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LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:

UNE HISTOIRE DIVINE

 

 

L’ÉGLISE ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE

CHAPITRE IV

CONCILE DE CONSTANTINOPLE

(378-381)

Marche de Gratien vers l’Orient. — Il s’arrête à Sirmium. — Il publie an édit qui rappelle les évêques catholiques et établit la liberté des cultes.— Les Goths se dispersent, et les troupes romaines reprennent courage.— Résistance de Thessalonique et de Constantinople. — Gratien songe à retourner en Gaule ; il fait venir d'Espagne le jeune Théodose et lui confie le commandement de ses troupes. — Caractère de Théodose, rapports de sentiments entre Gratien et lui. — Supériorité de Théodose.— Théodose remporte un léger avantage sur les barbares. — Gratien se décide à le nommer Auguste et à lui abandonner l’Orient.— Départ de Gratien pour la Gaule.— Théodose reste à Thessalonique.— Tactique habile qu'il emploie avec les barbares.— Il vient à bout de les séparer et de vaincre les tribus les unes après les autres.— Maladie de Théodose à Thessalonique.— L’évêque Ascole lui administre le baptême.— Il se fait expliquer par Ascole l’état des divisions religieuses en Orient. — Il prend le parti de proscrire l’hérésie.— Premier édit publié à Thessalonique pour rendre hommage à la foi de Nicée.— Diverses mesures législatives prises par Théodose à Thessalonique.— Attaque imprévue des barbares.— Théodose, un instant surpris, se délivre de leurs mains.— Il se rend à Constantinople.— Déplorable situation des catholiques dans cette capitale. Joie que leur cause l’édit de Théodose.— Embarras qu’ils éprouvent sur la conduite qu’ils doivent tenir en attendant l'empereur.— Ils font proposer à Grégoire de Nazianze de venir prendre la direction de leur Église.— Répugnance de Grégoire : il se décide à regret à accepter la proposition.—Mort de Basile. — Douleur populaire à ses funérailles.— Entretien de sa sœur Macrine avec son frère Grégoire sur l’immortalité de l’âme.— Grégoire de Nazianze arrive à Constantinople.— Mélange confus des diverses sectes dans cette ville.— Conduite réservée de Grégoire.— Difficultés qu’il éprouve à trouver un lieu pour se faire entendre.— Chapelle d’Anastasie. — Ses premiers discours; sa Théologie; habileté de sa discussion avec les semi-Ariens ou Macédoniens sur la divinité du Saint-Esprit.— Éloge funèbre d'Athanase. — Grand succès de Grégoire; inimitiés qu'il excite.— Sa sûreté est menacée ; il ne s’en émeut pas. — Il se laisse tromper par un intrigant nommé Maxime, autrefois philosophe cynique.— Caractère méprisable de ce personnage.— Grégoire, trompé par ses apparences de vertu, prononce son éloge en chaire? — Maxime conçoit la pensée de se faire évêque. — Il met ce dessein à exécution; sa consécration scandaleuse. — Indignation de la cité ; il est forcé de fuir.— Douleur de Grégoire à qui on reproche sa méprise. —Il veut quitter la ville. — Les fidèles le retiennent malgré sa résistance — Arrivée de l'empereur, qui consulte le pape Damase sur la conduite qu’il doit tenir entre Grégoire et Maxime. — Damase condamne Maxime. — Théodose se décide à enlever aux Ariens la grande église et y intronise Grégoire à main armée. — Grégoire proclamé évêque. — Loi de 881 qui interdit les réunions des hérétiques. — Arrivée à Constantinople du roi goth Athanaric, qui vient y chercher un refuge et y meurt. — Sage et douce administration de Grégoire. — Théodose convoque un concile où les évêques macédoniens sont appelés pour terminer la discussion sur la divinité du Saint-Esprit — Réunion et dispositions pacifi­ques du concile. — L’évêque d’Antioche Mélèce le préside. — Arrange­ment conclu par cet évêque avec son compétiteur Paulin pour assurer la possession paisible du siège à celui des deux qui survivrait à l’autre.— Mort de Mélèce. — Pompe de ses funérailles. — Paulin réclame la survivance promise. — Grégoire appuie ses prétentions. — Le concile, malgré l’avis de Grégoire, refuse de valider l’arrangement d’Antioche et donne la dignité épiscopale à Flavien. — Chagrin de Grégoire. — Il n’assiste plus aux séances du concile. — La discorde se glisse dans l’assemblée. — Arrivée des évêques d’Égypte et de Macédoine. — Ils élèvent des contestations sur la légitimité de l’élection de Grégoire au siège de Constantinople. — Grégoire prend le parti de donner sa démission et de se retirer. — Son discours d’adieu dans l’église des Saints-Apôtres.— Son départ. — Il est remplacé par Nectaire, magistrat laïque, mais désigné par le peuple. — Les Macédoniens ne veulent pas adhérer â la divinité du Saint-Esprit et se retirent du concile. — Symbole de Constantinople. — Édit de Théodose qui condamne les Macédoniens. — Caractère général du concile de Constantinople. — Les faiblesses de ses membres n’ont rien ôté au respect de Théodose pour leurs décisions.— Importance politique de ce résultat

 

CHAPITRE IV

CONCILE DE CONSTANTINOPLE

(378-381)

 

Gratien cependant arrivait sur l’Orient à marches forcées. De Gaule il était entré en Germanie par Arbor- Félix, petite ville située sur le lac de Constance; puis, rejoignant le Danube, il avait fait embarquer ses troupes et descendu lui-même le fleuve jusqu’à Sirmium. Bien qu’atteint dans cette ville d’une fièvre intermittente, il n’y séjourna que quatre jours, et se dirigea en toute hâte, à travers la Mœsie, vers la Thrace. A la hauteur d’un fort du nom de Castra-Martis, il rencontra le général Victor, échappé du champ de bataille d’Andrinople avec une petite bande de fugitifs, et apprit de lui tout ensemble la mort de son oncle et la déroute des armées romaines.

Après un tel désastre, continuer à marcher sur l’ennemi avec le faible nombre de troupes qu’il amenait, c’eût été courir à une ruine certaine et compromettre les dernières ressources de l’État. Il prit donc le parti fort sage de rétrograder, et rentra dans Sirmium au milieu de la consternation universelle .

L’honnête jeune homme était pénétré de douleur. Le poids de cet empire, qui semblait se jeter tout éperdu dans ses bras, l’accablait. Il ne se sentait pas de force à porter seul une telle responsabilité, et demandait avec angoisse au ciel ou à la terre quelque auxiliaire pour la partager avec lui.

Ce fut à Dieu d’abord qu’en pieux fils de l’Église il s’adressa. A lui, comme à tous les catholiques, les maux de l’Orient semblaient provenir d’une seule cause : l’offense faite à la majesté divine par la domination prolongée de l’hérésie. Il était de longue date si bien convaincu du péril auquel Valens s’exposait par ses attentats sacrilèges, qu’en partant pour l’Asie il n’avait rien eu plus à cœur que de se prémunir lui-même contre la contagion de l’erreur, et il emportait avec lui un petit traité sur la vraie foi, rédigé d’après sa demande par l’évêque Ambroise. Son premier soin devait donc être d’apaiser la colère céleste, et, avant de venger la mémoire de son oncle, il se mit en devoir de réparer ses fautes. Par un édit daté du lendemain de sa rentrée à Sirmium, il rappelait tous les évêques bannis dans leurs diocèses, et accordait à tous les chrétiens, sans distinction, la faculté de se rassembler à leur gré dans leurs églises, pour y célébrer leur culte. II n’exceptait de cette liberté générale que quatre sectes: les Donatistes d’Afrique, les Manichéens, les disciples de Photin et ceux d’Eunome, ces divers groupes d’hérétiques lui paraissant, ou de nature à mettre en danger par leur turbulence la paix publique, ou trop peu importants pour être ménagés. Probablement, s’il n’eût écouté que son zèle, il eût été plus loin encore et eût opéré une réaction complète ; sa sévérité se fût étendue à tous les schismatiques sans distinction.il fut retenu par un souvenir des traditions d’impartialité que lui avait léguées son père et par la crainte de se faire, dans une vaste partie de l’empire, qui lui était mal connue, des ennemis nombreux et puissants. Mais, en cédant à ses considérations de politique, il se reprochait tout bas sa faiblesse. Après avoir tenté de fléchir la colère d’en haut, il fallait pourtant songer à porter remède aux malheurs d’ici-bas. Quel parti prendre? D’heure en heure on attendait l’annonce de la prise et du pillage de Constantinople. Fallait-il laisser périr la nouvelle Rome? Fallait-il s’ensevelir sous ses ruines? Cruelle perplexité! Par bonheur, au bout de quelques jours, des nouvelles un peu plus favorables vinrent alléger la peine du malheureux souverain. Les Goths, n’ayant nulle habitude de la guerre régulière, n’avaient rien eu de plus pressé, le lendemain de la bataille, que de secouer le joug de toute discipline et de se répandre au hasard dans les provinces abandonnées, pour se livrer au pillage. Les débris des troupes romaines réfugiés dans les places fortes, se remettant peu à peu de leur terreur, s’étaient aperçus qu’ils pouvaient se défendre derrière leurs remparts contre les attaques de bandes isolées qui n’étaient pourvues d’aucun matériel de siège. Andrinople, Périnthe, Héraclée tenaient tête victorieusement à des assauts impuissants de ce genre. Grèce à ce répit inespéré, Constantinople même organisait quelque défense; l’impératrice Dominica faisait distribuer des armes aux habitants. Pauvres soldats assurément que le ramassis d’enfants perdus qui formaient la population de cette cité encore si récente et tout artificielle, mais le soin de leur salut personnel leur donnait pour quelques jours un peu de courage. D’ailleurs des renforts étaient arrivés d’Asie, entre autres des escadrons de Sarrasins que leur reine Mavie, devenue sincère alliée de Rome depuis qu’elle était chrétienne et suivait les conseils de l’évêque Moyse, envoyait de bon cœur et gratuitement à la défense de l’empire. Ces sauvages alliés faisaient la garde autour de la ville, et en fait de barbarie et de violences les Goths trouvaient en eux avec qui se mesurer. On raconte même qu’un parti de Greuthonges tout entier fut frappé de terreur par la furie avec laquelle un cavalier sarrasin, se jetant à bas de son cheval, suçait le sang des victimes qu’il venait de frapper. L’urgence d’une résolution à prendre devint donc moindre, et Gratien eut le temps de se recueillir pour songer et pourvoir à l’avenir.

Par nature il était peu porté aux actions décisives. Se sentant moins pressé de prendre un parti, il crut que ce qu’il avait de mieux à faire était de s’en retourner en Gaule pour veiller à la paix toujours menacée de cette précieuse province, en laissant à quelque général habile le soin de rassembler les débris de l’armée vaincue et de préparer la délivrance de l’Orient.

Il ne songea donc plus qu’à faire choix d’un bon remplaçant. Mais cela même n’était pas facile, car les généraux les plus renommés de l’armée d’Asie avaient péri à Andrinople, et ceux qui étaient venus de Gaule n’étaient pas moins impatients que l’empereur de retourner dans leur pays natal. Ils ne se souciaient pas de compromettre, pour le salut de contrées auxquelles ne les attachaient ni intérêt ni affection, leur réputation et peut-être leur vie. Dans cet embarras un nom déjà connu, mais respecté, revint en mémoire à Gratien: c’était celui du duc Théodose, fils du vainqueur de l’Afrique si mal récompensé par Valentinien et qu’il avait lui-même si légèrement sacrifié à son avènement. Depuis la fin cruelle de son père, le noble jeune homme, s’enveloppant volontairement dans le malheur de sa famille, s’était condamné à la retraite. Il vivait solitaire en Espagne, sa patrie, occupant ses loisirs à diriger la culture d’un vaste bien de campagne qu’il possédait, veillant à l’éducation de ses jeunes enfants, et donnant avec son épouse Flaccille, à laquelle il était tendrement attaché, le modèle de toutes les vertus chrétiennes.

Il était dur pour Gratien de venir en quelque sorte implorer le pardon d’un serviteur qui avait tant à se plaindre. Mais l’âme droite, bien que faible, de Gratien, était incapable de mettre un instant en balance l’intérêt public et ses répugnances personnelles. Il ne fit donc pas difficulté d’envoyer offrir à Théodose le commandement de l’armée, et l’offre généreusement faite fut aussi généreusement acceptée. Théodose arriva en toute hâte, sur l’appel de son ennemi de la veille, quittant sa jeune famille et disant adieu à son repos, sans faire de conditions et sans même prendre de précautions pour sa sûreté. Entre ces deux jeunes hommes d’ailleurs, d’âge à peu près pareil, un rapport existait qui leur permettait, malgré leurs griefs réciproques, de s’accorder assez facilement : c’étaient tous deux d’honnêtes gens et de bons chrétiens. Ils étaient également dévoués au bien de l’Étal, et l’un comme l’autre ne croyaient pouvoir mieux l’assurer que par une soumission complète aux lois de l’Église. Travailler à sauver l’empire en rétablissant la foi, c’étaient, là pour l’un comme pour l’autre un but et un moyen sur lesquels il leur était aisé de s’entendre.

A part cette ressemblance d’idées, tout différait entre eux, et la différence était tout entière à l’avantage de Théodose. Leur extérieur même prêtait à une comparaison défavorable pour l’empereur. L’un et l’autre étaient encore dans tout l’agrément de la jeunesse: mais les traits de Gratien avaient une grâce féminine un peu molle dont la délicatesse et la fraîcheur faisaient le charme principal. La beauté de Théodose était mâle: sa taille haute et bien prise, son front imposant, son regard franc et ferme, inspiraient le respect. Il prétendait descendre de Trajan; et en effet, à cela près qu’il avait moins de barbe et les yeux moins grands, c’était tout le portrait de cet empereur, tel que les médailles et les statues l’avaient gravé dans les mémoires. Tous deux avaient reçu une éducation soignée, et en avaient bien profilé. Mais Gratien, en véritable disciple d’un poète, tenait de son maître Ausone le goût des études calmes, du travail réfléchi et à ses heures, de la méditation du cabinet. L’esprit lucide de Théodose s’était, au contraire, de bonne heure tourné à la pratique du gouvernement : il avait mis à profit sa retraite même pour s’éclairer à fond sur les vices de l’administration romaine, en se mêlant à la population rurale, la classe la plus maltraitée et la plus souffrante de l’empire. Il apportait au commandement suprême, non de grandes vues politiques ou une vaste portée de génie, mais un sens droit et ferme, une connaissance exacte des affaires, l’art de se mettre aimablement en relations avec les hommes, et le don de les faire obéir.

Son mérite fut bientôt mis à l’épreuve par une attaque imprévue des Sarmates, qui se montrèrent à quelque distance de la ville où séjournait l’empereur. Dès la première nouvelle du péril, Théodose rassembla le peu de troupes qu’il avait sous la main, marcha à la rencontre des barbares et les eut mis en pièces avant même que le bruit de leur agression fût répandu dans la province. Gratien, qui avait à peine eu le temps de se remettre de son effroi, ne pouvait revenir d’un succès si rapide; les soldats, joyeux d’un triomphe qui relevait l’honneur abattu des armes romaines, célébrèrent plus que jamais le nouveau Trajan. Loin de s’offenser de cette appellation, le bon Gratien en prit occasion pour aller lui-même au-devant des prétentions que de tels souvenirs pouvaient faire naître. Sa part d’empire lui suffisait pleinement, même avec le partage en perspective qu’il devait en faire à la majorité de son jeune frère Valentinien. Il n’avait jamais songé à celle de son oncle, à ce vaste Orient où de sa vie il n’avait mis les pieds, et qui lui arrivait subitement par voie de déshérence, grevé de charges si redoutables. Il se résolut sans difficulté à en faire le sacrifice ou plutôt à en passer le fardeau à celui qui paraissait en état de le porter: désintéressement d’autant plus méritoire qu’il avait, dit un écrivain, à ce moment un fils en bas âge (qui ne devait pas vivre), dont il n’hésitait pas à diminuer par-là l’héritage. Il proposa donc sans détour l’empire d’Orient avec la dignité d’Auguste à Théodose, qui s’en défendit d’abord avec modestie, et accepta ensuite avec simplicité. Au lot habituel des empereurs d’Orient Gratien joignit même la province de Macédoine, qui jusque-là avait été jointe à l’Occident, mais dont la possession était nécessaire pour la suite des opérations militaires à diriger contre les Goths. Tout se passa de bon accord, sans jalousie d’une part, sans orgueil de l’autre, ces deux braves citoyens étant également incapables de l’un et de l’autre de ces sentiments; sans grande pompe non plus, le malheur des circonstances ne se prêtant pas à beaucoup de fêtes. La proclamation du nouvel Auguste fut faite le 19 janvier 379, à la joie de tous les assistants. Aussitôt après, Gratien reprit par Aquilée et Milan la route de sa chère Gaule, où l’attendait, muni d’un beau discours de félicitations, son maître Ausone, qu’il venait d’élever au consulat.

Le nouvel empereur d’Orient se montra moins pressé d’aller prendre possession de sa capitale. A la vérité, il en était séparé par toute l’étendue de territoire que couvrait l’inondation barbare, et il n’aurait pu s’y rendre sans faire un grand détour qui l’eût éloigné du théâtre de la guerre. Il avait d’ailleurs rapidement compris quelle nature d’opérations militaires lui était imposée par l’état de découragement des armées romaines, aussi bien que par le genre d’ennemis qu’il avait à combattre. Tenter de prendre rapidement une revanche éclatante du désastre d’Andrinople eût été la plus grande des fautes ; car la seule menace d’une bataille aurait infailliblement ramené les Goths, actuellement dispersés, sous les drapeaux de leurs chefs. Il fallait au contraire, quelles que fussent les souffrances des provinces foulées par leur présence, laisser les vainqueurs s’abandonner quelque temps à l’enivrement du triomphe. C’était sans bruit, par degrés, qu’il fallait essayer de rallier les légions, de leur rendre courage par désengagements partiels et puis de surprendre les tribus barbares isolées afin de les amener l’une après l’autre à composition, soit par force, soit à prix d’argent. Une telle manière d’agir, qui ne pouvait réussir que par le temps et la suite, exigeait, de la part de celui qui voulait en assurer le succès, une attention sans relâche, une persévérance infatigable, et surtout une présence continue. Théodose établit sa résidence, ou plutôt son camp, aux portes mêmes de la Thrace, à Thessalonique. C’était une ville forte contre laquelle les barbares venaient de diriger sans succès plusieurs agressions. L’énergie des habitants, soutenue par les prières et le courage de l’évêque Ascole, s’était retrempée dans cette résistance. Ce fut là que Théodose reçut les hommages de la ville de Constantinople, que lui apportait Thémistius. Il donna audience au rhéteur en plein air, sur la place publique, au milieu d’une bande encore mal armée de paysans, d’ouvriers, de mineurs, de gens de toute sorte, à qui il apprenait lui-même la manœuvre. Thémistius n’en trouva pas moins le moment tout à fait opportun pour demander en faveur du sénat de Constantinople une augmentation de privilèges pécuniaires.

Les fruits de l’activité prudente de Théodose ne se firent pas attendre. En six mois, sans qu’on puisse signaler aucune victoire ni même aucune bataille importante, les troupes romaines étaient remises sur pied; une série de petits succès bien ménagés leur avait rendu confiance en elles-mêmes et dans leur chef. Quant aux barbares, ils fondaient à vue d’œil comme la neige. Tantôt vaincues, tantôt surprises et forcées de mettre bas les armes, séduites à propos par une somme d’argent ou par quelque cession de territoire, parfois se débattant et se détruisant les unes les autres pour se disputer quelque objet de convoitise, les tribus s’égrenaient comme les anneaux d’une chaîne brisée. Un chef important, Modar, prince du sang royal des Visigoths, gagné sous-main par l’or des Romains, leur rendit le service de surprendre pendant la nuit une tribu entière plongée dans le sommeil. Il fit égorger tous les hommes armés, et ramena au camp impérial quatre mille chariots chargés des femmes, des enfants et du butin. D’autres chefs firent leur soumission publiquement et offrirent de s’engager dans les armées romaines. Le nombre de ces défectionnaires fut bientôt si considérable que Théodose, tout en leur accordant leur demande, crut devoir les éloigner au plus vite du lieu de leurs triomphes passés. Il chargea le jeune Hormisdas de les conduire en Egypte, où l’on pouvait espérer que, n’entendant pas la langue du pays et ne connaissant personne, ils seraient assez dépaysés pour rester soumis. La précaution était bonne, car sur leur route pour l’Egypte les nouveaux soldats de Rom rencontrant des légions en marche engagèrent avec elles une rixe qui donna lieu à des scènes assez graves.

Malgré ce succès inespéré, Théodose crut encore devoir passer à Thessalonique tout l’hiver de l’année 380. La campagne avait été laborieuse, et par suite de la fatigue il fut pris d’une fièvre assez forte. Bien que le mal fût plus violent que dangereux, il n’en jugea pas moins l’avertissement suffisant pour songer à son salut, et, suivant l’usage encore répandu alors, il voulut se préparer à la mort en recevant le baptême. Il demanda donc qu’on fît venir l’évêque auprès de lui, et, après s’être bien assuré qu’Ascole n’avait jamais de près ni de loin trempé dans aucune erreur voisine de celle d’Arius, il reçut de lui avec un pieux contentement le sacrement de la régénération. Ascole, homme énergique qui avait mis la main plus d’une fois lui-même à la défense de sa ville, était fait pour plaire à un soldat couronné. Il entra facilement dans la confiance du royal malade, et pendant les loisirs de sa convalescence Théodose s’informa avec soin auprès de lui de l’état religieux de son empire. Il apprit que la province de Macédoine, où il faisait séjour alors, était encore saine, mais que c’était à peu près la seule de tout l’Orient qui jouît d’un tel avantage. Partout ailleurs l’hérésie, lui dit Ascole, enlevait ou disputait les peuples à la vraie foi. Ascole entra dans le détail des formes diverses que chaque secte avait fait prendre à l’erreur principale, et fit un tableau des maux qui étaient sortis de ce conflit, avec des couleurs assez noires pour jeter dans un grand trouble l’esprit de l’empereur. Que faire pour porter remède à une telle confusion? En pareille occurrence, Athanase avait donné autrefois à Jovien le conseil généreux de rendre lui-même hommage, au nom de l’empire, à la vérité; mais de supporter l’erreur, d’assurer à l’Église toute liberté pour faire le bien, et de n’ôter à l’hérésie que celle de nuire. Le conseiller de Théodose n’avait peut-être pas les vues aussi hautes qu’Athanase, et d’ailleurs le temps avait marché. Un cri irrésistible, parti des rangs non de l’Église mais de la foule, demandait contre les divisions religieuses, auxquelles chacun imputait les maux de l’empire, des remèdes plus énergiques. Toutes les règles de l’administration impériale appelaient en religion comme en politique la soumission à la volonté impériale, et ce n’était que par une sorte de violence qu’on avait pu momentanément les plier à supporter la dissidence et la résistance. Puis, disait-on, l’hérésie, par ses exemples et par ses menaces, ne donnait-elle pas contre elle tous les droits? Comment avait-elle répondu à la douceur de Jovien et à l’impartialité systématique de Valentinien? en dictant à Valens ses sottes et sanglantes persécutions. Athanase lui-même avait-il pu un seul jour obtenir de ses adversaires la liberté qu’il leur avait toujours offerte? Aujourd’hui que la justice céleste remettait le pouvoir du côté du droit, en faire usage pour prévenir le retour des excès dont le monde chrétien avait gémi, ce n’était pas seulement une juste représailles, c’était une défense légitime et un devoir envers l’avenir. Ménager l’erreur quand elle était faible, pour lui donner le temps de reprendre des forces et de se préparer à une oppression nouvelle, ce ne serait pas générosité, mais duperie. Tous ces sentiments s’exprimaient tout haut autour de Théodose, et lui-même était tout disposé à les partager. Il était du nombre de ces hommes d’État qui savent se faire les interprètes énergiques et habiles des besoins de leurs contemporains. Son génie n’était pas de ceux qui imposent leurs volontés à leur siècle; c’était un esprit simple, droit, mais qui ne se montrait en aucun genre ni inventif ni original. Il ne mit pas un instant en doute qu’en prenant la couronne il avait assumé la tâche de délivrer les esprits de l’erreur aussi bien que le territoire de l’invasion, et même que ces deux devoirs ne pouvaient s’accomplir l’un sans l’autre; et cette conviction ne rencontra pas de contradicteurs.

Il crut pourtant devoir procéder avec ménagement peur laisser à ses sujets égarés le temps de revenir d’eux-mêmes dans la bonne voie, et à sa propre autorité le temps de s’affermir. Pour le moment, l’essentiel lui parut être de proclamer la résolution qu’il avait prise de rétablir la vraie foi, de manière que chacun pût se tenir pour averti, sauf à aviser plus tard aux moyens de venir à bout des résistances. Mais cette proclamation elle-même présentait quelques difficultés. Comment, en effet, désigner la vraie foi d’une façon assez claire pour ne laisser place à aucune équivoque? On avait abusé de toutes les formules, même de celle de Nicée ; on les avait toutes détournées de leur sens par des interprétations captieuses, et Théodose lui-même n’était pas bien certain de son érudition et de son habileté en ce genre. Il sortit de cet embarras par Un procédé simple qui mettait en lumière la qualité principale de son esprit : un grand sens pratique et la promptitude à aller en toutes choses droit au but. Sans se mettre en peine de donner de la foi catholique aucune définition dogmatique, il la désigna, de façon que personne ne pût s’y méprendre, par le moyen de deux noms propres. Elle fut pour lui la foi de l’évêque de Rome et celle de l’évêque d’Alexandrie. Le vicaire de Jésus-Christ et le successeur choisi par Athanase, ce furent là les deux garants de qui il se déclara décidé à recevoir de confiance la doctrine révélée; et il engagea ses peuples à faire comme lui. On ne pouvait abjurer plus hautement cette prétention de dogmatiser du haut du trône, qui avait été depuis Constantin la manie de tous les empereurs et le fléau de l’empire.

Le 28 février de l’année 380, il promulgua l’édit suivant :

«C’est notre volonté que tous les peuples soumis au gouvernement de notre clémence demeurent dans la religion telle que le divin apôtre Pierre l’a transmise aux Romains, et telle que la suivent encore aujourd’hui, comme chacun sait, le pontife Damase et Pierre, évêque d’Alexandrie, homme d’une sainteté apostolique: de telle sorte que, suivant la discipline des apôtres et la doctrine évangélique, nous croyions tous la divinité unique du Père, du Fils et du Saint-Esprit, unis dans une majesté égale et une sainte trinité. Nous ordonnons que ceux qui suivent cette loi prennent seuls le nom de chrétiens catholiques, et que tous les autres insensés qui s’en écartent portent l’infamie du nom d’hérétiques; que leurs réunions ne prennent pas le nom d’Églises, et qu’ils aient à souffrir la punition d’abord de la vindicte divine et ensuite de telle mesure que nous pourrons prendre sous l’inspiration céleste.»

A cet avertissement général, destiné à tous les fidèles, en était joint un autre plus particulièrement à l’adresse des prêtres: un édit spécial leur fit savoir que toute confusion provenant d’ignorance ou de négligence au sujet de la sainteté de la loi divine, serait considérée comme un sacrilège.

C’était peu de se proclamer chrétien: Théodose tint à montrer tout de suite qu’il l’était en actes aussi bien qu’en paroles, et une série de lois datées de Thessalonique fut destinée à faire sentir au monde que la vérité dans son âme avait pour compagne inséparable la charité. C’était dans le temps du carême qu’il avait reçu le sacrement du baptême. En mémoire de ce bienfait, Théodose décréta d’une façon générale que chaque année, pendant toute la sainte quarantaine, les procès criminels seraient suspendus et qu’il serait fait remise de toute espèce de châtiment corporel. La sévérité contre les délateurs, ce fléau de tous les pouvoirs absolus, était la plus grande marque de bonté et de justice qu’un empereur pût donner à ses sujets. Théodose renouvela à cet égard et aggrava les dispositions de ses prédécesseurs. La peine de mort dut être encourue, non seulement pour une fausse dénonciation, mais encore pour trois dénonciations véritables : et cela, dit la loi, pour bien manifester la haine que nous avons contre les délations en général. De plus, au cas où la dénonciation aurait pour effet d’entraîner un accusé loin de sa résidence, le délateur fut tenu de se constituer prisonnier et de demeurer sous caution jusqu’à l’issue du procès, pour répondre sur sa tête de la vérité de ses allégations. Un frein plus efficace encore fut apporté à celle odieuse pratique par une autre loi qui défendit à toute personne de former une demande pour se faire adjuger les biens confisqués sur les criminels. La concession fût-elle déjà obtenue, s’il est prouvé qu’elle ait été précédée d’une démarche auprès des gouverneurs ou du prince lui-même, elle sera de droit annulée. Il eût été plus simple encore de renoncer une fois pour toutes, pour le fisc, à cette source odieuse de profits, et pour le prince, à ce périlleux moyen de libéralité. Si Théodose n’osa pas pousser si loin ses réformes, il fit au moins quelques pas dans cette voie généreuse. Il réduisit à la moitié, ou tout au plus (en cas de lèse-majesté) aux cinq sixièmes la part des biens des criminels dont le Trésor dut s’emparer; le reste demeura dévolu à leurs familles, voulant, dit Thémistius, que les enfants succèdent en tout à leurs pères, hormis dans leurs fautes. D’autres précautions furent combinées dans le même esprit, afin d’adoucir le régime des prisons, d’empêcher les exactions des geôliers, d’assigner un délai plus court aux détentions préventives, enfin de laisser aux accusés la faculté de mettre ordre à leurs affaires avant d’être enlevés, dit la loi, à leurs tristes pénales. Le même souffle de christianisme respire dans une disposition d’un autre genre qui a pour but de maintenir la pudeur du mariage. La veuve qui se remarie pendant son deuil est déclarée infâme, et privée d’une part de ses biens qui fait retour, non au fisc, mais à ses héritiers.

A côté du chrétien l’administrateur aussi se montrait. Des mesures sévères furent prises contre les juges elles intendants prévaricateurs, et la loi descendit à cet égard dans le détail de toutes les petites vexations en usage dans les provinces, avec une précision où l’on put reconnaître le fruit d’observations personnelles faites par Théodose pendant ses jours de disgrâce. De ce genre est la défense faite aux gouverneurs d’abuser de leur situation pour procurer de riches mariages à leurs fils. Cet ensemble de dispositions, se succédant rapidement pendant tout l’hiver de 380, forma comme un programme de modération et de justice qui devançait le nouvel empereur dans sa capitale et y faisait impatiemment attendre sa présence.

Il se préparait enfin à s’y rendre au commencement de la belle saison, lorsqu’une alerte assez sérieuse vint faire voir combien il avait prudemment agi en ne s’éloignant pas trop tôt des provinces naguère envahies. Quelque soin qu’il prit pour expédier le plus promptement possible vers l’Orient les transfuges des Goths, leur nombre était tel qu’il en restait encore une assez grande quantité, répandus dans la Macédoine et dans l’Illyrie. D’autres avaient repassé le Danube, mais restaient en possession de moyens de transport qui leur permettaient de faire de soudaines apparitions dans les provinces romaines. De plus les Huns, dans leurs incursions vagabondes, ayant momentanément abandonné les bords du fleuve pour porter la désolation dans d’autres portions du continent germanique, ceux des Goths qui n’avaient pas pris part à l’émigration et s’étaient réfugiés, pour laisser passer l’orage, dans quelques fonds de montagnes inaccessibles, reparaissaient maintenant sur la frontière. Il était impossible qu’entre tous ces gens de même race, errant sur les deux rives du Danube, des intelligences suspectes no fussent pas à tout moment établies. Ce fut en effet ce qui arriva, malgré toute la vigilance de Théodose. Une attaque fut concertée entre les transfuges et leurs anciens compatriotes, au commencement de l’été. Averti par quelques indices qu’un mouvement s’opérait sur le Danube, Théodose se porta à la rencontre des envahisseurs; mais dans la nuit, sa tente, reconnaissable à l’éclat de la lumière qui y brillait, fut cernée par un parti de Goths frauduleusement introduits dans les rangs de l’armée romaine, et l’empereur n’eut que le temps de s’enfuir au plus vite pour rentrer dans Thessalonique. Au premier moment on crut tout perdu, tant le souvenir du désastre d’Andrinople était encore présent. Théodose lui-même, désespérant de rallier ses troupes épouvantées, se laissa conseiller d’envoyer en toute hâte des courriers à Gratien. Mais dès le lendemain les barbares étaient de nouveau débandés : les légions, honteuses de leur panique, reprenaient un peu de courage, et, en mettant de nouveau en œuvre un mélange de négociation et de force, Théodose vint à bout de délivrer une seconde fois le sol de l’empire. Il se décida alors à marcher vers Constantinople, où on ne l’attendait plus, et il y fit son entrée le 24 novembre, au milieu de l’enthousiasme universel.

Ce qui le pressait surtout d’arriver, c’était le trouble où son absence prolongée laissait l’Église de cette grande ville. Par suite des proclamations impériales, qu’aucune mesure effective n’était encore venue confirmer, les différentes sectes chrétiennes se trouvaient placées dans une situation violente qui les mettait chaque jour aux prises. C’étaient des conflits continuels entre les Ariens, encore en possession du pouvoir, et les catholiques, se disposant à le reprendre. Théodose avait été averti de ce désordre par des émissaires des divers partis, qui étaient venus le chercher à Thessalonique même ou sur la route. Dès le lendemain de son arrivée, il put s’en faire rendre un compte plus exact par un témoin plus digne de foi, mais qu’il ne s’attendait pas à trouver là. Ce n’était rien de moins que l’illustre Grégoire de Nazianze, momentanément placé, bien que sans titre régulier, à la tête des catholiques de Constantinople. Il faut revenir en arrière pour raconter par quel concours de circonstances le modeste ami de Basile se trouvait ainsi transporté si loin de sa patrie, et en dehors de toutes ses habitudes naturelles.

Les souffrances des catholiques de Constantinople avaient été extrêmes sous Valens; elles s’étaient encore prolongées après sa mort, pendant le gouvernement intérimaire de sa veuve Dominica, entièrement dévouée aux Ariens et gouvernée par l’évêque schismatique Démophile. Privé de chefs comme d’églises, réduit par les exils et les défections à un nombre imperceptible, livré aux railleries et aux mauvais traitements de la populace, à peine leur petit troupeau conservait-il un reste de vie. « Il était, dit saint Grégoire, sans pasteur et sans clôture, errant dans les antres et dans les cavernes, chaque brebis cherchant elle-même son abri et son pâturage.» C’était dans cet état misérable que les catholiques avaient été surpris par la nouvelle qu’un empereur orthodoxe prenait possession du pouvoir et se proposait de leur assurer, d’un seul coup, non pas seulement la liberté, mais la domination. Leur joie, comme on peut le penser, fut très-vive, mais comme la venue de l’empereur ne suivit pas tout de suite sa proclamation, leur embarras fut presque égal de savoir ce qu’ils avaient à faire pour profiter de ce retour de fortune. Devaient-ils tâcher de reprendre eux-mêmes sans délai possession des églises, qui étaient toutes encore entre les mains des Ariens? Mais à quel titre procéder à une telle exécution, quand ils n’avaient pas même d’évêque régulièrement institué à mettre à leur tête? Et comment élire un évêque sans moyen de réunir un concile et de se procurer le consentement impérial? Fallait-il attendre l’empereur? Mais il pouvait tarder longtemps, et dans l’intervalle l’évêque arien Démophile gardait toutes ses prérogatives. Si on le laissait aborder seul l’empereur, il pouvait faire tomber le souverain dans quelqu’un de ces pièges familiers aux gens de sa secte et dont on n’avait que trop fait l’expérience.

Dans celte perplexité, ils conçurent l’idée d’appeler auprès d’eux quelqu’un des personnages illustres qui représentaient la vraie foi en Orient. Le nom de Basile fut sans doute le premier qui leur vint à l’esprit : mais ils ne pouvaient espérer que Basile quittât, pour leur venir en aide, le poste éminent où Dieu l’avait placé. D’ailleurs la santé du grand prélat s’affaiblissait rapidement, et on s’attendait d’heure en heure à apprendre que celle lumière de la foi était éteinte. Au défaut de Basile, un autre nom, si étroitement lié au sien qu’on ne les prononçait guère l’un sans l’autre, celui du confident de toutes ses pensées et du compagnon de sa gloire, se présentait naturellement et ne soulevait pas les mêmes difficultés. Pourquoi Grégoire ne serait-il pas dès à présent invité à se faire le chef des fidèles de Constantinople, pour devenir ensuite, en temps et lieu, l’archevêque de leur Église purifiée?

Le choix parut d’autant plus heureux que Grégoire, par une singularité alors assez rare, se trouvait revêtu du caractère épiscopal sans être chargé en ce moment du gouvernement d’aucune Église en particulier. Il n’avait jamais été prendre possession du malencontreux siège de Sasime qui lui avait causé tant de répugnance. A la mort de son père, en 374, il avait consenti à administrer pendant quelque temps le diocèse de Nazianze, mais il se refusait constamment à en prendre le titre, décidé qu’il était à n’épouser aucune Église, pour n’avoir aucun lien de fidélité à rompre quand il croirait le moment venu de rentrer dans sa chère solitude. Ce moment, en effet, n’avait pas tardé à arriver. Lorsqu’il eut remis un peu d’ordre dans sa petite ville, qui avait souffert de la vieillesse prolongée, bien que si édifiante, de son père; quand il eut non-seulement veillé aux intérêts spirituels des habitants de Nazianze, mais obtenu, par sa douce influence, des gouverneurs civils, plus d'une réforme utile ou charitable dans l’administration, il crut en avoir assez fait. Il s’arracha alors aux instances de ses compatriotes, non sans se faire accuser par quelques-uns de lâcheté ou de paresse, et se retira dans un monastère que gouvernait la sainte vierge Thècle, aux environs de Séleucie.

Ce fut là que vint le trouver la proposition des catholiques de Constantinople, et on peut imaginer dans quel trouble elle le jeta. Lui, qui craignait la foule et qui avait fui comme un fardeau trop pesant le gouvernement d’une Église obscure, se charger d’aller rétablir la foi dans une grande capitale! Lui, peu fait pour la lutte, disputer le pouvoir à un adversaire en possession depuis dix années! Lui, qui n’aimait que la retraite, s’en aller vivre à la cour! Il poussa de véritables cris d’épouvante. Mais les catholiques envoyés auprès de lui avaient eu soin sur leur route de communiquer leur projet aux principaux évêques de leur communion, et tous y étaient entrés avec ardeur, comprenant de quelle importance il était pour eux d’être bien repré­sentés auprès d’un empereur bien intentionné, sans doute, mais peu instruit, dans ces premiers moments qui pouvaient décider d’un règne entier. Les députés arrivaient donc chargés de lettres pressantes pour Grégoire , quelques-unes même assez piquantes, où on lui reprochait de préférer toujours son repos au bien de l’Église. Basile lui-même, de son lit de douleur où il disputait à la mort un dernier souffle de vie, élevait sa voix austère et redoutée pour gourmander son ami. Un motif plus décisif encore agit sur l’âme de Grégoire. La tâche qu’on lui proposait n’était pas sans péril : c’était donc un devoir de ne pas le laisser à d’autres. A regret, après bien des hésitations et des soupirs, il s’y décida. «Vous avez tort, disait-il en gémissant. Que ferez-vous d’un étranger qui n’est jamais sorti de son coin de terre, qui ne peut plus plaire par son extérieur, exténué qu’il est par l’âge, le jeûne et la maladie, dont le corps est courbé, la tête chenue, le vêtement pauvre, la bourse vide, la parole agreste et rude?»

A part ce dernier point, sur lequel il est difficile de penser que Grégoire se fit complètement illusion, il avait peut-être raison de douter de lui-même. D’autres qualités d’esprit lui faisaient défaut, celles-là même que la sainteté ne donne pas, mais qui avaient assuré la puissance de son incomparable ami: la fermeté et la perspicacité du jugement. Grégoire connaissait mal les hommes, et moins encore l’art de les manier, Il était trop pur, trop étranger lui-même à la corruption humaine, pour en apprécier justement les effets chez autrui. Susceptible tour à tour d’engouement ou de prévention, se laissant éblouir par de fausses vertus ou égarer par de faux soupçons, plus prompt à engager les luttes que persévérant à les soutenir, ayant lui-même conscience de ses incertitudes, tour à tour agité par le remords de s’être trompé et par la crainte de se tromper encore, ému du moindre blâme, non par irritation de vanité, mais par défiance de lui-même et par le scrupule d’une âme timorée, Grégoire n’était pas né pour porter le poids des destinées spirituelles d’une grande cité. La plénitude du génie n’accompagne pas toujours la perfection de la vertu, et la grâce ne comble pas toutes les lacunes de la nature. Une éloquence ornée, une imagination pleine d’éclat, une doctrine sûre et profonde, une charité sans bornes, une pureté qu’aucun souffle n’avait ternie, plaçaient Grégoire au premier rang des chrétiens de son siècle. Il eût marché au supplice sans pâlir: il se troublait devant l’intrigue et la calomnie, ce cortège habituel des cours. Noble, on oserait presque dire sainte faiblesse, mais qui prépare mal à tout gouvernement, même à celui des âmes.

La tristesse qu’il éprouvait en se mettant en route fut accrue par une douloureuse nouvelle apportée au moment même où il devait partir: Basile mourait à Césarée. Ce fut un deuil pour toute l’Asie; des extrémités les plus éloignées on accourut pour les funérailles. Les maisons étaient couvertes de spectateurs jusqu’au toit. On s’étouffait à la lettre pour approcher du cercueil; des femmes, des enfants, furent tirés de la foule, évanouis et à moitié morts. Chacun voulait avoir quelque lambeau des vêtements du saint, ou être couvert un instant de l’ombre de son corps. Les Juifs, les païens même, comblés de ses bontés durant sa vie, demandaient quelque relique de leur bienfaiteur. Les sanglots, les cris de douleur, couvraient le chant des psaumes. Seule, la généreuse Macrine, qui avait autrefois montré à Basile le chemin du ciel, ne prit point de part extérieure à cette douleur universelle: «Ne nous affligeons pas» dit-elle sur-le-champ à son frère Grégoire, évêque de Nysse, qui lui apportait la triste nouvelle dans le fond de sa retraite, «comme ceux qui n’ont pas d’espérance». Et comme le jeune évêque, dans l’excès de sa douleur, s’écriait que sans nul doute l’Ecriture promettait l’immortalité bienheureuse aux âmes justes, mais que celle consolation était faible, tant la nature répugnait à la mort et tant il restait d’incertitude sur les conditions de cette vie future, la savante religieuse se mit en devoir de lui démontrer que la raison non moins que la foi assurait à l’homme après sa mort une destinée sans fin. Ses considérations, soudainement improvisées, furent si hautes et si éloquentes, que son frère crut devoir les recueillir pour en former la matière d’un traité qui figure encore au premier rang parmi les œuvres qu’il a laissées.

L’ami se piqua de moins de constance que la sœur: « Que vais-je devenir? s’écria Grégoire de Nazianze, et que me reste-t-il désormais! Basile n’est plus, je n’ai plus Césaire : mon frère spirituel a rejoint mon frère suivant la nature. Je dirai comme David : Mon père et ma mère m’ont abandonné. Mon corps est malade: la vieillesse s’appesantit sur ma tête. Les soucis s’enlacent les uns aux autres, les affaires fondent sur moi. Les amis me manquent de foi; l’Église est sans pasteur. Tout bien a péri; le mal subsiste seul; il faut naviguer dans la nuit, il n’y a point de phare allumé, et le Christ dort. Je n’ai point d’autres recours que la mort. Encore les choses de l’autre vie m’effrayent quand j’en juge par celles d’ici-bas.»

Il partit cependant, et sur le chemin il ne cessait d’élever son âme à Dieu dans des effusions auxquelles il aimait à donner la forme poétique: «Verbe divin, s’écriait-il, je t’invoque dans ma retraite, et je t’ai consacré mes loisirs. C’est avec toi que j’ai reposé, et avec toi que je m’éveille: c’est pour toi que je demeure et pour toi que je voyage. Aujourd’hui c’est sous les auspices que je pars. Envoie-moi pour guide et pour compagnon un de tes anges qui me conduise par une colonne de feu et de nuée, qui divise devant moi les flots et arrête à ma voix les torrents.»

Le spectacle qui l’attendait à Constantinople n’était pas fait pour dissiper ses sombres pressentiments. Il trouva le désordre poussé à ses dernières limites dans l’Église. Toutes les sectes affluaient dans la capitale, chacune voulant se placer sur le passage de l’empereur pour plaider sa cause la première.

Les Ariens politiques, maîtres du terrain puisque l’évêque Démophile était des leurs, se préparaient à s’y bien défendre. Mais les semi-Ariens ou les Macédoniens (comme ils se faisaient appeler depuis qu’à l’exemple d’un de leurs évêques, Macédonius, ils ne disputaient plus sur le mot consubstantiel et se bornaient à contester la divinité du Saint-Esprit), comptaient bien être admis à soutenir que leur interprétation du symbole de Nicée était la vraie. Les disciples du nouvel hérésiarque Apollinaire, récemment condamnés à Rome, trouvaient l’occasion favorable pour en appeler du pape à l’empereur. Enfin le groupe des orthodoxes eux-mêmes, subitement grossi par l’espoir d’une fortune prochaine, avait ses divisions intérieures. C’était, comme au lendemain de toutes les persécutions, une querelle ouverte entre ceux qui s’étaient cachés pendant l’orage et ceux qui étaient restés pour le braver; entre les fidèles sans tache qui n’avaient jamais failli et les pénitents qui avaient quelque faiblesse à faire oublier. Il y avait les partisans de la conciliation, qui se réclamaient de Basile et de Mélèce d’Antioche; les orthodoxes intraitables de la communion de Paulin. Le nombre des évêques présents à Constantinople était aussi très-grand, chacun des sièges devenus vacants pendant la persécution ayant à la fois un évêque orthodoxe et quelquefois deux ou trois sectaires; et ces divers prétendants s’apprêtaient à faire l’empereur juge de leurs compétitions. Beaucoup de ces prélats improvisés sortaient de la plus basse origine, car Valens les avait choisis au hasard parmi ses fidèles. Il y avait des artisans ou des rustres enlevés à l’atelier ou à la charrue, sans même qu’on eût pris le temps de leur donner une teinture de science sacrée; des militaires à peine sortis des camps, et qui en gardaient le langage et les façons ; des affranchis qui n’avaient pas entièrement payé leur liberté à leurs maîtres. Tous ces parvenus, jouissant de leur situation avec délices, donnaient des exemples peu édifiants et se livraient à toutes les recherches du faste et de la sensualité.

Dans ce conflit, dans ce bourdonnement de prétentions diverses, les questions religieuses étaient devenues la grande occupation, ou pour mieux dire le passe-temps de toute une cité frivole. On discutait des dogmes sur les places publiques, au lever des grandes dames, aux repas de famille, aux réunions des fêtes. Des femmes, des petits-maîtres prenaient parti pour ou contre l’exactitude de telles doctrines ou la légitimité de tel évêque. On allait au sermon comme au théâtre, pour siffler ou applaudir; on en revenait en discourant sur le mérite oratoire et même la valeur théologique de ce qu’on avait entendu. L’éloquence des prédicateurs se ressentait du désir de plaire à de tels auditeurs: elle était devenue affectée, courant après les effets d’apparat et le bel esprit.

Si dans une société ainsi disposée Grégoire n’eût cherché qu’à exciter la curiosité et à obtenir des triomphes d’éloquence, sa vanité eût été aisément satisfaite. Avec le renom dont il jouissait, il était sûr d’attirer la foule. Mais bien qu’il ne fût ni ignorant de son propre mérite ni insensible au succès (qui est un grand moyen d’agir sur les hommes et dont il aimait à faire hommage à Dieu), sa conscience droite eut horreur de poursuivre, au milieu des épreuves de la foi, un but si profane. Il n’eut, au contraire, qu’une pensée : c’était de se séparer à tout prix de ceux qui faisaient de la parole sainte un moyen de divertissement ou de vaine gloire, et des dignités de l’Église un marchepied d’ambition. Il eut grand soin de distinguer sa vie de celle de tous les autres évêques qui couraient la ville. Reçu chez un parent qui lui prêtait sa demeure, il en sortait à peine, refusant toutes les invitations, ne paraissant à aucune cérémonie publique, passant la nuit en prière, vivant de mortifications, répandant en aumônes le peu d’argent qu’il possédait, exagérant même. un peu l’extérieur mélancolique et sombre qui lui était habituel.

Il était pressé pourtant d’élever sa voix pour protester contre les scandales dont il était témoin. Mais il lui fallut prendre patience quelque temps; car il n’aurait su où se faire entendre, les catholiques n’ayant depuis longtemps plus de lieu de réunion publique. On dut accommoder une des salles de la maison où il demeurait, pour lui faire prendre l’apparence d’une chapelle. On y disposa un autel, et pour pouvoir réserver aux hommes tout le plain-pied, on éleva de vastes tribunes destinées aux femmes. Grégoire travailla lui-même à ces arrangements, et baptisa ce temple improvisé du nom de Résurrection, en grec Anastasie: se promettant, disait-il, d’y ressusciter la foi morte à Constantinople.

Quand ces dispositions furent faites et que l’impatience, excitée par ces retards mêmes, eut été portée au comble, Grégoire enfin annonça qu’il allait prêcher, et l’affluence fut extrême dans la petite chapelle. Mais les premières paroles de Grégoire furent inattendues et sévères. Au lieu d’entrer sur-le-champ dans la controverse, comme un jouteur pressé de se faire admirer des spectateurs, il ne parla à cet auditoire accouru pour le juger que de l’humble soumission qui convenait à de simples fidèles: «Puisque vous êtes venus avec tant d’empressement, dit-il en jetant les yeux sur l’assistance, puisque la fêle que nous célébrons a attiré un si grand concours de peuple, et que les grandes réunions sont faites pour le commerce, je voudrais vous offrir une marchandise digne de votre zèle.... Par où donc commencerai-je? de quel discours ferai-je hommage aux athlètes exercés que je vois ici? que vous dirai-je d’abord, et que choisirai-je de plus grand, de plus important pour vos âmes? de plus approprié à la circonstance? Examinons ensemble : qu’est-ce que notre doctrine a de meilleur? Je dirai que c’est la paix, et c’est aussi ce qu’elle a de plus utile. Au contraire, qu’y a-t-il de plus nuisible et de plus pernicieux que la discorde?»

C’est donc de la paix et des moyens de la conserver qu’il veut parler; car la paix, c’est le maintien de l’ordre, et il y a un ordre en toutes choses. Il y en a un dans la nature, que le Créateur a établi, et un dans l’Église, que le Christ a fondé. Et cet ordre consiste en ceci, que les uns enseignent et que les autres écoutent. C’est aux prêtres à enseigner; écouter convient aux fidèles: et de ces deux rôles, écouter, qui est le moins 'séduisant pour l’orgueil, est pourtant le plus sûr et le préférable. «Vous ne savez pas, mes frères, dans quelle angoisse nous sommes plongés, nous qui sommes assis au-dessus de vous dans la pompe, et chargés de vous promulguer la loi divine. Vous ne savez pas quelle grâce Dieu vous fait de pouvoir vous taire et de n’être pas pressés par la nécessité de parler. Car tout discours est, par sa propre nature, faible et sujet à contradiction, et celui qui traite de Dieu a d’autant plus de difficulté que le sujet est plus grand, enflamme plus de zèle et expose à plus de péril. Comprendre les choses divines est ardu, et les expliquer laborieux.»

« Il y avait, continue-t-il, chez les Hébreux une loi qui défendait aux jeunes gens la lecture des saints livres comme nuisible à des âmes encore faibles et mal assurées: il faudrait qu’il y en eût une chez nous qui ne permit pas à tous de disputer à toute heure sur la foi, mais seulement à certaines personnes et en certain temps qui défendit principalement cet exercice à ceux qui sont travaillés d’un désir insatiable de réputation, ou qui portent dans la piété plus de chaleur qu’il ne faudrait; il conviendrait de placer ceux-là où ils ne peuvent nuire ni à eux-mêmes ni aux autres, et de ne donner liberté de parler qu’à ceux qui sont modérés dans leur langage, et qui ont l’esprit de douceur et de sagesse. Quant à la multitude, il faut à tout prix l’éloigner de cette voie de disputes, et la guérir de cette maladie de bavardage qui règne aujourd’hui.»

Ce fut seulement après avoir réitéré plusieurs fois ces avertissements, et récusé ainsi d’avance le jugement des docteurs improvisés de carrefour et de salon, que Grégoire se décida à aborder les questions dogmatiques. Il le fit dans cinq conférences successives, formant un tout complet, qui a gardé dans ses œuvres le nom spécial de Théologie. Ce sont autant de modèles dans l’art délicat d’imprimer la forme oratoire aux développements philosophiques. Une pensée substantielle, formée de tous les sucs de la doctrine répandue dans les écrits d’Hilaire, de Basile et d’Athanase; un courant d’éloquence tempérée, qui ne se ralentit ni ne s’égare à aucun moment; une argumentation nerveuse sans sécheresse, mais sans vaine parure, font à ces cinq discours une place à part même parmi les monuments de ce beau génie, auquel l’emphase et l’affectation ne furent pas toujours aussi étrangères. En quelques pages et en quelques heures, Grégoire avait résumé et clos la controverse de tout un siècle.

Une séance fut consacrée à établir que l’homme est impuissant pour comprendre non-seulement l’essence divine, mais la sienne propre et celle du monde qui l’environne, et à récuser ainsi d’avance le jugement de la raison humaine dans les discussions dogmatiques; trois à réfuter l’Arianisme lui-même sous la forme hardie qu’Aétius et Eunome lui avaient fait prendre, et à prouver, sous cent formes et par cent textes différents de l’Écriture, la double nature du Christ. En terminant celte vigoureuse démonstration: «Le voilà, s’écria-t-il, celui que vous méprisez et qui était avant vous et au-dessus de vous. Ce qu’il était, il l’est resté; ce qu’il n’était pas, il l’est devenu. Comme Dieu.il était sans cause; car Dieu n’a point de cause. Comme homme, il a eu une cause pour venir au monde. Celte cause, c’est de vous sauver, insolents que vous êtes, qui l’outragez pour cela même.»

Un point plus délicat fit le sujet de la dernière instruction. C’était la nouvelle forme et la plus mitigée de l’hérésie, celle qui ne s’attaquait qu’à la divinité du Saint-Esprit. C’était là qu’on attendait Grégoire; car c’était là que Basile lui-même, par des ménagements diversement jugés, avait paru un instant faiblir. Les Macédoniens espéraient de la part du confident de ce grand homme la continuation des mêmes égards; mais les orthodoxes outrés, mal disposés pour lui par le même motif, le guettaient pour le surprendre en faiblesse. Grégoire étonna tout le monde en allant droit au fait avec simplicité: «Voilà ce que nous pensons du Fils, dit-il en débutant...; mais je vois qu’on va me demander : Qu’allez-vous nous dire du Saint-Esprit? Où allez-vous chercher ce Dieu étranger dont aucune histoire ne parle? et j’attends celte question de ceux mêmes qui s’expriment avec mesure au sujet du Fils. Car de même qu’il arrive souvent, soit aux chemins, soit aux fleuves, de se diviser tour à tour et de se réunir : ici de même (tant est grande l’impiété qui nous déborde), on voit ceux qui se disputent sur un point s’entendre ensuite contre nous sur un autre, de telle sorte qu’on ne sait jamais clairement, ni en quoi ils s’accordent, ni en quoi ils diffèrent.

«Et à ce sujet du Saint-Esprit, j’éprouve quelque embarras, non-seulement parce que les hommes que la discussion a brisés dans leurs arguments contre le Fils se rattachent avec chaleur à cette nouvelle attaque..., mais parce que je suis fatigué moi-même et rassasié de discussions, comme un malade qui a le dégoût des aliments… Vienne pourtant l’Esprit divin, et gloire à Dieu : notre discours va reprendre sa course».

La discussion qu’il engagea alors fut très nette et n’admit aucun tempérament sur la doctrine. Seulement, vers la fin de son argumentation, par un artifice oratoire assez habile, il ménagea en quelque sorte une porte de sortie et un prétexte plausible à ceux qui voudraient quitter l’erreur sans paraître faire une confession trop pénible. Il convint que la divinité du Saint-Esprit, bien qu’appuyée sur des textes de l’Evangile, n’y était pourtant pas aussi évidente que celle du Fils, et qu’il avait fallu le temps et la tradition pour la mettre en lumière. La prudence divine avait elle-même, suivant lui, préparé ce développement graduel. Il avait convenu à Dieu de ménager la faiblesse humaine en lui révélant par degrés le mystère de son essence. «L’Ancien Testament, dit-il, annonçait le Père ouvertement, et faisait pressentir le Fils avec quelque obscurité. Le Nouveau met le Fils en pleine lumière et fait entrevoir le Saint-Esprit. C’est maintenant seulement que l’Esprit habitant parmi nous se montre avec toute évidence. Il n’eût pas été prudent, quand la divinité du Père n’était pas établie, de prêcher ouvertement celle du Fils, ni, quand la divinité du Fils n’était pas encore démontrée, d’y ajouter comme un nouveau fardeau, si j’ose ainsi parler, celle du Saint-Esprit... Nos yeux auraient pu être éblouis par tant d’éclat...; mais il convenait de monter par des degrés successifs, de gloire en gloire et de clarté en clarté, jusqu’à la pleine lumière de la Trinité.»

Ce n’était donc plus une rétractation que Grégoire exigeait des sectateurs timides de Macédonius, mais un simple progrès dans la foi. Ce n’était pas une désertion d’un camp à l’autre, mais quelques pas de plus à faire, à la suite de l’Esprit-Saint, dans l’intelligence de la vérité»

Une prédication si relevée ne pouvait s’adresser qu’à un auditoire d’esprit cultivé, ayant la capacité ou la prétention de suivre un raisonnement. Grégoire éprouva le besoin de rendre à la vérité qu’il venait défendre un hommage plus populaire. Pour la foule, qui a l’habitude de tout personnifier, tout le débat en­gagé contre l’Arianisme se résumait en un nom propre : c’était celui d’Athanase. Athanase, déjà élevé par le respect public au-dessus de l’humanité, était le héros du dogme catholique. Le 2 mai, jour anniversaire de la mort du grand docteur, Grégoire annonça qu’il raconterait la vie d’Athanase dans la chapelle d’Anastasie.

Il pouvait sembler étrange à quelques auditeurs de voir un homme vivant la veille, et que plusieurs ne connaissaient que par les calomnies répandues contre lui, associé dans l’Église aux hommages du culte. Grégoire alla en deux mots au-devant de ce reproche: «En louant Athanase, dit-il, c’est la vertu que je louerai; car c’est une même chose de le nommer et de célébrer la vertu qu’il avait comme rassemblée tout entière en lui, ou plutôt qu’il possède encore, puisque ceux-là sont vivants en Dieu après leur départ qui ont vécu selon Dieu en ce monde... Et aussi, en louant la vertu, je louerai Dieu, de qui viennent aux hommes et la vertu et la puissance qui les élèvent ou plutôt les ramènent vers lui... D’ailleurs, ajoute-t-il, il ne serait ni pieux ni sûr, quand la vie des hommes impies est transmise à la postérité, de passer sous silence la mémoire des hommes éminents en sainteté, et cela dans une ville que même de nombreux exemples de vertu réussiraient à peine à sauver, accoutumée qu’elle est à se faire un jeu des choses divines, comme du cirque et du théâtre.»

Entrant alors dans le récit de la vie de son héros, Grégoire ne s’astreint ni à suivre chronologiquement la série des faits, ni à présenter le tableau complet de cette longue vie. Il s’arrête surtout aux points qui lui paraissent présenter quelque analogie avec les faits qu’il a sous les yeux et d’où ressort quelque instruction pour ceux qui l’écoutent. La promotion d’Athanase à l’épiscopat lui fournit l’occasion d’une allusion à l’évêque schismatique qui gouvernait encore Constantinople.

«Désigné, dit-il, par le suffrage libre du peuple entier et non suivant le mode pervers qui a prévalu plus tard, non par le meurtre et la violence, mais par l'inspiration apostolique et spirituelle, Athanase monta au trône de saint Marc, successeur de sa piété autant que de sa haute dignité. C’est là être vraiment successeur : qui partage la foi d’un saint pontife est son associé dans la chaire; qui s’en écarte est son adversaire, fût-il assis sur le même trône.» Quand on songe que Démophile était assis en ce moment même sur le siège d’où le vieil Alexandre avait autrefois refusé la communion à Arius, le trait était direct et frappait le prélat prévaricateur en plein visage.

D’autres portraits suivent, dont la ressemblance ne devait pas être moins frappante, et dont chacun dans l’auditoire connaissait et probablement nommait tout bas les originaux.

«Promu par des voies saintes, continue-t-il, c’est de la même sorte qu’il exerça le pouvoir. Au moment où il occupe le trône pontifical, on ne le voit pas, comme ceux qui ont enlevé quelque domination ou quelque héritage, commettre l’injustice avec hauteur. C’est là le propre des prêtres adultères, indignes de leur titre, qui, n’apportant rien au sacerdoce, n’ayant pas d’abord souffert pour la vérité, ont été faits du même coup apprentis et maîtres, et purifient les autres avant d’être absous eux-mêmes : hier profanateurs, aujourd’hui prêtres; hier exclus des choses saintes, initiateurs aujourd’hui; envieillis dans la corruption, et novices dans la piété; élevés par la faveur humaine, et non par la grâce de l’Esprit-Saint; hommes qui après avoir tout brusquement renversé sur leur passage, oppriment à la fin jusqu’à la religion même, ne justifient pas leur dignité par leurs mœurs, mais couvrent leurs mœurs du manteau de leur dignité, au contraire de l’ordre naturel; pêcheurs qui auraient plus de sacrifices à offrir pour leurs propres fautes que pour les fautes de leur peuple; également répréhensibles, soit parce que, ayant un même besoin d’indulgence, ils en accordent sans mesure aux autres, soit parce qu’ils abritent sous l’insolence du commandement les écarts de leur propre vie... Fuyant ce double excès, il fut sublime dans les œuvres en même temps qu’humble dans la pensée, d’une vertu à laquelle personne ne pouvait atteindre, d’une affabilité toujours accessible, sans colère et plein de pitié, doux de langage, plus doux de caractère, angélique de visage, plus angélique de cœur, blâmant avec bonté et louant pour instruire.»

C’étaient là autant de provocations qui tombaient directement sur la tête des prélats schismatiques, et dont quelques traits détournés attaquaient même ceux des catholiques qui ne se signalaient pas par leur douceur et leur modestie. L’émotion causée par une prédication aussi ardente était profonde. La petite chapelle était comble: on s’écrasait pour y pénétrer; on forçait les balustres du chœur; par moments la foule, remuée dans ses profondeurs, éclatait en applaudissements. Grégoire lui-même s’enflammait de plus en plus, gagné par cette sympathie communicative qui est la source même de l’émotion oratoire. Bien des années encore après, le souvenir de ces vives impressions venait, il le raconte lui-même, troubler son sommeil. Il se représentait en songe Anastasie toute illuminée, lui-même assis sur un. trône, environné de ses prêtres, au-dessous de lui les diacres dans leurs vêtements éclatants de blancheur, l’église toute pleine, des milliers de regards tous fixés sur lui, et tour à tour le silence d’une admiration muette ou les cris d’un enthousiasme irrésistible

Mais ces belles journées avaient un lendemain. Les traits les plus piquants de chaque discours, rapidement notés par des sténographes ou répétés de bouche en bouche, arrivaient à leur adresse et allumaient contre l’orateur, dans les rangs les plus divers, les plus vifs ressentiments. Par malheur Grégoire, qui s’était montré peut-être plus pressé d’engager la lutte que ne l’eussent été en pareille occurrence Basile ou Athanase, n’était pas muni pour y faire tête de la même impassibilité.

Les gens qu’il offensait se mirent en devoir de se défendre, et d’abord essayèrent de l’intimider. On ameuta contre lui la populace. Des hommes apostés l’attendirent à la porte de l’église et l’assaillirent d’une grêle de pierres en criant: «A bas l’adorateur des trois Dieux!». Les attroupements se renouvelèrent plusieurs jours de suite, et une nuit enfin, comme Grégoire était occupé à donner le baptême à des catéchumènes, la chapelle fut envahie par une bande d’artisans ivres, de femmes débauchées et de moines dissolus, qui força le chœur, profana l’autel, et se livra à tous les genres de violences. Plusieurs des prêtres ou des néophytes qu’on baptisait furent grièvement blessés : la force publique dut intervenir pour maintenir l’ordre; mais le préfet de la ville, probablement un des anciens agents de Valens, était assez mal disposé pour les catholiques et feignit d’ignorer de quel côté étaient les perturbateurs. Il fit jeter en prison pêle-mêle les assaillants et les victimes. Grégoire lui-même fut un instant mis en cause et ne dut probablement sa délivrance qu’aux égards que le magistrat crut devoir garder pour sa réputation et pour les intentions déjà connues de l’empereur.

Ces attaques grossières, qui ne menaçaient que sa vie, n’émurent pas Grégoire, et ne réussirent pas plus à l’effrayer qu’à l’irriter. De jeunes amis maltraités avec lui auraient voulu courir sur-le-champ demander justice à l’empereur, il les arrêta: «Je ne m’étonne point, leur disait-il, que vous qui n’avez encore reçu aucune blessure, le premier coup qui vous frappe vous paraisse insupportable. Mais moi, j’ai déjà senti tant de maux et subi tant d’injures!... Croyez-en l’expérience de mes cheveux blancs. Le châtiment sans doute à son utilité, car il sert à prévenir le mauvais exemple; mais la patience vaut mieux encore; car si le châtiment punit le mal, la patience amène au bien... Rongez aussi qu’il y a bien des pauvres parmi ceux qui nous ont attaqués, et nous convient-il de réclamer la sévérité contre des pauvres?  Puis reprenant la parole peu de jours après, il reprochait aux schismatiques l’abus qu’ils faisaient de leur nombre et de leur force contre lui, sans paraître se douter du juste sujet qu’il avait d’espérer que ces avantages tourneraient bientôt en sa faveur. A peine faisait-il quelque allusion au véritable état des choses par ces mots: «Vous vous êtes montrés plus violents peut-être que le moment actuel ne le comportait.»

A force de chercher pourtant, les ennemis de Grégoire finirent par découvrir son côté faible; et ce fut précisément des rangs des amis dont il avait à contenir le zèle que leur vint un auxiliaire inattendu. Il en avait groupé autour de lui un certain nombre qui l’aidaient dans ses études, lui préparaient les textes de ses homélies, l’accompagnaient à l’église, et lui faisaient dans les jours d’orage un rempart de leurs corps. Il leur donnait le lit et le couvert; et, chose singulière, il paraissait les avoir choisis principalement parmi ces orthodoxes outrés qui avaient troublé le repos de Basile, et pour lesquels lui-même avait si peu de sympathie naturelle: soit que ceux-ci, plus ardents que les autres, eussent été plus pressés de se mettre en avant en sa faveur; soit que la violence de la situation l’obligeât lui-même à faire cas du zèle plus que de toute autre qualité. Ainsi le jeune Jérôme, dont l’imagination ardente était loin d’être encore calmée, et qui, du fond de son désert de Syrie, avait activement pris parti pour les Pauliniens d’Antioche, se trouvant de passage à Constantinople, Grégoire l’attacha à sa personne et l’employa à faire des recherches pour lui dans les Écritures. Sous ce maître consommé, Jérôme fit de rapides progrès dans la vertu, en même temps qu’il apprit à modérer sa fougue naturelle. Mais un choix moins heureux fut celui d’un prêtre égyptien, appartenant à la même nuance extrême d’opinion, et qui trompa cruellement la confiance dont Grégoire l’honora.

C’était un néophyte qui avait fait partie dans sa jeunesse de la secte des cyniques, peut-être à l’époque où les disciples de Diogène avaient l’avantage de compter un des leurs sur le trône. Récemment converti au christianisme, puis ordonné prêtre on ne sait par quel évêque, il gardait encore le costume de son ancienne profession : la tunique d’un blanc sale, le bâton classique et la chevelure en désordre. Dans cet appareil qui fixait tous les regards, il assistait régulièrement aux réunions d’Anastasie, se signalant, aux moindres paroles de Grégoire, par dos cris d’admiration, auxquels il mêlait de grossières invectives contre les hérétiques. Il se faisait tour à tour appeler Héron ou Maxime, l’un de ces noms étant probablement celui qu’il avait reçu à sa naissance, et l’autre celui de son baptême. Il prétendait avoir souffert en Égypte pour la vérité, et montrait les cicatrices de ses blessures.

Tel fut l’étrange disciple que Grégoire, séduit par des protestations de dévouement dont la vivacité même était suspecte, fit l’imprudence d’admettre dans son intimité.

Les avertissements pourtant ne lui manquèrent pas; car le personnage déplaisait aux chrétiens, et les plus mauvais bruits circulaient sur son compte. On fit savoir de plusieurs côtés à Grégoire que son favori avait laissé, dans les villes où il avait passé, la réputation d’un débauché; qu’à Corinthe, en particulier, il avait été fort soupçonné de mener à mal des filles d’une communauté formée par ses soins. On ajoutait que le prétendu martyre dont il montrait la trace n’était que le châtiment du fouet, subi dans une cité d’Asie pour quelque vilain méfait. Grégoire était tellement sous le charme qu’il ne voulut rien entendre, et, traitant toutes ces rumeurs de calomnies, il crut au contraire de son devoir de venger publiquement la vertu persécutée. Un jour donc qu’il avait à parler et que Maxime était présent, il choisit pour sujet de discours l’union de la philosophie et de la foi, personnifiée dans son malencontreux ami : Je louerai, dit-il, le philosophe que vous voyez... Et je le louerai à bon droit, car c’est un sage et moi je suis un ami de la sagesse... Et je ne le louerai pas pour lui plaire (car je sais combien son âme est éloignée du désir des louanges), mais pour ma propre utilité. Viens donc, ô le meilleur et le plus accompli des philosophes, et j’ajouterai des témoins de la vérité!... Viens ici, toi qui sais terrasser la doctrine bâtarde de l’erreur... Viens, toi qui es aussi versé dans la vertu de contemplation que dans les vertus actives... Viens, toi qui sous ce vêtement qui n’est pas le nôtre professes tous nos sentiments... Viens, ô Cynique qui as véritablement du chien, non l’impudence, mais la franchise, non la gloutonnerie, mais l’habitude de se contenter de la nourriture de chaque jour... non l’aboiement, mais la bonne garde et la vigilance pour le salut des âmes: qui caresses les amis de la maison et aboies après les voleurs...» En terminant cette étrange allocution) Grégoire recommanda à son cher Maxime le soin de son troupeau en termes si chaleureux que tout le monde put y voir comme une sorte de désignation à lui succéder, si quelque coup imprévu ou seulement quelque retour subit de ses goûts de retraite, l’enlevait lui-même à Constantinople.

Assistant les yeux baissés, et l’air aussi contrit qu’il pouvait le prendre, à son propre éloge, Maxime n’en perdait pourtant pas une parole, et s’encourageait dans les plus audacieuses espérances. Voyant, en effet, la dignité épiscopale demeurer vacante par l’effet de la modestie de Grégoire, qui ne voulait pas se la laisser conférer, l’intrigant avait osé concevoir la pensée de s’en emparer pour lui-même. Probablement il aurait attendu quelque temps encore avant de se démasquer, et il se proposait seulement de profiter du penchant qui éloignait son protecteur des honneurs, pour s’insinuer doucement à sa place; mais quand il vit ses prétentions ainsi publiquement autorisées, il crut pouvoir satisfaire son ambition par un procédé plus direct, et songea à se faire consacrer tout de suite, afin de se trouver en place à la venue de l’empereur. Il sentit bien cependant qu’il n’y avait point d’espoir d’associer d’avance à un dessein si arrogant ni les catholiques considérables de la ville, ni Grégoire lui-même, qui, toute ambition personnelle mise de côté, ne pouvait croire permis à un étranger ce qu’il se refusait à lui-même. Changeant alors toutes ses visées, il entreprit de préparer le coup en cachette, comme un véritable complot, sauf à obtenir ensuite de l’humeur pacifique des gens de bien et du désintéressement de Grégoire la ratification du fait accompli.

Il ne s’ouvrit de son dessein qu‘à un petit nombre de prêtres, chez qui il avait remarqué que l’admiration témoignée de toutes parts à l’orateur étranger avait fait naître des sentiments d’envie, et il les trouva disposés à tout faire pour se soustraire à une domination qui les offusquait. Des Macédoniens, des Pauliniens, tous ceux en un mot qui craignaient que Grégoire ne les empêchât d’exploiter à leur profit le retour de faveur espéré, lui prêtèrent aussi leur concours. Un prêtre de l’île de Thase, venu à Constantinople avec une somme d’or considérable pour faire un achat de marbre, la mit à sa disposition. En peu de temps Maxime eut ainsi réuni le nombre de partisans nécessaires pour tenter un coup de main. Restait à trouver un consécrateur. Les évêques ne manquaient pas à Constantinople; mais soit que ceux à qui il aurait pu s’adresser ne fussent pas assez en renom auprès des fidèles, soit qu’il craignit de rencontrer chez eux des prétentions analogues aux siennes, ce fut du dehors qu’il jugea à propos d’en faire venir. L’Égypte, sa patrie, était divisée en une infinité de petits diocèses, où il avait laissé beaucoup d’amis. Il manda en grand secret quelques prélats, peu considérables, à qui il vanta les avantages qui pouvaient résulter pour eux du fait de placer un de leurs compatriotes sur le siège de la ville impériale. Chose étrange, et que Grégoire ne réussit jamais à s’expliquer, le successeur d’Athanase, le vénérable Pierre, récemment rentré dans son diocèse, céda lui-même à des considérations de ce genre, et bien qu’en relations d’amitié avec Grégoire et l’ayant plus d’une fois déjà salué du nom d’évêque de Constantinople, il autorisa ses suffragants à se prêter à un autre choix. Les Égyptiens partirent et arrivèrent en grand secret. Tout alors étant préparé, on procéda à l’exécution.

«Il était nuit, écrivait plus tard Grégoire, et j’étais malade. Ceux-ci, comme des loups, entrent en secret dans la bergerie, suivis de beaucoup de mariniers gagnés à prix d’argent (les mêmes qui ont coutume de mettre souvent Alexandrie en feu). Tout ce monde se met à l’œuvre pour tondre le chien et le placer sur la chaire avant que ni le peuple, ni les chefs de l’Église, ni nous, en eussions eu aucune connaissance... Au point du jour, le clergé du voisinage arrive et entre dans une violente colère à ce spectacle. Chacun raconte le fait à son voisin. Alors s’allume un vaste incendie. Magistrats, citoyens, étrangers, tous accourent; pas un qui ne fût plein de fureur en voyant cette récompense de nos peines. Que dire de plus? les méchants, forcés de s’enfuir, frémissent d’avoir manqué leur but.»

Ce récit peint à merveille l'indignation universelle qui remplit la ville, lorsqu’elle apprit en se réveillant quelle basse intrigue venait de se jouer des cérémonies les plus saintes et disposait, sans la consulter, de ses intérêts les plus chers. La colère ne fit place qu’à un immense éclat de rire lorsque Maxime reparut, peu d’heures après, tondu, rasé, vêtu en évêque, et montrant ainsi à découvert l’ignoble laideur de ses traits. Mais malheureusement ce ne fut pas là le seul objet qui prêtât à la raillerie. Grégoire, victime des artifices du misérable qui l’avait trompé, eut sa part dans les traits des mauvais plaisants et dans les reproches de la foule. Ses ennemis triomphaient de sa méprise. Ses amis ne savaient comment la justifier. Les Ariens riaient des catholiques qui choisissaient si bien leurs pasteurs. Grégoire lui-même, tout honteux d’être tombé dans le piège et très-mortifié d’avoir, par une charité trop complaisante, laissé profaner sa chère cha­pelle, n’osait plus se montrer. «J’ai failli, s’écriait-il en gémissant, trompé par la belle apparence du fruit, cl je ne l’ai reconnu qu’à son mauvais goût.» Il n’en fallait pas tant pour abattre son âme timorée. Il ne se trouvait plus digne de commander après une telle erreur, et plus que jamais il formait le dessein de se soustraire à une responsabilité qu’il n’avait pas su porter.

Il resta plusieurs jours enfermé; puis, reparaissant tout à coup à la première réunion des fidèles, il se présenta à eux le visage couvert de confusion et la voix entrecoupée de larmes: «Chers enfants, leur dit- il, gardez dans votre cœur cette sainte Trinité, que je vous ai enseignée, et quelque mémoire aussi, s’il est possible, de mes travaux.»

C’était un adieu: chacun le comprit; mais personne n’y était préparé, et cette démarche si humble et si chrétienne produisit une vive impression. Ceux-là mêmes qui étaient venus avec l’intention malicieuse de jouir de son embarras se sentirent saisis d’une compassion respectueuse. Le sourire qui se dessinait déjà sur plus d’un visage disparut. Passant d’un extrême à l’autre avec la mobilité ordinaire aux grandes réunions d’hommes, la foule s’écria tout d’une voix que, le mal étant venu de ce que les catholiques n’avaient pas d’évêque, le meilleur remède était de leur en donner un tout de suite dans la personne de Grégoire lui-même. Plusieurs s’approchèrent de lui et lui passèrent les bras autour du corps pour le faire asseoir sur le siège épiscopal. Il résista, se débattit, roidissant ses genoux pour ne pas s’asseoir, et luttant contre ceux qui le tenaient, jusqu’à être couvert de sueur. Le tumulte devint extrême dans la chapelle; les femmes pleuraient, les enfants criaient dans les bras de leurs mères. «Grégoire, si vous partez, disaient quelques-uns, c’est la Trinité qui part avec vous.» Enfin, le jour commençant à baisser, Grégoire dut se résigner à promettre à la foule qu’il ne l’abandonnerait pas, et qu’il ne ferait qu’une courte absence pour se remettre du trouble qu’il venait d’éprouver. Encore refusa-t-il de rien jurer, parce qu’il s’était imposé la règle de ne jamais prononcer de serment. On le crut pourtant sur parole, et, s’arrachant aux embrassements de ceux qui l’entouraient, il sortit de la chapelle et bientôt de la cité. Brisé de fatigue et d’émotion, en proie à toutes les alternatives de la confusion et de l’attendrissement, il alla chercher un peu de repos dans une maison de campagne des environs. Maxime était parti de son côté, pour se soustraire à l’indignation populaire; mais il avait pris le chemin de Thessalonique, voulant se présenter à l’empereur avant tout autre et essayer de le prévenir en sa faveur.

Les sentiments les plus pénibles suivirent Grégoire dans sa retraite. Malgré l’ovation dont il venait d’être l’objet, il ne se dissimulait pas que son crédit avait reçu une rude atteinte. L’affection restait: la confiance avait disparu, chez lui comme chez les autres, et avec la confiance la première des conditions nécessaires pour commander aux hommes. Il ne pouvait se pardonner surtout d’avoir compromis les intérêts sacrés de la vérité dans un moment si décisif. Qu’allait penser l’empereur de la situation où sa mésaventure plaçait les catholiques? Quel argument en faveur de l’évêque arien! Et combien Démophile pouvait se flatter de gagner à la comparaison avec l’impudent qui se parait désormais du nom d’évêque orthodoxe! Puis, dans l’angoisse d’une conscience délicate, Grégoire se demandait avec amertume si au sentiment de charité qui avait motivé son erreur ne s’était pas mêlée, à son insu, quelque complaisance secrète pour un adulateur, si les compliments de Maxime n’avaient pas exercé sur lui encore plus d’empire que ses fausses vertus. Ces amères réflexions se pressaient dans sa pensée pendant qu’il se promenait le soir sur le bord de la mer, regardant le soleil se coucher sur les flots.  Il comparait mélancoliquement les vicissitudes de sa destinée à l’agitation des vagues, et s’écriait: «O Seigneur, sauvez-moi, car les grandes eaux ont pénétré jusqu’au fond de mon âme... Je suis tombé dans les profondeurs de la mer, et la tempête m’a englouti.»

Il fallut bientôt se décider à revenir, car l’empereur approchait. Ce prince fil, comme nous l’avons dit, son entrée à Constantinople le 24 novembre 380. Sur la route il avait rencontré Maxime et ses consécrateurs égyptiens, qui lui avaient raconté l’incident à leur manière. Doué d’un grand sens comme il l’était, et se connaissant en hommes, il jugea le récit et ses auteurs également suspects et les éconduisit froidement, chargeant l’évêque Ascole, qui l’accompagnait, de faire rapport de tout au pape Damase et de lui demander avis. Maxime, déçu de ce côté, prit le parti de se réfugier à Alexandrie pour se réclamer de la protection de Pierre, qui avait concouru à son élection. Théodose arrivait donc seul, sans parti pris, mais l’esprit un peu troublé, et ne voyant pas encore bien clairement la voie qu’il devait suivre.

Cet embarras fut visible dans le premier entretien qu’il voulut avoir sur-le-champ avec Grégoire. Un aussi bon catholique ne pouvait recevoir qu’avec les plus grands honneurs l’ami de Basile, l’une des lumières de l’Église d’Orient. Aussi rien ne manqua à la politesse et à la déférence de l’accueil impérial. Les paroles du prince respirèrent le dévouement le plus chaleureux à la vraie foi; mais il évita de prendre aucun engagement positif; quelque froideur régna entre les interlocuteurs et se prolongea pendant toute la conversation, car en rendant compte de son impression, bien des années après, Grégoire disait encore : «Il me parut un homme excellent, très attaché à la sainte Trinité : pas tel cependant qu’il pût, par la ferveur de son zèle, réparer dans le présent toutes les ruines du passé. Ou si ce n’était pas le zèle qui lui manquait, c’était... que dirais-je? la confiance ou l’audace».

Celte situation gênée ne dura que peu de jours. Bientôt, en effet, la réponse de Rome arriva, adressée à l’évêque de Thessalonique, mais transmise sur le champ à l’empereur. Elle était très-nette, très-positive, et repoussait avec dédain l’évêque intrus. Le pape s’étonnait qu’on eût pu regarder comme un chrétien un homme qui continuait à porter le vêtement des philosophes païens. «La philosophie, amie de la sagesse du siècle, disait-il, est l’ennemie de la foi, le poison de l’espérance, la guerre déclarée à la charité.» Paroles peut-être à double adresse, et qui pouvaient avoir pour but de réprimander légèrement Grégoire et son trop grand amour des lettres, tout en lui donnant raison sur son adversaire. Damase conseillait d’ailleurs à l’empereur de réunir à Constantinople un concile pour procéder à l’élection régulière d’un évêque, en évitant ces fréquentes mutations de sièges dont l’Église s’affligeait. D’autres nouvelles également défavorables à Maxime arrivèrent aussi d’Alexandrie. Le cynique, se trouvant froidement accueilli par Pierre, qui sentait sa faute, avait pris le verbe haut et menacé le bon vieillard, en un mot fait si bien en quelques jours que le préfet d’Égypte l’avait mis à la porte. Enfin, à Constantinople même, l’opinion, un instant partagée, se prononça vivement en faveur de Grégoire. La ville ne voulait pas être privée de l’honneur que lui faisait un évêque si illustre, et tenait à le garder, dût-elle, plus tard, le faire souvenir parfois irrespectueusement de son erreur. Cédant à l’entrainement général, Théodose fit venir le saint orateur: «Constantinople vous, demande, dit-il, et Dieu se sert de moi pour vous donner cette Église.»

Avant de déclarer cependant la vacance du siège et d’y pourvoir, l’empereur, sur la demande de Grégoire lui-même, crut devoir mander l’évêque arien et lui adresser une sommation de se réunir, lui et son troupeau, à la foi de Nicée, moyennant quoi il eût pu consentir à le laisser en place. Démophile s’étant refusé à la proposition: «C’est bien, lui dit le prince. Puisque vous fuyez la paix, je vous ferai fuir aussi à votre tour.» Ordre fut donc immédiatement donné à tout le clergé hérétique d’avoir à évacuer sans délai toutes les églises de la ville et en particulier la principale, celle des Saints-Apôtres, où étaient déposés les restes mortels de Constantin; et le 26 novembre avant l’aube, Théodose, plaçant Grégoire au milieu d’une escorte, se dirigea avec lui vers ce temple, occupé d’avance par les troupes.

Le moment était critique, car si la grande majorité de la cité appelait Grégoire de ses vœux, c’était plus encore par admiration pour son talent que par sympathie pour ses opinions, et les Ariens, encore nombreux, avaient résolu de tenter un dernier effort. Démophile, rassemblant tous ses fidèles, les avait vivement émus on leur annonçant qu’ils allaient avoir à s’expatrier et à fuir de ville en ville, suivant la prédiction des apôtres. Ils se portèrent en masse sur le passage de l’empereur plaçant, au premier rang des vieillards, des femmes, des enfants, qui se jetaient aux pieds de son cheval et lui présentaient en gémissant leurs suppliques. Une foule immense les suivait, indécise, turbulente, curieuse avant tout de savoir ce qui allait se passer, et prête à prendre parti pour le vainqueur. Les fenêtres, et jusqu’aux toits, étaient couverts de monde. Ce fut au milieu de ces flots de peuple frémissant que le cortège dut se frayer sa route. Théodose s’avançait le front haut, le regard brillant et ferme, comme s’il eût. marché au combat: à ses côtés, Grégoire, pâle, ayant à peine le souffle, levant les yeux au ciel. Il était si étourdi des cris de la foule et du bruit des armes, qu’il se trouva porté dans le lieu saint et assis à côté de l’empereur derrière la grille du sanctuaire, sans presque savoir, dit-il, comment il était venu là.

Quand l’empereur et l’évêque furent assis, le clergé entonna d’une voix forte l’office divin. A ce moment, un incident imprévu enleva tous les esprits et décida le succès de la journée. Jusque-là le temps était sombre, et un épais brouillard d’hiver prolongeait la nuit, malgré l’heure déjà avancée. Dès que les premiers accents du chant sacré eurent retenti, un rayon de soleil perça la brume; et peu d’instants après une lumière éclatante inonda toute l'église et fit briller de mille feux les riches ornements des prêtres et les épées nues des soldats. Grégoire lui-même parut tout enveloppé d’une auréole, et le Saint-Esprit sembla le toucher d’un de ses rayons. Une clameur pareille au tonnerre s’éleva alors de tous les coins de l’édifice. «Vive l’évêque Grégoire!» répétait la foule sur tous les tons. Des voix de femmes, plus perçantes encore et plus émues, faisaient écho du haut de la tribune supérieure. Grégoire aurait voulu se lever pour arrêter cet élan: la force lui manqua, et un des prêtres placés près de lui se chargea de transmettre à l’assistance ces paroles entrecoupées: «Assez de cris, mes amis : c’est aujourd’hui l’heure de rendre grâces à Dieu : il sera temps ensuite de songer au reste.» Un murmure d’approbation accueillit ce dernier essai de résistance d’une modestie vaincue. Le service divin fut repris, et s’acheva sans nouveau trouble. Ce ne fut que le lendemain que Grégoire, tout en protestant toujours qu’il ne regardait pas sa nomination comme définitive, tant qu’un concile ne l’aurait pas confirmée, consentit à prendre place sur le trône épiscopal. La révolution se trouva ainsi consommée, et pas une goutte de sang répandue, pas une violence commise, ne vint tristement caractériser l’appui qu’après un demi-siècle d’injures laissées sans vengeance la force venait, pour la première fois, de prêter à la vérité.

Il n’y avait pas moins de quarante ans, en effet, que l’hérésie s’était emparée avec Eusèbe de Nicomédie, de l’Église de Constantinople; il y en avait cinquante accomplis depuis qu’avec ce même Eusèbe et Arius, son protégé, elle était rentrée, après une condamnation passagère, dans la faveur du grand Constantin. Pendant cette longue série d’années, elle n’avait eu à subir qu’un jour, sous Julien, les souffrances communes à tous les chrétiens. Mais de la part d’aucun souverain catholique, ni Constant, ni Jovien, ni Valentinien, non-seulement aucun châtiment, mais même aucune menace n’étaient venus l’empêcher de répandre ses poisons dans l’esprit des peuples. C’était elle, au contraire, qui, par la main soit de souverains séduits, soit de populations perverties, avait couvert de ruines le monde chrétien. Elle avait toujours joui de la liberté, et en avait toujours usé pour susciter la persécution. Aussi lorsque le 10 janvier 381, six semaines après la scène de l’église des Saints-Apôtres, les habitants de Constantinople purent lire sur les murailles l’édit suivant, ceux qui se sentaient frappés durent reconnaître qu’ils ne faisaient que subir l’application de la loi qu’ils avaient eux-mêmes portée.

«Qu’aucun lieu, disait le document impérial, ne soit accordé aux hérétiques pour célébrer leurs mystères : qu’aucune occasion ne leur soit laissée pour se livrer à la démence obstinée de leur esprit. Quand même quelque rescrit spécial, arraché par la fraude, aurait été accordé à cette espèce d’hommes, qu’il demeure sans valeur. Toute réunion illicite doit cesser. Que le nom du Dieu unique et suprême soit partout célébré. Que la foi de Nicée, transmise par nos ancêtres, confirmée par tous les témoignages de notre religion divine, soit maintenue. Que les souillures de la tache de Photin, le poison du sacrilège d’Arius, le crime de la perfidie d’Eunome, en un mot tous les monstres de sectes odieuses, et les noms de leurs auteurs, soient effacés de toute mémoire. Or, celui-là doit être regardé comme défenseur de la foi de Nicée et véritable observateur de la religion catholique, qui confesse le Dieu tout-puissant et le Christ, son Fils, Dieu unique avec lui, Dieu de Dieu, lumière de lumière, qui n'offense par aucune négation le Saint-Esprit, par lequel nous recevons ce que nous obtenons du Père : en un mot, celui qui reconnait avec une foi pure, et sans aucune altération, celle substance indivise de la Trinité. Voilà assurément les vérités certaines, et que nous devons vénérer. Que ceux qui ne veulent point s’y assujettir cessent de prendre par mensonge le nom de la vraie religion, et qu’ils soient marqués du vrai nom de leurs crimes : qu’ils soient éloignés du seuil de toutes les églises, et qu’aucun rassemblement d’hérétiques ne soit toléré dans l’enceinte des villes. Que s’ils font quelque tentative factieuse pour s’emparer d’une église, nous voulons qu’ils soient expulsés sans pitié des murailles de toute cité, afin que dans tout le monde les églises catholiques soient rendues à ceux qui observent la foi de Nicée.»

Sous cette emphase verbeuse, peu digne d’un législateur, mais commune à tous les actes de ce temps de décadence, le dispositif de l’édit était, on peut le voir, très-simple et, vu l’état d’excitation des esprits, très-modéré. Interdiction de toutes réunions publiques (mais seulement dans l’enceinte des villes) pour les trois sectes les plus avancées de l’Arianisme; nulle inquisition de la conscience privée ou du toit domestique; nulle menace contre les personnes, sauf dans le cas de rébellion. L’histoire, trop souvent sanglante des réactions politiques, présente peu d’exemples de représailles plus cruellement provoquées, et exercées avec moins de rigueur. 

Le lendemain même du jour où l’édit avait paru, l’attention en fut distraite par un événement d’un tout autre caractère. Ce n’était rien moins que l’entrée dans Constantinople du plus illustre des rois goths, Athanaric, le fils préféré de l’illustre Hermanaric, celui-là même à qui son père avait fait jurer sur son lit de mort de ne jamais entrer sur les terres de l’empire. Pour tenir sa parole, Athanaric avait autrefois contraint Valens victorieux de venir à sa rencontre, en barque, jusqu’au milieu du Danube. Plus tard, au moment de l’invasion des Huns, il avait refusé de réclamer, comme ses compatriotes, l’hospitalité romaine. La condition que la victoire de Rome et la peur des hordes tartares n’avaient pu lui faire accepter, une conspiration domestique le forçait maintenant de s’y soumettre. Chassé de son royaume par des parents révoltés, il venait seul, sans armes, avec une faible escorte, se confier à la générosité de l’empereur Théodose, qui, par les semences de division qu’il avait su habilement répandre parmi les Goths, avait peut-être contribué indirectement à cette révolution de palais. Théodose ne s’en montra pas moins très-pressé d’accueillir cet illustre fugitif. Il vint au-devant de lui, hors de Constanti­nople, et le ramena en pompe à travers la ville. Aucun triomphe ne pouvait être plus flatteur pour l’orgueil romain; car ce n’était pas dans cet appareil suppliant que la ville impériale, trois ans seulement auparavant, au lendemain de la déroute d’Andrinople, s’était attendue à voir entrer un roi goth. Le souvenir du péril passé, présent à tous les esprits, rendait plus vive la reconnaissance envers l’auteur des bienfaits actuels. Thémistius, qu’une indisposition avait empêché jusque-là de prononcer en l’honneur de Théodose la harangue de bienvenue accoutumée, saisit avidement cette occasion de réparer le temps perdu. Il attendit l’empereur à sa rentrée au palais: «Je ne viens point, lui dit-il, pour vous flatter, car il ne siérait pas à un homme de mon âge, et après avoir vécu familièrement avec tant d’empereurs, jeunes et vieux, de commencer à flatter celui de tous que j’ai trouvé le plus clément, le plus facile, et de recourir aux feintes indignes d’un homme libre, dans le temps même où la liberté du langage devient sans danger. On peut essayer de calmer par des caresses un poulain farouche; mais un coursier sage et bien dressé, il serait ridicule de vouloir encore l’adoucir et de ne pas se contenter de sa générosité naturelle.» Suivait une peinture de la confiance générale rétablie par la clémence de Théodose, et le pauvre roi proscrit servait de preuve vivante aux assertions de l’orateur. «Comme l’aimant attire le fer, ainsi vous, ô empereur, vous attirez sans peine et sans combat les rois barbares. Voyez celui-ci : autrefois gonflé d’orgueil, il entre maintenant en suppliant dans la cité impériale, où il peut voir, devant la curie, une statue de son père, élevée par le grand Constantin, comme gage d’une alliance alors recherchée, aujourd’hui offerte.»

Pendant cette longue flatterie dont il faisait les frais, et qui ne devait pas contribuer à lui rendre sa situation moins amère, le pauvre roi goth, levant de temps en temps la tête, et promenant ses regards autour de lui, admirait tristement la magnificence des monuments, la multitude innombrable des citoyens, l’éclat et la bonne tenue des troupes. «Ah! s’écria-t-il en soupirant : on m’avait dit vrai sur cette grande ville, et je vois aujourd’hui ce que je n’avais pas voulu croire. L’empereur de Rome est un Dieu sur terre, et celui qui l’attaque conspire contre lui-même.» Athanaric ne survécut pas longtemps à ces tristes honneurs : il tomba dans une sorte de langueur, et arrivé à Constantinople le 11 janvier, il était déjà mort le 25. Mais il entrait dans la politique de Théodose de se servir de la présence du fugitif jusqu’après sa mort, pour attester sa propre victoire et faire sentir aux Goths ce qu’on pouvait gagner à son service. Il ordonna donc des funérailles tellement magnifiques que tous les Goths présents à Constantinople en restèrent dans l’admiration et que le bruit s’en répandit au-delà du Danube, jusque parmi les tribus les plus éloignées. Sans croire, comme Zosime, que la reconnaissance des barbares alla jusqu’au point de les décider à s’abstenir de nouvelles attaques du vivant de l’empereur, et tout en supposant à leur réserve quelque autre motif moins sentimental, on peut penser cependant que ce témoignage de considération dut venir en aide au crédit de ceux qui, dans les conseils des Goths, penchaient pour rentrer dans l’alliance de Rome.

L’horizon s’éclaircissait ainsi de tous côtés autour de Théodose. Les officiers chargés d’aller prêter main- forte par toute l’Asie à l’exécution de l’édit contre les hérétiques ne rencontrèrent aucune difficulté sérieuse dans l’accomplissement de leur mission. Partout les évêques catholiques rentrèrent dans leurs sièges, à la grande joie des fidèles et avec l’assentiment paisible de la masse des populations. Au bout de très-peu de temps il ne subsistait, à l’extérieur au moins, dans l’Église, que deux divisions apparentes : le troupeau, faible mais ardent, des Pauliniens à Antioche, et le schisme des semi-Ariens, nouvellement nommés les Macédoniens, qui comptaient encore dans toute l’Asie trente-six évêques de leur communion.

L’édit n’avait rien eu à statuer sur les premiers, qu’aucune question de dogme ne séparait de l’Église, et dont tout le tort était au contraire de se montrer trop peu charitables dans leur zèle pour la foi de Nicée. Mais le nom des seconds n’avait pas été non plus prononcé et ils avaient dû reconnaître une intention claire de les ménager dans les termes discrets dont le législateur s’était servi pour affirmer le seul point désormais contesté par eux, la divinité du Saint-Esprit. Évidemment tous les mots avaient été pesés, en celte matière délicate, par un théologien consommé, afin que l’hommage rendu à la vérité ne contint aucune expression blessante pour ceux qui hésitaient encore à la reconnaître. C’était la main de Grégoire qui avait tenu la plume, et la pensée de Basile qui l’avait conduite. On en douta bien moins encore lorsque Théodose annonça l’intention de se conformer au conseil du pape, en convoquant un concile de tous les évêques d’Orient, pour confirmer la foi de Nicée et mettre ordre à la situation troublée des Églises. Dans l’envoi des lettres de convocation les évêques macédoniens furent compris. La date de la réunion fut fixée au mois de mai de l’année courante.

En attendant ce dernier essai d’une pacification définitive, Grégoire ne négligeait rien pour y préparer les esprits. En possession désormais d’un pouvoir, dont il se refusait toujours à prendre le titre, mais dont il exerçait toutes les prérogatives et dont surtout il remplissait tous les devoirs, son éloquence semblait s’élever avec sa grandeur nouvelle. Son âme se calmait pour se mettre à l’unisson de la paix qui renaissait dans l’Église. Sous les voûtes de la basilique impériale, sa voix, toujours aussi pénétrante que dans la modeste enceinte d’Anastasie, prenait des accents plus graves. Je ne sais quoi de moins incisif et de plus paternel dans le ton, attestait que le chef désormais reconnu d’une vaste Église voulait bannir de sa pensée, avec l’ardeur du combat, le souvenir des blessures qu’il avait reçues:

«O mon troupeau, s’écriait-il, passant en revue toutes les classes de citoyens dans un chaleureux appel de conciliation, c’est vers vous maintenant que je me tourne : soyez, comme dit saint Paul, ma gloire, ma joie, ma couronne; soyez ma défense devant ceux qui me jugent... C’est vous que je vais opposer aux calomnies de mes ennemis... Vous donc d’abord, ô empereurs! laissez-moi parler : notre parole est faite pour donner des lois même aux législateurs. Honorez la pourpre que vous portez : connaissez le dépôt qui vous est confié, et le grand mystère de votre puissance. Le monde est sous voire main, maîtrisé tout entier par votre étroit diadème et les plis de votre manteau. Les choses d’en haut ne sont qu’à Dieu : vous partagez avec lui celles d’en bas. Montrez-vous donc à vos sujets comme de véritables dieux, si ce mot n’est pas trop hardi. Le cœur des rois est entre les mains de Dieu, dit l’Écriture, et nous le croyons. Placez là votre force, et non dans votre or et dans vos légions. Et vous qui environnez le trône, ne vous enorgueillissez pas de votre puissance, et ne traitez pas les choses qui passent comme si elles étaient immortelles. Gardez votre foi aux empereurs, mais d’abord à Dieu, qui vous a confiés à vos maîtres. Vous qui vous vantez de la splendeur de votre race, illustrez-vous aussi par vos vertus. Je vais même vous dire quelque chose de hardi, mais digne de vous : votre ordre ne sera vraiment noble que quand il aura rayé de ses listes les noms de tous ceux qui ont l’âme sans noblesse.

«Et vous, sages et philosophes, poursuivait l’orateur (et ces mots réveillaient sans doute des souvenirs qui faisaient passer un murmure dans l’assistance), vous qui pensez vous rendre vénérables par votre barbe et votre manteau; vous, sophistes et grammairiens, qui courez après la faveur populaire, je ne sais comment on vous appellera si vous continuez à manquer de la première de toutes les sciences. Vous qui cherchez la richesse, écoutez cette parole du prophète : Si les richesses abondent, n’y attachez point votre cœur. Sachez que vous êtes appuyés sur un soutien fragile. Soulagez un peu votre navire, il en voguera plus lestement... Vous qui vivez dans les délices, enlevez quelque chose aux sens pour le donner à l’esprit. Le pauvre n’est pas loin de vous : il est malade, secourez-le; dégorgez sur lui ce qui est chez vous en excès... Et vous tous, population de celte grande ville, la première après la première de toutes, et qui même prétendez ne pas céder à celle-là, montrez-vous les premiers par vos vertus, non par vos vices, par la bonne règle de vos mœurs, non par leur dissolution. Quelle honte ne serait-ce pas pour vous de l’emporter en tout sur les autres villes, mais de vous laisser vaincre par la volupté; ou bien, même en restant modérés sur tout le reste, de montrer une telle folie pour les courses» les cirques et les jeux, que ce soit là véritablement votre vie, et qu’on vous nomme la ville des joueurs.»

Dans sa conduite, non moins que dans son langage, les soins charitables du pasteur tendaient à remplacer de jour en jour l’ardeur polémique par laquelle il s’était d’abord fait connaître. Il prodiguait sa compassion aux pauvres, aux affligés, aux malades, sans distinction de secte. Il mettait tout en œuvre pour attirer la foule dans les églises par un éclat jusque-là inconnu dans le service divin. Les longues liturgies, les chants alternatifs des psaumes, les pompes nocturnes, en un mot toutes les innovations de Basile étaient importées à Constantinople. L’attrait de ces nouveautés remplissait les temples de curieux, que la parole de Grégoire saisissait au passage et souvent réussissait à retenir. Des aumônes sans bornes, jointes à ces magnificences d’un effet salutaire, absorbaient entièrement les vastes revenus de l’Église. Grégoire, au surplus, mettait peu d’insistance à les faire rentrer, car il avait refusé d’en confier la gestion à un questeur laïque de peur qu’un esprit de fiscalité trop âpre ne s’y glissât.

Mais, chose étrange, et qui atteste la mobilité de l’humeur populaire, cette simplicité de mœurs, qui avait plu à la foule tant qu’il était l’espoir d’une secte persécutée, lui fut au contraire assez généralement reprochée, quand il se trouva le chef reconnu d’une grande Église. On se plaignit que sa tenue était au-dessous de son rang. La facilité de son abord faillit de plus lui être funeste. Un matin qu’il dormait encore, une compagnie de gents du peuple, d’assez mauvaise mine, pénétra jusqu’au bord de son lit. «Que voulez-vous, mes amis?» leur dit-il s’éveillant en sursaut. — « Vous voir, et remercier Dieu et le prince de nous avoir donné un tel évêque, répondirent les visiteurs.» Puis, se jetant à genoux, ils lui demandèrent sa bénédiction et se retirèrent le laissant tout attendri de ce témoignage d’affection. Un moment après, il remarqua que tous n’étaient pas partis. Dans un coin de la chambre un jeune homme restait, le visage pâle, lugubre et tout ombragé de cheveux en désordre, lançant des regards sombres. Tout à coup l’inconnu se précipita aux pieds de l’évêque, en les baignant de larmes. Grégoire le releva, le serra dans ses bras, le pressa de questions, et finit par tirer de lui, en quelques paroles entrecoupées, l’aveu que les Ariens l’avaient chargé de l’assassiner, et que le courage lui avait manqué au moment même où il levait le bras. L’entendre, lui pardonner, l’inviter au repentir et lui promettre le secret, tout cela fut pour Grégoire l’affaire d’un moment et le premier mouvement du cœur. L’assassin se retira tout en larmes, pénétré de remords et de reconnaissance; mais Grégoire demeura tout triste de s’être laissé prendre une fois de plus à de fausses caresses, et plus affligé encore de mesurer la profondeur des haines qui couvaient dans le sein de l’Église sous le calme à peine rétabli de sa surface.

Un concile allait-il enfin pouvoir panser toutes ces plaies cachées et faire pénétrer l’union jusqu’au fond des âmes? On put un instant l’espérer. Les évêques convoqués par Théodose furent exacts au rendez-vous, et ils arrivèrent animés des dispositions les plus conciliantes. Ils étaient plus de cent dès le premier jour, la plupart d’une foi sans reproche et plusieurs d’entre eux illustrés par leur courage dans la dernière persécution, mais presque tous aussi appartenant à ces opinions modérées dont Basile avait été le constant défenseur, et qui lui avaient valu plus d’une calomnie. Les frères de ce grand confesseur, tous deux héritiers de sa pensée, et l’un déjà presque de sa gloire, Grégoire de Nysse et Pierre de Sébaste; ses amis, ses correspondants habituels, Amphiloque d’icône, Bosphore de Colonée, Acace de Bérée, Diodore de Tarse, Abraham de Batna, enfin un de ses émules en éloquence, qui l’avait devancé dans la vie et lui survivait, le vieux Cyrille de Jérusalem, tous ces noms promettaient à la future assemblée autant de lumières et de sagesse que de pureté dans la doctrine. Mais celui qui réunissait au degré le plus éminent ces deux caractères était le patriarche d’Antioche, Mélèce, lui-même intime ami de Basile, qui pendant vingt années déjà écoulées du plus laborieux pontificat, n’avait cessé d’être en butte aux attaques à la fois des hérétiques et des fanatiques. Banni de son siège par .Valens, en même temps qu’il était dénoncé à Rome comme suspect de complaisance coupable pour l’hérésie, par son compétiteur Paulin, Mélèce avait fait, au prix de tant de souffrances, toutes ses preuves en fait d’intrépidité et de modération. Dans ces épreuves diverses il s’était rendu si cher à ses diocésains que l’on trouvait partout, dit saint Chrysostome, son portrait dans Antioche, sur les bagues, sur les coupes, dans les salons des palais et les chambres à coucher des dames.

Il venait de donner une dernière preuve, plus éclatante que toutes les autres, de son bon esprit. Avant de quitter Antioche, il avait voulu en finir avec le schisme ridicule et sans cause qui désolait la première cité de l’Asie. Il était allé résolument trouver Paulin et lui avait proposé de concilier leur différend par une transaction. L’offre qu’il lui fit était celle-ci : gouverner en commun le diocèse de leur vivant, ce qui leur était possible sans sacrilège puisqu’il n’y avait entre eux aucune différence de foi, et ne point donner de successeur au premier des deux qui mourrait; de cette sorte la division se trouvait bornée au terme d’une vie humaine et finirait dans un temps assez court. La proposition avait d’autant plus de mérite de la part de Mélèce que les officiers envoyés par Théodose pour réinstaller les évêques orthodoxes, ayant été appelés à se prononcer entre lui et Paulin, s’étaient décidés en sa faveur. Après quelque hésitation Paulin avait consenti à accepter au moins la seconde partie de l’arrangement, à laquelle avaient adhéré par serment tous les prêtres distingués d’Antioche, qui, en cas de vacance, pouvaient prétendre à l’épiscopat; et Mélèce, en arrivant à Constantinople, eut la satisfaction d’annoncer à ses collègues qu’ils avaient une querelle de moins à apaiser.

Cette conduite désintéressée avait déjà mis Mélèce fort en honneur; un incident surprenant le plaça, si nous en croyons Théodoret, tout à fait au premier rang dans le concile. Quand les prélats se trouvèrent en nombre suffisant, ils allèrent faire à l’empereur leur visite de cérémonie. A peine étaient-ils entrés, Mélèce avec les autres, sans aucun signe qui le distinguât, que Théodose, perçant la foule, marcha droit à lui et le serrant contre sa poitrine, le couvrit de baisers. La surprise fut grande et Mélèce lui-même resta interdit. Théodose raconta alors que dans la nuit qui avait précédé sa promotion au trône, il avait aperçu en songe un homme vêtu d’habits épiscopaux qui lui passait le manteau de pourpre autour du corps et lui mettait le diadème sur la tête. Mélèce, avec son port majestueux et sa physionomie pleine de douceur, lui paraissait reproduire les traits de la vision, et c’était donc lui qu’il devait regarder comme l’organe dont Dieu s’était servi pour lui faire connaître sa volonté.

Une si haute marque de faveur aurait suffi pour appeler Mélèce à la présidence du concile; mais d’ailleurs, en l’absence d’envoyé du pape (les évêques d’Orient seuls avaient été convoqués) et du patriarche d’Égypte, Pierre, qui se mourait au même moment à Alexandrie, l’évêque d’Antioche avait naturellement la préséance. Ce fut donc lui qui fit l’ouverture du concile dans les premiers jours de mai, et le premier sujet de délibération fut la scandaleuse ordination de Maxime. La discussion ne fut pas longue. Maxime n’avait eu garde de paraître; sans débats et d’un sentiment com­mun il fut déclaré qu’il n’avait jamais été évêque de Constantinople, et que tous les actes faits en son nom étaient sans valeur. La conséquence naturelle eût été de procéder canoniquement contre les consécrateurs téméraires qui avaient souillé l’Église par cette profanation: mais les Égyptiens, retenus auprès du lit de mort de leur patriarche, étant absents, il eût fallu les condamner sans les entendre. Grégoire lui-même intercéda généreusement en leur faveur, et grâce à lui aucune sévérité nouvelle ne vint attrister la journée pleine d’espérances dans laquelle l’unanimité de l’Église d’Orient prononça que l’ami de Basile était désormais chef spirituel unique et légitime de la seconde Rome. Tout semblait marcher à souhait, et l’autorité douce et ferme de Mélèce paraissait faite pour compléter ce qui manquait à celle de Grégoire. Il imposait et séduisait sans contraindre, ayant, dit Grégoire lui-même, autant de miel dans le caractère que dans les syllabes du nom qu’il portait. Son regard, plein d’une sérénité limpide, le sourire bienveillant qui éclairait son visage, sa main toujours ouverte à l’amitié, tout plaisait en lui, nous dit un témoin oculaire. Conduit par cette autorité prudente, le concile allait afin aborder sa plus grande affaire, la définition de la divinité du Saint-Esprit et cette réconciliation des semi-Ariens, objet si longtemps poursuivi par les vœux de saint Hilaire, de saint Basile et de saint Athanase. Mélèce semblait plus propre qu’un autre à cette tâche, ayant eu lui-même autrefois quelque teinte de cette erreur, et sachant ainsi quelle pente pouvait y conduire et quels arguments en pouvaient retirer. Soudainement, par une mystérieuse dispensation divine, toutes ces espérances se trouvèrent confondues. Mélèce, dont l’âge était avancé, ne put résister aux fatigues de séances assidues : une fièvre le prit et l’emporta en peu de jours.

La douleur du concile et celle de l’empereur Théodose furent extrêmes, et pendant plusieurs jours tout fut suspendu pour rendre honneur à la mémoire de l’illustre mort. Les obsèques furent célébrées avec tout le luxe de l’Orient; le corps fut embaumé et placé dans un linceul de soie, tissu des mains d’une grande dame de la ville, puis on le porta en pompe à l’église des Saints-Apôtres; une procession nombreuse le suivait à travers les rues, et chacun de ceux qui la formaient tenant un cierge allumé, la ville entière paraissait en feu. Les évêques y figuraient avec leur clergé, formant des chœurs qui se répondaient en chantant les psaumes dans tous les dialectes de l’Asie. Les louanges du patriarche furent célébrées dans l’église par plu­sieurs orateurs, entre autres par l’évêque de Nysse, dont le discours nous a été conservé, et qui trouva ce jour-ià quelques accents dignes de son frère. Puis, la cérémonie achevée, les restes mortels furent transportés avec la même pompe de ville en ville, Théodose voulut même, par une exception toute spéciale et très contraire aux usages des Romains qui fuyaient toujours la vue de la mort, que le cortège funèbre fût admis dans l’intérieur de chaque cité. Mélèce dut reposer à Antioche même, sur les bords de l’Oronte, à côté d’un sanctuaire qu’il avait fait bâtir en l’honneur de saint Babylas et à l’achèvement duquel Théodose contribua généreusement.

Les cérémonies terminées, il fallut reprendre les séances, et alors l’embarras créé par cette mort intempestive apparut dans toute sa gravité. S’il ne se fût agi que de remplacer Mélèce dans la présidence du concile, la difficulté n’eût pas été grande et Grégoire était tout naturellement désigné. Mais le concile étant chargé de mettre l’ordre dans tous les diocèses d’Asie, avait tout d’abord à pourvoir à la vacance du siège d’Antioche, c’est-à-dire, dans le cas présent, à se prononcer sur la validité de l’arrangement conclu entre Mélèce et Paulin, et en vertu duquel ce dernier était appelé à jouir du droit de survivance. Or, cette clause, à laquelle personne n’avait regardé de bien près tant qu’on pouvait espérer que l’éventualité n’aurait pas lieu sitôt ou même qu’elle tournerait en sens contraire, apparut sous un autre jour lorsqu’il devint nécessaire d’abandonner la direction du premier siégé d’Orient au chef d’une petite secte. Beaucoup des évêques présents au concile étaient placés sous la juridiction du siège d’Antioche; presque tous avaient été associés aux luttes de Basile en butte par conséquent aux calomnies des Pauliniens; ils ne se souciaient point de reconnaître pour leur égal, encore moins pour leur supérieur, celui qui n’avait cessé de noircir leur conduite auprès des âmes pieuses et avait réussi souvent, en Occident surtout et même à Rome, à se faire écouter. Cette faveur des Occidentaux, dont Paulin avait toujours joui, était à elle seule une mauvaise note auprès de l’assemblée, toute composée d’Orientaux, et accessible, malgré sa sainteté, à l’esprit de rivalité sourde qui régnait entre les deux fractions de l’Église. Enfin il ne semblait pas bien convenable de donner pour successeur au saint homme qu’on venait de perdre celui qui avait passé sa vie à le combattre, et ne manquerait pas de dénigrer tout bas sa mémoire. Bref, à l’émotion qui éclata dès le premier jour, il fut visible que la convention plus ou moins valide dont Paulin pouvait se prévaloir ne serait pas ratifiée par le concile.

Seul Grégoire, qui avait pourtant plus que personne à se plaindre de Paulin et de ses amis, ne partagea pas la répugnance commune. L’intérêt de finir à tout prix un différend qui n’avait que trop duré, le respect de la parole donnée par Mélèce lui parurent devoir l’emporter sur toute autre considération. «Qu’allez-vous faire? s’écria-t-il, en donnant à ses paroles une force et une onction inaccoutumées. Vous ne songez qu’à l’intérêt de garder pour vous une seule ville, et encore vous allez y rallumer la guerre au lieu de l’éteindre! Mais c’est au monde entier que vous devez penser. Doutez-vous que l’Occident, déjà bien disposé pour Paulin, ne prenne parti pour lui tout entier quand celui-ci pourra appuyer ses prétentions sur l’autorité de la foi jurée? C’est donc le monde, le monde sauvé par le sang de Jésus-Christ, dont vous provoquez la division. Le siège d’Antioche serait disputé par deux anges que la querelle ne vaudrait pas encore le risque qu’elle fait courir. Mais de quoi s’agit-il? de supporter quelques années un évêque déjà vieilli, et qui ne peut tarder à mourir. Ensuite évêques et peuples réunis pourront pourvoir ensemble à un choix qui ne rencontrera plus d’opposants et que le Saint-Esprit lui-même nous dictera. De grâce, ayez pitié de tous ceux que le schisme a déjà fait périr et de tous ceux qu’il perdra encore. Sachons céder aujourd’hui pour être plus sûrement maîtres demain.»

Ces conseils étaient excellents : mais Grégoire, qui les a transmis à la postérité, prenant même la peine de leur donner la forme de très-beaux vers grecs, ne nous explique pas aussi bien pourquoi il ne réussit pas à les faire goûter. Malheureusement le motif de cette incrédulité n’est que trop aisé à deviner. Depuis l’aventure malencontreuse de Maxime, les vertus de Grégoire commandaient toujours le respect et son éloquence l’admiration, mais ses avis avaient cessé d’inspirer la confiance : on faisait peu de cas de son jugement depuis que sa perspicacité s’était trouvée en défaut; on le croyait toujours prêt à se laisser entraîner à des complaisances peu politiques en faveur de ses ennemis, et possédé d’une passion de sacrifice que ses amis blâmaient en l’admirant, mais que d’autres plus ardents qualifiaient dédaigneusement de duperie. Le plaidoyer en faveur de Paulin fut donc très-froidement accueilli; un point surtout choqua extrêmement, ce fut l’allusion à l’intervention possible de l’Occident. Quand ce mol fut prononcé, un murmure s’éleva, que Grégoire compare lui-même au croassement des geais et au bourdonnement d’une ruche. Pourquoi, s’écriait l’orgueil asiatique soulevé, l’Orient, qui a donné naissance au Christ, irait-il prendre les ordres de ceux qu’il a lui-même initiés à la lumière? Cet argument patriotique trouvait surtout faveur auprès des plus jeunes évêques, et leur ardeur exploitant les ressentiments des plus âgés, le concile, à la presque unanimité, sans tenir compte de l’avis de son président, passa outre au remplacement de Mélèce. Le choix tomba sur le prêtre Flavien, ami et auxiliaire du défunt, qui l’avait aidé dans tous ses travaux et courageusement suppléé pendant son exil, mais à qui on pouvait reprocher d’avoir été lui-même le confident et l’intermédiaire de l’engagement qu’on allait rompre à son profit.

Le chagrin de Grégoire fut très-amer : en elle-même la résolution du concile l’inquiétait pour l’avenir de l’Église, mais les motifs d’orgueil et d’obstination qui l’avaient dictée l’affligeaient encore davantage; puis il constatait avec une tristesse poignante combien sa parole avait eu peu de poids même auprès de ses meilleurs amis. A quoi servait dès lors sa présence si d’importuns honneurs ne lui assuraient aucun crédit réel, et si on ne le comblait d’hommages que pour mieux se dispenser de suivre ses avis? Dans une âme à la fois sainte et poétique le moindre scrupule devient un remords et toute pensée triste s’empreint de couleurs exagérées. Le sentiment de son inutilité engendra chez Grégoire une disposition maladive qui ne lui permit plus de paraître régulièrement aux séances du concile. Comme sa porte était assiégée d’amis inquiets, d’évêques et de fidèles qui voulaient l’arracher à son chagrin, il choisit une demeure plus retirée où il était plus difficile de l’atteindre et où il finit par se confiner. Ainsi laissée sans guide, l’assemblée flotta bientôt à l’aventure, méritant de jour en jour davantage les reproches de turbulence et d’indiscipline que Grégoire, du fond de sa retraite, ne cessait de lui adresser .

L’empereur suivait d’un œil inquiet cette confusion croissante et s’affligeait d’un résultat si peu conforme à ses espérances. Rien n’était plus étranger à ce bon catholique, naturellement modeste, et élevé dans la soumission, que les airs de maître qu’avait affectés Constance, et même celte hauteur protectrice dont Constantin avait souvent fait sentir le poids à l’Église. Au concile, il ne parait ni avoir assisté lui-même ni avoir eu de représentant; s’il y avait envoyé quelqu’un de ses officiers, c’était uniquement pour faire la police, et en lui prescrivant un rôle tout à fait passif; car aucun historien n’en fait mention. Hors de l’assemblée, il recevait assez mal ceux qui venaient le trouver pour l’entretenir de leurs débats intérieurs; il refusait d’écouter les dénonciations de certains évêques contre leurs collègues. « Cela ne me regarde pas, disait-il : je ne puis ni citer ni admettre d’évêques en témoignage devant mon tribunal; ce serait déshonorer le sacerdoce.» Ne se croyant ainsi permis de rien faire lui-même pour conjurer le désordre, il imagina cependant que l’introduction de quelques éléments nouveaux pourrait remettre un peu de paix dans les esprits. L’évêque de Thessalonique, en qui il avait placé une confiance particulière, ne s’était pas rendu à Constantinople, parce que, jusqu’au dernier partage, la Macédoine s’était considérée comme attachée religieusement aussi bien que politiquement à l’Occident. Théodose l’engagea à passer sur ce scrupule et à prendre séance avec tous les évêques de sa province. Au même moment débarquaient à la Corne d’Or les évêques d’Égypte avec leur nouveau patriarche Timothée, qu’ils venaient d’élire en remplacement de Pierre; et le concile se trouva grossi par cette double adjonction, qui pouvait en changer la majorité aussi bien qu’en modifier l’esprit.

Ce fut un changement en effet, mais non pas tel qu’on l’espérait. Les nouveaux venus n’apportèrent que de nouveaux sujets de division. Les Égyptiens, compromis dans l’élection de Maxime et amnistiés plutôt que justifiés, en voulaient secrètement à Grégoire de leur humiliation. Quant aux évêques de Macédoine, ils arrivaient pleins de cette compassion un peu dédaigneuse que l’Occident, dans la ferme simplicité de sa foi, éprouvait pour les querelles subtiles de l’Orient, et ils exprimèrent ce sentiment sans prendre assez garde de blesser leurs frères. «Ils nous apportaient, dit Grégoire, le souffle âpre de l’Occident.» Un fait en particulier les choquait et était relevé par eux sans ménagement : c’étaient les fréquents changements de sièges habituels aux évêques d’Asie. Toutes ces translations leur sem­blaient empreintes d’un esprit d’intrigue et contraires aux traditions de l’Église; ils en passaient en revue les exemples les plus scandaleux, et dans ce nombre il leur arriva de mentionner plusieurs fois avec déplaisir la promotion qui avait fait passer Grégoire du siège de Nazianze à celui de Constantinople. On leur répondit, ce qui était vrai, que jamais Grégoire n’avait été titu­laire, mais simple administrateur provisoire du siège de son père. Le fait fut contesté par eux, soutenu par les amis de Grégoire, puis débattu entre les indifférents, et la discussion s’échauffant, ce fut bientôt la légitimité même du titre de Grégoire qui devint l’objet des débats les plus aigres et la véritable pomme de discorde du concile.

Quand le bruit de ces contestations parvint à Grégoire, son parti fut pris à l’instant même. Sa grandeur lui pesait; il ne l’avait acceptée que par dévouement: il en portait d’autant plus impatiemment le poids qu’il le trouvait trop lourd pour ses forces et se sentait lui-même fléchir. «J’étais, dit-il, comme un cheval renfermé à l’écurie: je ne cessais de frapper la terre et de hennir dans mes liens, regrettant mes pâturages et ma solitude.» Du moment où quelqu’un lui faisait un crime de cela même qui faisait son tourment, il ne voulut pas rester un jour de plus dans un poste où il était à la fois suspect et contraint. On ne l’avait plus vu au concile depuis l’arrivée des derniers venus. Inopinément, en pleine séance, il y parut : «Hommes de Dieu, dit-il, vous êtes assemblés sans doute pour prendre quelque résolution utile au Seigneur: veuillez ne compter pour rien ce qui me touche...; élevez vos esprits vers un plus digne sujet, et puisque vous êtes réunis dans un même lieu, prenez enfin quelque union dans vos sentiments. Jusqu’à quand se rira-t-on de vous comme de gens qui ne savent que se déchirer et se battre? Donnez-vous fraternellement la main. Je serai pour vous le prophète Jonas : je me livrerai pour le salut du navire, bien que je ne sois pas cause de la tempête».

Soit qu’il y eût cette fois dans le son de sa voix quelque chose qui annonçât une décision irrévocable, soit que les assistants trouvassent intérieurement qu’il avait raison, dans l’état de fatigue et de tristesse où il était réduit, de se regarder comme peu fait pour un poste actif et éminent; soit jalousie, faiblesse ou quelque autre motif encore moins honorable, toujours est-il que la décision annoncée par Grégoire fut accueillie avec un silence morne et respectueux, qui le surprit lui-même. «Je ne veux pas, dit-il plus tard, scruter les mauvaises pensées des hommes, moi qui n’ai à cœur que la simplicité; mais il faut avouer qu’ils adhérèrent tous à mes paroles avec plus de facilité qu’on ne pouvait s’y attendre. Telle est la reconnaissance que toute patrie garde à ceux qui l’ont servie!» Il se leva cependant sans rien ajouter, et sortit. Quelques amis, scandalisés de la froideur de l’assemblée, quittèrent la salle avec lui.

Du concile Grégoire se rendit tout droit au palais de l’empereur. Il pénétra jusqu’à lui sans prendre le temps de demander audience; il le trouva entouré d’un cercle d’officiers et de courtisans : «Prince très-généreux, lui dit-il, je ne viens vous demander ni or, ni présents, ni aucun bienfait. De telles demandes sont bonnes pour ceux qui font cas de ce qui n’a point de valeur : je regarde toutes ces choses comme au-dessous de moi. La seule faveur que je réclame de vous, c’est la permission de céder à l’envie qui me poursuit. Je suis odieux à tous et abandonné de mes amis : laissez-moi partir, je vous le demande au nom de mes cheveux blancs et des sueurs que m’a coûtées le service de Dieu.» Théodose, plus ému que les évêques, le serra dans ses bras et insista pour le retenir, mais faiblement et sans succès. La destinée active de Grégoire était finie.

Avant de quitter cette cité ingrate, mais encore chérie, il voulut pourtant lui adresser un adieu suprême. Il annonça qu’il se ferait entendre encore une fois dans la grande église, et les évêques, un peu honteux de leur trop prompt assentiment à son départ, voulurent rendre un dernier hommage à ce grand homme, d’un cœur si tendre, dont ils avaient si peu ménagé la délicatesse. Ils se transportèrent en corps à l’église, au milieu d’une foule immense qui encombrait la nef, le chœur et les tribunes. Affaibli par les chagrins et la maladie, Grégoire avait à peine un souffle de voix; il parla cependant plus d’une heure, et jamais sa parole ne fut plus émue et plus pénétrante. Le sentiment des services qu’il avait rendus et de l’indifférence qui le récompensait le remplissait non de ressentiment ou d’orgueil, mais d’une inquiétude affectueuse pour les âmes qu’il allait quitter. Pour ouvrir ces yeux aveuglés, il ne craignit pas d’énumérer lui-même ses titres à la reconnaissance qu’on lui refusait. C’était saint Paul parlant en imprudent, mais par ce retour noble et désintéressé sur lui-même, il mettait dans un plus saillant contraste les grâces de Dieu avec l’ingratitude humaine. Le début du discours fut singulièrement incisif et pressant.

«Que pensez-vous de ce qui nous touche, ô mes chers pasteurs et collègues?... Quel avis est le vôtre sur le pèlerinage que nous avons fait parmi vous?... L’appréciez-vous déjà suffisamment par vous-même et portez-vous sur nous un jugement bienveillant? ou bien devons-nous faire comme les chefs du peuple ou d’armée, ou, comme ceux qui sont préposés au gouvernement des finances, devons-nous vous rendre publiquement compte de notre administration? Nous ne rougirions pas d’être jugés par vous, parce que nous devons nous juger tous les uns et les autres et toujours avec charité. C’est la vieille loi de l’Église, et Paul lui-même communiquait aux autres apôtres l’Évangile qu’il annonçait.»

Il dépeignait alors l’état misérable dans lequel il avait trouvé le troupeau catholique de Byzance, exténué par la persécution, travaillé par la corruption et l’intrigue, et le comparant, par une vive prosopopée, au spectacle même de l’assemblée qui était sous ses yeux :

«Vous donc, s’écriait-il, qui que vous soyez, qui nous jugez sévèrement, jetez vos regards autour de vous: voyez cette couronne de gloire, bien différente de la couronne d'orgueil des mercenaires d’Ephraïm dont parle le prophète; voyez ce conseil de prêtres dont les cheveux blancs et la sagesse inspirent le respect; voyez le bon ordre des diacres, presque aussi remplis que les prêtres du Saint-Esprit; la modestie des lecteurs, l’ardeur d’apprendre du peuple fidèle: hommes et femmes, tous également empressés à rendre hommage à la vérité. Chez les hommes, soit savants, soit simples, c’est la même étude des choses divines: soit gouvernés, soit gouvernants, c’est la même soumission à la loi de la justice : soit militaires, soit lettrés, c’est le même engagement dans la milice de Dieu... Chez les femmes, soit que, mariées, elles soient enchaînées par la loi divine plus encore que par le lien de la chair, soit qu’elles demeurent libres de toute chaîne, c’est la même consécration à Dieu. Enfin, chez les Vieillards comme chez les jeunes gens, les uns marchant d’un pas mesuré vers l’immortalité, les autres faisant violence pour la conquérir, c’est le même renouvellement de l’âme par les espérances de la foi: eh bien! cette couronne (je parle ici non selon Dieu et en chrétien, mais laissez-moi dire), je suis de ceux qui l’ont tressée, et c’est l’œuvre de mes discours... Je ne doute pas que les plus sincères d’entre vous, ou plutôt que vous tous m’en rendiez le témoignage. C’est avec vous et sous vos yeux que j’ai travaillé, et la seule récompense que je vous demande de m’accorder, c’est une confession nette de la Trinité. Nous n’avons jamais rien voulu et nous ne voudrons jamais rien de plus; car il faut que la vertu soit sans récompense pour rester la vertu, et qu’elle ne se propose d’autre but que le bien.»

Il continue en rappelant la pureté de sa doctrine, la netteté de ses professions de foi sur tous les points contestés; puis il passe en revue les principales critiques qui lui étaient adressées, sa complaisance excessive pour ses ennemis, la simplicité extrême de ses mœurs; et il donne à ses réponses la forme vive d’un dialogue ironique:

« Tu es placé, me dit-on, depuis un temps déjà long, à la tête de l’Église; favorisé par les circonstances et par les bonnes grâces de l’empereur, cette grande force : quel signe d’un heureux changement a brillé pour nous? Que d’hommes nous avaient outragés! que de maux nous avions soufferts!... Puisque, par le retour des choses humaines, nous pouvions nous venger, il fallait punir ceux de qui nous avions reçu tant d’injures. Eh quoi? nous sommes devenus les plus puissants, et nos persécuteurs ne seront pas punis? Eh bien! oui, cela est ainsi, car pour moi c’est une assez grande vengeance que de pouvoir me venger... Mais peut-être vont-ils aussi me reprocher que ma table n’est pas assez abondante ni mes vêtements assez magnifiques, et que je ne reçois pas avec assez de faste et d’apparat ceux qui viennent à moi. Je ne savais pas que nous dussions disputer de luxe avec les consuls et les généraux d’armée. Si telles furent mes fautes, pardonnez-les-moi; nommez un autre évêque qui plaise à la foule: laissez-moi à la solitude, au repos des champs et à Dieu, à qui seul je pourrais plaire par la simplicité. Vous pensez peut-être qu’il me sera pénible d’être privé de ces solennités où je vous parlais, et de ces applaudissements qui, comme des ailes, enlèvent l’orateur vers le ciel... En tout cas je trouverai moins de peine à y renoncer qu’à rester plus longtemps dans ce tumulte, car la foule ne veut pas des prêtres, mais des rhéteurs... Donnez-moi mes lettres de congé, comme les empereurs font aux soldats.

« Adieu donc, église d’Anastasie, qui tirais ton nom de notre pieuse confiance; adieu, monument de notre commune victoire: nouvelle Siloë où nous avons pour la première fois fixé en terré l’arche sainte, depuis quarante ans agitée et errante dans le désert; adieu aussi, grand et célèbre temple, notre nouvelle conquête, qui dois à la parole sainte ta grandeur présente, bourgade de Jébus dont nous avons fait une Jérusalem; adieu, vous toutes, demeures sacrées de la foi, les secondes en dignité, qui embrassez les diverses parties de cette ville et qui en êtes comme le lien; adieu, saints apôtres, céleste colonie, qui m’avez servi de modèle dans mes combats;... adieu, chaire pontificale, honneur envié et plein de péril;... adieu, concile de pontifes, chœur des Nazaréens, harmonie des psaumes, veilles pieuses, sainteté des vierges, modestie des femmes, assemblée des orphelins et des veuves, regards des pauvres tournés vers Dieu et vers moi. Adieu, maisons hospitalières, amies du Christ et secourables à mon infirmité. Adieu, vous qui aimiez mes discours, foule empressée, où je voyais briller les poinçons furtifs qui gravaient mes paroles. Adieu, barreaux de cette tribune sainte, forcés tant de fois par le nombre de ceux qui se précipitaient pour entendre la parole. Adieu, ô rois de la terre, palais des rois, serviteurs et courtisans des rois; si vous êtes fidèles à votre maître, je ne sais, mais certes vous ne l’êtes pas toujours à Dieu. Applaudissez, élevez jusqu’au ciel un nouvel orateur qui vous plaira : elle s’est tue, la voix qui vous offensait. Adieu, grande cité, amie du Christ (car je lui rends ce témoignage quoique son zèle ne soit pas selon la science, et le moment de la séparation adoucit Aies paroles); approchez-vous de la vérité, corrigez-vous, quoique bien tard... Adieu, Orient et Occident, pour lesquels j’ai combattu et par qui je suis accablé. J’en atteste celui qui pourra nous pacifier, si quelques autres évêques savent imiter ma retraite. Mais je m’écrierai surtout : adieu, ange gardien de cette église, qui protégiez ma présence et qui protégerez mon exil ; et toi, Trinité sainte, ma pensée et ma gloire, puissent-ils te conserver parmi eux et puisses-tu les sauver! sauve mon peuple, et que j’apprenne chaque jour qu’il s’est élevé en sagesse et en vertu! Enfants, gardez-moi le dépôt sacré, souvenez-vous que j’ai été lapidé parmi vous; que la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ soit avec vous tous!

En sortant de l’église, il fit tous ses préparatifs pour partir, on eût presque dit pour mourir, tant il semblait pressé de prendre congé du monde et des hommes. C’était si bien à ses yeux une fin de vie, qu’il rédigea son testament, en présence de plusieurs des évêques du concile, et fit donation aux pauvres de Nazianze du fonds de tous ses biens, dont, de son vivant, il leur donnait déjà le revenu; puis il se mit en route, charmant par des épanchements poétiques les tristes loisirs de son voyage. Tantôt c’était le récit des maux de sa vie; tantôt quelque invective pleine de verve satirique contre les vices de son temps; tantôt quelque hymne mystique, quelque retour mélancolique sur la destinée humaine, ou quelque invocation à la solitude et au repos. En passant à Césarée, il s’y arrêta pour y célébrer du haut de l’autel les louanges de Basile dans une magnifique oraison funèbre; puis il alla à Nazianze reposer sous le toit qui avait abrité son enfance celle âme trop pure pour le monde, qui gardait sous les cheveux blancs le charme, la candeur et l’inexpérience du premier âge.

Les évêques du concile, attristés et confus, reprirent languissamment leurs séances. Il fallait avant tout remplacer Grégoire, et tous alors’ se regardèrent avec embarras. L’importance du poste, la difficulté de trouver un nom qui réunit les opinions divisées et qui ne fît pas avec l’éclat de celui du prédécesseur un trop choquant contraste, tenait tous les esprits en suspens : personne n’osait désigner un candidat. Pendant que l’incertitude durait, il arriva ce qui s’était déjà vu plus d’une fois : c’est que le peuple s’empara lui-même de l’élection et trancha la difficulté. Dédaignant tous les évêques de l’assemblée, qua leurs divisions avaient décrédités, la faveur populaire alla chercher un laïque vénérable, Nectaire, originaire d’une famille illustre de Tarse, mais exerçant à Constantinople même les fonctions de préteur, et dont les mœurs graves et le visage placide avaient déjà je ne sais quoi de sacerdotal. Ce choix, d’abord proposé dans les groupes, sur les places publiques, eut bientôt des adhérents dans l’assemblée même où Nectaire avait des amis, entre autres l’évêque de sa ville natale, Diodore. On mit donc ce nom sur une liste avec plusieurs autres qui furent soumis à l’approbation de Théodose. La nomination d’un magistrat civil ne pouvait être mal vue d’un empereur même aussi soumis à l’Église que Théodose. Aussi le choix impérial s’arrêta-t-il du premier coup sur ce candidat, bien qu’il fût le dernier en ordre de présentation. Celte faveur entraîna la majorité des suffrages, et Nectaire fut proclamé.

On n’avait pourtant pas songé à une difficulté qui n’était pas de médiocre importance. Nectaire, dont la vie était devenue austère avec l’âge et depuis la perte d’un fils unique très-aimé, avait eu une jeunesse légère qu’aucune pénitence n’avait encore expiée. D’après l’habitude de beaucoup de chrétiens d’alors, principalement de ceux qui avaient des péchés graves sur la conscience, il avait omis de se faire baptiser afin de réserver pour sa dernière heure l’efficacité souveraine de ce remède de l’âme. Il fallut donc coup sur coup baptiser, ordonner, puis consacrer le chef de l’Église de Constantinople: grand scandale, bientôt tempéré, il est vrai, par le zèle vraiment évangélique que Nectaire mit sur-le-champ à s’instruire, puis à s’acquitter de ses nouvelles fonctions. Ce fut, au génie près, le même spectacle qu’Ambroise avait donné à Milan; mais rien n’était mieux fait que ces brusques transitions pour accoutumer les esprits à mettre sur le même pied, et souvent à confondre les unes avec les autres les dignités spirituelles et civiles. Ambroise et Nectaire, magistrats la veille, ne paraissaient pas avoir cessé de l’être en devenant évêques.

Il était tard pour aborder enfin la véritable tâche du concile, la décision des questions dogmatiques; et l’assemblée, après tant d’incidents fâcheux, jouissait désormais de bien peu d’autorité pour les trancher. On s’en aperçut quand il fallut en venir à discuter avec les évêques macédoniens le point même de leur hérésie, l’essence de la troisième personne divine. Ces vieux évêques, d’un esprit borné, d’un caractère faible, usés par l’âge et par la pratique des cours, auraient cédé, suivant toute apparence, à une majorité bien unie, ralliée sous des chefs imposants et pesant sur eux de tout le poids moral de la foi et de la vertu. Mais laissés en présence de collègues qu’ils avaient vus la veille aux prises les uns avec les autres pour des motifs de peu de valeur, qui s’étaient privés eux-mêmes, par une jalousie mesquine, de leur chef naturel, ils se mirent plus à leur aise. Probablement Éleuze de Cyzique eût eu quelque peine à tenir tête dans la discussion à la logique de Grégoire; avec Nectaire et ses pareils, il se sentit moins embarrassé. Du dehors, d’ailleurs, leurs partisans les engageaient à tenir bon, en leur répétant que, dans l’état de division où étaient tombés les orthodoxes, rien n’était plus à craindre de leur part. Bref, à la grande surprise et à la grande douleur de Théodose, les trente-six ennemis du Saint-Esprit, comme on les appelait déjà, les Pneumatomaques, se montrèrent intraitables. Vainement leur rappela-t-on que quinze ans auparavant une députation envoyée par eux au pape Libère était tombée d’accord d’une profession de foi toute catholique. Cet argument, reproduit par l’empereur lui-même dans plusieurs entretiens successifs, demeura sans effet; et pour couper court à de nouvelles instances, les schismatiques se décidèrent, à un jour donné, à quitter tous ensemble Constantinople, en avertissant par une lettre collective tous leurs sectateurs de se mettre en garde contre tout ce qui émanerait du concile après leur départ.

S’ils s’étaient flattés d’entraîner par une démarche si brusque la dissolution de l’assemblée, ils furent trompés dans leur espérance. Ce fut bien en effet le signal de la fin du concile; mais les évêques restants, se trouvant réduits en nombre, profitèrent de l’unanimité que cette désertion leur rendait pour achever en hâte une tâche qui leur pesait. Afin d’éviter de rentrer dans de nouveaux débats, ils ne se mirent pas en devoir de rédiger eux-mêmes une formule de foi. Par une précaution que l’envie d’en finir et une certaine méfiance d’eux-mêmes leur suggéraient, ils se bornèrent à confirmer un usage déjà introduit dans la plupart des Églises orthodoxes, et qui consistait à ajouter à la formule de Nicée quelques phrases explicatives. A ces simples mots du symbole: Je crois en Jésus-Christ... qui s'est incarné, qui s’est fait homme, qui a souffert, est ressuscité le troisième jour, est monté aux deux, en viendra juger les vivants et les morts, et je crois aussi au Saint-Esprit, etc., on apprenait dans beaucoup d’Églises aux catéchumènes à substituer ces phrases plus développées : «Je crois en Jésus-Christ qui est descendu des deux, s’est incarné par le Saint-Esprit dans le sein de la Vierge Marie, et s’est fait homme, qui a été crucifié pour nous sous Ponce-Pilate, qui a souffert et a été enseveli, qui est ressuscité le troisième jour selon les Écritures’, qui est monté aux cieux, est assis à la droite du Père, et viendra d nouveau dans sa gloire pour juger les vivants et les morts, et son règne n’aura pas de fin. Je crois au Saint-Esprit, qui est aussi Seigneur et source de vie, qui est adoré et glorifié conjointement avec le Pire et le Fils, qui a parlé par les prophètes. Je crois en une seule Eglise, sainte, catholique et apostolique. Je confesse un baptême pour la rémission des péchés, j’attends la résurrection des morts et la vie des siècles à venir. Le but de ces additions était clair : c’était l’union intime de la double nature en Jésus-Christ qu’on avait voulu défendre contre Apollinaire; il était la divinité du Saint-Esprit qu’on maintenait contre les semi-Ariens et Macédoniens. Peu à peu les fidèles en étaient venus, en beaucoup de lieux, à ne plus distinguer le texte même du commentaire. Un, illustre docteur, Épiphane de Salamine, venait même d’insérer le symbole ainsi allongé dans un ouvrage dogmatique fort répandu. Le concile ne crut pas pouvoir mieux faire que de valider, par son autorité ce produit spontané de la piété des peuples. Les modifications usitées furent officiellement introduites dans la formule de Nicée et la complétèrent ainsi sans l’altérer; c’est sous cette forme développée qu’encore de nos jours est chanté dans nos églises le grand résumé de la foi chrétienne, sans que l’usage lui ait pourtant enlevé le nom qui le rattache aux grands-souvenirs de l’Église triomphante, d’Athanase et de Constantin.

A cette première décision, attestée par tous les historiens, mais dont aucun acte officiel ne nous est resté, fut joint un très-petit nombre de canons : quatre, suivant les manuscrits les plus anciens et les plus autorisés; sept, suivant d’autres plus récents et plus suspects. Deux de ces canons étaient consacrés à renouveler la condamnation de Maxime, de ses amis et de toutes les nuances de l’hérésie, depuis Eunome jusqu’à Apollinaire. Le temps des ménagements était passé, et les semi-Ariens (ou ennemis du Saint-Esprit, dit le texte) furent cette fois nominalement désignés. D’autres décisions eurent pour but de confirmer par une sanction nouvelle les règles depuis longtemps proclamées de la hiérarchie ecclésiastique. Les privilèges d’Alexandrie et d’Antioche, l’indépendance des Églises de Thrace et du Pont furent proclamés de nouveau. Une seule innovation fut introduite, mais féconde en conséquences et ouvrant une voie pleine de péril. «Que l’évêque de Constantinople, dit le ive canon, ait le premier rang d’honneur après l’évêque de Rome, parce que Constantinople est la nouvelle Rome.» Ce n’était encore qu’une primauté d’honneur et non de juridiction; mais cette dangereuse assimilation, en modelant trop exactement l’Église sur l’Empire, exposait l’unité chrétienne à se rompre le même jour que l’unité politique.

Sa tâche ainsi remplie avec plus de précipitation que de dignité, le concile informa l’empereur dans une lettre assez brève, datée du 5 juillet, qu’il était arrivé au terme de ses travaux et lui en fit connaître le résultat. Alors, mais seulement alors, Théodose, spectateur passif jusque-là pendant toute la durée et même pendant tous les orages de ces longues délibérations, et dont l’action s’était à peine fait sentir, même pour recommander la paix, crut le moment venu pour lui de prendre la parole. A ses yeux, le jugement de la foi était la tâche des évêques, la sienne commençait à l’exécution. Pour que personne ne se méprît sur cette distinction, il employa de nouveau une précaution qui lui avait déjà réussi. Dans un édit qui suivit à quelques jours de distance la clôture du concile, il se déclara une fois de plus décidé à prêter mainforte à la vraie croyance. Mais, pour la caractériser, il se garda celte fois encore d’avoir recours à aucune définition dogmatique : il mentionna seulement les noms des docteurs de qui il tenait à honneur de recevoir sa foi toute faite, sans avoir la prétention de la refaire ou de l’examiner.

«Que toutes les Églises, dit-il, le 30 juillet, soient livrées à ceux des évêques qui confessent l’égalité du Père, du Fils et du Saint-Esprit dans la majesté, la puissance, l’éclat et la gloire : qui ne font point ici des distinctions profanes et malsonnantes, mais reconnaissent l’ordre dans la Trinité, la multiplicité dans les personnes, l’unité dans la divinité. Et vous les reconnaîtrez à ceci qu'ils sont en communion avec les évêques suivants: à Constantinople, Nectaire; en Egypte, Timothée, dans le diocèse d’Orient, Pélage de Laodicée et Diodore de Tarse, dans la province proconsulaire et le diocèse d'Asie, Amphiloque d’Icône, etc.» C’étaient les principaux du concile, rangés même dans l’ordre nouveau, que le canon tout récemment adopté venait d’établir, puisque l’évêque de Constantinople était nommé avant le patriarche d’Alexandrie. On ne pouvait, du haut du trône, pousser plus loin le scrupule et même l’ostentation de la soumission. L’édit, du reste, ne portait aucune pénalité nouvelle contre l’hérésie. Un autre, presque de la même date, étendait aux campagnes la prohibition du culte public, déjà faite dans les villes; mais cette disposition ne regardait encore que la petite secte, presque éteinte, des disciples d’Aétius et d’Eunome, connue sous le nom d’Anomœans.

Les évêques n’avaient plus qu’à se retirer; mais avant de les laisser partir, Théodose les réunit encore une fois dans une cérémonie imposante et significative. Il avait fait chercher à Ancyre, où ils étaient déposés, les restes mortels de l’évêque Paul, le même que, quarante ans auparavant, l’hérétique Macédonius avait remplacé dans un jour de violence sur le siège de Constantinople. Une fête solennelle fut ordonnée pour la translation de cette dépouille dans une basilique que Macédonius lui-même avait fait construire, où il avait officié pendant toute la durée de son épiscopat schismatique et que les Ariens n’avaient cessé depuis lors d’occuper. Ce triomphe posthume du défenseur de la vérité sur le rival qui l’avait fait mourir dans l’exil, frappa vivement les assistants.

Telle fut l’œuvre entière de ce concile qui tient le second rang dans les fastes des assemblées plénières de l’Église. Œuvre mollement poursuivie, hâtivement terminée, préservée sans doute de l’erreur dogmatique par la protection, que l’Esprit-Saint accorde à ses moins dignes interprètes, mais dont la formation laborieuse, interrompue par de déplorables hésitations, n’avait ni édifié les spectateurs, ni préparé les fidèles au respect. Au premier moment même l’effet de cet ensemble de décisions, faible en Asie, fut nul et plutôt fâcheux en Occident. Rome, qui avait conseillé le concile, mais qui n’avait pas été appelée à y prendre part, ne les connut ni ne les confirma. Ce ne fut que plus tard, plus d’un siècle après, que le besoin de rattacher à une date fixe la proclamation d’un dogme immémorial fit placer le symbole de Constantinople à côté et à la suite de celui de Nicée; et sans cette adhésion tardive de l’Église universelle, les Pères de Constantinople, ne seraient connus que par les traits qu’a lancés contre, eux la sainte et poétique colère de Grégoire.

Un autre fait cependant, plus digne de mémoire, recommande ces insuffisants défenseurs de la vérité au souvenir de l’histoire, c’est l’attitude que garda devant eux le représentant du pouvoir suprême. On vit, en effet, ce jour-là en présence, d’un côté, un jeune empereur, dans tout l’éclat d’une renommée naissante, entouré d’une armée dévouée, dont il avait effacé la honte et relevé les drapeaux, salué partout sur son passage par les acclamations enthousiastes d’un peuple qu’il venait d’arracher à une ruine presque consommée; de l’autre de vieux prêtres, désunis, et privés par leur faute même du seul reflet de gloire qui pût éclairer leurs fronts. Quel contraste! quelle inégalité! quelle tentation d’envahissement chez l’un! chez les autres quel danger de faiblesse! Et cependant ce furent ces vieux prêtres qui firent la loi et ce jeune vainqueur qui s’honora de leur obéir. Aucun, signe des temps ne pouvait mieux manifester la puissance croissante de l’Église. Quand Basile d’un regard intimidait Valens, on pouvait dire que c’était le génie qui faisait reculer la médiocrité couronnée; mais quand Théodose, tout illuminé de gloire, se rangea devant Nectaire, simple commis la veille et le front tout humide encore de l’eau du baptême, ce ne furent plus deux hommes, mais deux institutions en regard, dont l’une, pliant devant l’autre, consommait par son abaissement toute une révolution sociale!