Amazon.com:LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:UNE HISTOIRE DIVINE |
L’ÉGLISE
ET L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE
CHAPITRE IVCONCILE DE CONSTANTINOPLE
(378-381)
Marche de Gratien vers l’Orient. — Il s’arrête à Sirmium.
— Il publie an édit qui rappelle les évêques catholiques et établit la liberté
des cultes.— Les Goths se dispersent, et les troupes romaines reprennent
courage.— Résistance de Thessalonique et de Constantinople. — Gratien
songe à retourner en Gaule ; il fait venir d'Espagne le jeune Théodose et lui
confie le commandement de ses troupes. — Caractère de Théodose, rapports de
sentiments entre Gratien et lui. — Supériorité de Théodose.— Théodose
remporte un léger avantage sur les barbares. — Gratien se décide à le nommer
Auguste et à lui abandonner l’Orient.— Départ de Gratien pour la Gaule.—
Théodose reste à Thessalonique.— Tactique habile qu'il emploie avec les
barbares.— Il vient à bout de les séparer et de vaincre les tribus les unes
après les autres.— Maladie de Théodose à Thessalonique.— L’évêque Ascole lui administre le baptême.— Il se fait
expliquer par Ascole l’état des divisions religieuses
en Orient. — Il prend le parti de proscrire l’hérésie.— Premier édit publié à
Thessalonique pour rendre hommage à la foi de Nicée.— Diverses mesures
législatives prises par Théodose à Thessalonique.— Attaque imprévue des
barbares.— Théodose, un instant surpris, se délivre de leurs mains.— Il se rend
à Constantinople.— Déplorable situation des catholiques dans cette capitale.
Joie que leur cause l’édit de Théodose.— Embarras qu’ils éprouvent sur la
conduite qu’ils doivent tenir en attendant l'empereur.— Ils font proposer à
Grégoire de Nazianze de venir prendre la direction de leur Église.— Répugnance
de Grégoire : il se décide à regret à accepter la proposition.—Mort de Basile.
— Douleur populaire à ses funérailles.— Entretien de sa sœur Macrine avec son
frère Grégoire sur l’immortalité de l’âme.— Grégoire de Nazianze arrive à
Constantinople.— Mélange confus des diverses sectes dans cette ville.— Conduite
réservée de Grégoire.— Difficultés qu’il éprouve à trouver un lieu pour se
faire entendre.— Chapelle d’Anastasie. — Ses premiers discours; sa Théologie;
habileté de sa discussion avec les semi-Ariens ou Macédoniens sur la divinité
du Saint-Esprit.— Éloge funèbre d'Athanase. — Grand succès de Grégoire;
inimitiés qu'il excite.— Sa sûreté est menacée ; il ne s’en émeut pas. —
Il se laisse tromper par un intrigant nommé Maxime, autrefois philosophe
cynique.— Caractère méprisable de ce personnage.— Grégoire, trompé par ses
apparences de vertu, prononce son éloge en chaire? — Maxime conçoit la pensée
de se faire évêque. — Il met ce dessein à exécution; sa consécration
scandaleuse. — Indignation de la cité ; il est forcé de fuir.— Douleur de
Grégoire à qui on reproche sa méprise. —Il veut quitter la ville. — Les fidèles
le retiennent malgré sa résistance — Arrivée de l'empereur, qui consulte le
pape Damase sur la conduite qu’il doit tenir entre Grégoire et Maxime. — Damase
condamne Maxime. — Théodose se décide à enlever aux Ariens la grande église et
y intronise Grégoire à main armée. — Grégoire proclamé évêque. — Loi de 881 qui
interdit les réunions des hérétiques. — Arrivée à Constantinople du roi goth
Athanaric, qui vient y chercher un refuge et y meurt. — Sage et douce
administration de Grégoire. — Théodose convoque un concile où les évêques
macédoniens sont appelés pour terminer la discussion sur la divinité du
Saint-Esprit — Réunion et dispositions pacifiques du concile. — L’évêque
d’Antioche Mélèce le préside. — Arrangement conclu par cet évêque avec son
compétiteur Paulin pour assurer la possession paisible du siège à celui des
deux qui survivrait à l’autre.— Mort de Mélèce. — Pompe de ses
funérailles. — Paulin réclame la survivance promise. — Grégoire appuie ses
prétentions. — Le concile, malgré l’avis de Grégoire, refuse de valider
l’arrangement d’Antioche et donne la dignité épiscopale à Flavien. — Chagrin de
Grégoire. — Il n’assiste plus aux séances du concile. — La discorde se glisse
dans l’assemblée. — Arrivée des évêques d’Égypte et de Macédoine. — Ils
élèvent des contestations sur la légitimité de l’élection de Grégoire au siège
de Constantinople. — Grégoire prend le parti de donner sa démission et de se
retirer. — Son discours d’adieu dans l’église des Saints-Apôtres.— Son
départ. — Il est remplacé par Nectaire, magistrat laïque, mais désigné par le
peuple. — Les Macédoniens ne veulent pas adhérer â la divinité du Saint-Esprit
et se retirent du concile. — Symbole de Constantinople. — Édit de Théodose qui
condamne les Macédoniens. — Caractère général du concile de Constantinople. —
Les faiblesses de ses membres n’ont rien ôté au respect de Théodose pour leurs
décisions.— Importance politique de ce résultat
CHAPITRE IV
CONCILE DE CONSTANTINOPLE
(378-381)
Gratien cependant arrivait sur l’Orient à marches
forcées. De Gaule il était entré en Germanie par Arbor- Félix, petite ville
située sur le lac de Constance; puis, rejoignant le Danube, il avait fait
embarquer ses troupes et descendu lui-même le fleuve jusqu’à Sirmium. Bien
qu’atteint dans cette ville d’une fièvre intermittente, il n’y séjourna que
quatre jours, et se dirigea en toute hâte, à travers la Mœsie,
vers la Thrace. A la hauteur d’un fort du nom de Castra-Martis,
il rencontra le général Victor, échappé du champ de bataille d’Andrinople avec
une petite bande de fugitifs, et apprit de lui tout ensemble la mort de son
oncle et la déroute des armées romaines.
Après un tel désastre, continuer à marcher sur l’ennemi
avec le faible nombre de troupes qu’il amenait, c’eût été courir à une ruine
certaine et compromettre les dernières ressources de l’État. Il prit donc le
parti fort sage de rétrograder, et rentra dans Sirmium au milieu de la
consternation universelle .
L’honnête jeune homme était pénétré de douleur. Le poids
de cet empire, qui semblait se jeter tout éperdu dans ses bras, l’accablait. Il
ne se sentait pas de force à porter seul une telle responsabilité, et demandait
avec angoisse au ciel ou à la terre quelque auxiliaire pour la partager avec
lui.
Ce fut à Dieu d’abord qu’en pieux fils de l’Église il
s’adressa. A lui, comme à tous les catholiques, les maux de l’Orient semblaient
provenir d’une seule cause : l’offense faite à la majesté divine par la
domination prolongée de l’hérésie. Il était de longue date si bien convaincu du
péril auquel Valens s’exposait par ses attentats sacrilèges, qu’en partant pour
l’Asie il n’avait rien eu plus à cœur que de se prémunir lui-même contre la
contagion de l’erreur, et il emportait avec lui un petit traité sur la vraie
foi, rédigé d’après sa demande par l’évêque Ambroise. Son premier soin devait
donc être d’apaiser la colère céleste, et, avant de venger la mémoire de son
oncle, il se mit en devoir de réparer ses fautes. Par un édit daté du lendemain
de sa rentrée à Sirmium, il rappelait tous les évêques bannis dans leurs
diocèses, et accordait à tous les chrétiens, sans distinction, la faculté de se
rassembler à leur gré dans leurs églises, pour y célébrer leur culte. II
n’exceptait de cette liberté générale que quatre sectes: les Donatistes
d’Afrique, les Manichéens, les disciples de Photin et ceux d’Eunome, ces divers groupes d’hérétiques lui paraissant, ou
de nature à mettre en danger par leur turbulence la paix publique, ou trop peu
importants pour être ménagés. Probablement, s’il n’eût écouté que son zèle, il
eût été plus loin encore et eût opéré une réaction complète ; sa sévérité se
fût étendue à tous les schismatiques sans distinction.il fut retenu par un souvenir
des traditions d’impartialité que lui avait léguées son père et par la crainte
de se faire, dans une vaste partie de l’empire, qui lui était mal connue, des
ennemis nombreux et puissants. Mais, en cédant à ses considérations de
politique, il se reprochait tout bas sa faiblesse. Après avoir tenté de fléchir
la colère d’en haut, il fallait pourtant songer à porter remède aux malheurs
d’ici-bas. Quel parti prendre? D’heure en heure on attendait l’annonce de la
prise et du pillage de Constantinople. Fallait-il laisser périr la nouvelle
Rome? Fallait-il s’ensevelir sous ses ruines? Cruelle perplexité! Par bonheur,
au bout de quelques jours, des nouvelles un peu plus favorables vinrent alléger
la peine du malheureux souverain. Les Goths, n’ayant nulle habitude de la
guerre régulière, n’avaient rien eu de plus pressé, le lendemain de la
bataille, que de secouer le joug de toute discipline et de se répandre au
hasard dans les provinces abandonnées, pour se livrer au pillage. Les débris
des troupes romaines réfugiés dans les places fortes, se remettant peu à peu de
leur terreur, s’étaient aperçus qu’ils pouvaient se défendre derrière leurs
remparts contre les attaques de bandes isolées qui n’étaient pourvues d’aucun
matériel de siège. Andrinople, Périnthe, Héraclée tenaient tête victorieusement
à des assauts impuissants de ce genre. Grèce à ce répit inespéré,
Constantinople même organisait quelque défense; l’impératrice Dominica faisait distribuer des armes aux habitants.
Pauvres soldats assurément que le ramassis d’enfants perdus qui formaient la
population de cette cité encore si récente et tout artificielle, mais le soin
de leur salut personnel leur donnait pour quelques jours un peu de courage.
D’ailleurs des renforts étaient arrivés d’Asie, entre autres des escadrons de
Sarrasins que leur reine Mavie, devenue sincère
alliée de Rome depuis qu’elle était chrétienne et suivait les conseils de
l’évêque Moyse, envoyait de bon cœur et gratuitement à la défense de l’empire.
Ces sauvages alliés faisaient la garde autour de la ville, et en fait de
barbarie et de violences les Goths trouvaient en eux avec qui se mesurer. On
raconte même qu’un parti de Greuthonges tout entier
fut frappé de terreur par la furie avec laquelle un cavalier sarrasin, se
jetant à bas de son cheval, suçait le sang des victimes qu’il venait de
frapper. L’urgence d’une résolution à prendre devint donc moindre, et Gratien
eut le temps de se recueillir pour songer et pourvoir à l’avenir.
Par nature il était peu porté aux actions décisives. Se sentant
moins pressé de prendre un parti, il crut que ce qu’il avait de mieux à faire
était de s’en retourner en Gaule pour veiller à la paix toujours menacée de
cette précieuse province, en laissant à quelque général habile le soin de
rassembler les débris de l’armée vaincue et de préparer la délivrance de
l’Orient.
Il ne songea donc plus qu’à faire choix d’un bon
remplaçant. Mais cela même n’était pas facile, car les généraux les plus
renommés de l’armée d’Asie avaient péri à Andrinople, et ceux qui étaient venus
de Gaule n’étaient pas moins impatients que l’empereur de retourner dans leur
pays natal. Ils ne se souciaient pas de compromettre, pour le salut de contrées
auxquelles ne les attachaient ni intérêt ni affection, leur réputation et
peut-être leur vie. Dans cet embarras un nom déjà connu, mais respecté, revint
en mémoire à Gratien: c’était celui du duc Théodose, fils du vainqueur de l’Afrique
si mal récompensé par Valentinien et qu’il avait lui-même si légèrement
sacrifié à son avènement. Depuis la fin cruelle de son père, le noble jeune
homme, s’enveloppant volontairement dans le malheur de sa famille, s’était
condamné à la retraite. Il vivait solitaire en Espagne, sa patrie, occupant ses
loisirs à diriger la culture d’un vaste bien de campagne qu’il possédait,
veillant à l’éducation de ses jeunes enfants, et donnant avec son épouse Flaccille, à laquelle il était tendrement attaché, le
modèle de toutes les vertus chrétiennes.
Il était dur pour Gratien de venir en quelque sorte
implorer le pardon d’un serviteur qui avait tant à se plaindre. Mais l’âme
droite, bien que faible, de Gratien, était incapable de mettre un instant en
balance l’intérêt public et ses répugnances personnelles. Il ne fit donc pas difficulté
d’envoyer offrir à Théodose le commandement de l’armée, et l’offre
généreusement faite fut aussi généreusement acceptée. Théodose arriva en toute
hâte, sur l’appel de son ennemi de la veille, quittant sa jeune famille et
disant adieu à son repos, sans faire de conditions et sans même prendre de
précautions pour sa sûreté. Entre ces deux jeunes hommes d’ailleurs, d’âge à
peu près pareil, un rapport existait qui leur permettait, malgré leurs griefs
réciproques, de s’accorder assez facilement : c’étaient tous deux d’honnêtes
gens et de bons chrétiens. Ils étaient également dévoués au bien de l’Étal, et
l’un comme l’autre ne croyaient pouvoir mieux l’assurer que par une soumission
complète aux lois de l’Église. Travailler à sauver l’empire en rétablissant la
foi, c’étaient, là pour l’un comme pour l’autre un but et un moyen sur lesquels
il leur était aisé de s’entendre.
A part cette ressemblance d’idées, tout différait entre
eux, et la différence était tout entière à l’avantage de Théodose. Leur
extérieur même prêtait à une comparaison défavorable pour l’empereur. L’un et
l’autre étaient encore dans tout l’agrément de la jeunesse: mais les traits de
Gratien avaient une grâce féminine un peu molle dont la délicatesse et la
fraîcheur faisaient le charme principal. La beauté de Théodose était mâle: sa
taille haute et bien prise, son front imposant, son regard franc et ferme,
inspiraient le respect. Il prétendait descendre de Trajan; et en effet, à cela
près qu’il avait moins de barbe et les yeux moins grands, c’était tout le
portrait de cet empereur, tel que les médailles et les statues l’avaient gravé
dans les mémoires. Tous deux avaient reçu une éducation soignée, et en avaient
bien profilé. Mais Gratien, en véritable disciple d’un poète, tenait de son
maître Ausone le goût des études calmes, du travail réfléchi et à ses heures,
de la méditation du cabinet. L’esprit lucide de Théodose s’était, au contraire,
de bonne heure tourné à la pratique du gouvernement : il avait mis à profit sa
retraite même pour s’éclairer à fond sur les vices de l’administration romaine,
en se mêlant à la population rurale, la classe la plus maltraitée et la plus
souffrante de l’empire. Il apportait au commandement suprême, non de grandes
vues politiques ou une vaste portée de génie, mais un sens droit et ferme, une connaissance
exacte des affaires, l’art de se mettre aimablement en relations avec les
hommes, et le don de les faire obéir.
Son mérite fut bientôt mis à l’épreuve par une attaque
imprévue des Sarmates, qui se montrèrent à quelque distance de la ville où séjournait
l’empereur. Dès la première nouvelle du péril, Théodose rassembla le peu de
troupes qu’il avait sous la main, marcha à la rencontre des barbares et les eut
mis en pièces avant même que le bruit de leur agression fût répandu dans la
province. Gratien, qui avait à peine eu le temps de se remettre de son effroi,
ne pouvait revenir d’un succès si rapide; les soldats, joyeux d’un triomphe qui
relevait l’honneur abattu des armes romaines, célébrèrent plus que jamais le
nouveau Trajan. Loin de s’offenser de cette appellation, le bon Gratien en prit
occasion pour aller lui-même au-devant des prétentions que de tels souvenirs
pouvaient faire naître. Sa part d’empire lui suffisait pleinement, même avec le
partage en perspective qu’il devait en faire à la majorité de son jeune frère
Valentinien. Il n’avait jamais songé à celle de son oncle, à ce vaste Orient où
de sa vie il n’avait mis les pieds, et qui lui arrivait subitement par voie de
déshérence, grevé de charges si redoutables. Il se résolut sans difficulté à en
faire le sacrifice ou plutôt à en passer le fardeau à celui qui paraissait en
état de le porter: désintéressement d’autant plus méritoire qu’il avait, dit un
écrivain, à ce moment un fils en bas âge (qui ne devait pas vivre), dont il
n’hésitait pas à diminuer par-là l’héritage. Il proposa donc sans détour
l’empire d’Orient avec la dignité d’Auguste à Théodose, qui s’en défendit
d’abord avec modestie, et accepta ensuite avec simplicité. Au lot habituel des
empereurs d’Orient Gratien joignit même la province de Macédoine, qui jusque-là
avait été jointe à l’Occident, mais dont la possession était nécessaire pour la
suite des opérations militaires à diriger contre les Goths. Tout se passa de
bon accord, sans jalousie d’une part, sans orgueil de l’autre, ces deux braves
citoyens étant également incapables de l’un et de l’autre de ces sentiments;
sans grande pompe non plus, le malheur des circonstances ne se prêtant pas à
beaucoup de fêtes. La proclamation du nouvel Auguste fut faite le 19 janvier
379, à la joie de tous les assistants. Aussitôt après, Gratien reprit par
Aquilée et Milan la route de sa chère Gaule, où l’attendait, muni d’un beau
discours de félicitations, son maître Ausone, qu’il venait d’élever au
consulat.
Le nouvel empereur d’Orient se montra moins pressé
d’aller prendre possession de sa capitale. A la vérité, il en était séparé par
toute l’étendue de territoire que couvrait l’inondation barbare, et il n’aurait
pu s’y rendre sans faire un grand détour qui l’eût éloigné du théâtre de la guerre.
Il avait d’ailleurs rapidement compris quelle nature d’opérations militaires
lui était imposée par l’état de découragement des armées romaines, aussi bien
que par le genre d’ennemis qu’il avait à combattre. Tenter de prendre
rapidement une revanche éclatante du désastre d’Andrinople eût été la plus
grande des fautes ; car la seule menace d’une bataille aurait infailliblement
ramené les Goths, actuellement dispersés, sous les drapeaux de leurs chefs. Il
fallait au contraire, quelles que fussent les souffrances des provinces foulées
par leur présence, laisser les vainqueurs s’abandonner quelque temps à
l’enivrement du triomphe. C’était sans bruit, par degrés, qu’il fallait essayer
de rallier les légions, de leur rendre courage par désengagements partiels et
puis de surprendre les tribus barbares isolées afin de les amener l’une après
l’autre à composition, soit par force, soit à prix d’argent. Une telle manière
d’agir, qui ne pouvait réussir que par le temps et la suite, exigeait, de la
part de celui qui voulait en assurer le succès, une attention sans relâche, une
persévérance infatigable, et surtout une présence continue. Théodose établit sa
résidence, ou plutôt son camp, aux portes mêmes de la Thrace, à Thessalonique.
C’était une ville forte contre laquelle les barbares venaient de diriger sans
succès plusieurs agressions. L’énergie des habitants, soutenue par les prières
et le courage de l’évêque Ascole, s’était retrempée
dans cette résistance. Ce fut là que Théodose reçut les hommages de la ville de
Constantinople, que lui apportait Thémistius. Il donna audience au rhéteur en
plein air, sur la place publique, au milieu d’une bande encore mal armée de
paysans, d’ouvriers, de mineurs, de gens de toute sorte, à qui il apprenait
lui-même la manœuvre. Thémistius n’en trouva pas moins le moment tout à fait
opportun pour demander en faveur du sénat de Constantinople une augmentation de
privilèges pécuniaires.
Les fruits de l’activité prudente de Théodose ne se
firent pas attendre. En six mois, sans qu’on puisse signaler aucune victoire ni
même aucune bataille importante, les troupes romaines étaient remises sur pied;
une série de petits succès bien ménagés leur avait rendu confiance en
elles-mêmes et dans leur chef. Quant aux barbares, ils fondaient à vue d’œil comme
la neige. Tantôt vaincues, tantôt surprises et forcées de mettre bas les armes,
séduites à propos par une somme d’argent ou par quelque cession de territoire,
parfois se débattant et se détruisant les unes les autres pour se disputer
quelque objet de convoitise, les tribus s’égrenaient comme les anneaux d’une
chaîne brisée. Un chef important, Modar, prince du
sang royal des Visigoths, gagné sous-main par l’or des Romains, leur rendit le
service de surprendre pendant la nuit une tribu entière plongée dans le
sommeil. Il fit égorger tous les hommes armés, et ramena au camp impérial
quatre mille chariots chargés des femmes, des enfants et du butin. D’autres
chefs firent leur soumission publiquement et offrirent de s’engager dans les
armées romaines. Le nombre de ces défectionnaires fut bientôt si considérable
que Théodose, tout en leur accordant leur demande, crut devoir les éloigner au
plus vite du lieu de leurs triomphes passés. Il chargea le jeune Hormisdas de
les conduire en Egypte, où l’on pouvait espérer que, n’entendant pas la langue
du pays et ne connaissant personne, ils seraient assez dépaysés pour rester
soumis. La précaution était bonne, car sur leur route pour l’Egypte les
nouveaux soldats de Rom rencontrant des légions en marche engagèrent avec elles
une rixe qui donna lieu à des scènes assez graves.
Malgré ce succès inespéré, Théodose crut encore devoir
passer à Thessalonique tout l’hiver de l’année 380. La campagne avait été
laborieuse, et par suite de la fatigue il fut pris d’une fièvre assez forte.
Bien que le mal fût plus violent que dangereux, il n’en jugea pas moins
l’avertissement suffisant pour songer à son salut, et, suivant l’usage encore
répandu alors, il voulut se préparer à la mort en recevant le baptême. Il
demanda donc qu’on fît venir l’évêque auprès de lui, et, après s’être bien
assuré qu’Ascole n’avait jamais de près ni de loin
trempé dans aucune erreur voisine de celle d’Arius, il reçut de lui avec un
pieux contentement le sacrement de la régénération. Ascole,
homme énergique qui avait mis la main plus d’une fois lui-même à la défense de
sa ville, était fait pour plaire à un soldat couronné. Il entra facilement dans
la confiance du royal malade, et pendant les loisirs de sa convalescence
Théodose s’informa avec soin auprès de lui de l’état religieux de son empire. Il
apprit que la province de Macédoine, où il faisait séjour alors, était encore
saine, mais que c’était à peu près la seule de tout l’Orient qui jouît d’un tel
avantage. Partout ailleurs l’hérésie, lui dit Ascole,
enlevait ou disputait les peuples à la vraie foi. Ascole entra dans le détail des formes diverses que chaque secte avait fait prendre à
l’erreur principale, et fit un tableau des maux qui étaient sortis de ce
conflit, avec des couleurs assez noires pour jeter dans un grand trouble
l’esprit de l’empereur. Que faire pour porter remède à une telle confusion? En
pareille occurrence, Athanase avait donné autrefois à Jovien le conseil
généreux de rendre lui-même hommage, au nom de l’empire, à la vérité; mais de
supporter l’erreur, d’assurer à l’Église toute liberté pour faire le bien, et
de n’ôter à l’hérésie que celle de nuire. Le conseiller de Théodose n’avait
peut-être pas les vues aussi hautes qu’Athanase, et d’ailleurs le temps avait
marché. Un cri irrésistible, parti des rangs non de l’Église mais de la foule,
demandait contre les divisions religieuses, auxquelles chacun imputait les maux
de l’empire, des remèdes plus énergiques. Toutes les règles de l’administration
impériale appelaient en religion comme en politique la soumission à la volonté
impériale, et ce n’était que par une sorte de violence qu’on avait pu
momentanément les plier à supporter la dissidence et la résistance. Puis,
disait-on, l’hérésie, par ses exemples et par ses menaces, ne donnait-elle pas contre
elle tous les droits? Comment avait-elle répondu à la douceur de Jovien et à
l’impartialité systématique de Valentinien? en dictant à Valens ses sottes et
sanglantes persécutions. Athanase lui-même avait-il pu un seul jour obtenir de
ses adversaires la liberté qu’il leur avait toujours offerte? Aujourd’hui que
la justice céleste remettait le pouvoir du côté du droit, en faire usage pour
prévenir le retour des excès dont le monde chrétien avait gémi, ce n’était pas
seulement une juste représailles, c’était une défense légitime et un devoir
envers l’avenir. Ménager l’erreur quand elle était faible, pour lui donner le
temps de reprendre des forces et de se préparer à une oppression nouvelle, ce
ne serait pas générosité, mais duperie. Tous ces sentiments s’exprimaient tout
haut autour de Théodose, et lui-même était tout disposé à les partager. Il
était du nombre de ces hommes d’État qui savent se faire les interprètes
énergiques et habiles des besoins de leurs contemporains. Son génie n’était pas
de ceux qui imposent leurs volontés à leur siècle; c’était un esprit simple,
droit, mais qui ne se montrait en aucun genre ni inventif ni original. Il ne
mit pas un instant en doute qu’en prenant la couronne il avait assumé la tâche
de délivrer les esprits de l’erreur aussi bien que le territoire de l’invasion,
et même que ces deux devoirs ne pouvaient s’accomplir l’un sans l’autre; et
cette conviction ne rencontra pas de contradicteurs.
Il crut pourtant devoir procéder avec ménagement peur
laisser à ses sujets égarés le temps de revenir d’eux-mêmes dans la bonne voie,
et à sa propre autorité le temps de s’affermir. Pour le moment, l’essentiel lui
parut être de proclamer la résolution qu’il avait prise de rétablir la vraie
foi, de manière que chacun pût se tenir pour averti, sauf à aviser plus tard
aux moyens de venir à bout des résistances. Mais cette proclamation elle-même
présentait quelques difficultés. Comment, en effet, désigner la vraie foi d’une
façon assez claire pour ne laisser place à aucune équivoque? On avait abusé de
toutes les formules, même de celle de Nicée ; on les avait toutes détournées de
leur sens par des interprétations captieuses, et Théodose lui-même n’était pas
bien certain de son érudition et de son habileté en ce genre. Il sortit de cet
embarras par Un procédé simple qui mettait en lumière la qualité principale de
son esprit : un grand sens pratique et la promptitude à aller en toutes choses
droit au but. Sans se mettre en peine de donner de la foi catholique aucune
définition dogmatique, il la désigna, de façon que personne ne pût s’y
méprendre, par le moyen de deux noms propres. Elle fut pour lui la foi de
l’évêque de Rome et celle de l’évêque d’Alexandrie. Le vicaire de Jésus-Christ
et le successeur choisi par Athanase, ce furent là les deux garants de qui il
se déclara décidé à recevoir de confiance la doctrine révélée; et il engagea
ses peuples à faire comme lui. On ne pouvait abjurer plus hautement cette
prétention de dogmatiser du haut du trône, qui avait été depuis Constantin la
manie de tous les empereurs et le fléau de l’empire.
Le 28 février de l’année 380, il promulgua l’édit suivant
:
«C’est notre volonté que tous les peuples soumis au
gouvernement de notre clémence demeurent dans la religion telle que le divin
apôtre Pierre l’a transmise aux Romains, et telle que la suivent encore
aujourd’hui, comme chacun sait, le pontife Damase et Pierre, évêque
d’Alexandrie, homme d’une sainteté apostolique: de telle sorte que, suivant la
discipline des apôtres et la doctrine évangélique, nous croyions tous la
divinité unique du Père, du Fils et du Saint-Esprit, unis dans une majesté
égale et une sainte trinité. Nous ordonnons que ceux qui suivent cette loi
prennent seuls le nom de chrétiens catholiques, et que tous les autres insensés
qui s’en écartent portent l’infamie du nom d’hérétiques; que leurs réunions ne
prennent pas le nom d’Églises, et qu’ils aient à souffrir la punition d’abord
de la vindicte divine et ensuite de telle mesure que nous pourrons prendre sous
l’inspiration céleste.»
A cet avertissement général, destiné à tous les fidèles,
en était joint un autre plus particulièrement à l’adresse des prêtres: un édit
spécial leur fit savoir que toute confusion provenant d’ignorance ou de
négligence au sujet de la sainteté de la loi divine, serait considérée comme un
sacrilège.
C’était peu de se proclamer chrétien: Théodose tint à
montrer tout de suite qu’il l’était en actes aussi bien qu’en paroles, et une
série de lois datées de Thessalonique fut destinée à faire sentir au monde que
la vérité dans son âme avait pour compagne inséparable la charité. C’était dans
le temps du carême qu’il avait reçu le sacrement du baptême. En mémoire de ce
bienfait, Théodose décréta d’une façon générale que chaque année, pendant toute
la sainte quarantaine, les procès criminels seraient suspendus et qu’il serait
fait remise de toute espèce de châtiment corporel. La sévérité contre les
délateurs, ce fléau de tous les pouvoirs absolus, était la plus grande marque
de bonté et de justice qu’un empereur pût donner à ses sujets. Théodose
renouvela à cet égard et aggrava les dispositions de ses prédécesseurs. La
peine de mort dut être encourue, non seulement pour une fausse dénonciation,
mais encore pour trois dénonciations véritables : et cela, dit la loi, pour
bien manifester la haine que nous avons contre les délations en général. De
plus, au cas où la dénonciation aurait pour effet d’entraîner un accusé loin de
sa résidence, le délateur fut tenu de se constituer prisonnier et de demeurer
sous caution jusqu’à l’issue du procès, pour répondre sur sa tête de la vérité
de ses allégations. Un frein plus efficace encore fut apporté à celle odieuse
pratique par une autre loi qui défendit à toute personne de former une demande
pour se faire adjuger les biens confisqués sur les criminels. La concession fût-elle déjà obtenue, s’il est prouvé qu’elle ait été
précédée d’une démarche auprès des gouverneurs ou du prince lui-même, elle sera
de droit annulée. Il eût été plus simple encore de renoncer une fois pour
toutes, pour le fisc, à cette source odieuse de profits, et pour le prince, à
ce périlleux moyen de libéralité. Si Théodose n’osa pas pousser si loin ses
réformes, il fit au moins quelques pas dans cette voie généreuse. Il réduisit à
la moitié, ou tout au plus (en cas de lèse-majesté) aux cinq sixièmes la part
des biens des criminels dont le Trésor dut s’emparer; le reste demeura dévolu à
leurs familles, voulant, dit Thémistius, que les enfants succèdent en tout à
leurs pères, hormis dans leurs fautes. D’autres précautions furent combinées
dans le même esprit, afin d’adoucir le régime des prisons, d’empêcher les
exactions des geôliers, d’assigner un délai plus court aux détentions
préventives, enfin de laisser aux accusés la faculté de mettre ordre à leurs
affaires avant d’être enlevés, dit la loi, à leurs tristes pénales. Le même
souffle de christianisme respire dans une disposition d’un autre genre qui a
pour but de maintenir la pudeur du mariage. La veuve qui se remarie pendant son
deuil est déclarée infâme, et privée d’une part de ses biens qui fait retour,
non au fisc, mais à ses héritiers.
A côté du chrétien l’administrateur aussi se montrait.
Des mesures sévères furent prises contre les juges elles intendants
prévaricateurs, et la loi descendit à cet égard dans le détail de toutes les
petites vexations en usage dans les provinces, avec une précision où l’on put
reconnaître le fruit d’observations personnelles faites par Théodose pendant
ses jours de disgrâce. De ce genre est la défense faite aux gouverneurs
d’abuser de leur situation pour procurer de riches mariages à leurs fils. Cet
ensemble de dispositions, se succédant rapidement pendant tout l’hiver de 380,
forma comme un programme de modération et de justice qui devançait le nouvel
empereur dans sa capitale et y faisait impatiemment attendre sa présence.
Il se préparait enfin à s’y rendre au commencement de la
belle saison, lorsqu’une alerte assez sérieuse vint faire voir combien il avait
prudemment agi en ne s’éloignant pas trop tôt des provinces naguère envahies. Quelque
soin qu’il prit pour expédier le plus promptement possible vers l’Orient les
transfuges des Goths, leur nombre était tel qu’il en restait encore une assez
grande quantité, répandus dans la Macédoine et dans l’Illyrie. D’autres avaient
repassé le Danube, mais restaient en possession de moyens de transport qui leur
permettaient de faire de soudaines apparitions dans les provinces romaines. De
plus les Huns, dans leurs incursions vagabondes, ayant momentanément abandonné
les bords du fleuve pour porter la désolation dans d’autres portions du
continent germanique, ceux des Goths qui n’avaient pas pris part à l’émigration
et s’étaient réfugiés, pour laisser passer l’orage, dans quelques fonds de
montagnes inaccessibles, reparaissaient maintenant sur la frontière. Il était
impossible qu’entre tous ces gens de même race, errant sur les deux rives du
Danube, des intelligences suspectes no fussent pas à tout moment établies. Ce
fut en effet ce qui arriva, malgré toute la vigilance de Théodose. Une attaque
fut concertée entre les transfuges et leurs anciens compatriotes, au
commencement de l’été. Averti par quelques indices qu’un mouvement s’opérait
sur le Danube, Théodose se porta à la rencontre des envahisseurs; mais dans la
nuit, sa tente, reconnaissable à l’éclat de la lumière qui y brillait, fut
cernée par un parti de Goths frauduleusement introduits dans les rangs de
l’armée romaine, et l’empereur n’eut que le temps de s’enfuir au plus vite pour
rentrer dans Thessalonique. Au premier moment on crut tout perdu, tant le
souvenir du désastre d’Andrinople était encore présent. Théodose lui-même,
désespérant de rallier ses troupes épouvantées, se laissa conseiller d’envoyer
en toute hâte des courriers à Gratien. Mais dès le lendemain les barbares
étaient de nouveau débandés : les légions, honteuses de leur panique,
reprenaient un peu de courage, et, en mettant de nouveau en œuvre un mélange de
négociation et de force, Théodose vint à bout de délivrer une seconde fois le
sol de l’empire. Il se décida alors à marcher vers Constantinople, où on ne
l’attendait plus, et il y fit son entrée le 24 novembre, au milieu de
l’enthousiasme universel.
Ce qui le pressait surtout d’arriver, c’était le trouble
où son absence prolongée laissait l’Église de cette grande ville. Par suite des
proclamations impériales, qu’aucune mesure effective n’était encore venue
confirmer, les différentes sectes chrétiennes se trouvaient placées dans une
situation violente qui les mettait chaque jour aux prises. C’étaient des
conflits continuels entre les Ariens, encore en possession du pouvoir, et les
catholiques, se disposant à le reprendre. Théodose avait été averti de ce
désordre par des émissaires des divers partis, qui étaient venus le chercher à
Thessalonique même ou sur la route. Dès le lendemain de son arrivée, il put
s’en faire rendre un compte plus exact par un témoin plus digne de foi, mais
qu’il ne s’attendait pas à trouver là. Ce n’était rien de moins que l’illustre
Grégoire de Nazianze, momentanément placé, bien que sans titre régulier, à la
tête des catholiques de Constantinople. Il faut revenir en arrière pour
raconter par quel concours de circonstances le modeste ami de Basile se
trouvait ainsi transporté si loin de sa patrie, et en dehors de toutes ses
habitudes naturelles.
Les souffrances des catholiques de Constantinople avaient
été extrêmes sous Valens; elles s’étaient encore prolongées après sa mort,
pendant le gouvernement intérimaire de sa veuve Dominica,
entièrement dévouée aux Ariens et gouvernée par l’évêque schismatique
Démophile. Privé de chefs comme d’églises, réduit par les exils et les
défections à un nombre imperceptible, livré aux railleries et aux mauvais
traitements de la populace, à peine leur petit troupeau conservait-il un reste
de vie. « Il était, dit saint Grégoire, sans pasteur et sans clôture, errant
dans les antres et dans les cavernes, chaque brebis cherchant elle-même son
abri et son pâturage.» C’était dans cet état misérable que les catholiques
avaient été surpris par la nouvelle qu’un empereur orthodoxe prenait possession
du pouvoir et se proposait de leur assurer, d’un seul coup, non pas seulement
la liberté, mais la domination. Leur joie, comme on peut le penser, fut
très-vive, mais comme la venue de l’empereur ne suivit pas tout de suite sa
proclamation, leur embarras fut presque égal de savoir ce qu’ils avaient à
faire pour profiter de ce retour de fortune. Devaient-ils tâcher de reprendre
eux-mêmes sans délai possession des églises, qui étaient toutes encore entre
les mains des Ariens? Mais à quel titre procéder à une telle exécution, quand
ils n’avaient pas même d’évêque régulièrement institué à mettre à leur tête? Et
comment élire un évêque sans moyen de réunir un concile et de se procurer le
consentement impérial? Fallait-il attendre l’empereur? Mais il pouvait tarder
longtemps, et dans l’intervalle l’évêque arien Démophile gardait toutes ses
prérogatives. Si on le laissait aborder seul l’empereur, il pouvait faire
tomber le souverain dans quelqu’un de ces pièges familiers aux gens de sa secte
et dont on n’avait que trop fait l’expérience.
Dans celte perplexité, ils conçurent l’idée d’appeler
auprès d’eux quelqu’un des personnages illustres qui représentaient la vraie
foi en Orient. Le nom de Basile fut sans doute le premier qui leur vint à
l’esprit : mais ils ne pouvaient espérer que Basile quittât, pour leur venir en
aide, le poste éminent où Dieu l’avait placé. D’ailleurs la santé du grand
prélat s’affaiblissait rapidement, et on s’attendait d’heure en heure à
apprendre que celle lumière de la foi était éteinte. Au défaut de Basile, un
autre nom, si étroitement lié au sien qu’on ne les prononçait guère l’un sans
l’autre, celui du confident de toutes ses pensées et du compagnon de sa gloire,
se présentait naturellement et ne soulevait pas les mêmes difficultés. Pourquoi
Grégoire ne serait-il pas dès à présent invité à se faire le chef des fidèles
de Constantinople, pour devenir ensuite, en temps et lieu, l’archevêque de leur
Église purifiée?
Le choix parut d’autant plus heureux que Grégoire, par
une singularité alors assez rare, se trouvait revêtu du caractère épiscopal
sans être chargé en ce moment du gouvernement d’aucune Église en particulier.
Il n’avait jamais été prendre possession du malencontreux siège de Sasime qui lui avait causé tant de répugnance. A la mort de
son père, en 374, il avait consenti à administrer pendant quelque temps le
diocèse de Nazianze, mais il se refusait constamment à en prendre le titre,
décidé qu’il était à n’épouser aucune Église, pour n’avoir aucun lien de
fidélité à rompre quand il croirait le moment venu de rentrer dans sa chère
solitude. Ce moment, en effet, n’avait pas tardé à arriver. Lorsqu’il eut remis
un peu d’ordre dans sa petite ville, qui avait souffert de la vieillesse
prolongée, bien que si édifiante, de son père; quand il eut non-seulement
veillé aux intérêts spirituels des habitants de Nazianze, mais obtenu, par sa
douce influence, des gouverneurs civils, plus d'une réforme utile ou charitable
dans l’administration, il crut en avoir assez fait. Il s’arracha alors aux
instances de ses compatriotes, non sans se faire accuser par quelques-uns de
lâcheté ou de paresse, et se retira dans un monastère que gouvernait la sainte
vierge Thècle, aux environs de Séleucie.
Ce fut là que vint le trouver la proposition des
catholiques de Constantinople, et on peut imaginer dans quel trouble elle le
jeta. Lui, qui craignait la foule et qui avait fui comme un fardeau trop pesant
le gouvernement d’une Église obscure, se charger d’aller rétablir la foi dans
une grande capitale! Lui, peu fait pour la lutte, disputer le pouvoir à un
adversaire en possession depuis dix années! Lui, qui n’aimait que la retraite,
s’en aller vivre à la cour! Il poussa de véritables cris d’épouvante. Mais les
catholiques envoyés auprès de lui avaient eu soin sur leur route de communiquer
leur projet aux principaux évêques de leur communion, et tous y étaient entrés
avec ardeur, comprenant de quelle importance il était pour eux d’être bien
représentés auprès d’un empereur bien intentionné, sans doute, mais peu
instruit, dans ces premiers moments qui pouvaient décider d’un règne entier.
Les députés arrivaient donc chargés de lettres pressantes pour Grégoire ,
quelques-unes même assez piquantes, où on lui reprochait de préférer toujours
son repos au bien de l’Église. Basile lui-même, de son lit de douleur où il
disputait à la mort un dernier souffle de vie, élevait sa voix austère et
redoutée pour gourmander son ami. Un motif plus décisif encore agit sur l’âme
de Grégoire. La tâche qu’on lui proposait n’était pas sans péril : c’était donc
un devoir de ne pas le laisser à d’autres. A regret, après bien des hésitations
et des soupirs, il s’y décida. «Vous avez tort, disait-il en gémissant. Que
ferez-vous d’un étranger qui n’est jamais sorti de son coin de terre, qui ne
peut plus plaire par son extérieur, exténué qu’il est par l’âge, le jeûne et la
maladie, dont le corps est courbé, la tête chenue, le vêtement pauvre, la
bourse vide, la parole agreste et rude?»
A part ce dernier point, sur lequel il est difficile de
penser que Grégoire se fit complètement illusion, il avait peut-être raison de
douter de lui-même. D’autres qualités d’esprit lui faisaient défaut, celles-là
même que la sainteté ne donne pas, mais qui avaient assuré la puissance de son
incomparable ami: la fermeté et la perspicacité du jugement. Grégoire
connaissait mal les hommes, et moins encore l’art de les manier, Il était trop
pur, trop étranger lui-même à la corruption humaine, pour en apprécier
justement les effets chez autrui. Susceptible tour à tour d’engouement ou de
prévention, se laissant éblouir par de fausses vertus ou égarer par de faux soupçons,
plus prompt à engager les luttes que persévérant à les soutenir, ayant lui-même
conscience de ses incertitudes, tour à tour agité par le remords de s’être
trompé et par la crainte de se tromper encore, ému du moindre blâme, non par
irritation de vanité, mais par défiance de lui-même et par le scrupule d’une
âme timorée, Grégoire n’était pas né pour porter le poids des destinées
spirituelles d’une grande cité. La plénitude du génie n’accompagne pas toujours
la perfection de la vertu, et la grâce ne comble pas toutes les lacunes de la
nature. Une éloquence ornée, une imagination pleine d’éclat, une doctrine sûre
et profonde, une charité sans bornes, une pureté qu’aucun souffle n’avait
ternie, plaçaient Grégoire au premier rang des chrétiens de son siècle. Il eût
marché au supplice sans pâlir: il se troublait devant l’intrigue et la
calomnie, ce cortège habituel des cours. Noble, on oserait presque dire sainte
faiblesse, mais qui prépare mal à tout gouvernement, même à celui des âmes.
La tristesse qu’il éprouvait en se mettant en route fut
accrue par une douloureuse nouvelle apportée au moment même où il devait partir:
Basile mourait à Césarée. Ce fut un deuil pour toute l’Asie; des extrémités les
plus éloignées on accourut pour les funérailles. Les maisons étaient couvertes
de spectateurs jusqu’au toit. On s’étouffait à la lettre pour approcher du
cercueil; des femmes, des enfants, furent tirés de la foule, évanouis et à
moitié morts. Chacun voulait avoir quelque lambeau des vêtements du saint, ou
être couvert un instant de l’ombre de son corps. Les Juifs, les païens même,
comblés de ses bontés durant sa vie, demandaient quelque relique de leur
bienfaiteur. Les sanglots, les cris de douleur, couvraient le chant des
psaumes. Seule, la généreuse Macrine, qui avait autrefois montré à Basile le
chemin du ciel, ne prit point de part extérieure à cette douleur universelle: «Ne
nous affligeons pas» dit-elle sur-le-champ à son frère Grégoire, évêque de Nysse, qui lui apportait la triste nouvelle dans le fond de
sa retraite, «comme ceux qui n’ont pas d’espérance». Et comme le jeune évêque,
dans l’excès de sa douleur, s’écriait que sans nul doute l’Ecriture promettait
l’immortalité bienheureuse aux âmes justes, mais que celle consolation était faible,
tant la nature répugnait à la mort et tant il restait d’incertitude sur les conditions
de cette vie future, la savante religieuse se mit en devoir de lui démontrer
que la raison non moins que la foi assurait à l’homme après sa mort une
destinée sans fin. Ses considérations, soudainement improvisées, furent si
hautes et si éloquentes, que son frère crut devoir les recueillir pour en
former la matière d’un traité qui figure encore au premier rang parmi les
œuvres qu’il a laissées.
L’ami se piqua de moins de constance que la sœur: « Que
vais-je devenir? s’écria Grégoire de Nazianze, et que me reste-t-il désormais!
Basile n’est plus, je n’ai plus Césaire : mon frère spirituel a rejoint mon
frère suivant la nature. Je dirai comme David : Mon père et ma mère m’ont
abandonné. Mon corps est malade: la vieillesse s’appesantit sur ma tête. Les
soucis s’enlacent les uns aux autres, les affaires fondent sur moi. Les amis me
manquent de foi; l’Église est sans pasteur. Tout bien a péri; le mal subsiste
seul; il faut naviguer dans la nuit, il n’y a point de phare allumé, et le
Christ dort. Je n’ai point d’autres recours que la mort. Encore les choses de
l’autre vie m’effrayent quand j’en juge par celles d’ici-bas.»
Il partit cependant, et sur le chemin il ne cessait
d’élever son âme à Dieu dans des effusions auxquelles il aimait à donner la
forme poétique: «Verbe divin, s’écriait-il, je t’invoque dans ma retraite, et
je t’ai consacré mes loisirs. C’est avec toi que j’ai reposé, et avec toi que
je m’éveille: c’est pour toi que je demeure et pour toi que je voyage.
Aujourd’hui c’est sous les auspices que je pars. Envoie-moi pour guide et pour compagnon
un de tes anges qui me conduise par une colonne de feu et de nuée, qui divise
devant moi les flots et arrête à ma voix les torrents.»
Le spectacle qui l’attendait à Constantinople n’était pas
fait pour dissiper ses sombres pressentiments. Il trouva le désordre poussé à
ses dernières limites dans l’Église. Toutes les sectes affluaient dans la
capitale, chacune voulant se placer sur le passage de l’empereur pour plaider
sa cause la première.
Les Ariens politiques, maîtres du terrain puisque l’évêque
Démophile était des leurs, se préparaient à s’y bien défendre. Mais les
semi-Ariens ou les Macédoniens (comme ils se faisaient appeler depuis qu’à
l’exemple d’un de leurs évêques, Macédonius, ils ne disputaient plus sur le mot
consubstantiel et se bornaient à contester la divinité du Saint-Esprit), comptaient
bien être admis à soutenir que leur interprétation du symbole de Nicée était la
vraie. Les disciples du nouvel hérésiarque Apollinaire, récemment condamnés à
Rome, trouvaient l’occasion favorable pour en appeler du pape à l’empereur.
Enfin le groupe des orthodoxes eux-mêmes, subitement grossi par l’espoir d’une
fortune prochaine, avait ses divisions intérieures. C’était, comme au lendemain
de toutes les persécutions, une querelle ouverte entre ceux qui s’étaient
cachés pendant l’orage et ceux qui étaient restés pour le braver; entre les
fidèles sans tache qui n’avaient jamais failli et les pénitents qui avaient
quelque faiblesse à faire oublier. Il y avait les partisans de la conciliation,
qui se réclamaient de Basile et de Mélèce d’Antioche; les orthodoxes
intraitables de la communion de Paulin. Le nombre des évêques présents à
Constantinople était aussi très-grand, chacun des sièges devenus vacants
pendant la persécution ayant à la fois un évêque orthodoxe et quelquefois deux
ou trois sectaires; et ces divers prétendants s’apprêtaient à faire l’empereur
juge de leurs compétitions. Beaucoup de ces prélats improvisés sortaient de la
plus basse origine, car Valens les avait choisis au hasard parmi ses fidèles. Il
y avait des artisans ou des rustres enlevés à l’atelier ou à la charrue, sans
même qu’on eût pris le temps de leur donner une teinture de science sacrée; des
militaires à peine sortis des camps, et qui en gardaient le langage et les
façons ; des affranchis qui n’avaient pas entièrement payé leur liberté à leurs
maîtres. Tous ces parvenus, jouissant de leur situation avec délices, donnaient
des exemples peu édifiants et se livraient à toutes les recherches du faste et
de la sensualité.
Dans ce conflit, dans ce bourdonnement de prétentions
diverses, les questions religieuses étaient devenues la grande occupation, ou
pour mieux dire le passe-temps de toute une cité frivole. On discutait des
dogmes sur les places publiques, au lever des grandes dames, aux repas de
famille, aux réunions des fêtes. Des femmes, des petits-maîtres prenaient parti
pour ou contre l’exactitude de telles doctrines ou la légitimité de tel évêque.
On allait au sermon comme au théâtre, pour siffler ou applaudir; on en revenait
en discourant sur le mérite oratoire et même la valeur théologique de ce qu’on
avait entendu. L’éloquence des prédicateurs se ressentait du désir de plaire à
de tels auditeurs: elle était devenue affectée, courant après les effets
d’apparat et le bel esprit.
Si dans une société ainsi disposée Grégoire n’eût cherché
qu’à exciter la curiosité et à obtenir des triomphes d’éloquence, sa vanité eût
été aisément satisfaite. Avec le renom dont il jouissait, il était sûr d’attirer
la foule. Mais bien qu’il ne fût ni ignorant de son propre mérite ni insensible
au succès (qui est un grand moyen d’agir sur les hommes et dont il aimait à
faire hommage à Dieu), sa conscience droite eut horreur de poursuivre, au
milieu des épreuves de la foi, un but si profane. Il n’eut, au contraire,
qu’une pensée : c’était de se séparer à tout prix de ceux qui faisaient de la
parole sainte un moyen de divertissement ou de vaine gloire, et des dignités de
l’Église un marchepied d’ambition. Il eut grand soin de distinguer sa vie de
celle de tous les autres évêques qui couraient la ville. Reçu chez un parent
qui lui prêtait sa demeure, il en sortait à peine, refusant toutes les
invitations, ne paraissant à aucune cérémonie publique, passant la nuit en
prière, vivant de mortifications, répandant en aumônes le peu d’argent qu’il
possédait, exagérant même. un peu l’extérieur mélancolique et sombre qui lui
était habituel.
Il était pressé pourtant d’élever sa voix pour protester
contre les scandales dont il était témoin. Mais il lui fallut prendre patience
quelque temps; car il n’aurait su où se faire entendre, les catholiques n’ayant
depuis longtemps plus de lieu de réunion publique. On dut accommoder une des
salles de la maison où il demeurait, pour lui faire prendre l’apparence d’une
chapelle. On y disposa un autel, et pour pouvoir réserver aux hommes tout le
plain-pied, on éleva de vastes tribunes destinées aux femmes. Grégoire
travailla lui-même à ces arrangements, et baptisa ce temple improvisé du nom de
Résurrection, en grec Anastasie: se promettant, disait-il, d’y ressusciter la
foi morte à Constantinople.
Quand ces dispositions furent faites et que l’impatience,
excitée par ces retards mêmes, eut été portée au comble, Grégoire enfin annonça
qu’il allait prêcher, et l’affluence fut extrême dans la petite chapelle. Mais
les premières paroles de Grégoire furent inattendues et sévères. Au lieu d’entrer
sur-le-champ dans la controverse, comme un jouteur pressé de se faire admirer
des spectateurs, il ne parla à cet auditoire accouru pour le juger que de
l’humble soumission qui convenait à de simples fidèles: «Puisque vous êtes
venus avec tant d’empressement, dit-il en jetant les yeux sur l’assistance,
puisque la fêle que nous célébrons a attiré un si grand concours de peuple, et
que les grandes réunions sont faites pour le commerce, je voudrais vous offrir
une marchandise digne de votre zèle.... Par où donc commencerai-je? de quel
discours ferai-je hommage aux athlètes exercés que je vois ici? que vous
dirai-je d’abord, et que choisirai-je de plus grand, de plus important pour vos
âmes? de plus approprié à la circonstance? Examinons ensemble : qu’est-ce que
notre doctrine a de meilleur? Je dirai que c’est la paix, et c’est aussi ce
qu’elle a de plus utile. Au contraire, qu’y a-t-il de plus nuisible et de plus
pernicieux que la discorde?»
C’est donc de la paix et des moyens de la conserver qu’il
veut parler; car la paix, c’est le maintien de l’ordre, et il y a un ordre en
toutes choses. Il y en a un dans la nature, que le Créateur a établi, et un dans
l’Église, que le Christ a fondé. Et cet ordre consiste en ceci, que les uns
enseignent et que les autres écoutent. C’est aux prêtres à enseigner; écouter
convient aux fidèles: et de ces deux rôles, écouter, qui est le moins
'séduisant pour l’orgueil, est pourtant le plus sûr et le préférable. «Vous ne
savez pas, mes frères, dans quelle angoisse nous sommes plongés, nous qui
sommes assis au-dessus de vous dans la pompe, et chargés de vous promulguer la
loi divine. Vous ne savez pas quelle grâce Dieu vous fait de pouvoir vous taire
et de n’être pas pressés par la nécessité de parler. Car tout discours est, par
sa propre nature, faible et sujet à contradiction, et celui qui traite de Dieu
a d’autant plus de difficulté que le sujet est plus grand, enflamme plus de
zèle et expose à plus de péril. Comprendre les choses divines est ardu, et les
expliquer laborieux.»
« Il y avait, continue-t-il, chez les Hébreux une loi qui
défendait aux jeunes gens la lecture des saints livres comme nuisible à des
âmes encore faibles et mal assurées: il faudrait qu’il y en eût une chez nous
qui ne permit pas à tous de disputer à toute heure sur la foi, mais seulement à
certaines personnes et en certain temps qui défendit principalement cet
exercice à ceux qui sont travaillés d’un désir insatiable de réputation, ou qui
portent dans la piété plus de chaleur qu’il ne faudrait; il conviendrait de
placer ceux-là où ils ne peuvent nuire ni à eux-mêmes ni aux autres, et de ne
donner liberté de parler qu’à ceux qui sont modérés dans leur langage, et qui
ont l’esprit de douceur et de sagesse. Quant à la multitude, il faut à tout
prix l’éloigner de cette voie de disputes, et la guérir de cette maladie de
bavardage qui règne aujourd’hui.»
Ce fut seulement après avoir réitéré plusieurs fois ces
avertissements, et récusé ainsi d’avance le jugement des docteurs improvisés de
carrefour et de salon, que Grégoire se décida à aborder les questions
dogmatiques. Il le fit dans cinq conférences successives, formant un tout
complet, qui a gardé dans ses œuvres le nom spécial de Théologie. Ce sont
autant de modèles dans l’art délicat d’imprimer la forme oratoire aux
développements philosophiques. Une pensée substantielle, formée de tous les
sucs de la doctrine répandue dans les écrits d’Hilaire, de Basile et
d’Athanase; un courant d’éloquence tempérée, qui ne se ralentit ni ne s’égare à
aucun moment; une argumentation nerveuse sans sécheresse, mais sans vaine
parure, font à ces cinq discours une place à part même parmi les monuments de
ce beau génie, auquel l’emphase et l’affectation ne furent pas toujours aussi
étrangères. En quelques pages et en quelques heures, Grégoire avait résumé et
clos la controverse de tout un siècle.
Une séance fut consacrée à établir que l’homme est
impuissant pour comprendre non-seulement l’essence divine, mais la sienne
propre et celle du monde qui l’environne, et à récuser ainsi d’avance le
jugement de la raison humaine dans les discussions dogmatiques; trois à réfuter
l’Arianisme lui-même sous la forme hardie qu’Aétius et Eunome lui avaient fait prendre, et à prouver, sous cent formes et par cent textes
différents de l’Écriture, la double nature du Christ. En terminant celte
vigoureuse démonstration: «Le voilà, s’écria-t-il, celui que vous méprisez et
qui était avant vous et au-dessus de vous. Ce qu’il était, il l’est resté; ce
qu’il n’était pas, il l’est devenu. Comme Dieu.il était sans cause; car Dieu
n’a point de cause. Comme homme, il a eu une cause pour venir au monde. Celte
cause, c’est de vous sauver, insolents que vous êtes, qui l’outragez pour cela
même.»
Un point plus délicat fit le sujet de la dernière instruction.
C’était la nouvelle forme et la plus mitigée de l’hérésie, celle qui ne
s’attaquait qu’à la divinité du Saint-Esprit. C’était là qu’on attendait
Grégoire; car c’était là que Basile lui-même, par des ménagements diversement
jugés, avait paru un instant faiblir. Les Macédoniens espéraient de la part du
confident de ce grand homme la continuation des mêmes égards; mais les
orthodoxes outrés, mal disposés pour lui par le même motif, le guettaient pour
le surprendre en faiblesse. Grégoire étonna tout le monde en allant droit au
fait avec simplicité: «Voilà ce que nous pensons du Fils, dit-il en
débutant...; mais je vois qu’on va me demander : Qu’allez-vous nous dire du
Saint-Esprit? Où allez-vous chercher ce Dieu étranger dont aucune histoire ne
parle? et j’attends celte question de ceux mêmes qui s’expriment avec mesure au
sujet du Fils. Car de même qu’il arrive souvent, soit aux chemins, soit aux
fleuves, de se diviser tour à tour et de se réunir : ici de même (tant est
grande l’impiété qui nous déborde), on voit ceux qui se disputent sur un point
s’entendre ensuite contre nous sur un autre, de telle sorte qu’on ne sait
jamais clairement, ni en quoi ils s’accordent, ni en quoi ils diffèrent.
«Et à ce sujet du Saint-Esprit, j’éprouve quelque embarras,
non-seulement parce que les hommes que la discussion a brisés dans leurs
arguments contre le Fils se rattachent avec chaleur à cette nouvelle attaque...,
mais parce que je suis fatigué moi-même et rassasié de discussions, comme un
malade qui a le dégoût des aliments… Vienne pourtant l’Esprit divin, et
gloire à Dieu : notre discours va reprendre sa course».
La discussion qu’il engagea alors fut très nette et
n’admit aucun tempérament sur la doctrine. Seulement, vers la fin de son
argumentation, par un artifice oratoire assez habile, il ménagea en quelque
sorte une porte de sortie et un prétexte plausible à ceux qui voudraient
quitter l’erreur sans paraître faire une confession trop pénible. Il convint
que la divinité du Saint-Esprit, bien qu’appuyée sur des textes de l’Evangile,
n’y était pourtant pas aussi évidente que celle du Fils, et qu’il avait fallu
le temps et la tradition pour la mettre en lumière. La prudence divine avait
elle-même, suivant lui, préparé ce développement graduel. Il avait convenu à
Dieu de ménager la faiblesse humaine en lui révélant par degrés le mystère de
son essence. «L’Ancien Testament, dit-il, annonçait le Père ouvertement, et
faisait pressentir le Fils avec quelque obscurité. Le Nouveau met le Fils en
pleine lumière et fait entrevoir le Saint-Esprit. C’est maintenant seulement
que l’Esprit habitant parmi nous se montre avec toute évidence. Il n’eût pas
été prudent, quand la divinité du Père n’était pas établie, de prêcher
ouvertement celle du Fils, ni, quand la divinité du Fils n’était pas encore
démontrée, d’y ajouter comme un nouveau fardeau, si j’ose ainsi parler, celle
du Saint-Esprit... Nos yeux auraient pu être éblouis par tant d’éclat...; mais
il convenait de monter par des degrés successifs, de gloire en gloire et de
clarté en clarté, jusqu’à la pleine lumière de la Trinité.»
Ce n’était donc plus une rétractation que Grégoire
exigeait des sectateurs timides de Macédonius, mais un simple progrès dans la
foi. Ce n’était pas une désertion d’un camp à l’autre, mais quelques pas de
plus à faire, à la suite de l’Esprit-Saint, dans l’intelligence de la vérité»
Une prédication si relevée ne pouvait s’adresser qu’à un
auditoire d’esprit cultivé, ayant la capacité ou la prétention de suivre un
raisonnement. Grégoire éprouva le besoin de rendre à la vérité qu’il venait
défendre un hommage plus populaire. Pour la foule, qui a l’habitude de tout
personnifier, tout le débat engagé contre l’Arianisme se résumait en un nom
propre : c’était celui d’Athanase. Athanase, déjà élevé par le respect public
au-dessus de l’humanité, était le héros du dogme catholique. Le 2 mai, jour
anniversaire de la mort du grand docteur, Grégoire annonça qu’il raconterait la
vie d’Athanase dans la chapelle d’Anastasie.
Il pouvait sembler étrange à quelques auditeurs de voir
un homme vivant la veille, et que plusieurs ne connaissaient que par les
calomnies répandues contre lui, associé dans l’Église aux hommages du culte.
Grégoire alla en deux mots au-devant de ce reproche: «En louant Athanase,
dit-il, c’est la vertu que je louerai; car c’est une même chose de le nommer et
de célébrer la vertu qu’il avait comme rassemblée tout entière en lui, ou
plutôt qu’il possède encore, puisque ceux-là sont vivants en Dieu après leur
départ qui ont vécu selon Dieu en ce monde... Et aussi, en louant la vertu, je
louerai Dieu, de qui viennent aux hommes et la vertu et la puissance qui les
élèvent ou plutôt les ramènent vers lui... D’ailleurs, ajoute-t-il, il ne
serait ni pieux ni sûr, quand la vie des hommes impies est transmise à la
postérité, de passer sous silence la mémoire des hommes éminents en sainteté,
et cela dans une ville que même de nombreux exemples de vertu réussiraient à
peine à sauver, accoutumée qu’elle est à se faire un jeu des choses divines,
comme du cirque et du théâtre.»
Entrant alors dans le récit de la vie de son héros,
Grégoire ne s’astreint ni à suivre chronologiquement la série des faits, ni à
présenter le tableau complet de cette longue vie. Il s’arrête surtout aux
points qui lui paraissent présenter quelque analogie avec les faits qu’il a
sous les yeux et d’où ressort quelque instruction pour ceux qui l’écoutent. La
promotion d’Athanase à l’épiscopat lui fournit l’occasion d’une allusion à
l’évêque schismatique qui gouvernait encore Constantinople.
«Désigné, dit-il, par le suffrage libre du peuple entier
et non suivant le mode pervers qui a prévalu plus tard, non par le meurtre et
la violence, mais par l'inspiration apostolique et spirituelle, Athanase monta
au trône de saint Marc, successeur de sa piété autant que de sa haute dignité.
C’est là être vraiment successeur : qui partage la foi d’un saint pontife est
son associé dans la chaire; qui s’en écarte est son adversaire, fût-il assis sur le même trône.» Quand on songe que
Démophile était assis en ce moment même sur le siège d’où le vieil Alexandre
avait autrefois refusé la communion à Arius, le trait était direct et frappait
le prélat prévaricateur en plein visage.
D’autres portraits suivent, dont la ressemblance ne
devait pas être moins frappante, et dont chacun dans l’auditoire connaissait et
probablement nommait tout bas les originaux.
«Promu par des voies saintes, continue-t-il, c’est de la
même sorte qu’il exerça le pouvoir. Au moment où il occupe le trône pontifical,
on ne le voit pas, comme ceux qui ont enlevé quelque domination ou quelque
héritage, commettre l’injustice avec hauteur. C’est là le propre des prêtres
adultères, indignes de leur titre, qui, n’apportant rien au sacerdoce, n’ayant
pas d’abord souffert pour la vérité, ont été faits du même coup apprentis et
maîtres, et purifient les autres avant d’être absous eux-mêmes : hier
profanateurs, aujourd’hui prêtres; hier exclus des choses saintes, initiateurs
aujourd’hui; envieillis dans la corruption, et novices dans la piété; élevés
par la faveur humaine, et non par la grâce de l’Esprit-Saint; hommes qui après
avoir tout brusquement renversé sur leur passage, oppriment à la fin jusqu’à la
religion même, ne justifient pas leur dignité par leurs mœurs, mais couvrent
leurs mœurs du manteau de leur dignité, au contraire de l’ordre naturel;
pêcheurs qui auraient plus de sacrifices à offrir pour leurs propres fautes que
pour les fautes de leur peuple; également répréhensibles, soit parce que, ayant
un même besoin d’indulgence, ils en accordent sans mesure aux autres, soit
parce qu’ils abritent sous l’insolence du commandement les écarts de leur
propre vie... Fuyant ce double excès, il fut sublime dans les œuvres en même
temps qu’humble dans la pensée, d’une vertu à laquelle personne ne pouvait
atteindre, d’une affabilité toujours accessible, sans colère et plein de pitié,
doux de langage, plus doux de caractère, angélique de visage, plus angélique de
cœur, blâmant avec bonté et louant pour instruire.»
C’étaient là autant de provocations qui tombaient
directement sur la tête des prélats schismatiques, et dont quelques traits
détournés attaquaient même ceux des catholiques qui ne se signalaient pas par
leur douceur et leur modestie. L’émotion causée par une prédication aussi
ardente était profonde. La petite chapelle était comble: on s’écrasait pour y
pénétrer; on forçait les balustres du chœur; par moments la foule, remuée dans
ses profondeurs, éclatait en applaudissements. Grégoire lui-même s’enflammait
de plus en plus, gagné par cette sympathie communicative qui est la source même
de l’émotion oratoire. Bien des années encore après, le souvenir de ces vives
impressions venait, il le raconte lui-même, troubler son sommeil. Il se représentait
en songe Anastasie toute illuminée, lui-même assis sur un. trône, environné de
ses prêtres, au-dessous de lui les diacres dans leurs vêtements éclatants de
blancheur, l’église toute pleine, des milliers de regards tous fixés sur lui,
et tour à tour le silence d’une admiration muette ou les cris d’un enthousiasme
irrésistible
Mais ces belles journées avaient un lendemain. Les traits
les plus piquants de chaque discours, rapidement notés par des sténographes ou
répétés de bouche en bouche, arrivaient à leur adresse et allumaient contre
l’orateur, dans les rangs les plus divers, les plus vifs ressentiments. Par
malheur Grégoire, qui s’était montré peut-être plus pressé d’engager la lutte
que ne l’eussent été en pareille occurrence Basile ou Athanase, n’était pas
muni pour y faire tête de la même impassibilité.
Les gens qu’il offensait se mirent en devoir de se
défendre, et d’abord essayèrent de l’intimider. On ameuta contre lui la
populace. Des hommes apostés l’attendirent à la porte de l’église et l’assaillirent
d’une grêle de pierres en criant: «A bas l’adorateur des trois Dieux!». Les
attroupements se renouvelèrent plusieurs jours de suite, et une nuit enfin,
comme Grégoire était occupé à donner le baptême à des catéchumènes, la chapelle
fut envahie par une bande d’artisans ivres, de femmes débauchées et de moines
dissolus, qui força le chœur, profana l’autel, et se livra à tous les genres de
violences. Plusieurs des prêtres ou des néophytes qu’on baptisait furent
grièvement blessés : la force publique dut intervenir pour maintenir l’ordre;
mais le préfet de la ville, probablement un des anciens agents de Valens, était
assez mal disposé pour les catholiques et feignit d’ignorer de quel côté
étaient les perturbateurs. Il fit jeter en prison pêle-mêle les assaillants et
les victimes. Grégoire lui-même fut un instant mis en cause et ne dut
probablement sa délivrance qu’aux égards que le magistrat crut devoir garder
pour sa réputation et pour les intentions déjà connues de l’empereur.
Ces attaques grossières, qui ne menaçaient que sa vie,
n’émurent pas Grégoire, et ne réussirent pas plus à l’effrayer qu’à l’irriter.
De jeunes amis maltraités avec lui auraient voulu courir sur-le-champ demander
justice à l’empereur, il les arrêta: «Je ne m’étonne point, leur disait-il, que
vous qui n’avez encore reçu aucune blessure, le premier coup qui vous frappe
vous paraisse insupportable. Mais moi, j’ai déjà senti tant de maux et subi
tant d’injures!... Croyez-en l’expérience de mes cheveux blancs. Le châtiment
sans doute à son utilité, car il sert à prévenir le mauvais exemple; mais la
patience vaut mieux encore; car si le châtiment punit le mal, la patience amène
au bien... Rongez aussi qu’il y a bien des pauvres parmi ceux qui nous ont
attaqués, et nous convient-il de réclamer la sévérité contre des pauvres? Puis reprenant la parole peu de jours après,
il reprochait aux schismatiques l’abus qu’ils faisaient de leur nombre et de
leur force contre lui, sans paraître se douter du juste sujet qu’il avait
d’espérer que ces avantages tourneraient bientôt en sa faveur. A peine faisait-il
quelque allusion au véritable état des choses par ces mots: «Vous vous êtes
montrés plus violents peut-être que le moment actuel ne le comportait.»
A force de chercher pourtant, les ennemis de Grégoire
finirent par découvrir son côté faible; et ce fut précisément des rangs des
amis dont il avait à contenir le zèle que leur vint un auxiliaire inattendu. Il
en avait groupé autour de lui un certain nombre qui l’aidaient dans ses études,
lui préparaient les textes de ses homélies, l’accompagnaient à l’église, et lui
faisaient dans les jours d’orage un rempart de leurs corps. Il leur donnait le
lit et le couvert; et, chose singulière, il paraissait les avoir choisis
principalement parmi ces orthodoxes outrés qui avaient troublé le repos de Basile,
et pour lesquels lui-même avait si peu de sympathie naturelle: soit que
ceux-ci, plus ardents que les autres, eussent été plus pressés de se mettre en
avant en sa faveur; soit que la violence de la situation l’obligeât lui-même à
faire cas du zèle plus que de toute autre qualité. Ainsi le jeune Jérôme, dont
l’imagination ardente était loin d’être encore calmée, et qui, du fond de son
désert de Syrie, avait activement pris parti pour les Pauliniens d’Antioche, se
trouvant de passage à Constantinople, Grégoire l’attacha à sa personne et
l’employa à faire des recherches pour lui dans les Écritures. Sous ce maître
consommé, Jérôme fit de rapides progrès dans la vertu, en même temps qu’il
apprit à modérer sa fougue naturelle. Mais un choix moins heureux fut celui
d’un prêtre égyptien, appartenant à la même nuance extrême d’opinion, et qui
trompa cruellement la confiance dont Grégoire l’honora.
C’était un néophyte qui avait fait partie dans sa jeunesse
de la secte des cyniques, peut-être à l’époque où les disciples de Diogène
avaient l’avantage de compter un des leurs sur le trône. Récemment converti au
christianisme, puis ordonné prêtre on ne sait par quel évêque, il gardait
encore le costume de son ancienne profession : la tunique d’un blanc sale, le
bâton classique et la chevelure en désordre. Dans cet appareil qui fixait tous
les regards, il assistait régulièrement aux réunions d’Anastasie, se signalant,
aux moindres paroles de Grégoire, par dos cris d’admiration, auxquels il mêlait
de grossières invectives contre les hérétiques. Il se faisait tour à tour
appeler Héron ou Maxime, l’un de ces noms étant probablement celui qu’il avait
reçu à sa naissance, et l’autre celui de son baptême. Il prétendait avoir
souffert en Égypte pour la vérité, et montrait les cicatrices de ses blessures.
Tel fut l’étrange disciple que Grégoire, séduit par des
protestations de dévouement dont la vivacité même était suspecte, fit l’imprudence
d’admettre dans son intimité.
Les avertissements pourtant ne lui manquèrent pas; car le
personnage déplaisait aux chrétiens, et les plus mauvais bruits circulaient sur
son compte. On fit savoir de plusieurs côtés à Grégoire que son favori avait
laissé, dans les villes où il avait passé, la réputation d’un débauché; qu’à
Corinthe, en particulier, il avait été fort soupçonné de mener à mal des filles
d’une communauté formée par ses soins. On ajoutait que le prétendu martyre dont
il montrait la trace n’était que le châtiment du fouet, subi dans une cité
d’Asie pour quelque vilain méfait. Grégoire était tellement sous le charme
qu’il ne voulut rien entendre, et, traitant toutes ces rumeurs de calomnies, il
crut au contraire de son devoir de venger publiquement la vertu persécutée. Un
jour donc qu’il avait à parler et que Maxime était présent, il choisit pour
sujet de discours l’union de la philosophie et de la foi, personnifiée dans son
malencontreux ami : Je louerai, dit-il, le philosophe que vous voyez... Et je
le louerai à bon droit, car c’est un sage et moi je suis un ami de la
sagesse... Et je ne le louerai pas pour lui plaire (car je sais combien son âme
est éloignée du désir des louanges), mais pour ma propre utilité. Viens donc, ô
le meilleur et le plus accompli des philosophes, et j’ajouterai des témoins de
la vérité!... Viens ici, toi qui sais terrasser la doctrine bâtarde de
l’erreur... Viens, toi qui es aussi versé dans la vertu de contemplation que
dans les vertus actives... Viens, toi qui sous ce vêtement qui n’est pas le
nôtre professes tous nos sentiments... Viens, ô Cynique qui as véritablement du
chien, non l’impudence, mais la franchise, non la gloutonnerie, mais l’habitude
de se contenter de la nourriture de chaque jour... non l’aboiement, mais la
bonne garde et la vigilance pour le salut des âmes: qui caresses les amis de la
maison et aboies après les voleurs...» En terminant cette étrange allocution)
Grégoire recommanda à son cher Maxime le soin de son troupeau en termes si
chaleureux que tout le monde put y voir comme une sorte de désignation à lui
succéder, si quelque coup imprévu ou seulement quelque retour subit de ses
goûts de retraite, l’enlevait lui-même à Constantinople.
Assistant les yeux baissés, et l’air aussi contrit qu’il
pouvait le prendre, à son propre éloge, Maxime n’en perdait pourtant pas une
parole, et s’encourageait dans les plus audacieuses espérances. Voyant, en
effet, la dignité épiscopale demeurer vacante par l’effet de la modestie de
Grégoire, qui ne voulait pas se la laisser conférer, l’intrigant avait osé
concevoir la pensée de s’en emparer pour lui-même. Probablement il aurait
attendu quelque temps encore avant de se démasquer, et il se proposait
seulement de profiter du penchant qui éloignait son protecteur des honneurs,
pour s’insinuer doucement à sa place; mais quand il vit ses prétentions ainsi
publiquement autorisées, il crut pouvoir satisfaire son ambition par un procédé
plus direct, et songea à se faire consacrer tout de suite, afin de se trouver
en place à la venue de l’empereur. Il sentit bien cependant qu’il n’y avait
point d’espoir d’associer d’avance à un dessein si arrogant ni les catholiques
considérables de la ville, ni Grégoire lui-même, qui, toute ambition
personnelle mise de côté, ne pouvait croire permis à un étranger ce qu’il se
refusait à lui-même. Changeant alors toutes ses visées, il entreprit de
préparer le coup en cachette, comme un véritable complot, sauf à obtenir
ensuite de l’humeur pacifique des gens de bien et du désintéressement de Grégoire
la ratification du fait accompli.
Il ne s’ouvrit de son dessein qu‘à un petit nombre de
prêtres, chez qui il avait remarqué que l’admiration témoignée de toutes parts
à l’orateur étranger avait fait naître des sentiments d’envie, et il les trouva
disposés à tout faire pour se soustraire à une domination qui les offusquait.
Des Macédoniens, des Pauliniens, tous ceux en un mot qui craignaient que
Grégoire ne les empêchât d’exploiter à leur profit le retour de faveur espéré,
lui prêtèrent aussi leur concours. Un prêtre de l’île de Thase,
venu à Constantinople avec une somme d’or considérable pour faire un achat de
marbre, la mit à sa disposition. En peu de temps Maxime eut ainsi réuni le
nombre de partisans nécessaires pour tenter un coup de main. Restait à trouver
un consécrateur. Les évêques ne manquaient pas à Constantinople; mais soit que
ceux à qui il aurait pu s’adresser ne fussent pas assez en renom auprès des
fidèles, soit qu’il craignit de rencontrer chez eux des prétentions analogues
aux siennes, ce fut du dehors qu’il jugea à propos d’en faire venir. L’Égypte,
sa patrie, était divisée en une infinité de petits diocèses, où il avait laissé
beaucoup d’amis. Il manda en grand secret quelques prélats, peu considérables, à
qui il vanta les avantages qui pouvaient résulter pour eux du fait de placer un
de leurs compatriotes sur le siège de la ville impériale. Chose étrange, et que
Grégoire ne réussit jamais à s’expliquer, le successeur d’Athanase, le
vénérable Pierre, récemment rentré dans son diocèse, céda lui-même à des
considérations de ce genre, et bien qu’en relations d’amitié avec Grégoire et
l’ayant plus d’une fois déjà salué du nom d’évêque de Constantinople, il
autorisa ses suffragants à se prêter à un autre choix. Les Égyptiens partirent
et arrivèrent en grand secret. Tout alors étant préparé, on procéda à
l’exécution.
«Il était nuit, écrivait plus tard Grégoire, et j’étais
malade. Ceux-ci, comme des loups, entrent en secret dans la bergerie, suivis de
beaucoup de mariniers gagnés à prix d’argent (les mêmes qui ont coutume de
mettre souvent Alexandrie en feu). Tout ce monde se met à l’œuvre pour tondre
le chien et le placer sur la chaire avant que ni le peuple, ni les chefs de
l’Église, ni nous, en eussions eu aucune connaissance... Au point du jour, le
clergé du voisinage arrive et entre dans une violente colère à ce spectacle.
Chacun raconte le fait à son voisin. Alors s’allume un vaste incendie.
Magistrats, citoyens, étrangers, tous accourent; pas un qui ne fût plein de
fureur en voyant cette récompense de nos peines. Que dire de plus? les
méchants, forcés de s’enfuir, frémissent d’avoir manqué leur but.»
Ce récit peint à merveille l'indignation universelle qui
remplit la ville, lorsqu’elle apprit en se réveillant quelle basse intrigue
venait de se jouer des cérémonies les plus saintes et disposait, sans la
consulter, de ses intérêts les plus chers. La colère ne fit place qu’à un
immense éclat de rire lorsque Maxime reparut, peu d’heures après, tondu, rasé,
vêtu en évêque, et montrant ainsi à découvert l’ignoble laideur de ses traits.
Mais malheureusement ce ne fut pas là le seul objet qui prêtât à la raillerie.
Grégoire, victime des artifices du misérable qui l’avait trompé, eut sa part
dans les traits des mauvais plaisants et dans les reproches de la foule. Ses
ennemis triomphaient de sa méprise. Ses amis ne savaient comment la justifier.
Les Ariens riaient des catholiques qui choisissaient si bien leurs pasteurs.
Grégoire lui-même, tout honteux d’être tombé dans le piège et très-mortifié
d’avoir, par une charité trop complaisante, laissé profaner sa chère chapelle,
n’osait plus se montrer. «J’ai failli, s’écriait-il en gémissant, trompé par la
belle apparence du fruit, cl je ne l’ai reconnu qu’à son mauvais goût.» Il n’en
fallait pas tant pour abattre son âme timorée. Il ne se trouvait plus digne de
commander après une telle erreur, et plus que jamais il formait le dessein de
se soustraire à une responsabilité qu’il n’avait pas su porter.
Il resta plusieurs jours enfermé; puis, reparaissant tout
à coup à la première réunion des fidèles, il se présenta à eux le visage
couvert de confusion et la voix entrecoupée de larmes: «Chers enfants, leur
dit- il, gardez dans votre cœur cette sainte Trinité, que je vous ai enseignée,
et quelque mémoire aussi, s’il est possible, de mes travaux.»
C’était un adieu: chacun le comprit; mais personne n’y
était préparé, et cette démarche si humble et si chrétienne produisit une vive
impression. Ceux-là mêmes qui étaient venus avec l’intention malicieuse de
jouir de son embarras se sentirent saisis d’une compassion respectueuse. Le
sourire qui se dessinait déjà sur plus d’un visage disparut. Passant d’un
extrême à l’autre avec la mobilité ordinaire aux grandes réunions d’hommes, la
foule s’écria tout d’une voix que, le mal étant venu de ce que les catholiques
n’avaient pas d’évêque, le meilleur remède était de leur en donner un tout de
suite dans la personne de Grégoire lui-même. Plusieurs s’approchèrent de lui et
lui passèrent les bras autour du corps pour le faire asseoir sur le siège
épiscopal. Il résista, se débattit, roidissant ses genoux pour ne pas s’asseoir,
et luttant contre ceux qui le tenaient, jusqu’à être couvert de sueur. Le
tumulte devint extrême dans la chapelle; les femmes pleuraient, les enfants
criaient dans les bras de leurs mères. «Grégoire, si vous partez, disaient
quelques-uns, c’est la Trinité qui part avec vous.» Enfin, le jour commençant à
baisser, Grégoire dut se résigner à promettre à la foule qu’il ne
l’abandonnerait pas, et qu’il ne ferait qu’une courte absence pour se remettre
du trouble qu’il venait d’éprouver. Encore refusa-t-il de rien jurer, parce
qu’il s’était imposé la règle de ne jamais prononcer de serment. On le crut
pourtant sur parole, et, s’arrachant aux embrassements de ceux qui
l’entouraient, il sortit de la chapelle et bientôt de la cité. Brisé de fatigue
et d’émotion, en proie à toutes les alternatives de la confusion et de
l’attendrissement, il alla chercher un peu de repos dans une maison de campagne
des environs. Maxime était parti de son côté, pour se soustraire à
l’indignation populaire; mais il avait pris le chemin de Thessalonique, voulant
se présenter à l’empereur avant tout autre et essayer de le prévenir en sa
faveur.
Les sentiments les plus pénibles suivirent Grégoire dans
sa retraite. Malgré l’ovation dont il venait d’être l’objet, il ne se
dissimulait pas que son crédit avait reçu une rude atteinte. L’affection
restait: la confiance avait disparu, chez lui comme chez les autres, et avec la
confiance la première des conditions nécessaires pour commander aux hommes. Il
ne pouvait se pardonner surtout d’avoir compromis les intérêts sacrés de la
vérité dans un moment si décisif. Qu’allait penser l’empereur de la situation
où sa mésaventure plaçait les catholiques? Quel argument en faveur de l’évêque
arien! Et combien Démophile pouvait se flatter de gagner à la comparaison avec
l’impudent qui se parait désormais du nom d’évêque orthodoxe! Puis, dans
l’angoisse d’une conscience délicate, Grégoire se demandait avec amertume si au
sentiment de charité qui avait motivé son erreur ne s’était pas mêlée, à son
insu, quelque complaisance secrète pour un adulateur, si les compliments de
Maxime n’avaient pas exercé sur lui encore plus d’empire que ses fausses
vertus. Ces amères réflexions se pressaient dans sa pensée pendant qu’il se
promenait le soir sur le bord de la mer, regardant le soleil se coucher sur les
flots. Il comparait mélancoliquement les
vicissitudes de sa destinée à l’agitation des vagues, et s’écriait: «O
Seigneur, sauvez-moi, car les grandes eaux ont pénétré jusqu’au fond de mon
âme... Je suis tombé dans les profondeurs de la mer, et la tempête m’a englouti.»
Il fallut bientôt se décider à revenir, car l’empereur
approchait. Ce prince fil, comme nous l’avons dit, son entrée à Constantinople
le 24 novembre 380. Sur la route il avait rencontré Maxime et ses consécrateurs
égyptiens, qui lui avaient raconté l’incident à leur manière. Doué d’un grand
sens comme il l’était, et se connaissant en hommes, il jugea le récit et ses
auteurs également suspects et les éconduisit froidement, chargeant l’évêque Ascole, qui l’accompagnait, de faire rapport de tout au
pape Damase et de lui demander avis. Maxime, déçu de ce côté, prit le parti de
se réfugier à Alexandrie pour se réclamer de la protection de Pierre, qui avait
concouru à son élection. Théodose arrivait donc seul, sans parti pris, mais
l’esprit un peu troublé, et ne voyant pas encore bien clairement la voie qu’il
devait suivre.
Cet embarras fut visible dans le premier entretien qu’il
voulut avoir sur-le-champ avec Grégoire. Un aussi bon catholique ne pouvait
recevoir qu’avec les plus grands honneurs l’ami de Basile, l’une des lumières
de l’Église d’Orient. Aussi rien ne manqua à la politesse et à la déférence de
l’accueil impérial. Les paroles du prince respirèrent le dévouement le plus
chaleureux à la vraie foi; mais il évita de prendre aucun engagement positif;
quelque froideur régna entre les interlocuteurs et se prolongea pendant toute
la conversation, car en rendant compte de son impression, bien des années
après, Grégoire disait encore : «Il me parut un homme excellent, très attaché à
la sainte Trinité : pas tel cependant qu’il pût, par la ferveur de son zèle,
réparer dans le présent toutes les ruines du passé. Ou si ce n’était pas le
zèle qui lui manquait, c’était... que dirais-je? la confiance ou l’audace».
Celte situation gênée ne dura que peu de jours. Bientôt,
en effet, la réponse de Rome arriva, adressée à l’évêque de Thessalonique, mais
transmise sur le champ à l’empereur. Elle était très-nette, très-positive, et
repoussait avec dédain l’évêque intrus. Le pape s’étonnait qu’on eût pu
regarder comme un chrétien un homme qui continuait à porter le vêtement des
philosophes païens. «La philosophie, amie de la sagesse du siècle, disait-il,
est l’ennemie de la foi, le poison de l’espérance, la guerre déclarée à la
charité.» Paroles peut-être à double adresse, et qui pouvaient avoir pour but
de réprimander légèrement Grégoire et son trop grand amour des lettres, tout en
lui donnant raison sur son adversaire. Damase conseillait d’ailleurs à l’empereur
de réunir à Constantinople un concile pour procéder à l’élection régulière d’un
évêque, en évitant ces fréquentes mutations de sièges dont l’Église
s’affligeait. D’autres nouvelles également défavorables à Maxime arrivèrent
aussi d’Alexandrie. Le cynique, se trouvant froidement accueilli par Pierre,
qui sentait sa faute, avait pris le verbe haut et menacé le bon vieillard, en
un mot fait si bien en quelques jours que le préfet d’Égypte l’avait mis à la
porte. Enfin, à Constantinople même, l’opinion, un instant partagée, se
prononça vivement en faveur de Grégoire. La ville ne voulait pas être privée de
l’honneur que lui faisait un évêque si illustre, et tenait à le garder, dût-elle, plus tard, le faire souvenir parfois
irrespectueusement de son erreur. Cédant à l’entrainement général, Théodose fit
venir le saint orateur: «Constantinople vous, demande, dit-il, et Dieu se sert
de moi pour vous donner cette Église.»
Avant de déclarer cependant la vacance du siège et d’y
pourvoir, l’empereur, sur la demande de Grégoire lui-même, crut devoir mander
l’évêque arien et lui adresser une sommation de se réunir, lui et son troupeau,
à la foi de Nicée, moyennant quoi il eût pu consentir à le laisser en place.
Démophile s’étant refusé à la proposition: «C’est bien, lui dit le prince.
Puisque vous fuyez la paix, je vous ferai fuir aussi à votre tour.» Ordre fut
donc immédiatement donné à tout le clergé hérétique d’avoir à évacuer sans
délai toutes les églises de la ville et en particulier la principale, celle des
Saints-Apôtres, où étaient déposés les restes mortels de Constantin; et le 26
novembre avant l’aube, Théodose, plaçant Grégoire au milieu d’une escorte, se
dirigea avec lui vers ce temple, occupé d’avance par les troupes.
Le moment était critique, car si la grande majorité de la
cité appelait Grégoire de ses vœux, c’était plus encore par admiration pour son
talent que par sympathie pour ses opinions, et les Ariens, encore nombreux,
avaient résolu de tenter un dernier effort. Démophile, rassemblant tous ses fidèles,
les avait vivement émus on leur annonçant qu’ils allaient avoir à s’expatrier
et à fuir de ville en ville, suivant la prédiction des apôtres. Ils se
portèrent en masse sur le passage de l’empereur plaçant, au premier rang des
vieillards, des femmes, des enfants, qui se jetaient aux pieds de son cheval et
lui présentaient en gémissant leurs suppliques. Une foule immense les suivait,
indécise, turbulente, curieuse avant tout de savoir ce qui allait se passer, et
prête à prendre parti pour le vainqueur. Les fenêtres, et jusqu’aux toits,
étaient couverts de monde. Ce fut au milieu de ces flots de peuple frémissant
que le cortège dut se frayer sa route. Théodose s’avançait le front haut, le
regard brillant et ferme, comme s’il eût. marché au combat: à ses côtés,
Grégoire, pâle, ayant à peine le souffle, levant les yeux au ciel. Il était si
étourdi des cris de la foule et du bruit des armes, qu’il se trouva porté dans
le lieu saint et assis à côté de l’empereur derrière la grille du sanctuaire,
sans presque savoir, dit-il, comment il était venu là.
Quand l’empereur et l’évêque furent assis, le clergé
entonna d’une voix forte l’office divin. A ce moment, un incident imprévu
enleva tous les esprits et décida le succès de la journée. Jusque-là le temps
était sombre, et un épais brouillard d’hiver prolongeait la nuit, malgré
l’heure déjà avancée. Dès que les premiers accents du chant sacré eurent
retenti, un rayon de soleil perça la brume; et peu d’instants après une lumière
éclatante inonda toute l'église et fit briller de mille feux les riches
ornements des prêtres et les épées nues des soldats. Grégoire lui-même parut
tout enveloppé d’une auréole, et le Saint-Esprit sembla le toucher d’un de ses
rayons. Une clameur pareille au tonnerre s’éleva alors de tous les coins de
l’édifice. «Vive l’évêque Grégoire!» répétait la foule sur tous les tons. Des
voix de femmes, plus perçantes encore et plus émues, faisaient écho du haut de
la tribune supérieure. Grégoire aurait voulu se lever pour arrêter cet élan: la
force lui manqua, et un des prêtres placés près de lui se chargea de
transmettre à l’assistance ces paroles entrecoupées: «Assez de cris, mes amis :
c’est aujourd’hui l’heure de rendre grâces à Dieu : il sera temps ensuite de
songer au reste.» Un murmure d’approbation accueillit ce dernier essai de
résistance d’une modestie vaincue. Le service divin fut repris, et s’acheva
sans nouveau trouble. Ce ne fut que le lendemain que Grégoire, tout en
protestant toujours qu’il ne regardait pas sa nomination comme définitive, tant
qu’un concile ne l’aurait pas confirmée, consentit à prendre place sur le trône
épiscopal. La révolution se trouva ainsi consommée, et pas une goutte de sang
répandue, pas une violence commise, ne vint tristement caractériser l’appui
qu’après un demi-siècle d’injures laissées sans vengeance la force venait, pour
la première fois, de prêter à la vérité.
Il n’y avait pas moins de quarante ans, en effet, que
l’hérésie s’était emparée avec Eusèbe de Nicomédie, de l’Église de
Constantinople; il y en avait cinquante accomplis depuis qu’avec ce même Eusèbe
et Arius, son protégé, elle était rentrée, après une condamnation passagère,
dans la faveur du grand Constantin. Pendant cette longue série d’années, elle
n’avait eu à subir qu’un jour, sous Julien, les souffrances communes à tous les
chrétiens. Mais de la part d’aucun souverain catholique, ni Constant, ni
Jovien, ni Valentinien, non-seulement aucun châtiment, mais même aucune menace
n’étaient venus l’empêcher de répandre ses poisons dans l’esprit des peuples.
C’était elle, au contraire, qui, par la main soit de souverains séduits, soit
de populations perverties, avait couvert de ruines le monde chrétien. Elle
avait toujours joui de la liberté, et en avait toujours usé pour susciter la
persécution. Aussi lorsque le 10 janvier 381, six semaines après la scène de
l’église des Saints-Apôtres, les habitants de Constantinople purent lire sur
les murailles l’édit suivant, ceux qui se sentaient frappés durent reconnaître
qu’ils ne faisaient que subir l’application de la loi qu’ils avaient eux-mêmes
portée.
«Qu’aucun lieu, disait le document impérial, ne soit
accordé aux hérétiques pour célébrer leurs mystères : qu’aucune occasion ne
leur soit laissée pour se livrer à la démence obstinée de leur esprit. Quand
même quelque rescrit spécial, arraché par la fraude, aurait été accordé à cette
espèce d’hommes, qu’il demeure sans valeur. Toute réunion illicite doit cesser.
Que le nom du Dieu unique et suprême soit partout célébré. Que la foi de Nicée,
transmise par nos ancêtres, confirmée par tous les témoignages de notre religion
divine, soit maintenue. Que les souillures de la tache de Photin, le poison du
sacrilège d’Arius, le crime de la perfidie d’Eunome,
en un mot tous les monstres de sectes odieuses, et les noms de leurs auteurs,
soient effacés de toute mémoire. Or, celui-là doit être regardé comme défenseur
de la foi de Nicée et véritable observateur de la religion catholique, qui confesse
le Dieu tout-puissant et le Christ, son Fils, Dieu unique avec lui, Dieu de
Dieu, lumière de lumière, qui n'offense par aucune négation le Saint-Esprit,
par lequel nous recevons ce que nous obtenons du Père : en un mot, celui qui
reconnait avec une foi pure, et sans aucune altération, celle substance
indivise de la Trinité. Voilà assurément les vérités certaines, et que nous
devons vénérer. Que ceux qui ne veulent point s’y assujettir cessent de prendre
par mensonge le nom de la vraie religion, et qu’ils soient marqués du vrai nom
de leurs crimes : qu’ils soient éloignés du seuil de toutes les églises, et qu’aucun
rassemblement d’hérétiques ne soit toléré dans l’enceinte des villes. Que s’ils
font quelque tentative factieuse pour s’emparer d’une église, nous voulons
qu’ils soient expulsés sans pitié des murailles de toute cité, afin que dans
tout le monde les églises catholiques soient rendues à ceux qui observent la
foi de Nicée.»
Sous cette emphase verbeuse, peu digne d’un législateur,
mais commune à tous les actes de ce temps de décadence, le dispositif de l’édit
était, on peut le voir, très-simple et, vu l’état d’excitation des esprits,
très-modéré. Interdiction de toutes réunions publiques (mais seulement dans
l’enceinte des villes) pour les trois sectes les plus avancées de l’Arianisme;
nulle inquisition de la conscience privée ou du toit domestique; nulle menace
contre les personnes, sauf dans le cas de rébellion. L’histoire, trop souvent
sanglante des réactions politiques, présente peu d’exemples de représailles
plus cruellement provoquées, et exercées avec moins de rigueur.
Le lendemain même du jour où l’édit avait paru,
l’attention en fut distraite par un événement d’un tout autre caractère. Ce
n’était rien moins que l’entrée dans Constantinople du plus illustre des rois
goths, Athanaric, le fils préféré de l’illustre Hermanaric, celui-là même à qui
son père avait fait jurer sur son lit de mort de ne jamais entrer sur les
terres de l’empire. Pour tenir sa parole, Athanaric avait autrefois contraint
Valens victorieux de venir à sa rencontre, en barque, jusqu’au milieu du
Danube. Plus tard, au moment de l’invasion des Huns, il avait refusé de
réclamer, comme ses compatriotes, l’hospitalité romaine. La condition que la
victoire de Rome et la peur des hordes tartares n’avaient pu lui faire
accepter, une conspiration domestique le forçait maintenant de s’y soumettre.
Chassé de son royaume par des parents révoltés, il venait seul, sans armes,
avec une faible escorte, se confier à la générosité de l’empereur Théodose,
qui, par les semences de division qu’il avait su habilement répandre parmi les
Goths, avait peut-être contribué indirectement à cette révolution de palais.
Théodose ne s’en montra pas moins très-pressé d’accueillir cet illustre
fugitif. Il vint au-devant de lui, hors de Constantinople, et le ramena en
pompe à travers la ville. Aucun triomphe ne pouvait être plus flatteur pour
l’orgueil romain; car ce n’était pas dans cet appareil suppliant que la ville
impériale, trois ans seulement auparavant, au lendemain de la déroute
d’Andrinople, s’était attendue à voir entrer un roi goth. Le souvenir du péril
passé, présent à tous les esprits, rendait plus vive la reconnaissance envers
l’auteur des bienfaits actuels. Thémistius, qu’une indisposition avait empêché
jusque-là de prononcer en l’honneur de Théodose la harangue de bienvenue
accoutumée, saisit avidement cette occasion de réparer le temps perdu. Il
attendit l’empereur à sa rentrée au palais: «Je ne viens point, lui dit-il,
pour vous flatter, car il ne siérait pas à un homme de mon âge, et après avoir
vécu familièrement avec tant d’empereurs, jeunes et vieux, de commencer à
flatter celui de tous que j’ai trouvé le plus clément, le plus facile, et de
recourir aux feintes indignes d’un homme libre, dans le temps même où la
liberté du langage devient sans danger. On peut essayer de calmer par des
caresses un poulain farouche; mais un coursier sage et bien dressé, il serait
ridicule de vouloir encore l’adoucir et de ne pas se contenter de sa générosité
naturelle.» Suivait une peinture de la confiance générale rétablie par la
clémence de Théodose, et le pauvre roi proscrit servait de preuve vivante aux
assertions de l’orateur. «Comme l’aimant attire le fer, ainsi vous, ô empereur,
vous attirez sans peine et sans combat les rois barbares. Voyez celui-ci :
autrefois gonflé d’orgueil, il entre maintenant en suppliant dans la cité
impériale, où il peut voir, devant la curie, une statue de son père, élevée par
le grand Constantin, comme gage d’une alliance alors recherchée, aujourd’hui
offerte.»
Pendant cette longue flatterie dont il faisait les frais,
et qui ne devait pas contribuer à lui rendre sa situation moins amère, le
pauvre roi goth, levant de temps en temps la tête, et promenant ses regards
autour de lui, admirait tristement la magnificence des monuments, la multitude
innombrable des citoyens, l’éclat et la bonne tenue des troupes. «Ah!
s’écria-t-il en soupirant : on m’avait dit vrai sur cette grande ville, et je
vois aujourd’hui ce que je n’avais pas voulu croire. L’empereur de Rome est un
Dieu sur terre, et celui qui l’attaque conspire contre lui-même.» Athanaric ne
survécut pas longtemps à ces tristes honneurs : il tomba dans une sorte de
langueur, et arrivé à Constantinople le 11 janvier, il était déjà mort le 25.
Mais il entrait dans la politique de Théodose de se servir de la présence du
fugitif jusqu’après sa mort, pour attester sa propre victoire et faire sentir
aux Goths ce qu’on pouvait gagner à son service. Il ordonna donc des funérailles
tellement magnifiques que tous les Goths présents à Constantinople en restèrent
dans l’admiration et que le bruit s’en répandit au-delà du Danube, jusque parmi
les tribus les plus éloignées. Sans croire, comme Zosime, que la reconnaissance
des barbares alla jusqu’au point de les décider à s’abstenir de nouvelles
attaques du vivant de l’empereur, et tout en supposant à leur réserve quelque
autre motif moins sentimental, on peut penser cependant que ce témoignage de
considération dut venir en aide au crédit de ceux qui, dans les conseils des Goths,
penchaient pour rentrer dans l’alliance de Rome.
L’horizon s’éclaircissait ainsi de tous côtés autour de
Théodose. Les officiers chargés d’aller prêter main- forte par toute l’Asie à
l’exécution de l’édit contre les hérétiques ne rencontrèrent aucune difficulté
sérieuse dans l’accomplissement de leur mission. Partout les évêques
catholiques rentrèrent dans leurs sièges, à la grande joie des fidèles et avec
l’assentiment paisible de la masse des populations. Au bout de très-peu de
temps il ne subsistait, à l’extérieur au moins, dans l’Église, que deux
divisions apparentes : le troupeau, faible mais ardent, des Pauliniens à
Antioche, et le schisme des semi-Ariens, nouvellement nommés les Macédoniens,
qui comptaient encore dans toute l’Asie trente-six évêques de leur communion.
L’édit n’avait rien eu à statuer sur les premiers,
qu’aucune question de dogme ne séparait de l’Église, et dont tout le tort était
au contraire de se montrer trop peu charitables dans leur zèle pour la foi de
Nicée. Mais le nom des seconds n’avait pas été non plus prononcé et ils avaient
dû reconnaître une intention claire de les ménager dans les termes discrets
dont le législateur s’était servi pour affirmer le seul point désormais contesté
par eux, la divinité du Saint-Esprit. Évidemment tous les mots avaient été
pesés, en celte matière délicate, par un théologien consommé, afin que
l’hommage rendu à la vérité ne contint aucune expression blessante pour ceux
qui hésitaient encore à la reconnaître. C’était la main de Grégoire qui avait
tenu la plume, et la pensée de Basile qui l’avait conduite. On en douta bien
moins encore lorsque Théodose annonça l’intention de se conformer au conseil du
pape, en convoquant un concile de tous les évêques d’Orient, pour confirmer la
foi de Nicée et mettre ordre à la situation troublée des Églises. Dans l’envoi
des lettres de convocation les évêques macédoniens furent compris. La date de
la réunion fut fixée au mois de mai de l’année courante.
En attendant ce dernier essai d’une pacification
définitive, Grégoire ne négligeait rien pour y préparer les esprits. En
possession désormais d’un pouvoir, dont il se refusait toujours à prendre le
titre, mais dont il exerçait toutes les prérogatives et dont surtout il remplissait
tous les devoirs, son éloquence semblait s’élever avec sa grandeur nouvelle.
Son âme se calmait pour se mettre à l’unisson de la paix qui renaissait dans
l’Église. Sous les voûtes de la basilique impériale, sa voix, toujours aussi
pénétrante que dans la modeste enceinte d’Anastasie, prenait des accents plus
graves. Je ne sais quoi de moins incisif et de plus paternel dans le ton,
attestait que le chef désormais reconnu d’une vaste Église voulait bannir de sa
pensée, avec l’ardeur du combat, le souvenir des blessures qu’il avait reçues:
«O mon troupeau, s’écriait-il, passant en revue toutes
les classes de citoyens dans un chaleureux appel de conciliation, c’est vers
vous maintenant que je me tourne : soyez, comme dit saint Paul, ma gloire, ma
joie, ma couronne; soyez ma défense devant ceux qui me jugent... C’est vous que
je vais opposer aux calomnies de mes ennemis... Vous donc d’abord, ô empereurs!
laissez-moi parler : notre parole est faite pour donner des lois même aux
législateurs. Honorez la pourpre que vous portez : connaissez le dépôt qui vous
est confié, et le grand mystère de votre puissance. Le monde est sous voire
main, maîtrisé tout entier par votre étroit diadème et les plis de votre
manteau. Les choses d’en haut ne sont qu’à Dieu : vous partagez avec lui celles
d’en bas. Montrez-vous donc à vos sujets comme de véritables dieux, si ce mot
n’est pas trop hardi. Le cœur des rois est entre les mains de Dieu, dit
l’Écriture, et nous le croyons. Placez là votre force, et non dans votre or et
dans vos légions. Et vous qui environnez le trône, ne vous enorgueillissez pas
de votre puissance, et ne traitez pas les choses qui passent comme si elles
étaient immortelles. Gardez votre foi aux empereurs, mais d’abord à Dieu, qui
vous a confiés à vos maîtres. Vous qui vous vantez de la splendeur de votre
race, illustrez-vous aussi par vos vertus. Je vais même vous dire quelque chose
de hardi, mais digne de vous : votre ordre ne sera vraiment noble que quand il
aura rayé de ses listes les noms de tous ceux qui ont l’âme sans noblesse.
«Et vous, sages et philosophes, poursuivait l’orateur (et
ces mots réveillaient sans doute des souvenirs qui faisaient passer un murmure
dans l’assistance), vous qui pensez vous rendre
vénérables par votre barbe et votre manteau; vous, sophistes et grammairiens,
qui courez après la faveur populaire, je ne sais comment on vous appellera si
vous continuez à manquer de la première de toutes les sciences. Vous qui
cherchez la richesse, écoutez cette parole du prophète : Si les richesses
abondent, n’y attachez point votre cœur. Sachez que vous êtes appuyés sur
un soutien fragile. Soulagez un peu votre navire, il en voguera plus
lestement... Vous qui vivez dans les délices, enlevez quelque chose aux sens
pour le donner à l’esprit. Le pauvre n’est pas loin de vous : il est malade,
secourez-le; dégorgez sur lui ce qui est chez vous en excès... Et vous tous,
population de celte grande ville, la première après la première de toutes, et
qui même prétendez ne pas céder à celle-là, montrez-vous les premiers par vos
vertus, non par vos vices, par la bonne règle de vos mœurs, non par leur
dissolution. Quelle honte ne serait-ce pas pour vous de l’emporter en tout sur
les autres villes, mais de vous laisser vaincre par la volupté; ou bien, même
en restant modérés sur tout le reste, de montrer une telle folie pour les
courses» les cirques et les jeux, que ce soit là véritablement votre vie, et
qu’on vous nomme la ville des joueurs.»
Dans sa conduite, non moins que dans son langage, les
soins charitables du pasteur tendaient à remplacer de jour en jour l’ardeur
polémique par laquelle il s’était d’abord fait connaître. Il prodiguait sa
compassion aux pauvres, aux affligés, aux malades, sans distinction de secte.
Il mettait tout en œuvre pour attirer la foule dans les églises par un éclat
jusque-là inconnu dans le service divin. Les longues liturgies, les chants
alternatifs des psaumes, les pompes nocturnes, en un mot toutes les innovations
de Basile étaient importées à Constantinople. L’attrait de ces nouveautés
remplissait les temples de curieux, que la parole de Grégoire saisissait au
passage et souvent réussissait à retenir. Des aumônes sans bornes, jointes à
ces magnificences d’un effet salutaire, absorbaient entièrement les vastes
revenus de l’Église. Grégoire, au surplus, mettait peu d’insistance à les faire
rentrer, car il avait refusé d’en confier la gestion à un questeur laïque de
peur qu’un esprit de fiscalité trop âpre ne s’y glissât.
Mais, chose étrange, et qui atteste la mobilité de
l’humeur populaire, cette simplicité de mœurs, qui avait plu à la foule tant
qu’il était l’espoir d’une secte persécutée, lui fut au contraire assez
généralement reprochée, quand il se trouva le chef reconnu d’une grande Église.
On se plaignit que sa tenue était au-dessous de son rang. La facilité de son
abord faillit de plus lui être funeste. Un matin qu’il dormait encore, une
compagnie de gents du peuple, d’assez mauvaise mine,
pénétra jusqu’au bord de son lit. «Que voulez-vous, mes amis?» leur dit-il
s’éveillant en sursaut. — « Vous voir, et remercier Dieu et le prince de nous
avoir donné un tel évêque, répondirent les visiteurs.» Puis, se jetant à
genoux, ils lui demandèrent sa bénédiction et se retirèrent le laissant tout
attendri de ce témoignage d’affection. Un moment après, il remarqua que tous
n’étaient pas partis. Dans un coin de la chambre un jeune homme restait, le
visage pâle, lugubre et tout ombragé de cheveux en désordre, lançant des
regards sombres. Tout à coup l’inconnu se précipita aux pieds de l’évêque, en
les baignant de larmes. Grégoire le releva, le serra dans ses bras, le pressa
de questions, et finit par tirer de lui, en quelques paroles entrecoupées,
l’aveu que les Ariens l’avaient chargé de l’assassiner, et que le courage lui
avait manqué au moment même où il levait le bras. L’entendre, lui pardonner,
l’inviter au repentir et lui promettre le secret, tout cela fut pour Grégoire
l’affaire d’un moment et le premier mouvement du cœur. L’assassin se retira
tout en larmes, pénétré de remords et de reconnaissance; mais Grégoire demeura
tout triste de s’être laissé prendre une fois de plus à de fausses caresses, et
plus affligé encore de mesurer la profondeur des haines qui couvaient dans le
sein de l’Église sous le calme à peine rétabli de sa surface.
Un concile allait-il enfin pouvoir panser toutes ces plaies
cachées et faire pénétrer l’union jusqu’au fond des âmes? On put un instant
l’espérer. Les évêques convoqués par Théodose furent exacts au rendez-vous, et
ils arrivèrent animés des dispositions les plus conciliantes. Ils étaient plus
de cent dès le premier jour, la plupart d’une foi sans reproche et plusieurs
d’entre eux illustrés par leur courage dans la dernière persécution, mais
presque tous aussi appartenant à ces opinions modérées dont Basile avait été le
constant défenseur, et qui lui avaient valu plus d’une calomnie. Les frères de
ce grand confesseur, tous deux héritiers de sa pensée, et l’un déjà presque de
sa gloire, Grégoire de Nysse et Pierre de Sébaste;
ses amis, ses correspondants habituels, Amphiloque d’icône, Bosphore de Colonée, Acace de Bérée, Diodore
de Tarse, Abraham de Batna, enfin un de ses émules en éloquence, qui l’avait
devancé dans la vie et lui survivait, le vieux Cyrille de Jérusalem, tous ces
noms promettaient à la future assemblée autant de lumières et de sagesse que de
pureté dans la doctrine. Mais celui qui réunissait au degré le plus éminent ces
deux caractères était le patriarche d’Antioche, Mélèce, lui-même intime ami de
Basile, qui pendant vingt années déjà écoulées du plus laborieux pontificat,
n’avait cessé d’être en butte aux attaques à la fois des hérétiques et des
fanatiques. Banni de son siège par .Valens, en même temps qu’il était dénoncé à
Rome comme suspect de complaisance coupable pour l’hérésie, par son compétiteur
Paulin, Mélèce avait fait, au prix de tant de souffrances, toutes ses preuves
en fait d’intrépidité et de modération. Dans ces épreuves diverses il s’était
rendu si cher à ses diocésains que l’on trouvait partout, dit saint Chrysostome,
son portrait dans Antioche, sur les bagues, sur les coupes, dans les salons des
palais et les chambres à coucher des dames.
Il venait de donner une dernière preuve, plus éclatante
que toutes les autres, de son bon esprit. Avant de quitter Antioche, il avait
voulu en finir avec le schisme ridicule et sans cause qui désolait la première
cité de l’Asie. Il était allé résolument trouver Paulin et lui avait proposé de
concilier leur différend par une transaction. L’offre qu’il lui fit était
celle-ci : gouverner en commun le diocèse de leur vivant, ce qui leur était
possible sans sacrilège puisqu’il n’y avait entre eux aucune différence de foi,
et ne point donner de successeur au premier des deux qui mourrait; de cette
sorte la division se trouvait bornée au terme d’une vie humaine et finirait
dans un temps assez court. La proposition avait d’autant plus de mérite de la
part de Mélèce que les officiers envoyés par Théodose pour réinstaller les
évêques orthodoxes, ayant été appelés à se prononcer entre lui et Paulin, s’étaient
décidés en sa faveur. Après quelque hésitation Paulin avait consenti à accepter
au moins la seconde partie de l’arrangement, à laquelle avaient adhéré par
serment tous les prêtres distingués d’Antioche, qui, en cas de vacance,
pouvaient prétendre à l’épiscopat; et Mélèce, en arrivant à Constantinople, eut
la satisfaction d’annoncer à ses collègues qu’ils avaient une querelle de moins
à apaiser.
Cette conduite désintéressée avait déjà mis Mélèce fort
en honneur; un incident surprenant le plaça, si nous en croyons Théodoret, tout
à fait au premier rang dans le concile. Quand les prélats se trouvèrent en
nombre suffisant, ils allèrent faire à l’empereur leur visite de cérémonie. A
peine étaient-ils entrés, Mélèce avec les autres, sans aucun signe qui le
distinguât, que Théodose, perçant la foule, marcha droit à lui et le serrant
contre sa poitrine, le couvrit de baisers. La surprise fut grande et Mélèce
lui-même resta interdit. Théodose raconta alors que dans la nuit qui avait précédé
sa promotion au trône, il avait aperçu en songe un homme vêtu d’habits
épiscopaux qui lui passait le manteau de pourpre autour du corps et lui mettait
le diadème sur la tête. Mélèce, avec son port majestueux et sa physionomie
pleine de douceur, lui paraissait reproduire les traits de la vision, et
c’était donc lui qu’il devait regarder comme l’organe dont Dieu s’était servi
pour lui faire connaître sa volonté.
Une si haute marque de faveur aurait suffi pour appeler
Mélèce à la présidence du concile; mais d’ailleurs, en l’absence d’envoyé du
pape (les évêques d’Orient seuls avaient été convoqués) et du patriarche
d’Égypte, Pierre, qui se mourait au même moment à Alexandrie, l’évêque
d’Antioche avait naturellement la préséance. Ce fut donc lui qui fit
l’ouverture du concile dans les premiers jours de mai, et le premier sujet de
délibération fut la scandaleuse ordination de Maxime. La discussion ne fut pas
longue. Maxime n’avait eu garde de paraître; sans débats et d’un sentiment
commun il fut déclaré qu’il n’avait jamais été évêque de Constantinople, et
que tous les actes faits en son nom étaient sans valeur. La conséquence
naturelle eût été de procéder canoniquement contre les consécrateurs téméraires
qui avaient souillé l’Église par cette profanation: mais les Égyptiens, retenus
auprès du lit de mort de leur patriarche, étant absents, il eût fallu les
condamner sans les entendre. Grégoire lui-même intercéda généreusement en leur
faveur, et grâce à lui aucune sévérité nouvelle ne vint attrister la journée
pleine d’espérances dans laquelle l’unanimité de l’Église d’Orient prononça que
l’ami de Basile était désormais chef spirituel unique et légitime de la seconde
Rome. Tout semblait marcher à souhait, et l’autorité douce et ferme de Mélèce
paraissait faite pour compléter ce qui manquait à celle de Grégoire. Il
imposait et séduisait sans contraindre, ayant, dit Grégoire lui-même, autant de
miel dans le caractère que dans les syllabes du nom qu’il portait. Son regard,
plein d’une sérénité limpide, le sourire bienveillant qui éclairait son visage,
sa main toujours ouverte à l’amitié, tout plaisait en lui, nous dit un témoin
oculaire. Conduit par cette autorité prudente, le concile allait afin aborder
sa plus grande affaire, la définition de la divinité du Saint-Esprit et cette
réconciliation des semi-Ariens, objet si longtemps poursuivi par les vœux de
saint Hilaire, de saint Basile et de saint Athanase. Mélèce semblait plus
propre qu’un autre à cette tâche, ayant eu lui-même autrefois quelque teinte de
cette erreur, et sachant ainsi quelle pente pouvait y conduire et quels
arguments en pouvaient retirer. Soudainement, par une mystérieuse dispensation
divine, toutes ces espérances se trouvèrent confondues. Mélèce, dont l’âge
était avancé, ne put résister aux fatigues de séances assidues : une fièvre le
prit et l’emporta en peu de jours.
La douleur du concile et celle de l’empereur Théodose
furent extrêmes, et pendant plusieurs jours tout fut suspendu pour rendre
honneur à la mémoire de l’illustre mort. Les obsèques furent célébrées avec
tout le luxe de l’Orient; le corps fut embaumé et placé dans un linceul de
soie, tissu des mains d’une grande dame de la ville, puis on le porta en pompe
à l’église des Saints-Apôtres; une procession nombreuse le suivait à travers
les rues, et chacun de ceux qui la formaient tenant un cierge allumé, la ville
entière paraissait en feu. Les évêques y figuraient avec leur clergé, formant
des chœurs qui se répondaient en chantant les psaumes dans tous les dialectes
de l’Asie. Les louanges du patriarche furent célébrées dans l’église par
plusieurs orateurs, entre autres par l’évêque de Nysse,
dont le discours nous a été conservé, et qui trouva ce jour-ià quelques accents dignes de son frère. Puis, la cérémonie achevée, les restes
mortels furent transportés avec la même pompe de ville en ville, Théodose
voulut même, par une exception toute spéciale et très contraire aux usages des
Romains qui fuyaient toujours la vue de la mort, que le cortège funèbre fût
admis dans l’intérieur de chaque cité. Mélèce dut reposer à Antioche même, sur
les bords de l’Oronte, à côté d’un sanctuaire qu’il avait fait bâtir en
l’honneur de saint Babylas et à l’achèvement duquel
Théodose contribua généreusement.
Les cérémonies terminées, il fallut reprendre les
séances, et alors l’embarras créé par cette mort intempestive apparut dans
toute sa gravité. S’il ne se fût agi que de remplacer Mélèce dans la présidence
du concile, la difficulté n’eût pas été grande et Grégoire était tout
naturellement désigné. Mais le concile étant chargé de mettre l’ordre dans tous
les diocèses d’Asie, avait tout d’abord à pourvoir à la vacance du siège
d’Antioche, c’est-à-dire, dans le cas présent, à se prononcer sur la validité
de l’arrangement conclu entre Mélèce et Paulin, et en vertu duquel ce dernier
était appelé à jouir du droit de survivance. Or, cette clause, à laquelle personne
n’avait regardé de bien près tant qu’on pouvait espérer que l’éventualité
n’aurait pas lieu sitôt ou même qu’elle tournerait en sens contraire, apparut
sous un autre jour lorsqu’il devint nécessaire d’abandonner la direction du
premier siégé d’Orient au chef d’une petite secte. Beaucoup des évêques
présents au concile étaient placés sous la juridiction du siège d’Antioche;
presque tous avaient été associés aux luttes de Basile en butte par conséquent
aux calomnies des Pauliniens; ils ne se souciaient point de reconnaître pour
leur égal, encore moins pour leur supérieur, celui qui n’avait cessé de noircir
leur conduite auprès des âmes pieuses et avait réussi souvent, en Occident surtout
et même à Rome, à se faire écouter. Cette faveur des Occidentaux, dont Paulin
avait toujours joui, était à elle seule une mauvaise note auprès de
l’assemblée, toute composée d’Orientaux, et accessible, malgré sa sainteté, à
l’esprit de rivalité sourde qui régnait entre les deux fractions de l’Église.
Enfin il ne semblait pas bien convenable de donner pour successeur au saint
homme qu’on venait de perdre celui qui avait passé sa vie à le combattre, et ne
manquerait pas de dénigrer tout bas sa mémoire. Bref, à l’émotion qui éclata
dès le premier jour, il fut visible que la convention plus ou moins valide dont
Paulin pouvait se prévaloir ne serait pas ratifiée par le concile.
Seul Grégoire, qui avait pourtant plus que personne à se
plaindre de Paulin et de ses amis, ne partagea pas la répugnance commune.
L’intérêt de finir à tout prix un différend qui n’avait que trop duré, le
respect de la parole donnée par Mélèce lui parurent devoir l’emporter sur toute
autre considération. «Qu’allez-vous faire? s’écria-t-il, en donnant à ses
paroles une force et une onction inaccoutumées. Vous ne songez qu’à l’intérêt
de garder pour vous une seule ville, et encore vous allez y rallumer la guerre
au lieu de l’éteindre! Mais c’est au monde entier que vous devez penser.
Doutez-vous que l’Occident, déjà bien disposé pour Paulin, ne prenne parti pour
lui tout entier quand celui-ci pourra appuyer ses prétentions sur l’autorité de
la foi jurée? C’est donc le monde, le monde sauvé par le sang de Jésus-Christ,
dont vous provoquez la division. Le siège d’Antioche serait disputé par deux
anges que la querelle ne vaudrait pas encore le risque qu’elle fait courir.
Mais de quoi s’agit-il? de supporter quelques années un évêque déjà vieilli, et
qui ne peut tarder à mourir. Ensuite évêques et peuples réunis pourront pourvoir
ensemble à un choix qui ne rencontrera plus d’opposants et que le Saint-Esprit
lui-même nous dictera. De grâce, ayez pitié de tous ceux que le schisme a déjà
fait périr et de tous ceux qu’il perdra encore. Sachons céder aujourd’hui pour
être plus sûrement maîtres demain.»
Ces conseils étaient excellents : mais Grégoire, qui les
a transmis à la postérité, prenant même la peine de leur donner la forme de
très-beaux vers grecs, ne nous explique pas aussi bien pourquoi il ne réussit
pas à les faire goûter. Malheureusement le motif de cette incrédulité n’est que
trop aisé à deviner. Depuis l’aventure malencontreuse de Maxime, les vertus de
Grégoire commandaient toujours le respect et son éloquence l’admiration, mais
ses avis avaient cessé d’inspirer la confiance : on faisait peu de cas de son
jugement depuis que sa perspicacité s’était trouvée en défaut; on le croyait
toujours prêt à se laisser entraîner à des complaisances peu politiques en
faveur de ses ennemis, et possédé d’une passion de sacrifice que ses amis blâmaient
en l’admirant, mais que d’autres plus ardents qualifiaient dédaigneusement de
duperie. Le plaidoyer en faveur de Paulin fut donc très-froidement accueilli;
un point surtout choqua extrêmement, ce fut l’allusion à l’intervention
possible de l’Occident. Quand ce mol fut prononcé, un murmure s’éleva, que
Grégoire compare lui-même au croassement des geais et au bourdonnement d’une
ruche. Pourquoi, s’écriait l’orgueil asiatique soulevé, l’Orient, qui a donné
naissance au Christ, irait-il prendre les ordres de ceux qu’il a lui-même
initiés à la lumière? Cet argument patriotique trouvait surtout faveur auprès
des plus jeunes évêques, et leur ardeur exploitant les ressentiments des plus
âgés, le concile, à la presque unanimité, sans tenir compte de l’avis de son
président, passa outre au remplacement de Mélèce. Le choix tomba sur le prêtre
Flavien, ami et auxiliaire du défunt, qui l’avait aidé dans tous ses travaux et
courageusement suppléé pendant son exil, mais à qui on pouvait reprocher
d’avoir été lui-même le confident et l’intermédiaire de l’engagement qu’on
allait rompre à son profit.
Le chagrin de Grégoire fut très-amer : en elle-même la
résolution du concile l’inquiétait pour l’avenir de l’Église, mais les motifs
d’orgueil et d’obstination qui l’avaient dictée l’affligeaient encore
davantage; puis il constatait avec une tristesse poignante combien sa parole
avait eu peu de poids même auprès de ses meilleurs amis. A quoi servait dès
lors sa présence si d’importuns honneurs ne lui assuraient aucun crédit réel,
et si on ne le comblait d’hommages que pour mieux se dispenser de suivre ses
avis? Dans une âme à la fois sainte et poétique le moindre scrupule devient un
remords et toute pensée triste s’empreint de couleurs exagérées. Le sentiment
de son inutilité engendra chez Grégoire une disposition maladive qui ne lui
permit plus de paraître régulièrement aux séances du concile. Comme sa porte
était assiégée d’amis inquiets, d’évêques et de fidèles qui voulaient
l’arracher à son chagrin, il choisit une demeure plus retirée où il était plus
difficile de l’atteindre et où il finit par se confiner. Ainsi laissée sans
guide, l’assemblée flotta bientôt à l’aventure, méritant de jour en jour
davantage les reproches de turbulence et d’indiscipline que Grégoire, du fond
de sa retraite, ne cessait de lui adresser .
L’empereur suivait d’un œil inquiet cette confusion
croissante et s’affligeait d’un résultat si peu conforme à ses espérances. Rien
n’était plus étranger à ce bon catholique, naturellement modeste, et élevé dans
la soumission, que les airs de maître qu’avait affectés Constance, et même
celte hauteur protectrice dont Constantin avait souvent fait sentir le poids à
l’Église. Au concile, il ne parait ni avoir assisté lui-même ni avoir eu de
représentant; s’il y avait envoyé quelqu’un de ses officiers, c’était
uniquement pour faire la police, et en lui prescrivant un rôle tout à fait
passif; car aucun historien n’en fait mention. Hors de l’assemblée, il recevait
assez mal ceux qui venaient le trouver pour l’entretenir de leurs débats
intérieurs; il refusait d’écouter les dénonciations de certains évêques contre
leurs collègues. « Cela ne me regarde pas, disait-il : je ne puis ni citer ni
admettre d’évêques en témoignage devant mon tribunal; ce serait déshonorer le
sacerdoce.» Ne se croyant ainsi permis de rien faire lui-même pour conjurer le
désordre, il imagina cependant que l’introduction de quelques éléments nouveaux
pourrait remettre un peu de paix dans les esprits. L’évêque de Thessalonique,
en qui il avait placé une confiance particulière, ne s’était pas rendu à
Constantinople, parce que, jusqu’au dernier partage, la Macédoine s’était considérée
comme attachée religieusement aussi bien que politiquement à l’Occident.
Théodose l’engagea à passer sur ce scrupule et à prendre séance avec tous les
évêques de sa province. Au même moment débarquaient à la Corne d’Or les évêques
d’Égypte avec leur nouveau patriarche Timothée, qu’ils venaient d’élire en
remplacement de Pierre; et le concile se trouva grossi par cette double
adjonction, qui pouvait en changer la majorité aussi bien qu’en modifier
l’esprit.
Ce fut un changement en effet, mais non pas tel qu’on
l’espérait. Les nouveaux venus n’apportèrent que de nouveaux sujets de
division. Les Égyptiens, compromis dans l’élection de Maxime et amnistiés
plutôt que justifiés, en voulaient secrètement à Grégoire de leur humiliation.
Quant aux évêques de Macédoine, ils arrivaient pleins de cette compassion un
peu dédaigneuse que l’Occident, dans la ferme simplicité de sa foi, éprouvait
pour les querelles subtiles de l’Orient, et ils exprimèrent ce sentiment sans
prendre assez garde de blesser leurs frères. «Ils nous apportaient, dit
Grégoire, le souffle âpre de l’Occident.» Un fait en particulier les choquait
et était relevé par eux sans ménagement : c’étaient les fréquents changements
de sièges habituels aux évêques d’Asie. Toutes ces translations leur
semblaient empreintes d’un esprit d’intrigue et contraires aux traditions de
l’Église; ils en passaient en revue les exemples les plus scandaleux, et dans
ce nombre il leur arriva de mentionner plusieurs fois avec déplaisir la
promotion qui avait fait passer Grégoire du siège de Nazianze à celui de Constantinople.
On leur répondit, ce qui était vrai, que jamais Grégoire n’avait été
titulaire, mais simple administrateur provisoire du siège de son père. Le fait
fut contesté par eux, soutenu par les amis de Grégoire, puis débattu entre les
indifférents, et la discussion s’échauffant, ce fut bientôt la légitimité même
du titre de Grégoire qui devint l’objet des débats les plus aigres et la
véritable pomme de discorde du concile.
Quand le bruit de ces contestations parvint à Grégoire,
son parti fut pris à l’instant même. Sa grandeur lui pesait; il ne l’avait
acceptée que par dévouement: il en portait d’autant plus impatiemment le poids
qu’il le trouvait trop lourd pour ses forces et se sentait lui-même fléchir. «J’étais,
dit-il, comme un cheval renfermé à l’écurie: je ne cessais de frapper la terre
et de hennir dans mes liens, regrettant mes pâturages et ma solitude.» Du
moment où quelqu’un lui faisait un crime de cela même qui faisait son tourment,
il ne voulut pas rester un jour de plus dans un poste où il était à la fois
suspect et contraint. On ne l’avait plus vu au concile depuis l’arrivée des
derniers venus. Inopinément, en pleine séance, il y parut : «Hommes de Dieu,
dit-il, vous êtes assemblés sans doute pour prendre quelque résolution utile au
Seigneur: veuillez ne compter pour rien ce qui me touche...; élevez vos esprits
vers un plus digne sujet, et puisque vous êtes réunis dans un même lieu, prenez
enfin quelque union dans vos sentiments. Jusqu’à quand se rira-t-on de vous
comme de gens qui ne savent que se déchirer et se battre? Donnez-vous
fraternellement la main. Je serai pour vous le prophète Jonas : je me livrerai
pour le salut du navire, bien que je ne sois pas cause de la tempête».
Soit qu’il y eût cette fois dans le son de sa voix
quelque chose qui annonçât une décision irrévocable, soit que les assistants
trouvassent intérieurement qu’il avait raison, dans l’état de fatigue et de
tristesse où il était réduit, de se regarder comme peu fait pour un poste actif
et éminent; soit jalousie, faiblesse ou quelque autre motif encore moins
honorable, toujours est-il que la décision annoncée par Grégoire fut accueillie
avec un silence morne et respectueux, qui le surprit lui-même. «Je ne veux pas,
dit-il plus tard, scruter les mauvaises pensées des hommes, moi qui n’ai à cœur
que la simplicité; mais il faut avouer qu’ils adhérèrent tous à mes paroles
avec plus de facilité qu’on ne pouvait s’y attendre. Telle est la
reconnaissance que toute patrie garde à ceux qui l’ont servie!» Il se leva cependant
sans rien ajouter, et sortit. Quelques amis, scandalisés de la froideur de
l’assemblée, quittèrent la salle avec lui.
Du concile Grégoire se rendit tout droit au palais de
l’empereur. Il pénétra jusqu’à lui sans prendre le temps de demander audience;
il le trouva entouré d’un cercle d’officiers et de courtisans : «Prince
très-généreux, lui dit-il, je ne viens vous demander ni or, ni présents, ni
aucun bienfait. De telles demandes sont bonnes pour ceux qui font cas de ce qui
n’a point de valeur : je regarde toutes ces choses comme au-dessous de moi. La
seule faveur que je réclame de vous, c’est la permission de céder à l’envie qui
me poursuit. Je suis odieux à tous et abandonné de mes amis : laissez-moi
partir, je vous le demande au nom de mes cheveux blancs et des sueurs que m’a
coûtées le service de Dieu.» Théodose, plus ému que les évêques, le serra dans
ses bras et insista pour le retenir, mais faiblement et sans succès. La
destinée active de Grégoire était finie.
Avant de quitter cette cité ingrate, mais encore chérie,
il voulut pourtant lui adresser un adieu suprême. Il annonça qu’il se ferait
entendre encore une fois dans la grande église, et les évêques, un peu honteux
de leur trop prompt assentiment à son départ, voulurent rendre un dernier
hommage à ce grand homme, d’un cœur si tendre, dont ils avaient si peu ménagé
la délicatesse. Ils se transportèrent en corps à l’église, au milieu d’une
foule immense qui encombrait la nef, le chœur et les tribunes. Affaibli par les
chagrins et la maladie, Grégoire avait à peine un souffle de voix; il parla
cependant plus d’une heure, et jamais sa parole ne fut plus émue et plus
pénétrante. Le sentiment des services qu’il avait rendus et de l’indifférence
qui le récompensait le remplissait non de ressentiment ou d’orgueil, mais d’une
inquiétude affectueuse pour les âmes qu’il allait quitter. Pour ouvrir ces yeux
aveuglés, il ne craignit pas d’énumérer lui-même ses titres à la reconnaissance
qu’on lui refusait. C’était saint Paul parlant en imprudent, mais par ce retour
noble et désintéressé sur lui-même, il mettait dans un plus saillant contraste
les grâces de Dieu avec l’ingratitude humaine. Le début du discours fut
singulièrement incisif et pressant.
«Que pensez-vous de ce qui nous touche, ô mes chers
pasteurs et collègues?... Quel avis est le vôtre sur le pèlerinage que nous
avons fait parmi vous?... L’appréciez-vous déjà suffisamment par vous-même et
portez-vous sur nous un jugement bienveillant? ou bien devons-nous faire comme
les chefs du peuple ou d’armée, ou, comme ceux qui sont préposés au gouvernement
des finances, devons-nous vous rendre publiquement compte de notre
administration? Nous ne rougirions pas d’être jugés par vous, parce que nous
devons nous juger tous les uns et les autres et toujours avec charité. C’est la
vieille loi de l’Église, et Paul lui-même communiquait aux autres apôtres
l’Évangile qu’il annonçait.»
Il dépeignait alors l’état misérable dans lequel il avait
trouvé le troupeau catholique de Byzance, exténué par la persécution, travaillé
par la corruption et l’intrigue, et le comparant, par une vive prosopopée, au
spectacle même de l’assemblée qui était sous ses yeux :
«Vous donc, s’écriait-il, qui que vous soyez, qui nous
jugez sévèrement, jetez vos regards autour de vous: voyez cette couronne de
gloire, bien différente de la couronne d'orgueil des mercenaires d’Ephraïm dont
parle le prophète; voyez ce conseil de prêtres dont les cheveux blancs et la
sagesse inspirent le respect; voyez le bon ordre des diacres, presque aussi
remplis que les prêtres du Saint-Esprit; la modestie des lecteurs, l’ardeur
d’apprendre du peuple fidèle: hommes et femmes, tous également empressés à
rendre hommage à la vérité. Chez les hommes, soit savants, soit simples, c’est
la même étude des choses divines: soit gouvernés, soit gouvernants, c’est la
même soumission à la loi de la justice : soit militaires, soit lettrés, c’est
le même engagement dans la milice de Dieu... Chez les femmes, soit que,
mariées, elles soient enchaînées par la loi divine plus encore que par le lien
de la chair, soit qu’elles demeurent libres de toute chaîne, c’est la même
consécration à Dieu. Enfin, chez les Vieillards comme chez les jeunes gens, les
uns marchant d’un pas mesuré vers l’immortalité, les autres faisant violence
pour la conquérir, c’est le même renouvellement de l’âme par les espérances de
la foi: eh bien! cette couronne (je parle ici non selon Dieu et en chrétien,
mais laissez-moi dire), je suis de ceux qui l’ont tressée, et c’est l’œuvre de
mes discours... Je ne doute pas que les plus sincères d’entre vous, ou plutôt
que vous tous m’en rendiez le témoignage. C’est avec vous et sous vos yeux que
j’ai travaillé, et la seule récompense que je vous demande de m’accorder, c’est
une confession nette de la Trinité. Nous n’avons jamais rien voulu et nous ne
voudrons jamais rien de plus; car il faut que la vertu soit sans récompense
pour rester la vertu, et qu’elle ne se propose d’autre but que le bien.»
Il continue en rappelant la pureté de sa doctrine, la
netteté de ses professions de foi sur tous les points contestés; puis il passe
en revue les principales critiques qui lui étaient adressées, sa complaisance
excessive pour ses ennemis, la simplicité extrême de ses mœurs; et il donne à
ses réponses la forme vive d’un dialogue ironique:
« Tu es placé, me dit-on, depuis un temps déjà long, à la
tête de l’Église; favorisé par les circonstances et par les bonnes grâces de
l’empereur, cette grande force : quel signe d’un heureux changement a brillé
pour nous? Que d’hommes nous avaient outragés! que de maux nous avions
soufferts!... Puisque, par le retour des choses humaines, nous pouvions nous venger,
il fallait punir ceux de qui nous avions reçu tant d’injures. Eh quoi? nous
sommes devenus les plus puissants, et nos persécuteurs ne seront pas punis? Eh
bien! oui, cela est ainsi, car pour moi c’est une assez grande vengeance que de
pouvoir me venger... Mais peut-être vont-ils aussi me reprocher que ma table
n’est pas assez abondante ni mes vêtements assez magnifiques, et que je ne
reçois pas avec assez de faste et d’apparat ceux qui viennent à moi. Je ne
savais pas que nous dussions disputer de luxe avec les consuls et les généraux
d’armée. Si telles furent mes fautes, pardonnez-les-moi; nommez un autre évêque
qui plaise à la foule: laissez-moi à la solitude, au repos des champs et à
Dieu, à qui seul je pourrais plaire par la simplicité. Vous pensez peut-être
qu’il me sera pénible d’être privé de ces solennités où je vous parlais, et de
ces applaudissements qui, comme des ailes, enlèvent l’orateur vers le ciel...
En tout cas je trouverai moins de peine à y renoncer qu’à rester plus longtemps
dans ce tumulte, car la foule ne veut pas des prêtres, mais des rhéteurs...
Donnez-moi mes lettres de congé, comme les empereurs font aux soldats.
« Adieu donc, église d’Anastasie, qui tirais ton nom
de notre pieuse confiance; adieu, monument de notre commune victoire: nouvelle Siloë où nous avons pour la première fois fixé en terré
l’arche sainte, depuis quarante ans agitée et errante dans le désert; adieu
aussi, grand et célèbre temple, notre nouvelle conquête, qui dois à la parole
sainte ta grandeur présente, bourgade de Jébus dont
nous avons fait une Jérusalem; adieu, vous toutes, demeures sacrées de la foi,
les secondes en dignité, qui embrassez les diverses parties de cette ville et
qui en êtes comme le lien; adieu, saints apôtres, céleste colonie, qui m’avez
servi de modèle dans mes combats;... adieu, chaire pontificale, honneur envié
et plein de péril;... adieu, concile de pontifes, chœur des Nazaréens, harmonie
des psaumes, veilles pieuses, sainteté des vierges, modestie des femmes,
assemblée des orphelins et des veuves, regards des pauvres tournés vers Dieu et
vers moi. Adieu, maisons hospitalières, amies du Christ et secourables à mon
infirmité. Adieu, vous qui aimiez mes discours, foule empressée, où je voyais
briller les poinçons furtifs qui gravaient mes paroles. Adieu, barreaux de cette
tribune sainte, forcés tant de fois par le nombre de ceux qui se précipitaient
pour entendre la parole. Adieu, ô rois de la terre, palais des rois, serviteurs
et courtisans des rois; si vous êtes fidèles à votre maître, je ne sais, mais
certes vous ne l’êtes pas toujours à Dieu. Applaudissez, élevez jusqu’au ciel
un nouvel orateur qui vous plaira : elle s’est tue, la voix qui vous offensait.
Adieu, grande cité, amie du Christ (car je lui rends ce témoignage quoique son
zèle ne soit pas selon la science, et le moment de la séparation adoucit Aies
paroles); approchez-vous de la vérité, corrigez-vous, quoique bien tard...
Adieu, Orient et Occident, pour lesquels j’ai combattu et par qui je suis
accablé. J’en atteste celui qui pourra nous pacifier, si quelques autres
évêques savent imiter ma retraite. Mais je m’écrierai surtout : adieu, ange
gardien de cette église, qui protégiez ma présence et qui protégerez mon exil ;
et toi, Trinité sainte, ma pensée et ma gloire, puissent-ils te conserver parmi
eux et puisses-tu les sauver! sauve mon peuple, et que j’apprenne chaque jour
qu’il s’est élevé en sagesse et en vertu! Enfants, gardez-moi le dépôt sacré, souvenez-vous
que j’ai été lapidé parmi vous; que la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ
soit avec vous tous!
En sortant de l’église, il fit tous ses préparatifs pour
partir, on eût presque dit pour mourir, tant il semblait pressé de prendre
congé du monde et des hommes. C’était si bien à ses yeux une fin de vie, qu’il
rédigea son testament, en présence de plusieurs des évêques du concile, et fit
donation aux pauvres de Nazianze du fonds de tous ses biens, dont, de son
vivant, il leur donnait déjà le revenu; puis il se mit en route, charmant par
des épanchements poétiques les tristes loisirs de son voyage. Tantôt c’était le
récit des maux de sa vie; tantôt quelque invective pleine de verve satirique
contre les vices de son temps; tantôt quelque hymne mystique, quelque retour
mélancolique sur la destinée humaine, ou quelque invocation à la solitude et au
repos. En passant à Césarée, il s’y arrêta pour y célébrer du haut de l’autel
les louanges de Basile dans une magnifique oraison funèbre; puis il alla à
Nazianze reposer sous le toit qui avait abrité son enfance celle âme trop pure
pour le monde, qui gardait sous les cheveux blancs le charme, la candeur et
l’inexpérience du premier âge.
Les évêques du concile, attristés et confus, reprirent
languissamment leurs séances. Il fallait avant tout remplacer Grégoire, et tous
alors’ se regardèrent avec embarras. L’importance du poste, la difficulté de
trouver un nom qui réunit les opinions divisées et qui ne fît pas avec l’éclat
de celui du prédécesseur un trop choquant contraste, tenait tous les esprits en
suspens : personne n’osait désigner un candidat. Pendant que l’incertitude
durait, il arriva ce qui s’était déjà vu plus d’une fois : c’est que le peuple
s’empara lui-même de l’élection et trancha la difficulté. Dédaignant tous les
évêques de l’assemblée, qua leurs divisions avaient décrédités, la faveur
populaire alla chercher un laïque vénérable, Nectaire, originaire d’une famille
illustre de Tarse, mais exerçant à Constantinople même les fonctions de
préteur, et dont les mœurs graves et le visage placide avaient déjà je ne sais
quoi de sacerdotal. Ce choix, d’abord proposé dans les groupes, sur les places
publiques, eut bientôt des adhérents dans l’assemblée même où Nectaire avait
des amis, entre autres l’évêque de sa ville natale, Diodore. On mit donc ce nom
sur une liste avec plusieurs autres qui furent soumis à l’approbation de
Théodose. La nomination d’un magistrat civil ne pouvait être mal vue d’un
empereur même aussi soumis à l’Église que Théodose. Aussi le choix impérial
s’arrêta-t-il du premier coup sur ce candidat, bien qu’il fût le dernier en
ordre de présentation. Celte faveur entraîna la majorité des suffrages, et Nectaire
fut proclamé.
On n’avait pourtant pas songé à une difficulté qui
n’était pas de médiocre importance. Nectaire, dont la vie était devenue austère
avec l’âge et depuis la perte d’un fils unique très-aimé, avait eu une jeunesse
légère qu’aucune pénitence n’avait encore expiée. D’après l’habitude de
beaucoup de chrétiens d’alors, principalement de ceux qui avaient des péchés
graves sur la conscience, il avait omis de se faire baptiser afin de réserver
pour sa dernière heure l’efficacité souveraine de ce remède de l’âme. Il fallut
donc coup sur coup baptiser, ordonner, puis consacrer le chef de l’Église de
Constantinople: grand scandale, bientôt tempéré, il est vrai, par le zèle
vraiment évangélique que Nectaire mit sur-le-champ à s’instruire, puis à s’acquitter
de ses nouvelles fonctions. Ce fut, au génie près, le même spectacle
qu’Ambroise avait donné à Milan; mais rien n’était mieux fait que ces brusques
transitions pour accoutumer les esprits à mettre sur le même pied, et souvent à
confondre les unes avec les autres les dignités spirituelles et civiles.
Ambroise et Nectaire, magistrats la veille, ne paraissaient pas avoir cessé de
l’être en devenant évêques.
Il était tard pour aborder enfin la véritable tâche du
concile, la décision des questions dogmatiques; et l’assemblée, après tant
d’incidents fâcheux, jouissait désormais de bien peu d’autorité pour les
trancher. On s’en aperçut quand il fallut en venir à discuter avec les évêques
macédoniens le point même de leur hérésie, l’essence de la troisième personne
divine. Ces vieux évêques, d’un esprit borné, d’un caractère faible, usés par
l’âge et par la pratique des cours, auraient cédé, suivant toute apparence, à
une majorité bien unie, ralliée sous des chefs imposants et pesant sur eux de
tout le poids moral de la foi et de la vertu. Mais laissés en présence de
collègues qu’ils avaient vus la veille aux prises les uns avec les autres pour
des motifs de peu de valeur, qui s’étaient privés eux-mêmes, par une jalousie
mesquine, de leur chef naturel, ils se mirent plus à leur aise. Probablement Éleuze de Cyzique eût eu quelque peine à tenir tête dans la
discussion à la logique de Grégoire; avec Nectaire et ses pareils, il se sentit
moins embarrassé. Du dehors, d’ailleurs, leurs partisans les engageaient à
tenir bon, en leur répétant que, dans l’état de division où étaient tombés les
orthodoxes, rien n’était plus à craindre de leur part. Bref, à la grande
surprise et à la grande douleur de Théodose, les trente-six ennemis du
Saint-Esprit, comme on les appelait déjà, les Pneumatomaques, se montrèrent intraitables.
Vainement leur rappela-t-on que quinze ans auparavant une députation envoyée
par eux au pape Libère était tombée d’accord d’une profession de foi toute
catholique. Cet argument, reproduit par l’empereur lui-même dans plusieurs
entretiens successifs, demeura sans effet; et pour couper court à de nouvelles
instances, les schismatiques se décidèrent, à un jour donné, à quitter tous
ensemble Constantinople, en avertissant par une lettre collective tous leurs
sectateurs de se mettre en garde contre tout ce qui émanerait du concile après
leur départ.
S’ils s’étaient flattés d’entraîner par une démarche si
brusque la dissolution de l’assemblée, ils furent trompés dans leur espérance.
Ce fut bien en effet le signal de la fin du concile; mais les évêques restants,
se trouvant réduits en nombre, profitèrent de l’unanimité que cette désertion
leur rendait pour achever en hâte une tâche qui leur pesait. Afin d’éviter de
rentrer dans de nouveaux débats, ils ne se mirent pas en devoir de rédiger
eux-mêmes une formule de foi. Par une précaution que l’envie d’en finir et une
certaine méfiance d’eux-mêmes leur suggéraient, ils se bornèrent à confirmer un
usage déjà introduit dans la plupart des Églises orthodoxes, et qui consistait
à ajouter à la formule de Nicée quelques phrases explicatives. A ces simples
mots du symbole: Je crois en Jésus-Christ... qui s'est incarné, qui s’est
fait homme, qui a souffert, est ressuscité le troisième jour, est monté aux
deux, en viendra juger les vivants et les morts, et je crois aussi au Saint-Esprit, etc., on apprenait dans beaucoup d’Églises aux catéchumènes à substituer
ces phrases plus développées : «Je crois en Jésus-Christ qui est descendu
des deux, s’est incarné par le Saint-Esprit dans le sein de la Vierge Marie, et
s’est fait homme, qui a été crucifié pour nous sous Ponce-Pilate, qui a
souffert et a été enseveli, qui est ressuscité le troisième jour selon les
Écritures’, qui est monté aux cieux, est assis à la droite du Père, et viendra
d nouveau dans sa gloire pour juger les vivants et les morts, et son règne
n’aura pas de fin. Je crois au Saint-Esprit, qui est aussi Seigneur et source
de vie, qui est adoré et glorifié conjointement avec le Pire et le Fils, qui a
parlé par les prophètes. Je crois en une seule Eglise, sainte, catholique et
apostolique. Je confesse un baptême pour la rémission des péchés, j’attends la
résurrection des morts et la vie des siècles à venir. Le but de ces
additions était clair : c’était l’union intime de la double nature en Jésus-Christ
qu’on avait voulu défendre contre Apollinaire; il était la divinité du
Saint-Esprit qu’on maintenait contre les semi-Ariens et Macédoniens. Peu à peu
les fidèles en étaient venus, en beaucoup de lieux, à ne plus distinguer le
texte même du commentaire. Un, illustre docteur, Épiphane de Salamine, venait
même d’insérer le symbole ainsi allongé dans un ouvrage dogmatique fort
répandu. Le concile ne crut pas pouvoir mieux faire que de valider, par son
autorité ce produit spontané de la piété des peuples. Les modifications usitées
furent officiellement introduites dans la formule de Nicée et la complétèrent
ainsi sans l’altérer; c’est sous cette forme développée qu’encore de nos jours
est chanté dans nos églises le grand résumé de la foi chrétienne, sans que l’usage
lui ait pourtant enlevé le nom qui le rattache aux grands-souvenirs de l’Église
triomphante, d’Athanase et de Constantin.
A cette première décision, attestée par tous les historiens,
mais dont aucun acte officiel ne nous est resté, fut joint un très-petit nombre
de canons : quatre, suivant les manuscrits les plus anciens et les plus autorisés;
sept, suivant d’autres plus récents et plus suspects. Deux de ces canons
étaient consacrés à renouveler la condamnation de Maxime, de ses amis et de
toutes les nuances de l’hérésie, depuis Eunome jusqu’à Apollinaire. Le temps des ménagements était passé, et les semi-Ariens
(ou ennemis du Saint-Esprit, dit le texte) furent cette fois nominalement
désignés. D’autres décisions eurent pour but de confirmer par une sanction
nouvelle les règles depuis longtemps proclamées de la hiérarchie
ecclésiastique. Les privilèges d’Alexandrie et d’Antioche, l’indépendance des
Églises de Thrace et du Pont furent proclamés de nouveau. Une seule innovation
fut introduite, mais féconde en conséquences et ouvrant une voie pleine de
péril. «Que l’évêque de Constantinople, dit le ive canon, ait le premier rang
d’honneur après l’évêque de Rome, parce que Constantinople est la nouvelle
Rome.» Ce n’était encore qu’une primauté d’honneur et non de juridiction; mais
cette dangereuse assimilation, en modelant trop exactement l’Église sur
l’Empire, exposait l’unité chrétienne à se rompre le même jour que l’unité
politique.
Sa tâche ainsi remplie avec plus de précipitation que de
dignité, le concile informa l’empereur dans une lettre assez brève, datée du 5
juillet, qu’il était arrivé au terme de ses travaux et lui en fit connaître le
résultat. Alors, mais seulement alors, Théodose, spectateur passif jusque-là
pendant toute la durée et même pendant tous les orages de ces longues délibérations,
et dont l’action s’était à peine fait sentir, même pour recommander la paix,
crut le moment venu pour lui de prendre la parole. A ses yeux, le jugement de la
foi était la tâche des évêques, la sienne commençait à l’exécution. Pour que
personne ne se méprît sur cette distinction, il employa de nouveau une précaution
qui lui avait déjà réussi. Dans un édit qui suivit à quelques jours de distance
la clôture du concile, il se déclara une fois de plus décidé à prêter mainforte
à la vraie croyance. Mais, pour la caractériser, il se garda celte fois encore
d’avoir recours à aucune définition dogmatique : il mentionna seulement les
noms des docteurs de qui il tenait à honneur de recevoir sa foi toute faite,
sans avoir la prétention de la refaire ou de l’examiner.
«Que toutes les Églises, dit-il, le 30 juillet, soient
livrées à ceux des évêques qui confessent l’égalité du Père, du Fils et du
Saint-Esprit dans la majesté, la puissance, l’éclat et la gloire : qui ne font
point ici des distinctions profanes et malsonnantes, mais reconnaissent l’ordre
dans la Trinité, la multiplicité dans les personnes, l’unité dans la divinité.
Et vous les reconnaîtrez à ceci qu'ils sont en communion avec les évêques
suivants: à Constantinople, Nectaire; en Egypte, Timothée, dans le diocèse
d’Orient, Pélage de Laodicée et Diodore de Tarse, dans la province proconsulaire
et le diocèse d'Asie, Amphiloque d’Icône, etc.»
C’étaient les principaux du concile, rangés même dans l’ordre nouveau, que le
canon tout récemment adopté venait d’établir, puisque l’évêque de
Constantinople était nommé avant le patriarche d’Alexandrie. On ne pouvait, du
haut du trône, pousser plus loin le scrupule et même l’ostentation de la
soumission. L’édit, du reste, ne portait aucune pénalité nouvelle contre
l’hérésie. Un autre, presque de la même date, étendait aux campagnes la
prohibition du culte public, déjà faite dans les villes; mais cette disposition
ne regardait encore que la petite secte, presque éteinte, des disciples d’Aétius
et d’Eunome, connue sous le nom d’Anomœans.
Les évêques n’avaient plus qu’à se retirer; mais avant de
les laisser partir, Théodose les réunit encore une fois dans une cérémonie
imposante et significative. Il avait fait chercher à Ancyre, où ils étaient
déposés, les restes mortels de l’évêque Paul, le même que, quarante ans
auparavant, l’hérétique Macédonius avait remplacé dans un jour de violence sur
le siège de Constantinople. Une fête solennelle fut ordonnée pour la
translation de cette dépouille dans une basilique que Macédonius lui-même avait
fait construire, où il avait officié pendant toute la durée de son épiscopat
schismatique et que les Ariens n’avaient cessé depuis lors d’occuper. Ce
triomphe posthume du défenseur de la vérité sur le rival qui l’avait fait
mourir dans l’exil, frappa vivement les assistants.
Telle fut l’œuvre entière de ce concile qui tient le
second rang dans les fastes des assemblées plénières de l’Église. Œuvre
mollement poursuivie, hâtivement terminée, préservée sans doute de l’erreur
dogmatique par la protection, que l’Esprit-Saint accorde à ses moins dignes
interprètes, mais dont la formation laborieuse, interrompue par de déplorables
hésitations, n’avait ni édifié les spectateurs, ni préparé les fidèles au
respect. Au premier moment même l’effet de cet ensemble de décisions, faible en
Asie, fut nul et plutôt fâcheux en Occident. Rome, qui avait conseillé le
concile, mais qui n’avait pas été appelée à y prendre part, ne les connut ni ne
les confirma. Ce ne fut que plus tard, plus d’un siècle après, que le besoin de
rattacher à une date fixe la proclamation d’un dogme immémorial fit placer le
symbole de Constantinople à côté et à la suite de celui de Nicée; et sans cette
adhésion tardive de l’Église universelle, les Pères de Constantinople, ne
seraient connus que par les traits qu’a lancés contre, eux la sainte et
poétique colère de Grégoire.
Un autre fait cependant, plus digne de mémoire,
recommande ces insuffisants défenseurs de la vérité au souvenir de l’histoire,
c’est l’attitude que garda devant eux le représentant du pouvoir suprême. On
vit, en effet, ce jour-là en présence, d’un côté, un jeune empereur, dans tout
l’éclat d’une renommée naissante, entouré d’une armée dévouée, dont il avait
effacé la honte et relevé les drapeaux, salué partout sur son passage par les
acclamations enthousiastes d’un peuple qu’il venait d’arracher à une ruine
presque consommée; de l’autre de vieux prêtres, désunis, et privés par leur
faute même du seul reflet de gloire qui pût éclairer leurs fronts. Quel
contraste! quelle inégalité! quelle tentation d’envahissement chez l’un! chez
les autres quel danger de faiblesse! Et cependant ce furent ces vieux prêtres
qui firent la loi et ce jeune vainqueur qui s’honora de leur obéir. Aucun,
signe des temps ne pouvait mieux manifester la puissance croissante de
l’Église. Quand Basile d’un regard intimidait Valens, on pouvait dire que
c’était le génie qui faisait reculer la médiocrité couronnée; mais quand Théodose,
tout illuminé de gloire, se rangea devant Nectaire, simple commis la veille et
le front tout humide encore de l’eau du baptême, ce ne furent plus deux hommes,
mais deux institutions en regard, dont l’une, pliant devant l’autre, consommait
par son abaissement toute une révolution sociale!
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