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LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:

UNE HISTOIRE DIVINE

 

 

L’ÉGLISE ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE

DEUXIEME PARTIE : CONSTANCE ET JULIEN

CHAPITRE VIII.

LE RETOUR DE L’ARMÉE.

( 363 — 364. )

.

Situation périlleuse de l'armée romaine après la mort de Julien.— Élection improvisée de Jovien, comte des domestiques.— Départ précipité de l’armée, et marches pénibles des premières journées.— L’armée veut franchir le Tigre.— Jovien désapprouve ce projet, et s’y prête par faiblesse, sans pouvoir réussir à l’accomplir. — Sapor fait proposer la paix aux Romains, moyennant la rétrocession des cinq provinces transtigritanes et l’abandon du roi d’Arménie.— Après quelques hésitations, ces conditions sont acceptées, et la paix est conclue.— Jugement sévère porté sur la conduite de Jovien, à cette occasion, et discussion de ce jugement.— Retraite pénible des Romains au-delà du Tigre, et arrivée de Jovien à Nisibe.— Effet de la nouvelle imprévue de la mort de Julien et de la paix en Orient.— Funérailles de Julien.— Appréciations diverses de sa mémoire faites par saint Grégoire de Nazianze et Libanius.— Evacuation des forteresses cédées par Jovien, et en particulier de Nisibe. — Arrivée de Jovien à Antioche.— Son impopularité.— Ses embarras politiques et religieux.— Il ne sait quel parti prendre entre les diverses sectes chrétiennes. — Il demande conseil à Athanase.— Réponse d’Athanase.— Il est mandé à la cour.— Mesures que Jovien adopte par son conseil.— Liberté des cultes, et faveurs faites aux chrétiens orthodoxes.— Les Ariens intriguent contre Athanase auprès de l’empereur. — Jovien les renvoie sans les écouter.— Il se met en route pour Constantinople.— À Ancyre, il reçoit avec son jeune lits les insignes du consulat.— Discours de Thémistius. — Mort subite de Jovien à Dadastane.— Difficultés d’une élection nouvelle.— Le choix tombe sur Valentinien.— Son couronnement.— L’armée exige qu’il s’adjoigne un collègue.— Il associe à l'empire son frère Valens.— Partage de l’empire entre eux : Valens reste en Orient.— Valentinien va gouverner l’Occident.— Fin de cette seconde période et résumé.

 

 

Le 27 juin 363, quand le soleil se leva sur les plaines d’Assyrie, la situation de l’armée romaine parut dans toute son horreur. L’ennemi, posté sur les hauteurs qui la dominaient, la pressait par derrière; la famine décimait ses rangs, et le soldat devait désormais avancer, sans chef pour le guider, à travers des pays inconnus. Toute la pensée de la guerre, et même de la retraite, était dans la tête de Julien. Il disparaissait, ne laissant ni instructions, ni testament, ni successeur désigné, ni héritier naturel. Pour donner à la fois un général aux soldats et un empereur au monde, nul mode d’élection n’était prévu. On avait à peine quelques heures devant soi, pour faire choix d’un commandant et pour arrêter un plan de campagne.

Le conseil des grands officiers, s’adjoignant les chefs principaux des légions, se réunit dès l’aube sous la tente impériale. C’était, comme on l’a vu, l’assemblée la plus discordante : il y avait des gens de toute espèce, des chrétiens, des augurés, des philosophes. Une profonde et ancienne division existait entre les anciens officiers de Constance conservés par son successeur, tels que les deux maîtres de cavalerie et d’infanterie, Arintheus et Victor, et les compagnons d’armes de Julien, Gaulois ou demi-Barbares, comme le duc Dagalaïphus et le consulaire Nevitta. Les rivalités contenues par l’ascendant du génie de Julien éclataient sur son lit de mort. Les officiers de Constance dédaignaient les parvenus de la guerre qui, à leur tour, n’avaient que des expressions méprisantes pour les militaires de cour. Aucun des deux partis n’aurait voulu du candidat de l’autre. Pour sortir de peine, la majorité du conseil étant païenne, on consulta les oracles. Ils donnèrent un conseil fort sage en désignant le préfet du prétoire Salluste Second, dont le caractère conciliant était connu. Mais Salluste était vieux et très fatigué de la campagne. Il s’excusa sur son âge et sur ses infirmités, et ne voulut sc laisser couronner à aucun prix. L’embarras devenait extrême. Un officier d’un grade honorable, dit Ammien Marcellin (sans le nommer, ce qui ferait penser que c’était lui-même), ouvrit alors l’avis de ne point faire d’élection, de se comporter tout simplement comme on eût fait en l’absence de Julien, c’est-à-dire de laisser le commandement de l’armée an plus ancien en grade, et d’attendre pour choisir un empereur que la retraite lut accomplie cl qu’on eût rejoint l’armée restée en Mésopotamie; car il n’entrait dans l’esprit de personne qu’un empereur pût être nommé par d’autres que par des soldats.

C’était le parti le plus raisonnable : ce ne fut pas celui qui prévalut. Avant même qu’on eût été aux voix, il s’éleva un peu de tumulte au bas bout de l’assemblée, qui était fort nombreuse. Une petite partie des membres présents, probablement des officiers d’un grade inférieur, impatientés de ces lenteurs et de ces rivalités auxquelles ils étaient étrangers, se concertèrent entre eux et dirent qu’ils voulaient avoir pour empereur le comte des domestiques, Jovien. C’était un brave officier, d’un grade peu élevé, mais d’une naissance honorable (car son père, le comte Varronien, comptait de bons services), et d’un caractère facile. Quoique chrétien fidèle, et ayant même bravé la disgrâce pour sa foi, il était ami du plaisir, et on lui reprochait un peu de propension pour le vin et pour les femmes. Ces défauts, qui n’ont jamais été trop mal vus dans les camps, ne l’empêchaient pas d’être très-aimé du soldat. Aussi, dès que son nom fut prononcé, les officiers supérieurs sentirent que le choix était populaire, et qu’il n’y aurait pas sûreté à aller à l’encontre. Ils acceptèrent donc l’idée proposée, plus par crainte d’exciter quelque mécontentement que par une résolution bien arrêtée. On jeta à la hâte sur les épaules de Jovien un vêtement de pourpre, beaucoup trop court pour sa taille, qui était très-grande. Puis, tout en faisant sonner le départ (car il n’y avait pas un instant à perdre), on promena le nouvel empereur à travers les légions déjà prêles à se mettre en route.

Le cri de Jovien Auguste se propageait d’un bout à l’autre du camp. On fut tout surpris de l’extrême enthousiasme avec lequel surtout il était répété à l’avant- garde; mais on le fut bien davantage encore lorsqu’à l’approche du nouvel élu lui-même, ces transports se changèrent subitement en larmes et en sanglots. Une méprise avait trompé le zèle de ce corps, tout composé d’anciens soldats de Gaule. Les deux noms de Jovien et de Julien ne diffèrent que par deux lettres, et présentant à l’oreille un son analogue, ces braves gens avaient cru que leur chef revenait à la vie. Mais quand, au lieu de la démarche leste et du port militaire qu’ils connaissaient si bien, ils virent se dessiner une taille longue et un peu courbée, ils éprouvèrent un moment de désappointement qu’ils ne purent contenir.

Jovien lui-même n’avançait qu’avec, répugnance. La dignité d’empereur n’avait pas beaucoup de charme au fond de l’Assyrie et en face d’un ennemi menaçant. Puis un scrupule troublait cet honnête homme, qui ne voulait ni désavouer sa foi, ni abuser de la confiance qu’on lui témoignait. «Je ne puis régner sur vous, disait-il; je suis chrétien, et Julien vous a tous imbus de sa détestable doctrine. Vous avez tous offensé Dieu; vous serez vaincus, et vous deviendrez le jouet des Perses.» Ces difficultés ne touchèrent que très-médiocrement ceux qui l’entouraient, accoutumés qu’ils étaient à changer de religion en même temps que d’empereur.» Qu’à cela ne tienne, lui dit-on. Tous les hommes ici ont été élevés dans les principes de la religion chrétienne. Les plus âgés ont eu pour maître le grand Constantin lui-même; les autres ont été enseignés par Constance. Quanta celui qui vient de mourir, il a régné trop peu de temps pour imprimer bien avant la tache de son mensonge.» Cette remarque très fondée tranquillisa la conscience de Jovien, et, pour la compléter, il eut fallu ajouter que les Dieux qui venaient de si mal récompenser Julien n’étaient point en honneur ce jour-là dans l’année. Pour la forme cependant, les augures consultèrent encore les entrailles des victimes; mais les oracles étaient, comme tout le monde, avant tout pressés de partir. Ils répondirent que Jovien était perdu s’il s’arrêtait; mais que, s’il se mettait en route, ses armes seraient certainement heureuses. Le triste défilé commença donc, un corps d’armée escortant le corps de Julien, qu’on avait soigneusement embaumé et mis dans un cercueil pendant la nuit.

La journée ne se passa pas sans que le nouvel empereur eût occasion de signaler sa valeur. A peine avait-on fait quelques pas, que les Cataphractes des Perses fondaient sur les cohortes joviennes et herculéennes. Dans la mêlée qui s’engagea, on remarqua, pour la première fois, l’uniforme des cavaliers royaux de Sapor lui-même, et l’on put juger par-là que le grand roi se rapprochait de l’armée romaine, encouragé probablement par le bruit de la perte qu’elle venait de faire. L’escarmouche fut très sanglante, car elle coûta la vie à trois tribuns militaires. L’avantage resta aux Romains, mais la journée n’en était pas moins perdue. On avait fait très peu de chemin, puisqu’on moment où la nuit approchait, on retrouva dans la plaine le corps du maître des offices, Anatole, tué dans la bataille précédente, et qu’on avait négligé d’enterrer. Chaque jour de retard enlevait une ration de vivres aux provisions déjà si réduites de l’armée. On réussit cependant, dès cette nuit-là, à se rapprocher du Tigre à la hauteur du château de Somère; et pendant plusieurs marches, au milieu d’attaques diverses et, en quelque sorte de piqûres constantes des Sarrasins et des Perses, on ne cessa de remonter le cours du fleuve. Le quatrième jour, on atteignit enfin la ville de Dura, le premier endroit un peu considérable qu’on eut rencontré depuis Ctésiphon.

L’audace de l'ennemi dépassait toute croyance: ses cavaliers venaient à portée non-seulement du trait, mais de la voix, et échangeaient des propos injurieux avec les sentinelles romaines. Une nuit, ils forcèrent la porte du prétoire et pénétrèrent jusqu’à l’entrée de la tente du prince. C’étaient des alertes constantes, qui ne permettaient pas de goûter en paix une heure de repos. Les soldats, harassés, éprouvaient une violente tentation de se dérober à ce supplice, en mettant entre eux et leurs persécuteurs la barrière du Tigre. Ils se rappelaient le passage du fleuve, si hardiment opéré par Julien, et demandaient à grands cris qu’on les laissât tenter d’échapper à une mort lente par un coup de hardiesse. Jovien n’était pas de sou naturel porté aux aventures, et celle-ci en particulier présentait plus de périls que d’avantages. Le cours du Tigre était très rapide en cet endroit, les points de passage tous gardés : les embarcations manquaient, et l’autre rive du fleuve, parcourue par des tribus non soumises à Rome, n’offrait pas plus de sécurité que celle où on se trouvait. Il était infiniment plus raisonnable de tendre à marches forcées vers les provinces transtigritanes, voisines de l’Arménie et soumises à l’empire de Rome. Jovien représenta tontes ces raisons avec beaucoup de sens et de douceur, mais ne réussit pas à convaincre des esprits exaltés par la souffrance. On lui fit entendre qu’il remplaçait bien mal le héros auquel il succédait, et qu’on voyait bien maintenant la différence. Jovien, dont la valeur sur le champ de bataille n’était point douteuse, n’eut pas le courage plus rare de se laisser taxer de lâcheté. Il prit le pire des partis. Il tenta un coup très périlleux par des demi- moyens et avec peu d’ardeur. Sans confiance dans le succès de l’entreprise, il consentit à en laisser faire l’essai par les plus résolus de l’armée, et ceux qui criaient le plus haut, les Germains et les Gaulois. Cinq cents hommes d’élite, choisis parmi les meilleurs nageurs et parmi ceux qui avaient habité dès leur enfance sur le bord des fleuves, se confièrent aux flots pendant la nuit. Ils réussirent à vaincre le courant et à toucher la rive , où ils surprirent et même égorgèrent un poste de Perses qui dormaient en pleine sécurité. Le succès de cet heureux coup de main acheva de monter toutes les têtes : il ne fut plus question que de passer le fleuve et de rentrer sur le sol romain en ligne droite. Jovien, entraîné par le mouvement général, malgré la résistance de sa raison, consulta les constructeurs de l’armée qui lui promirent défaire un pont, porté, à défaut de charpente, sur des bateaux de cuir et sur des outres. Un expédient pareil avait été offert à Xénophon, dans sa fameuse retraite, et il l’avait prudemment rejeté. Mais ni Jovien n’avait le grand cœur du général grec, ni les Romains de la décadence n’avaient la force dame des Athéniens et des Spartiates.

Dans une situation extrême, où il fallait compter toutes les minutes de chaque heure, et tous les repas de chaque soldat, on se mit donc à l’œuvre pour construire un pont, et deux journées, deux précieuses journées furent consumées dans un travail ingrat. Le cours torrentiel du Tigre emporia en se jouant tous les frêles obstacles qu’on essayait de lui opposer; il n’y eut pas moyen de joindre l’une à l’autre des embarcations sans consistance, et, à l’approche de la seconde nuit, l’armée se trouvait avec deux jours de vivres de moins, à plus de cent milles encore d’une frontière amie, voyant s’entasser sur ses derrières des ennemis plus nombreux que jamais. Un morne abattement se peignit sur tous les visages; tous les yeux étaient levés vers le ciel avec désespoir, lorsqu’on annonça que le suréna, accompagné d’un autre grand seigneur de Perse, demandait à être introduit auprès de l’empereur de Rome, pour lui soumettre des propositions de paix.

Sapor, en effet, était régulièrement informé de tout ce qui se passait dans le camp romain. Un porte-étendard des cohortes joviennes, qui avait eu querelle autrefois avec le père du nouvel empereur, et qui s’était enfui le jour de l'élection pour ne pas se trouver sous la puissance de son ennemi, avait donné au monarque, sur la situation de l’armée et sur le caractère de son général, les renseignements les plus détaillés. Quand Sapor apprit que Julien était bien réellement mort, et qu’à la place de ce redoutable capitaine, il n’avait plus en tête qu’un officier de second ordre, d’humeur plus accommodante, sa joie fut sans bornes et se témoigna même au dehors de la façon la plus expansive. Il ne songeait d’abord qu’à exterminer toute l’armée romaine, et à n’en pas laisser revenir un seul homme en vie. La réflexion, sans diminuer cette confiance, trop bien fondée, le décida à mettre plus de prudence dans l’usage d’une prospérité inattendue. A quoi servait d’anéantir une armée romaine, quand une autre était aux portes et quand, depuis les Colonnes d’Hercule jusqu’au pied du Caucase, tant de populations étaient prêtes à fournir de nouvelles recrues? La capture même d’un empereur était un exploit sans profit. Quel avantage avait retiré son illustre ancêtre, Sapor Ier, de l’humiliation de Valérien? une vaine gloire, bientôt expiée par une cruelle vengeance. Mais user de ce qu’on tenait sous sa main le maître du monde romain, pour lui vendre la liberté au prix de quelques concessions importantes et de la sécurité définitive du royaume des Perses : c’était à la fois un parti plus prudent et un profit plus net. Or, il y avait une proposition toute simple et qui se présentait naturellement à l’esprit : c’était de remettre les choses exactement au point où elles étaient soixante ans auparavant, quand le traité de Nisibe, imposé par Dioclétien et Galère, était venu priver la couronne des rois perses de cinq de ses plus belles provinces, celles-là mêmes qui formaient comme la clef de tout l’empire. La condition était par elle-même assez dure pour qu’on ne craignît pas d’entourer l’offre de quelques égards. Le premier personnage de l’empire, le suréna, fut donc chargé d’aller offrir à l’empereur romain la liberté de sa retraite moyennant la rétrocession des cinq provinces transtigritanes et de toute la partie de la Mésopotamie qui avoisinait le Tigre, y compris les deux villes de Nisibe et de Singare et quinze autres châteaux forts; plus, la rupture de tout traité d’alliance avec le roi d’Arménie, et la promesse de n’aider ce prince dans aucune de ses guerres avec les Perses.

Quand les ambassadeurs arrivèrent, Ammien convient qu’ils furent reçus par toute l’armée comme des envoyés de la Providence. Mais la hauteur de leur langage, et surtout la nature de leurs propositions, vinrent calmer ce premier transport. «Le roi, très-clément, disaient-ils, consent, par égard pour l’humanité, à ouvrir la retraite aux débris de l’armée romaine, si César, d’accord avec les grands de l’empire, veut se conformer à ses volontés; et il ne met pas ses faveurs à un très-haut prix, car il ne demande qu’à rentrer dans son bien.» Resserrer les limites du territoire impérial, abandonner à la fois et les conquêtes qui tenaient l’ennemi en respect, et les citadelles qui gardaient ses propres frontières, c’était pour un Auguste d'hier payer la pourpre bien cher. De pareilles conditions ne pouvaient être acceptées sans débats ; mais, du moment où elles n’étaient pas rejetées par un premier mouvement d’indignation, la cause des Perses était gagnée. Pour les discuter avec Sapor lui-même et en obtenir au moins radoucissement, Salluste fut envoyé au camp des Perses avec Arinthéus. Ils revinrent, puis retournèrent, et quatre jours s’écoulèrent dans ces pourparlers, au bout desquels la famine étant plus grande et les provisions moindres que jamais, la soumission, difficile déjà à refuser auparavant, était devenue tout à fait indispensable.

Autour de Jovien, tout le monde penchait pour la paix, et dans l’armée on ne voit pas qu’une seule voix se soit élevée à l’encontre. La nécessité pesait sur tous. Un dernier motif leva toute indécision. Les amis de Jovien, ceux qui l’avaient porté au trône ou qui s’étaient compromis pour lui, réfléchirent qu’il n’était nullement sûr que son élection fût reconnue par l’armée restée en Mésopotamie, et principalement par Procope, parent de Julien, qui passait pour avoir été désigné parlai, au début de celte expédition même, au milieu d’une cérémonie religieuse, comme son successeur. Qu’arriverait-il si, après toutes les horreurs de celle retraite, Jovien trouvait encore le sol de la patrie fermé devant lui, et la guerre civile succédant à la guerre étrangère? Un prompt retour était le seul moyen de prévenir un tel péril, et la paix le seul moyen de hâter le retour. Jovien s’y décida. Elle fut conclue pour trente années et garantie par l’échange des plus illustres otages : Victor, d’une part, avec deux tribuns militaires, et trois satrapes perses de l’autre.

A peine les conventions étaient-elles arrêtées et la sécurité obtenue à ce prix onéreux, que, comme c’est l’ordinaire dans les grandes réunions d'hommes, toutes les dispositions des esprits changèrent brusquement. La veille, on ne songeait qu’au péril; le lendemain, on n’était plus sensible qu’à l'humiliation. Ceux qui eussent maudit l’obstination de Jovien, s’il avait refusé de souscrire au traité, une fois mis à couvert par sa signature, accusèrent hardiment sa faiblesse. De tout l’art du gouvernement, c’est peut-être le point le plus difficile que de savoir prévoir et braver ces rapides variations de l’humeur populaire. Tous les tacticiens de l’armée, une fois le danger passé, retrouvèrent, pour condamner Jovien, des trésors de patriotisme et de science, qui, malheureusement, au moment de la nécessité, leur avaient fait défaut. Le récit d’Ammien lui-même porte encore l’empreinte de cette étrange mobilité de sentiment. Après être convenu que la négociation offerte par les Perses fut une faveur inespérée de la Providence, il n’en soutient pas moins gravement, quelques lignes plus bas, qu’en mettant à profit les quatre jours qu’elle dura, on aurait pu atteindre à la rigueur le territoire de la Corduène, distant seulement de cent milles, et échapper ainsi à l’ennemi. Il n’oublie qu’une seule chose, c’est que des troupes épuisées par la famine ne font point de marches forcées quand elles ont. d’heure en heure un combat à livrer, des adversaires à poursuivre et des morts à enterrer.

L’incontestable vérité, que tous les récits sérieux concourent à établir, et que peut seule méconnaître l’ignorance emphatique de Libanius, c’est que Jovien n’avait que le choix, ou de souscrire aux propositions de Sapor, ou de livrer son armée avec lui-même à une extermination certaine. «Il n’en serait pas même revenu un porte-feu» dit très raisonnablement saint Grégoire par une expression proverbiale qu’il avait empruntée à des témoins oculaires. Saint Grégoire a raison d’ajouter que cette situation désespérée était plus imputable à l’imprudence de Julien qu’à l’indécision de son successeur, à qui il avait laissé en héritage les conséquences de ses fautes, sans les ressources de son génie. Il est absurde, au contraire, de prétendre, comme Eutrope et Zosime, que la concession faite par Jovien d’une certaine étendue de territoire était sans exemple dans les annales de Rome, et que ce fut le Dieu des chrétiens qui, le premier, fit reculer le dieu Terme. Le fait, au contraire, s’était vu très fréquemment déjà, bien que justifié par des motifs beaucoup moins pressants. Adrien lui-même, le père des Antonins et un empereur des meilleurs jours, avait très sagement fait le sacrifice des conquêtes éphémères de Trajan, et laissé l’Arménie un instant réduite en province romaine, reprendre son ancienne indépendance sous son ancienne dynastie. Aurélien, l’un des héros de la décadence, pour mieux concentrer la défense des frontières, n’avait pas fait difficulté d’abandonner la meilleure moitié de la Dacie. Personne ne l'avait blâmé d’avoir sacrifié l’étendue de l’empire à sa sûreté. Les provinces, dont le nouveau traité, signé par Jovien, consommait la séparation, étaient des possessions très récentes, imparfaitement incorporées à l’empire, et bien qu’elles fussent très précieuses assurément, Rome pourtant s’en s’était passée dans les plus beaux temps de sa force et de sa gloire. Le seul doute par conséquent qui put troubler la conscience de Jovien au moment de signer ce douloureux traité, c’était de savoir si lui, souverain créé la veille, sur un territoire étranger, dans un camp, par la fantaisie de quelques soldats et l'assentiment aveugle de quelques officiers, il pouvait valablement décider de l’intégrité de l’Etat et de la destinée des populations romaines, mais ce fut probablement le seul qui ne traversa pas son esprit.

Si pareille question eût été faite même à l’étourdi Varron, sur le champ de bataille de Cannes, ou adressée par Xénophon aux dix mille héros qui le suivaient sur ces bords funestes du Tigre, la réponse n’eût pas été douteuse un instant. Tous les échos eussent répété d’une voix unanime que des soldats sont les serviteurs et non les maîtres de l’État, qu’ils doivent périr pour lui, mais ne peuvent disposer de son sort, et qu’on ne peut donner, même pour racheter sa vie, que ce qu’on possède. Le souverain d’une monarchie, telle que l’a faite plus tard l’esprit chrétien et moderne, mis à pareille épreuve, les captifs de Poitiers ou de Pavie, par exemple, auraient senti également qu’ils ne poux aient réduire à eux seuls le legs de leurs ancêtres et le patrimoine de leurs enfants. Les uns et les autres ne se seraient pas cru le droit de consentir la cession de provinces entières, comme une garnison affamée, dans une citadelle, stipule la reddition de ses armes. Derrière eux ils auraient senti un sénat, une assemblée populaire, des héritiers pourvus de droits acquis, dont le consentement était nécessaire et ne pouvait être suppléé. Mais un empereur romain n’avait ni de telles limites à respecter, ni de tels scrupules à concevoir. La fiction étrange qui concentrait sur sa tête la souveraineté populaire, et qui ne s'était point altérée en passant du forum au prétoire, permettait à un homme seul, sans aïeux , sans avenir, de disposer à son gré du sort des peuples, et qui que ce soit au momie n’avait le droit de lui en demander compte. Jovien ne dépassa point ses droits en mettant son nom au bas de l’acte triste et sensé qui entamait l’unité romaine. S’il y eut un coupable à accuser, ce lut cette informe constitution dont avait gratifié le monde la servilité de la multitude, exploitée par l’audace des aventuriers.

Pour être délivré du principal ennemi, on n’était pas quitte pourtant des autres souffrances de la retraite, car les Perses n’avaient promis ni des embarcations pour traverser le fleuve, ni des vivres pour achever la route, ni leur appui pour réprimer les incursions des tribus du désert. Le passage du Tigre fut donc très difficile, d’autant plus que tout le monde étant très pressé de se trouver sur l’autre bord, et le lien de la discipline s’étant fort relâché pendant ces longues traverses, dès que le signal fut donné, chacun voulait se précipiter dans les flots, qui à la nage et qui à cheval, les uns sur des outres , d’autres sur des embarcations faites de petit bois taillé à la main. Cet empressement imprudent coûta la vie à beaucoup d’hommes, qui périrent noyés on tombèrent isolément entre les mains des Sarrasins. Jovien réussit, mais un peu lard, à contenir ce désordre, en établissant un service régulier de l’une à l’autre rive, au moyen du petit nombre de bâtiments qui avaient été épargnés dans l’incendie de la flotte.

De l’autre côté du Tigre, restait encore un long chemin à faire à travers des plaines sablonneuses, avant d’atteindre les pays civilisés par les Romains et les villes mêmes dont la cession venait d’être consentie. Six mortelles journées de la marche la plus fatigante, sous les feux de la canicule et aux prises avec les horreurs de la famine, suffirent à peine pour faire traverser à l’armée ces déserts. Le pays ne fournissait d’autre aliment que de l’absinthe et des herbes sauvages. Le soldat affamé tuait les bêtes de charge pour s’en nourrir; puis, trop faible pour porter lui-même son bagage, il le jetait au hasard sur la route. Mille terreurs diverses assiégeaient les esprits : tantôt c’étaient les Perses qui, manquant à leurs engagements, allaient arriver sur les derrières de l’armée fugitive; tantôt c’était Procope et les légions de Mésopotamie, qui venaient à la rencontre de Jovien pour contester son élection et le forcer à déposer la pourpre. Ces craintes furent pourtant vaines. De la vieille citadelle de Hutta, où l’on se reposa quelques instants, Jovien fit partir en avant le tribun Maurice pour s’assurer de l’accueil qui allait lui être fait sur le territoire romain, et il sut bientôt que le patriotisme l’emportait dans l’âme de ses anciens collègues sur toute rivalité d’ambition. Au château d’Ur, il trouva le duc de Mésopotamie, Cassien, qui lui amenait des renforts et des vivres. Pour la première fois, alors, il put quitter un instant le métier de général pour songer aux intérêts de son pouvoir. Il dépêcha des messagers dans les diverses parties de l’empire, pour faire connaître la mort de Julien et sa propre élévation. Il en envoya deux en particulier, très confidentiels, à son père Varronien, à qui il destinait le consulat, et à son beau-père Lucilien (celui-là même qui avait amené la Hotte à Julien jus­qu’à Circésium), officier très distingué, dont il voulait faire un maître de cavalerie. Enfin il choisit avec un soin tout spécial les agents qu’il destinait aux provinces un peu éloignées, comme celles de Gaule et d’Italie, et les fit partir en leur recommandant de faire valoir ses titres au rang suprême, d’atténuer dans leur langage la gravité de l’échec des Romains, et de revenir surtout très rapidement lui rendre compte de l’état des esprits. La soumission de l’Occident au choix fait par l’Orient était toujours douteuse, mais, dans le cas présent, l’éloignement avait cet avantage, qu’on pouvait espérer de faire quelque illusion sur la triste réalité des faits.

En Asie, au contraire, les nouvelles attendues avec une anxiété croissante éclatèrent tout à coup comme la foudre. Depuis le passage du Tibre et l’incendie de la flotte, c’est-à-dire depuis plus de six semaines, aucun courrier de l’armée n’était arrivé; toutes les communications, coupées par la barrière du fleuve et par l'immensité du désert, étaient suspendues. Ce silence sinistre pénétrait les âmes de terreur. Dans l'attente d’un événement inconnu, les deux partis retenaient leur souffle, et gardaient les yeux fixés et les oreilles tendues vers le rideau épais derrière lequel se jouait leur destinée. Des deux côtés, on courait aux temples, et des prières montaient vers le ciel. Les bruits les plus contradictoires se croisaient. Insensiblement pourtant, à mesure que l’incertitude durait, les sombres pressentiments prenaient le dessus. Tous les présages devenaient tristes du côté des païens; toutes les prédictions triomphantes chez les chrétiens. Des tremblements de terre violents effrayaient en divers lieux les populations de leurs secousses redoublées. On racontait que le même jour, à la même heure, dans trois endroits très distants l’un de l’autre, la fin du persécuteur de l’Eglise avait été annoncée par trois visions différentes. Le fameux Basile, à Césarée, avait vu, disait-on, en songe les deux ouverts et Jésus-Christ lui-même ordonnant au martyr de Cappadoce, saint Mercure, d’aller frapper Julien dans son camp. Didyme, le savant aveugle d’Alexandrie, après des journées et des nuits passées en jeûnes et en prières, avait aperçu en l’air des cavaliers montés sur des chevaux blancs, dont le chef s’était écrié  «Qu’on aille dire à Didyme que Julien a été tué aujourd’hui vers celle même heure, et qu’il le fasse savoir à l’évêque Athanase.» Enfin un saint solitaire du nom de Julien Sabbas, qui habitait les retraites de la Mésopotamie, sur le chemin que l’empereur devait parcourir dans son retour, étant en oraison pour la délivrance de l’Église, une voix mystérieuse avait fait retentir à ses oreilles cette parole: «Le sanglier a cessé de vivre.»

Mais ces bruits, répétés, discutés, contestés, ne préparaient encore que faiblement les esprits au désastre dont l’annonce fondit tout d’un coup sur eux. L’empereur mort, un nouveau maître inconnu, l’armée décimée et l’empire démembré, tout fut appris en même temps par le premier messager venu du camp. Il dut traverser d’abord les contrées cédées par Jovien et celles qui devenaient, par cette cession même, la frontière nouvelle, et par conséquent très menacée, de l’empire. L’épouvante et la douleur y étaient générales. En passant à Carrhes, le courrier faillit être lapidé par la population. Mais à mesure qu’il avançait dans l’intérieur et s’approchait d’Antioche, un autre sentiment paraissait sur les visages. Chez tous ceux dont l’existence n’était pas directement mise en jeu, la nouvelle qui ne touchait que la politique pâlit devant celle qui intéressait la foi. Tel était l'affaiblissement du sentiment patriotique éteint par le pouvoir absolu, et telle au contraire l’ardeur du sentiment religieux allumé par l’Évangile. Toutes ces populations, ramassées de tous les bouts de l’univers, et accouplées au hasard sous un joug de fer, n’avaient, à vrai dire, plus de patrie; et, plongées dans l’apathie qui naît d’une irrémédiable misère, leur sort terrestre leur était indifférent; mais il leur restait un Dieu qui leur montrait une espérance au-delà de ce monde : un homme l’avait osé braver; cet homme périssait. Si le malheur de l’État faisait couler des larmes, elles étaient séchées bientôt par la sombre joie de voir éclater la justice de Dieu.

Antioche, qui soupirait sous le joug très dur du préfet Alexandre, et qui s’attendait à être plus sévèrement châtiée encore par le souverain qu’elle avait insulté, se livra surtout à des transports sans mesure. On illumina, on fit des festins et des fêtes publiques. Étrange inconséquence de la frivolité humaine! Pour célébrer le triomphe de l’Église on brava ses anathèmes. Jamais les théâtres ne furent plus pleins, ni les représentations plus splendides. Et c’étaient ces lieux profanes et inaudits qu’on choisissait pour y faire entendre ces cris: «Victoire à Dieu et à Jésus-Christ! Sophistes insensés, Maxime et Priscus, où sont vos oracles?» Les païens, grands adorateurs de la fortune, étaient consternés. Saint Jérôme raconte qu’il assista, encore tout enfant, dans la ville où il étudiait, à l’arrivée de la nouvelle. Les païens étaient nombreux, à ce qu’il parait, dans cet endroit, car on sacrifiait de tous les côtés. A l’instant les temples furent déserts et les sacrifices arrêtés, et il entendit un païen qui disait en riant :«Pourquoi les chrétiens disent-ils que leur Dieu est patient? Il ne perd pas un jour pour se venger.» L’église chrétienne, au contraire, se remplit, et l’on récita sur un ton grave le chapitre ni du prophète Habacuc, où se trouvent ces versets: «Dieu est sorti de Thémen; le saint est venu des sommets du Pharan... La mort ira devant sa face; le vent brûlant du désert marchera devant lui... Tu as brisé le faite de la maison de l’impie; pour lui tu as mis à nu le fond de l’abime». Dans un petit nombre de villes seulement, les habitudes de servilité officielle persistèrent, et Julien prit rang parmi les Dieux à côté de Constantin.

Aux nouvelles véritables, déjà par elles-mêmes assez saisissantes, se joignaient toutes les rumeurs populaires qui en venaient grossir encore l’impression. La mort de Julien, la fin la plus naturelle cependant qui put frapper un général faisant son devoir à la tête de son armée, était racontée de cent manières différentes, suivant les passions et les préjugés de chacun. Quelques chrétiens, peu satisfaits de voir le bras de la Providence guidant du haut du ciel le trait qui avait frappé l’apostat, voulaient à toute force que ce fût proprement un ange qui fût descendu exprès pour le percer sous sa tente pendant qu’il dormait. Les païens, en revanche, accusaient très haut les chrétiens de l’armée d’avoir payé un assassin pour viser l’empereur par derrière. Ses derniers moments faisaient le sujet de commentaires aussi nombreux, aussi animés, et aussi peu vraisemblables. Qu’était-ce que ce cri qu’il avait poussé en tombant? Un hommage au Christ, ou une exécration contre les Dieux? On racontait aussi (saint Grégoire entendit l'anecdote et la crut) qu’avant de mourir il avait recommandé à ses amis de jeter son corps dans les flots, pour qu’on pût dire qu’il avait été enlevé au ciel comme Romulus; mais qu’un eunuque qui entendit former ce dessein s’opposa à son exécution. Enfin les habitants d’Antioche se redisaient les uns aux autres qu’en entrant au palais pour en prendre possession au nom du nouvel empereur, on avait trouvé des coffres entiers pleins de têtes humaines, et des puits remplis de cadavres.

L’excitation fut portée à son comble lorsqu’on apprit que les restes du malheureux empereur arrivaient sous l’escorte d’un corps d’armée, pour être ensevelis avec les honneurs accoutumés. Jovien, en effet, soit par un instinct naturel de modération et de convenance, soit pour ménager les sentiments d’une partie de son armée, soit enfin par respect pour la dignité dont il était lui-même revêtu, avait décidé que toutes les cérémonies usitées pour les funérailles des empereurs suivraient leur cours. A peine arrivé à Tisiphalte, sur le territoire  romain, où il fit sa jonction avec les généraux restés en Mésopotamie, comme il était retenu lui-même par les soins douloureux qu’exigeait l’évacuation des provinces aliénées, il fit partir en avant la dépouille mortelle de Julien sous la garde de Procope, qui était son parent par sa mère. Julien devait reposer dans un des faubourgs de Tarse: c’était la ville où, en partant pour la Perse, il avait annoncé qu’il ferait sa résidence à son retour. Les funérailles eurent lieu en effet avec l’étiquette ordinaire, bien qu’on y mît quelque précipitation dans la crainte de désordres qu’on ne réussit pourtant pas à éviter. Le rituel païen était tout empreint de l’esprit d’une croyance qui, ne pouvant adoucir l’amertume de la mort, cherchait surtout à en distraire les vivants. On y admettait, au milieu des larmes et du deuil obligé, de singuliers intermèdes de bouffonnerie, bien éloignés de la gravité douce du service chrétien et qui, dans les circonstances présentes, dégénérèrent en véritables scandales. On jouait des scènes entières de comédie, et un acteur était chargé de faire le rôle du mort, de reproduire ses principales actions et ses paroles les plus célèbres. D’autres comédiens donnaient la réplique, et déjà plus d’une fois, aux funérailles des empereurs, la vérité, bannie de leur vivant, avait reparu ainsi sur leur tombe par des traits d’audacieuse facétie. Pour Julien, quand il fallut passer toute sa vie en revue, redire l’apostasie de sa jeunesse et les désastres de sa mort, les histrions, sûrs de plaire à la foule qui les entourait, ne lui épargnèrent pas les mots piquants ni les plaisanteries injurieuses. Ces invectives furent couvertes d’applaudissements, à tel point que Procope, qui dirigeait la cérémonie, épouvanté de ces scènes populaires, inquiet d’ailleurs de sa qualité de parent qui l'exposait aux ressentiments de la foule et peut-être à la méfiance du nouvel empereur, alla se cacher dès que tout fut fini, et personne, pendant plusieurs mois, ne sut ce qu’il était devenu. Le soir, on répandait dans le peuple qu’on avait vu les restes de Julien s’agiter et fermenter dans la bière pendant toute la solennité. La tombe impériale reçut pourtant l’hommage de pieux amis qui y gravèrent les quatre vers suivants :

«Rapporté des rives de l’Euphrate et de la terre des Perses, où il avait conduit son armée pour une œuvre qu’il n’a pu accomplir, Julien, roi excellent et guerrier valeureux, a trouvé cette tombe sur les bords argentés du Cydnus. »

« Ce n’était point le Cydnus, ajoute Ammien Marcellin dans une effusion d’affliction patriotique, quoique ce soit un fleuve pur et agréable, qui devait recevoir de telles cendres; pour perpétuer la gloire de si belles actions, c’est le Tibre qui devrait baigner sa tombe, aux lieux où ce fleuve traverse la ville éternelle et arrose les monuments des anciens Dieux»

Entre les grossières invectives des bateleurs et cet enthousiasme excessif des vieux soldats, il était réservé, ce semble, à un poète chrétien de trouver, quelques années plus tard, un juste intermédiaire. Ces vers du poêle Prudence, écrits au début du siècle suivant, n’auraienl-ils pas pu en effet figurer avec plus d’avantage sur la pierre funéraire, comme l’épitaphe véritable de cet homme étrange, qui avait renfermé en lui-même tant de contradictions, et en suscitait encore autant après sa mort : «Ce fut un chef très-vaillant dans le combat, un législateur célèbre ; par le bras, comme par le conseil, il servit sa patrie, mais il desservit la religion; il adora des divinités sans nombre. Il trahit son Dieu, mais non l’État.»

Mais le temps n’était pas encore venu où, parmi tant de passions soulevées, mi jugement équitable pouvait se faire entendre. Il ne faut point demander, sur le caractère des hommes mêlés aux grandes luttes, l’exacte vérité aux contemporains. On ne la trouverait, à dire le vrai, dans aucun des discours écrits presque aussitôt après la mort de Julien, et sur sa cendre à peine refroidie, à deux points de vue opposés, par les deux plus célèbres orateurs du temps, Grégoire et Libanius. L’un et l’autre, également surpris, mais très-différemment affectés de cette catastrophe imprévue, employèrent aussitôt leur éloquence, celui-là à célébrer le triomphe de l’Église, celui-ci à déplorer la perle d’un ami très cher et du héros sur lequel l’empire avait placé sa dernière espérance. Tout est pareil dans la forme extérieure, dans la date et même dans le nombre de ces compositions: car chacun fit deux discours différents: l’un, immédiatement après la mort, et sous l’impression même de la nouvelle; l’autre, plus étudié, qui ne fut achevé que dans l’année courante: mais tout diffère dans le fond. Ici la parole est animée d’un souffle impétueux de victoire et de jeunesse, là c’est la mélancolie de la mort dont la pâleur se trahit sous les ornements et sous le fard.

Si l’on voulait se convaincre que, malgré le respect dû à tous les écrits sortis d’une plume sainte, il ne faut point prêter au portrait de Julien tracé par saint Grégoire une confiance absolue, une seule remarque suffirait pour lever tous les scrupules. Aux vices de Julien, peints en traits brûlants et sans aucune restriction, le saint orateur oppose presque toujours, pour faire contraste, le souvenir des vertus de Constance. Le persécuteur d’Athanase et d’Hilaire, le monarque imbécile et fastueux, que des eunuques gouvernaient en se jouant; celui que saint Jérôme appelle une bête sauvage, est représenté comme un souverain selon le cœur de Dieu, dont le génie éclairé par la grâce n’a pas fait défaut un seul jour. Un tel panégyrique, si évidemment faux et si contraire aux. meilleurs témoignages, place la pièce tout entière, sous le rapport de l’exactitude des appréciations, dans une suspicion légitime. Ou bien, en effet, il faut admettre que la forme oratoire, traditionnelle dans les écoles, se prêtait, par une convention tacite, à un certain degré de fiction insignifiant, qui ne trompait personne, et que Grégoire n’avait pas rompu complètement avec cette habitude : ou bien, il faut penser que, retiré comme il l’était depuis six mois au fond de la solitude du Pont, loin du contact des hommes , tout entier à l’émotion produite par le récit des souffrances de ses frères et par l’attente de calamités prochaines, le zèle ardent de Grégoire avait, pour un jour, altéré son jugement. Grégoire était jeune encore : s’il avait la ferveur d’un apôtre, il avait l’imagination d’un poète; la grâce n’avait point encore tout à fait purifié son âme, ni l’âge tout à fait mûri son talent. Pour juger Julien comme général, comme politique et comme homme privé, il lui manquait de l’avoir suivi clans les camps et de s’être assis dans ses conseils. Il serait puéril de lui reconnaître sur de tels sujets une infaillibilité que l’Eglise ne s’attribue pas à elle-même.

Mais si, comme documents historiques, les deux discours écrits par Grégoire à cette époque, et qui ne furent pas prononcés, ne doivent être consultés qu’avec une grande réserve, ils sont admirables au contraire pour nous peindre en traits de feu la passion héroïque des âmes chrétiennes de cet âge. La lutte des deux cultes et l’ascendant vainqueur de l’Évangile ne se sont traduits nulle part avec une plus vive expression. Haine, crainte, ressentiments, tout est loin de nous, et le jour glacé de la justice s’est levé depuis longtemps sur Julien; mais qui pourrait entendre même aujourd’hui, sans émotion, ce cri de triomphe échappé de la poitrine oppressée de l’Eglise?

«Ecoutez-moi, nations du monde: vous qui habitez l'univers, prêtez-moi l’oreille. Comme le héraut qui crie d’un poste élevé au centre d’une ville, je vous appelle à haute voix. Ecoutez, peuples, tribus, hommes de tonte langue, de toute race et de tout âge, qui êtes et qui serez jamais. Et pour que mon cri monte plus haut encore, écoutez-moi, puissances et vertus du ciel, vous dont notre délivrance est l’œuvre et par qui a péri, non pas Séon, roi des Amorrhéens, ou Og, roi de Bazan, petits princes qui opprimaient de petits peuples, mais ce dragon, cet apostat, l’Assyrien aux grandes pensées dont parle l’Ecriture, l’ennemi commun de tous les hommes, celui qui a répandu sur la terre ses menaces et ses fureurs, et qui a dit et médité l’iniquité sur les lieux élevés... Mon discours appelle à ce chœur spirituel tous ceux qui veillaient naguère dans les jeûnes, les larmes et les prières, demandant nuit et jour la délivrance de nos maux, et gardant pour le remède de leurs peines cette espérance qui ne confond pas; et tous ceux qui, supportant beaucoup de travaux, frappés de plusieurs coups, affligés des calamités du siècle, ont été en spectacle au monde, aux anges et aux hommes, comme dit l’apôtre, le corps brisé, mais l’âme invincible, et pouvant tout en Jésus qui les fortifie; tous ceux aussi qui, renonçant aux grandeurs mondaines du vice, souffrant avec joie d’être privés de leurs biens, de leur patrie, de leurs époux, de leurs femmes, de leurs parents, de leurs enfants, et offrant à Jésus-Christ les maux acceptés pour lui, peuvent redire et chanter maintenant: ô Dieu, vous aviez mis des maîtres sur nos têtes, nous avons passé à travers l’eau et le feu, et vous nous avez conduits vers un lieu de rafraîchissement.

«Mais j’appelle aussi à la fête de ce jour une autre sorte de chrétiens; j’entends ceux qui reconnaissent un seul Dieu, maître de l’univers, et qui, en ceci, raisonnent bien, mais qui ne comprennent pas par quelles voies la Providence fait sortir le bien du mal et nous éprouve pour nous corriger, et dont l’âme faible et légère ne peut supporter de voir l’impie se glorifier dans ses pensées; qui s'échauffent et s'enflamment devant la paix dont jouissent les pécheurs, et ne peuvent attendre le conseil de Dieu... J'y appelle encore ces âmes que séduit la scène du monde, et qui restent en admiration devant ce grand théâtre. Je leur dis comme Isaïe : O femmes, quittez ce spectacle; que les yeux de votre esprit cessent d’errer au hasard; venez et connaissez que c’est ici le Dieu élevé sur la terre cl sur les nations, grand en tout temps par ses miracles et ses prodiges, mais aujourd’hui plus visible que jamais... Je n'écarte d’ici qu'une seule espèce d'âmes : je pleure et je gémis sur elles, mais peut-être n’entendront-elles pas mes gémissements, car elles ne sentent pas leur propre perle, et c’est là le comble de leur malheur; je les renvoie cependant : ce sont celles qui ont été semées, non sur la pierre et le roc, mais sur la terre sèche et stérile; ce sont celles qui se sont approchées de la parole de Dieu avec une foi légère et toute de surface, et, ne jetant point leurs racines dans la profondeur de la terre, ont levé sur-le-champ et se sont fait voir pour plaire au monde; mais, ail premier assaut du malin, à la première chaleur des tentations, ont séché et péri. Ce sont d’autres encore pires, et qu’il faut tenir plus éloignées encore de cette réunion, qui, lorsque le temps est devenu contraire, lorsque des hommes ont essayé de nous asservir, n’ont pas même tenté de résister, mais se sont d’elles-mêmes offertes pour être vendues et payées»

Et un peu plus loin, quelle forte peinture du duel soutenu par un seul homme contre toute l’Église: «O le plus simple à la fois et le plus impie des mortels, qui n’entends rien à ce qui est grand ! Te voilà donc seul devant cet immense héritage de Dieu , devant cette moisson du genre humain qui couvre le monde, devant cette prédication qui, par sa folie (comme vous dites), a vaincu les sages, terrassé les démons, subjugué le siècle, toujours ancienne et toujours nouvelle; qui autrefois parlait au petit nombre et maintenant à la multitude, qui autrefois offrait l'image, et maintenant que les temps sont accomplis, annonce la perfection des mystères divins. Te voilà seul en face du royaume du Christ! Et qui es-tu, et d’où sors-tu? toi seul en face de ce royaume qui ne finira point, qui s’étend partout et s’élève toujours! Car j’ai foi aux choses prédites et à celles que nous voyons. C’est ici le royaume que Dieu a créé, et que, fait homme, il a reçu en héritage; que la loi figurait, que la grâce a réalisé, que Jésus-Christ a consacré, que les prophètes, les apôtres, les évangélistes, ont rassemblé, ajusté, et dont ils ont lié l’un à l’autre tous les membres!

« Tu vas donc opposer au sacrifice du Christ tes souillures; au sang qui a purifié le monde celui que tu dois verser; tu vas porter la guerre contre celui qui est la paix! Tu lèveras la main contre celle qui a été percée de tant de clous, et pour toi, et par toi!... Tu ne crains point tant de victimes égorgées pour le nom du Christ? Tu ne redoutes pas ces grands lutteurs, cet illustre Jean, et Pierre, et Paul, et Jacques, et Étienne, et Luc, et André, et Thècle, et tant d’autres avant et après ceux-là, qui ont tout bravé pour la vérité, qui ont combattu contre le feu, le fer, les bêtes farouches, les tyrans, les maux présents et les maux futurs, comme si leur corps leur eût été étranger, ou même comme s’ils n’avaient point eu de corps!... Ce sont eux dont nous célébrons les fêles : par eux les démons sont chassés, les maladies sont guéries : c'est d’eux que nous viennent les visions et les prophéties...

« ... Mais si tu n'admires point ces témoignages passés, admire au moins ce qui est sous les yeux, ô grand philosophe et ami généreux , qui vantes sans cesse la force d’âme des Epaminondas et des Scipion, qui, à l’armée, marches et te nourris comme le soldat, et ceux que le général fasse tout par lui-même! Il est digne d’une âme noble et courageuse comme la tienne, de ne point mépriser la vertu de ses adversaires, et d’accorder plus d’estime à leurs mérites qu’aux vices et à la lâcheté de ses amis. Regarde donc : vois-tu ces hommes errants, sans abri, dont les os n’ont plus de chair et les veines plus de sang, et qui, par là même, s’élèvent plus près de Dieu? Ces hommes, comme dit ton poêle Homère pour honorer par cette fiction je ne sais lequel de ses dieux, qui ne se baignent point les pieds et couchent sur le sol ? qui sont sur terre et au-dessus de terre, parmi les hommes et au-dessus des hommes, à la fois enchaînés et libres? domptés et indomptables?... qui ont deux vies, une qu’ils méprisent, une autre qui seule remplit toutes leurs pensées? devenus immortels par la mortification, et attachés à Dieu par la dissolution de tous les liens? étrangers à tout désir, et pleins du calme du divin amour? qui s’abreuvent à la source de la lumière, et en réfléchissent déjà les rayons? dont les psalmodies angéliques remplissent tonies les veilles de la nuit, et dont l’âme transportée émigre déjà vers le ciel? purifiés, et qui se purifient tous les jours, ne s’arrêtant jamais dans leur ascension vers ce qui est divin? qui habitent les rochers et vivent au ciel? qui sont dans la bassesse et sur le trône? nus et vêtus d'incorruptibilité? solitaires el mêlés aux concerts d’une autre vie? châtiant toute volupté, mais plongés dans des délices ineffables? dont les larmes noient le péché el purifient le monde? dont les mains  étendues étreignent les flammes, domptent les bêtes, émoussent les glaives, ébranlent les bataillons, et vont aujourd’hui, sache-le bien, terrasser ton impiété, quand bien même tu pourrais échapper quelques jours et jouer ta comédie avec tes démons? Voilà ceux qu’il te faut craindre , ô homme très-audacieux, et qui cours à ta perte.»

Mais si ce mouvement entraîne, il est beau cependant de le voir tout à coup arrêté dans l’excès du triomphe par le frein de la charité chrétienne. « Écoutez pourtant ceci, dit en terminant lardent orateur, car cela vaut la peine d’être entendu et suivi. N’usons point avec insolence du temps favorable. Ne nous montrons point durs pour ceux qui nous ont fait tort. Ne faisons point nous-mêmes les choses que nous avons blâmées. Jouissant d'avoir échappé au péril , détestons tout ce qui tendrait aux représailles. C’est une peine qui doit sembler suffisante aux hommes modérés, que de voir ceux qui les ont injuriés frappés de crainte et souffrant dans leur conscience les tourments dont ils sont dignes. Ce que l’on craint, on le souffre déjà par avance, elle méchant est pour lui-même le plus rude des bourreaux. Ne mesurons donc point la colère à l’offense, et ne cherchons pas des châtiments qui lui soient proportionnés. Mais puisque nous ne pouvons tout punir, pardonnons tout, et montrons-nous en cela meilleurs et plus grands que ceux qui nous ont offensés. Faisons voir ce que leurs dénions leur enseignent, et ce que nous avons appris de Jésus-Christ, lequel n’a pas retiré moins de gloire des souffrances qu’il a subies que de l’usage qu’il n’a pas voulu faire de sa puissance... El s’il y a parmi vous quelqu’un dont lame soit irritée et demande la vengeance, qu’il la laisse à Dieu et à son jugement, et qu’il craigne de diminuer la peine à venir par la peine présente. Ne méditons point des exils et des proscriptions; ne traînons personne devant le juge; que le fouet ne retentisse pas dans nos mains; en un mot, ne faisons rien de ce que nous avons souffert »

Il ne faut attendre de Libanius, ni cette bailleur d’instructions morales, ni ce torrent impétueux d’éloquence. Encore moins y faut-il chercher un jugement qui mérite confiance. On devine à quel excès d’emphase peut se porter l’habitude du panégyrique, combinée avec un sentiment vrai de dévouement. Ce n’est point l’éloge, c’est l'apothéose de Julien. Pourtant l’orateur éprouvait une émotion sincère, et le héros avait des vertus qu’on pouvait louer. On retrouve donc dans le langage de son ami, ce jour-là, par exception, à travers les ridicules habituels de la vanité littéraire, un grain de vérité qui relève l’insipidité des conventions de l’école.

Il n’y a pas jusqu’à la peinture même de sa douleur qui ne soit à la fois touchante et comique. «Nous étions dans l'attente, dit-il, souhaitant que nos pressentiments fussent trompés, quand une affreuse nouvelle est venue comme un trait percer nos oreilles : Julien mort et ramené dans un cercueil, et le sceptre entre les mains de je ne sais qui! Les Perses maîtres de l’Arménie et de tout ce qui leur convenait! Je jetai aussitôt les yeux sur mon épée, pensant qu’il n'y avait point de mort violente qui ne me fut désormais moins pénible que la vie. Ensuite je réfléchis à la loi de Platon, qui défend à tout homme d’opérer lui-même sa propre délivrance, et je songeai qu’allant par cette voie chez Pluton, j’y serais accusé devant lui; certes on me reprocherait de n’avoir pas attendu les décrets de Dieu. Puis il me sembla que c’était mon devoir de vivre pour faire l’oraison funèbre d’un tel homme.»

Mais son respect pour la volonté des dieux, assez fort pour lui faire supporter l’existence, n’empêche pourtant pas Libanius d’accuser en termes très-libres l’abandon où ces mêmes dieux ont laissé leur défenseur. « A qui dois-je m’en prendre parmi les dieux, s’écrie-t-il, ou plutôt qui ne dois-je pas accuser? car tous également ont manqué aux soins qu’ils devaient prendre d’une tête si précieuse. Ils ne se sont souvenus, ni de tant de victimes, ni de tant de sacrifices, ni de tant de parfums brûlés sur leurs autels, ni de tant de sang répandu et le jour et la nuit! Car il ne faut pas dire qu’il bouclait les uns et qu’il négligeait les antres, comme faisait l’Étolien qui oubliait Diane dans le partage de ses offrandes. Mais tout ce que les poètes nous ont appris à connaître en fait de divinités, dieux et déesses, dieux pères et dieux engendrés, dieux souverains et dieux inférieurs, il adorait tout également; à tous il offrait en abondance les brebis et les bœufs. Aussi je me disais souvent : Il ne manque rien à cet homme; ses chevaux sont vîtes, ses archers habiles, ses oplites vigoureux, toute son armée brave comme les Dix mille de la Grèce. Mais il a de plus autour de lui tous les dieux, petite armée qui peut beaucoup. Il saura obtenir d’eux qu’ils se montrent à découvert aux yeux de ses ennemis; et j’espérais que les trombes, les foudres, les éclairs et les autres traits du ciel, viendraient fondre sur les Perses. Mais voilà la justice de ces dieux: ils se sont laissé rassasier de graisse; ils lui ont fait les plus brillantes promesses. D’abord ils ne lui ont rien refusé; à la fin ils ont tout perdu. Us l’ont attiré, comme le pêcheur prend le poisson, par l’hameçon, et c’est par les mains de l’Assyrien déjà vaincu qu’ils l’ont livré à la mort. On dira donc désormais : Il avait raison celui dont on s’est tant moqué (Constantin ou Constance), qui vous avait, ô dieux, déclaré une guerre acharnée et violente, qui avait éteint votre feu sacré, qui a fait cesser la beauté de vos sacrifices, qui a foulé aux pieds vos autels, détruit et fermé vos temples, qui a laissé profaner vos sanctuaires par ses courtisans, et qui, abolissant votre ancien culte, a livré votre héritage à un homme mort que personne ne connaît» «C’en est fait, s’écrie-t-il un peu plus loin? Qui est-ce qui a fabriqué le fer qui devait porter un si grand coup? Quel démon a conduit vers l’empereur l’audacieux qui l’a frappé et a dirigé la pointe vers son flanc? Ah! ce n’est point son génie qui l’a perdu, c’est l’excès de son ardeur à courir de toutes parts pour exciter la paresse de son armée! Lui, il ne pensait point à son corps; mais Vénus ou Minerve, comment n’ont-elles point songé à enlever le trait de sa blessure, elles qui autrefois ont bien su secourir, l’une Ménélas, l’autre Paris, cet homme criminel, justement immolé? Quel tumulte s’est élevé alors dans le ciel? Qui s’est levé pour accuser Mars, comme jadis fit Neptune?... Pleurons-le tous, philosophes ! pleurons le seul homme dont le génie sut pénétrer tous les secrets de Platon ! Orateurs, pleurons celui qui excellait à parler lui-même et à apprécier la parole des autres... O malheureux paysans, qui allez être la pâture des exacteurs! Malheureux magistrats, dont toute la vertu s’évanouit! Gémissements des pauvres, que vous ébranlerez désormais inutilement les airs! Pleurez, légions de soldats, vous perdez un roi qui vivait comme l’un de vous!... Mais respirez à l’aise, ô Celtes; Scythes, faites des chœurs de joie; Sarmates, chantez l’hymne de Péan ! Votre joug est levé, et vos cous sont libres désormais... O le meilleur des souverains, tu méditais de grandes choses, et tu m’avais choisi pour les louer, et tu me demandais les paroles égales à tes hauts faits. Et moi, je tendais déjà toutes les forces de mon esprit, pour approcher de la hauteur de tes actions, comme un lutteur prend soin de tenir tous ses membres en bon étal à l’approche d’un grand adversaire. Mais j’élèverai la voix et je parlerai, et je ne souffrirai point qu’un injuste silence couvre les exploits, et d’autres entendront ce cantique. Il est mort, celui qui avait remporté tant de victoires! Agamemnon fut blessé, mais il n’était roi que d’Argos; Cresphonte aussi, mais il ne gouvernait que Messine; Codrus, mais il obéissait à un oracle; Ajax, mais c’était un général sans grandeur d’âme; Achille, mais il était l’esclave de la volupté et livré à la colère; Cyrus, mais il avait des fils; Cambyse, mais il était en démence; Alexandre périt, mais non de la main d’un ennemi, et d’ailleurs il avait donné matière à l’accuser. Mais celui-ci avait étendu son empire depuis le soleil levant jusqu’au soleil couchant; son âme n’était pleine que de vertus; il était jeune et sans héritier. Un inconnu l’a frappé. Alors j’ai regardé vers le ciel pour voir s’il ne pleuvrait pas des gouttes de sang, comme Jupiter en fit pleuvoir pour arroser le corps de Sarpédon. Je n’en ai pas vu; mais peut-être sont-elles tombées sur le cadavre, et peut-être ne les a-t-on pas aperçues au milieu de la poussière et delà mêlée... Oh! quelle perte! Oh! quelle vieillesse infortunée est la mienne! je pleure à la fois mon souverain, comme tous les Romains, et pour moi-même un ami, un compagnon... Déjà j’avais préparé un discours qui devait être le remède des maux de ma pairie, et tu es mort! Mon remède n’a pas vu le jour, et je suis devenu sans force pour enfanter désormais des discours, comme les femmes qui, à force de souffrances, deviennent stériles et ne peuvent plus concevoir.»

Telle est la première pièce, où l’on saisit encore quelques accents d’une douleur vraie. L’autre discours, plus long, plus étudié, composé à tête plus reposée, est une œuvre de parti qui a des prétentions historiques. C’est un récit de la vie de Julien, écrit dans le style le plus contourné, où il est très-difficile de suivre la série des faits à travers l’abondance des allusions, des parenthèses, des lieux communs de rhétorique, et où la vérité est très-résolument contredite toutes les fois qu’elle pourrait nuire à la gloire du héros. Le but de ce long morceau apparaît tout entier dans sa péroraison. Il s’agit de justifier pleinement Julien du mauvais succès de l’expédition de Perse. La grande et capitale faute de Julien, l’incendie de la flotte, y est racontée en détail et défendue avec un luxe de mauvais arguments. Pas un mot des malheurs et des souffrances qui précédèrent le jour fatal. Julien est mort, tué on ne sait par qui, en pleine victoire, au moment où les Perses ne pensaient qu’à se jeter à ses pieds pour obtenir miséricorde. La paix et ses dures conditions sont l’œuvre toute gratuite de la faiblesse du successeur; et qui sait si le coup fatal n’est pas parti d’un de ses amis? Ces charitables insinuations étaient lues sans doute en petit comité, dans une de ces réunions d’amis auxquels Libanius faisait connaître souvent la partie la plus délicate de ses œuvres, les portes fermées, et en leur recommandant de contenir leur enthousiasme et de se contenter d’une admiration silencieuse . Puis on les faisait circuler sous le manteau parmi tous ceux que la gloire de l’État touchait plus que la liberté de l’Église.

Le but fut atteint en partie. Pendant que toutes les chaires retentissaient d’invectives contre la mémoire de Julien, sa gloire militaire seule restait intacte. La justice qu’on lui refusait sur d’autres points, on la lui accordait sur celui-là, et presque trop généreusement. En condamnant en lui l’apostat, on continuait à admirer le général; sa mort faisait oublier ses imprudences, et l’on aimait à dire, que s’il avait vécu, son génie aurait trouvé des ressources pour tout réparer. Jovien , accablé par cette comparaison, ne profitait donc nullement de la réaction opérée en faveur du christianisme; il se débattait au contraire péniblement dans les conséquences de son douloureux traité. Arrivé à Nisibe, il n’eut point le courage de pénétrer dans celte ville désolée, et, restant sous la lente dans la plaine voisine, il fit seulement savoir aux habitants qu'ils avaient le choix, ou de rester dans leurs murailles pour y subir le joug des Perses, ou d’émigrer en masse sur le territoire romain. Son envoyé fut accompagné par le plus considérable des seigneurs perses qu’il avait gardés comme otages, et qui avait réclamé et obtenu la permission de prendre, au nom de son souverain, possession de la citadelle. A peine le Perse était-il entré qu’on vit les aigles romaines abattues sur les remparts, et dresser à sa place l’étendard bien connu des Sassanides. A ce signe de captivité, un douloureux murmure s’éleva dans toute la ville. Il fallait donc, ou quitter le sol natal, ou cesser d’être Romains. Cette dure alternative pénétrait tous les cœurs de désespoir. Il fallait livrer ces remparts arrosés du sang généreux des défenseurs de l’empire, si récemment bénis par une main héroïque! Tout pleins encore de l’esprit que le valeureux Jacques leur soufflait du fond de son tombeau, petits et grands, riches et pauvres, tous les Nisibiens voulaient tenter un dernier effort. Qu’on les laissât faire seulement, disaient-ils; ils n’avaient besoin de personne; ils chasseraient bien l’ennemi à eux tous seuls. La curie en masse alla trouver l’empereur et, lui portant une couronne, le supplia de les laisser courir cette fortune. Jovien fut inébranlable: «J’ai promis, dit-il, je dois tenir». Il refusait même de recevoir la couronne, hommage d’une soumission qu’on ne lui devait plus. Ce scrupule était peu compris : on lui représentait en vain les souvenirs du sénat romain brisant hardiment le traité signé sous les fourches caudines; on lui rappelait que, dans la der­nière défense de la ville, c’était son beau-père Lucilien qui commandait, et qu’on lui avait plusieurs fois sauvé la vie. Constance, lui disait-on, a été vaincu à plusieurs reprises, sans céder un pouce du territoire. Voyant enfin que rien ne réussissait à le loucher, un avocat du nom de Sylvain, saisit la couronne et la lui mettant de force sur la tête, s’écria avec dépit: «Tiens, empereur, et puisses-tu être couronné de la môme manière par tontes les autres villes!» L’honnête Jovien, ainsi insulté en face, finit pourtant par se fâcher, et déclara qu’il fallait, sous peine de mort, que tout le monde fût sorti avant trois jours.

Le défilé de cette foule enlevée à sa patrie, qu’elle avait si bien mérité de ne jamais perdre, présenta le plus lamentable spectacle. L’air retentissait de gémissements; les routes étaient couvertes de femmes, les cheveux épars, d’enfants, de vieillards en pleurs, el jonchées de tous les meubles, de tous les objets précieux que chacun essayait d’emporter au hasard et laissait bientôt tomber par fatigue. Ce triste convoi fut dirigé sur le bourg d’Amide, où des logements étaient préparés, et qui devait devenir la métropole de la partie conservée de la Mésopotamie

Jovien lui-même ne quitta les environs de Nisibe, qu’après s’être assuré que tous les citoyens étaient sortis en sûreté, et qu’il ne laissait à l’ennemi que des murailles vides. Il se serait volontiers rendu tout droit à Constantinople, où l’attendaient son vieux père, sa femme et son jeune enfant, et où il aurait reçu plus tôt des nouvelles d’Occident, dont il était toujours fort in­quiet. Mais Antioche aurait pu être blessée de cette marque d’indifférence, et il importait de ménager une population ombrageuse. Il fallut donc faire reprendre à l’armée décimée et humiliée la même route qu’elle avait naguère parcourue triomphante. Le voyage fut triste, et l’accueil partout très froid. A Antioche même, où il arriva dans le courant d’octobre, le prince, que personne ne connaissait auparavant, ne plut que médiocrement. On le trouvait trop grand et trop beau. «Il a l’air de Paris, disait-on; c’est la même beauté, et aussi le même bonheur à la guerre.» On s’était souvenu de la Bible contre Julien : on se souvint d’Homère contre son successeur, et plusieurs placards furent affichés dans les rues, portant des vers de l’Iliade, assez habilement détournés de leur sens pour former d’injurieuses allusions.

Mais ce n'était pas tout : il n'avait pas eu le temps de reposer une nuit au palais, qu’il était déjà assailli par des difficultés de toute nature qu’un esprit très simple comme le sien n’était nullement propre à résoudre. Il fallait mettre ordre à la plus effroyable anarchie religieuse qui eût jamais paru, congédier le paganisme évoqué par Julien, et fermer la porte à l’hérésie qui commençait à s’agiter de nouveau sur la tombe encore si récemment fermée de Constance. Que faire d’abord de tous les philosophes, sophistes, augures, prêtres, charlatans de toute espèce, dont Julien avait rempli tous les postes éminents, et qui encombraient les abords de la cour ? Fallait-il fermer leurs chaires, détruire leurs temples à peine rouverts, renverser leurs autels et livrer leurs personnes à toutes les rigueurs des lois existantes, pour les punir des crimes de magie et de divination par eux commis de complicité avec un empereur? Il ne manquait pas de gens pour conseiller à Jovien ces exécutions sommaires. On lui représentait tous les philosophes en masse (et non sans quelque apparence de vérité) comme des ennemis de son pouvoir; et Libanius en particulier lui était signalé comme donnante ses regrets, prolongés un éclat presque séditieux. Jovien n’aimait pas à se croire tant d’ennemis, et hésitait à frapper tant de victimes; mais il ne savait pas bien ce que lui commandait son devoir de chrétien. Pendant qu’il balançait, plusieurs gouverneurs de province allaient plus vite en besogne, et même sans attendre d’ordres se débarrassaient au plus tôt de l’appareil comme du personnel de tout le culte païen. Il commençait à être de règle dans l’administration romaine qu’on changeait de religion en même temps que d’empereur. Dans quelques villes, les philosophes étaient maltraités et traînés en justice, et les autres fuyaient au plus vite, éprouvant une véritable crainte ou feignant l’épouvante pour exciter l’intérêt publie1. Ils quittaient précipitamment le costume qui les faisait reconnaître, jetant le bâton et la besace, coupant leur barbe. Il fallait prendre un parti pour les rassurer ou les poursuivre.

La conscience chrétienne de Jovien , déjà fort troublée sur ce point, éprouvait une perplexité bien plus grande encore en se trouvant aux prises avec les différentes sectes chrétiennes. Et en effet la conciliation, si généreusement poursuivie et si habilement opérée par Athanase à Alexandrie, n’avait, comme on l’a vu, qu’imparfaitement pansé les plaies de l’Église. Des trois groupes que nous avons distingués au sein de l’Arianisme, et qui s’étaient tour à tour disputé la faveur de Constance, il en était deux au moins que la pacification d’Alexandrie n’avait pu toucher en aucune manière. Elle n’avait point atteint tout le groupe des Ariens extrêmes, connus sous le nom d’Anoméens, et, commandés par Aélius et Eunome, son confident. Tous ceux-là, chefs et fauteurs de l’hérésie, étaient comme tels, les uns nommément, les autres implicitement, exclus de la paix par les décrets mêmes du concile. Ils n’en étaient que plus exaspérés, et ils recueillaient dans leurs rangs tous les prélats politiques et courtisans, auteurs de la formule de Rimini, comme Eudoxe et Acace de Césarée, qui avaient cédé à tous les caprices de Constance, mais qui, pâlissant au seul nom d’Athanase, étaient avant tout décidés à ne rien accepter d'une telle main. Enfin même, dans le troisième parti, celui des semi-Ariens, auquel le concile d’Alexandrie s’était particulièrement adressé, son succès, bien que réel, n’était pas complet. S’il avait réussi à rallier le plus grand nombre des esprits simples, peu compromis dans la lutte et plus égarés que pervertis, en revanche ceux qui avaient joué un plus grand rôle dans les conciles et dans les débats de l’Eglise, comme Macédoines de Constantinople, Basile d’Ancyre et Eleuze de Cyzique, se montraient plus difficiles à persuader. Ayant au fond conscience de leur erreur, ils ne pouvaient dépouiller leur orgueil au point de venir prendre rang derrière l'homme qu’ils avaient si longtemps persécuté, et solliciter humblement son pardon. L’importune présence d’un ennemi si détesté les retenait dans un état de schisme discret, mais obstiné, dont eux-mêmes ils avaient peine à bien indiquer la nuance, mais dont ils se refusaient à franchir la ligne indécise. Par un nouveau changement de front, ce n’était plus précisément sur le mot consubstantiel qu’ils disputaient. Ce terrain leur avait porté malheur, et ils commençaient à reconnaître qu’entre la foi de Nicée et le téméraire philosophisme d’Aétius il n’y avait pas de point suffisamment fixe pour s’y établir. Mais s’ils étaient disposés à admettre l’égalité des deux premières personnes de la Trinité, ils reportaient toutes leurs difficultés sur la troisième. Que le Fils fût égal au Père en substance et en dignité, passe encore; mais prétendrait-on leur faire faire reconnaître que le Saint-Esprit, à peine nommé, suivant eux, dans les Ecritures comme personne distincte, entrât aussi en participation de la Divinité? C’était là la difficulté soulevée en dernier lieu par Macédonius, et qui allait offrir une retraite au noyau très-réduit des semi-Ariens, chassés de leur position primitive par les traits croisés d’Athanase et d’Aétius.

Tontes ces divisions, contenues dans la dernière année du règne de Julien par l’angoisse commune de tout ce qui portait le nom de chrétien, éclatèrent de nouveau lorsque le fardeau qui pesait sur la tête de chacun se trouva soulevé. Aussitôt que l’on sut qu’il y avait un empereur chrétien, ce fut parmi les hérétiques de toutes nuances à qui s’emparerait le premier de son esprit. Déjà, à Edesse, avant qu’il fût parvenu à Antioche, Jovien avait rencontré deux ecclésiastiques de sa parenté, nommés Candide et Arrien, qui étaient de la secte d’Aétius el venaient lui parler en faveur de leur maître. A Antioche même, on lui remit une lettre signée des principaux semi-Ariens, Basile d’Ancyre, Sylvain de Tarse, et d'autres qui le priaient au contraire de se garder de la doctrine d’Aétius et des Anoméens, d’en revenir à ce qui avait été décidé par le concile de Séleucie, ou bien de convoquer lui-même un nouveau concile auquel ils offraient de venir à leurs propres frais. Ils étaient prêts à partir, ajoutaient-ils, et s’ils ne se mettaient pas en route, c’était uniquement pour ne pas t’importuner dé tour présence

Un enfant des camps, très-attaché à la foi, mais sans bien la connaître, et la pratiquant plus mal encore, était l’homme du monde le moins propre à se tirer de tels embarras. «Je déteste les querelles, dit le bon empereur à celui qui lui apportait la lettre, et j’aime tous ceux qui savent vivre en paix.» Sa peine était très grande et, pour en sortir, il aurait bien volontiers recouru au moyen le plus simple, qui était d’aller trouver son évêque pour lui demander ce qu’il fallait penser de ces divisions, et quelle conduite il devait tenir. Mais, surcroît d’embarras, Antioche n’avait pas moins de trois évêques chrétiens. Il y avait d’abord Euzoïus, ancien ami d’Arius lui-même, institué par Constance peu de temps avant la mort de ce prince, et qui avait reçu les aveux suprêmes du dernier fils de Constantin. Celui-ci inclinait vers la nuance la plus exaltée de l’Arianisme. Puis il y avait Mélèce, dans sa jeunesse semi-Arien, mais rentré de très bonne heure dans la communion des orthodoxes. Enfin il y en avait un troisième nommé Paulin, consacré par Lucifer de Cagliari et chéri de la petite secte de catholiques purs qui avaient blâmé comme une faiblesse les démarches conciliantes d’Athanase et les décrets indulgents de l’assemblée d’Alexandrie. Ceux-là se disaient les orthodoxes et les chrétiens par excellence; ils n’avaient jamais faibli, et faisaient société à part depuis trente ans.

Ne pouvant trouver ni en lui-même, ni à côté de lui, les lumières dont il avait besoin, Jovien fut inspiré d’une idée lumineuse qui fait honneur à la droiture de son cœur et de son sens. Parmi toutes les grandes ligures de l’Eglise qu’on lui avait appris à révérer dès son enfance, il en était une qui dominait toutes les autres, et qui semblait planer entre le ciel et la terre, environnée de l’auréole du martyre et de la gloire. C’était Athanase, le chef reconnu de la plus grande, de la plus sainte partie de l’Eglise chrétienne. El pourtant de tous les prélats chefs de partis, c’était le seul qui ne se pressât point de lui écrire ou de lui faire parler. Jovien, sans attendre davantage, résolut de demander conseil à Athanase sur ce qu’il devait croire, comme chrétien, et faire, comme empereur.

Mais où était cet Athanase, et où le trouver? car on disait qu’il avait disparu depuis son quatrième exil, sans indiquer le lieu de sa retraite. La recherche ne fut pas longue : courrier par courrier, on fit savoir en effet à l’empereur qu’Athanase était tranquillement à Alexandrie, dans le palais épiscopal. Un jour, le lendemain de celui où on avait appris la mort de Julien, le peuple étant rassemblé dans l’église, il avait paru tout à coup, était monté à sa place ordinaire, et avait fait continuer l’office comme d’habitude, sans paraître ni partager ni comprendre l’émotion que causait sa présence. La foule l’avait reconduit en triomphe à sa demeure, et le sol d’Alexandrie ne se ressentait déjà plus de la pluie d’orage dont la petite nuée passagère de l’impiété l’avait un instant recouvert. Sur-le-champ, et pour tout mettre en règle, Jovien envoya au prélat un ordre de rappel conçu dans les termes les plus respectueux, le félicitant sur son courage qui lui avait fait considérer toutes les menaces des tyrans «comme l’écume de la mer,» et le priant d’offrir à Dieu, pour lui, ses précieuses prières. Puis, par une seconde lettre, simultanément envoyée, «il le conjura , dit saint Grégoire, de lui enseigner la vérité sur notre foi démembrée, lacérée, divisée en mille opinions diverses, afin d’y ramener tout le monde, s’il était possible, par la vertu du Saint- Esprit; et si une telle réunion ne se pouvait pas, de rester au moins lui-même attaché à la meilleure doctrine et de lui prêter appui pour être soutenu par elle à son tour. »

Une telle lettre eût comblé de joie quelque évêque arien, et l’eût fait accourir tout exalté à la cour pour s’emparer du pouvoir : Athanase la reçut sans s’émouvoir, et ne mit aucun frivole empressement à répondre. Comme s’il se fût méfié de ses propres lumières, il appela auprès de lui les évêques de sa province, et, de concert avec eux, il rédigea, pour être mise sous les yeux de l'empereur, une consultation qui porta uniquement sur les points de dogme et de foi. Nulle allusion à la politique; nul conseil sur les mesures à prendre ou les lois à faire; nulle ingérence, en un mot, dans le domaine du gouvernement. L’évêque éclairait la conscience du fidèle, sans se mettre en devoir, en aucune manière, d’inspirer la conduite de l’empereur.

La pièce commençait dans ces termes pleins de noblesse : «C’est une chose qui sied fort à un prince pieux que le désir de s’instruire sur les choses du ciel; et c’est par là que, véritablement, votre cœur sera placé dans les mains de Dieu. Puis donc que votre piété souhaite apprendre de nous quelle est la foi de l’Église catholique, après avoir rendu grâces au ciel de vous voir un tel désir, nous avons pensé que rien ne convenait mieux que de rappeler à votre religieux souvenir la foi professée par nos pères à Nicée. Quelques hommes, il est vrai, ont répudié cette croyance, lesquels nous ont tendu beaucoup de pièges, parce que nous ne voulions pas suivre la secte d’Arius, et ils ont été cause de beaucoup d’hérésies et de schismes dans l’Église catholique. Mais la foi saine et véritable de Jésus-Christ est restée manifeste pour tous, telle qu’elle se lit distinctement dans les saintes Écritures. Les saints l’ont scellée par leur martyre; et maintenant, délivres de leurs peines, ils se reposent dans le Seigneur. El elle serait restée sans atteinte, si la malice de quelques hommes n’avait essayé de la dénaturer... Sachez donc, religieux empereur, que c’est là ce qui a été annoncé dès le  commencement es âges... et que toutes les églises répandues par le monde y rendent témoignage, celles d’Espagne, de Bretagne, de Gaule, de toute l’Italie, de la Dalmatie, de la Dacie, de la Mésie, de la Macédoine et de toute la Grèce, et toute l’Afrique, la Sardaigne, Chypre, la Crète, la Pamphylie, la Syrie, l’Isaurie, l’Egypte, la Libye, le Pont et la Cappadoce... Nous connaissons la foi de toutes ces nations, on pour en avoir entendu l‘expression de leur bouche, ou pour, en avoir reçu le témoignage écrit; et un petit nombre d’hommes qui la contredisent ne peuvent prévaloir contre la terre tout entière. (Suivait le texte du symbole de Nicée, rapporté tout entier, sans addition et sans commentaire.) Et voilà, religieux empereur, disaient les rédacteurs de la lettre en terminant, dans quelle foi il faut demeurer, car elle vient de Dieu et des apôtres.»

Et en même temps, pour suivre sous toutes les faces et relancer dans toutes ses retraites l’hérésie qu’il chassait devant lui depuis plus de quarante années, Athanase publiait et répandait en Egypte un long traité dogmatique qu’il avait composé dans les loisirs du désert, sur la divinité du Saint-Esprit. C’était la dernière transformation et comme le dernier masque de l’Arianisme qu’il secouait d’une main vigoureuse; et, cette fois encore, il contraignait l’hérésie, comme le Protée de la fable, à apparaître au jour sous ses véritables traits, ceux de la vieille idolâtrie, qui accordait à une créature les honneurs divins, en refusant au Dieu suprême toute communication avec le monde. Il épuisait toutes les ressources de son langage, toutes les métaphores de sa riche imagination, pour donner une apparence d’explication sur les rapports mystérieux des trois personnes divines entre elles, et faire pénétrer dans ces ombres de la foi quelque reflet de lumière. Le Père est la source, le Fils le fleuve qui en sort, le Saint-Esprit l’eau du fleuve que boit l’âme fidèle : le Père est la lumière, le Fils la splendeur, le Saint-Esprit le rayon. Puis, lassé lui-même de ses efforts impuissants pour faire comprendre l’inintelligible, il en revient aux textes de l’Écriture et entasse verset sur verset pour montrer la même action, le même rôle, attribué indifférentement, en plus d’un endroit, au Fils et au Saint-Esprit; enfin, dans l’impuissance de la raison à sonder de telles profondeurs, il la traîne humblement aux pieds de l’autorité: «La Divinité, dit-il, ne peut être atteinte par des démonstrations logiques; on y arrive par la foi et les raisonnements de la piété fails avec circonspection.»

La lettre et les instructions d’Athanase furent reçues par Jovien avec un mélange de joie et de respect. Ce langage convenait à son esprit droit et soumis. Il était catholique dès son enfance; il le devint encore davantage, et plus éloigné que jamais des hérésies. Mais il n’était pas homme à se contenter de directions aussi générales, et il lui fallait, pour agir, des conseils plus précis. Ne pouvant les obtenir, par écrit, de la réserve d’Athanase, il se décida à le mander auprès de lui, et lui envoya une invitation formelle de venir à sa cour. Athanase, on l’a vu, n’avait point de goût pour ces sortes de convocations. Il respectait les princes, mais ne les recherchait pas; il avait fait de leur humeur mobile une expérience qui n’atténuait pas la répugnance naturelle à toute âme indépendante pour l’atmosphère des cours. Pressé cependant par les conseils de ses plus sages amis, et en particulier des vertueux solitaires Théodore de Tabenne et Pammon d’Antinoé, il se décida à partir pour Antioche, plutôt encore dans la crainte de décourager par un dédain affecté les bons sentiments de l’empereur que dans l’espoir de tirer du pouvoir impérial aucun appui durable pour la vérité.

Il arriva donc à Antioche; mais on chercherait vainement dans ses œuvres les détails de son entrevue avec Jovien. Accueilli dans ce même palais d’où Libanius sortait naguère le visage radieux et illuminé par le soleil de la faveur, Athanase n’a pas jugé à propos, comme le rhéteur, de tenir note de tous les sourires ou de tous les compliments qu’il obtint du maître du monde. Parlant toujours, même à l’empereur, le langage affectueux et sévère de l’Evangile, il ne songea point à donner à des flatteries un tour gracieux et littéraire, dont le modèle dût être conservé pour la dernière postérité. Mais, s’il se tut, par indifférence peut-être encore plus que par discrétion, sur les détails d’une intimité royale qui tint si peu de place dans son existence, ses actes ou plutôt ceux, de Jovien parlèrent pour lui. Par les décisions du souverain on peut deviner aisément quelles furent les inspirations du conseiller.

La règle de conduite adoptée par l’empereur et consacrée, on n’en peut douter, dans une loi formelle, fut de laisser à chacun pleine liberté d’adopter et de suivre la religion qui lui convenait. Païens, Ariens de toutes sectes, et catholiques, tous durent également avoir la faculté de professer leur culte et d’aspirer sans distinction à toutes les dignités de l’État. Les scandales seuls de la magie avec ses orgies souvent sanglantes, restèrent exclus de cette liberté commune.

Après les égards témoignés à la conscience, vinrent les hommages dus à la vérité. L’armée retrouva ses étendards, symboles de la protection divine et consacrés par la victoire; ‘Église recouvra toutes les franchises, toutes les immunités nécessaires au plein exercice de son culte et aux bienfaits de sa charité. Mais Jovien tempéra cependant ses faveurs dans la mesure nécessaire pour ne pas accroître le malheur des temps par des contributions excessives ou d’injustes dispenses des services publics. C’est ainsi que la ration de blé assignée à chaque église par Constantin pour d’entretien de ses ministres, fut provisoirement, en raison de la famine et tant que durerait la disette, réduite au tiers de son chiffre nominal. Lue disposition spéciale, enfin, assura aux saintes tilles qui se consacraient à Dieu la protection de la loi contre la brutalité de la soldatesque et de la populace.

Dans l’application, ce fut la même sagesse et la même douceur. La voie de liberté, tracée par Athanase à Jovien, ne fut point, comme celle que Julien avait semblé ouvrir aux chrétiens, semée de pièges et d’embûches. Tout fut franc et sincère, et l’effet répondit aux paroles. Nulle délation, nulles représailles. Libanius convient lui-même que, dénoncé à Jovien, il ne fut pas même inquiété. En admettant son témoignage, nous ne sommes pas obligés de croire, comme lui, que, si Jovien l’épargna, ce fui parce qu’il pensa qu’on pourrait bien tuer sa personne, mais non la mémoire de ses écrits; de même que, si les temples commencés restèrent à demi bâtis et devinrent l’objet de la risée des chrétiens, on n’est pas tenu de supposer que ce lut la terreur seule qui empêcha de les achever

Les choses, en effet, abandonnées à l’action de la grâce et de la vérité, reprenaient tout simplement leur cours. Du moment où l’empereur n’intervenait plus pour faire des hérétiques ou des païens, le paganisme rentrait dans l’ombre, et l’hérésie s’affaissait. De toutes parts, pendant les derniers mois de cette année 363, commencée sous de si tristes auspices, on put signaler, par l’heureux effet des conseils d’Athanase, un vif mouvement de retour des populations vers la pure foi catholique. D’Occident en Orient le même souffle sembla s’élever. À Antioche, sous les yeux de Jovien, une réunion de vingt-sept évêques, dont beaucoup avaient partagé les erreurs des semi-Ariens, ou même figuré dans des rangs plus avancés, vint offrir à l’empereur une adhésion très explicite au symbole de Nicée. La vivacité de ce repentir pouvait bien, à la vérité, être mélangée de quelque secret désir de plaire; mais à l’autre extrémité de l’empire et à des distances où l’autorité se faisait à peine sentir et où la faveur n’arrivait pas, en Gaule, par exemple, et en Italie, Hilaire et Eusèbe de Verceil recueillaient chaque jour beaucoup de conversions analogues. Ces deux saints évêques parcouraient ensemble, par l’ordre et avec l’aide du pape Libère, toutes les provinces qui avoisinaient les Alpes, exhortant, instruisant, versant partout le baume sur les plaies encore saignantes, et recueillant les pénitents avec cette indulgence paternelle qui convient aux âmes sans reproche. Nulle part ils ne rencontraient de résistance obstinée, et si leur mission de paix était entravée par quelques obstacles, ils leur étaient suscités, non par des Ariens, mais par un petit nombre d’orthodoxes excités par Lucifer de Cagliari, et qui, tout enorgueillis encore du courage qu’ils avaient déployé dans les temps de persécution, répugnaient à tendre la main aux évêques qui avaient faibli. Libère fut obligé de réprimander assez publiquement cet excès de zèle. Mais cette imprudente exaltation même prouvait que des jours de triomphe s’ouvraient de nouveau pour la foi de Nicée. Athanase, qui surprenait à regret les mêmes sentiments dans le petit troupeau de Paulin à Antioche, se vit pourtant obligé de ménager d'anciens frères d’armes qui lui avaient été fidèles dans des jours de péril, et ne put venir tout à fait à bout de les convaincre. Il se borna à déposer dans les esprits de tous les partis des germes de conciliation qui furent assez lents à fructifier.

Devant ce retour inattendu de la fortune et de la popularité, les prélats politiques, qui avaient si longtemps manœuvré dans les querelles religieuses, en poursuivant pour but unique le succès de leur ambition, se sentaient fort déconcertés. Pour eux la liberté n’était rien : c’était la faveur qu’ils recherchaient; la disgrâce était, à leurs yeux, la plus cruelle des persécutions. Trouver du mémé coté Athanase et l’empereur, l'ennemi qu’ils avaient juré de perdre et le maître qu’ils auraient voulu séduire, c’était un cruel embarras. Fallait-il se rétracter ou se retirer? s’infliger le désaveu de tout son passé, ou se résignera n’avoir point de crédit? se réconcilier avec Athanase, ou rester brouillés avec le prince? Dans cette alternative douloureuse, chacun se détermina suivant que l’emportait chez lui l’orgueil ou l’ambition. Acace de Césarée, par exemple, digne successeur d’Eusèbe, ne rougit pas de venir apporter sa signature à la profession de foi catholique rédigée à Antioche. Il se promettait sans doute de ne pas se tenir pour plus engagé par cette souscription que son prédécesseur ne l’avait été par celle qu’il avait donnée au symbole de Nicée. D’autres, plus rebelles, résolurent de tenter un dernier effort sur l’esprit du prince. Tout espoir ne semblait pas perdu : il leur était déjà arrivé plus d’une fois de perdre leur cause en première instance, et delà gagner en appel. Constantin, Constance lui-même, les avaient accoutumés à bien des variations : bien souvent condamnés aujourd'hui, ils s’étaient vu glorifier le lendemain. Ils pouvaient espérer de Jovien les mêmes retours d’humeur. Et en effet, en ne lui supposant pas plus de lumières qu’à Constantin, les ambitieux raisonnaient juste; mais ils avaient oublié qu’il avait au moins plus de modestie, et qu’en matière de foi l’humilité est un meilleur guide que le génie.

Quoi qu'il en soit, on monta tout un petit drame pour être joué devant l’empereur. On fit venir d’Alexandrie un certain nombre d’Ariens, et entre autres un nommé Lucius, consacré évêque, après la mort de Georges, par un très-faible noyau d’hérétiques obstinés, mais dont l’obscure nomination n’avait été reconnue au dehors par aucun prélat de quelque importance. On lui donna pour instructions de redire à Jovien toutes les calomnies qui avaient couru contre Athanase depuis près de quarante ans déjà, et qui avaient été tant de fois discutées et détruites, afin de tâcher de l’engager par là à ouvrir une nouvelle enquête. Pour atteindre ce but, au lieu de demander pour eux une audience qui leur eût probablement été refusée, on les plaça en faction à l’entrée d’Antioche, du côté de la porte Romaine, par où Jovien avait coutume de sortir pour aller passer des revues dans une plaine voisine de la ville. Dès qu’il parut: «Empereur, lui dirent les suppliants, en se jetant à ses pieds, an nom de votre piété et de votre dignité royale, écoutez-nous.

— Et qui êtes-vous? dit l’empereur surpris.

— Des chrétiens, Seigneur.

— Et de quel pays?

— D’Alexandrie.

—Et que voulez-vous?

—Nous supplions votre puissance de nous donner un évêque.

— Mais, reprit l’empereur, je vous ai déjà rendu celui que vous aviez depuis long­temps, Athanase.

— Il est vrai, Empereur; mais il y a déjà bien des années qu’il est proscrit et accusé. Constantin, Constance, chéris du ciel, le très-sage Julien, ont trouvé juste de le bannir

 Ces grands exemples auraient peut-être un peu troublé Jovien, qui, dans les légions où il avait vécu, n’avait pu suivre avec beaucoup d’attention l’histoire contemporaine. Mais, par bonheur, à ce moment, un officier de sa suite, mieux informé, se pencha vers lui et lui dit: «De grâce, Empereur, demandez à ces gens qui ils sont. Vous verrez que ce sont les débris du parti de ce méchant Cappadocien Georges, qui a mis la discorde partout où il a paru.» Jovien, profitant de l’avis et remis de son trouble, dit en riant aux pétitionnaires : «S’il y a vingt ou trente ans qu’on l’accuse, c’est une trop vieille accusation.» Puis il passa outre au galop et les laissa tout déconcertés.

Mais ils n’avaient pas fait un si long voyage pour se laisser rebuter par un premier échec. Ils insistèrent, assaillirent les abords de la cour, s’adressèrent aux eunuques, à l’évêque Euzoïus, demandantà être entendus et à pouvoir exposer tout au long leurs griefs. D’un autre côté, le bruit de leur démarche s’étant répandu à Alexandrie, les amis d’Athanase, toujours inquiets des caprices de la volonté impériale, dont ils avaient été si longtemps le jouet, et craignant qu’on n’abusât la conscience de Jovien, jugèrent à propos d’envoyer à leur tour une députation très nombreuse pour soutenir le débat et rectifier les faits. Il y eut donc en présence, à Antioche, deux troupes d’Egyptiens qui, se plaçant à plusieurs reprises sur le passage de Jovien, l'étourdirent de leurs réclamations et de leurs accusations contradictoires. «Je ne puis vous entendre au milieu de tout ce tumulte, leur dit-il enfin; la justice ne peut se distinguer au milieu de tant de violences. Nommez les uns et les autres deux députés, et je pourrai vous écouter.»

La conférence eut lieu, mais à ce qu’il paraît encore en présence de beaucoup de monde, et chacun des deux partis exposa ses griefs. Les catholiques eurent beau jeu à rapporter les méfaits de Georges et de ses amis; les Ariens furent plus intimidés et, n’osant reproduire contre Athanase des calomnies qu’ils craignaient de voir trop facilement détruire: «Il est vrai, dirent-ils, qu’il parle bien, mais il a de mauvaises intentions.

—Il suffit, dit l’empereur, que, d’après votre aveu même, il tienne un bon langage et donne de bons enseignements. Si son âme dément ce que sa langue enseigne, il n’y a que Dieu qui le sache. Nous autres hommes, nous entendons la parole, nous ne voyons pas les cœurs.

— Mais au moins, Seigneur, laissez-nous nous assembler en liberté.

— Et qui vous en empêche?

— Mais il nous traite d'hérétiques et d’inventeurs de dogmes nouveaux.

— Il a raison, si vous l’êtes, et c'est son métier.

— Il nous enlève les biens des églises.

— C’est donc l’argent, et non la foi, qui vous tient au cœur ; et c’est pour cela que vous m’êtes venus trouver? Laissez-moi, dit-il enfin; rendez-vous demain à l’église, vous y trouverez des évêques et Nemesinus (le greffier) : chacun signera la profession de foi qui lui convient, et Athanase sera là pour instruire ceux qui ne savent pas leur religion. En attendant, laissez-moi passer, je m’en vais au champ de manœuvre.

Et comme on l’empêchait de sortir en l'entourant, il ordonna à ses gardes, avec un peu d’humeur, de frapper à droite et à gauche pour lui frayer un passage.

Il n’atteignit pas la porte sans être arrêté par deux des réclamants qui voulaient tenter un dernier effort. C’étaient deux avocats, dont l’un prétendait que le trésorier d’Alexandrie lui enlevait sa maison pour la donner à Athanase. Jovien reconnut à quelques insignes de leur costume qu’ils n’appartenaient pas à la religion chrétienne, et dit à l’un: «Si c’est le trésorier qui vous dépouille, prenez-vous-en à lui, et non à Athanase.» Et à l’autre: «Qu’est-ce qu’un Grec comme vous a de commun avec des chrétiens?». Enfin, comme il sortait, les catholiques, encouragés par sa fermeté, lui amenèrent le prétendu évêque Lucius, en lui disant: «De grâce, empereur, regardez un peu l’évêque qu’ils se sont donné!» Il parait qu’en effet Lucius, disgracié de la nature, n’avait pas la tournure bien respectable, car Jovien, qui était d’un naturel gai, ne put s'empêcher de rire à sa vue: «Eh ! mon ami , lui dit-il, comment êtes-vous venu ici? par terre on par mer?

— Par mer, mon seigneur, dit Lucius en tremblant.

— En vérité, Lucius, que le Dieu du monde, le soleil et la lune, punissent les matelots qui vous ont amené ici et qui ont manqué une si bonne occasion de vous jeter à la mer?

—Cette plaisanterie, un peu militaire, fut le dernier trait de l’entretien, et Jovien défendit, sous des peines graves, à tous les gens de sa cour, de se faire désormais auprès de lui les instruments d’aucune délation

Le temps s’écoulait cependant, et Jovien ne voulait pas laisser commencer la nouvelle année sans aller prendre possession de la capitale de l’empire, où il devait recevoir les insignes du consulat. Il se sépara donc d’Athanase vers le commencement de décembre et se mit en route pour Constantinople à grandes journées. Les païens remarquèrent que, les jours qui précédèrent son départ, tous les présages étaient mauvais; l’hiver était déjà rigoureux, et les marches forcées coûtèrent la vie à beaucoup d'hommes et de chevaux. Arrivé à Tarse, Jovien se fil conduire au lieu de la sépulture de Julien, et ne la trouvant pas digne d’un empereur et d’un si grand capitaine, il donna des ordres pour faire embellir et enrichir le mausolée. A Tyane, èn Cappadoce, où il fit encore un temps d’arrêt, un courrier lui apporta d’assez tristes nouvelles de l’Occident. Son beau-père, Lucilien, après avoir reçu la soumission de l’Illyrie, avait passé dans les Gaules, accompagné de deux tribuns, pour y faire reconnaître également le nouveau pouvoir. La reconnaissance s’étant opérée sans difficulté, Lucilien, qui était d’un caractère sévère, avait cru pouvoir user de son autorité pour réformer quelques abus dans l'intendance de l’armée. Le comptable accusé, se vengea en semant dans les légions le bruit que Julien n’était pas mort, et qu’on les entraînait à leur insu dans la révolte. Cette fable trouva créance, et un grand tumulte s’éleva dans le camp, à la faveur duquel Lucilien et l'un des tribuns qui raccompagnaient furent mis à mort; l’autre officier, qui était le courageux chrétien Valentinien, trouva moyen d’échapper. A la vérité, dès le lendemain, les troupes étaient rentrées dans le devoir, et leur général Jovinus envoyait à l’empereur leur soumission, portée par les principaux officiers, auxquels Valentinien lui-même s’était joint. Mais Jovien n’en perdait pas moins un parent très-aimé, dont il estimait fort les lumières et dont il espérait se servir comme d’un auxiliaire utile.

Cette perte fut suivie d’une seconde qui ne lui fut pas moins sensible. Dès les premiers jours de son avènement, Jovien s’était proposé de partager avec son père la dignité consulaire. Il éprouvait beaucoup de joie à la pensée d’associer à son élévation ce vieillard, qu’il aimait beaucoup et qu’il avait hâte d’aller saluer dans sa nouvelle dignité. Varronien, de son côté, s’en réjouissait fort, et se plaisait à raconter à ses amis que toutes ses grandeurs lui avaient été prédites autrefois dans un songe, pendant que Jovien était encore tout enfant, et que, dès lors, il s’était toujours attendu à se voir un jour père d’un empereur, et élevé lui-même au rang de consul. Ce vœu innocent fut trompé au moment où rien ne s’opposait plus à ce qu’il fût satisfait. Varronien mourut subitement, sans avoir pu même embrasser le fils qui couvrait de gloire sa vieillesse.

Ce fut à Ancyre que Jovien reçut ce nouveau coup, adouci à la vérité par l’arrivée de sa femme Charito qui lui amenait son jeune fils, en compagnie d’une députation du sénat de Constantinople. L’enfant s’appelait comme son aïeul : Jovien, pour ne pas faire mentir la prédiction, imagina de le lui substituer, et le consulat de l'année 361, qui s’ouvrit ce jour-là, fut décerné à Jovien Auguste et au nobilissime Varronien. Sans attendre même qu’on fut à Constantinople, on procéda à la cérémonie; mais quand il s’agit de promener l’enfant sur la chaise curule, le petit consul prit peur, se mit à crier, et il n’y eut pas moyen de l’y faire rester

Malgré tous ces incidents, les uns tristes et les autres ridicules, l’orateur député par la ville de Constantinople, et qui ne pouvait être autre que Thémistius, n’en fit pas moins le discours obligé pour célébrer le héros du jour et l’heureuse circonstance. Celte formalité, d’ordinaire fastidieuse, présentait ce jour-là un intérêt plus piquant. Il était singulier de voir un maître et un ami de Julien se réjouir sur sa tombe de l’avènement du successeur qui détruisait toute son œuvre; et probablement les auditeurs étaient curieux de savoir comment Thémistius se tirerait de la difficulté. Mais les ressources oratoires d’un bon rhéteur n’étaient jamais en défaut, et, au soin des plus grandes douleurs, il trouvait, dans la contemplation de sa propre éloquence, d’ineffables consolations. Thémistius, qui, peu de mois auparavant, avait fait l'oraison funèbre du héros mort (morceau que, par prudence sans doute, il ne nous a pas conservé), fit sans sourciller ce jour-là l’éloge de l’ami d’Athanase. Jovien se trouva d’emblée devenu, comme Constance et Julien, le protecteur des lettres et l’espoir de la philosophie. Il eut en outre cette gloire sans égale d’avoir été élu dans les camps, dans la chaleur même de la guerre, entre les piques et les glaives. Il fut  ce plus digne auquel Alexandre mourant avait laissé l’héritage de sa vertu aussi bien que de sa puissance. Tout cela, à la rigueur, pouvait encore se supporter, mais quand l’orateur en vint à féliciter le nouvel empereur d’avoir fait reculer les Perses et conservé l’intégrité de l’empire, Jovien, qui était modeste et se faisait peu d’illusions, dut trouver que l’exagération de la rhétorique allait pourtant trop loin.

Il méritait mieux l’éloge suivant, et Thémistius, en le prononçant, eut sans doute un accent plus vrai de reconnaissance et d’admiration.

«La première marque que vous ayez donnée aux hommes, lui dit-il, du soin que vous voulez prendre d’eux, c’est la loi que vous avez faite sur les choses religieuses, et c’est là que mon discours avait hâte d’arriver. Seul, en effet, vous paraissez avoir compris qu’un souverain ne peut tout imposer à ses sujets, qu’il est des choses qui échappent à toute contrainte et demeurent au-dessus de toute menace et de tout commandement. C’est le cas de toutes les vertus, et principalement de la piété envers la divinité. Vous avez pensé qu’il faut laisser sur ces choses excellentes l’âme de chacun libre, souveraine, et maîtresse de suivre le mouvement qui lui convient. C’est une sage pensée. Car s’il ne vous est pas possible à vous-même, empereur, de pénétrer de bons sentiments à votre égard celui qui n’éprouverait pas de telles dispositions, combien n’est-il pas plus impossible encore de rendre les hommes pieux et amis des Dieux par des décrets humains, qui ne peuvent imposer qu’une courte nécessité et inspirer qu’une faible terreur, que le temps apporte et que le temps détruit? C’est par suite de celle ridicule entreprise que nous sommes devenus des adorateurs, non de Dieu, mais de la pourpre impériale, et, en fait de culte, plus changeants que les flots de l’Euripe. Autrefois Théramène seul, par ses changements, a mérité d’être comparé au cothurne qui peut chausser tous les pieds. Tous aujourd’hui nous sommes dignes du même surnom... En face de tous les autels, de toutes les victimes, de toutes les images et de toutes les tables saintes, on voit passer tour à tour les mêmes visages. Ce n’est pas là, très-pieux empereur, ce que vous avez voulu; mais, demeurant en toute autre chose souverain maître (et puissiez-vous l’être toujours!), en ce qui touche la religion et le culte de la divinité vous voulez, par votre loi, que chacun soit souverain par lui-même. »

« Et en cela, ajoute le rhéteur, insinuant ici discrètement une théorie d'indifférence un peu trop large, que Jovien sans doute n'eût point approuvée s’il l’eût comprise, vous avez imité Dieu lui-même qui a donné à toute la race humaine un penchant commun pour la piété, mais qui a laissé à la discrétion de chacun le choix de la manière de lui rendre hommage. Celui donc qui fait intervenir la violence, enlève la liberté que Dieu a accordée aux hommes. C’est pourquoi les lois des hommes, les lois de Chéops et de Cambyse, ne durent que la vie de leur auteur; mais celle de Dieu, qui est la vôtre, demeure immuable et éternelle; à savoir: que toute âme soit libre de suivre vers la piété le chemin qui lui convient. Celle-là, ni les spoliations, ni les supplices, ni le feu, ne pourront la détruire. Vous pourrez tuer ou exiler le corps, si vous voulez, mais l’âme s’échappera, emportant avec elle la pensée, libre encore, quand bien même la langue serait contrainte. Je pense aussi, empereur, que vous avez compris le motif de cette loi divine, dont vous avez voulu suivre la trace. C’est que l’homme est ainsi fait, qu’il s’applique avec plus d’ardeur à soutenir une lutte qu’à pratiquer les choses où il ne rencontre point de concurrence. Là où nous ne trouvons point d’adversaire nous tombons dans la paresse. Notre âme soutient mieux la fatigue en vue du combat; c’est pourquoi vous ne défendez pas qu’il s’établisse entre nous une noble émulation de piété; vous ne voulez pas émousser l’aiguillon de notre zèle... Peut-être aussi ce Dieu lui-même ne verrait-il pas sans regret sur ces points un accord trop complet entre les hommes; car la nature, dit Heraclite, aime à se cacher, et l’auteur de la nature doit penser comme elle, et nous avons plus de respect pour lui par là même qu’il nous est moins aisé de le connaître, que nous ne l’atteignons pas sans labeur, et que nous ne pouvons jamais le saisir que d’une seule main... Laissez donc, ô empereur, la balance des cultes divers eu équilibre. Ne la faites pencher d’aucun côte, et souffrez que de toutes parts montent des vœux pour vous vers le ciel.» L’orateur termine en peignant l’impatience de Constantinople et la joie que cette cité va éprouver à revoir, non le fils, non le neveu de Constantin, mais Constantin lui-même. Car ce sont ses yeux, son port, ses mains; c’est sa manière de porter le diadème et la pourpre. «Hâtez- vous donc, excellent empereur; pressons le voyage. Le ciel partage les vœux de notre ville, car les nuages se dissipent, et en plein hiver voici le printemps. Envoyez devant vous l’astre précurseur de l’aurore, ce jeune consul qu’on porte encore dans les bras et qui, bien qu’à la mamelle, est déjà tout le portrait de son père. Quel regard fier ! Quel air d’audace ! On dirait qu’il va haranguer le peuple. Puisse le Dieu qui lui fait partager avec vous la première magistrature l’associer aussi plus tard à la pourpre impériale ! »

Mais le pauvre enfant, qui, par ses pleurs, démentait ces compliments, avait, ce semble, un plus juste pressentiment de sa destinée. Il fallut reprendre le voyage, qui continuait d’être fort pénible. L’hiver n’était adouci que dans l'imagination de Thémistius, et d’Ancyre on mit encore plusieurs jours pour arriver à Drépane en Bithynie. Jovien dut y passer la nuit du 16 au 17 février.

On lui avait préparé ses logements dans une maison récemment construite, et la chambre où était disposé son lit était enduite de chaux toute fraîche. Le froid étant très intense, il fit apporter un réchaud, et ne se coucha que quand on eut allumé un grand feu, après avoir d'ailleurs soupe largement et d’aliments fort lourds. Le lendemain au malin on le trouva mort dans son lit, étouffé par les exhalaisons des murailles et les vapeurs du charbon. Ce fut la fin de ce court principal, tristement commencé et brusquement fini, au moment même où il promettait d’être heureux, et où, à force de simplicité, de bonté d’âme et de justice, l'honnête souverain semblait avoir dissipé toutes les préventions et fléchi les rigueurs de la fortune. «Dieu, dit l'évêque Théodore!, montra un si excellent prince à la terre, pour lui faire voir quels biens il pourrait lui donner si elle était digne de les recevoir.» Saint Augustin, dans la Cité de Dieu, fait une remarque plus profonde. Il convenait, suivant lui, à la sagesse divine, d’avoir comblé Constantin de prospérité, pour montrer qu'elle sait récompenser ses serviteurs, et que le démon n’est pas le seul dispensateur des biens de ce monde; mais il lui convenait aussi de frapper Jovien, malgré sa piété, de peur qu’on ne s’attachât désormais à suivre la foi par l’espoir de prospérités temporelles.

La mort d’un empereur était un incident trop fréquemment renouvelé depuis deux années, pour causer à personne beaucoup de surprise ou beaucoup de douleur. A l’exception de la malheureuse Charito, qui n’avait pas même eu le temps de s’asseoir sur le trône, et qui serrait avec angoisse son jeune fils contre son sein, justement inquiète du sort qui lui était réservé, le bon Jovien, qui avait vécu sans exciter d’inimitiés, mourait sans laisser de regrets. Mais il fallait pourvoir de nouveau à la vacance impériale, et cette fois la circonstance étant moins urgente, et nul ennemi n’étant là pour presser l'élection, on y mit un peu plus de délai. Il ne fut pas question cependant de consulter, ni le sénat de Rome, ni celui de Constantinople. Le petit conseil de hauts dignitaires qui environnait l’empereur fit embaumer son corps, et, précédé de ce cortège funèbre, continua lentement à s’avancer d’Ancyre à Nicée. Sur la route, on disputait, on intriguait, on pesait les noms et les suffrages, et chacune des nuances et des fractions du conseil mettait en avant son candidat et recrutait des voix. La faveur publique désignait cette fois encore, comme le plus digne du pouvoir suprême, le vieux préfet du prétoire, Salluste Second, étranger à toutes les factions, et qui les dominait toutes par la douceur et la noblesse de son caractère. Pour la forme, on lui en fit de nouveau la proposition, qu’il refusa celle fois comme la précédente. Quelques personnes parlèrent de son fils, mais le vieillard coupa court sur-le-champ à cette pensée. «Si je suis trop âgé, dit-il, mon fils est trop jeune.» On mit ensuite en avant le nom du tribun des Scutaires, Egitius, mais c’était un homme de mœurs trop rudes et sans éducation. Puis on parla d’un parent de Jovien, appelé Januarius, qui commandait sur les frontières d’Illyrie; mais il était trop éloigné, et on n’avait pas le temps d’attendre. Comme l’incertitude se prolongeait, on reçut une lettre du patrice Dacien, qui était resté en arrière à Ancyre, parce que ses infirmités et son grand âge ne lui permettaient plus de voyager rapidement en hiver. Il avait gardé auprès de lui le tribun Valentinien, récemment revenu de Gaule, et, comme il était frappé de ses bonnes qualités, il écrivait à tout hasard pour le recommander à ceux qui cherchaient un maître à donner au monde. L’idée plut généralement, car Valentinien réunissait des mérites divers. Il était originaire de Pannonie, et avait servi vaillamment dans les Gaules sous Julien, ce qui lui conciliait la faveur de tout le parti militaire, principalement recruté dans les provinces septentrionales de l’empire. Mais il était chrétien aussi, et avait même encouru par sa fidélité la disgrâce momentanée de l’apostat. C’était une recommandation pour les anciens amis de Constance. En son absence, et à son insu, Valentinien fut proclamé empereur. On lui manda de venir en diligence, et en l’attendant, tous les Pannoniens, Dagalaïphus en tête, tirent bonne garde pour maintenir l’armée en repos et empêcher qu’une élection improvisée dans le camp ne vînt tout remettre en question.

Valentinien arriva, sans se faire prier, le 28 de février. C’était un homme de quarante-trois ans, grand, bien lait de sa personne : sa contenance était militaire; il avait un air de commandement, et, bien qu’il parlât fort mal le grec cl qu’il n’eût évidemment aucune teinture des belles-lettres, son élocution était mâle et incisive. Les troupes trouvèrent que c’était un empereur à leur convenance. On attendit cependant jusqu’au surlendemain pour la proclamation définitive, quoique dix longues journées d’interrègne se fussent déjà écoulées; mais l’année était bissextile, et le jour complémentaire de février passait pour une date malheureuse dans les annales de Rome.

Pendant ce délai, une idée, qui avait déjà pris naissance dans les jours précédents, circula dans les rangs de l’armée et fut bientôt généralement adoptée. C’était d’imposer à l’empereur nouvellement élu l’obligation de partager le pouvoir et de se donner un collègue. Cette division paraissait présenter plusieurs avantages, dont le moindre n’était pas d’éviter ces fréquents intervalles du pouvoir qui mettaient en question la sécurité de l’empire et les places de tous les fonctionnaires. En cas de mort d’un des empereurs, s’il y en avait deux, l’autre serait là pour faire face à tout et désigner le successeur. Puis, l’empire une fois divisé, chacun avait chance de rester plus près de chez soi ; il n’y avait plus lieu à des déplacements si considérables de troupes et de fonctionnaires; les légions qui étaient en Orient, s’y trouvant beaucoup mieux que dans les Gaules, ne souhaitaient que d’y rester, et ne voulaient pas être exposées à être emmenées, à la suite d’une fantaisie militaire, loin de leurs garnisons préférées. Il fut donc convenu que le vœu général serait exprimé à Valentinien dans la cérémonie même de son installation.

Effectivement, le 1er mars 364, à peine Valentinien était-il monté, revêtu de la pourpre et du diadème, sur l’estrade qui lui était préparée, comme il allait ouvrir la bouche et étendait la main pour commander le silence, un cri s’éleva de tonies parts : «Auguste, il nous faut un autre empereur.» La clameur était très-impérieuse, les regards et les gestes des soldats très-animés; et probablement ils auraient eux-mêmes procédé à la désignation du collègue demandé, si, par une sage précaution, due à la prudence du préfet Salluste, tous les généraux qui avaient pu concourir à l’empire n’étaient convenus entre eux de s’abstenir de paraître à la cérémonie, de peur de fournir à leurs partisans une occasion de tumulte. Telle qu'elle était cependant, la demande n’en contrariait pas moins le nouvel élu, qui avait rapidement pris goût au pouvoir souverain. Voyant qu’il ne pouvait résister en face à des prières appuyées par des épées, il chercha à se réserverait à moins à lui seul le choix de son associé. Prenant donc un ton à la fois doux et ferme. «Je vous dois tout, dit-il aux soldats : hier je n’étais qu’un citoyen, vous venez de me faire empereur. Accablé par le fardeau du pouvoir, et sachant à quoi est sujette l'humanité, je ne refuse pas d’alléger le poids en le partageant, mais il faut réfléchir mûrement, car la discorde peut naître de la division, et c’est la concorde seule qui fait la force des Etats. Le choix me regarde. Que votre patience et votre justice me laissent m’acquitter des fonctions que vous m’avez confiées. Si vous m’avez fait empereur, c’est pour vous commander.» Celte harangue satisfit les uns, intimida les autres, et Valentinien, tiré d’un mauvais pas par sa présence d’esprit, rentra sous sa tente, investi, sans plus de difficultés, d’une autorité dont il venait de se montrer digne.

Il n’y aurait pas eu sûreté cependant à méconnaître le vœu public si clairement exprimé. Aussi Valentinien, qui sentait bien cette nécessité, eut bientôt fait sou plan pour y pourvoir. Il avait un frère, plus jeune que lui de quelques années, que personne ne connaissait parce qu’il n’avait rempli aucun emploi, ni militaire, ni civil. Mais pour être chargé du rôle de collègue soumis et obéissant, cette nullité (qui d’ailleurs, comme on devait trop s’en apercevoir, n’était qu’apparente) semblait un titre de plus.

Ce fut donc sur son frère que, par un calcul où l’égoïsme avait plus de part que l’affection, Valentinien jeta les yeux. Il n’osa pourtant pas déclarer sur le champ son intention. La première fois que, dans son conseil, délibérant sur le choix à faire, il nomma timidement Valens (c’était le nom de cet obscur personnage), Dagalaïphus, à qui la part récente qu’il avait prise à l’élection donnait encore l’assurance de parler librement:  Très-excellent prince, dit-il, si c’est le bien de votre famille que vous voulez, prenez votre frère. Si vous songez à la république, cherchez ailleurs.» Valentinien se tut, laissa tomber la discussion el contint son ressentiment. Mais, quelques jours après, quand il crut avoir pris solidement racine au pouvoir et qu’il vit l’obéissance suffisamment établie autour de lui, il fit connaître hautement sa volonté, sans prendre la peine de consulter personne. Le 28 mars, au moment d’entrer dans le faubourg de Constantinople (qu’on nommait Hebdomus parce qu’il était encore à sept milles de la ville), il envoya chercher son frère, le produisit devant l’armée, puis le fil monter dans un char avec les insignes impériaux, le nouvel élu témoignant par son altitude humble et ses yeux baissés qu’il se considérait comme un suivant plutôt que comme un collègue.

Personne ne réclama, el dès le lendemain, Thémistius était à l’œuvre pour comprendre les deux frères dans un même panégyrique. Jamais les rapides évolutions de la politique n’avaient imposé tant d’ouvrage à la rhétorique. Mais cette fois la matière était belle et semblait puisée dans les lieux communs du métier. Le discours de Thémistius intitulé : Aux deux frères qui s’aiment, eut pour sujet le mérite de l’amour fraternel, dont le trône donnait ce jour-là la parfaite image. Entre l’empereur que l’amour a créé et celui que les soldats ont fait, l’orateur a peine à choisir. «Il est si beau de devoir la couronne au suffrage de ses concitoyens, mais si touchant aussi de la devoir à la tendresse d’un frère. Il est si généreux de faire part de la moitié de la puissance, et si courageux d’accepter la moitié de la responsabilité. 0 Jupiter, conserve pour la république ce char attelé de deux nobles coursiers»

Il fallait procéder au partage de l’empire. Valentinien, jusqu’ici commandant toujours, comme s’il était seul maître, se réserva hardiment le lot le plus périlleux; il choisit l’Occident et se disposa à partir pour les bords du Rhin, se flattant d’effacer les exploits de Julien, dont il emmenait avec lui les meilleurs officiers. Il laissa à Valens, avec les serviteurs de Constance, le soin de gouverner l’Orient, dont le repos semblait assuré pour longtemps aux dépens de l'honneur. Mais, pour l’éclat comme pour la sécurité des deux cours, il était nécessaire de doubler tous les emplois, et au milieu de ce mouvement de mutations et de nominations de toute espèce, plus d’une tentative fut faite pour entraîner les empereurs dans une voie de réaction politique et religieuse. Valentinien, d’un naturel assez soupçonneux, aurait facilement cédé à ses préventions, sans les avertissements du préfet Salluste qui, en protégeant les chrétiens dans des jours de péril, avait acquis le droit de plaider aujourd’hui pour ses propres coreligionnaires. Salluste fut écoulé, et personne ne perdit sa place uniquement pour cause politique. Après ce dernier service rendu à sa patrie, ce vertueux vieillard résigna un pouvoir devenu trop pesant pour son âge. Les deux empereurs se rendirent à Sirmium, y reçurent en commun le consulat pour l’année suivante, puis se séparèrent pour ne plus se revoir.

Une nouvelle famille impériale était fondée, et la grande révolution que nous avons entrepris de raconter arrivait, en même temps, à sa troisième et dernière phase. Avec Constantin, en effet, le christianisme avait vaincu plutôt que régné; il s’était assis sur le trône plutôt qu’il n’avait transformé et pénétré l’Etat. Entrer en conquérant dans une place qui capitule, ce n’est point encore soumettre les populations aux lois, encore moins aux mœurs du vainqueur. L’empire était dompté, mais non changé. Un seul règne, quel que fût son éclat, un seul homme, quel que fut son génie, n’avaient pu suffise à une telle tâche. Malgré la multiplicité de ses efforts et la variété de ses talents, Constantin, tour à tour guerrier et législateur, gagnant des batailles et fondant des cités, inventant de nouvelles combinaisons politiques et réformant le vieux droit civil, avait tout entrepris sans rien achever, et l’empire sortant de ses mains ressemblait encore à un de ces bustes qu’on rencontre dans les fouilles et qu’a mutilé le zèle hâtif des courtisans. La tête d’un nouveau maître est placée sur les épaules de son prédécesseur mort ou détrôné, sans que personne ait paru s’inquiéter si les proportions se rapportent, et si la couleur et le grain du marbre ne diffèrent pas par de trop visibles contrastes.

C’était aux héritiers de Constantin à continuer et à compléter son œuvre. La fatale déviation imprimée par l’Arianisme les détourna de ce grand but, ou, pour mieux parler et pour voir les choses de plus haut, les deux éléments opposés qui se disputaient la société romaine, et que Constantin avait tenus enchaînés sous sa main, sans les réconcilier ni les confondre, reprirent leur combat après lui, sur un nouveau terrain et en empruntant des traits différents. L’hérésie arienne, qui semble n’être qu’un débat intérieur de l’Église chrétienne, ne fut, en effet, ainsi qu’on l’a pu voir, qu’un des incidents de la lutte engagée entre le vieux monde et la foi nouvelle. Sous sa forme dogmatique, l’Arianisme, c’est la philosophie grecque qui, n’ayant pu anéantir l’Évangile, essaie de le corrompre en l'altérant. On la reconnaît à l’ingénieuse souplesse de son langage, à l'infinie variété de ses symboles, à la subtilité de ses distinctions métaphysiques. Sous le vêtement des catéchumènes, elle garde l’air et l’accent de l’école. Mais considéré dans son rôle politique, l’Arianisme n’est qu’une transformation du vieux despotisme romain qui, désespérant d’écraser l’Eglise, consent à s’allier avec elle, en se promettant de l’asservir. Il marche environné de licteurs, il aime le faste des cours; il dogmatise par voie de formule juridique et d’édit impérial; il a le geste et le ton du prêteur romain. Arius, c’est Porphyre qui s’est fait prêtre pour pénétrer dans le sanctuaire. Constance, c’est Dioclétien qui consent à recevoir le baptême pour demeurer souverain pontife.

L’ennemi, ainsi déguisé, est plus dangereux; mais à l’épreuve, il se trouve bientôt également frappé d’impuissance. Un homme le démasque, et, en le nommant, le fait évanouir. Athanase sauve des pièges de la cour et de l’école la pureté du dogme et l’indépendance ecclésiastique. Au plus fort de ce conflit, qui n’emploie pas moins d’un quart de siècle, un auxiliaire inattendu lui est envoyé. Julien lui vient en aide en donnant l’alarme à tous les chrétiens et en réunissant contre un péril commun tous ceux qu’égarait la science ou qu’enivrait la prospérité.

Alors le dessein de Dieu sur le monde peut être repris sans interruption; de toutes parts des ouvriers vont s’élever pour y travailler. Déjà un essaim de génies originaux et puissants sont nés dans l’Eglise, et vont faire don à Rome vieillie d’une littérature nouvelle, supérieure par la pensée, sinon par la forme à sa grande école classique. Sons le souffle de leurs inspirations, le christianisme achèvera de s’insinuer dans tous les pores, de circuler dans toutes les veines de la société romaine. En même temps, l’empire ébranlé trouvera pour la dernière fois, un capitaine habile et ferme pour lui confier sa destinée; et cette main un peu rude, par un procédé sommaire que l’Eglise n’avait jamais réclamé, transformera tous les dogmes en articles de code et prêtera à l’Evangile entier force de loi. Le monde ainsi renouvelé dans sa substance intime, autant que dans sa forme extérieure, tout imbu et tout armé de christianisme, pourra désormais attendre sans trop d’effroi l’invasion menaçante du flot des Barbares. C’est le dernier tableau qui va se dérouler devant nos yeux et qui complétera cette histoire.