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L’ÉGLISE ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE

PREMIÈRE PARTIE : RÉGNE DE CONSTANTIN

CHAPITRE VII

TRIOMPHE D’ARIUS ET MORT DE CONSTANTIN

(330-337.)

 

Toutes les réformes légales et monarchiques de Constantin ne furent point accomplies l’année même de la fondation de Constantinople. Les unes, comme nous l’avons dit, avaient précédé cette date et d’autres la suivirent. Il s’efforça pourtant de rattacher dans la mémoire des peuples, par des signes éclatants, à ce souvenir qui lui était cher, le commencement d’un régime nouveau de prospérité et de justice. « Que s’arrêtent, désormais, écrivait-il à peu près vers cette époque, les mains rapaces de nos officiers : qu’elles s’arrêtent, je le leur conseille, car si cet avertissement ne les retient pas, le glaive les tranchera. Que le sanctuaire de la justice ne soit plus à vendre; que l’entrée du cabinet du juge ne s’ouvre plus pour d’infâmes trafics; que son audience ne soit plus mise à prix d’argent; que ses oreilles soient ouvertes également au plus pauvre et au plus riche.»

Une chose, très-essentielle à ses yeux, manquait pourtant à l’inauguration de ce régime de paix; c’était l’unité religieuse. Il n’y avait pas moyen d’espérer, ni môme de tenter la destruction complète du paganisme : c’était un ennemi avec lequel, de gré ou de force, il fallait vivre. Mais le schisme de l’Église chrétienne qui durait toujours à petit bruit, ne pouvait-on pas le finir? Quels heureux auspices pour la fondation nouvelle qu’une pacification solennelle de l’Église! Et quel meilleur moyen d’atteindre cette pacification que la rentrée et la soumission d’Arius?

Pendant les années que dura la construction de la ville, Constantin fut retenu nécessairement dans la résidence ou dans le voisinage de Nicomédie. L’évêque, rappelé d’exil, ne manqua pas de l'entretenir, avec son habileté ordinaire, dans ces dispositions conciliantes. A quelque condition qu’Arius fût rappelé, c’était toujours un triomphe pour les partisans timides qui n’avaient pas osé le défendre dans le concile, mais dont les sympathies en sa faveur n’avaient que trop apparu. Leurs efforts furent si actifs qu’avant la fin de l’année 330, Constantin s’était laissé persuader de mander l’hérésiarque à sa cour pour l’entendre encore une fois sur sa doctrine, et se convaincre qu’elle n’était pas inconciliable avec les arrêts du concile. Car, c’était là toujours la base dont il ne voulait pas se départir, et il n’y avait moyen de réussir auprès de lui qu’en professant, ou en feignant le respect pour le symbole de Nicée.

Ce fut cette considération sans doute qui empêcha Arius de se rendre à cet appel avec tout l’empressement qu’on aurait pu supposer. Arius n’était point entré dans les compromis auxquels s’étaient prêtés les prélats de son parti dans le concile, et, plus fier qu’Eusèbe de Nicomédie, il lui en coûtait de souscrire, même par une soumission secrète, à sa propre condamnation. Constantin dut lui adresser plusieurs invitations successives, et dès le 2a novembre, il lui écrivait avec des égards qui faisaient assez voir le prix qu’il at­tachait à opérer cette réunion : «J’ai déjà fait savoir à votre gravité, disait-il, que vous eussiez à venir à notre cour pour y jouir de la présence de notre Majesté; mais je ne puis assez m’étonner que vous ne vous soyez pas rendu sur-le-champ auprès de nous. Prenez donc les voitures impériales et venez à notre cour, afin d’y éprouver notre clémence et notre bienveillance, et de pouvoir rentrer dans votre patrie. Frère très-aimé, que Dieu vous conserve »

Contre ce mélange de courtoisie et d’insistance, la fierté d’Arius ne put se défendre bien longtemps. Il arriva en effet à Constantinople, avec le diacre Euzoius, le compagnon de ses erreurs et de son infortune. Dès le premier moment qu’il les aperçut : «Eh bien , admettez-vous la foi de Nicée? », leur dit l’empereur; et sur leur réponse à peu près affirmative, il leur ordonna de mettre leur profession de foi par écrit cl de la lui rapporter. Il fallut donc se décider à avoir recours aux équivoques dont Eusèbe de Nicomédie avait fait un si heureux usage, et les accusés, sans tarder, rapportèrent la pièce suivante:

«Arius et Euzoius à Constantin, notre empereur très religieux et très dévoué à Dieu. Comme votre piété nous l’a demandé, nous allons, ô notre maître, vous exposer notre foi. Nous déclarons donc par écrit, devant Dieu, que nous, et ceux qui sont avec nous, nous croyons comme suit : Nous croyons en un seul Dieu, père très-puissant, et au Seigneur Jésus-Christ, son fils, qui a été engendré de lui avant tous les siècles; Dieu-Verbe, par qui ont été faites toutes choses, qui est descendu du ciel, a été fait chair, a souffert, est ressuscité et est monté au ciel, et doit venir de nouveau juger les vivants et les morts. Nous croyons aussi au Saint-Esprit, à la résurrection de la chair, à la vie du siècle à venir, au royaume des cieux et à une seule Église catholique de Dieu, qui s’étend d’un bout à l’autre de l’univers. Telle est la foi que nous avons apprise du saint Évangile, le Seigneur ayant dit à ses disciples : Allez, enseignez toutes les nations, baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Que si nous ne croyons pas ces choses, si nous ne reconnaissons pas véritablement le Père, le Fils et l’Esprit-Saint, comme l’enseignent l’Église catholique et les Écritures en qui nous avons foi pour toutes choses, que Dieu soit notre juge et maintenant et au jour du jugement à venir. C’est pourquoi, nous implorons votre piété, ô prince très-ami de Dieu, afin que, puisque nous sommes membres de l’Église et que nous avons la foi et le sentiment de l’Église et des saintes Écritures, nous soyons réunis à notre sainte mère, par votre intervention pacifique et bienveillante, laissant de côté les questions et les disputes superflues, et, afin que nous et l’Église, vivant en paix, nous adressions des prières pour votre heureuse souveraineté et pour votre race.»

Quand les discussions ont duré quelque temps, tout l’intérêt du débat finit par se concentrer sur un seul point, et souvent sur un seul mot, qui résume à lui seul toute la difficulté. Dans la querelle de l’arianisme, c’était le mot consubstantiel qui avait pris cette importance capitale; et par cela seul que la nouvelle profession de foi d’Arius ne prononçait pas ce terme consacré, elle devait être légitimement suspecte aux orthodoxes, et principalement à ceux qui avaient suivi de près tous les débats de Nicée. Assez généralement cependant on s’y laissa tromper, et le bruit de la complète soumission d’Arius se répandit dans tout l’Orient et s’accrédita si bien que plusieurs de ses amis en furent très-irrités : les ardents, les fanatiques, ceux qui n’avaient pas voulu se conformer aux tempéraments politiques d’Eusèbe, répétaient très-haut qu’Arius avait faibli devant l’ennemi. Mais l’empereur fut satisfait, sut très-bon gré à Arius de sa complaisance, et dorénavant se montra disposé à accuser d’obstination ceux qui ne s’en contentaient pas.

Ce n’était pas tout de rentrer en grâce à Constantinople. Arius était prêtre d’Alexandrie : c’était celte Église surtout qu’il fallait pacifier, et lui-même devait être pressé de reparaître sur le premier théâtre de ses triomphes, de ses erreurs et de ses malheurs. En quittant la cour, c’était à Alexandrie qu’il voulait se rendre; mais il rencontra un obstacle qu’il n’attendait pas, invincible à la toute-puissance impériale elle- même.

Le vieil Alexandre avait cessé de vivre. Quelques années après la fin du concile de Nicée, jouissant en paix de sa rentrée triomphale dans son église, il avait senti la mort s’approcher de lui. À la nouvelle de sa fin prochaine, tout son clergé, tous les fidèles considérables de la ville, se rendirent en hâte auprès de lui, afin d’assister au départ d’une aine sainte vers le ciel. Pendant un instant de silence solennel, on entendit la voix mourante du vieillard qui prononçait le nom d’Athanase. Cela surprit un peu, parce qu’on savait qu’Athanase était resté auprès de Constantin avec une mission spéciale de son évêque. Un autre prêtre, qui portait le même nom, s’approcha et dit: «Me voici, Seigneur.» Mais le mourant ne répondit pas et continua à appeler Athanase! Athanase !» Puis, il ajouta : «Vous croyez avoir échappé en fuyant, ô Athanase; vous n’échapperez pas», et il rendit l’âme. Les assistants comprirent alors le sens de cette scène mystérieuse. Athanase, devinant bien que son protecteur allait tout préparer pour lui assurer la succession de l’épiscopat, avait prolongé son absence, afin d’échapper à ce périlleux honneur; et Alexandre lui parlant dans un songe prophétique, lui annonçait qu’il ne réussirait pas à se soustraire au fardeau du ministère sacré.

La désignation du mourant se répandit rapidement dans la ville, et malgré l’inimitié qui ne pouvait manquer de subsister contre Athanase, chez les nombreux amis qu’Arius avait laissés, l’opinion commune se déclara très vivement en sa faveur. Lorsque, suivant l’usage, les évêques de la province d’Égypte, au nombre de cinquante-quatre, se rendirent à Alexandrie, afin de pourvoir à la vacance du siège patriarcal, ils trouvèrent la cité entière en grand émoi. Une foule immense assemblée dans l’église criait, comme si elle n’eût eu qu’une âme et qu’une bouche, qu’elle voulait avoir Athanase pour évêque. Les évêques, à ce qu’il paraît, par le rapport même qu’ils en firent plus tard, n’étaient pas aussi unanimes; ce qui se conçoit aisément: car il y en avait dans le nombre plusieurs qui n’avaient abandonné Arius qu’à regret, et ceux du schisme réuni de Mélèce n’étaient qu’à moitié soumis. Mais la foule les accabla de supplications et d’instances; elle ne voulait ni évacuer l’église, ni les laisser sortir eux-mêmes sans que la désignation fût faite comme elle l’entendait; et, comme du reste, personne ne pouvait contester les vertus, la piété, les qualité épiscopales d’Athanase, sa proclamation eut lieu sans plus de difficultés. La consécration ne tarda guère, soit que le retour d’Athanase eût devancé ou suivi sa nomination, et elle eut lieu au milieu des joyeuses et bruyantes acclamations de tout le peuple. Ainsi commença dans les jouissances d’une popularité passagère, ce grand pontificat qui devait durer près d’un demi-siècle, et se poursuivre au travers de tant d’épreuves et de retours de fortune. Athanase, élevé au siège épiscopal d’Alexandrie, allait désormais égaler, puis remplacer Constantin dans l’attention du monde. Mais après avoir vu chez l’un la religion chrétienne compromise par les vices propres à l’humanité, il sera beau d’admirer chez l’autre la nature humaine grandie de tout ce que la sainteté ajoute à la vertu et la foi au génie.

L’épiscopat d’Athanase s’ouvrit sous d’heureux auspices. On eût dit qu’il était né évêque, tant il remplissait, de bonne grâce, à la fleur de l’âge, tous les devoirs de son laborieux emploi. D’un tempérament robuste, auquel des veilles assidues et des jeûnes constants n’enlevaient ni l’élasticité, ni la force, il trouvait du temps pour tout. Du temple où il psalmodiait d’une voix forte les louanges de Dieu, il passait sans se fatiguer dans la chaire où il expliquait l’Évangile, ou au chevet des malades. Son éloquence simple se prêtait à tous les entretiens. Tour à tour d’une simplicité lumineuse avec l’homme du peuple, d’une profondeur qui étonnait les théologiens, d’une chaste douceur avec les femmes et les vierges, d’une intelligence déliée et fine avec l’homme d’affaires et le commerçant, il causait un ravissement universel. Une découverte récente nous a fait connaître quelques-unes des allocutions pastorales qu’il adressait aux fidèles dans ces premières années de son ministère; ce sont de véritables mandements, publiés à l’approche de la semaine de Pâques, pour annoncer la fête qui allait venir et le jeûne qui devait le précéder. On y retrouve encore avec l’enthousiasme de la foi, le feu de la jeunesse. «Entendez, s’écrie-t-il, la trompette sacerdotale qui vous appelle : Vierges, elle vous rappelle l’abstinence que vous avez jurée : époux, la sainteté du lit conjugal : chrétiens vous tous, le combat contre la chair et le sang dont parle saint Paul. Elle vous appelle au jeûne et à la fête : elle vous crie: voici le jour où le Christ, notre Pâques, a été immolé... C’est la voix de Notre-Seigneur qui vous dit : Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi. Prêtez donc l’oreille à ces sons de la trompette, car elle a des accents divers pour chacun de vous.»

Mais ces jours de paix durèrent peu. Le premier incident qui les troubla fut la mort de l’hérétique Mélèce, qui, avant de quitter la vie se désigna lui-même un successeur dans son évêché de Lycople, contrairement aux ordonnances du concile. Le schisme se trouva ainsi reconstitué, et Athanase fut obligé de nouveau de recourir aux conférences et même aux menaces, pour ranger les dissidents à la soumission. Il y aurait probablement réussi avec l’aide que Constantin lui prêta plus d’une fois, si la nouvelle du rappel des prélats exilés à la cour, n’était venue, en attestant l’affaiblissement des dispositions de l’empereur, encourager les résistances. A partir de ce moment, soit qu’Eusèbe de Nicomédie, comme Athanase le supposait, fût entré en secrètes relations avec les dissidents d’Égypte, soit simplement que son exemple les eût enhardis, il n’y eut plus moyen de les contenir. De sourdes calomnies se répandirent sur l’irrégularité de l’élection d’Athanase, et la singulière disposition du concile de Nicée, qui permettait, comme on l’a vu, aux évêques schismatiques d’habiter paisiblement, bien que sans pouvoirs réguliers, leur résidence épiscopale, laissait dans chaque diocèse un organe accrédité pour propager ces faux bruits.

C’est dans cette situation inquiète qu’il supportait impatiemment, qu’Athanase reçut une lettre flatteuse d’Eusèbe de Nicomédie, lui racontant ce qui venait de se passer à la cour, et le priant de recevoir Arius, pénitent, dans ses bonnes grâces. La lettre était conçue dans les termes les plus affectueux, mais le messager (sans doute quelque prêtre de la confiance d’Eusèbe), avait ordre d’insinuer en même temps que la complaisance serait prudente, et ferait plaisir à l’empereur. Athanase comprit en effet à demi-mot. On voulait essayer son courage; on apprit à le connaître. Laisser rentrer dans son diocèse l’adversaire personnel qu’il avait rencontré et vaincu à Nicée, le laisser revenir, non point comme on l’affirmait, véritablement pénitent, mais disputant sur les termes d’une soumission de mauvaise grâce, c’était y faire rentrer à sa suite la rébellion et la discorde. Un refus pur et simple fut la réponse qu’il envoya à Eusèbe.

Ni Arius, ni l’évêque de Nicomédie, n’étaient hommes à se décourager. Un second messager revint, portant avec une nouvelle lettre d’Eusèbe, une épître polie, mais impérative, de l’empereur. Le messager, malgré cette redoutable intervention, repartit encore comme il était venu. Athanase fit simplement dire à l’empereur que ce qu’il demandait était impossible. Cette réponse causa dans le palais impérial une émotion dont Eusèbe ne manqua pas de profiter, et l’empereur, en grande hâte, écrivit à Athanase une seconde lettre, toute pleine de menaces, qu’il confia aux gardes Palatins, Syncletius et Gaudens, les mêmes qui, peu d’années auparavant, avaient déjà été les ministres du courroux impérial contre Arius. «Puisque vous savez, écrivait l’empereur, quel est mon désir, vous aurez à laisser l’accès de l’Eglise parfaitement libre à ceux qui demandent à y rentrer. Que si vous leur faites la moindre difficulté, j’enverrai sur-le-champ des hommes de mon service pour vous déposer de votre charge et vous faire sortir de la ville.»

C’est Athanase lui-même qui dans un écrit postérieur nous fait connaître la teneur de cette menace. Par le calme de son récit, on peut juger qu’il en avait éprouvé peu d’émotion. «Je représentai, dit-il, à l’empereur et lui fis comprendre que l’Église catholique de Dieu ne pouvait avoir rien de commun avec l’hérésie qui faisait la guerre à Jésus-Christ».

En effet, bien qu’il soit resté très-douteux que l’empereur ait compris et goûté les raisons d’Athanase, il est certain que cette résistance froide l’intimida, et que, pour quelque temps du moins, il se résolut à ne pas pousser les choses plus loin. Il sentit que ce n’était pas avancer le succès de la paix religieuse que d’entrer en lutte avec le patriarche d’Alexandrie et le rédacteur principal du symbole de Nicée; il contint l’expression de son mécontentement. Quant à son conseiller Eusèbe, il avait entrepris en même temps une autre affaire qu’il lui importait de mener à fin avant de tenter une lutte à outrance avec le plus redoutable de ses ennemis. Il essayait de se délivrer de son supérieur immédiat et de son voisin, le primat d’Antioche. Athanase, tombé en disgrâce et déjà mal vu du maître, eut donc pourtant encore quelques années de répit. Quant à Arius, on ne sait trop où il fixa sa résidence : mais, Alexandrie exceptée, tout l’Empire lui était désormais ouvert.

Les griefs d’Eusèbe contre Eustathe, évêque d’Antioche , étaient exactement les mêmes que ceux qui l’animaient contre Athanase. Comme Athanase, Eustathe s’était montré dans le concile intraitable sur l’égalité des personnes divines. Comme Athanase, il avait banni de son clergé tous les prêtres suspects de la moindre connivence avec Arius, et avait refusé de se contenter de soumissions ambiguës. De plus, les fonctions de sa place élevée le mettaient en rapports avec ses deux voisins de Nicomédie et de Césarée. Ces rapports étaient orageux. A tout instant Eustathe voulait exiger d’eux qu’il articulassent bien nettement le symbole de Nicée et le mot sacramentel qui avait été inséré contre leur résistance obstinée; et, dans la vue de les convaincre d’erreur, il ne perdait aucune occasion de combattre Arius dans ses écrits et dans sa chaire. Mais, aussi dévoué à la vérité qu’Athanase, il était probablement moins habile et moins versé dans la discussion; et il paraîtrait que, dans son ardeur à défendre la divinité du Verbe, il laissa échapper quelques expressions qui donnèrent occasion aux eusébiens de l’accuser à leur tour. «Eustathe, dirent-ils, n’était au fond qu’un sabellien déguisé et ne reconnaissait, sous divers noms, qu’une seule personne dans la Trinité. Voilà pourquoi il tenait tant à n’y reconnaître aussi qu’une substance.» Sabellius et Arius étaient comme les deux écueils entre lesquels passait le défilé étroit de l’orthodoxie. Quand on voulait trop fuir l’un, il était à craindre de toucher l’autre. A tort ou à raison, ce fut le reproche que les eusébiens firent à Eustache et dont ils se servirent habilement contre lui.

S’étant assuré que l’imputation était reçue avec assez de faveur et que la majorité des évêques d’Asie supportait impatiemment la supériorité d’Eustathe, Eusèbe jugea le moment venu de porter un grand coup.

Il témoigna à l’empereur le désir d’aller faire ses dévotions à Jérusalem et y admirer les splendides constructions qui s’y élevaient rapidement. L’empereur, qui avait pour ses monuments la faiblesse de tous les royaux constructeurs, n’avait rien à refuser à un voyage entrepris pour de tels motifs. Voitures publiques, relais, escorte, il accorda tout à l’évêque de Nicomédie et à Théognis de Nicée, son inséparable compagnon. Dans cet appareil royal, Eusèbe traversa Antioche où malgré leurs différends, Eustathe lui fit un accueil tout fraternel. Le séjour se passa bien et les prélats se quittèrent en bonne intelligence. Mais on ne tarda pas à voir revenir Eusèbe avec un cortège plus grand encore. Il ramenait de Jérusalem un grand nombre d’évêques de la province qu’il avait réunis sur la route : Eusèbe de Césarée, Patrophyle de Scythople, Aèce de Lydde, Théodote de Laodicée, et d’autres encore. Tous ces prélats firent leur entrée dans la ville en prenant l’air de maîtres, et à peine arrivés, des témoins apostés les abordèrent avec des dénonciations préparées contre la foi et même contre les mœurs d’Eustathe. Il y avait jusqu’à des femmes de mauvaise vie qui accusaient le patriarche d’avoir ou partagé, ou excité leurs désordres. Feignant d’être émus de la gravité de l’imputation, les évêques se réunirent aussitôt en concile, et malgré la confusion manifeste des accusations qui se contredisaient les unes les autres, malgré l’opposition de quelques prélats plus vertueux qui se trouvaient à Antioche par hasard, Eustathe, à peine entendu et jugé sans aucune forme, fut déclaré hérétique, de mauvaises mœurs, et fut déposé de son siège.

Un acte si violent et si subit répandit une grande consternation. Eustathe était très-populaire dans la ville d’Antioche, et en général les docteurs attachés à la foi de Nicée plaisaient au peuple, dont ils défendaient la croyance simple, beaucoup plus que leurs adversaires dont les distinctions philosophiques échappaient aux esprits peu exercés. La foule prit donc vivement le parti d’Eustathe : on courut aux armes; des magistrats, des officiers se mirent à la tête du mouvement, et on encouragea fortement Eustathe à résister à une sentence aussi inique.

Loin de servir la cause du pontife persécuté, ce mouvement populaire la compromit. Les évêques du prétendu concile envoyèrent en effet sur-le-champ des députés à Constantin pour lui faire savoir qu’une des villes principales de l’empire d’Orient était en pleine sédition par les excitations de son évêque. On ajouta même, il est difficile de dire sur quel fondement, que saint Eustache avait manqué de respect à la mémoire de la mère de l’empereur. Peut-être avait-il été en dissidence avec sainte Hélène sur quelques-unes des fondations pieuses que cette princesse avait établies dans le ressort de sa juridiction patriarcale. Prévenu de la sorte, Constantin donna tort à l’évêque, dont le plus grand crime était sans doute d’avoir tenté de se défendre lui-même. Un comte de la cour, que l’on croit être le comte Stratège Musonien, celui qui s’était fait auprès de Constantin un mérite de sa connaissance exacte des hérésies, fut envoyé pour apaiser la sédition et prêter mainforte à la sentence du concile. Devant l’intervention impériale tout céda; le saint évêque donna l’exemple de la soumission et se laissa emmener en exil avec plusieurs de ses prêtres et de ses diacres, non sans avoir auparavant exhorté son troupeau à ne point laisser les loups s’emparer de la bergerie.

Le siège vacant, il fallait le remplir. Dans le premier moment d’incertitude, on avait fait choix d’un prêtre assez inconnu, du nom d’Eulale, qui mourut à peine désigné. Mais l’heureux succès de l’entreprise et l’appui de l’empereur encourageant les évêques agresseurs, ils ne méditaient rien moins que d’élever au siège primatial d’Antioche un des plus illustres d’entre eux, E sèbe de Césarée. Mettre ainsi la moitié de l’Asie sous la main d’un des plus considérables du parti, c’était un coup décisif, et si grave même, qu’ils n’osèrent pas l’accomplir sans s’être assurés de l’approbation de l’empereur. On lui écrivit de toutes parts que le peuple désirait Eusèbe de Césarée pour évêque. Les deux grands fonctionnaires civils, Acace et Stratège, joignirent à ces prières leurs attestations et leurs demandes. Eusèbe de Césarée, seul, avec une modestie commandée par la circonstance, écrivit aussi à l’empereur pour décliner un honneur offert avec tant d’insistances.

A la grande surprise de tous, Constantin prit Eusèbe au mot et le loua fort de son désintéressement. Soit que son instinct politique l’eût averti, dans une affaire où les passions populaires étaient enjeu, de ne pas pousser trop loin le triomphe d’un parti; soit qu’il ouvrît un instant les yeux sur la voie où on l’entraînait; soit enfin qu’il eût souvenir de la décision du concile de Nicée qui défendait les translations d’évêques sans motifs, il refusa en termes honnêtes son assentiment à la nomination proposée. Il n’écrivit pas moins de trois lettres à ce sujet, l’une à Eusèbe lui-même, l’autre au peuple d’Antioche et la troisième aux évêques du concile, toutes trois conçues dans les expressions les plus flatteuses pour l’évêque de Césarée, mais renfermant cependant un refus assez net. Il leur indiquait deux sujets qui lui paraissaient dignes de l’épiscopat. Les propositions étaient faites sous une forme très-modérée, l’empereur n’affectant sur l’Église aucune autorité directe et s’en remettant toujours à la prudence des évêques pour observer les règles apostoliques. Mais les schismatiques avaient trop d’intérêt à le ménager pour ne pas interpréter ses moindres désirs comme un ordre, et quel que fût le désappointement d’Eusèbe de Césarée, il dut le dissimuler sous une apparence d’humilité satis­faite et concourir lui-même à l’élection d’Euphrone, un des candidats désignés par l’empereur. Les vrais catholiques, les amis d’Eustathe, restaient étrangers à tout ce manège et ne communiquaient point avec le nouvel évêque dont ils regardaient les pouvoirs comme irréguliers. Le contraste de cette indépendance fière et de la complaisance des amis d’Eusèbe ne contribua pas peu à incliner l’esprit de l’empereur du côté où il trouvait plus de facilité à entrer dans ses désirs

Par ces alternatives de concessions et de coups d’autorité, également irréguliers, il poursuivait en effet toujours son rêve favori de paix religieuse. Fidèle au symbole de Nicée qu’il avait pris pour sa règle, il était toujours impitoyable pour ceux qui méconnaissaient ouvertement cette confession de foi; mais il commençait à n’éprouver guère moins d’impatience contre ceux qui se montraient trop difficiles et trop scrupuleux à en poursuivre une application rigoureuse. N’entrant pas beaucoup dans le détail des consciences, il voulait qu’on se contentât de la paix extérieure et d’un acte général de soumission. C’est dans cet esprit de police plus que de religion, qu’il rédigea cette année-là même un grand édit contre les hérétiques de toutes sortes, dont Eusèbe nous a conservé le texte. Ce document, où l’empereur prodiguait les invectives qui n’étaient pas étrangères même à son style législatif, ne concluait pourtant qu’à interdire aux hérétiques les réunions extérieures de leur culte et à les priver de leurs oratoires et de leurs chapelles 2. Encore Sozomène dit-il que l’application n’en fut pas très rigoureuse et que l’empereur voulait faire plus de peur que de mal. Naturellement, dans l’édit, le nom d’Arius et des ariens n’était plus prononcé. Constantin voulait absolument tenir ce grand schisme pour fini, et c’était lui déplaire que d’en parler encore. Le nom des païens n’était pas mentionné davantage.

Cette politique moyenne commença par lui réussir. Pendant trois ans à peu près, entre Eusèbe de Nicomédie qui triomphait en Asie et Athanase qui était venu à bout de se maintenir maître en Égypte, les deux partis se tinrent en équilibre, et une sorte de paix régna dans l’Église d’Orient. Constantin en profita pour vaquer à des affaires de guerre et d’État d’une assez grande importance. Il fut appelé sur les frontières de Mœsie, à Marcianopolis, dès le commencement de l’année 332, et on le voit en mouvement toute l’année sur la ligne du Rhin .Une guerre survenue entre deux grandes nations barbares, les Sarmales et les Goths, lui donnait occasion de frapper un coup qui garantissait ses frontières contre de nouvelles incursions. Pressé par l’invitation des Sarmates, il fit entrer sur le territoire des Goths ses troupes commandées, soit par lui-même, soit par son fils, le jeune Constantin, créé César dès son enfance et récemment parvenu à l’âge d’homme. Il se fit, dit-on, aider dans cette expédition par les habitants de la Chersonèse Taurique qui passèrent le Danube de l’autre côté et vinrent prendre les Goths à revers. Vainqueur des Goths sans grande difficulté, il lui fallut bientôt, comme c’est l’ordinaire avec les tribus barbares, se retourner sur les Sarmates qui ne se montraient guère reconnaissants de tant de bienfaits. Enfin, chez ces Sarmates mêmes une révolte d’esclaves mit, peu après, la tribu tout entière à la discrétion du vainqueur romain.

Constantin profita très-modérément de ces victoires successives. Avec les Goths vaincus il conclut un traité d’alliance et s’occupa de propager chez eux le Christianisme qui y était déjà introduit depuis plusieurs années. Aux Sarmates chassés de leur pays par les esclaves, il offrit des terres dans ses provinces et les répandit au nombre de trois cent mille en Italie, en Scythie et en Macédoine. Avec les habitants de la Chersonèse, qui l’avaient aidé, il conclut un traité de commerce, qui leur ouvrait sans droits le passage de l’Euxin et leur assurait un commerce régulier de blé, d’huile et même de fer. Cette douceur, qui excédait les bornes ordinaires de la générosité romaine, scandalisa plus d’un des témoins et fut taxée de faiblesse. Zosime en prend occasion pour affirmer que la guerre faite par Constantin avait été molle et malheureuse, et qu’il était réduit à se racheter par des faveurs. Mais ce témoignage unique et visiblement partial est contredit par les historiens païens eux-mêmes, Aurélius-Victor et Eutrope. Eutrope dit positivement qu’ayant terrassé les Goths, il laissa parmi ces nations barbares une grande idée de sa bonté.

Si cette douceur envers les nations étrangères fut assez mal comprise par les Romains, elle répandait pourtant avec avantage la réputation de Constantin fort au-delà des limites de l’Empire. Probablement aussi les missionnaires chrétiens qui ne cessaient de s’aventurer au-delà du Danube et du Tigre, chez les Germains, chez les Perses, chez les Éthiopiens, le clergé chrétien, qui souvent avait réussi à s’y établir, ne perdaient aucune occasion de prôner les louanges du grand souverain de Constantinople. La réputation de cette Rome nouvelle, rapprochée de l’Orient, devait être d’ailleurs très-grande. A son retour de sa visite des frontières, Constantin rétabli dans sa capitale avec son faste accoutumé, reçut de toutes les extrémités du monde des ambassades nombreuses chargées de lui offrir des présents et des hommages. Il en venait de l’Inde et de l’Éthiopie, portant des couronnes d’or, des diadèmes de pierres précieuses, des vêtements brodés, des boucliers ciselés: d’autres, partis du Nord, se faisaient suivre par des esclaves dont la chevelure blonde et bouclée charmait les regards des populations du Midi. Eusèbe de Césarée, qui était venu faire sa cour à Constantin, dès son retour, ne pouvait se lasser d’admirer dans le vestibule du palais tous ces hommes de vêtements, d’attitude et de langage divers. A côté du barbare dont le regard louche et la haute stature répandaient la terreur, on voyait le nègre de Nubie ou l’habitant cuivré des bords du Gange1. Constantin recevait avec dignité ces hommages et rendait les présents avec usure. Il lui arriva même d’accorder à plusieurs députés des dignités romaines et d’en retenir quelques-uns à sa cour. C’est ce que, dans son langage emphatique, Eusèbe, trompé par les formules exagérées de respect oriental, appelait régner sur le monde et ranger sous ses ordres les rois et les satrapes.

De toutes ces ambassades, aucune n’attira plus les regards que celle du roi de Perse, Sapor II. Le nom du souverain qui l’envoyait, les régions mêmes d’où elle était partie, tout rappelait des souvenirs pénibles à la fierté romaine. De plus, le royaume de Perse était le seul pays en dehors de l’Empire qui put se vanter de posséder une civilisation régulière, et qui affectai les airs d’un gouvernement policé. Son fondateur, Ardschir ou Artaxerxés, maître du trône par une insurrection victorieuse, avait pris Cyrus pour modèle, et s’était efforcé de rétablir dans ses moindres détails tout l’édifice de cette administration persane que les historiens grecs avaient décrite plus d’une fois sans la bien comprendre. Il avait détruit une sorte de régime féodal sous lequel vivait le royaume des Parthes, pour rétablir une royauté administrative et absolue. La forme de gouvernement qu’il avait fondée avait même sur le gouvernement romain l’avantage d’une hérédité régulière et incontestée. Ainsi, on avait vu peu d’années auparavant, à la mort d’Hormisdas II, les grands du royaume déposer la couronne sur le ventre de son épouse enceinte , et supporter ensuite, pendant seize ans, la longue minorité de l’enfant qui devait être plus tard Sapor II. C’était à cette monarchie persane que Dioclétien avait emprunté les formes du respect et de l’adoration, nouvellement importées à Rome. Le roi de Perse tenait sous sa main un domaine presque aussi vaste que l’empire romain , borné par la mer Caspienne au nord , et le golfe Persique au midi, s’étendant de l’est à l’ouest depuis le Tigre jusqu’à l’Indus ; dans ses palais d’Ecbatane et de Ctésiphon, ce monarque se donnait volontiers l’apparence du César de l’Asie, et n’aspirait à rien moins, dans son orgueil, qu’à chasser les Romains de tout l’Orient. A la vérité, leurs prétentions avaient été très sévèrement châtiées par l’empereur Galère, dans les dernières années du me siècle. Par un traité imposé au roi Narsès, après plusieurs victoires, les Romains s’étaient emparés de cinq petites provinces au-delà du Tigre; ils avaient acquis la possession disputée de la Mésopotamie, agrandi au profit de leur allié, Tiridate, le royaume d’Arménie, et affranchi du joug des Perses la province septentrionale de l’Ibérie, dont les peuplades gardaient les défilés du Caucase. Mais cette soumission n’avait point abattu l’orgueil des souverains perses. «Les monarchies persane et romaine, disait dans cette négociation même l’ambassadeur de Narsès, sont les deux yeux de l’univers qui serait imparfait et mutilé, si on arrachait l’un des deux.» Les empereurs romains ne goûtaient guère cette assimilation et sentaient, non sans impatience, qu’ils rencontraient de ce côté, non-seulement un obstacle, mais une rivalité. Ils en éprouvaient une jalousie qu’ils ne s’avouaient pas à eux-mêmes. Constantin avait déjà depuis plusieurs années à son service un des princes de la maison de Perse, Hormisdas, frère aîné du roi régnant, mais exclu du trône par le mécontentement de ses sujets. Il l’employait dans ses armées et le tenait en réserve pour le cas de quelque guerre nouvelle.

A ces motifs de malveillance contre le roi de Perse, communs à tous les empereurs Romains, Constantin en joignait de particuliers plus puissants encore sur son âme. Le roi de Perse n’était pas seulement un souverain voisin, c’était aussi le chef d’une grande religion. Le culte des Perses, dont les mages étaient les organes, jouissait en Orient d’une célébrité méritée. Là ne régnait point, en effet, la mythologie grossière qui tenait le monde romain courbé vers la terre. A la voix d’un sage dont la postérité a placé le souvenir à côté de celui de Platon, les Perses avaient appris de bonne heure à se faire de la divinité des idées plus élevées. S’ils adoraient bien encore des créatures, telles que le feu, le soleil ou les astres, c’était comme de lumineux symboles et non comme de grossières représentations d’un ordre surnaturel. Les livres sacrés du Zend-Avesta contenaient, à côté d’une morale pure et des plus sages conseils pratiques, des théories profondes sur les principaux problèmes philosophiques. Au-dessous d’un seul principe éternel et mystérieux, entre un nombre infini d’êtres intermédiaires, les Persans ne reconnaissaient pourtant au fond que deux divinités supérieures, l’une bienfaisante, l’autre animée d’un esprit destructeur, et dont la lutte incessante se révélait par le désordre du monde. C’est ainsi qu’ils expliquaient ce mélange de bien et de mal dont la création offre le spectacle, et que le christianisme considère comme l’effet du châtiment de la désobéissance des créatures. Celle doctrine, confiée à une forte hiérarchie ecclésiastique, vivement exprimée aux yeux des peuples par des symboles et de brillantes cérémonies, était devenue le fondement d’une église en même temps qu’une religion. Ses chefs formaient une corporation riche, puissante et héréditaire, dont le nom inspirait un respect mélangé de terreur. Répandus dans toutes les provinces de Perse, au nombre de plus de quatre-vingt mille et soumis à un chef unique, possédant d’immenses revenus fonciers et levant des dîmes abondantes sur les populations, dominant lésâmes faibles par la superstition, initiant les esprits élevés aux secrets de la philosophie, célèbres enfin surtout par leurs connaissances astronomiques, les Mages étendaient leur réputation et leur influence au-delà même des limites du royaume des Perses. On venait les consulter de toutes parts comme des oracles; on respectait leur science : on redoutait leurs maléfices. Artaxerxés, dans son zèle de restauration, n’avait point négligé cette partie importante de l’ancienne monarchie. Il avait apaisé les divisions des Mages dans une assemblée solennelle, rétabli le culte dans sa pureté primitive et armé la religion du glaive de la loi. En revanche, les Mages avaient puissamment soutenu la dynastie nouvelle. Pour Constantin, qui avait la prétention de rendre les mêmes services à la religion chrétienne, et de vivre dans les mêmes rapports avec son Église, il y avait là la source d’une rivalité d’un nouveau genre. Plus dangereuse enfin que les persécutions, était la contagion des doctrines persanes sur les esprits des Chrétiens orientaux, si prompts à laisser corrompre leur foi par des visions étrangères. Dans toutes les sectes juives ou chrétiennes, dans la Cabale comme dans la Gnose, la trace de l’influence des Mages était sensible. Presque toutes les hérésies orientales consistaient dans un mélange des idées de Zoroastre et des dogmes de Jésus-Christ; une dernière tentative de confusion de ce genre venait d’être faite avec plus de hardiesse encore dans les dernières années du troisième siècle, par un esclave persan, du nom de Manès, échappé de son pays, et qui avait fait ravage par ses doctrines téméraires dans beaucoup d’Églises d’Afrique. Bien que la secte des Manichéens ne fût pas encore aussi répandue que nous la verrons, quand nous devrons l’étudier par la suite; bien qu’elle n’eût point encore surtout la célébrité qu’elle a due depuis au concours momentané d’un grand homme, la hardiesse du génie de son fondateur et ses aventures bizarres, la simplicité de la doctrine qu’il professait, avaient rendu déjà son nom assez célèbre. Plus d’une fois elle avait attiré la sévérité des lois impériales, et Constantin, nous dit un écrivain, la connaissait à fond, l’ayant étudiée lui-même, en compagnie de son confident Musonien.

Tout s’accordait donc pour lui inspirer une grande défiance contre ce qui venait du côté des Perses. Malgré toutes ces raisons réunies, fidèle à la politique conciliante qu’il paraissait s’être proposée, il reçut très- bien l'ambassadeur de Sapor. Il accepta de très-bonne grâce ses hommages et ses présents. Il lui fit même presque trop bon accueil, s’il est vrai, comme l’affirme Libanius, que le but de l’ambassade fût d’obtenir la permission d’importer en Perse du fer dont les armées de Sapor avaient besoin, et que ses domaines ne produisaient pas: don funeste à faire à un rival. Mais Constantin n’était plus d’humeur belliqueuse, et il ne songea qu’à mettre à profit ses relations diplomatiques, pour assurer quelques facilités de plus au culte des chrétiens. C’est dans ce but qu’il écrivit à Sapor une lettre toute de sa composition, fort longue , fort savante, et ou perçait, au travers d’un noble enthousiasme, quelque désir de faire briller aux yeux des Mages de Ctésiphon, la profondeur de ses propres connaissances philosophiques, en même temps que la supériorité de la foi chrétienne.

«Pour moi, disait-il, observant la foi divine, j’ai part à la lumière de la vérité , et suivant ce flambeau de la vérité, j’arrive à la compréhension de la foi. C’est ainsi que, comme l’événement le fait bien voir, je professe la plus sainte des religions. Je conviens que c’est ce culte qui me sert de maître pour comprendre la sainteté de Dieu. Ayant donc la puissance de ce Dieu pour alliée, je suis parti des limites extrêmes de l'Océan, et j’ai éveillé la terre entière à la ferme espérance du salut. En sorte que toutes ces provinces, opprimées par la domination de tant de tyrans, livrées à des vexations journalières, et qui tombaient en défaillance, ayant enfin trouvé un vengeur, se sont vu ranimées comme par une médecine salutaire. C’est là le Dieu que j’adore, celui dont mes soldats portent le symbole sur leurs épaules, et puis ils courent où la justice de Dieu les appelle, et ce Dieu m’en récompense par des victoires éclatantes. C’est ce Dieu que je veux honorer, par une mémoire éternelle de ses bienfaits. Je le contemple dans les hauteurs où il est élevé, par la vertu d’une pensée pure et sans tache. Je l’invoque à genoux, détestant l’abomination du sang, les parfums odieux, l’éclat des créatures, toutes ces erreurs, toutes ces souillures criminelles, qui ont précipité dans les enfers tant d’hommes et de nations entières. Ce Dieu souverain a fait toutes les créatures, dans sa bienveillance pour les hommes, afin qu’elles servent à leur usage commun, et ne souffre pas que chacun les détourne violemment de cet usage pour les faire servir à sa passion. Il ne demande à l’homme qu’une pensée pure et une âme sans tache, et pèse dans cette balance tous les mérites de la vertu et de la piété. Il se plaît dans la modestie. Il aime ceux qui sont doux et déteste les instruments de trouble. La foi lui est agréable. Il châtie l’infidélité. Il brise toute domination arrogante. Il punit la présomption du superbe.... Croyez-le, mon frère, celui-là ne se trompe pas, qui reconnaît ce Dieu pour le père et le créateur de toutes choses. Beaucoup de ceux qui ont possédé l’empire avant nous, poussés par une erreur insensée, ont essayé de nier sa puissance. Mais une fin vengeresse est venue sur tous, afin que tout le genre humain rappelle à ceux qui voudraient imiter, l’exemple de leurs malheurs. Je pense qu’il « était l’un d’entre eux, celui que la vengeance divine, descendant comme un tourbillon , a emporté loin de nos contrées et a poussé de vos côtés, et qui a laissé entre vos mains ce trophée de son déshonneur, dont vous avez fait tant de bruit.... Et, moi-même, j’ai été témoin de la fin de ceux qui avaient troublé , par «leurs ordres iniefues, le peuple consacré à Die 

«Et je suis persuadé, par conséquent, que toutes choses sont dans l’ordre et en sûreté, lorsque, par l’intermédiaire de la sainte religion, Dieu daigne rassembler tous les hommes dans une commune opinion sur la divinité...

« Vous devez donc juger quelle est notre joie, lorsque j’apprends que ces chrétiens (car c’est d’eux que je veux vous parler), abondent dans votre royaume de Perse, dont ils font l’ornement. Je fais donc des vœux, afin qu’ils soient heureux et vous aussi, vous et eux, les uns par les autres, car c’est ainsi que vous vous attirerez la bienveillance du Dieu souverain. Je les recommande donc à votre puissance, je les remets aux mains de votre piété ; recevez-les dans votre humanité, vous rendrez un service immense et à moi et à vous-même.»

Aucun historien ne nous dit quel fut sur l’esprit du roi perse l’effet de celte épître singulière et touchante, où un empereur romain donnait le nom de frère à un Barbare et ne craignait pas, pour relever la gloire de son Dieu, de rappeler les revers des armées impériales. Il est douteux que Sapor ait bien compris le sentiment qui la dictait; et à Ctésiphon encore plus qu’à Constantinople l’humilité, chez le chef de l’État, devait être prise pour faiblesse, et le désir de la paix devait aisément se confondre avec la crainte de la guerre. D’autre part aussi, cette protection étendue a tous les chrétiens en dehors même des limites de l’Empire, devait inspirer à Sapor quelque crainte que Constantin ne devînt dans tout l’Orient le chef d’une secte ardente. Derrière les ambassadeurs de Sapor, en effet, marchaient ceux du petit État caucasique d’Iberie affranchi par le traité de Galère, qui venaient faire hommage en grande pompe à Constantin de leur soumission à la foi chrétienne. Ils racontaient que leur reine d’abord, puis leur roi avaient été successivement convertis par des guérisons miraculeuses dues aux prières d’une captive chrétienne. Ils avaient élevé une église, et dans sa construction même des prodiges étaient survenus qui avaient achevé de soumettre tous les esprits. Des colonnes que nul ne pouvait soulever s’étaient placées d’elles-mêmes sur leurs bases. Il leur fallait maintenant des prêtres, et ils en demandaient à Constantin, qui mit un grand empressement à leur en envoyer. Sans rechercher trop exactement les motifs de la conversion de ce petit souverain, Sapor devait penser peut-être que la crainte de la puissance persane et le besoin de se ménager un protecteur avaient contribué à tourner les espérances des Ibères du côté de la religion de Constantin. Il ne resta donc, malgré le désir sincère de Constantin, de tous ces pourparlers de paix et de toutes ces correspondances, qu’une impression assez fâcheuse dont les effets ne devaient pas se faire attendre.

De son côté aussi, Constantin, à peu près vers la même époque, fit partir une ambassade, mais elle ne se rendait à la cour d’aucun souverain, et on la vit avec surprise prendre le chemin du désert d’Égypte. Elle allait porter au solitaire Antoine, dans sa retraite, les hommages du souverain du monde. On ne sait trop à quelle occasion , peut-être au sujet de l’élévation de son dernier fils Constant, au rang de César, Constantin éprouva le désir d’appeler sur sa tête et sur celle de ses enfants la bénédiction du saint solitaire. L’empereur alors et ses fils, dit le biographe de saint Antoine, lui écrivirent comme à leur père et se montrèrent empressés d’obtenir de lui une réponse. Mais le saint ne faisait pas grand cas des lettres et ne prenait pas plaisir aux correspondances. Quand on lui apporta le message royal, il ne se donna pas la peine de l’ouvrir, et, réunissant tous ses solitaires, il leur dit :  Ne soyez pas surpris que l’empereur m’écrive, car l’empereur n’est qu’un homme : mais que Dieu lui-même ait écrit une loi pour les hommes et nous ait parlé par son fils, voilà de quoi vous devez être étonnés.» Et il se mit en devoir de renvoyer les lettres sans en prendre connaissance. Les solitaires se récrièrent, disant que les princes étaient chrétiens comme d’autres, et qu’il ne fallait pas les scandaliser. Il consentit alors à ce qu’on lui fît lecture de la missive et répondit à l’empereur en peu de mots:

« Vous faites bien d’adorer le Christ, mais pensez à votre salut : n’estimez point trop les choses présentes, a mais souvenez-vous plutôt du jugement à venir et rappelez-vous que le Christ est le seul bien éternel et véritable. Aimez les hommes, gardez la justice, et pensez aux pauvres.» — L’empereur, ajoute le récit, fut charmé de cette réponse. Quant au saint, il se retira dans un asile plus écarté pour éviter de nouveaux hommages.

Peut-être si saint Antoine eût mieux su les affaires du monde et les intrigues de cour, s’il eut pu prévoir tout le désordre que les faiblesses impérieuses de Constantin allaient porter dans cette province d’Égypte à laquelle présidait son ami et son disciple, Athanase, il eut fait porter au souverain une réponse plus sévère encore. Le moment était venu, en effet, où Constantin ne pouvant plus contenir lui-même les dissentiments qu’il avait laissé grossir en s’obstinant à fermer les yeux sur leur gravité, allait s’y abandonner tout entier et compromettre par une déviation déplorable l’œuvre religieuse de son règne. Entre Eusèbe et Athanase la lutte, toujours sourdement continuée, devait éclater enfin sans ménagement, et auprès du souverain vieillissant la complaisance habile n’avait que trop d’avantage sur la conscience indépendante et altière.

Pendant que Constantin, en effet, guerroyait sur le Danube, siégeait avec faste à Constantinople, et recevait des ambassades, pas un jour n’avait été perdu. On n’avait pas cessé un instant de susciter à Athanase des intrigues et des difficultés de toutes sortes dans l’intérieur de son diocèse. Sans se mettre eux-mêmes en scène, Eusèbe et les évêques de son parti, avaient dans les schismatiques Méléciens des instruments commodes, des inventeurs et des propagateurs tout prêts de tous les genres de calomnies. Les plus étranges, les plus incroyables ne leur répugnaient pas. Si Athanase cherchait par des quêtes et des contributions en argent et en nature à assurer le revenu des églises, on l’accusait de pressurer son troupeau par ses exactions, et d’entasser l’or dans ses coffres. S’il interdisait les cérémonies du culte à de mauvais prêtres, et leur faisait retirer des ornements divins qu’ils profanaient, on répandait que l’évêque ou ses agents pénétraient par violence chez de saints ecclésiastiques et pillaient les objets sacrés. Enfin, si un des évêques schismatiques, Arsène, disparaissait momentanément ayant cherché une retraite dans un couvent, c’était Athanase qui l’avait fait périr par violence, et on promenait même par toute l’Égypte la main droite de la victime séchée et contenue dans une boîte de bois. Vainement toutes ces accusations se contredisaient l’une l’autre; vainement leurs auteurs mêmes avouaient leurs mensonges avec larmes et repentir; vainement la prétendue victime reparaissait vivante et demandait pardon de s’être prêtée un instant à cet artifice; tous ces bruits, à peine réfutés, renaissaient sous une autre forme : on les colportait dans la ville et dans les campagnes, et avec la difficulté des communications, le mensonge, évident dans un lieu, s’accréditait aisément dans un autre. La réputation d’Athanase était poursuivie avec cet acharnement habile que les partis savent employer et qui est si souvent suivi de succès, surtout quand des hommes revêtus d’un caractère sacré abusent de leur autorité pour mettre à l’aise la malignité des jugements humains.

Le bruit de ces constantes accusations ne pouvait manquer d’arriver jusqu’aux oreilles de Constantin. Par deux fois même les calomniateurs envoyèrent des députés vers lui pour le faire juge de leurs différends. A deux reprises, Athanase se justifia, et une fois même il vint en personne à Psammathie, dans un des faubourgs de Nicomédie discuter avec l’Empereur et lui démontrer la vanité de toutes ces imputations. Dans ces diverses occasions, il fit passer sa conviction dans l’esprit de Constantin et en obtint même des lettres très positives qui furent affichées dans Alexandrie, et devaient réduire les calomniateurs au silence. Mais ce moyen souverain lui-même ne réussissait pas : et rien n’importune les hommes qui ont le pouvoir en main comme les difficultés qu’ils ne peuvent pas terminer. Quand une calomnie dure trop longtemps, et se reproduit sous trop de faces, les souverains, dans leur amour de repos, s’en prennent à la victime même des troubles qu’elle leur cause. Constantin finit par s’impatienter d’entendre toujours parler d’Athanase, et d’avoir toujours à se mêler de ses affaires. Àvait-il aussi, dans ses entretiens avec le saint évêque, trouvé chez lui une fermeté de caractère et une hauteur de génie dont les hommes habitués à être obéis redoutent instinctivement les approches ? Athanase avait-il paru, dans ses défenses, se confier plus dans son bon droit que dans la faveur impériale et réclamer plutôt la justice que la bienveillance du souverain? C’est ce qu’il est plus aisé de soupçonner que de savoir. D’ailleurs la situation d’un évêque aimé des populations dans cette grande ville d’Alexandrie, si prompte à prendre feu au moindre mouvement, était de nature à inspirer quelque ombrage au pouvoir civil. Quand Athanase, qui avait des amis aussi chauds que ses ennemis étaient acharnés, et qui surtout était aimé des pauvres et des gens du peuple, faisait ses tournées pastorales, c’étaient dans certains lieux de véritables triomphes, et sur toutes les rives du Nil les populations empressées accouraient pour voir passer son navire , recevoir de loin sa bénédiction et y répondre par de vives acclamations. Ce cortège presque royal effaçait celui du gouverneur civil. Aussi voyons-nous qu’Athanase avait beaucoup à se plaindre du préfet Philagre à qui il avait souvent reproché ses mauvaises mœurs, et qu’il accusait très-nettement d’être resté attaché au culte païen . Cet agent dut envoyer plus d’une fois à Constantin des rapports défavorables contre Athanase; et parmi leurs calomnies, les Méléciens, connaissant le côté faible de l’empereur, avaient soin de répandre qu’on ne savait pas ce qu’Athanase faisait de tous les trésors de l’Église d’Alexandrie, et qu’avec ses coffres d’or il pourrait bien payer des insurrections contre l’Etat. Ils allaient même jusqu’à nommer le conspirateur avec qui Athanase était, suivant eux, en intelligence.

L’évêque de Nicomédie n’inspirait pas de pareils ombrages. Attentif au moindre désir du maître, flatteur ' dans ses paroles, complaisant dans ses actes, tout chez lui était fait pour séduire. Il faisait agir les Méléciens sans se montrer lui-même, et paraissait pleinement désintéressé dans le débat. Constantin ne fît pas difficulté de le consulter sur cette affaire comme sur toute autre. Eusèbe lui conseilla alors de recourir au moyen qui lui avait si bien réussi une première fois à Nicée. Une réunion d’évêques était, disait-il, la seule autorité com­pétente pour instruire sur la conduite d’un des premiers prélats du monde. Constantin se laissa persuader de permettre la convocation d’un concile de tous les évêques d’Orient à Césarée en Palestine.

Le lieu était bien choisi. Eusèbe y régnait par un autre lui-même. Aussi la réunion de tous les évêques du parti fut-elle très-nombreuse, et personne de ce côté ne manqua au rendez-vous. Mais Athanase fit défaut.. Il savait bien de quelle main le trait était parti, et ne vou­lait point engager son honneur et sa liberté dans le piège de ses ennemis. On l’attendit longtemps : malgré l’ordre exprès et réitéré de l’empereur, il resta sans bouger à Alexandrie.

Désappointés dans leur attente, les prélats songèrent du moins à tirer parti de cette résistance pour engager définitivement l’empereur dans leur ressentiment. On écrivit à Constantin que décidément Athanase avait pris le parti de ne plus obéir à son souverain, et qu’il y avait à Alexandrie un sujet plus fier et plus indépendant que l’empereur. C’était le toucher au point sensible, et sa colère fut très-vive : il se contint pourtant encore assez pour faire à Athanase une dernière concession. Il changea le lieu du concile, pensant peut-être qu’Athanase se refusait à paraître dans la résidence d’un de ses anciens adversaires de Nicée, et indiqua une nouvelle réunion à Tyr pour l’année suivante. Il transmit ce nouvel ordre à Athanase en l’accompagnant des menaces les plus sévères s’il venait à y contrevenir.

Le concile s’ouvrit donc à Tyr dans 335, la trentième année de Constantin. Dix ans s’étaient écoulés depuis la grande assemblée de Nicée. C’était le même souverain et en grande partie les mêmes hommes, mais quelle différence dans les intentions et les sentiments! Dix ans de prospérité continue ne passent point impunément sur des têtes humaines. Chez le monarque, l’ardeur impétueuse mais sincère de connaître la vérité avait fait place à une volonté obstinée et arrogante de faire prévaloir son opinion : la passion de la gloire s’était corrompue et amollie par le goût de la flatterie. Chez les évêques, le contact des cours avait répandu l’esprit d’intrigue, de cupidité et de contention. A la réunion manquaient beaucoup de ces confesseurs dont la foi s’était purifiée au creuset de l’adversité, et cette forte réserve de l’Église d’Occident avec sa doctrine simple, inébranlable et ferme, se dressant comme un rempart devant tous les traits de l’erreur. L’Eglise d’Orient restait seule livrée à la dangereuse flexibilité de son génie. Elle avait besoin de nouvelles épreuves, et Dieu, qui les lui réservait, avait déjà fait choix de ses martyrs.

L’empereur ne vint point au concile en personne; il y envoya de sa part le comte Denys, fonctionnaire d’un ordre très élevé, avec les instructions positives d’y maintenir la paix et d’y prendre, en usant de la réserve convenable, connaissance de tout ce qui se passerait. Il avait en outre tous les pouvoirs pour faire venir les accusés ou les envoyer en exil, afin de montrer, disait la lettre impériale par une insinuation menaçante pour Athanase, «qu’on ne devait point résister aux ordres que l’empereur donnait au nom de la vérité»

Muni de ces instructions, assisté d’ailleurs par Archélaüs, comte d’Orient et gouverneur de Palestine, le comte Denys prit dès l’abord le ton très-haut. Il s’arrogea le droit d’assister aux délibérations environné de ses officiers; il confia la police de l’assemblée et le droit de faire entrer et ranger ses membres, non à des diacres, comme c’était l’usage dans les réunions ordinaires, mais à un greffier public. A ces signes, on voyait commencer cette rivalité de l’administration civile et du pouvoir ecclésiastique, qui est le fruit inévitable et amer du despotisme politique uni à l’oppression religieuse. Là se montrait aussi ce penchant que les pouvoirs absolus ont si souvent témoigné pour l’hérésie, alliée plus complaisante que la vérité. Le comte entra tout d’abord dans la plus intime confidence avec les évêques du parti d’Eusèbe.

Ces évêques faisaient à eux seuls l’immense majorité de l’assemblée. Le choix qui avait présidé aux convocations était singulièrement arbitraire. Eusèbe dit qu’on fit venir ces évêques d’Égypte, de Libye, d’Asie et d’Europe. Ce ne fut pourtant point un concile œcuménique, car on n’y vit aucun évêque ni de Gaule ni d’Afrique, et aucun légat de Rome n’y parut. Les plus éloignés, cités dans une lettre d’un concile postérieur, étaient de Macédoine et de Pannonie. L’empereur, dans sa lettre au concile de Tyr, dit simplement : «J’ai convoque les évêques que vous avez voulus». Et l’on voit assez quels avaient été ses conseillers par les noms de Théognis, de Narcisse, de Maris, de Théophile, de Patrophile, de George de Laodicée, de Valenset d’Ursace, qui figurent en tête de presque toutes les pièces émanées de l’assemblée, et qui, soit avant, soit après cette époque, se montrèrent avec tant d’éclat du côté de l’hérésie. Le président paraît avoir été Flaccile ou Placile, évêque usurpateur d’Antioche, qui avait remplacé Euphrone sur le siège enlevé à Eustathe. Du moins le comte Denys, dans ses lettres, en parle avec un respect tout particulier. Quelques prélats moins compromis avaient aussi été admis, tant en raison du voisinage de leur siège qui ne permettait pas de les exclure, que pour donner aux délibérations une apparence d’impartialité. C’étaient Marceld’Ancyrc, Alexandre de Thessalonique, Asclépas de Gaza0 et Maxime, successeur de Macaire à Jérusalem. Suivant Socrate, le nombre total des membres du concile s’élevait à plus de soixante à la première réunion.

Devant un tribunal aussi irrégulièrement convoqué, qui n’était ni l'assemblée de toute l'Église sous l’autorité de son premier pasteur, ni la réunion complote des diverses provinces comprises dans l’empire d’Orient, ni un synode métropolitain, Athanase avait plus d’une raison pour refuser de comparaître. Il en eut d’abord la pensée, mais les ordres de l’empereur étaient positifs et menaçants, et la résistance ouverte à un acte d’autorité, même abusif, avait un air de rébellion qui scandalisait les âmes pieuses. D’ailleurs on était déjà venu saisir tout auprès de lui un de ses prêtres, Macaire, qui était impliqué dans un des griefs dont le concile voulait connaître, et on l’emmenait à Tyr chargé de chaînes. Athanase voulut le protéger de sa personne et partager ses périls; il consentit à se rendre à Tyr.

Mais il ne fit pas le voyage seul. Parmi les évêques d’Égypte on n’avait guère convoqué que ceux qui avaient fait partie du schisme de Mélèce. Tous les autres, tous les évêques régulièrement élus étaient dévoués à Athanase. Il les prit résolument avec lui au nombre de quarante-neuf, parmi lesquels figuraient les illustres Potamon et Paphnuce, les restes encore debout d’un âge de persécution, à qui l’assemblée de Aicée avait témoigné tant de respect. Entouré de ce cortège imposant, il fit hardiment son entrée dans Tyr, et se présenta pour être reçu au concile. La rumeur et la surprise furent grandes. Ces cinquante évêques, amenés d’un seul coup, balançaient la majorité des suffrages dont on se croyait sur. Mais sous quel prétexte aurait-on pu leur refuser de siéger à côté de leurs collègues dans une affaire dont ils étaient témoins directs et parties intéressées? Il fallut bien leur ouvrir les rangs, sauf à dire encore qu’Athanase se posait en maître et amenait ses amis en force pour livrer bataille dans le concile.

Les évêques d’Égypte prirent donc séance, et Athanase s’apprêtait à prendre place à leur tête, à côté ou au-dessus même de l’évêque d’Antioche, comme c’était le droit de son siège primatial. Mais les eusébiens. qui jusque-là avaient essayé de mettre dans leur conduite une réserve affectée, inquiets maintenant du résultat de l’assemblée, se décidèrent à tout enlever par violence. Usant de leur autorité sur le comte Denys et de la faible majorité qui leur restait, ils firent décider qu’Athanase resterait debout au milieu de l’assemblée, comme un accusé devant ses juges. Une rumeur douloureuse, partie des bancs où siégeaient les évêques d’Égypte, suivit cette décision; et saint Potamon, sortant brusquement de sa place dans un mouvement d’indignation, marcha droit à Eusèbe de Césarée, qu’il avait connu en d’autres jours: «Quoi! Eusèbe, lui dit-il, osez-vous bien rester assis et faire tenir Athanase debout comme devant ses juges? Dites-moi donc: n’étiez-vous pas avec moi en prison au temps de la persécution? Pour moi, j’ai perdu un membre pour la vérité; mais vous, je ne vois pas que vous ayez perdu aucun des vôtres? Racontez-nous donc comment vous faîtes pour sortir de prison, si ce n’est que vous ayez consenti alors à ce qu’on demandait de nous , et que vous ayez fait ce que nous ne voulions pas faire». A cette brusque interpellation qui lui rappelait une circonstance équivoque de sa vie, le prudent évêque de Césarée, moins éloquent dans les répliques inattendues que dans les discours préparés, se troubla fortement. «Les voilà bien, dit-il avec humeur, ces gens qui veulent tout emporter par la force : on nous avait bien dit que vous faisiez les tyrans; et si vous avez tant d’audace ici, que devez-vous faire dans votre pays?»

A un autre bout de la salle une autre scène non moins frappante avait lieu. C’était Paphnuce de Thébaïde, lui aussi mutilé par le martyre, qui traversait l’assemblée pour s’approcher de Maxime, évêque de Jérusalem, son ancien compagnon de persécution. Maxime était un homme simple qui ne comprenait pas bien ce qui se passait, et qu’on avait assez prévenu fortement contre Athanase. «Puisque nous portons, lui dit Paphnuce, les mêmes marques sur le corps, et que nous avons perdu l’un et l’autre un des yeux qui voient la lumière de ce monde afin de jouir plus abondamment de la clarté divine, je ne peux souffrir de vous voir assis  au conseil des méchants et au milieu des ouvriers d’iniquités» Et, l’entraînant par la main, il le fit ranger de son côté et lui expliqua au long le véritable sens de ce qui se passait devant ses yeux. Au milieu de ce tumulte et de ces vives altercations, la séance fut levée pour ce jour-là.

Le procès ne tarda pas à commencer, et Athanase comparut devant ses juges, non sans avoir formellement protesté contre leur constitution irrégulière et leur partialité reconnue. Il déclara, en particulier, qu’il récusait ouvertement tous ceux qui, dans le concile de Nicée, avaient laissé voir leurs sympathies pour Arius. Les accusations portées contre lui étaient de diverse nature. Comme on avait tout accueilli et amassé des dénonciations de toute espèce, il y avait dans le nombre de simples rumeurs populaires absurdes dont, quelle que fut la mauvaise disposition du tribunal, Athanase fit promptement et dérisoirement justice. Il y avait d’abord l’accusation banale de mauvaises mœurs, cette calomnie habituellement inventée contre tout ecclésiastique qu’on veut perdre. On fit comparaître une courtisane pour témoigner qu’Athanase avait abusé de la confiance qu’elle avait en lui comme une vierge dans son père. Athanase demanda à être confronté avec cette impudente, qui ne le reconnut pas et prit un de ses prêtres pour lui. On murmurait aussi encore l’histoire du meurtre prétendu de l’évêque Arsène, et l'on avait même envoyé d’Égypte la fameuse boîte où était renfermée sa main coupée. Mais Arsène lui-même, réconcilié avec Athanase, arriva, bien qu’un peu tard, au concile; et Athanase se promenait avec lui en riant : «Voilà, disait-il, Arsène avec ses deux mains. Habituellement Dieu ne nous en donne pas davantage. Si vous pensez qu’il en ait eu une troisième, dites-nous où elle était placée.» Ce n’étaient pas là les imputations sérieuses et les habiles du concile rougissaient eux-mêmes du temps qu’ils perdaient à les voir discuter et vérifier.

Le véritable sujet du procès, sur lequel le débat ne tarda pas à se concentrer, c’était la conduite d’Athanase vis-à-vis les prêtres schismatiques du parti de Mélèce. Cette petite secte dissidente, réunie à l’Église par un arrangement du console de Nicée qu’Athanase n’avait jamais subi qu’à contrecœur, s’en était de nouveau séparée, comme on l’a vu , au moment de la mort de son chef; et, à partir de cette époque, Athanase, qui considérait les méléciens comme de véritables instruments de troubles dans sa province, les avait vivement poursuivis. Tous ceux qui n’exécutaient pas à la lettre les dispositions du concile de Nicée, s’étaient vus très-rigoureusement chassés de leurs sièges épiscopaux ou interdits des fonctions sacerdotales. Comme Athanase était très précis dans ses ordres; comme dans beaucoup de lieux les populations elles-mêmes détestaient les schismatiques; comme enfin plus d’une fois, dans le début, l’autorité civile,  qui maintenant l’abandonnait, était venue à son aide, il n’est pas impossible de supposer qu’en quel­ques endroits ces exécutions avaient entraîné des violences populaires ou militaires. Ces scènes, réelles ou fausses, donnèrent lieu aux accusations, sinon les plus sincères, au moins les plus vraisemblables, qui furent portées contre Athanase. C’était Callinique, évêque mélécien de Peluse, qui l’accusait d’avoir renversé son siège pontifical; c’étaient Pacôme de Tentyre, Isaac de Cléopatride et Achille de Cuses,etc., qui prétendaient avoir reçu des coups par son ordre. On disait qu’on l’avait vu dans la solennité de Pâques, accompagné d’officiers militaires, envoyant des gens paisibles en prison et les faisant battre de verges. La terreur répandue par ces rigueurs était telle, ajoutait-on, que le peuple, à Alexandrie, n’osait plus se réunir dans les églises. La déposition d’un nommé Ischiras, soi-disant prêtre du petit district de la Maérote, voisin d’Alexandrie, vint enfin donner un corps et un sujet précis à toutes ces imputations vagues. Ischiras déposa que Macaire , prêtre d’Alexandrie, était entré dans son église lorsqu’il célé­brait le service divin, lui avait arraché des mains le calice sacré et l’avait brisé, avait fait voler l’autel en éclats, répandu à terre les saintes espèces et brûlé les livres sacrés.

Athanase se justifia point par point de tous ces faits. Il démontra qu’Ischiras n’était pas prêtre, pas même de la secte des méléciens, puisqu’il tenait de l’évêque Mélèce lui-même une liste de ses prêtres rédigée au moment de sa réconciliation, dans laquelle Isquiras n’était pas compris; qu’il n’y avait point d’église dans le petit hameau où habitait Ischiras; que le jour marqué dans la déposition n’étant point un dimanche, il ne pouvait y avoir eu de saint sacrifice ce jour-là. Il reconnut avoir interdit à Ischiras d’usurper des fonctions qui ne lui appartenaient pas; mais il fit voir que, après quelque résistance, Ischiras lui-même s’était soumis et lui avait envoyé un désaveu de toute sa conduite dont il pouvait montrer l’original.

L’énergie de celle défense embarrassa la majorité du concile sans la désarmer. N’osant point donner le scandale d’ajouter foi à la simple déposition d’un laïque inconnu contre un évêque illustre, les eusébiens prirent un détour. Ils demandèrent au comte Denys la permission d’envoyer une commission dans la Maréote pour faire une instruction complète sur les faits. Athanase protesta vivement contre cet envoi, et, voyant qu’il ne pouvait l’empêcher, réclama au moins que le choix de la commission fût concerté entre les évêques des deux partis. Le comte Denys, tout impérieux qu’il se montrait, était moins passionné que les évêques : il reconnut la justice de la demande d’Athanase et en lit même le sujet d’une communication au concile. A cet avertissement équitable, les amis d’Eusèbe répondirent en nommant par délibération secrète une députation où figuraient Théognis de Nicée, Maris de Chalcédoine, Macédone de Mopsuesie, Ursace et Valens, tous ceux qu’Athanase avait récusés comme juges. La liste ainsi admise en comité particulier, on la fit circuler sur les bancs de l’assemblée pour recueillir des signatures. Pas un des évoques d'Égypte amenés par Athanase ne devait prendre part à cette enquête faite pourtant dans les provinces de leur juridiction. En même temps on faisait partir d’avance un des principaux évêques méléciens, pour suborner les témoins et préparer le résultat qu’on désirait. Outrés d’une telle iniquité, tous les prélats égyptiens déposèrent une protestation, et, s’adressant directement au représentant de l’autorité impériale, déclarèrent en appeler ouvertement à l’empereur. Des gens graves et pieux dans l'assemblée, qui n’appartenaient à aucun parti, étaient étourdis et scandalisés de tant de violence. Le vieil Alexandre de Thessalonique s’écriait qu’on n’avait jamais vu pareille chose et que tout se faisait sans consulter personne. «Arrêtez donc ces bêtes féroces, écrivait-il au comte Denys : elles s’élancent toutes hérissées, et Dieu sait quel ravage elles vont faire.» Le comte lui-même était ébranlé : «Vous ne connaissez pas Athanase, répélail-il aux eusébiens, il va se dresser contre vous et crier qu’on l’a pris dans un guet-apens. Si des gens comme le saint homme Alexandre se retirent de nous, que va-t-on faire?» Toute l’assemblée était dans un mouvement extraordinaire; le peuple lui-même commençait à s’en mêler. Les uns défendaient Athanase, les autres le craignaient comme un sorcier, et demandaient à grands cris sa tête. Au milieu de ce trouble, deux personnes seules semblaient conserver leur sang-froid : Athanase dans son impassible résistance, Eusèbe dans son astucieuse attaque. La partie était trop engagée pour reculer. Aucune observation ne fut écoutée, et la députation partit telle qu’elle était, emmenant avec elle l’accusateur Ischiras et laissant derrière elle les témoins compétents et l’accusé.

La mesure de l’iniquité des juges et aussi de la patience d’Athanase était comblée. Il frémissait depuis longtemps de l’outrage que recevaient en sa personne la vérité de la foi et de la dignité du sacerdoce. Il ne crut pas nécessaire d’attendre que le dernier coup fût porté. Peu de jours après le départ des députés, on apprit qu’il avait quitté la ville pendant la nuit. Le comte de Palestine, Archélaus, moins engagé que Denys, fut soupçonné d’avoir facilité son évasion.

A quelques semaines de là, l’empereur Constantin, de retour d’un court voyage, faisait son entrée à Constantinople. Au moment où il franchissait la porte, il vit se précipiter devant lui un homme qui mit la main sur la bride de son cheval en demandant justice. L’empereur tressaillit de surprise et ne reconnut point les traits de ce visage qui ne lui étaient pourtant pas étrangers.

Ceux qui l’environnaient lui nommèrent Athanase. C’était lui, en effet, transporté et débarqué en secret, et qui venait demander l’aide de l’empereur contre l’oppression et appeler sa justice sur ses agents. Cette noble audace ne plut point à Constantin, qui ne trouva ni le lieu ni le mode convenables pour l’entendre et passa outre l’esprit troublé, mais sans lui répondre1. Les instances d’Athanase se renouvelant et plusieurs personnes auprès de l’empereur prenant son parti, il consentit pourtant, quelques jours après, à écouter de fort mauvaise grâce le récit des injustices que le prélat avait souffertes.

L’empereur était fort prévenu par les récits de ses agents : il portait beaucoup de bienveillance au concile rassemblé par ses soins; il venait même de lui envoyer l’ordre de se rendre à Jérusalem pour y célébrer en grande pompe la dédicace de l’église qu’il avait fait élever sur le tombeau du Seigneur, et se promettait beaucoup de gloire de cette cérémonie. Il reçut donc fort mal les plaintes d’Athanase, et s’offensa du ton de grande liberté qu’il prenait avec son souverain. A plusieurs reprises il voulut l’interrompre, le faire sortir de sa présence et le chasser de sa cour. Mais Athanase ne se troublait pas et soutenait d’un front intrépide ce regard souverain qui faisait trembler le monde. Enfin, ne pouvant réussir à l’émouvoir : « O empereur, s’écria-t-il a d’un ton solennel, Dieu sera juge entre vous et moi, puisque vous mettez votre puissance du côté de ceux qui oppriment ma faiblesse»

On ne faisait jamais tout à fait en vain appel à la foi de Constantin. Le cri de sa conscience chrétienne le troubla dans ses préventions; et comme, après tout, Athanase ne lui demandait pas autre chose que de vérifier les faits et de prononcer entre ses accusateurs et lui, il ne crut pas possible de se refuser à un nouvel examen. Il adressa au concile une lettre assez embarrassée, où, sans donner tort ni raison à personne, il priait les évêques de venir auprès de lui, lui expliquer le sujet de leurs différends. « Je ne comprends rien, disait-il, à toutes ces choses que vous avez décidées dans votre assemblée au milieu de tant de troubles et d’orages. Je crains que la vérité ne disparaisse dans ces violences, et que, voulant à toute force les uns et les autres avoir raison de votre prochain, vous n’oubliez le service de Dieu.... Venez donc à ma cour m’expliquer tout ce que vous avez fait dans cette réunion de Tyr, et faites-moi voir, par des faits, que vos sentences sont sincères et conformes à la vérité. Vous ne nierez point que je suis un fidèle serviteur de Dieu, puisque c’est grâce au culte que je rends à Dieu que la paix règne sur la terre, et que le nom de Dieu est a béni même par les Barbares qui auparavant ignoraient la vérité.... Et ces Barbares devraient bien nous servir à tous de modèles, car, par la crainte qu’ils ont de notre pouvoir, ils observent la loi de Dieu, tandis que nous, qui professons, je ne veux pas dire qui observons la sainte foi de l’Église, on dirait que nous ne faisons jamais que les choses qu’inspirent la haine et la discorde et qui tendent à la ruine du genre humain. Venez donc le plus tôt qu’il vous sera possible auprès de nous, vous tenant pour assurés que nous mettrons tout en œuvre pour conserver intact tout ce qui est dans la loi de Dieu»

Quand cette lettre arriva à sa destination, les événements avaient marché et le concile n’était pas resté inactif. En premier lieu il avait quitté Tyr dès le lendemain du départ d’Athanase et sans attendre le retour de la commission. Les eusébiens, voyant que leur adversaire s’était retiré, avaient prononcé contre lui une sentence par défaut. Puis, n’ayant plus rien à faire jusqu’à de nouvelles informations, il s’étaient transportés à Jérusalem, d’après les instructions de Constantin, pour y procéder à la dédicace de l’église de la Résurrection.

Ce voyage et les cérémonies qui le suivirent eussent fait en toute autre occasion une heureuse et profonde impression sur les populations. Depuis la découverte des lieux saints, en effet, le mouvement de conversion était devenu très rapide dans ces contrées et rayonnait de la Palestine sur tous les districts environnants. Des villes entières, Maiume le port de Gaza et Arade en Phénicie, avaient brûlé leurs autels et leurs idoles, et  demandé à changer leur nom en ceux de Constantin et de Constance. Partout des sanctuaires et des églises s’élevaient. On avait construit un sanctuaire splendide à Mambré, auprès du chêne sacré où Abraham avait reçu les anges, et une grande chapelle était consacrée sur le tombeau même du patriarche. Partout les souvenirs du Christ étaient rappelés et vénérés. Des membres éminents des synagogues juives se convertissaient. Un cortège de plus de cent évêques traversant en grande pompe ces populations enthousiastes, réchauffait la foi, encourageait la hardiesse des chrétiens. Mais par malheur en même temps ces ovations populaires, qui ne faisaient pas de distinction, prêtaient une nouvelle force aux ennemis d’Athanase, et une funeste illusion faisait profiler l’erreur des hommages rendus à la vérité.

Les cérémonies de la dédicace furent splendides: ce fut le triomphe d’Eusèbe de Césarée, le métropolitain de Palestine. Aussi n’a-t-il pas manqué de nous en laisser les descriptions les plus brillantes. L’église ne différait des autres basiliques du temps que par la chapelle même du saint sépulcre placée en arrière de la crypte, dont elle était séparée par une vaste galerie. Mais cette chapelle, creusée dans le roc sur le lieu même où avaient été déposés les restes du Sauveur, était pourtant assez grande pour qu’on y put prêcher en public. Du reste, les colonnes, de marbre et d’or, les lambris, les sculptures, les ornements, ne pouvaient dépasser mais égalaient la magnificence des constructions de Constantinople. L’affluence des assistants et des voyageurs venus pour le jour de la dédicace fut prodigieuse. Beaucoup d’évêques qui n’avaient pas assisté au concile et s’étaient tenus à l’écart des débats judiciaires, accoururent de divers côtés. On remarquait dans le nombre un de ces évêques de Perse dont Constantin avait récemment pris la défense auprès de Sapor.

Ce fut pendant plusieurs jours une succession de solennités et de fêtes entremêlées d’exercices spirituels. On montait en chaire tantôt pour célébrer les louanges de l’empereur, tantôt pour interpréter les Écritures, tantôt pour discuter sur des questions théologiques. Eusèbe prit lui-même une grande part à ces travaux oratoires. Il prend soin de nous dire qu’il décrivit à plusieurs reprises la splendeur de l’édifice, et fit d’heureuses applications des passages des prophètes à la circonstance présente. Les honneurs de la cérémonie étaient faits avec une grande magnificence au nom de l’empereur par un officier chrétien d’un haut rang, Marien ou Marcien, fort versé dans les saintes lettres, et qui avait joué un rôle honorable dans les persécutions.

Mais, au milieu de ces réjouissances, de tristes et sérieuses affaires se poursuivaient. Les commissaires envoyés à la Maréote revinrent après avoir accompli leur mission dans l’esprit qui la leur avait fait donner. Des scènes odieuses avaient partout marqué leur passage. Le préfet Philagre, prévenu de leur arrivée et ne pouvant négliger une si favorable occasion de satisfaire sa rancune contre Athanase, envoya une escorte à leur rencontre, et c’est avec ce cortège militaire qu’ils entrèrent dans Alexandrie, accompagnés de l’accusateur Isquiras, qui vivait dans leur familiarité, partageant leur demeure et leurs repas. Ils poussèrent même l’effronterie jusqu’à aller demeurer dans sa maison quand ils se transportèrent dans la Maréote. Le choix et l’interrogatoire des témoins donnèrent lieu à d’incroyables scandales. Tous les prêtres orthodoxes d’Alexandrie et du voisinage offrirent de venir témoigner en faveur d’Athanase, et demandaient à être présents à toutes les poursuites. On refusa leur concours comme suspect de partialité. Mais sous prétexte de recueillir des témoignages désintéressés, on admit des juifs, des païens même, à porter la parole dans une affaire où il s’agissait des conditions de la prêtrise et de la célébration des mystères de l’Eucharistie. Encore fallait-il, pour les faire venir et parler, employer les instances et les menaces. De telles dépositions étaient nécessairement confuses et contradictoires. Les faits étaient racontés de cent manières différentes. Des catéchumènes rendaient compte de scènes qui avaient dû se passer à l’instant du sacrifice auquel ils n’avaient pas le droit d’assister. On ne pouvait tomber d’accord si Tsquiras, au moment où il avait subi les mauvais traitements prétendus, était debout à l’autel ou malade dans son lit. De tout ce mélange de paroles entrecoupées d’aveux arrachés, de mensonges incohérents, on réussit à faire un acte d’accusation si incomplet et si informe que le greffier eut défense d’en donner communication à qui que ce fût. Mais les amis d’Athanase veillaient, et trois protestations, rédigées par eux, adressées l’une aux commissaires, l’autre au concile de Tyr, et la troisième au préfet Philagre, conservèrent, pour de meilleurs jours et pour une plus haute autorité, le souvenir de ces irrégularités. Nous avons encore ces documents insérés par Athanase dans ses Apologies.

On peut juger de l’émotion qu’un tel spectacle répandait dans les cités d’Égypte. L’autorité épiscopale était aux yeux des peuples l’éminente représentation de l’influence chrétienne. En la voyant ainsi livrée aux insultes publiques, tout ce que le christianisme avait froissé d’intérêts cupides et de passions coupables se réveilla avec fureur. Ceux qui étaient restés païens de cœur ou de profession sortaient de leur obscurité pour venir jouir de cette revanche inattendue de leur humiliation. En qualité d’amis d’Athanase, tous les bons , chrétiens étaient livrés aux outrages. Le préfet Philagre donnait libre cours à ces manifestations, qui ne lui déplaisaient pas trop. C’était, suivant toute apparence, un homme de la vieille école romaine qui, plié au christianisme par courtisanerie et par servitude, conservait dans son cœur les ressentiments d’un libertin contre un culte austère, et la jalousie d’un administrateur contre rivale et indépendante. Il laissa dans Alexandrie même se former sur les places publiques des rassemblements d’artisans et de païens qui arrêtaient et dépouillaient de saintes filles, les frappaient de verges et leur tenaient des propos indécents. Un de ces misérables prit un jour une vierge par le milieu du corps et la traîna dans un endroit ou se cachait un autel païen, pour la forcer à sacrifier. On eût dit les jours de la persécution revenus. Pendant ce temps les évêques commissaires raillaient, faisaient bonne chère et dressaient un acte d’accusation.

Quand ils furent de retour auprès du concile, on ne leur demanda compte ni de leur mode de procéder, ni du scandale qu’ils avaient donné. Athanase était déjà condamné par défaut; il ne s’agissait que de confirmer et d’aggraver la sentence. Tenant tous les faits pour avérés et s’emparant d’un pouvoir qui ne lui appartenait pas, le concile déposa Athanase de l’épiscopat en même temps qu’il recevait dans sa communion et dans ses rangs les évêques méléciens. Le siège primatial d’Alexandrie fut déclaré vacant. L’intrigue triomphait, mais elle n’avait pas encore dévoilé son but véritable.

Jusque-là, en effet, toute l’affaire, aussi habilement qu’effrontément conduite, n’avait soulevé aucune question de doctrine. Tout le débat s’était concentré sur un seul point de fait, sur les torts prétendus d’un seul homme. De cette sorte, on avait évité de renouveler les disputes de Nicée, d’inquiéter la foi de l’empereur, de réveiller les scrupules de beaucoup d’évêques simples et orthodoxes. Mais quand le succès fut enfin obtenu, le temps des déguisements parut passé et l’on put voir alors ce qui est l’ordinaire dans les luttes humaines, c’est que les personnes n’ont de grandeur et d’importance que par les idées qu’elles représentent, et que la vérité périt avec ses défenseurs. Le lendemain de la déposition d’Athanase, on commença à dire qu’il était temps de recevoir Arius en grâce, et que l’empereur désirait le voir réconcilié avec l’Église.

Depuis son échec à Alexandrie, Arius s’était tenu dans une prudente retraite, et aucun historien ne nous fait connaître à quoi il avait employé ces trois années. Ce silence fait supposer qu’il avait perdu beaucoup de son importance. Sa condamnation à Nicée, suivie de sa rétractation à Constantinople, lui avait fait un tort irréparable. Il était resté suspect au commun des fidèles; il avait perdu auprès des fanatiques de son parti sa réputation de fermeté et de hardiesse, et ne leur inspirait plus l’intérêt qui s’attache au martyre. Dans cette dernière partie de sa vie il n’apparaît plus que comme un instrument dans la main plus habile d’Eusèbe de Nicomédie. Mais par cela même Eusèbe devait attacher plus de prix à sa réhabilitation, qui devenait pour lui un succès personnel, et il était vrai que l’empereur, dans ses vues maladroites de pacification, partageait son désir. L’examen de la profession de foi d’Arius était au nombre des affaires qu’il avait recommandées au concile. On se mit à l’œuvre pour l’étudier dès que la cause d’Athanase fut terminée. Dans la disposition où l’on était, personne ne devait regarder de très-près aux équivoques assez subtiles dont cette pièce était tissue. Il importait avant tout de faire croire à l’empereur que, si la paix avait tardé si longtemps à s’établir, c’était aux rancunes et aux exigences d’Athanase qu’il fallait s’en prendre, et que le trouble allait disparaître avec son auteur. C’est à quoi le concile fit très clairement allusion dans la lettre synodale par laquelle il annonçait a l’Église la réconciliation d’Arius et de ses amis.

«Étant réunis, disait cette lettre , de diverses provinces en Palestine pour célébrer la fête de la dédicace du monument élevé par le religieux empereur en mémoire de notre Sauveur, nous avons éprouvé un grand accroissement de joie en recevant les lettres de ce grand empereur par lesquelles il nous excite à bannir tout ferment de haine du sein de l’Église et à terminer les différends qui déchiraient les membres du Christ... «C’est lui qui nous a conseillé de recevoir d’une âme simple et pacifiée Arius et ses amis, qu’une méchante envie avait retenus quelque temps loin de l’Eglise. Et le saint empereur, par sa lettre, nous a assurés de l’excellence de leurs sentiments dont il avait acquis de vive voix la conviction. Et nous-mêmes, ayant leurs lettres sous les yeux, nous les avons trouvées saines et dignes de membres de l’Eglise.» Apres cette approbation pleine et entière, suivait une invitation adressée à tous les fidèles de recevoir les hérétiques avec l’affection due à des frères.

Les choses en étaient là, et elles avaient marché bien rapidement en quelques mois, lorsque tomba dans le concile encore réuni la lettre écrite par Constantin sur les insistances d’Athanase, qui évoquait en nouvelle instance, à son tribunal, tout le débat qu’on se flattait d’avoir terminé. Ce fut un coup inattendu qui faillit tout déjouer. Recommencer une enquête, soumettre au regard perçant de l’empereur, sous le feu de l'éloquence d’Athanase, cette série de procédures iniques et précipitées, c’était s’exposer à de fâcheux retours. La politique des prélats eusébiens ne leur permettait pas une telle faute. Une manœuvre hardie les tira de peine.

Malgré les ordres positifs de l’empereur qui les appelait tous sans distinction auprès de lui et revenait à plusieurs reprises sur le mot tous avec une insistance assez marquée, ils déclarèrent hardiment le concile terminé, invitèrent le plus grand nombre des évêques à rentrer dans leurs diocèses, et se bornèrent à faire partir une députation pour Constantinople. Les noms des deux Eusèbe, de Théognis de Patrophile, d’Ursace et de Valens, reparaissent encore ici. Ces meneurs du concile se donnèrent à eux-mêmes la commission d’aller lever les scrupules de l’empereur; et en route, au lieu de se préparer à lui redire les histoires suspectes d’Arsène et d’Isquiras, ils se concertèrent pour changer entièrement le terrain de l’accusation. Ce ne fut plus d’hérésie, d’abus de pouvoir, ce fut de crime d’État qu’on dut accuser Athanase. Il parut plus aisé d’exciter ainsi la passion de l’empereur et d’égarer son jugement. Dès leur premier entretien avec Constantin, Athanase fut dénoncé comme ayant voulu s’opposer aux transports de blé qui s’opéraient d’Alexandrie à Constantinople, et affamer ainsi la ville favorite de l’empereur.

Quel pouvait être le fondement ou le prétexte de cette accusation inattendue? Les transports de blé venus d’Égypte, de tout temps requis pour la nourriture de Rome, étaient fort onéreux pour les populations. Le fardeau de cette imposition était devenu plus lourd encore depuis qu’au lieu d’une capitale il en fallait nourrir deux. Athanase, témoin des sacrifices que les fantaisies coûteuses de Constantin imposaient à ses peuples, avait-il donné imprudemment cours à un mouvement de pitié? Avait-il blâmé ces prodigalités? S’était-il plaint qu’on dépouillait le laboureur du fruit de son travail pour nourrir l’oisif habitant d’une grande ville?—Toutes ces suppositions sont permises, mais aucune n’est appuyée sur les textes. Athanase, dans ses Apologies, rapporte l’accusation sans daigner s’en justifier. Il n’avait pas l’âme rebelle, mais indépendante: le pouvoir despotique confond volontiers ces deux qualités.

Quoi qu’il en soit, l’accusation était bien choisie, et le trait ne pouvait manquer de frapper juste. Constantin, toujours susceptible sur l’exercice de son pouvoir, le devenait plus encore en vieillissant. Il sentait que, malgré ses efforts pour établir une monarchie héréditaire, le progrès de l’âge affaiblissait son pouvoir presque autant que sa personne. Dans ce vaste Empire, si paisible depuis la mort de Licinius, des mouvements insurectionnels avaient éclaté : un frémissement sourd commençait à se faire sentir. Un nommé Calocére venait d’exciter une révolte promptement comprimée. La cherté des grains avait amené des désordres dans tout l’Orient; à Constantinople surtout, la crainte de la famine avait fait éclater des scènes assez vives. Cette cité, créée par enchantement, sans que la nature eût rien préparé pour ses besoins, tremblait toujours pour son alimentation artificielle. La foule attendait avec anxiété, sur le quai de la Corne d’Or, les vaisseaux chargés de grains qui venaient des bords du Nil. Déjà une fois, comme ils se faisaient attendre, la populace amassée au théâtre avait poursuivi de ses cris furieux le philosophe païen Sopatre, prétendant que c’était ce magicien qui voulait par ses sortilèges faire périr une ville chrétienne. Constantin, effrayé de cette irritation, l’avait livré aux cris du peuple et envoyé au supplice, non sans quelque regret, car il l’estimait assez, lui conservait quelque faveur en raison de sa science, et le consultait parfois. Le grief imputé à Athanase était donc très bien trouvé, et l’imagination inventive d’Eusèbe l’avait mieux servi ce jour-là qu’aucun autre. Aussi lorsque Constantin fit venir Athanase devant lui pour l’interroger, on put s’apercevoir qu’une émotion extrême troublait son jugement: son regard étincelait, sa voix tremblait, son cœur était gonflé de colère. Athanase, pris à l’improviste, se récria, alléguant sa pauvreté et sa faiblesse. Où aurait-il pris l’argent et les forces nécessaires pour interrompre les services publics? Eusèbe alors qui était présent avec d’autres évêques, jetant tout à fait le masque, déclara qu’on savait bien à quoi s’en tenir sur cette misère prétendue. Il attesta par serment qu’à sa connaissance Athanase possédait d’immenses trésors, et qu’il était bien assez puissant dans Alexandrie pour que rien ne s’y pût passer sans sa permission. La condamnation d’Athanase était décidée. La scène avait été si violente, que lorsque l’empereur prononça la sentence, on s’étonna qu’il se bornât à reléguer temporairement le condamné dans la ville de Trêves, en Gaule, et on voulut y voir encore une marque de clémence. Les Eusébiens surtout ne dissimulèrent pas leur désappointement: ils auraient désiré une mesure plus radicale et surtout une consécration complète de la sentence de Tyr. Mais Constantin se refusa à reconnaître la vacance du siège d’Alexandrie et surtout à y pourvoir. Un reste de prudence le détournait d’une démarche qui, en faisant recommencer le schisme, fermait la porte à tout espoir de pacification. Il repoussa même avec assez d’humeur les instances qui lui furent adressées pour l’entraîner dans cette voie.

Ce fut donc au commencement de l’hiver de 336 qu’Athanase s’achemina de Constantinople vers Trêves, traversant les routes gelées des Alpes et s’enfonçant sous le ciel rigoureux de la Germanie. De grandes consolations vinrent pourtant tempérer l’amertume de cette sentence. C’était d’ordinaire un sort cruel que celui d’un condamné politique dans l’Empire: un grand poète romain l’a déploré avec éloquence. Le banni, éloigné des regards du maître, restait pourtant toujours soumis à sa puissance et exposé à sa colère. En aucun lieu du monde il ne pouvait échapper à cette domination sans bornes qui l’enveloppait de toutes parts. Partout il rencontrait des fronts courbés et serviles qui se détournaient avec précaution pour ne pas partager la contagion de sa disgrâce. La condition du chrétien était plus douce; il conservait dans son malheur des amis et un asile. Un esprit de résistance, inconnu à la société politique de Rome, s’était formé au sein des communautés chrétiennes dans l’humilité de la prière, dans l’habitude du martyre et dans le détachement des choses du monde. Sous les yeux du monarque le plus absolu et le plus redouté qui fut jamais, Athanase donna le spectacle d’un exil qui ressembla à un triomphe. L’Église d’Occident, étrangère aux démêlés qui avaient troublé l’Asie, ne voyait en lui que le héros et déjà le martyr de la foi de Nicée. En dépit des ordres impériaux, elle le reçut avec de vives démonstrations de joie et d’honneur. Maximin, évêque de Trêves, l’accueillit comme son hôte et son ami. Le mouvement des populations fut si vif que le jeune Constantin, le fils aîné de l’empereur, qui commandait pour lui dans les Gaules et faisait son séjour à Trêves, crut devoir s’y associer. Il alla voir le prélat, lui témoigna beaucoup de respect et s’assura qu’il serait logé et traité comme il convenait à son rang et, ainsi qu’il le disait plus tard, à la majesté d’un si grand homme.

En Orient, au contraire, des scènes opposées se passaient. Pendant que le condamné de Jérusalem était si bien accueilli à Trêves, le vainqueur ne pouvait se faire recevoir à Alexandrie. Muni de l’absolution du concile (auquel il n’est pas bien sûr qu’il ait assiste), Arius s’était enfin décidé à se mettre en avant. Accompagné de ses amis, il se présenta dans sa ville natale. Il y trouva tous les gens de bien, toutes les églises, plongés dans la consternation. Vainement montrait-il son acte de réunion : on s’écartait de lui avec horreur et dégoût. Ses efforts pour rentrer ostensiblement dans la communion des fidèles donnèrent lieu à de véritables désordres populaires. Il avait pour lui la force armée et une partie tumultueuse du peuple; mais l’autre portion, bien que pieuse et honnête dans ses sentiments, n’était guère moins vive dans sa manière de les exprimer, et c’étaient chaque jour des rixes, des cris de sédition et de tumulte. Un tel état de choses ne pouvait durer sans que l’empereur en fût bientôt informé et sans doute mécontent. Il fallait à toute force compromettre plus avant encore l’autorité impériale sous peine de la voir bientôt retourner à d’autres vues. C’est ce que les amis d’Arius et d’Eusèbe sentirent et ce qui les détermina à frapper un dernier coup.

Ceux qui étaient restés aux environs de Constantinople demandèrent et obtinrent la permission de se réunir de nouveau et de convoquer leurs amis sous un prétexte frivole. Il s’agissait d'une polémique élevée entre un docteur du nom d’Astère et l’évêque Marcel d’Ancyre. Astère avait publié des écrits sur le dogme de la Trinité, où la doctrine d’Arius était reproduite à peu près sans déguisement. Marcel les avait combattus avec force, mais non sans encourir le reproche opposé de sabellianisme, habituellement fait aux orthodoxes. Les deux écrits ayant disparu, il serait difficile de prononcer aujourd’hui sur leur valeur. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’Astère était un laïque assez mal famé, suspect d’avoir faibli dans les persécutions. Les ariens qui le défendirent n’osèrent jamais lui conférer les honneurs de la prêtrise, bien qu’ils le laissassent en certains lieux monter en chaire pour enseigner. Marcel d’Ancyre, au contraire, était un des évêques qui s’étaient le plus distingués à Nicée et à Tyr même. Il était resté fidèle à Athanase; sa condamnation était donc écrite d’avance; et comme Constantin ne le défendit pas, il fut déposé et remplacé sans difficulté et presque sans jugement.

Mais le procès de Marcel ne servait que de prétexte à la réunion. Le véritable motif était le plan formé de faire venir Arius à Constantinople et de l’admettre solennellement à la table sainte sous les yeux de l’Empereur. On espérait, non sans raison, que sous celte forme on obtiendrait plus aisément que sous aucune autre une démarche décisive de la part de Constantin. Il ne fut donc pas difficile de le décider à envoyer à Arius l’ordre de se rendre à Constantinople et de quitter Alexandrie, où sa situation d’ailleurs n’était plus supportable.

Arius arriva en hâte et demanda sur-le-champ à être admis à la communion; mais il ne pouvait être reçu dans l’église sans le consentement de l’évêque diocésain de Constantinople, de qui, à la vérité, on n’attendait pas grande résistance. C’était un vieillard du même nom et à peu près du même caractère que le prédécesseur d’Athanase. Généralement respecté pour la sainteté de sa vie et la pureté de sa foi, Alexandre avait siégé à Nicée comme évêque de Byzance, et il avait vu sous son pontificat déjà long s’étendre ses attributions et changer la lace de sa métropole. Ses talents ne paraissaient plus tout à fait de niveau avec la grandeur nouvelle de sa position. Dans ses entretiens avec le souverain qui était devenu l’une des ouailles de son troupeau, il ne déployait pas la hauteur imposante et l’impassibilité d’Athanase; mais il puisait dans sa piété fervente une force de résistance que ses manières douces ne faisaient pas pressentir. Trompés par son extérieur paisible, les eusébiens le prièrent d’abord, au nom de la charité, de vouloir bien rendre la communion à un frère égaré et pénitent. Alexandre répondit avec une netteté à laquelle on ne s’attendait pas, qu’Arius avait été retranché du sein de l’Église entière et qu’il n’était pas possible à quelques-uns de détruire ce que tous avaient fait. C’était mettre en doute d’un seul coup la validité de tout ce qui s’était passé à Jérusalem. On pria, on insista : ce fut en vain. De la demande on passa à la menace. Les eusébiens parlèrent du désir de l’empereur, prononcèrent le mot d’exil et de déposition. Le saint homme gémit, mais ne se départit pas de son refus.

Cette négociation se prolongea plusieurs jours. Les eusébiens reculaient devant le scandale de l’emploi de la force. Alexandre était soutenu dans sa résistance et consolé dans ses peines par le solitaire Jacques, évêque de Nisibe, présent en ce moment à Constantinople. Ce rude enfant du désert, endurci dans la pauvreté, avait appris dans sa retraite à mépriser la puissance des rois. Il ne croyait qu’à l’efficacité du jeûne et de la prière. Par son conseil, les chrétiens de Constantinople furent appelés sept jours de suite dans les églises pour invoquer l’assistance de Dieu en faveur de leur évêque. A la porte des lieux saints la foule s’assemblait : on disputait, on blâmait, on approuvait; c’était une effervescence et une inquiétude générales.

De guerre lasse il fallut bien enfin avoir recours à l’empereur. Il était lui-même fort perplexe. On lui avait laissé croire que, malgré toutes ses rigueurs contre Athanase, toutes ses faveurs pour Arius, il était resté toujours fidèle à la foi de Nicée. Il croyait n’avoir fait que punir la résistance obstinée d’un rebelle et pardonner à un pénitent. La résistance d’un homme doux comme Alexandre, d’un saint solitaire comme Jacques de Nisibe, l’étonnait et lui faisait soupçonner quelque piège. Avant de s’avancer davantage il fit venir encore une fois Arius devant lui: «Puis-je me fier à vous? lui dit-il’; êtes-vous bien réellement dans la foi de l’Église catholique?» Et comme Arius lui remettait sous les yeux sa profession de foi (la même, suivant toute apparence, qu’il avait déjà fait approuver et dont l’artifice était peu visible pour un esprit ordinaire) : «N’avez-vous point d’autres erreurs que celles-ci? reprit l’empereur. Ne vous reste-t-il rien des erreurs que vous avez professées à Alexandrie? En feriez-vous serment devant Dieu? Arius jura sans hésiter. Allez donc, dit-il enfin ; et si votre foi est saine, que votre serment soit bon; mais si votre foi est impie, que Dieu punisse le parjure.»

Ce fut le tour d’Alexandre de comparaître. On le manda pour lui faire entendre de la bouche de l’empereur même l’ordre de donner dès le lendemain, qui était un dimanche, la communion à Arius. Alexandre voulut répliquer; on lui imposa silence et on le congédia. Le vieillard , tout troublé, s’alla jeter dans l’église voisine, où il resta prosterné contre terre et baigné de ses larmes.  O Dieu, l’entendait-on murmurer dans sa prière, si Arius doit entrer demain dans votre sanctuaire, retirez votre serviteur à vous, et ne perdez pas le juste avec l’impie. Mais si vous avez souci de votre héritage, arrêtez Arius pour qu’avec lui l’erreur ne fasse pas son entrée dans votre Église »

Peu de moments après, Arius sortait du palais, entouré de ses amis, qui lui faisaient cortège et le ramenaient en triomphe. Le succès lui rendait son naturel insolent. Il parlait très-haut, et ce groupe animé attirait tous les regards des passants. Au moment où il traversait le forum de Constantin au milieu duquel s’élevait la fameuse colonne de porphyre, il se sentit saisi d’une indisposition subite et demanda à s’éloigner un instant de la foule qui le suivait. On le conduisit dans un cabinet retiré qui se trouvait derrière la place. Il y entra, laissant à la porte un valet qui le suivait. Au bout d’un certain temps on s’étonna de ne pas le voir revenir. Le valet frappa, et ne recevant pas de réponse  ouvrit la porte. Un cri d’horreur s’échappa de ses lèvres. L’hérésiarque était gisant sur le carreau , crevé par le milieu du corps comme Judas, et ses entrailles répandues autour de lui .

Cette horrible nouvelle circula avec rapidité dans Constantinople. L’effroi, la confusion , la colère se partageaient le cœur des amis d’Arius, tandis que les sentiments des chrétiens n’étaient guère moins incertains entre la joie de la délivrance et la pitié due à un misérable. En un instant les églises furent pleines et illuminées; la foule passa avec sa mobilité accoutumée du côté que Dieu paraissait favoriser si évidemment.

La nouvelle arriva ail palais avec mille commentaires divers. Pour le plus grand nombre, Arius paraissait avoir été frappé de la malédiction de Dieu et précipité dans la fange; les plus modérés attribuaient sa mort à la révolution produite dans tout son corps par l’expansion d’une joie immodérée et d’un orgueil longtemps comprimé. Des amis fidèles osaient à peine murmurer quelques mots d’assassinat ou de sortilèges. Les récits ne s’accordent pas sur l’impression qu’en reçut Constantin. Athanase, le plus croyable de tous, dit qu’il fut très-vivement ému. Rufin pense qu’on lui déguisa tous les détails odieux et qu’il ne connut qu’imparfaitement la vérité. Suivant toute apparence, il conclut qu’Arius l’avait trompé et que Dieu, écoutant son vœu, avait châtié le parjure.

Telle fut la fin ignominieuse et subite de cet homme qui remplissait depuis vingt ans le monde chrétien du bruit de son nom. Ses écrits ont péri; son caractère nous est mal connu. Nous avons quelque peine à accorder le courage insolent qu’il déploya à Nicée avec la lâche perfidie qui déshonora ses derniers jours. Des périodes entières de l’histoire de sa vie sont restées obscures. Sa doctrine même est difficile à définir; et son nom n’a conservé que le triste honneur de servir d’âge en âge de symbole à tous ceux qui, dans le monde renouvelé par le christianisme, contestent à l’humanité son principal titre de gloire et sa seule espérance de salut.

L’effet de cette mort, très puissant sur l’imagination populaire, ne réagit point immédiatement sur la marche des événements. C’était beaucoup pour Constantin de convenir qu’on l’avait surpris. Mais revenir sur l’ensemble de sa conduite, rapporter ses décisions, en un mot, s’avouer vaincu, c’était plus que ne pouvait permettre l’orgueil royal. On espéra donc vainement de cet accident inattendu quelque adoucissement dans le sort d’Athanase. L’empereur montra même une sorte d’impatience quand on revint à la charge auprès de lui pour le fléchir. Il semblait qu’on voulût lui faire prendre sa part dans la leçon éclatante que la Providence venait d’infliger au parjure, et qui frappait si fortement l’opinion publique. Aux prières du peuple et de l’Église d’Alexandrie, il répondit avec beaucoup de hauteur que ces religieux et ces vierges eussent à le laisser tranquille; qu’il était las de la légèreté et de la folie du peuple alexandrin; qu’Athanase était un séditieux, condamné régulièrement par un jugement ecclésiastique, et qu’il ne lui pardonnerait jamais. Saint Antoine avait joint ses prières à celles de ses compatriotes. Elles ne furent pas mieux accueillies. «Que voulez-vous que je fasse, lui écrivit-il, contre la sentence d’un concile? Quelques évêques peuvent bien prononcer par haine et par faveur; mais tant de saints et de pieux prélats peuvent-ils se laisser entraîner par ces sentiments? Il est clair qu’ils ont eu affaire à un homme violent dans sa conduite, injurieux dans ses propos, ami de la sédition et de la discorde.» — Tout ce qu’il fit pour apaiser les deux partis fut de bannir aussi l’évêque mélécien, Jean, qui était particulièrement odieux aux orthodoxes, et dont la présence entretenait le trouble.

Ce fut sa dernière intervention dans le gouvernement ecclésiastique et l’un des derniers actes de son gouvernement temporel. La fatigue, l’ennui, l’impatience qu’il exprimait étaient très réels et ne se bornaient pas à ce point seul. Sur cette tête puissante, le poids des années se faisait sentir: dans cette aine forte, le découragement se glissait. Il avait consacré sa vie entière à établir l’unité du pouvoir et de la religion. L’un et l’autre résultats semblaient échapper de sa main affaiblie. Dans les divisions de l’Église, l’unité semblait périr, et des yeux mortels n’étaient pas assez perçants pour apercevoir la main divine qui protégeait l’Église en l’éprouvant. Constantin sentait seulement, avec une confusion secrète, que ses efforts pour rétablir la paix n’avaient fait qu’envenimer la discorde. Après avoir essayé de tous les moyens et successivement favorisé tous les partis, il se voyait à bout de voie et ne se reconnaissait plus lui-même dans les embarras qu’il s’était créés. Dans l’ordre politique, l’unité plus apparente était au fond plus compromise, et son regard sagace ne s’y trompait pas. Il voyait autour de son trône trois fils, déjà grands, mal unis entre eux, qui n’attendaient que sa mort pour se disputer les lambeaux de son pouvoir; aucun d’eux n’annonçait des talents assez brillants pour qu’il fût possible de lui assurer, à l’exclusion des autres, une prédominance paisible. Auprès d’eux, d’ailleurs, dans sa famille même, se distinguaient deux jeunes gens, neveux de l’empereur, l’un appelé Dalmace comme son père, et l’autre Annibalien, déjà illustrés dans les combats, et que le peuple et les armées faisaient passer souvent dans leur faveur avant les princes impériaux. Leur mérite était si bien reconnu qu’il avait fallu leur donner le rang de César. Constantin, qui connaissait les mœurs des familles souveraines et qui avait grandi dans les discordes domestiques, mesurait avec tristesse et sans illusion les dangers de ces rivalités menaçantes. Après avoir travaillé pour établir l’ordre toute sa vie, il sentait l’anarchie déborder de toutes parts dans son œuvre précaire.

Ce découragement se manifesta cette année même par des actes inattendus. C’est ainsi qu’on le vit au milieu des fêtes de sa trentième année procéder de son vivant à une sorte d’abdication. Désespérant de prévenir la lutte de ses héritiers, il résolut de la tempérer au moins en opérant entre eux un partage anticipé. Tous trois avaient déjà à titre égal le rang de César. Il leur distribua tout l’Empire en trois royaumes différents. Constantin, l’aîné, dut avoir toutes les provinces situées en deçà des Alpes, la Gaule, l’Espagne et l’Angleterre. Constant, le dernier, eut le centre de l’Empire, l’Illyrie, l’Italie et l’Afrique. Enfin, pour le malheur de l’Eglise et du monde, le second, Constance, obtint l’Orient, c’est-à-dire l’Asie, la Syrie et l’Égypte. C’était le plus affectionné, sinon le meilleur des trois, et l’illusion paternelle prenait aisément une vivacité naturelle et dangereuse de tempérament pour des espérances ou des pressentiments de génie. Aussi Constantin le préférait et lui laissait les plus belles provinces de l’Empire. Enfin, par une disposition qui étonna tout le monde, il détacha de l’Empire deux petits Etats, l'un formé de la Thrace, de la Macédoine et de l’Achaïe, pour son neveu Dalmace, l’autre de l’Arménie et du Pont, pour Annibalien qui, en souvenir sans doute de Mithridate, prit le nom de roi sur ses médailles et établit sa capitale à Césarée. Des mariages de famille furent destinés à consacrer ce partage amiable. L’empereur donna sa fille Constantine à Annibalien et fit épouser une de ses nièces à son fils Constance.

En assistant à ces dispositions testamentaires prématurées, chacun sentait que ce grand règne était près de finir. La mort seule, avec les conseils de prudence, de détachement, parfois de faiblesse, qu’elle apporte, avait pu décider Constantin à mettre la hache dans l’édifice qu’il avait élevé de ses mains. Bien que la vigueur apparente de sa santé ne fut point altérée; bien qu’on le vît encore demeurer plusieurs heures à cheval pour passer ses troupes en revue et les mener au combat cette pensée de la mort ne le quittait plus. Il avait choisi le lieu de sa sépulture dans l’église des Saints-Apôtres. Au milieu de douze cénotaphes représentant les tombeaux des compagnons du Seigneur, il avait élevé son propre monument, pour s’entourer, après sa mort, des prières et des souvenirs de tous les fondateurs de l’Église. Ce singulier édifice fut consacré avec l’église entière dans ce même anniversaire qui était le trentième de son règne. Les discours, les compliments, les panégyriques ne manquèrent point à cette cérémonie. Constantin les écouta d’assez mauvaise humeur et dans des sentiments d’humilité qui cette fois parurent sincères. Un des orateurs sacrés ayant dit du haut de la chaire qu’il était véritablement bien heureux puisqu’il avait possédé l’empire suprême sur le monde romain et qu’il régnerait dans l’éternité avec le Fils de Dieu, il l’interrompit brusquement, l’engageant à ne plus se servir de telles expressions et à prier seulement Dieu de recevoir son serviteur en grâce dans cette vie et dans l’autre. Eusèbe, qui nous rapporte le fait, ne nous dit point si ce fut à lui que s’adressa cette interpellation ni comment Constantin supporta l’amplification longue et adulatrice qu’il prononça dans cette fête et qu’il a cru devoir nous conserver. Il y comparait Constantin au soleil et ses fils aux rayons que cet astre répartit sur toutes les contrées du monde; ce qui n’empêchait pas, disait-il, qu’il n’y eut qu’un seul empereur, comme il n’y a qu’un Dieu. De son côté, Constantin lui-même ne cessait point de composer ses discours accoutumés, et de les réciter dans ses entretiens familiers. Seulement on remarqua qu’il prenait plus que jamais pour sujet l’immortalité de l’âme humaine, la récompense des bons et la punition des méchants.

L’année 336 tout entière s’écoula pour lui dans ces cérémonies somptueuses et mélancoliques. Au commencement de la suivante, une nouvelle très-grave vint les interrompre. Le roi de Perse, Sapor, enhardi par la vieillesse du grand empereur de Rome, mais n’ayant pas la patience d’attendre sa mort, se décidait à rompre le traité imposé par Galère, et qui durait depuis quarante années. Il envoya très insolemment une ambassade à Constantinople pour redemander les cinq provinces situées au-delà du Tigre, que le sort des armes avait enlevées aux Perses. Cette déclaration de guerre, à peine déguisée, fut suivie d’une brusque invasion en Mésopotamie, où Constance commandait seul.

L’insolence d’une telle conduite, le danger d’un fils très chéri, réveillèrent un instant l’âme abattue de Constantin. Il se mit aussitôt en devoir de réunir une grande armée et d’en prendre lui-même le commandement. Retrouvant même des étincelles de son ancienne ardeur, il disait volontiers qu’un triomphe sur les Perses manquait à la gloire de son règne, et qu’il était bien aise d’y ajouter ce complément avant de mourir. Les préparatifs militaires furent très-promptement terminés, et on remarquait dans le nombre, une vaste tente richement décorée qui, lorsqu’on la dressait, présentait la forme d’une église. C’était là que Constantin voulait que le service divin fut célébré pendant la campagne, et il avait prié les évêques qui résidaient à sa cour de l’accompagner dans son expédition.

Les Perses n’avaient pas compté sur une si grande et si prompte résolution. A la nouvelle que l’armée romaine allait se mettre en marche, soit pour gagner du temps, soit pour entrer sérieusement en négociations, ils envoyèrent des ambassadeurs avec des propositions de paix. Constantin qui, au fond, n’aimait plus la guerre, leur fit un accueil assez favorable, et l’on était à la fois sous les armes et en pourparlers lorsque arriva la fête de Pâques de l’année 337.

Constantin la célébra avec plus de dévotion encore que de coutume. Il passa la nuit entière en prières dans l’église des Saints-Apôtres. Peu de jours après, il se sentit atteint d’une légère indisposition. On lui conseilla d’aller prendre quelques bains naturels d’eaux chaudes dans la ville d’Hélénople en Bithynie, l’ancienne Drépane, à qui il avait donné le nom de sa mère. Le mal faisant de grands progrès, il y arriva déjà très-affaibli et se sentit trop malade pour essayer de la cure des eaux. Il se borna à se rendre à l’église nouvelle consacrée au martyr du lieu. Là, il se prosterna, confessa à haute voix ses péchés, et demanda à recevoir l’imposition des mains, c’est-à-dire le préliminaire indispensable de l’introduction aux saints mystères.

Chose singulière, en effet, que l’histoire a longtemps refusé d’admettre, mais sur laquelle le témoignage précis  et positif d’Eusèbe ne permet aucun doute : le souverain qui avait eu entrée au concile, qui avait nommé des évêques, disserté de théologie vingt ans de sa vie, que toutes les chaires avaient célébré à l’envi, et qui portait la croix en tête de ses armées, non-seulement n’avait pas encore reçu le premier sacrement de la foi chrétienne, mais ne s’était jamais rangé ouvertement parmi ceux qui y aspiraient. Il n’était ni baptisé, ni même catéchumène. Participant avec une familiarité presque excessive, à tous les détails du gouvernement de l’Église, il n’était point initié à ses mystères.

Ce retard dans l’admission au baptême n’était ni rare ni surprenant dans ces temps encore nouveaux de l’Église. Pendant que la persécution grondait autour des sanctuaires et qu’il importait de cacher aux yeux des agents de la puissance païenne, comme à la malveillance des critiques profanes, le lieu, les détails et le sens caché des cérémonies chrétiennes, la plus grande prudence était exigée dans l’admission des catéchumènes. On les soumettait à de longues épreuves pour essayer la sincérité du zèle et prévenir les apostasies, les indiscrétions ou le scandale des rechutes éclatantes. Celte prudence ecclésiastique était souvent secondée par les tempéraments de la faiblesse humaine. Les néophytes se faisaient, une haute idée des effets miraculeux du baptême pour la rémission de leurs péchés. En même temps que celle absolution solennelle et complète charmait leur conscience troublée, l’étendue des engagements qui en résultaient, l’austérité des obligations des chrétiens, la sévérité des peines canoniques pour les pécheurs relaps, les épouvantaient. Plus d’un se plaisait à garder en réserve pour ses derniers jours le remède souverain dont il aurait craint d’épuiser trop tôt l’efficacité. L’Église condamnait très-haut ces délais, ces calculs humains d’une conversion indécise et imparfaite, et le baptême des mourants ou des cliniques, comme on l’appelait, était jugé sévèrement par ses docteurs. Placée pourtant souvent dans l’alternative, ou de désespérer un pécheur, ou de le pousser au sacrilège, elle patientait, elle espérait. Avec Constantin, en particulier, on peut croire que des évêques,—sans faiblir dans l'accomplissement de leurs devoirs,— pouvaient prendre leur parti d’un délai qui les dispensait, soit d’irriter le maître du monde, soit de présenter à la table de vie le souverain orgueilleux, le politique hautain, le meurtrier impénitent de Licinius et de Fausta. La postérité chrétienne éprouve encore quelque joie à penser que le concours de la toute-puissance et du génie ne fut point acheté par l’Église au prix d’une complaisance criminelle.

Mais à l’approche, cette fois évidente, de la mort, le temps du retard était passé, et Constantin, que les jouissances et les passions de cette vie n’avaient jamais détourné de la pensée inquiète d’une autre existence, se mit tout entier en face du redoutable avenir qui l’attendait. Il demanda le baptême avec une véritable angoisse. Transporté d’Hélénople, où il n'avait pas de demeure convenable, dans son palais d’Asquiron, construit dans un des faubourgs de Nicomédie, il y fit venir sur-le-champ les évêques de la province, et leur tint ce langage :

« Voici le jour venu, dont j’avais soif si depuis longtemps : voici le temps salutaire que je demandais à Dieu. Voici l’heure où il m’est permis d’être marqué du sceau de l’immortalité. J’avais toujours espéré pouvoir accomplir ce grand acte dans le fleuve du Jourdain où notre Sauveur, pour nous servir de modèle, a baigné ses membres sacrés. Mais Dieu sait ce qui nous convient et juge à propos de m’appeler ici même à cet honneur. Qu’il n’y ait donc plus d’hésitation. Car si Dieu, qui est l’arbitre de la vie et de la mort, veut prolonger mon existence ici-bas, c’est ma ferme résolution de me mêler au peuple de Dieu; c’est mon désir d’être admis dans l’Église pour prier avec les fidèles, et je m’imposerai la règle de me conformer à la volonté divine»

On procéda alors aux cérémonies sacrées. Ce fut Eusèbe de Nicomédie qui administra le baptême, et saint Jérôme, en rapportant le fait, ne fait pas difficulté d’ajouter que par-là l’empereur se trouva engagé dans l’hérésie d’Arius. Mais toute l’histoire proteste contre la sévérité de cette sentence. Eusèbe n’avait pas abjuré ouvertement la foi de Nicée, et Constantin, en suivant ses conseils, n’avait pas cru se séparer de l’unité de l’Église. En recevant le sacrement des mains de son évêque, il pensait plus que jamais se conformer à la loi divine. Ni son illusion, ni son excessive obéissance à son évêque ne pouvaient porter atteinte à la sincérité de sa foi.

Sa joie en se voyant chrétien fut extrême. Les rites sacrés terminés, il voulut garder les vêtements blancs du catéchumène et refusa de reprendre la pourpre. Il fit étendre sur son lit des tentures d’une blancheur éclatante. Ces symboles de pureté , signe d’une innocence reconquise, lui causaient des transports de reconnaissance et d’admiration. Il priait à haute voix, et on l’entendait dire : « C’est en ce jour que je suis véritablement heureux; c’est maintenant que je suis digne de la vie immortelle; c’est maintenant que je vois la lumière divine. Malheureux, vraiment malheureux ceux qui ont privés de ces biens!»

Il donna pourtant quelques pensées aux derniers soins de son Empire. Ses fils étaient absents, et l’aîné, Constantin, qui régnait en Gaule, se trouvait trop éloigné pour qu’on eut même songé à le mander. On fit entrer ses principaux officiers. Il leur demanda le serment de ne rien tenter ni contre ses enfants, ni contre l’Église. On attendait Constance qui ne put arriver à temps. Les principales dispositions testamentaires de l’Empereur étaient déjà faites et connues. Il n’eut qu’à les confirmer et à les rappeler en y ajoutant quelques legs pour les villes de Rome et de Constantinople. Enfin le 22 mai 337, jour de la Pentecôte, il rendit l’esprit

Son corps, enveloppé de la pourpre, orné du diadème et renfermé dans un cercueil d’or, fut sur-le-champ transporté à Constantinople, au milieu de signes habituels du respect et de la douleur qui, cette fois, semblaient emprunter quelque sincérité au souvenir delà grandeur du héros que l’Empire venait de perdre. Il fut exposé dans la grande salle du palais sur une estrade haute de plusieurs degrés, illuminée par des milliers de flambeaux que portaient des chandeliers d’or. Tous les grands officiers, tous les secrétaires, tous les gens de qualité vinrent devant le cadavre faire leurs génuflexions accoutumées. Tous les serviteurs venaient dans l’ordre habituel comme pour prendre ses commandements. Ce cérémonial dura assez longtemps parce qu’on attendait pour les funérailles l’arrivée de Constance.

Constantin avait vécu soixante-trois ans, deux mois et vingt-cinq jours; il avait régné trente ans, neuf mois et vingt-sept jours. Dans le cours de cette vie et de ce règne, l’Empire avait changé de forme et d’esprit. Si la postérité mesurait la gloire à l’importance des services rendus, la renommée de Constantin serait sans égale dans le monde, car nul souverain ne prit part à une plus grande et plus bienfaisante révolution. Si haute n’est pourtant pas la place que Constantin a gardée dans la mémoire des hommes. Son nom est demeuré un objet de curiosité et de controverse beaucoup plus que d’admiration. Il n’a point pris rang dans le petit nombre des grands hommes dont le génie fait oublier les crimes. Instrument du triomphe d’une doctrine qui est destinée à demeurer un signe éternel de contradiction parmi les hommes, il avait été violemment haï, aimé sincèrement, bassement adulé. C’est le sort de tous ceux qui froissent ou qui flattent des passions ardentes. La reconnaissance s’est effacée: les inimitiés seules ont survécu avec la vivacité des premiers jours. Il s’est trouvé plus d’un écrivain incrédule pour redire les calomnies de Zosime: nul chrétien n’oserait se compromettre jusqu’à se faire l’écho des complaisances d’Eusèbe. Si l’Église d’Orient, préludant au schisme par la servilité, n’a pas craint d’élever le César chrétien sur ses autels, Rome, plus fière avec les puissances de la terre, sans être moins reconnaissante, n’a jamais hésité, tout en gardant mémoire de ses services, à lui infliger les blâmes qu’il a mérités.

Ce jugement des âges modernes, si différent de l’admiration contemporaine, s’explique par la différence même des points de vue. Tenir trente ans dans la paix et dans la soumission un Empire qui sortait d’un demi-siècle d’anarchie, montrer une image d’Auguste ou de Trajan aux hommes qui n’avaient connu que des soldats de fortune aussi promptement élevés que détrônés, faire sentir le poids salutaire de l’autorité à une génération nourrie dans les luttes civiles et dont les yeux, en s’ouvrant, n’avaient vu que des combats et des supplices, ce n’était point une médiocre preuve de génie. Les peuples qui respiraient à l’ombre de cette protection inattendue cédaient a une illusion naturelle en prenant pour une renaissance de gloire ce qui n’était qu’un temps d’arrêt sur la pente fatale de la décadence. Mais l’événement a détrompé le monde. L’abîme fermé par Constantin s’est rouvert sous les pas de ses fils mêmes. Indulgente pour l’audace heureuse de la jeunesse des peuples, la postérité n’a ni attrait ni justice pour les efforts ingrats de leur décrépitude. L’organisation impériale de Constantin, plus durable qu’illustre,—faite pour traverser, non pour prévenir des siècles de corruption sociale,—pour suppléer, par un mécanisme savant, aux vertus civiques, mais non pour les raviver,—n’offre rien qui parle à l’imagination des hommes. Ce put être une nécessité, et même un bienfait, mais ce ne sera jamais un titre de gloire que d’avoir fondé le Bas-Empire.

En affranchissant l’Église et en partageant son trône avec elle, Constantin a fait une œuvre plus féconde, dont les résultats nous environnent. Il a inspiré de l’esprit chrétien ces fortes lois romaines qui servent encore de fondements à toutes nos sociétés; il a déposé dans le sein de la civilisation mourante le germe de sa résurrection. Mais tel est pourtant le danger de l’alliance des pouvoirs humains, que l’Église, affranchie et puissante avec Constantin, paraît souvent, à l’œil qui la contemple, moins touchante que l’Église obscure et persécutée des premiers âges : son front brille d’un éclat moins lumineux et moins pur sous le diadème impérial que sous l’auréole du martyre. La persécution chasse du sein de l’Église tous les éléments impurs; le crédit et la faveur les font accourir et pulluler. L’ardeur des dissensions intestines, la bassesse de prélats courtisans, le mélange des passions humaines, la douloureuse intervention de la force dans les débats de la religion, ont fait demander à des chrétiens même si Constantin avait rendu à sa foi un service dont on puisse se féliciter sans partage. Gardons-nous pourtant de pousser trop loin un doute pusillanime qui fait injure à l’humanité et à l’Église. Le sort de cette terre serait trop cruel si le vrai et le bien n’y pouvaient triompher, même un jour, sans perdre leur efficacité sainte; et ce serait une doctrine bien impuissante que celle qui ne pourrait gouverner les hommes sans se corrompre elle-même. Si la persécution est utile pour passer au creuset le courage et la vertu des individus, c’est le succès au contraire qui est l’épreuve véritable des institutions et des idées. Malgré des schismes qui n’obscurcirent jamais toute sa lumière, malgré les inévitables abus nés de la faiblesse humaine, dont ne préserve pas l’infaillibilité doctrinale, l’Église traverse victorieusement depuis vingt siècles cette épreuve. En lui permettant de répandre par mille canaux divers les trésors de dignité, de vérité et d’amour qu’elle renfermait dans son sein, Constantin hâta de quelques années le progrès du monde. C’est la plus haute récompense qui puisse être accordée aux efforts d’un homme.

Mais on s’est demandé plus d’une fois si, dans son éclatante conversion, Constantin avait été mû par un sentiment de foi véritable ou par un habile calcul de politique. Tout dépend ici du sens qu’on attache et des conditions qu’on impose à la sincérité et à la foi. Si on ne connaît d’autre foi que cette componction pénitente qui réforme les vices du cœur, le détache des biens de la terre et le purifie des passions humaines, une telle foi ne visita qu’au lit de la mort l’âme ambitieuse et souvent cruelle du fils de Constance. Mais si la croyance aux doctrines révélées par l’Évangile, le respect de la puissance surnaturelle du Christ et de l’autorité infaillible de son Église, la volonté ferme d’y rester soumis et même de braver pour leur obéir de sérieux embarras politiques et des périls, l’admiration vive et profonde pour la vérité, si tous ces sentiments, insuffisants pour le salut éternel d’une âme, méritent pourtant, aux yeux des hommes, d’être considérés comme les gages d’une conviction consciencieuse, il n’est guère possible de douter de la sincérité de Constantin. Nul motif intéressé ne le poussait à aliéner de lui, par la profession soudaine d’une religion nouvelle, plus d’une moitié de ses sujets, à rompre avec tous les souvenirs et toutes les traditions de son empire. Une fois engagé dans les rangs chrétiens, s’il n’y eut porté que les sentiments d’un souverain jaloux de faire la loi, on ne l’eût point vu prendre part aux débats intérieurs de l’Église avec un mélange aveugle d’indécision et d’ardeur; il eût commandé sans discuter. Chez un monarque doué d’un caractère très ferme et maître d’une force toute-puissante, l’hésitation qui ne pouvait naître que du scrupule est la preuve certaine de la bonne foi.

La gloire des hommes s’accroît en général par l’importance des événements auxquels ils se trouvent mêlés, et plus d’une renommée a dû ainsi son éclat à une rencontre fortuite. Mais la destinée de Constantin a été tout opposée. Pour lui, au contraire, c’est la grandeur de l’œuvre qui fait pâlir la réputation de l’ouvrier. Entre les résultats de son règne et son mérite personnel, il n’y a point la proportion ordinaire de la cause et de l’effet. Pour être digne d’attacher son nom à la conversion du monde, il eût fallu joindre au génie des héros la vertu des saints. Constantin ne fut ni assez grand ni assez pur pour sa tâche. Le contraste, trop visible à tous les yeux, a justement choqué la postérité. Toutefois, l’histoire a vu si peu de souverains mettre au service d’une noble cause leur pouvoir et même leur ambition, qu’elle a droit, quand elle les rencontre, de réclamer pour eux la justice des hommes et d’espérer la miséricorde de Dieu.

 

DEUXIEME PARTIE : CONSTANCE ET JULIEN

CHAPITRE I

ATHANASE A ROME (337 - 345)