait été aussi en relation de jeunesse et d’études avec beaucoup d’autres prêtres, à l’école d’un certain Lucien d’Antioche qui, bien qu’il ait gardé le nom de saint, paraît avoir enseigné une doctrine un peu étrange. Tous ses élèves en avaient conservé quelque trace, et surtout étaient restés fort en amitié les uns avec les autres, s’appelant familièrement les conlucianistes. Puis, la jalousie était assez grande dans tout l’Orient contre le siège patriarcal d’Alexandrie, et il n’était pas difficile de susciter des inimitiés contre Alexandre. Enfin, il faut bien le dire, les docteurs d’Orient, depuis Origène, avaient tant raisonné sur le Verbe et sa filiation, que la simplicité de la foi primitive s’était insensiblement altérée chez eux; à force de plonger leurs regards dans l’abîme, les meilleures têtes étaient atteintes d’un peu de vertige.

Arius exploita avec une incroyable activité toutes ces faiblesses. Sous une apparence austère qui donnait plus de charme au tour assez piquant de son esprit, il excellait dans fart de plaire aux hommes. II dissimulait avec artifice la partie de sa doctrine la plus odieuse aux cœurs chrétiens, enveloppait toute la difficulté de quelques versets de l’Écriture mal appliqués, et insistait principalement sur son désir de paix, sur la dureté de son évêque, et surtout d’un jeune secrétaire, mauvaise tête et esprit hautain, disait-il, qui entraînait le bon vieillard. Il allait, venait, envoyait des députations; il connaissait le faible de tons et les flattait sans affectation à l’endroit sensible. Au vaniteux Eusèbe de Nicomédie, si fier de son rang et de sa science, il écrivait humblement: «Mon seigneur, très-cher, homme de Dieu, très-fidèle et très-orthodoxe Eusèbe, Arius persécuté par l’évêque Alexandre , pour cette vérité chrétienne dont vous êtes le défenseur, vous salue... Notre évêque nous opprime et nous persécute, et fait mouvoir contre nous toutes ses machines.... ls disent que le Père et le Fils , tout cela est la même chose : que le Fils coexiste avec Dieu sans être engendré par lui, ou bien qu’il est engendré sans l’être; les uns l’appellent l’émission, les autres la projection du Père.... Quant à nous, nous disons tout haut ce que nous pensons et ce que nous sentons, c’est qu’il n’est pas vrai que le Fils n’ait pas été engendré, ni qu’il fasse partie d’un être non engendré .Mais, par le conseil et la volonté de Dieu, il a existé avant tous les temps, comme Dieu parfait, fils unique, immuable; il n’était pourtant pas avant qu’il fut engendré, ou créé, ou déterminé. Car il est engendré... Voilà pourquoi nous sommes persécutés. Vous savez le reste. Demeurez en notre Seigneur, en vous souvenant de nos maux, ô véritable conlucianiste, mon seigneur Eusèbe.»

Tel qu’Eusèbe de Nicomédie nous est connu, il n’avait garde de refuser un patronage, si humblement offert, et qui pouvait lui donner l’occasion d’humilier un rival considérable, et d’élever son siège au premier rang de tout l’Orient. Il invita Arius à venir auprès de lui , à Nicomédie, et cet important suffrage valut aussitôt à l’hérétique le concours d’un très-grand nombre d’évêques, au nombre desquels figurait l’autre Eusèbe, de Césarée, qui ne séparait guère sa fortune de celle de son parent.

Fort de cet appui, Arius prit le ton plus haut, et essaya d’agir sur les esprits par des publications de diverse nature. Il écrivit d’abord à son évêque Alexandre une lettre dogmatique, destinée à servir de profession de foi, et qui demeura, en effet, le grand symbole de la croyance arienne. Il y donnait de son opinion une définition qui avait l’intention d’être claire, et qui parut telle apparemment aux esprits subtils de l’église grecque, mais qui, à distance, et pour le sens commun, est assez difficile à saisir. Suivant lui, le Fils était engendré avant tous les temps, mais non pas de toute éternité. Dieu seul était éternel. Le Fils était seulement avant le temps. Ce n’était pourtant pas avec ces distinctions imperceptibles, destinées à réfuter les objections des savants, qu’il espérait émouvoir beaucoup la foule. Pour les esprits plus simples ou plus grossiers, il avait d’autres moyens en réserve. Il composa une sorte de poème, mélangé de prose et de vers , destiné à être chanté dans des festins , sur le rythme de poésies fort libres qui étaient dans toutes les mémoires, et il donna même à ce traité dogmatique d’un nouveau genre, le nom classique de Thalie, inventé pour les recueils bachiques d’un poète dissolu. Ce petit poème commençait ainsi: «Dans la compagnie des élus de Dieu, des saints enfants, des orthodoxes, de ceux qui ont reçu l’Esprit-Saint, j’ai appris ce qui suit marché sur leurs traces, en harmonie avec eux, moi Arius, le célèbre, qui ai souffert pour la gloire de Dieu». Il y avait d’autres chansons d’un style moins élégant, destinées à être répétées par le peuple; il y en avait pour les matelots, pour les voyageurs, pour ceux qui travaillaient au moulin. On y parlait de toutes sortes de sujets, et çà et là il y avait un mot sur le Verbe et la Trinité. Arius prenait soin de tout lui-même, et de l’air et des paroles.

L’effet de ces intrigues fut très puissant. En très peu d’années tout l’Orient était en feu. C’était à qui écrirait à Alexandre pour le conjurer de se remettre en grâce avec Arius. Les deux Eusèbe surtout étaient intarissables. Ils envoyaient lettres sur lettres, tenaient des réunions d’évêques, sollicitaient tout le monde à écrire, à parler en faveur d’Arius. Alexandre, ainsi assailli, se défendait avec désespoir. Lui et Athanase se consumaient en réponses hardies et savantes. Saint Épiphane compte qu’il n’écrivit pas en un mois moins de soixante-dix lettres-circulaires. Celles qui nous restent, se distinguent de la polémique du temps, par un ton d’autorité, et par une discrétion pleine d’humilité, quoique non dépourvue de science, qui convient à la vraie foi. Le premier chapitre de l’Évangile selon saint Jean fait le fond de toute l’argumentation; puis la pensée humaine est sommée de s’arrêter au bord des mystères divins, et de ne pas tenter d’en sonder la profondeur. «Au commencement était le Verbe, dit saint Jean, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu... Mais, après avoir ainsi placé l’essence du Verbe au delà de la connaissance de toutes les créatures, le très pieux saint Jean n’a pas voulu raconter sa génération...., parce que l’inexplicable substance du Fils dépasse la compréhension la plus subtile, non seulement des évangélistes, mais des anges eux-mêmes. C’est pourquoi, je ne pense point qu’il faille compter parmi les hommes pieux , ceux qui demandent quelle que chose de plus, et qui n’écoutent point ce qui est écrit : ne tinforme pas des choses plus élevées que ton intelligence, et nessaye pas dexaminer ce qui te dépasse».

Qu’allait faire, qu’allait penser dans ce conflit d’opinions, de correspondances et de conciles, le héros de 323, l’Empire et de l’Église? Du jour où Constantin eut mis le pied dans Nicomédie, tout le monde, Ariens et orthodoxes, eut les regards fixés sur lui. Il n’y avait pas moyen que le schisme échappât longtemps à son attention, car l’évêque de Nicomédie, même, y était principalement engagé, et la princesse Constantine, qui ne se conduisait que par les conseils de ce prélat, ne pouvait manquer d’en entretenir son frère. D’ailleurs, c’était l’objet des conversations générales, à ce point que sur les théâtres même, on se moquait déjà des divisions des évêques. La première impression de l’empereur, dès qu’il vit la gravité de l’affaire, fut une douleur poignante qui lui arracha , sur-le-champ, un de ces cris de désespoir et d’impatience que nous avons déjà entendus plus d’une fois, dans de cas pareils, s’échapper de sa poitrine. Il prit rapidement la plume, et traça ces lignes où se rencontrent, dans un étrange contraste, la hauteur du maître, la soumission du fidèle, et le dédain de l’homme d’état.

«Constantin, vainqueur, très puissant et très auguste à Alexandre et à Arius. Dernièrement, lorsqu’une intolérable folie s’était emparée de toute l’Afrique, à cause de quelques téméraires qui avaient divisé la religion des peuples en plusieurs sectes, moi, voulant arrêter ce mal, je ne voyais pas de meilleur remède que de chercher quelques-uns de vous autres (évêques d’Orient), pour les charger de rétablir la concorde entre les dissidents. Car, puisque, par le bienfait de Dieu, les rayons de la vraie lumière, et la règle, de la véritable religion, sont sortis comme du sein de l’Orient pour éclairer l’univers entier , je pensais, non sans motif, que vous deviez demeurer les guides du salut de toutes les nations. Mais, ô bonté divine, quelle nouvelle a frappé mes oreilles, ou plutôt a blessé mon âme! J’apprends qu’il y a entre vous de beaucoup plus grands dissentiments que ceux qui divisent l’Afrique, de sorte que votre contrée, d’où j’attendais le secours, a plus besoin de remèdes qu’aucune autre. Et, en réfléchissant sur l’origine de cette division, je trouve que la cause est légère et point du tout digne d’une telle contention des âmes. C’est pourquoi, je me vois réduit à vous adresser celte lettre, et en invoquant le secours de la divine providence, je m’offre pour l’arbitre et l’intermédiaire de votre différend. Or, voici comment j’apprends qu’a commencé votre controverse. Vous ,Alexandre, vous avez cherché à savoir de vos prêtres ce qu’ils pensaient sur un point des choses écrites dans la loi, ou plutôt sur une question de peu d’importance, et vous, Arius, vous avez avancé sans prudence, ce que vous deviez, ou ne jamais penser, ou, si vous le pensiez, enfermer dans le silence. De là, la discorde étant née entre vous, la bonne harmonie a été rompue, le peuple a saint, divisé en deux partis, s’est détaché de l’unité. Mais, maintenant que chacun d’entre vous, se pardonnant réciproquement, embrasse l’avis que votre frère, dans le service de Dieu, vous propose très justement. De quoi s’agit-il, en effet? Il ne fallait, sur ce point, ni interroger, ni répondre. Car, ce sont là des questions qu’aucune nécessité légale ne prescrit d’agiter, mais qui sont mises en avant pour amuser des loisirs; et quoiqu’elles puissent servir à donner de l’exercice à l’esprit, cependant nous devons avoir soin de les contenir dans l’intérieur de notre pensée, de ne pas les apporter au hasard dans les réunions publiques, et de n’en pas frapper, surtout, sans discrétion, les oreilles des peuples. Combien y a-t-il de gens, en effet, qui puissent comprendre exactement la portée de si grandes et si difficiles matières, et les exposer dignement? Et si quelqu’un pense pouvoir s’en acquitter convenablement, à combien de personnes dans le peuple pourra-t-il faire comprendre sa conviction? Qui peut, dans la délicatesse de pareilles questions, être sûr de se préserver du danger de glisser dans l’erreur? Il faut donc, sur tous ces sujets, réprimer sa langue, de peur on que la faiblesse de celui qui parle l’empêche de s’expliquer d’une façon suffisante, ou que la lenteur d’esprit de celui qui écoute lui fasse mal comprendre une partie de ce qu’on dit, et que, soit pour un motif, soit pour un autre, le peuple tombe dans des blasphèmes et dans des schismes. L’interrogation a donc été imprudente, et la réponse indiscrète. Pardonnez-vous réciproquement. Car, il ne s’agit pas entre vous d’un des points principaux de votre foi, et on ne vous introduit point de dogme nouveau sur le culte de Dieu. Vous avez au fond la même opinion , vous pouvez revenir aisément à la même communion.... Voyez les philosophes d’une secte, comme ils professent les mêmes opinions, et cependant, ils ont bien souvent des différences sur quelque point en particulier! Mais, quoiqu’ils diffèrent sur les points qui tiennent à la perfection de la science, ils restent toujours unis et ne forment qu’un seul corps. Combien n’est-il pas plus convenable que vous, les serviteurs du Dieu très haut, vous restiez unanimes dans la profession de la même religion. Retournez donc à votre mutuelle charité : rendez au peuple ses embrassements fraternels.... Rendez-moi, à moi-même, mes jours tranquilles et mes nuits sans inquiétude. Que je puisse jouir comme un autre de la pure lumière et de la vie paisible! Si je n’obtiens pas ce résultat, il faut que je gémisse, que je me fonde en larmes et que je n’aie plus un moment de paix sur la terre. Car, comment aurai-je l’esprit en repos, tant que le peuple de Dieu, le peuple de mes frères dans le service de Dieu, est divisé par un injuste et funeste dissentiment? »

Le traducteur grec de cette épître avait pu orner la pensée de l’empereur de périphrases élégantes. S’il partageait, comme c’est assez probable, la bienveillance de l’évêque de Nicomédie pour Arius, il avait pu contribuer à atténuer, aux yeux du souverain, l’importance de la question théologique; mais l’inspiration était à coup sûr celle de Constantin même. Il y a des accents qu’on n’imite pas; et un langage qu’un souverain seul se croit en droit de tenir.

Tout ce qu’Eusèbe de Nicomédie et son parti purent donc obtenir, dans ce premier moment, du sens droit de Constantin, fut de tenir une balance impartiale entre les deux adversaires, et d’envoyer à tous deux un ordre prompt d’en finir. Il aurait voulu aller, lui-même, jusqu’à Alexandrie, mais il craignit de trouver la population trop irritée. Il ne pouvait oublier quels efforts avaient coûté, sous ses yeux, à Dioclétien, trente-ans auparavant, la soumission d’Alexandrie en insurrection, et de quelles scènes sanglantes la prise de la ville avait été suivie. Il se borna à envoyer , avec ses instructions, son confident de vieille date, Osius, évêque de Cordoue, pour prendre connaissance des débats et mettre les adversaires d’accord.

C’était sans doute un événement fort curieux et qui dut émouvoir la population frivole d’Alexandrie, que de voir arriver, du fond de l’Occident, un évêque, ne parlant que le latin, et encore sans pureté et avec accent, qui venait juger dans la ville la plus polie qu’eût formée la civilisation grecque, une des questions les plus délicates qui puissent faire le lien de la philosophie et de la religion. Mais même à la distance des siècles, pour la postérité chrétienne qui porte aux débats religieux un intérêt que le temps ne saurait affaiblir, cette intervention d’un évêque d’Occident, à la naissance même delà grande hérésie arienne, est d’une précieuse importance. Si, comme l’a souvent prétendu une critique qui prend le doute pour la science, le dogme de la Trinité chez les chrétiens avait été un produit récent des rêveries philosophiques des Pères grecs, étrangers aux enseignements primitifs de l’Évangile — si Jésus-Christ, lui-même, ne s’était donné à ses disciples que comme un homme supérieur et un prophète, et si c’était la philosophie qui eût imaginé d’en faire un Dieu — un évêque d’Occident, élevé loin de toute étude et dans la foi traditionnelle, aurait dû pencher en faveur d’Arius contre Alexandre. Il aurait dû embrasser dans la controverse celle des deux opinions qui offrait du dogme de la Trinité l’explication la plus simple et la plus humaine. Mais le contraire arriva et devait être. La tradition chez les chrétiens, c’était la divinité de Jésus-Christ; Jésus-Christ homme et Dieu, c’était là ce qu’on enseignait à l’enfant à murmurer dans les bras de sa mère, et à adorer au pied de l’autel. C’était la philosophie, au contraire, qui, pour éclaircir le mystère, l'atténuait, l’affaiblissait, le dénaturait. L’Arianisme était une décomposition toute philosophique du dogme, chère aux savants et odieuse aux simples. La foi simple d’Osius ne s’y méprit pas un seul instant.

Il examina tout avec conscience. Il se lit rendre compte et de la doctrine nouvelle et d’autres hérésies précédemment condamnées, comme celle de Sabellius, par exemple, que les Ariens imputaient à leurs adversaires. Il se fil enseigner le sens des termes grecs qui lui étaient fort étrangers : il répéta en balbutiant, les mots de substance et d'hypostase, écouta patiemment les discussions interminables des dialecticiens d’Alexandrie, puis il donna son opinion, et quoique nous n'en ayons pas les termes, il n’est pas douteux qu’elle fut accablante pour Arius. Car l’hérétique qui avait mieux espéré de ses protecteurs, et des instructions de Constantin, en conçut une violente colère, et il écrivit, sur-le-champ, à l’empereur, lui-même, une lettre pleine de fiel, tour à tour humble et insolente , et où il finissait pourtant par se plaindre amèrement de se voir interdit du ministère sacré. Que veut-on que je fasse, s’écriait-il , si personne ne veut me recevoir?

Dans cette épître, dont nous ne savons, ni la date, ni le contenu exact, Arius paraît avoir eu l’audace de se vanter à l’empereur, sur un ton qui sentait la menace, de sa grande popularité, et du nombre considérable de ses partisans, surtout en Libye. La présomption ne pouvait plus mal l’inspirer; car, Constantin recevait au même moment la nouvelle que son envoyé ne réussissait à rien pacifier à Alexandrie, qu’on ne respectait ses décisions sur aucun point, et que le tumulte était tel dans les rues qu’on y avait brisé, par accident ou à dessein, des statues impériales. Il n'en fallait pas davantage pour que, blessé dans sa foi comme dans son orgueil, Constantin passât sans transition d’un désir exagéré de paix à l’explosion d’une colère sans bornes. Osius avait à peine quitté Alexandrie depuis quelques semaines qu’on y voyait arriver en toute hâte deux messagers d’état, Synclélius et Gaudens, apportant au préfet d’Égypte, Patère, l’ordre de faire lire publiquement dans le palais de la ville, un manifeste impérial, conçu dans un sens et écrit sur un ton auxquels on était loin de s’attendre.

Il commençait ainsi :

«Constantin Auguste, à Arius et aux Ariens : un mauvais interprète est assurément l’œuvre et l’image du diable. De même, en effet, que les peintres habiles donnent au diable une belle apparence, bien qu’il soit très laid par sa nature, afin qu’il serve d’appât pour égarer les hommes malheureux, en leur offrant la séduction de l’erreur; l’homme que vous savez fait un métier de même sorte, et semble n'avoir d’autres soucis que de présenter à tout venant le poison de son impudence. Car, il a inventé une foi d’infidélité entièrement nouvelle et qui n’avait jamais existé depuis qu’il y a des hommes au monde; et, c’est ici que nous éprouvons la vérité de ce qu’a dit l’Esprit-Saint : ils sont sages pour faire le mal... Mais, toi, o Christ, Christ mon sauveur, jusqu’à quand laisseras-tu impunément ces brigands nous attaquer? Nous voyons se dresser en face de nous une violence pleine d’audace qui rugit, qui grince des dents, toute couverte de crimes et d’ignominie. Elle inonde la prédication de ta loi et de ton nom, comme des vagues orageuses de l’erreur. Elle répète, elle met par écrit des discours tout contraires aux définitions, que lui-même, ô Christ, qui coexistes avec le Père Éternel, source de ton être, tu nous a laissées sur ta nature. Mais, je veux aujourd’hui examiner un peu à fond le caractère de l’homme qui préside à cette erreur».

Suivait alors un bizarre et presque incompréhensible dialogue, une sorte de duel entre l’empereur et l’hérétique, où l’auteur du manifeste faisait à la fois et la demande et la réponse.

«Entendez-vous comme il parle? Gardons, dit-il, le terrain que nous avons gagné, et que toutes choses se passent comme nous le voulons.... car, nous avons pour nous la multitude .Mais, moi, je vais m’avancer un peu pour voir comment se passera cette guerre; moi, dis-je, qui ai depuis longtemps l’habitude de mettre à la raison les insensés. Viens donc, ô grand Mars Arius ; il sera prudent, je t’en avertis, de faire usage du bouclier; ou plutôt ne viens pas, je te le conseille : reste dans la compagnie de Vénus. Tu as revêtu de belles armes : plût au ciel que tu fusses revêtu de piété aux yeux du Christ! Mais voici qu’il change de langage. Je viens, dit-il, comme un suppliant, et bien que je pusse l’emporter par la force des armes, je ne veux point combattre; je veux seulement, avec l’aide du Christ, vous faire du bien, et à toi empereur et aux autres. Que signifie cela? Pourquoi dis-tu qu’on te traite d’une manière qui ne convient pas à ton caractère? Est-ce avec l’appareil de la paix; n’est-ce pas plutôt environné de tes troupes que tu t’avances à cet incroyable degré de témérité? Ecoulez donc, ô peuples, ce que cet homme a bien osé m’écrire de sa plume , qui distille le venin. Tu demandes ce que tu dois faire, si personne ne veut le recevoir : et c’est là le cri qui s’échappe souvent de ton gosier détestable. Moi, je le demanderai, en revanche : où, et quand as-tu fait connaître ta pensée d’une façon claire. Tu avais dû te faire connaître aux Dieux et aux hommes pour ne pas faire comme ces serpents venimeux qui ne se dressent tout entiers que lorsqu’ils ont pu se cacher dans les profondeurs des forêts. Et même le serpent a cet avantage sur toi, qu’il recherche le silence, comme s’il avait honte de sa personne. Toi, tu le montres, en apparence, doux et tranquille, et ton âme pleine de pièges et de mille maux en trompe plusieurs. 0 malheur, l’esprit du mal a fait cet Arius tout à son gré, une véritable officine de crimes».

L’empereur entrait alors dans une discussion sur le fond du dogme, où, bien qu’il se fût évidemment fait aider, il ne réussissait pas à être tout à fait orthodoxe, et se montrait plus zélé pour la gloire du Christ qu’exactement instruit sur sa nature. Puis, revenant au point qui l’avait blessé au cœur : «Tu dis, reprenait-il, que tu as avec toi une grande masse d’hommes qui t’aide et te soutient. Écoute donc, écoute, ô misérable Arius, et comprends toute ta folie: et toi, ô Dieu, sois propice à mon discours, s’il est conforme à la foi. Car, moi, ton serviteur, je vais démontrer par les plus anciens écrits des grecs et des latins, que la folie d’Arius a été prédite depuis bien trois mille ans, par la sibylle Erythrée. Cette prophétesse a parlé ainsi : Malheur à toi, Libye, qui es placée sur le bord de la mer; car, il viendra un temps où tu auras à subir, avec tes fils et tes filles, une grave et cruelle épreuve.... Car tu as osé dévaster le jardin des fleurs célestes, et les déchirer par les morsures de tes dents de fer.... Vois donc, ô homme très perfide, comme tu t’accuses toi-même, quand tu dis dans tes lettres insensées, que toute la Libye a passé de ton côté. Nieras-tu la vérité de ces oracles? Je suis prêt à envoyer à Alexandrie d’antiques manuscrits de la sibylle, écrits en langue grecque, pour te confondre plus sûrement. Du reste , ajoutait-il, cette multitude dont tu levantes, ne sera plus trompée par toi.... Tes artifices s’évanouiront. La vérité t’enfermera comme une forteresse : la pluie salutaire de la puissance divine éteindra les flammes que tu as allumées». —Puis , ajoutait enfin l’empereur, en terminant, pour joindre les effets aux paroles, «chacun de tes partisans sera astreint à dix fois l’impôt ordinaire de capitation, et tous ceux de tes alliés ou de tes soutiens, qui font partie des curies, vont être désormais astreints aux charges publiques, si, dès à présent, évitant ta rencontre et ton commerce, ils ne rentrent pas dans la foi incorruptible. Et quant à toi, homme de fer, fais-moi connaître ce que tu veux. Si tu as confiance en toi-même, si tu as la conscience pure, viens, viens à moi, l’homme de Dieu, crois que par mes interrogations, je saurai sonder le fond de ton cœur. Si je vois que cette fureur y est entrée profondément, j’implorerai la grâce de Dieu , et je te guérirai de celte morsure venimeuse. Si tu me parais d’un esprit sain, reconnaissant en toi la lumière de la vérité, j’en rendrai grâces à Dieu, et je me féliciterai de ma piété».

La lettre de l’empereur fut affichée dans la plupart des villes d’Asie. Elle répandit un instant de terreur parmi les partisans d’Arius. Mais elle attestait une colère trop vive pour être bien durable; elle ouvrait même dans les dernières lignes un échappatoire à Arius lui-même, en l’invitant à venir s’expliquer devant l’empereur. Il ne manquait pas, autour de Constantin, d’hommes qui connaissaient bien son caractère, et qui étaient habitués aux alternatives d’impatience et de scrupule qu’il portait dans toutes les affaires de foi. Ils savaient, tour à tour, inquiéter sa conscience et flatter son orgueil, et excellaient à le conduire en faisant jouer ce double ressort. Arius avait offensé le souverain par sa hauteur. On sut le séduire par l’espérance de terminer lui-même le débat. On le décida à citer l’hérétique devant lui. Arius comparut armé d’impudence, bien muni de faux-fuyants et de ruses, et sa leçon parfaitement faite par Eusèbe de Nicomédie. Il réussit, dans l’entretien, à embarrasser l’esprit peu exercé de son interlocuteur dans les définitions et les équivoques; à tel point que, ne sachant plus trop comment s’en tirer, le prince, fort en peine, lui fit jurer qu’il ne retomberait plus dans ses erreurs, et ajouta : «J’ai cette confiance dans le Seigneur, que si tu me trompes, et si tu me caches quelque chose, Dieu, le Dieu que tu appelles en témoignage, ne manquera pas de confondre ton imposture».

Une conduite si incertaine n’était pas de nature à mettre fin à une erreur si répandue, propagée avec une telle activité de convictions et d’intrigues. Le mal ne fit que s’accroître de plus en plus sous les yeux même de l’empereur. Retrouvant alors les instincts hardis de son génie, il imagina une idée pleine de grandeur, digne à la fois et de l’esprit qui la conçut et du sujet qui la fil naître. Ce fut de provoquer une réunion de tous les évêques de la terre habitable, pour opposer à l’invincible ennemi de l’Eglise, les bataillons d’une phalange divine. Un concile universel, sur sa demande, allait être convoqué.

 

 

CHAPITRE IV

CONCILE DE NICÉE. ( 325. )